O D É O N THÉÂTRE DE L`EUROPE eines d`amour perdues

Transcription

O D É O N THÉÂTRE DE L`EUROPE eines d`amour perdues
O D É O N
THÉÂTRE
DE
L'EUROPE
eines
d'amour
perdues
WILLIAM SHAKESPEARE
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Odéon théâtre de l'Europe, direction Lluîs Pasqual, 1 place de l'Odéon 75006 Paris, 44 41 36 36
Rédaction, entretiens et textes réunis par Jean Torrent • Iconographie: Agathe Mélinand • Photographies de l'agence Magnum:
René Burri, Henri Cartier-Bresson, Raymond Depardon, Bruce Davidson, Martine Franck, Inge Morath, Wayne Miller, P. Zachmann,
Graphisme: Thierry Depagne • Impression: Jourdan Ivry-sur-seine
d'am
our
mise en scene
WILLIAM
SHAKESPEARE
texte français
conseiller artistique
scénographie
lumières
costumes
son
création musicale
musique additionnelle
coiffeur et perruquier
collaboration aux costumes
création maquillage
staqiaire à la mise en scène
V
AVEC
Gilles Arbona
Nathalie Bensard
Pierre Berriau
Charlotte Clamens
Eric Elmosnino
Pascal Elso
Hervé Falloux
Rémi Gibier
Réginald Huguenin
Claude Lévêque
Magali Magne
Catherine Morlot
Guy Perrot
Halim Rahmouni
Nathalie Richard
Jean-François Sivadier
Don Adriano de Armado
Maria
Longueville
Rosaline
Puce, page d'Armado
Le roi Ferdinand de Navarre
Dumaine
Courge, rustre
Boyet
Holopherne, maître d'école
Jacquinette, paysanne
Catherine
Messire Nathaliel, curé
Balourd, garde champêtre
La Princesse de France
Berowne
décor réalisé par
sculpture
peinture
réalisation des costumes
régie de production
régie lumière
régie et montage son
habilleuses
machinistes
> coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe • Le Cargo - Centre Dramatique National des Alpes - Grenoble
avec le soutien du British Council
> Représentations à l'Odéon-Théâtre de l'Europe du 16 mai au 24 juin 1995
Représentations au Cargo de Grenoble du 9 au 21 octobre 1995
électriciens
i Le texte de la pièce, dans la traduction de Jean-Michel Déprats, a paru aux Editions Comp'act.
> Les hôtesses d'accueil sont habillées par Hanae Mon.
i Le bar de l'Odéon-Théâtre de l'Europe et la librairie (Foyer du public) sont ouverts 1 h30 avant le début du spectacle.
Télérama
LAURENT PELLY
France mter
JEAN-MICHEL DÉPRATS
AGATHE MÊLINAND
CHANTAL THOMAS
JOËL ADAM
LAURENT PELLY
JEAN-LOUIS IMBERT
ANDRÉ LITOLFF
MAURIZIO KAGEL
ERIC GAILLARD - perruques : Atelier Marie-Ange
DONATE MARCHAND
MARIE LUSET
BARBARA NICOLIER
les ateliers du Cargo-CDNA-Grenoble,
et les ateliers de l'Odéon-Théâtre de l'Europe
véronique Genet et Frédérique Abillama, Alexandre Diaz, Laure Dufour,
Caroline Ginet, Julien Pillet
Remerciements à B2M et à Isabelle Donnat-Marchand
Nicolas Diaz, Bernard Legoux, Wieslawa Lipska
Donate Marchand, Véronique Simon, Pauline Collin,
Anne-Emmanuelle Pradier, Véronique Visdominé,
Jean-Claude Lloancy, avec les concours des stagiaires du Lycée de la Source (classe DMA)
Marc Jacquemond, Michel Pons
Pierre-Michel Marié, Jean Garcia
Jean-Louis imbert, Dominique Ehret, Julie Cornes, Jean-Philippe François
Isaura Cavé, Carmina Muriedas, Christine Rockstedt, Line Rouvier,
Laetitia Herbette, Florence Tedeschi
Pascal Alforchin, Yannick Camart, Jean-Pierre Collin, Emidio de Miranda,
Jaime de Miranda, Christian Delaruelle, Lakdhar Djoulane,
Joao dos Santos, Roger Gardrat, Serge Gorrochatégui, Jérémy Hastings,
Siegfried July, Alain le Pape, Dominique Louise, Sophie Martignon, Rénald Martin,
Daniel Moinereau, Karim Taoui, Christian Thiery, Patrice Tont, Jacques Venturini
Djilali Benmennad, Jean-Luc Duhamel, Frédéric Mollet,
Céline Pageneau, Florence Salino, LucTramier
PEINES
D'AMOUR
PERDUES
Dans sa Navarre éloignée, un roi
Ferdinand, et trois de ses seigneurs font vœu de consacrer
leurs jours, leurs nuits, leur
ardeur juvénile à l'étude. Bannis
les jeunes femmes et l'amour,
forclos les plaisirs et les danses.
«Nécessité nous rendra tous
parjures», annonçait pourtant
un des gentilhommes en signant
le contrat. Et lorsque paraissent
en ambassade la Princesse de
France et trois dames de sa suite,
nécessité n'aurait su revêtir plus séduisante apparence.
Dans le secret des coeurs, les vœux sont rompus sans
retard.
Les jeux du langage et de l'esprit, les mas- Une histoire invraisemblable n'est pas facile à croire.
carades et les déguisements commandés Aucune de ses histoires n'est vraisemblable.
par Eros tiennent lieu de péripéties et Aucune de ses histoires n'est facile à croire.
d'actions dramatiques. Ils sont les tours et
Lewis Carroll, Logique sans peine
détours d'une parade amoureuse dont les
femmes semblent bien être les maîtresses
du jeu. Et sans doute Shakespeare s'appliquait-il à
tendre le ressort qu'un précepte de Baldassar
Castiglione offrait à son invention : « La manière de se
comporter dans les propos d'amour dont je veux que
ma dame de palais se serve, sera de refuser de croire toujours que celui qui lui parle d'amour l'aime pour autant. »
(Le Livre du Courtisan)
AU
ROYAUME
DES
MOTS
1
Peines d'amour perdues enferme
et ouvre un monde fantastique,
un royaume de conventions, un
royaume presque de conte de
fées où les mots sont rois.
C'est un pays protégé où on ne
meurt pas et où la poésie s'élève
en rempart contre la barbarie
d'un ailleurs repoussé, celui de
l'âge adulte, celui de la mort.
Dans ce pays de Navarre on
s'éclaire au langage. Les mots
brillent et chauffent des enfants
insolents, surexcités, saouls enfin, grisés par les jeux de
leurs langues, par les jeux de la langue.
Mais si leurs mots sont lumière, ils sont aussi le bouclier
des sentiments, un voile, un refuge, un refus, une
erreur. Et le vertige du langage rend ces enfants qui
jouent terribles, tristes et paradoxalement incapables
de communiquer.
Il était donc une fois un monde sur un coin du globe, un
royaume de cartes où les rois et les reines marchent
peut-être la tête en bas. Un monde comme tous les
mondes, notre monde.
Un refuge et une prison, vain et intensément grave,
grotesque et mélancolique, sombre et flamboyant,
énigmatique et lumineux et où la parodie de la forme
poétique amène à la plus haute célébration des mots.
Peines d'amour perdues comme un grand banquet de
mots où chacun trouve sa place, où même les rustres
raisonneurs parlent poésie et où le sergent sous-chef
de son Altesse s'inquiète de la lune, prenant pour
modèle Armado qui déroule ses mots valises, qui ouvre
ses valises de mots.
Rêver Peines d'amour perdues dans un pré fantastique
et mouvant de théâtre, rêver le réel amour, rêver de voir
l'autre et non de se le cacher.
Laurent Pelly - Agathe Mélinand
1 30
Les yeux de ma maîtresse au soleil comparables?
Non pas ! Ni l'éclat de ses lèvres au corail.
La neige est blanche, alors certes ses seins sont bruns,
Les cheveux, des fils d'or ? Les siens sont des fils noirs.
POSTULATS
J'ai vu des roses incarnates, rouges, blanches,
Mais sur ses joues je ne vois point de telles roses,
Il est aussi de plus délicieux parfums
Que l'haleine qui de ma maîtresse s'exhale.
J'aime entendre sa voix, et pourtant je sais bien
Que le son de la musique est beaucoup plus doux :
Comment s'avance une déesse, je l'ignore,
Ma maîtresse en marchant met ses pieds sur le sol.
Et je jure pourtant mon amour aussi rare
Qu'aucune autre pour qui trichent les métaphores.
William Shakespeare, Sonnets
Editions Le temps qu'il fait, 1995
(traduction de Henri Thomas)
I
Entre deux points d'un
discours quelconque peut
s'étendre n'importe quelle
digression.
Un résonnement fini
(c'est-à-dire passé, dépassé) peut
toujours être repris,
en tout ou en partie, au cours
d'un débat ultérieur.
Une controverse peut éclater à
tout propos et hors de propos.
Lewis Carrol,
Dynamique d'un(e) parti-cule
PIÈCE
DE CŒUR
La poésie en tant qu'expression verbale du jeu,
toujours répété, de séduction et de dérobades des
jeunes gens et des jeunes filles, et consistant en une
compétition de virtuosité dans la repartie railleuse est,
à coup sûr, aussi primitif en soi que la pure fonction
sacrée de la poésie.
Johan Huizinga, Homo ludens
1
Puis-je déposer mon coeur à vos pieds.
2 Si vous ne salissez pas le plancher.
1
Mon coeur est propre.
2 C'est ce que nous verrons.
1
Je n'arrive pas à le sortir.
2 Voulez-vous que je vous aide.
1
Si ça ne vous ennuie pas.
2
C'est un plaisir pour moi.
Moi non plus je n'arrive pas à le sortir.
1
pleurniche.
2 Je m'en vais procéder à l'extraction.
Sinon pourquoi aurais-je un canif.
Il n'y en a pas pour longtemps.
Travailler et ne pas désespérer.
Bon, eh bien le voilà. Mais
C'est une brique. Votre coeur
C'est une brique.
1
Oui, mais il ne bat que pour vous.
Heiner Millier
POÉSIE AU
TEMPS
La Navarre de Peines d'amour
perdues a les aspects et les
tours insouciants d'un territoire
mental, une utopie préservée
du fracas et de la violence du
monde réel. Au dernier acte,
l'irruption de la mort tranche
irrémédiablement le fil d'une
fantaisie grisée de sa propre
alacrité : deux répliques dans la
bouche du messager Mercade,
et le Temps a surgi soudain,
«vorace cormoran» imprimant sa
morsure terrible aux chairs d'un monde où l'écoulement
du sablier semblait suspendu. L'annonce du décès du père
de la Princesse traîne derrière lui le cortège des afflictions
et des malheurs du temps. Un écho retentit, où l'on croit
reconnaître le grincement de la charrette des pestiférés, le
râle des lentes agonies sour la voûte d'un hospice.
Lorsque Shakespeare écrit Peines d'amour perdues en
1594, Londres se relève à peine de deux années de
peste. Plus de 50.000 victimes dans une cité qui comptait quelque 500.000 habitants au milieu du XVIIème
siècle. Durant l'épidémie, on a fermé les théâtres, suspendu les représentations. Le risque de contagion est
trop grand. Dans cette vacance, Shakespeare compose l'essentiel de ces sonnets. La poésie pure, les jeux
étincelants du langage constituent peut-être un refuge contre les calamités du temps mauvais. Retour à
l'écriture dramatique, Shakespeare est tout irradié
encore de son application récente. Dans «l'ironique
oeuvre juvénile de Shakespeare» (Thomas Mann), la
dénonciation railleuse des afféteries d'une poésie
pétrarquisante n'a d'égale que la maîtrise parfaite, le
bonheur, avec lesquels Will la pastiche.
DE
PESTE
I I
Pour accomplir gracieuse vengeance
et punir en un jour bien mille offenses,
secrètement Amour reprit son arc
comme qui pour frapper attend le jour et l'heure.
Ma vertu s'en était au coeur retraite,
pour faire là, et dans mes yeux, défense,
alors que descendit le coup mortel
là où soûlait s'émousser toute flèche.
Aussi, troublée dès le premier assaut,
elle n'eut point vigueur ni temps assez
pour pouvoir en ce besoin s'armer,
ou bien, vers le sommet haut et ardu,
me retirer prudemment du tourment,
dont voudrait aujourd'hui, et ne peut, me défendre.
Pétrarque, Dal canzoniere
Aubier-Flammarion, édition bilingue, 1969
(traduction de Gérard Genot)
UN
ROI
D'ACADÉMIE
Le nom d'académie évoque sans
détour le souvenir de l'antiquité
classique, le jardin d'Akadêmos
où enseignait Platon. En redécouvrant la pensée platonicienne,
la Renaissance italienne favorise
l'éclosion de sociétés savantes.
Humanistes, poètes et philosophes se réunissent pour
débattre de questions ressortissant aussi bien à la philosophie
naturelle que morale. Ainsi
Marcile Ficin fonde-t-il dès 1462
une académie à Florence sous la protection de Laurent
le Magnifique.
Si certains critiques ont voulu débusquer sous le projet
d'académie du roi Ferdinand de Navarre un brocard
lancé par Shakespeare contre la toute récente Ecole de
la nuit fondée à Londres à l'initiative de sir Walter
Raleigh, on peut évoquer aussi Henri III de Navarre et
son Académie du Palais fondée en 1 574 et succédant
à l'Académie de poésie et de musique établie par de Baïf
en 1 570 sous la protection de Charles X. Ronsard décrit
ainsi la passion qui inclinait Henri III vers un idéal de
connaissance universelle:
« Il a voulu sçavoir ce que peult la Nature
Et de quel pas marchoit la premiere closture
Du Ciel qui, tournoyant se ressuit en son cours,
Et du Soleil, qui faict le sien tout au rebours.
Il a voulu sçavoir des Planettes les dances,
Tours, aspects et vertus, demeures et distances :
Il a voulu sçavoir les cornes du Croissant,
Comme d'un feu bastard il se va remplissant :
Second Endymion amoureux de la Lune.
Il a voulu sçavoir que c'estoit que Fortune,.
Que c'estoit que Destin, et si les actions
Des Astres commandoient à nos complexions.
Puis, descendant plus bas, sous le second estage
Il a cognu du Feu la nature volage,
Il a pratiqué l'Air, combien il est subtil,
Comme il est nourrissier de ce monde fertil,
Comme il est imprimé de formes différentes.
Il a cognu la Foudre et ses fléchés errantes
D'un grand bruit par le vague, et si le Soleil peint
L'arc au ciel en substance ou s'il apparoist feint.
Puis il a fait passer son esprit sous les ondes,
A cognu de Thetis les abysmes profondes,
Et du vieillard Protée a conté les troupeaux :
Il a cognu le Flot et le reflot des eaux :
Si la lune a crédit sur l'element humide,
Ou si l'ame de l'Eau d'elle mesme se guide,
Eslançant son esprit des terres à l'entour
Pour ne viure en paresse et croupir en séjour.
Puis venant sur la terre a visité les villes,
Les hommes et leurs meurs et leurs reigles ciuilles
Pour sçavoir à son peuple un soleil esclairer,
Pour luy lascher la bride ou pour la luy serrer,
Cognoissant, par effect, toutes vertus morales. »
VALEUR
DES
CAPRICES
CHAQUE
MOT,
UN
BON
Parmi les facéties promptes et courtes, qui consistent
dans un « mot » bref, celles-là sont fort subtiles qui naissent de l'ambiguïté, bien qu'elles n'incitent pas toujours à rire, car on les loue plutôt pour leur caractère spirituel que parce qu'elles font rire. Voici, par exemple, ce
qu'il y a quelques temps notre ami messire Annibal
Paleotto a dit à quelqu'un qui lui proposait un maître
pour enseigner la grammaire à ses enfants. Cet homme,
après avoir fait l'éloge du maître qui était très savant,
en vint au salaire et dit qu'il voulait, outre l'argent de
ses gages, une chambre garnie pour y habiter et dormir,
parce qu'il n'avait point de lit (letto). Alors messire
Annibal répondit aussitôt : « Et comment peut-on être
savant si l'on n'a pas lu (letto) ?»
(...)
Il y a encore une autre sorte de bons mots, que nous
appelons bischizzi, qui consiste à changer, ajouter ou
enlever une lettre ou une syllabe, comme fait celui qui
dit : «Tu dois être plus savant dans la langue «latrine»
que dans la langue grecque.»
Qui sait si les lois propres ou les manières essentielles de
la pensée ne sont pas visibles à l'état le plus pur - le plus
simple dans les moments - les phases - où semble exister la plus grande liberté (de substitutions, de bonds,
de fantaisie, etc.) ? Etats qui seraient analogues aux
mouvements des corps célestes sans frottements et aux
réactions chimiques dans les hautes températures.
Par là serait donné un sens très profond aux caprices
d'artistes, et d'enfants. Ces bagatelles auraient leur
valeur. Remarque aussi que ces jeux ont une apparence bien connue de gratuité, de réversibilité, de facilité et
demandent une vitesse très grande.
Paul Valéry, Poi'étique
(in Cahiers II, La Pléiade, Gallimard, 1974)
Baldassar Castiglione, Le Livre du Courtisan
Editions Gérard Lebovici, 1987
(traduit de l'italien par Alain Pons)
MOT
PERDUES?
ÉLOGE
DU
JEU
Que serait la vie et mériterait-elle son nom si le plaisir manquait ?
Erasme, Eloge de la folle
L'infaillible exclamation que provoque une chapelle de
Churriguera ou de l'Aleijadinho, une strophe de
Gongora ou de Lezama, ou n'importe quel acte
baroque, qu'il appartienne à la peinture ou à la pâtisserie : «Que de travail ! », cette exclamation enveloppe
un adjectif à peine voilé : Que de travail perdu I Quel jeu
et quel gâchis, que d'efforts privés de fonctionnalité !
C'est le surmoi de l'homo faber, l'être-pour-le-travail,
qui intervient ici, pour s'en prendre à la délectation, à la
volupté de l'or, au faste, à la démesure, au plaisir. Jeu,
perte, gaspillage, jouissance:
érotisme en tant qu'activité
purement ludique, qui parodie
la fonction de reproduction
dans une transgression de
l'utile et du dialogue «naturel»
des corps.
Severo Sarduy, Barroco
Jeux de jeunes chiens, joies - Est-ce mécanique ? Faut-il y voir de l'énergie qui se dégrade ? - Ils feignent un combat. Ils ont l'intelligence des limites entre le vrai et le feint. Ils ont l'intelligence de
choses qui ne comptent pas, d'actes sans conséquences - de l'ennui, du temps à amuser. Et c'est là
le signe du commencement de l'esprit - lequel n'est qu'une propriété d'être sans être, de faire
sans faire, d'animer et d'inanimer, -d'animer même ce qu'il y a de plus inanimé : le temps - I
Nourri de hasards qui lui servent de matière, d'éveils,
de parole, d'adversaire. Ainsi ces jeunes chiens me
mènent loin.
Paul Valéry, Psychologie
(in Cahiers I, La Pléiade, Gallimard, 1973)
La poièsis est une fonction ludique. Elle se situe dans un
espace ludique de l'esprit, dans un univers propre que
l'esprit se crée, où les choses revêtent un autre aspect
que dans la "vie courante", et sont reliées entre elles par
des liens différents de ceux de la logique. Si l'on conçoit
le sérieux comme ce qui s'exprime exclusivement dans les
termes de la vie lucide, alors la poésie n'est jamais tout
à fait sérieuse. Elle réside au-delà du sérieux, dans ce
domaine originel propre à l'enfant, à l'animal, au sauvage et au visionnaire, dans le champ du rêve, de l'extase, de l'ivresse et du rire. Pour comprendre la poésie, il
faut pouvoir s'assimiler l'âme de l'enfant, comme on
endosserait un vêtement magique, et admettre la supériorité de la sagesse enfantine sur celle de l'homme. Rien
n'est plus proche de la pure notion du jeu que cette
prime essence de la poésie, comprise et exprimée par
Vico, voici déjà deux siècles.
Johan Huizinga, Homo ludens,
Tel, Gallimard, 1951 (traduit du néerlandais par Cécile Seresia)
MAUVAIS
SUJET
« Il est réservé et discret. Vous êtes tranquille avec lui;
il n'abuse de rien. Il a, par-dessus tout, une qualité bien
rare: il est sobre.»
Qu'est ceci ? Une recommandation pour un domestique ? Non. C'est un éloge pour un écrivain. Une certaine école, dite «sérieuse», a arboré de
J'ai la courbature d'avoir lu nos jours ce programme de poésie:
Shakespeare, disait Monsieur Auger. sobriété. Il semble que toute la question
soit de préserver la littérature des indigestions. Autrefois on disait: fécondité et
puissance; aujourd'hui l'on dit : tisane.
(...)
Le bon goût est une précaution prise par le bon ordre.
Les écrivains sobres sont le pendant des électeurs sages.
L'inspiration est suspecte de liberté; la poésie est un
peu extra-légale.
(...)
Si jamais un homme a peu mérité la bonne note:
il est sobre, c'est, à coup sûr, William Shakespeare.
Shakespeare est un des plus mauvais sujets que l'esthétique « sérieuse » ait eu à régenter.
Shakespeare, c'est la fertilité, la force, l'exubérance, la
mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein
bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en
tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout
par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. A
ceux qui tâtent le fond de leur poche, l'inépuisable
semble en démence. A-t-il bientôt fini? Jamais.
Shakespeare est le semeur d'éblouissements. A chaque
mot, l'image; à chaque mot, le contraste; à chaque
mot, le jour et la nuit.
Victor Hugo, William Shakespeare
L'AMOUR
DÉMON
Si nous vous avons paru ridicules,
C'est que l'amour est plein de dispositions inconvenantes.
Espiègle comme un enfant, frivole et sautillant;
Conçu par l'oeil, il est comme l'œil.
Plein d'images étranges, d'apparences et de formes.
Changeant de sujet, comme l'œil promène
Sur chaque objet son regard.
William Shakespeare, Peines d'amour perdues
J'ai entendu jadis un discours sur
l'Amour de la bouche d'une
femme de Mantinée, Diotime,
savante en cette matière comme
en nombre d'autres; c'est elle
qui, grâce à un sacrifice qu'elle
prescrivit aux Athéniens, contre
la peste, avait retardé de dix ans
l'épidémie, et c'est d'elle que je
tiens tout ce que je sais de
l'amour; et ce discours, j'aimerais maintenant vous le répéter
de mon mieux, bien que livré à
mes seules ressources, en partant de ce que nous avons
convenu, Agathon et moi. Comme tu l'as dit toi-même,
Agathon, il faut d'abord montrer qui est l'Amour, quelle est sa nature, et ensuite seulement faire l'exposé de
ses oeuvres. Le plus simple me paraît de suivre le même
ordre que l'Etrangère quand elle m'interrogea. Mes
réponses, en effet, ressemblaient fort à celles que vient
de me faire Agathaon : je lui disais que l'Amour était un
grand dieu, qu'il aimait le beau... et elle, dans les mêmes
termes que moi tout à l'heure, me convainquit à l'aide
de mes propres paroles qu'il n'était ni beau ni bon.
— Que dis-tu là, Diotime, lui dis-je alors. L'Amour seraitil laid et mauvais ?
— Ne blasphème pas ! répliqua-t-elle. T'imagines-tu que
ce qui est beau est forcément laid ?
— Sans doute !
— Et qu'on soit ignorant quand on n'est pas savant ?
Ne sens-tu pas qu'entre la science et l'ignorance il existe un moyen terme ?
— Et lequel ?
— L'opinion juste dont on ne peut rendre raison : ce
n'est pas la science, en effet (puisqu'on ne peut appeler science une connaissance non fondée en raison), et
ce n'est pas l'ignorance (pas moyen de baptiser ignorance une connaissance qui parfois, ne fût-ce que par
hasard, atteint l'être). L'opinion juste est donc une
sorte de moyen terme entre l'intelligence et l'ignorance
d'une chose.
— C'est ma foi vrai I
— Renonce donc à vouloir que ce qui n'est pas beau
soit forcément laid, et réciproquement. Ainsi de
l'Amour: ne pense pas, pour avoir convenu toi-même
qu'il n'est ni beau ni bon, qu'il soit nécessairement laid
et mauvais, mais considère-le plutôt comme quelque
chose d'intermédiaire entre les deux.
— N'empêche que tout le monde convient que c'est
un grand dieu.
— Qui est-ce, tout le monde ? Les gens qui s'y connaissent, ou ceux qui ne s'y connaissent pas ?
— Les uns comme les autres, sans doute.
Elle se mit à rire.
— Comment veux-tu, Socrate, que des gens qui mettent en doute sa divinité conviennent qu'il est un
grand dieu ?
— Et de qui donc veux-tu parler ?
— Tu en vois deux ici même : toi et moi I
— Explique-toi, de grâce I m'écriai-je.
— C'est bien simple. Allons ! n'affirmes-tu pas que tous
les dieux sont heureux et beaux ? Ou oserais-tu dénier
la beauté ou le bonheur au moindre d'entre eux ?
— Pardieu non !
— Mais qu'est-ce que le bonheur selon toi, sinon la possession du bien et du beau ?
— Sans doute.
— Or tu as convenu que l'Amour, par la privation où il
est du bien et du beau, les désire.
— Oui, d'accord.
— Comment donc celui qui n'a pas reçu sa part de bien
et de beau pourrait-il être dieu ?
— C'est apparemment impossible, en effet.
— Ainsi, tu vois bien que toi non plus ne considères pas
l'Amour comme un dieu.
— Qu'est-ce donc que l'Amour ? Un mortel ?
— Pas du tout.
— Mais alors ?
— De nouveau, un moyen terme entre mortel et immortel.
— C'est-à-dire, Diotime ?
— Un grand démon, Socrate; car c'est le monde des
démons qui s'étend entre celui des dieux et celui des
hommes.
Platon, Le banquet
(traduction de Philippe Jaccottet)
*~3iw<xi dmiiSSSS^iàti^,
1 53
Cupidon, son flambeau près de lui, s'endormit :
L'une des nymphes de Diane le surprit
Et son tison d'amour bien vite elle plongea
Dans une froide source en ce même vallon;
Laquelle, du divin flambeau d'Amour, reçut
Une vivante ardeur à jamais persistante,
Et devint, bouillonnant, ce bain où l'on s'en vient
Chercher remède souverain aux maux étranges.
Mais la torche d'Amour aux yeux de ma maîtresse
Rallumée, sur mon coeur il l'essaya d'abord;
Lors, malade, cherchant le salutaire bain.
Ici je vins en hâte, hôte triste et défait,
Mais de remède, point; le seul bain qui me sauve
Est dans ces yeux aimés, où l'Amour reprit feu.
William Shakespeare, Sonnets
Editions Le temps qu'il fait, 1995
(traduction de Henri Thomas)
L'ENTRETIEN
On dit communément de Peines
d'amour perdues que c'est une
«comédie de jeunesse»
de Shakespeare, une caractérisation peut-être hâtive et qui
masque à peine une approche un
peu condescendante de la pièce.
Pourriez-vous situer plus précisément cette comédie dans le
corpus shakespearien ?
Jean-Michel Déprats - Peines
d'amour est chronologiquement la
neuvième des trente-huit pièces de
Shakespeare. Elle date probablement de 1595, elle vient donc après
les trois Henry VI, Richard III, Titus
Andronicus et c'est la quatrième
comédie après La Comédie des
erreurs, Les deux Gentilhommes de
Vérone et La Mégère apprivoisée.
Ce n'est donc pas une toute première pièce. Le discours critique a
longtemps considéré Peines d'amour
perdues comme une sorte d'essai,
d'expérimentation. L'approche était
trop tributaire de considérations
assez conjecturales sur de possibles
analogies avec l'histoire de France et
l'histoire de Navarre, « l'escadron
volant » de Marguerite de Valois ou
l'idée, peu éclairante et problématique, que le roi Ferdinand puisse
figurer Henri IV. On s'est également
beaucoup attardé sur la recherche
de clés liées à la vie littéraire de
Londres, Shakespeare visant peutêtre le grammairien John Florio, traducteur de Montaigne, à travers le
DU
PASSEUR
personnage d'Holopherne, ou le
pamphlétaire Thomas Nashe à travers Puce.
Il est inexact de prétendre que pendant le premier tiers de son activité
créatrice Shakespeare ferait ses
armes. D'emblée, il y a une force de
la proposition dramatique - même si
l'on peut voir mûrir certaines
intrigues, certains thèmes ou certains personnages au fil de l'œuvre.
Il n'y a guère que de la première à la
deuxième partie d'Henry VI qu'on
voit Shakespeare passer d'une chronique dramatisée encore foisonnante de personnages et d'intrigues
parfois mal agencées à une proposition dramatique plus structurée.
Pour ce qui est de Peines d'amour
perdues, il faut faire pleine justice au
charme particulier et à la spécificité
de cette oeuvre. Dans l'expression
«comédies de jeunesse», c'est le
mot jeunesse que je voudrais retenir.
Les premières comédies sont traversées par une sorte d'élan comique
au sens le plus fondamental, non
seulement dans la direction du rire
ou de la satire, mais dans la direction
d'une certaine joie de vivre, d'un
certain enthousiasme, une qualité
de jeunesse entendue non au sens
proprement biographique, mais au
sens d'un ton, d'une gaieté, d'une
certaine confiance dans la vie.
Peines d'amour perdues a été redécouvert par le théâtre, par le jeu.
C'est la mise en scène de Peter Brook
en 1946-1947 au Mémorial Theater
de Stratford (aujourd'hui Théâtre de
la Royal Shakespeare Company) qui
a ranimé l'intérêt pour la pièce. Par
la suite, Peines d'amour perdues
a été régulièrement monté en
Angleterre. En France, la pièce fut
présentée au Théâtre de l'Odéon en
1946. Elle disparaît ensuite jusqu'au
moment où Jean-Pierre Vincent,
cherchant un texte pour la promotion 1980 de l'école du TNS, pressent l'adéquation du texte à la situation donnée : tous les personnages
sont jeunes, il y a la fable de quatre
jeunes princes faisant serment de
s'enfermer pour trois années d'étude.
Depuis 1980 en France, la pièce a
été montée au moins quatre fois à
ma connaissance (par Dominique
Pitoiser, Patrice Chéreau, Daniel
Pouthieret Françoise Coupât, et par
Andrzej Seweryn).
Quel est le charme spécifique
de cette comédie ?
C'est le charme propre à un univers
de fantaisie, d'artifice, ce parc de
Navarre où l'on s'adonne avec le
même enthousiasme militant à la
recherche du savoir puis à la
recherche de l'amour. Il y a un ton
particulier, un peu suranné peutêtre, qui fait penser à des tapisseriers
médiévales ou à des tableaux de
Watteau. Brook avait d'ailleurs mis
en scène ce texte dans l'univers pictural des Fêtes Galantes. Chez
Watteau, il y a toujours une figure
en noir dans un coin du tableau, à
la fois dedans et dehors, une ombre
de la mort - on pense au messager
Mercade - qui apporte un contrepoint ironique et grave à l'univers de
la comédie.
Peines d'amour perdues est la
plus élisabéthaine des pièces de
Shakespeare, par son culte des jeux
de mots, de la rhétorique comme
arsenal de figures, d'images, de
métaphores, de procédés stylistiques. Le jeu de mots, toujours présent dans l'oeuvre shakespearienne,
est ici tout puissant, on a le sentiment d'un feu d'artifice, d'un
embrasement continuel, souvent
sur un mode polysémique qui pose
des problèmes de traduction ardus.
C'est aussi, bien sûr, une comédie
d'amour, une comédie romanesque
comme le sont la plupart des comédies de Shakespeare.
Comment entendre le titre
de la pièce ?
Tout d'abord, c'est un beau titre.
On perçoit une sorte de vibration
symphonique entre ces trois termes,
peine, amour, perte. Il y a un rayonnement qui va au-delà du sens explicite, de la signification immédiate se
rapportant à l'intrigue - les peines
d'amour éprouvées par les personnages qui, après avoir eu le projet de
s'adonner exclusivement à la
recherche théorique du savoir, se
précipitent avec la même fougue
vers l'amour et ses jeux courtois, ne
sont pas couronnées par un mariage
comme dans toutes les autres comédies romanesques. Cela aussi, c'est
une spécificité étonnante de la
pièce. C'est presque un coup de
génie que cette comédie ne se termine pas, selon le mot de Berowne,
« comme dans les vieilles pièces ». La
résolution est rapportée hors fable,
une façon de positionner le théâtre
dans ses limites, dans son artificialité.
L'artifice est posé, mais en même
temps il est mis à distance par une
référence à la réalité située hors de
l'univers de Navarre. Etonnante
aussi l'arrivée du messager Mercade,
qui est au fond le seul vrai coup de
théâtre de la pièce.
La pièce est articulée selon
une double opposition entre
hommes et femmes d'une part,
personnages aristocratiques
et bouffons d'autre part.
La pièce est effectivement structurée de façon assez claire, certaines
symétries relèvent même de l'artifice,
d'une élaboration formaliste. On ne
peut cependant pas dire que la
pièce soit réellement clivée, parce
qu'il y a une fusion harmonieuse de
tous ces éléments disparates.
L'opposition entre personnages aristocratiques et personnages bouffons s'élabore à partir de sources
littéraires spécifiques: pour les premiers, les comédies aristocratiques
de John Lyly, très artificielles dans
leur ton et leurs personnages, pour
les seconds l'influence discrète mais
réelle de la commedia dell'arte.
Les personnages bouffons sont désignés, dans les indications scéniques
du Quarto, par leur appellation
archétypique : le Pédant, le Matamore,
le Parasite, le Zanni ou le Page viennent directement de la commedia
dell'arte, quoique leur traitement
ne soit pas réellement codé et
n'appelle pas un jeu masqué. La fracture entre seigneurs et bouffons
n'est pas aussi tranchée qu'il semble
au premier abord, il y a des circulations permanentes entre les deux
univers. L'ironie est également présente dans l'univers aristocratique
et l'anti-monde carnavalesque.
Comme toujours chez Shakespeare,
le monde des bouffons offre un prisme déformant, sur le mode de la caricature, de la satire, du grossissement, de travers qui sont présents
dans l'intrigue amoureuse. Ici, ce
sont essentiellement des travers linguistiques, dans la veine pétrarquéenne, extravagances, excès,
hyperboles «à trois poils» et «phrases
de taffetas», comme les appelle
Berowne.
Quant à l'articulation hommes /
femmes, il y a presque une inversion
des images communément attendues de l'un et l'autre sexe. Les
hommes sont passionnés, emportés, fougueux, irraisonnés, irresponsables. Les femmes sont froides, raisonnées, réalistes, dominatrices.
Elles opposent à la rhétorique creuse des beaux parleurs une exigence
de vérité et de courage. Moins directement mues par des désirs propres,
les personnages féminins se singularisent par une position réactive. Leur
exigence d'authenticité se manifeste essentiellement sur trois plans.
Par rapport au langage d'abord : les
femmes le veulent en prise directe
sur la réalité. C'est le sens de la première réplique de la Princesse reprochant à Boyet la monnaie de singe
de ses fioritures verbales. D'entrée
de jeu, les femmes prennent le
contre-pied des conventions propres
à une certaine forme de rhétorique
amoureuse, elles refusent le langage
hyperbolique -tout en le pratiquant
d'ailleurs avec une égale virtuosité.
Souvent l'arme dont elles font
usage est la littéralité, le geste de
prendre au pied de la lettre des
énoncés hyperboliques ou simplement métaphoriques. Leur exigence
se manifeste d'autre part dans le
rapport au temps, à la germination,
à la croissance, à la maturation :
c'est là tout le sens de l'intrigue,
renvoyer les hommes qui se sont
complu dans une série de masques
à une expérience réelle du temps, à
une épreuve par le temps de l'amour
et de la vérité de leurs sentiments.
Exigence enfin se rapportant à
l'image que les hommes se font
d'elles. Elles demandent à être considérées dans leur humanité complexe
et non à travers certaines représentations imaginaires, qu'il s'agisse de
l'image initiale de l'Eve tentatrice,
inclinant aux plaisirs et obstacle à
l'étude, figure démoniaque dans la
tradition médiévale, ou, à l'inverse,
de l'image de la femme idéalisée, présentée comme un être céleste, dans
la tradition pétrarquéenne.
A l'articulation des univers
aristocratique et bouffon,
il y a le personnage d'Armado.
Shakespeare semble l'avoir lesté
d'une humanité singulière.
Armado fait partie des grotesques, il
en complète la galerie, mais il est
aussi enté sur le monde aristocratique, puisqu'il est le cinquième
prestataire de serment et le premier à
tomber amoureux, sur un mode parodique évidemment. Il se distingue
peut-être aussi des autres bouffons
par la plus grande tendresse que l'on
est enclin à éprouver pour lui, à cause
de ce que l'on pressent de sa vulnérabilité, de sa sensibilité, à la fin de la
pièce surtout, lorsque le masque
tombe à nu dans la Parade des Neuf
Preux. C'est une figure quichottesque, une âme nue qui ne peut survivre sans interposer un mur de fauxsemblants entre les choses et lui. Loin
d'être seulement un faux monnayeur
de vocables grotesques, il est un type
humain, l'éternel représentant de
ceux qui se cognent à la dureté de la
vie et doivent ériger un rempart pour
s'en préserver.
Un texte de pure jubilation
langagière comme Peines
d'amour perdues génère évidemment de grandes difficultés de traduction.
Et de jeu. Il est certain que c'est une
pièce dont l'intrigue, contrairement
à ce qui se passe habituellement
chez Shakespeare où elle est en
général foisonnante, est ici réduite
au minimum. Elle se raconte en deux
phrases : il y a le premier mouvement
de la recherche du savoir, mis en
déroute par l'arrivée des femmes, et
le deuxième mouvement où les
jeunes gens s'adonnent à l'amour.
Pour répondre aux besoins de la
symétrie, certains personnages sont
plus esquissés que réellement développés. Parmi les quatre hommes et
les quatre femmes, les deux couples
de la princesse, du roi, de Rosaline
et de Berowne ont un relief, une
existence affirmée. Mais Catherine,
Maria, Dumaine et Longueville complètent ce pas de huit sans avoir
vraiment de vie propre. Où le comédien trouve-t-il dès lors son point
d'appui ? Pour les grotesques, malgré l'influence de la commedia
dell'arte, il n'y a pas véritablement
de codification théâtrale. Les comédiens se trouvent ainsi confrontés à
une pièce dont l'énergie première
est vraiment une énergie langagière.
Le théâtre est le lieu du déploiement
du verbe, de la pure jouissance des
mots, de l'excitation à trouver la
plaisanterie la plus raffinée ou la plus
obscène, de la jubilation à tordre le
langage, ses structures logiques, ses
images conventionnelles. C'est une
énergie de jeu, ludique, elle irradie
en jeux de mots, mots étrangers,
mots tronqués, créations verbales,
formes poétiques, infinis tours et
détours de la rhétorique. Certains
de ces aspects se traduisent,
d'autres sont à la limite de l'intraduisible. On sait que traditionnellement ce sont la poésie et les jeux de
mots qui résistent le plus à la traduction, parce qu'ils sont intimement liés à la physique propre d'une
langue, à ses configurations particulières de polysémie ou d'homophonie. Lorsqu'il y a trois ou quatre
épaisseurs de sens, comme dans les
jeux de mots autour du nom du per-
sonnage de Longueville, ou les jeux
de mots portant sur les voyelles - /
qui est à la fois le pronom personnel
de la première personne, l'œil (eye)
et l'affirmation (Ay) s'opposant à No
(dans le jeu de mot I /No qu'on
retrouve dans Richard II ou dans
Roméo et Juliette), U qui est à la fois
le pronom personnel de la deuxième
personne (you) et la brebis (ewe) - ,
on se heurte vraiment en traduction
à
des
impossibilités
linguistiques. Il faut faire preuve
d'ingéniosité pour recréer le jeu,
le transposer, en proposer une version équivalente, sinon exactement
symétrique.
Le texte original anglais de Peines
d'amour perdues est un texte difficile, non seulement difficile à traduire,
mais difficile en soi, difficile à élucider,
à comprendre. Beaucoup d'allusions
demeurent obscures aujourd'hui,
elles font plus l'objet de conjectures
que de certitudes de la part des critiques. Sans doute étaient-elles perçues par les contemporains de
Shakespeare comme des références
précises à tel ou tel personnage ou à
tel ou tel style contemporains. Il
s'agit donc, par-delà le problème de
la polysémie, d'un texte très feuilleté, qui devient paradoxalement plus
clair et, ipso facto, plus dynamique
dans sa traduction française. La traduction impose des choix qui sont
inévitablement moins riches, moins
complexes que le texte d'origine.
C'est la première pièce que j'ai traduite et j'ai le souvenir d'un grand
plaisir, peut-être dans l'inconscience d'une première tentative. Je me
souviens avec bonheur de séances
de travail avec Jean-Pierre Vincent
où une ivresse contagieuse du langage nous emportait à l'image des
personnages de la pièce. Malgré
toutes ces difficultés, malgré
d'autres difficultés qui ressortissent
plus spécifiquement aux contraintes
de la prosodie ou de la métrique, je
crois qu'on peut aller dans le sens de
l'énergie propre de la pièce, en abordant cette langue comme une
langue physique de théâtre. Pardelà les pertes inévitables, on peut,
dès lors qu'on essaie de retrouver
l'énergie fondatrice d'une langue
physique, d'une langue gestuelle,
espérer atteindre le projet d'écriture
premier : sa dimension spécifique de
plaisir du jeu, qui est également celle
à laquelle doivent tendre les comédiens. La pièce s'anime dès qu'on la
met en répétition. Elle recèle une
dynamique proprement verbale.
Peines d'amour perdues est,
vous l'avez dit, la première pièce
de Shakespeare que vous avez
traduite, il y a quinze ans. Faisant
retour sur cette première traduction, la longue fréquentation
des textes vous inciterait-elle
aujourd'hui à la modifier?
J'aurais tendance à inverser les
termes du problème. Contrairement
au sentiment que j'ai pu éprouver,
en 1980, d'avoir contribué, par un
certain dynamisme de la traduction, à
la redécouverte de la pièce, j'ai plutôt
eu chaque fois l'inquiétude, par la
suite, de ne pas retrouver l'état de
grâce de la première tentative. Peutêtre une certaine forme de naïveté
est-elle au fond très précieuse.
Parcourant ensuite presque les
deux-tiers de l'oeuvre dramatique
de Shakespeare, j'ai été amené, bien
sûr, à affermir ma connaissance de la
langue, ma familiarité avec l'univers
shakespearien. Mais chaque pièce
est une étoile singulière dans la
constellation, des problèmes nouveaux surgissent chaque fois.
Malgré certaines analogies, certains
échos, c'est chaque fois la première
fois. Pour répondre à votre question, on n'a pas toujours le désir de
revenir sur ce qui a été fait (sauf pour
effectuer de menues corrections).
Il y a, je crois, une certaine intimité,
en grande partie illusoire sans
doute, qui se crée entre l'univers
spécifique, le climat, l'atmosphère
de telle pièce et le moment où l'on
s'y plonge, où l'on se perd en elle,
avec rigueur sans doute, mais en s'y
immergeant vraiment pour tenter de
retrouver l'énergie première, le
secret premier de l'écriture. J'ai peur
de détruire, en les retravaillant, certaines choses qui ont jailli dans une
immédiateté, un bonheur de l'instant. On ne sait jamais, on avance,
mais il n'est pas sûr qu'on progresse.
LAURENT PELLY
HORSE'S
Laurent Pelly est né en 1962. Après une expérience de
comédien à la Comédie de Saint Etienne dirigée par
Daniel Benoin, il suit les cours de Jean-Louis Martin
Barbaz, dont il deviendra l'assistant.
En 1980, il crée la compagnie Le Pélican avec laquelle il
met en scène Si jamais j'te pince de Labiche (Théâtre
Daniel Sorano, Vincennes), Le dîner bourgeois de Henri
Monnier (Théâtre Daniel Sorano, Théâtre de la Plaine),
En cas de pluie de Philippe Béglia (Comédie de Saint
Etienne), Chambres calmes, vue sur la mer de Michel
Jourdheuil (Théâtre de la Plaine).
Au C.D.N. Nord Pas-de-Calais, il
met en scène Chat en poche de
Feydeau (1 986) et Le Tartuffe de
Molière.
Depuis 1989 Laurent Pelly codirige la compagnie Le Pélican et collabore artistiquement avec Agathe
Mélinand.
En 1989, Laurent Pelly met en scène avec la compagnie
Le Pélican, Heureuse !, Petit drame banal et confortable en
trois volets de Henri Becque, Georges Ancey et d'après
la Baronne Staffe (Palais Galliera - juin 1989) et Dernière
conquête - Itinéraire harmonique d'un trio las (Salle Cortot
- Le Cargo - Bruxelles). Toujours en 1989, Laurent Pelly
met en scène dans le cadre du bicentenaire de la révolution, une première version de Madame Angot de
Maillot.
Dernière conquête - Itinéraire harmonique d'un trio las, a
été repris en décembre 1990 à l'Opéra Comique. Une
deuxième version de Madame Angot a été reprise en avrilmai 1991 au Théâtre National de Chai Ilot - Salle Gémier.
En décembre 1991, Laurent Pelly met en scène au
Théâtre National de Chaillot, dans le cadre des années
Rimbaud : Un cœur sous une soutane - Tentative de commémoration. Ce spectacle a été repris en mars - avril
1992, toujours au Théâtre National de Chaillot.
Dans le cadre d'Enfantillages, en mai 1992 au Théâtre
Gérard Philipe de Saint Denis, Laurent Pelly a monté une
adaptation de Quel amour d'enfant ! de la Comtesse de
Ségur, spectacle repris au T.J.S. de Montreuil, T.J.A. de
Lyon et au Cargo de Grenoble.
TAVERN
16, CARREFOUR DE L'ODÉON - 75006 PARIS
43 54 96 91
VOUS PROPOSE
Au mois d'août 1992, Le Pélican participe au Festival
de poésie du Haut Allier avec: Comment ça va ? Au
secours !, scénario inédit de Vladimir Maïakovski, mis en
image par Laurent Pelly, spectacle repris en mars 1994
au Théâtre de la Cité Internationale.
En mai-juin 1993 au Théâtre National de Chaillot,
Laurent Pelly a mis en scène Eva Peron de Copi et, à nouveau, au Festival de poésie du Haut Allier réalisé une
mise en image de Comment j'ai écrit certains de mes livres
de Raymond Roussel en août 1993.
Dernièrement, Laurent Pelly a mis en scène La famille
Fenouillard d'après Christophe au Théâtre des Jeunes
Spectateurs de Montreuil en novembre - décembre 1993.
Ce spectacle a été joué en mai 1994 dans le cadre de
Enfantillages (TGP Saint Denis, Le Cargo de Grenoble,
Théâtre d'AIbi) et est en tournée pendant toute la saison 94-95.
En janvier 1994 Laurent Pelly a mis en scène Talking
heads d'Alan Bennett au Théâtre Paris-Villette - Tournée
en 1995.
Depuis juillet 1994, Laurent Pelly est metteur en scène
associé au Centre Dramatique National des Alpes Grenoble.
En février 1995, création de L'heureux stratagème de
Marivaux au Cargo de Grenoble.
Au rez-de-chaussée
UN CHOIX DE 250 BIERES BOUTEILLES
•
•
•
•
l 2 bières pressions
40 whiskies rares
Moules, moules frites
Plats internationaux
Au premier étage
SON RESTAURANT
dans un cadre intime.
• Repas de 100 F à l 50F
OUVERT JUSQU'À 2H 00 DU MATIN DU LUNDI AU JEUDI
ET JUSQU'À 4H 00 DU MATIN LES VENDREDI ET SAMEDI
CHEQUE - CARTE BLEUE - AMÉRICAN EXPRESS - TICKETS RESTAURANTS - DIVERS
DERNIERS
SPECTACLES
6 juillet. 16 juillet
Création
17 mai. 18 juin
création
EN
DE
LA
SAISON
94
L'ILE DES ESCLAVES
Marivaux/Giorgio Strehler
GRANDE SALLE
TROIS NOS IRLANDAIS
W. Butler Yeats/ Claudine Hunault
PETIT 0 D £ 0 »
AVANT-PREMIERE...
SAISON
SPLENDID'S
Jean Genet / Klaus Michael Gruber
-
95
95-96
en allemand surtitré
LE TARTUFFE
Molière / Benno Besson
DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON
Bernard-Marie Koltès / Patrice Chéreau
FRANZISKA
Frank Wedekind / Stéphane Braunschweig
LE ROI LEAR
William Shakespeare/Georges Lavaudant
THE ABBEY THEATRE, DUBLIN
OBSERVE THE SONS OF ULSTER MARCHING TOWARD THE
SOMME
Frank McGuinnes / Patrick Mason
en anglais surtitré
THE WELLS OF THE SAINTS
John Millington Synge / Patrick Mason
NOCES DE SANG
Federico Garcia Lorca / Lluîs Pasqual
en anglais surtitré
en espagnol surtitré
A partir du mois de juin, sur simple appel au 44 41 36 36, nous vous ferons parvenir notre brochure de la saison 95.96
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