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 L’ÉCHARPE D’ÉROS
Bernard Lathuille
L’écharpe d’Éros
ou de Zola à Senghor
Essai
Editions Persée
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Editions Persée — 38 Parc du Golf — 13 856 Aix-en-Provence
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ROUGE
ÉMILE ZOLA
OU
LES IVRESSES DU SANG
« La couleur que je préfère ? Le rouge », répondit sans hésiter
Émile Zola lors d’un petit questionnaire auquel un journal l’avait
soumis. Qui a lu, attentivement ou non, son œuvre considérable,
ne saurait être surpris par cette affirmation. Dans certains de ses
livres – Germinal ou La Bête humaine notamment – le rouge
tonitrue : et partout, il y a le rouge des innombrables couchers
de soleil, celui des incendies, celui des légumes des Halles et des
massifs incultes du Paradou. Mais la couleur qui indiscutablement
domine n’est ni le vermeil du feu ni l’écarlate des fleurs, mais bien
le pourpre du sang.
Le sang : probablement l’un des mots qui revient le plus souvent sous la plume du romancier : sang de l’émeute et de la guerre,
sang de l’abattoir et de l’homicide : sang de la puberté féminine
aussi. Et bien sûr, sang de l’hérédité, thématique majeure des vingt
tomes des Rougon-Macquart.
Mais le sang, c’est également et surtout le sexe : rougeur des
joues des vierges, visages empourprés et tumescents des mâles
brûlants de désir : sang de la violence et du meurtre érotiques,
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sang des multiples appétits, déviances ou perversions de l’instinct
libidinal.
C’est Angélique et sa sensualité ignorée, c’est Miette et Silvère
et les premiers émois de l’adolescence : c’est la convoitise brutale
d’Henri Deberle, d’Octave Mouret, d’Eugène Rougon ou l’élan
charnel de Christine, de Séverine et de Pauline : c’est Étienne
Lantier et ses crises de démence héréditaire, la cicatrice au cou
de Laurent, la blessure mortelle de Françoise, la jalousie aveugle
de Roubaud. Et c’est encore l’extase monstrueuse de Fernande, le
vertige inquiétant de Cadine et Marjolin dans la triperie, l’ivresse
des femmes de mineurs ou la jouissance effrénée de Jacques
Lantier devant un corps de femme poignardé.
C’est enfin le masochisme ambigu de Marthe qui rêve de martyre, la dévotion pseudo mystique à la Vierge de l’abbé Mouret,
la lutte impitoyable de Saccard pour conquérir Paris, l’agonie des
avortées et la mutilation génitale de l’épicier Maigrat, le voyeurisme fasciné du peuple au pied de l’échafaud, les meurtrissures
coupables sur le corps de Madeleine Férat et les morsures fantasmatiques des femmes-vampires.
Dans l’érotique de Zola, le rouge est, avec le blanc, mais bien
avant le blanc, la tonalité primordiale. Et par le truchement privilégié du sang, il va investir l’imaginaire, dans des hallucinations
récurrentes qui dépassent manifestement les diverses névroses des
personnages qui pourraient les justifier. Phénomène aux proportions insoupçonnées qu’il sera intéressant d’étudier pour tenter
de percer les rêveries et les éventuelles frustrations d’une personnalité pour qui l’écriture servirait aussi d’exutoire à des pulsions
réprimées.
Toujours dans la perspective d’une possible projection des
angoisses et des chimères de l’écrivain dans la création romanesque, il nous faudra nous attarder sur les métamorphoses
lyriques de la réalité et nous interroger sur la complaisance à
sexualiser, à la limite du délire, décors et paysages : campagnes
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méridionales, végétation carnivore, crépuscules lubriques ou feux
cauchemardesques.
Très révélateur également des désarrois et des interdits d’un
éros fragile, apparaîtra le comportement des diverses héroïnes de
cette vaste fresque de la seconde moitié du dix-neuvième siècle :
de Flore la vierge farouche à Nana la dévoreuse d’hommes, d’Albine la séductrice romantique à Thérèse Raquin aux sens exacerbés. Et cette vision de la femme, plurielle, mais en définitive
fortement influencée par une approche résolument physiologique
de l’amour, sera déterminante pour esquisser un portrait plus ou
moins véridique de l’écrivain au miroir déformant de ses livres.
Peu à peu, nous allons découvrir un Zola très éloigné du naturaliste qu’il prétendait être, en proie à des obsessions périodiques où
désir et violence sont le plus souvent associés : où Éros et Thanatos
ne peuvent se rejoindre que dans le sang. Dans cette perception
éminemment subjective de l’univers des instincts et des passions,
la poésie est rarement présente : on ne la rencontrera que çà et là,
quand l’amour est dépouillé dramatiquement ou symboliquement
de la malédiction du sexe qui hante le subconscient de l’auteur.
Chez Zola, l’amour est rouge, l’amour est sang : même quand
le sexe, consciemment ou non, passe au second plan. Comme dans
le baiser passionné de Séverine à Jacques (La Bête humaine) où
l’intensité du sentiment pousse au besoin de prodiguer son propre
sang à l’autre, dans une plénitude de la communion absolue : « un
baiser de chair vive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner tout
son sang ». Cette exigence physiologique, la Clotilde du Docteur
Pascal, la Benedetta de Rome, Thérèse Raquin l’éprouvent avec
une fougue égale.
L’amour pré-pubère de Miette et Silvère est naturellement
moins charnel : il n’en demeure pas moins placé sous le signe du
sang : « Il y avait grandi comme ces coquelicots que la moindre
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brise faisait battre sur leurs tiges, pareils à des cœurs ardents et
saignants. »
Ici l’élément affectif (le cœur) prédomine : mais cette tendresse inculte – comme ces coquelicots –, vulnérable – la moindre
brise –, contient un futur sexué (ardents) souligné par le rouge de
la fleur. Et l’épanouissement des cœurs saignants préfigure déjà
l’issue tragique.
La puberté – davantage celle de la fille – et l’éveil des sens
qui l’accompagne passionnent à l’évidence le romancier dont
deux livres surtout dépeignent les premiers émois adolescents et
la découverte souvent angoissée du corps : Le Rêve et La Joie
de vivre. Chez Angélique la blanche, l’inclination ressentie pour
Félicien n’est pas que sentimentale : à son insu, le trouble érotique
est bien présent, et elle est tout près de céder à « la poussée de
ses veines ». Jeune fille écartelée entre une éducation rigide et
une hérédité sournoise (elle a été adoptée), elle alterne les rêveries
romantiques et les élans de sensualité : « Puis, un flot de sang
montait, l’étourdissait : sa belle santé, sa jeunesse ardente galopaient en cavales échappées : et se retrouvait avec son orgueil
et sa passion, toute à l’inconnu violent de son origine. Pourquoi
donc aurait-elle obéi ? Il n’y avait pas de devoir, il n’y avait que
le libre désir. »
Le sang est indéniablement au centre de la problématique :
synonyme de vitalité et de lasciveté, il véhicule parallèlement
tout un héritage génétique incontrôlable. Et la fièvre d’Angélique,
avec cette avalanche des mots de l’ivresse – ardente, galopaient,
étourdissait, passion, violent, désir – se révèle éminemment organique, pulsion sanguine délicieuse bien davantage que rébellion
raisonnée.
La préadolescence, c’est l’âge des caresses novices, de ces baisers « qui appellent à la bouche tout le sang du cœur » : et chez
Miette et Silvère « grondaient plus hautement chaque jour les
tempêtes du sang ardent ».
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À chaque fois, c’est celui-ci qui revient sous la plume de Zola
pour évoquer les premiers frissons de la chair derrière l’innocence
enfantine : « Elle goûtait ces baisers avec lenteur, en cherchait le
sens, la saveur secrète. Elle les interrogeait, les écoutait courir
dans ses veines, leur demandait s’ils étaient tout l’amour, toute la
passion. »
L’émoi corporel est charrié par le sang, et l’ignorance de la
gamine n’empêche pas la découverte imminente, sous forme de
questions, d’une autre forme d’amour qu’elle pressent confusément. Mélange de volupté précoce – elle goûtait, la saveur – et
de désarroi – cherchait, secrète – inexpliqué. Et après le « largo »
initial qui souligne la gravité exquise, le rythme s’accélère comme
pour mieux traduire le trouble érotique.
Chez l’auteur des Rougon-Macquart, c’est toujours le système sanguin qui trahit les pulsions sexuelles de la vierge. À dixhuit ans, « des désirs vagues commençaient à battre dans (les)
veines » de Madeleine Férat : Françoise (La Terre) qui a vingt ans
est « tourmentée par ce sang hâtif », et les joues de Marie (Paris)
« s’empourpraient d’une brusque rougeur ». Quant à Pauline,
l’héroïne de La Joie de vivre, « Lazare la voyait à lui, étourdie par
le sang à la première étreinte. »
L’afflux soudain de sang aux joues n’est en fait que la manifestation du désir érotique qui court furtivement dans les veines des
jeunes filles aussi bien que dans celles des femmes : d’Hélène troublée par l’impétuosité d’Henri (Une Page d’amour), Zola écrit,
sans rechercher d’autres formules un peu originales : « Tout le
sang de son cœur montait à ses joues. » Et on pourrait multiplier à
satiété les exemples de ces rougeurs féminines (quelque peu systématiques il faut bien en convenir), reflets pudiques d’un processus physiologique plus vaste et plus intime.
Cela dit, la physiologie spécifique de la femme attire particulièrement le romancier : il s’intéresse en effet à plusieurs reprises à
l’arrivée de la puberté et plus précisément des premières règles.
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Moment d’angoisse et d’épanouissement à la fois qu’il retrace parfois avec une certaine emphase, mais aussi une authenticité psychologique étonnante.
C’est Catherine (Germinal) dont « le flot de puberté crevait enfin », après l’affrontement sanglant entre les grévistes et
la troupe : c’est Marie (Lourdes) qui sent « jaillir d’elle la source
de sang » : c’est Pauline surtout. Tout le livre est rythmé par le
cycle menstruel de la jeune fille, et cette périodicité se fait obsédante : jusqu’à s’avérer explicitement l’équivalence de ses larmes
et l’expression baroque de son douloureux échec. Le passage le
plus réussi est sans doute celui-ci, où le premier sang devient symboliquement synonyme du passage de l’enfance à l’âge adulte :
« Le sang qui montait et qui crevait en pluie rouge la rendait fière.
(…) Elle se respirait un instant comme un bouquet frais, heureuse
de son odeur nouvelle de femme. »
L’apparition du flux menstruel constitue la première étape de
la vie sexuelle de la femme. Pauline découvre sa sensualité et la
revendique : elle est fière, heureuse, et se complaît indiscutablement dans cette situation inédite – elle se respirait, un bouquet.
Quoi qu’il en soit, il y a une réelle justesse de ton dans l’évocation
de ce moment majuscule : rien de scabreux, mais au contraire une
délicatesse inattendue chez un écrivain volontiers taxé de trivialité voire d’obscénité. Une fois encore, le sang est au centre de
l’intuition créatrice, par sa couleur (rouge), par sa fragrance (son
odeur), par sa violence aussi (crevait en pluie) : élément emblématique de la métamorphose de l’adolescente (nouvelle) comme
de sa vie érotique (femme).
Chez Zola, il y a les tempéraments sanguins, les passionnés du
sexe : Thérèse Raquin et Laurent qui s’aiment comme des brutes,
Thérèse de Marsanne, Renée, Séverine, Christine, Sérafine, les
Roubaud et autres Buteau : et il y a les faibles, les indifférents et les
malades, ceux « qui n’ont pas de sang », comme Camille, Claude,
Serge Mouret qui dédaignent ou délaissent leur compagne.
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Le sang s’affirme équivalence de désir : avec Madeleine Férat,
il est assimilé au sperme. Par l’acte sexuel et « l’action du sang
nouveau que le jeune homme mettait en elle », Madeleine peu à
peu s’épanouit, s’embellit : et Jacques, qui a fait connaître à la
jeune fille le plaisir, va demeurer tout au long du roman celui qui
a marqué pour toujours son corps de vierge. L’enfant du mari va
ressembler au premier amant. C’est la théorie de « l’imprégnation » en vogue à l’époque, mythe auquel le jeune Zola adhère
momentanément. Par son sang, Jacques va non seulement apporter à sa maîtresse une plénitude physique, mais il restera le premier père. Richesse de sang signifie désir et vigueur, pauvreté de
sang impuissance et frigidité.
Sang et désir sont à l’évidence indissociables. Ainsi, pour évoquer l’envoûtement qu’elle exerce sur Fayolles, Mathilde (L’Œuvre)
déclare simplement : « il m’a dans le sang ». Octave Mouret qui
rêve de posséder Denise imagine les premiers baisers et son pouls
aussitôt s’accélère : « le sang de ses veines battait ». C’est d’ailleurs
exactement le même cliché qui revient dans La Terre pour peindre
l’émoi de Jean devant Françoise : ce qui illustre parfaitement ces
négligences de l’écriture souvent reprochées à Zola.
En tout cas, le signe le plus manifeste et presque invariable de
la convoitise masculine est la rougeur du visage, et les femmes ne
s’y trompent pas : comme Françoise, culbutée brusquement par
Buteau, « comprit aussitôt à son visage contracté et rouge ». Et
c’est la même brutalité qui s’empare d’Eugène Rougon, d’ordinaire si mesuré : « Il était très rouge maintenant, avec des gouttes
de sueur qui commençaient à perler sur les tempes. (…) Mais
ce furent les derniers mots qu’elle prononça. Rougon, affolé,
effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle haletant de taureau échappé. »
Les mots de la violence et de la fureur se bousculent – affolé,
effrayant, se ruait, haletant, taureau – pour transcrire la sauvage13
rie de la pulsion sexuelle du mâle, dont le symptôme majeur se
révèle de nouveau l’afflux da sang (très rouge, la face pourpre).
Une autre illustration intéressante (et éloquente) de cet éros aux
relents de rut figure dans Rome : « Dario était là, fou, lâché en
une sauvagerie de désir où reparaissait tout le sang effréné des
Boccanera. (…) Puis, il passa les deux mains sur son visage, les
joues ruisselantes, les yeux sanglants. »
Cette fois, l’accent est mis sur l’hérédité passionnée, mais on
retrouve cette sorte d’ivresse sanguine de tout l’être, ces crises
incontrôlées à la limite de la bestialité (fou, sauvagerie) : la seule
vraie différence avec l’exemple précédent réside dans le flot de
sang qui n’irrigue pas les joues, mais le regard : les yeux sanglants.
Dans un autre épisode d’égarement, Eugène Rougon apparaît
lui aussi « les yeux aveuglés de flammes rouges ». En fait, le désir
intense et subit s’accompagne immuablement d’un afflux de sang
à la tête, aux yeux (Lazare), au cou (Laurent), à la gorge (Étienne
Rougon) et même aux oreilles : et fréquemment l’écrivain insiste
sur la congestion érotique du visage (Henri, Buteau), où l’on peut
voir métaphoriquement une érection phallique.
D’ailleurs, cette intumescence provoquée par l’émotion
sexuelle, on la rencontre également chez Pauline, en proie aux
baisers fougueux de Lazare : « Elle s’abandonnait, glissée au fond
du fauteuil, la face rouge et gonflée : les yeux fermés. »
Là encore, la rougeur trahit le trouble corporel. Pourtant, il n’y
a aucune fièvre, mais au contraire une langueur amoureuse : glissée, les yeux fermés. C’est le don de soi à l’homme qu’elle chérit :
ce n’est plus la frénésie concupiscente des personnages masculins.
Sentiment et désir se confondent en elle, comme en Séverine ou
Christine (L’Œuvre), dont le corps se transforme littéralement par
la ferveur qu’elle déploie dans la pathétique reconquête de Claude :
« Dans ce grand élan d’amour, les jambes s’effilaient, charmantes
et fines, les hanches élargissaient leur rondeur soyeuse, la gorge
ferme se redressait, gonflée du sang de son désir. »
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Cette fougue à la fois affective et charnelle la rend plus belle :
sa nudité agressive et bafouée résume à elle seule la jonction du
cœur et du sexe, cet élan d’amour et ce désir qui se manifeste par
la turgescence impudique de sa poitrine.
Brutalité instinctive des mâles, sensualité plus apaisée des
héroïnes : d’une part, l’expression d’une pulsion pure et simple, de
l’autre, la peinture d’un amour dont la plénitude passe tout naturellement par le plaisir sexuel. Différence certes majuscule dans
l’éros de Zola, mais le sang, vecteur des pesanteurs héréditaires, le
sang qui conditionne la rougeur épidermique et la congestion des
tissus érectiles, rapproche inéluctablement ces deux reflets divergents d’une même vision physiologique du désir, jusqu’à les uniformiser parfois. Et le réalisme qui l’accompagne n’exclut pas une
certaine pertinence psychologique.
De cet atavisme sanguin, Thérèse Raquin est l’une des représentations les plus remarquables : « avec le sang de sa mère, ce sang
africain » qui lui brûlait les veines et qui explique, selon le romancier, son penchant pour les plaisirs de la chair. L’épouse insatisfaite
et infidèle de Camille est placée sous le double signe du sang et du
feu : elle n’est pas la seule, tant s’en faut. Sur ce motif du sang qui
brûle, les variations ne manquent pas : contentons-nous d’en citer
quelques-unes : allumer le sang, mettre le feu dans le sang, le sang
incendié, les chaleurs de sang, le visage enflammé par un flot de
sang. Cela finit par tourner au procédé et par lasser le lecteur.
Heureusement, certaines illustrations de cette thématique un
peu facile témoignent d’une inspiration plus approfondie : c’est le
cas de l’abbé Mouret tourmenté par les délires érotiques : « Il fermait ses sens, il essayait de les anéantir. Mais, devant lui, Albine
reparut comme une grande fleur, poussée et embellie sur ce terreau. Elle était la fleur naturelle de ces ordures, délicate au soleil,
ouvrant le jeune bouton de ses épaules blanches, si heureuse de
vivre, qu’elle sautait de sa tige et qu’elle s’envolait sur sa bouche,
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