Des Forces nouvelles aux Forces républicaines

Transcription

Des Forces nouvelles aux Forces républicaines
Politique africaine n° 122 - juin 2011
161
Moussa Fofana
Des Forces nouvelles aux Forces
républicaines de Côte d’Ivoire
Comment une rébellion devient républicaine
L’organisation d’une élection présidentielle n’a pas produit de dénouement pacifique de
la crise militaro-politique ivoirienne. En lieu et place, on a assisté à une violente crise postélectorale, dont l’un des protagonistes principaux est l’ancienne rébellion de 2002, transformée
pour l’occasion en Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). L’analyse du parcours menant
des Forces nouvelles aux FRCI révèle à la fois les mutations de l’armée rebelle et les
changements qu’elle a impulsés dans le jeu politique. Les contingences politiques de cette
crise favorisent l’intégration officielle d’un groupe hétéroclite de combattants à l’appareil
sécuritaire d’État. Aujourd’hui, le pouvoir d’Alassane Ouattara doit ainsi faire face au défi de la
reconstruction d’une armée véritablement républicaine.
L’
élection présidentielle du 28 novem­
bre 2010 était attendue par les Ivoiriens
et la communauté internationale comme
une voie de sortie pacifique de la longue
crise politico-militaire déclenchée le
19 septembre 2002. Or ce scrutin a en fait
donné lieu à une crise post-électorale
particulièrement violente entre les forces
armées soutenant les deux présidents
(Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo)
proclamés vainqueurs, l’un par la CEI
(Commission électorale indépendante),
l’autre par le Conseil constitutionnel.
Après la polarisation des forces politiques
entre RHDP (Rassemblement des hou­
phouëtistes pour la démocratie et la
paix) pro-Ouattara et LMP (La Majorité
Présidentielle) pro-Gbagbo lors de la cam­
pagne électorale, cette situation inédite
de « deux présidents pour un pays » a
précipité la confrontation armée entre les
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 17
deux camps. C’est dans cette nouvelle
configuration de violence ouverte que
sont apparues les FRCI (Forces répu­
blicaines de Côte d’Ivoire), créées le
17 mars 2011 par une ordonnance du
président Alassane Ouattara retranché
avec son gouvernement dans un hôtel
d’Abidjan. L’offensive généralisée des
FRCI lancée le 28 mars sur trois grands
axes de l’ancienne ligne de front à l’Est,
à l’Ouest et au Centre-ouest, soutenue en
dernier ressort par l’Onuci (Opération
des Nations unies en Côte d’Ivoire) et la
force Licorne française, s’est soldée le
11 avril 2011 par l’arrestation de Laurent
Gbagbo, de son épouse, des membres
de son gouvernement et de ses parents
proches. Cependant, l’apparition des
FRCI ne relève pas d’une création ex nihilo
puisqu’il s’agit en réalité de l’ex-rébellion
des Forces nouvelles (FN) qui fut rebaptisée
12/07/11 8:50:18
162 Conjoncture
sous le sceau de la république et se vit
confier pour mission de « restaurer la
paix et la démocratie en Côte d’Ivoire ».
Comment comprendre cette alchimie
politique qui permet de transformer
une rébellion en force républicaine de
défense des valeurs démocratiques ?
Quelles sont les contingences politiques
qui ont rendu possible une telle muta­
tion ? S’appuyant sur des enquêtes de
longue durée auprès des forces rebelles,
cet article analyse le processus – tout à
la fois politique, social et militaire – qui
sous-tend cette transmutation d’un corps
rebelle en une armée de vainqueurs se
posant désormais en armée nationale
et républicaine. En filigrane, il s’interroge sur les difficultés d’intégration des
diverses composantes de ces forces
armées qui se sont combattues et sur
les défis sécuritaires auxquels doit faire
face le nouveau régime de Ouattara.
La création des FRCI :
une alliance de raison,
un choix stratégique
De la réalité du pouvoir avant
le 11 avril 2011
Au début de la crise post-électorale,
le rapport de force semble à l’avantage
du camp Gbagbo. Le président sortant
possède encore le contrôle de l’économie
et de l’administration publique pendant
que la valse des médiations interna­
tionales fait perdurer cet état de fait.
La légalité constitutionnelle, la recon­
nais­s ance apparente des présidents
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 18
d’institutions, le fonctionnement continu
de l’administration étatique, dont les
fonctionnaires perçoivent cahin-caha
leurs salaires, et la continuité de la vie
économique, même ralentie, sur le péri­
mètre utile du sud, notamment à Abidjan,
sont alors les indicateurs de cette maî­
trise du pouvoir et de son exercice par
le camp LMP. Par-dessus tout, Laurent
Gbagbo a apparemment le contrôle
presque entier des forces de défense et
de sécurité (armée, police, gendarmerie),
dont les officiers fraîchement promus
avant l’élection lui prêtent allégeance
au lendemain de la proclamation défi­
nitive du Conseil constitutionnel qui
invalide l’élection d’Alassane Ouattara
et le reconduit pour un nouveau mandat 1.
Laurent Gbagbo prévient alors ces
nouveaux promus à travers une phrase
sans ambiguïté : « Si je tombe, vous
tombez aussi 2 ». Par ailleurs, connaissant
la puissance de feu dont il a doté son
1. En août 2010, le président Gbagbo procède à des
nominations et promotions de plusieurs officiers
généraux et supérieurs de l’armée et de la gendarmerie qui lui sont très proches. Parmi ceux-ci, on
note entre autres la présence de Philippe Mangou
(chef d’état-major des armées) et Kassaraté Tiapé
Édouard (commandant supérieur de la Gendarmerie
nationale), élevés au grade de généraux du corps
d’armée, ainsi que des généraux de brigade Guai Bi
Poin Georges (commandant Cecos, Centre de commandement des opérations de sécurité), Affro Yao
Raphaël (commandant en second de la Gendarmerie
nationale), Aka Kadjo (commandant des forces
aériennes) qui obtiennent une étoile de plus. Tous
ces militaires ont participé à la réforme des Forces
de défense et de sécurité (FDS) de Laurent
Gbagbo.
2. Discours de Laurent Gbagbo à l’occasion de la
célébration du cinquantenaire de l’indépendance,
Abidjan, 7 août 2010.
12/07/11 8:50:18
Politique africaine
163 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
armée 3, Gbagbo est sûr de résister
farouchement à une éventuelle offensive
militaire. Ses officiers généraux lui en
ont donné l’assurance. Plus encore, en
dernier recours, le pouvoir Gbagbo a
dans sa manche la carte des nombreux
miliciens plus visibles que jamais
dans les quartiers d’Abidjan et vivant
pour certains dans les cités universitaires. Il faut noter que ces milices progouvernementales créées en réaction
à l’insurrection de septembre 2002 et
toujours restées actives sont en état
d’alerte depuis le début de la crise postélectorale. L’une d’entre elles, le GPP
(Groupement des patriotes pour la paix),
s’est déjà réactivée sur les bases d’Adjamé
et Yopougon tandis que Maho Glofiéhi,
présenté comme le chef des milices de
l’Ouest, a lancé la remobilisation de ses
combattants au sein des FRGO (Forces
de résistance du Grand Ouest) 4.
3. Sur le plan militaire, malgré l’embargo de 2005,
l’armée a été continuellement dotée en armements
divers. Ce réarmement, qui concerne également les
Forces armées des Forces nouvelles (FAFN), a été
dénoncé par un rapport de l’ONU datant du 27 octobre 2009. À l’approche de l’élection, en octobre 2010,
ce sont l’arrestation et le procès du colonel
N’Guessan Yao aux États-Unis qui défraient la
­c hronique. Ce dernier est inculpé pour complot
tendant à contourner illégalement un embargo
mondial sur les armes imposé à la Côte d’Ivoire.
Plus tard, le gouvernement ivoirien reconnaîtra
que le colonel agissait pour le compte de l’État.
4. Les Forces de résistance du Grand Ouest (FRGO)
sont composées du FLGO (Front de libération du
Grand Ouest), de l’APWE (Alliance des patriotes
Wê), de l’Upergo (Union des patriotes résistants du
Grand Ouest), du Miloci (Mouvement ivoirien pour
la libération de l’Ouest de la Côte d’Ivoire) et des
Forces spéciales Lima.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 19
Faire douter l’adversaire
Le sentiment d’une maîtrise de la
situation n’est cependant pas complet
malgré les couvre-feux successifs et la
diffusion d’émissions à caractère pro­
pagandiste par la RTI (Radio Télévision
ivoirienne), unique télévision de l’espace
audiovisuel national. Des poches de
résistance au pouvoir difficilement légi­
timé de Laurent Gbagbo sont appa­rues
notamment dans certains sous-quartiers
des communes d’Abobo et d’Anyama
(dans le nord d’Abidjan) considérés comme
des fiefs d’Alassane Ouattara. Dans le
courant du mois de février, un groupe
armé apparemment rompu à la guérilla
urbaine et, surtout, soutenu par les popu­
lations donne la réplique aux FDS (Forces
de défense et de sécurité) encore fidèles
à Laurent Gbagbo. En tenant tête aux
« combattants pro-Gbagbo » pendant plus
de deux mois, ce groupe désormais connu
sous l’appellation de « Commando invi­
sible d’Abobo » montre que le dis­po­sitif
sécuritaire étatique n’est pas infail­lible.
En effet, l’incapacité des FDS à pacifier
le quartier PK 18 d’Abobo se comprend
difficilement au vu du qua­drillage sécu­
ritaire de cette commune 5. Il est curieux
que les éléments du camp de gendarmes
5. Le district de police d’Abobo compte six commissariats. Pendant la crise post-électorale plusieurs
forces y ont concentré leurs actions : la brigade antiémeute, le 1er bataillon d’infanterie d’Akouédo, les
éléments du Cecos, la CRS 1 et 2, le bataillon d’artillerie sol-air, le bataillon de blindés, le groupe
d’escadron blindé de la gendarmerie, la brigade de
gendarmerie d’Abobo, le camp commando d’Abobo
et le district de police d’Abobo.
12/07/11 8:50:18
164 Conjoncture
commandos d’Abobo ou ceux du batail­
lon du génie militaire situé à moins de
3 km du fief du Commando invisible
n’interviennent pas dans les opérations
de pacification du quartier. Cet échec
laisse alors penser que la chaîne de
commandement des FDS ne fonctionne
plus.
Après l’échec de la marche sur la RTI,
le 16 décembre, les dirigeants du RHDP
font savoir qu’ils sont en rapport avec de
nombreux officiers de l’armée nationale
qui seraient prêts à les rallier. Ces indi­
cations données par Guillaume Soro, à
la fois Premier ministre et ministre de
la Défense d’Alassane Ouattara, ont
alors pour effet d’exacerber le climat de
méfiance et de suspicion généralisée
dans les rangs des FDS 6. En outre, la pré­
sence dans les camps militaires de jeunes
miliciens et, surtout, de mercenaires
libériens bien mieux payés suscite la
grogne parmi les FDS. Dans ce climat de
malaise des hommes de troupe, certains
officiers désertent. Pendant ce temps,
la presse pro-Gbagbo communique très
difficilement sur le bilan des pertes
subies par les FDS face au Commando
invisible d’Abobo, ainsi que sur les dis­
paritions et désertions dans les camps
militaires. Pour détourner l’attention de
ces échecs militaires qui se produisent
en plein cœur d’Abidjan, le dispositif
6. Le général Philippe Mangou, chef d’état-major de
l’armée, a affirmé lors d’un meeting organisé par
les « Jeunes patriotes » qu’il avait été effectivement
joint par Guillaume Soro qui lui avait proposé un
ralliement et qu’il avait décliné catégoriquement
cette offre.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 20
médiatique pro-LMP préfère com­
muniquer sur la vie économique et
administrative « normale » à Abidjan.
En procédant ainsi, il rend plus visible
l’échec des actions contestataires « ville
morte » et « pays mort » lancées par le
RHDP et mal coordonnées sur le terrain.
Malgré tout, la situation sécuritaire
dans la zone « sous contrôle » des FDS
n’est plus sereine car il est de plus en
plus question d’infiltration des fiefs­
pro-Gbagbo par des ex-rebelles des FN.
Le système sécuritaire classique n’est
plus adapté à la situation, au point que
Charles Blé Goudé, le leader charis­
matique des Jeunes patriotes, devenu
ministre de la Jeunesse et de l’Emploi
en décembre 2010, est obligé de reprendre
son service de « général de la rue ».
Il lance un appel à la mobilisation des
jeunes volontaires souhaitant entrer
dans l’armée afin que ceux-ci se tiennent
prêts à défendre le pouvoir de Gbagbo
et soient plus vigilants dans leurs dif­
férents quartiers. Dans la rue, cet appel
de Blé Goudé est suivi par la réapparition,
comme en 2002, de barrages d’auto­
défense tenus par des jeunes partisans
de Gbagbo en remplacement des postes
de contrôle policiers 7. Les exactions
com­mises à ces check points redoutés se
multiplient et démontrent que la situation
sécuritaire à Abidjan et dans plusieurs
autres villes du sud n’est plus contrôlée
que par la terreur. Une police dessaisie
de ses missions, une armée minée par la
suspicion et contrainte de composer avec
7. Voir, à ce sujet, l’article de Gnangadjomon Koné
dans ce numéro.
12/07/11 8:50:18
Politique africaine
165 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
des miliciens et mercenaires, ainsi que les
échos retentissants des échecs diploma­
tiques du gouvernement non reconnu
de Gbagbo affaiblissent le camp LMP.
Se trouver une armée
Le tableau de la crise post-électorale
ivoirienne présente au départ une asy­
métrie entre un président élu ne dis­
posant pas de la force légitime et un
président illégitime se maintenant au
pouvoir grâce aux forces militaires sous
ses ordres. Alassane Ouattara, bien que
bénéficiant de la légitimité populaire
exprimée dans les urnes 8 et reconnue
par les organisations internationales 9,
n’a pas les instruments de la force légale
de son côté. Son adversaire est même
arrivé à faire renoncer les organisations
régionales au recours à la force légale.
L’hypothèse d’une intervention militaire
régionale, envisagée par certains États
d’Afrique de l’Ouest dans le cadre de
l’Eco­mog (Groupe de supervision du
cessez-le feu de la Communauté éco­
nomique des États d’Afrique de l’Ouest),
est vite réduite à néant par les chantages
du régime, menaçant les ressortissants
ouest-africains présents sur le sol ivoirien.
8. La Commission électorale indépendante a déclaré
Ouattara vainqueur de l’élection avec 54,1 % des
voix, contre 45,9 % pour Gbagbo. Ces chiffres n’ont
pas été remis en cause par le Conseil constitutionnel
mais le président de cette institution a procédé
sur la base de faibles arguments juridiques à
­l’annulation des votes dans sept départements du
nord et du centre pour obtenir la victoire de Gbagbo
avec 51 % des votes.
9. Communauté économique des États de l’Afrique
de l’Ouest (Cedeao), Union africaine, Union européenne, ONU…
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 21
Par ailleurs, les États partisans d’une telle
option ont attendu un mandat incertain
du Conseil de sécurité des Nations unies.
Conscient que son salut ne viendrait
pas de la sous-région, Ouattara, déjà
accusé par le camp LMP d’être à l’origine
des coups d’État et violences politiques
passés, est alors obligé de se trouver une
armée qui délogerait Laurent Gbagbo du
Palais en prenant le risque de ternir sa
victoire démocratique par des manières
de putschiste.
Au lendemain de la proclamation des
résultats du second tour de l’élection
pré­s identielle et après avoir été la
cheville ouvrière de tout le processus
électoral, Guillaume Soro, le patron de
l’ancienne rébellion des Forces nouvelles,
abandonne sa position de neutralité arbi­
trale pour se ranger derrière la décision
de la CEI qui donne Alassane Ouattara
vainqueur. Cet allié inespéré a un poids
certain dans l’épreuve de force qui se
joue car, en plus de toujours être le chef
de l’ex-rébellion qui n’a pas encore
désarmé, il demeure le « régent » de la
partie nord du territoire national depuis
plus de huit ans. Bien qu’ils ne soient
portés par aucun parti politique, Guil­
laume Soro et les Forces nouvelles sont
ceux qui durant ces années ont le plus
bénéficié du partage de fait du pouvoir.
Une sortie pacifique de crise par des
élec­tions les aurait officiellement expulsés
du partage tacite du « gâteau national ».
L’alliance opportune avec Ouattara fait
perdurer leur présence sur l’échiquier
politique et, par la même occasion, remet
au travail une armée qui, apparemment,
12/07/11 8:50:18
166 Conjoncture
rechigne à se voir démantelée 10. Le rap­
prochement entre, d’une part, Alassane
Ouattara et le RHDP et, d’autre part,
Guillaume Soro et les Forces armées
des Forces nouvelles (FAFN) relève, en
partie, du réalisme politique. En dépit
des termes de l’alliance au sein du RHDP,
qui promettent le poste de Premier
ministre au Parti démocratique de
Côte d’Ivoire (PDCI), Alassane Ouattara
s’est allié à l’ancienne armée rebelle en
nommant leur patron aux postes de
Premier ministre et de ministre de la
Défense. Cette nomination scelle une
alliance de raison et se présente éga­
lement comme un choix stratégique.
C’est une alliance de raison car elle règle
la question de l’hypothétique inter­
vention régionale, ramène la résolution
de la crise à une échelle ivoiro-ivoirienne
et permet au gagnant de l’élection de
disposer de forces militaires pour
équilibrer le rapport des forces.
L’un des ingrédients du ciment de
l’alliance est la réelle conjonction d’in­
térêts entre Ouattara et Soro, antérieure
à la crise post-électorale. En effet, on sait
que l’espace géographique de l’électorat
de Ouattara, soutenu par le RHDP,
coïncide avec les zones centre et nord
encore sous contrôle de l’ex-rébellion FN.
On peut aussi noter que les populations
nordistes ont pleinement adhéré aux
revendications identitaires et politiques
des FN : obtenir des cartes d’identité
et exercer les mêmes droits liés à leur
10. La suite de l’analyse montre comment, au fil des
accords, la question du désarmement des FAFN fut
réguliè­rement reportée.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 22
citoyenneté que les autres Ivoiriens. L’an­
nulation du vote dans les départe­ments
du Nord par le Conseil constitutionnel
est vécue comme une réaffirmation
par le camp Gbagbo du déni d’identité
dénoncé par la rébellion depuis 2002.
Enfin, le choix de s’allier à une vieille
rébellion est, davantage qu’un risque, le
meilleur choix s’offrant alors à Ouattara
face à Gbagbo. C’est une alliance qui est
d’abord dictée par la logique du gain de
temps car une opération des forces étran­
gères prendrait plus de temps ; celle-ci
aurait également le désavantage d’être
perçue comme une opération de para­
chutage politique qui confirmerait l’iden­
tité de « candidat de l’étranger » dont
Ouattara a été affublé lors des campagnes
par le camp LMP. C’est aussi une alliance
pragmatique dans la mesure où, jus­qu’à
l’organisation de l’élection, les FAFN
ont gardé le contrôle de plus de 60 % du
territoire. Seuls 40 % du territoire restent
à conquérir, avec une armée qui a vrai­
semblablement reçu récemment des
armes et des conseils tactiques de la part
de dirigeants de la région11. Ce choix
possède un atout stratégique supplé­
mentaire : la rébellion dispose de réser­
voirs de combattants qui attendent dans
les zones du sud, désormais faiblement
11. Dès janvier 2011, à Bouaké, fief des Forces nouvelles, de nombreuses et interminables rencontres
entre l’état-major et les commandants de zone se
tiennent pendant que les troupes sont mises en
alerte dans la perspective d’organiser militairement
le départ de Gbagbo. Suite à la rencontre de Bamako
du 18 au 20 janvier 2011 entre les états-majors des
armées de la Cedeao, un accord aurait été passé
entre Ouattara et certains pays de la région (Nigeria,
Sénégal et Burkina Faso) pour fournir la rébellion
du Nord en armes.
12/07/11 8:50:18
Politique africaine
167 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
ou pas du tout contrôlées par le système
sécuritaire de Laurent Gbagbo.
Sur le front diplomatique, l’échec du
camp LMP est couronné par la décision
de l’Union africaine dite « contraignante
pour les deux parties » qui reconnaît
qu’Alassane Ouattara est le président
élu de Côte d’Ivoire depuis le 3 décem­
bre 2010. Jouissant d’une légitimité
réaffirmée par cette instance, et malgré
les soutiens africains de Laurent Gbagbo,
Ouattara donne son onction à la der­nière mue des Forces nouvelles à travers
l’ordonnance du 17 mars 2011 : elles
deviennent alors les Forces républicaines de Côte d’Ivoire. Avant cette date,
les Forces nouvelles ont eu un parcours
politique et militaire qu’il convient de
retracer pour comprendre comment et
pourquoi les derniers événements
politiques semblent se dérouler en leur
faveur.
Les mutations successives
d’une rébellion
En janvier 2003, l’accord inter-ivoirien
de Linas-Marcoussis prescrit la démo­
bilisation immédiate de toutes les recrues
enrôlées depuis le 19 septembre 2002 et
recommande au gouvernement de récon­
ciliation nationale de « s’attacher dès sa
prise de fonctions à refonder une armée
attachée aux valeurs d’intégrité et mora­
lité républicaine ». L’Accord poli­tique de
Ouagadougou, signé en mars 2007,
relance le processus de démobilisation
et d’intégration des deux armées en
créant de nouveaux organes conjoints
dont le CCI (Centre de commandement
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 23
intégré) 12, le PNRRC (Programme national
de réinsertion et de réhabilitation commu­
nautaire) et le PSCN (Programme de ser­
vice civique national), tous en charge de
contribuer au processus pacifique de
sortie de crise – sans que celui-ci n’avance
véritablement. Non seulement les com­
battants des FAFN n’ont pu être totale­
ment démobilisés à ce jour, mais la tâche
de reconstruire une armée républicaine
a été remise à l’après-élection prési­
dentielle de 2010 13. Parce que la délicate
question de la démobilisation des com­
bat­t ants des deux camps n’avait pas
trouvé de réponse adéquate, la rébellion
de 2002 a subi plusieurs transformations
pour continuer à se maintenir dans l’es­
pace politique et militaire.
12. Le Centre de commandement intégré, dirigé par
le colonel Nicolas Kouakou issu des FDS, est une
composition mixte d’éléments FAFN et FDS devant
constituer l’embryon expérimental de la nouvelle
armée ivoirienne. À sa création, il a surveillé l’ancienne zone de confiance sur la ligne de front en
constituant des patrouilles mixtes. Plus tard le CCI
a sécurisé les opérations d’identification des populations, des audiences foraines, puis l’élection
présidentielle.
13. Parmi les événements politiques qui entravèrent
le processus, on peut citer le blocage des pourparlers de l’Accord de Pretoria sur la question de l’éligibilité à la présidence, les violents événements
survenus à Duékoué (dans l’ouest) en juin 2005
(massacre d’une quarantaine de villageois dans les
villages de Guitrozon et Petit-Duékoué), les reports
successifs de la tenue de l’élection présidentielle
d’octobre 2005 et la prolongation du mandat présidentiel. Après l’Accord de Ouagadougou, des manifestations violentes des éléments des FAFN dans
plusieurs villes occupées entre juin et décembre 2008 ont révélé les blocages financiers et techniques du processus de désarmement.
12/07/11 8:50:18
168 Conjoncture
Du Mouvement patriotique de
Côte d’Ivoire aux Forces nouvelles
Cette rébellion, connue sous le nom
de « Forces nouvelles de Côte d’Ivoire »,
s’est fait connaître à la suite de la tentative
de coup d’État perpétrée contre le régime
du président Laurent Gbagbo dans la
nuit du 18 au 19 septembre 2002. En
réalité, il s’agit de trois mouvements
insurrectionnels qui éclatent dans des
circonstances aussi différentes que les
justifications qui les sous-tendent. Ce
qui semble au départ être une mutinerie menée par des militaires menacés
de radiation s’est transformé en un
mouvement insurrectionnel armé et bien
organisé. Le Mouvement patriotique de
Côte d’Ivoire (MPCI) est le premier mou­
vement rebelle qui s’est fait connaître,
avec à sa tête un secrétaire général :
Guillaume Kigbafori Soro, un ancien
leader de la Fesci (Fédération estudiantine
et scolaire de Côte d’Ivoire). Rapidement,
le MPCI réussit, par « effet de surprise »,
à occuper une partie du territoire national
mais échoue dans sa tentative d’occu­
pation de la ville d’Abidjan. Ce premier
mouvement rebelle se replie à hauteur
de Bouaké, au centre du pays. Les deux
autres mouvements rebelles sont apparus
dans l’ouest, à la suite et surtout avec
l’aide du MPCI, en novembre 2002. Ce
sont le MJP (Mouvement pour la justice
et la paix) et le MPIGO (Mouvement
patriotique ivoirien du Grand Ouest).
Ces mouvements se joignent au MPCI
le 22 décembre 2002 pour former les
Forces nouvelles de Côte d’Ivoire. C’est
cette alliance de mouvements rebelles
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 24
qui forme la base des FN avec ses arti­
culations à la fois militaires (les FAFN),
civiles, politiques et économiques.
La mise en place d’une administration
par les composantes politiques et mili­
taires de ces mouvements, ainsi que
l’organisation et le contrôle des circuits
économiques dans les zones sous son
occupation ont par moments renforcé
l’hypothèse de la création d’un État
séces­sionniste par la rébellion. Mais ce
ne fut jamais le cas. Au bout de plusieurs
années d’occupation des zones du centre,
du nord et de l’ouest de la Côte d’Ivoire,
cette « mystérieuse » rébellion a démontré
qu’elle possède bien une dynamique
propre qui lui a permis de subsister. En
marge de l’installation d’autorités de fait
pour suppléer l’absence d’État, il s’est
surtout agi de mettre en place un système
de prédation des ressources et d’établir
une relation avec les populations visant
à légitimer la « lutte ».
La légitimation sociale
d’une rébellion
L’insurrection armée du 19 septembre
2002, qui a progressivement conduit à
l’occupation d’une partie du territoire de
la Côte d’Ivoire, a eu besoin d’un environ­
nement social et culturel favorable pour
donner naissance à une rébellion orga­
nisée et soutenue. En effet, la participation
des populations civiles des « zones assié­
gées » s’est présentée comme un atout
dans les stratégies de la rébellion après
l’échec de l’action militaire. L’ap­parente
collaboration des populations avec le
mouvement insurrectionnel s’est traduite
12/07/11 8:50:18
Politique africaine
169 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
par des enrôlements massifs et, surtout,
l’adhésion de nombreux jeunes civils.
L’afflux de combattants a constitué
la force principale de la rébellion
naissante.
Bien que cet ancrage local du mou­
vement soit avéré, la rébellion a été
soupçonnée de bénéficier du soutien du
Burkina Faso, qui lui aurait fourni armes,
soldats, instructeurs et autres appuis
logistiques 14. Avec moins de 800 soldats
au début de l’insurrection, l’effectif
mobilisé par les FN est estimé en 2006
à 42 564 combattants 15.
Naturellement, la rébellion n’a pas
commencé par fonctionner comme une
armée classique. L’autorité et la hiérarchie
internes aux forces militaires rebelles,
qui ont ensuite accueilli de nombreux
civils, s’ordonnent en fonction du cha­
risme des chefs 16 et de certaines recrues.
Cependant, lorsque les combat­tants ont
été regroupés dans les différents camps
et casernes, ils ont été sommairement
formés à la vie militaire. C’est alors que
l’organisation d’une armée classique
s’est progressivement mise en place. La
rébellion a enclenché un processus d’ins­
ti­t utionnalisation de son autorité sans
pour autant glisser vers le discours de la
sécession. À la fin de l’année 2006, elle
14. Les informations de nature militaire sont encore
difficiles d’accès mais, au cours de nos enquêtes de
terrain, nous avons noté la présence de combattants
non-ivoiriens dans les effectifs des FAFN.
15. Chiffre établi par la division de l’Onuci chargée
du désarmement des combattants.
16. Ceux-ci ont regroupé autour d’eux de véritables
factions aux noms évocateurs tels que Guépard,
Cobra, Force pure, Bataillon mystique, Cosa Nostra,
Ninja noir, Delta force, Anaconda, Armée rouge,
etc.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 25
achève de mettre en place une armée
structurée 17 avec pour mission, selon le
secrétaire général Guillaume Soro,
d’« assurer en tout temps et en toutes
circonstances et contre toutes les formes
d’agression, la sécurité et l’intégrité du
territoire sous contrôle des Forces nou­
velles ainsi que la vie des populations 18 ».
À cet effet, s’étant dotées d’un état-major,
les FN mettent en place quatre autres
structures en charge des questions sécu­
ritaires. Ce sont la Direction générale de
la police et de la gendarmerie 19, sous
l’autorité du commandant 20 Tuo Fozié ;
la Direction générale des forces para­
militaires 21, sous l’autorité du comman­
dant Koné Messamba ; la Direction
centrale du commissariat des armées,
sous l’autorité du commissaire Ouattara
17. La nouvelle structuration des FAFN fait disparaître les entités telles que le « bataillon Anaconda »,
la « compagnie Guépard » ou le « bataillon mys­
tique » qui, à la longue, se présentaient surtout
comme des clans proches de certains chefs militaires et développaient des logiques factionnelles.
À la prise d’Abidjan, en avril 2011, les factions internes de l’ex-rébellion sont réapparues, en particulier
dans le quadrillage sécuritaire de la ville.
18. Discours de clôture de Guillaume Soro, séminaire de réflexion des FN sur leur réorganisation
interne, Bouaké, 26 octobre 2006.
19. Deux promotions d’officiers et de sous-officiers
de la police et de la gendarmerie ont été formées
entre 2006 et 2007. Ces combattants reconvertis de
la rébellion sont désormais chargés de la sécurité
des populations dans les zones des FN. Il était prévu
qu’ils seraient associés à la sécurisation du pro­
cessus électoral.
20. Le titre de « commandant » est donné à des
meneurs de la rébellion qui, en réalité, sont pour
certains des sergents ou de simples soldats du
rang.
21. Il s’agit du corps des agents de la douane et des
eaux et forêts dont le projet de création était en
cours en 2006.
12/07/11 8:50:18
170 Conjoncture
Adama ; et l’Inspection générale des
armées, sous l’autorité du commissaire
Ouattara Seydou.
Le charisme de certains « chefs de
guerre » a délimité des territoires d’in­
fluence qui, par la suite, se sont trans­
formés pour certains en véritables fiefs.
La prolifération de ces « chefs » diffi­
cilement contrôlables, ainsi que les dif­
ficultés à faire appliquer les décisions
de la tête politique représentée par le
secré­t ariat général, conduisent, en
octobre 2006, à une réorganisation des
zones de commandement. Pour ce faire,
le terri­toire sous contrôle des FN est
subdivisé en dix zones de commandement
militaire, chacune placée sous l’autorité
des fameux commandants de zone, les
« com-zones » 22.
L’organisation politique interne des
FN a quant à elle été appuyée par les
forces sociales et politiques de leur
milieu d’implantation. Le secrétariat
général des FN, en tant qu’entité admi­
nistrative, est animé par des jeunes colla­
borateurs issus en partie de la dissidence
de la Fesci et des bases du Rassemblement
des républicains (RDR) 23. Le secrétariat
22. Les grades militaires ont été attribués par le
secrétaire général des FN aux anciens militaires
sur la base d’une échelle de promotion dont il est
difficile d’identifier les critères. La question de la
reconnaissance de ces grades par les officiers des
Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI)
fut pendant longtemps un frein au processus de
réconciliation et de réunification de l’armée.
23. Parti politique créé en 1994 par un groupe de
dissidents du PDCI et soutenu en majorité par
les ressortissants du nord s’estimant victimes
de l’« ivoirité » les reléguant au rang de citoyens
de seconde zone. Alassane Ouattara en devient
­président le 1er août 1999.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 26
général s’appuie également sur le « cabinet
civil » en charge des relations avec les
orga­n isations de la société civile et
politique.
Le cabinet civil des FN régente prati­
quement l’espace civil dans les zones
occupées, avec l’appui d’une constellation
d’organisations qui, se revendiquant de
la société civile, ont pour la plupart pris
ouvertement parti pour la rébellion. Ce
cabinet intervient dans la coordination
de l’action humanitaire, en particulier
dans le domaine de la santé. Pendant que
les « Com-zones » donnent les « laissezpasser » autorisant la libre circulation
des missions des ONG internationales,
c’est le cabinet civil qui organise sur
le terrain l’accès aux bénéficiaires des
pro­grammes d’urgence. Avec le retour
progressif de l’administration d’État,
impulsé conformément à l’Accord de
Ouagadougou, l’organisation politique
des FN procède à la nomination de délé­
gués départementaux officiel­lement
« chargés de relayer les décisions du
secré­t ariat général » et « d’aider à la
facilitation du retour, de l’installation
et de l’acceptation des fonctionnaires de
l’administration » 24. Dans le sillage de
l’application de cet accord, on assiste à la
cohabitation des autorités FN avec l’ad­
ministration déconcentrée représentée
par les préfets et sous-préfets. Cette
démarche a été interprétée comme une
tentative pour « l’ex-rébellion » de main­
tenir sa présence et, à l’occasion, de forger
les bases embryonnaires d’un parti
24. Entretien avec Soro Kanigui, responsable du
cabinet civil des FN, Korhogo, 24 décembre 2007.
12/07/11 8:50:18
Politique africaine
171 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
politique 25. L’organisation politique mise
en place par les FN, en limitant quelque
peu le chaos administratif, a favorisé
l’émergence d’une économie de guerre
qui s’est développée parallèlement au
maintien relatif des structures éta­
tiques 26. Cette économie de prédation,
partie intégrante de la gouvernance
rebelle, s’est progressivement institu­
tionnalisée.
La gouvernance économique
en zone rebelle
Au début du conflit armé, le blocage
systématique de l’approvisionnement en
vivres et médicaments en provenance du
Sud s’ajoute à la désorganisation des
circuits économiques. La rébellion se
trouve alors confrontée aux charges
d’entretien de son dispositif matériel et
humain. Les autorités des FN décident,
en novembre 2003, de mettre en place un
nouveau schéma de contrôle et de gestion
des activités économiques, en pleine
recomposition dans leurs zones 27.
25. Rappelons que le rapprochement entre Laurent
Gbagbo et le secrétaire général des FN favorisé par
l’Accord de Ouagadougou fut perçu d’un mauvais
œil dans certains milieux RDR. En effet, les délégués départementaux FN pourraient devenir de
véritables adversaires politiques des représentants
locaux du RDR puisqu’ils se déploient dans des
bastions traditionnels du parti d’Alassane Ouattara.
De fait, une tendance RDR pro-FN aurait pris naissance au sein de ce parti. Le 4 juin 2011, les jeunes
du RDR de San Pedro ont ouvertement demandé à
Guillaume Soro de prendre la tête de ce parti.
26. Voir F. Gaulme, « L’“ivoirité”, recette de guerre
civile », Études, vol. 3, n° 394, 2001, p. 292-304.
27. Il est ici question des changements apportés,
d’une part, par la disparition des taxes et barrières
douanières et, d’autre part, par l’apparition de nou-
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 27
Le système économique des FN est
pensé et mis en place par un secrétariat
national chargé de l’Économie et des
finances qui, par l’intermédiaire de
quatre départements ou sous-directions
techniques (ressources agropastorales,
grandes entreprises, hydrocarbures et
ressources frontalières), soumet ­différents
secteurs de l’économie à un système de
taxation permettant de constituer une
ressource financière pour le fonction­
nement de chaque zone de comman­
dement. Par ailleurs, les autorités
locales – notamment les différentes
intendances militaires – prélèvent des
taxes quotidiennes sur les marchés et les
transports en commun. D’autres moyens
de mobilisation des ressources financiè­
res, moins officiels, profitent au système
FN comme la Caisse d’épargne populaire
et de crédit de Côte d’Ivoire (qui devient
plus tard le Crédit du Nord) ou encore
l’organisation exclusive des jeux par
la Loterie nouvelle de Côte d’Ivoire.
En définitive, l’organisation mise en
place permet de générer des ressources
suffisantes pour l’auto-entretien de l’en­
semble du dispositif des FN.
Du statut d’arbitre et du pouvoir
de sanctionner
Au cours de l’application de l’Accord
politique de Ouagadougou, la posture
de l’ex-rébellion évolue fortement, au
point de faire oublier qu’elle a choisi
veaux acteurs ou opérateurs économiques, de nouveaux marchés et circuits d’approvisionnement
alimentés par la contrebande et les trafics divers
(une véritable économie de guerre avait cours).
12/07/11 8:50:18
172 Conjoncture
l’option de la violence pour accéder au
pouvoir. Quelques semaines avant
d’accéder au poste de Premier ministre
de Laurent Gbagbo le 29 mars 2007,
Guillaume Soro appelle même les partis
politiques de l’opposition à « se départir
du complexe de la rébellion 28 ». Cette
promotion de leur patron élève les FN
au rang « d’ex-rébellion politiquement
fréquentable » pour toute la classe poli­
tique ivoirienne. Mais, au-delà de l’image
d’une rébellion policée, il faut surtout
souligner le rôle d’arbitre alors confié
aux FN. Durant le processus électoral,
les FN conservent leur neutralité dans le
débat politique autour des listes élec­
torales et de la crise de la CEI 29, et par­
ticipent même à la sécurisation du scrutin.
À travers la participation des éléments
FAFN à la sécurisation des audiences
foraines, l’ex-rébellion réussit à se poser
en arbitre du jeu politique ivoirien.
Notons au passage qu’elle le fait sans
pour autant renoncer à ses « privilèges »,
notamment le maintien du statu quo en
matière de contrôle des flux économiques
dans ses zones.
28. Guillaume Soro, adresse à la Nation à l’occasion
de la nouvelle année, Bouaké, 1er janvier 2007.
29. Survenue en janvier 2010, la crise au sein de cette
institution était relative à l’inscription présumée
frauduleuse, par certains membres de la CEI, de
429 000 personnes sur les listes électorales. À la
suite d’une plainte formulée par le camp prési­
dentiel et d’une enquête judiciaire, le président
Gbagbo a dissous la CEI et le gouvernement. La CEI
a été par la suite reconstituée mais son président,
Beugré Mambé, et quelques-uns de ses collabo­
rateurs ont été limogés sans que l’opposition perde
le contrôle de la structure. Son nouveau président,
Issouf Bakayogo, est issu du PDCI.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 28
Invité à se prononcer publiquement
sur la position des FN pendant le pro­
cessus électoral, Sidiki Konaté, ministre
du Tourisme et de l’Artisanat issu de l’exrébellion, tient les propos suivants :
« Officiellement comme officieusement, nous
n’avons pas de candidat. Les Forces nouvelles
sont des arbitres. Lorsque la campagne sera
ouverte, le pays sera tenu par le Premier
ministre. […] Nous irons en campagne mais
pour le fair-play, pour une élection sans
violence. […] Celui qui perd accepte et celui
qui gagne respecte les autres 30 ».
La position d’arbitre adoptée par les
FN a été précisée quelques jours aupa­
ravant par le Premier ministre Guillaume
Soro affirmant qu’il a catégoriquement
interdit aux personnes membres de son
cabinet et à ses proches collaborateurs
de prendre part d’une manière ou d’une
autre à la campagne électorale. L’exrébellion ne fait cependant pas oublier
qu’elle dispose potentiellement d’une
puissance de feu qui pourrait être uti­
lisée si elle estime que les règles du jeu
politique ne sont plus respectées. C’est
d’ailleurs fort de cette conviction d’être
devenu un puissant arbitre que Sidiki
Konaté prévient la classe politique ivoi­
rienne en ces termes : « Celui qui n’a pas
gagné et dit le contraire nous trouvera
sur son chemin 31 ».
À l’approche de l’élection prési­den­
tielle, l’ex-rébellion engage une autre
30. Le Patriote, n° 3290, 7 octobre 2010.
31. Ibid.
12/07/11 8:50:19
Politique africaine
173 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
mutation. Dès juin 2010, les ­comman­
dements de zone procèdent à l’en­
casernement de leurs soldats. Ils se
réorganisent officiellement en quatre
groupements d’instruction dans les villes
de Man, Séguéla, Bouaké et Korhogo.
Mais cet encasernement, ralenti par des
obstacles techniques et financiers,
s’arrête définitivement avec la crise postélectorale. L’état d’alerte dans lequel les
met le ralliement de Guillaume Soro à
Alassane Ouattara réactualise plutôt
les anciens commandements de zones,
qui deviennent des groupements tac­
tiques dans le courant du mois de jan­
vier 2011 lors de la préparation de
l’offensive sur Abidjan. Les éphémères
groupements d’instruction font alors
place à neuf groupements tactiques qui,
sous la conduite des ex-com-zones,
rouvrent les fronts dès le début du mois
de mars par les offensives de l’Ouest
et amorcent la descente sur Abidjan sous
la bannière FRCI.
Des FN aux FRCI en passant par les
grou­p ements d’instruction et grou­
pements tactiques, l’ex-rébellion fait
évoluer ses dénominations et s’adapte
aux contingences politiques du moment.
Malgré ces mutations, il semble que les
motivations et les objectifs du mouve­
ment ne changent pas vraiment. En
janvier 2003 à Marcoussis, Guillaume
Soro et ses hommes obtiennent le minis­
tère de la Défense qu’ils n’ont pu occuper
car Laurent Gbagbo a su mobiliser à
travers la rue « l’opinion nationale »
contre cette décision. Aujourd’hui, le
contexte politique fait qu’ils exercent
pleinement cette fonction.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 29
La guerre (en partie)
sous-traitée d’Abidjan
Du 28 mars au 3 avril, toutes les villes
de l’intérieur du pays tombent facilement
sous le contrôle des FRCI. Seule la prise
de Duékoué, à l’Ouest, se heurte à une
réelle résistance des miliciens et mer­
cenaires. L’avancée rapide des FRCI
vers Abidjan ne rencontre qu’une faible
résis­t ance des FDS, en particulier en
raison des nombreuses défections dans
les rangs de ces dernières. À l’Ouest
comme à l’Est, ce sont des centaines
d’élé­ments des FDS qui trouvent refuge
de l’autre côté des frontières, c’està-dire respec­t ivement au Liberia et au
Ghana. Pour ceux qui rejoignent la
capitale, le repli sur Abidjan n’est guère
un repli tactique mais plutôt une série
de capitulations concédées par une
armée divisée et sans véritable chaîne
de com­mandement. Dès lors, Abidjan
concentre toutes les forces qu’il reste au
camp Gbagbo. La résistance s’y prépare
dans les camps (Anyama, Akouédo,
Agban), au palais présidentiel situé
au Plateau, le quartier des affaires, à
la résidence du président à Cocody et
dans les quartiers de Yopougon, Adjamé
et Port-Bouët où se concentrent les
miliciens.
Après plusieurs annonces, entre le 1er
et le 3 avril, les FRCI procèdent à l’en­
cerclement de la ville puis à des attaques
sporadiques pour, disent-elles, « harceler
l’ennemi ». Cette tactique permet au
Commando invisible d’Abobo d’inten­
sifier son action et de gagner du terrain.
Le sergent Ibrahim Coulibaly, dit IB,
12/07/11 8:50:19
174 Conjoncture
rival de Guillaume Soro 32, confirme sa
présence à Abidjan et revendique désor­
mais la paternité du commando d’Abobo.
Il reconnaît se battre contre le régime
Gbagbo pour protéger les populations
mais rejette tout lien avec Ouattara ou
les FRCI. Le jeu trouble du sergent se
faisant désormais appeler « Général IB »
crée la confusion au sein des combattants
pro-Ouattara, notamment lors de la
tentative d’occupation de la RTI. Certains
membres du commando d’Abobo, qui
ont effectivement pris la télévision d’État
le 6 avril, se seraient mutinés pour
protester contre la diffusion d’un film
d’IB appelant à une transition politique
sous sa direction. Dans la confusion, le
commando est repoussé hors des locaux
de la RTI par un renfort des FDS.
Visiblement, les actions du commando,
miné par des dissensions internes, ne
sont pas coordonnées avec les troupes
des FRCI.
Ces dernières lancent l’assaut final le
4 avril. Notons qu’elles avancent dans
un cadre balisé en leur faveur par la
communauté internationale à travers
32. La principale tension interne aux FN vient de la
rivalité entre Guillaume Soro et IB, qui se disputent
le leadership du groupe depuis la création du MPCI.
Les partisans de IB voient en Soro un usurpateur
qui, par des manœuvres politiciennes, a évincé le
chef originel du mouvement. L’affrontement entre
factions rivales a gagné en intensité à partir de
décembre 2003 à travers des combats sporadiques
et des massacres réciproques entre pro-Soro et
pro-IB. Cette guerre des factions s’est poursuivie
durant toute la première moitié de l’année 2004.
Puis l’attentat de juin 2007 contre l’avion de Soro
(devenu Premier ministre) a été revendiqué par IB.
Le rival de Soro a été finalement tué le 27 avril 2011
à Abidjan à la suite des combats.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 30
la résolution onusienne 1975 du 30 mars.
Celle-ci engage les « forces impartiales »
de l’Onuci et de la force Licorne dans
la bataille et leur donne le mandat de
détruire les armes lourdes des forces
pro-Gbagbo stationnées au palais pré­
sidentiel, à la résidence présidentielle, et
aux camps militaires d’Akouédo, d’Agban
et de la Garde présidentielle. Il s’agit
d’une situation inédite : des forces sous
mandat onusien évoluent aux côtés d’une
ancienne rébellion pour faire respecter
la volonté démocratiquement exprimée
du peuple. Malgré les bombardements
par les forces onusiennes, les FRCI ren­
contrent une farouche résistance du fait
de la puissance de feu des com­battants
pro-Gbagbo et de leur meilleure connais­
sance du terrain. Ces derniers réussissent
même une percée victorieuse et repoussent
les FRCI jusqu’au retranchement de
Ouattara et son gouvernement le 10 avril.
Les FRCI continuent leurs offensives
malgré des pertes sévères qui nécessitent
l’envoi de renforts. Elles sont assurées de
l’appui des « forces impartiales », puisque
la neutralisation des armes lourdes est
sous-traitée par ces dernières. D’ailleurs,
c’est à la suite de plusieurs heures de
bombardements aériens des positions
des forces pro-Gbagbo par la Licorne
et l’Onuci que les FRCI accèdent au
bunker de la résidence présidentielle et
procèdent à l’arrestation de l’ex-président
le 11 avril.
12/07/11 8:50:19
Politique africaine
175 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
Les FRCI, une composition
hétéroclite
En définitive, la mission confiée au
FRCI de « rétablir la paix et la démocratie »
est en partie atteinte. Cependant, au cours
de l’offensive, les forces pro-Ouattara ont
eu recours à plusieurs types de combat­
tants, avec pour conséquence de changer
sa structuration de départ. On peut
s’interroger sur l’identité des combattants
et la composition des troupes qui, en
moins d’une semaine, se sont retrouvées
aux portes d’Abidjan pour ensuite mettre
fin au règne de Laurent Gbagbo.
Les FRCI sont composées en grande
partie des soldats des FAFN. Ceux-ci
proviennent en majorité du groupe des
5 000 Volontaires pour l’armée nouvelle
(VAN) déjà identifiés et partiellement
encasernés avant l’élection. Notons que
l’intégration de ces hommes aux forces
nationales était, avant l’élection, un
processus déjà avancé. Pour rappel,
l’accord de Pretoria a autorisé la for­
mation de 600 combattants issus des
FAFN sur un total de 4 000 qui doivent
intégrer la police et la gendarmerie
nationales. Ces 4 000 candidats devant
intégrer la nouvelle armée ont été
mobilisés pour la bataille d’Abidjan. À
ce noyau de combattants qui appar­
tiennent au CCI, s’ajoutent les renforts
d’ex-combattants FN remobilisés pour la
circonstance. Les FRCI comptent aussi
dans leurs rangs des ex-FDS qui se sont
ralliés avant, pendant, et après l’offensive.
On ne peut pas estimer le nombre de
membres des FDS ralliés aux premières
heures mais on imagine qu’une majorité
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 31
a rejoint les FRCI durant la crise, notam­
ment en mars et surtout après l’arrestation
de Gbagbo qui a suscité une succession
de serments d’allégeance des officiers
des FDS à Alassane Ouattara.
La composante la plus remarquable
des FRCI est celle des « recrues fraîches »
constituées de jeunes enrôlés dans les
villes tombées sous leur contrôle et
peu de temps avant et après la bataille
d’Abidjan. Ces recrues sont en nombre
très important. Leur implication dans
la bataille est déterminante car elle a
pour effet de déborder les combattants
pro-Gbagbo. Elles ont pallié la mauvaise
connaissance du terrain abidjanais des
soldats des FRCI venus de l’intérieur.
Dans ce groupe de nouvelles recrues, on
compte les jeunes combattants du Com­
mando invisible d’Abobo33 et certains
des jeunes partisans de Ouattara, les
« adoboys »34. Ces derniers se sont armés
dans la commune de Koumassi, au sud
d’Abidjan, quelques jours avant l’entrée
des FRCI dans la capitale économique.
L’identification, débutée le 8 mai 2011
par le PNRRC (Programme national de
33. Avant le décès d’IB le 27 avril 2011, plus d’un
millier des combattants du Commando invisible
a déjà rejoint les effectifs des FRCI. La dernière
vague des combattants de ce commando, au
nombre de 300, a désarmé et s’est ralliée aux FRCI
le 7 juin 2011.
34. Il s’agit au départ de groupes de jeunes qui n’appartiennent pas nécessairement aux sections de
jeunesse du RDR mais qui ont été associés à l’organisation de la campagne électorale depuis octobre 2005. Au cours de la crise post-électorale, dans
certains quartiers comme Koumassi et Treichville,
les « adoboys » sont entrés en contact avec le
Commando invisible d’Abobo.
12/07/11 8:50:19
176 Conjoncture
réinsertion et de réhabilitation commu­
nautaire)35, de ces jeunes volontaires
parmi lesquels se trouvent des nonivoiriens, révèle qu’ils sont alors 7 786
engagés aux côtés des FRCI pour la seule
ville d’Abidjan. La composition du
groupe hétéroclite des FRCI est complétée
par les repris de justice venus gonfler
les rangs des combattants, notamment
ceux du Commando d’Abobo. En effet,
lorsque l’offensive est lancée, les prisons
des villes traversées voient leurs pen­
sionnaires libérés après la fuite des
gardes pénitentiaires. Les portes de la
Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan,
dans la commune de Yopougon, sont
ouvertes par le Commando invisible
d’Abobo le 4 avril. Ce sont plus de
6 000 prisonniers qui sont alors lâchés
dans la nature et dont une partie s’est
armée. Les pillages, vols et braquages
suivant l’entrée en scène de ces repris de
justice enrôlés par les FRCI sont dans la
suite logique des événements. Pour
compléter ce tableau de la composition
des forces, il faut enfin relever le cas
paradoxal des jeunes initialement
recrutés au sein des milices pro-Gbagbo.
Au cours des combats, ayant compris
que le rapport de force n’était plus à leur
avantage, ils ont changé de camp. C’est
le cas de plusieurs chefs de milices,
comme « Magui le Tocard », qui ont par
Les FRCI ne constituent pas la mou­
ture finale de ce que seront les forces
armées nationales ivoiriennes mais, au
vu des profils hétéroclites des candidats,
on s’inquiète déjà des tensions évidentes entre leurs composantes. Des
affrontements ont d’ores et déjà eu lieu
au sein des FRCI. Un élément des ex-FDS
a été abattu par un membre des ex-FAFN
lors de leur premier regroupement dans
le camp d’Akouédo le 18 avril. Plusieurs
cas d’exactions impliquant des nouvelles
recrues des FRCI sont régulièrement
signalés, alors que l’encasernement total
de celles-ci est retardé car il faut combler
le vide que pourraient laisser le déman­
tèlement et la réorganisation du dispositif
sécuritaire de l’ancien régime 36. En
marge de ces préoccupations, le racket
sur les routes, autrefois reproché aux
FDS, est repris par les FRCI et s’intensifie.
Malgré l’appel du président Ouattara à
bannir cette pratique, il faut se rendre
35. Le PNRRC, créé par arrêté du Premier ministre
suite à l’Accord de Ouagadougou, est venu remplacer en septembre 2007 l’ancien PNDDR-RC. Le
désarmement et la démobilisation anciennement
confiés au PNDDR-RC ont été transférés au CCI.
Le PNRRC s’occupe exclusivement de la réinsertion
des ex-combattants.
36. Une réorganisation ou dissolution de certaines
unités de l’appareil de sécurité intérieure du régime
Gbagbo est en cours. Sont visés la Compagnie
­républicaine de sécurité, la Brigade anti-émeutes,
le Cecos et le Détachement mobile d’intervention
rapide.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 32
la suite aidé les FRCI à démanteler
les dernières bases de résistance du
quartier de Yopougon, fief des partisans
de Gbagbo. Certains de ces miliciens
reformés identifiés par le PNRRC
continuent encore d’appartenir à des
unités des FRCI.
Pour quelle armée ?
12/07/11 8:50:19
Politique africaine
177 Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire
à l’évidence du fait qu’elle fait partie des
vieux réflexes de la rébellion. Dans l’an­
cienne zone CNO (Centre, Nord et Ouest)
qu’occupaient les FAFN, le rançonnement
et le racket ont constitué un mode de
rémunération « normal » des combattants
rebelles quand ceux-ci ne percevaient
pas de solde. Le pillage ou le racket de
trans­p orteurs et de voyageurs sont
d’ailleurs des pratiques perçues par ces
nouveaux soldats comme un moindre
mal car le mode de leur rémunération
n’est pas encore défini. Le paiement
annoncé des pécules ne concerne en effet
que le noyau des unités ayant appartenu
au CCI, ce qui occasionne la grogne des
nouvelles recrues dont la situation reste
à clarifier. Pendant ce temps, la maîtrise
de la situation sécuritaire est difficile
car policiers et gendarmes, méfiants,
hésitent à rejoindre les commissariats
et bri­gades 37. La crainte de représailles
et l’existence de réelles vendettas remet­
tent sérieusement en cause leur inté­
gration au sein des FRCI, et ce malgré la
coopération réussie, par endroits, entre
composantes hétéroclites.
La question de la hiérarchie au sein
de cette nouvelle armée, notamment
concernant les relations entre officiers
des ex-FDS et « com-zones » des ex-FAFN,
chefs des FRCI, va se poser avec acuité.
La nécessité de fusionner une armée de
métier et une armée de révolte appelle à
37. Cette situation s’améliore toutefois nettement :
le 8 juin 2011, le gouvernement, réuni en Conseil des
ministres, a constaté qu’à l’intérieur du pays, 85 %
des policiers ont repris du service. Dans le district
d’Abidjan, ce taux s’élevait à 96 %.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 33
la cohabitation et à la collaboration entre,
d’une part, les hommes liges d’un régime
déchu et, d’autre part, des vainqueurs
venus du Nord qui se considèrent comme
des libérateurs ayant fait respecter
l’alternance démocratique. En effet, les
« libérateurs d’Abidjan » ne cachent pas
leur fierté et on ne peut préjuger combien
l’ego de leurs adversaires d’hier peut
s’en trouver froissé, notamment lorsque
les grades antérieurs n’ont plus lieu
d’être38. Comment, par exemple, caser
dans la hiérarchie d’une armée régulière le commandant Chérif Ousmane,
du grou­pement tactique 3, sergent-chef
avant la rébellion, devenu le chef incon­
testé de la redoutable « compagnie
Guépard » et qui, pour signifier son pou­
voir, a pris ses quartiers dans les locaux
de l’ancien état-major ? En somme, il est
aujourd’hui question pour le nouveau
président de réconcilier les Ivoiriens
et, par-dessus tout, de forger une
armée réunifiée et républicaine avec des
hommes qui, assurément, ne partagent
pas encore les mêmes valeurs39. Cette
tâche n’est pas aisée et la nomination
encore ajournée, à l’heure où sont écrites
ces lignes, d’un chef d’état-major devant
38. Le président Ouattara a signé le 14 juin 2011, le
décret n° 2011-116 portant « institution d’une commission de redressement des grades dans les forces
armées ». Placée sous l’autorité du Premier ministre
et ministre de la Défense, cette commission est composée d’officiers généraux et officiers supérieurs de
la haute hiérarchie militaire.
39. Par exemple, les patrouilles mixtes annoncées
n’ont pas lieu car les gendarmes et une bonne partie
des FDS restent dans les casernes. Ceci laisse à penser que le volet militaire de la crise n’est pas totalement réglé.
12/07/11 8:50:19
178 Conjoncture
conduire la formation de la nouvelle
armée indique combien cette manœuvre
politique et stratégique reste délicate.
En septembre 2002, Guillaume Soro
et ses hommes annoncent leur volonté
d’instaurer un nouvel ordre politique en
Côte d’Ivoire car, selon eux, le jeu poli­
tique a besoin d’être assaini. La rébellion
d’alors tient tête à un régime dit de
« refondation » qui souffre d’un déficit de
légitimité car son chef, Laurent Gbagbo,
bien que se présentant comme « l’enfant
des élections », a accédé au pouvoir dans
des « conditions calamiteuses40 », selon
ses propres mots. Depuis 1999, les dif­
ficiles alternances au pouvoir se sont
chaque fois opérées sur fond de violences.
Aussi l’apparition de la rébellion en 2002
se présente-t-elle comme la suite logique
de cet engrenage de violences qui, allant
crescendo, caractérise le jeu politique
ivoirien depuis le début des années 1990.
Après plusieurs mutations, cette rébel­
lion devient une pièce maîtresse de
l’échi­quier politique ivoirien. Cependant,
elle n’a pas exorcisé la violence des
stratégies de conquête et/ou de conser­
vation du pouvoir d’État. Longtemps
contenue pendant la crise, celle-ci se
manifeste à l’occasion de la crise postélectorale dans les mêmes registres,
c’est-à-dire sur des bases partisanes et
identitaires. Dans ce contexte, les FN,
tantôt rebelles, tantôt arbitres mais
toujours accrochées à leurs privilèges, se
40. Propos tenus lors d’un discours télévisé en
­o cto­bre 2000 au lendemain de son accession au
pouvoir.
03 Polaf122_Conjonct_c01.indd 34
métamorphosent en « Forces républi­
caines » pour, cette fois, faire respecter
le verdict des urnes. Pouvait-on faire
l’économie de cette guerre ? Toujours
est-il que l’intervention de Guillaume
Soro et des « com-zones » s’est faite au
prix d’une mise à mal de la cohésion
nationale et perpétue le recours à la
violence en tant qu’élément central du
jeu politique ivoirien. Avec une telle
règle du jeu, comment construire une
armée républicaine ? C’est le défi qui
attend le président Ouattara.
Moussa Fofana
Université de Bouaké
Abstract
From New Forces to the Republican
Forces of Côte d’Ivoire. How a rebellion
becomes republican
The organization of a presidential election
has not produced a peaceful conclusion to
the Ivoirian crisis. Instead, a violent post­
election crisis occurred, during which one of
its main actors, the former rebellion of 2002,
has been transformed into the Forces
républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). The
course from the Forces Nouvelles to the FRCI
reveals both the transformations within the
rebel army and the changes it introduced into
the political game. The political contingencies
of this crisis have also encouraged the official
integration of a heterogeneous group of
combatants in the state security system. Today,
Ouattara’s regime has to face the challenge
of the reconstruction of a true republican
army.
12/07/11 8:50:19