Femmes et sculpture : - Birkbeck, University of London

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Femmes et sculpture : - Birkbeck, University of London
Femmes et sculpture :
autour des Racines du chaos de Lydie Aricks
Madeleine Renouard
Birkbeck, University of London
Incendiant la pénombre
La vie
Se propulse
À travers
Cellules et chaos.
Andrée Chédid, Territoires du souffle.
Il semble paradoxal de lier chaos et sculpture tant nous associons sculpture et érection.
Dans nos représentations en effet une sculpture « tient debout » et nous continuons à
associer – souvent en tout cas – sculpture et statue. Or l’histoire contemporaine montre
bien qu’il y a dans le domaine de la sculpture une esthétique du tas, de l’informe, de
l’horizontalité, de même qu’une pratique de l’hétéroclite, du désordre, de l’éphémère, de
l’accumulation...1
Quoiqu’il en soit cependant, aussi fragiles et dérisoires qu’en sont les éléments, une
sculpture contemporaine est, le temps de sa vie – quelquefois courte – assemblée, installée
dans un certain ordre, d’où le processus de réassemblage, de reconstruction lors
d’expositions, avec des effets plus ou moins heureux selon le contexte2 .
Chez Lydie Aricks, peintre et sculptrice née en 1954, les explorations technologiques
n’occupent pas la première place, les « installations » ne sont pas pour le moment son
mode d’expression privilégié : son travail de peintre et de sculpteur est « figuratif »3 . Dans
une monographie qui lui est consacrée et à laquelle j’emprunte le titre de ma
communication, Pierre Osenat évoque ainsi l’univers de Lydie Aricks : «Corps, masse de
chair où grouille la vie parasitée par la mort, corps éléments du chaos humain, corps
1 Voir en particulier : Maurice Fréchuret, Le Mou et ses formes, Essai sur quelques catégories de
la sculpture du XXème siècle, Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1993. Dans sa préface, Yves
Michaud fait la critique de l’approche et des catégories présentées dans un ouvrage considéré
comme étant de «référence » dans le domaine de la sculpture contemporaine : « Le livre de
Rosalind Krauss, Passages in Modern sculpture, constitue le modèle et la caricature de cet
hégélianisme des formes qui exclut de l’histoire tout ce qui ne se plie pas à la logique de
l’auteur ». Il signale par là (et nous ne pouvons que le suivre !) le danger de toutes les orthodoxies
dans le domaine de l’esthétique comme dans d’autres !
2 Comme par exemple l’exposition « Voici » à Bruxelles (décembre 2000) où la sculpture était
parquée derrière un cordon qui ressemblait fort à un cordon sanitaire!
3 C’est d’ailleurs la caractéristique que revendique ARTÉMOIN, la galerie qui la représente à
Paris. Voir Les cahiers Artémoin, 33 rue Guénégaud, 75006 Paris et en particulier le numéro 2
(février 2001) consacré à Lydie Aricks.
©La Chouette, 2001
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irrigués de sang, luttant contre la puissance occulte »4 . Sa peinture, ses dessins exhibent
des corps écartelés (L’Homme épinglé), déformés (Chute), en transit (Dissection). Des
gris, des bruns, du blanc en touches nerveuses, du jaune en traînées. Les contours
vacillent, le tumulte est accusé (Profil). Le geste du peintre est rapide, puissant : l’écume
est associée à l’orage (Écume d’orage). Rapidité, impatience pour capter cet état
transitoire, la déliquescence, le décharnement, le passage. Le Corps jaune est incandescent
comme brûlé de sa vie passée : la mort est vive. Tout comme les paysages sont
dramatiques, incandescents, irradiés, le corps est cette furie d’éléments (Post-mortem).
Force tellurique, chaotique, d’une violence insoupçonnée (la plupart du temps), le corps
peint de Lydie Aricks est en état d’intranquillité. « Nature morte » sans le savoir, sans le
vouloir, le corps est tiraillé, effrayé et momentanément capté sur la toile.
Du Sud-Ouest où elle a choisi de vivre, Lydie Aricks ne retient pas la lumière qu’évoque
Barthes dans « La lumière du Sud-Ouest » et dont il dit qu’elle est «lumineuse» faite de
douceur et de civilité5; ses paysages comme ses corps sont des déferlements d’énergie
pathétique, des conquêtes momentanées sur l’atomisation et la disparition. La douceur
océane de cette région montre ici son visage tumultueux « en état de siège ». C’est en tout
cas celui que Lydie Aricks retient dans ses grandes toiles ou dans ses dessins. Les corps
s’y inscrivent. On peut, à juste titre parler de figuration6 en donnant au mot le sens précis
de « captation » de l’énergie en mouvement, de l’humain aux prises avec son propre
regard ou encore à l’étroit dans son costume d’emprunt que les salles de dissection ou
d’autopsie rendent bien dérisoire7 . Et pourtant les entrailles sont aussi de grandioses
paysages traversés d’orages, de remous. Rien à voir avec les paisibles gisants de nos
chapelles. Ces corps en majesté « au croisement de l’humain et du chaos » pour Patrick
Grainville 8 sont dans un au-delà du verbe, des images... dans un ailleurs, une matière
brute. Ces corps sont en « en déplacement » au sens d’être en transit.
La sculpture de Lydie Aricks est née de l’expérience de la morbidité et de ces corps saisis
sur la toile ou le papier à retrouver – par la fabrication d’un « objet » – dans leur plénitude
grotesque et émouvante. Exorcisme? Sans doute. En tout cas, retrouvailles à un moment
donné de la démarche de l’artiste avec ces corps pleins – aussi ravinés qu’ils soient – avec
leur volume, leur mouvement. Ce qui a lieu ici c’est la confrontation avec la mortalité,
condition première selon Castoriadis de l’autonomie : « Un être – individu ou société – ne
peut pas être autonome s’il n’a pas accepté sa mortalité ». Castoriadis précise :
4 Lydie Aricks, Les Racines du chaos, 1998, distribution Servedit, Paris, p. 7.
5 Roland Barthes, « La lumière du Sud-Ouest » in Incidents, Seuil, 1987. Barthes y évoque « ces
insignifiances... portes d’entrée de cette vaste région... [p. 18] » Ce qui – peut-être (?) – rapproche
Roland Barthes de Lydie Aricks, c’est l’importance que chacun accorde au corps . Barthes, comme
pour s’excuser de ne pas convoquer à tout moment l’arsenal théorico-sociologique, écrit dans le
même texte : « J’entre dans ces régions de la réalité à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et
mon corps, c’est mon enfance, telle que l’histoire l’a faite. »
6 Avec Egon Schiele, Francis Bacon, Lucian Freud et surtout Herbert Boeckl comme pratiques
proches.
7 Lydie Aricks a dessiné dans les salles de dissection et d’autopsie, voir quelques-uns de ses
travaux présentés dans Les Racines du chaos.
8 Les Racines du chaos, p. 70.
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Le grand art est à la fois la fenêtre de la société sur le chaos, et la forme donnée à ce
chaos (alors que la religion est la fenêtre vers le chaos et le masque posé sur le
chaos). L’art montre indéfiniment le chaos – et par là, il remet en question les
significations établies, jusqu’à la signification de la vie humaine et de ses contenus
les plus indiscutables [...] De ce fait, loin d’être incompatible avec une société
autonome, démocratique, le grand art en est inséparable. Car une société
démocratique sait, doit savoir, qu’il n’y a pas de signification assurée, qu’elle vit sur
le chaos, qu’elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une
fois pour toutes. C’est à partir de ce savoir qu’elle crée du sens et de la signification.
Or c’est ce savoir – autant dire le savoir de la mortalité – que la société et l’homme
contemporain récusent et refusent. Et par là-même, le grand art devient impossible,
au mieux marginal, sans participation re-créatrice du public 9 .
Il n’y a aucun doute que la sculpture de Lydie Aricks tout autant que sa peinture montre la
familiarité de l’artiste avec ce savoir là ! L’expérience de la mortalité est au coeur de la
démarche de l’artiste. Sculpter pour (re)donner volume à ce corps en voie de disparition,
pour faire naître de la terre, de la glaise ce corps qui y retourne. Il y a bien chez Lydie
Aricks un refus de l’insignifiance et un retour du tragique. Les hommes meurent et en ce
sens rien n’a changé (ni ne changera !) même si l’imagerie médicale a, à notre époque,
banalisé « le tissu humain » et l’espace du dedans.10
Ses dessins de cadavres ou de corps putréfiés, disséqués, morts, ne sont pas des leçons
d’anatomie mais des leçons des ténèbres. Il s’agit donc dans sa sculpture en retrouvant le
mouvement et les volumes des corps humains de faire taire – pendant quelque temps – le
« grand dérangement » – mis en branle par cette foule violente de cadavres déchirés.
Sculpter pour paradoxalement « faire silence ». L’artiste déclare par ailleurs : « Quand je
sculpte, j’ai plus de recul, je travaille aussi dans un esprit plus ludique. Cela reste un acte
dur, difficile mais je détourne le sérieux au bénéfice du jeu. Je reviens aux gestes de
l’enfance, à la spontanéité » 11.
La peinture et le dessin des corps morts, disséqués, sont sans aucun doute une expériencelimite. Savoir jusqu’où on peut observer, peindre, dessiner (croquer) des cadavres !
Sculpter en revanche c’est faire advenir une forme, la pétrir et la faire tenir pour qu’elle
soit vue. Prendre des risques, ici, c’est par exemple oser le monumental, trouver sa vision,
faire émerger des formes neuves dans le savoir accumulé de figures de dieux et de
déesses, de monstres proches ou lointains plus ou moins humains. Lydie Aricks a ainsi
exploré le béton, matériau qui lui a permis à la fois d’aller vite et de faire grand. Assumant
son impatience et l’envie de « faire advenir » plutôt que de polir et de « faire joli », Lydie
Aricks cherche d’abord à saisir ce moment privilégié de contact avec ce qu’elle ignore
mais qui cherche à se manifester. Esthétique de la maladresse, de l’imperfection sûrement,
mais surtout pour l’artiste expérience de la jouissance «[le béton] C’était léger, facile ; ça
9 Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Seuil,
1996, p. 65.
10 Ce dernier étant exploré par Mona Hatoum en particulier.
11 « Mon corps c’est mon enfance » écrit Barthes (« La lumière du Sud-Ouest », Incidents, p. 18),
voir plus haut. Un long développement s’imposerait ici ! Soulignons simplement le rôle central de
l’enfance pour Lydie Aricks et Roland Barthes.
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durcissait au chalumeau, cela provoquait une jouissance immédiate. En un quart d’heure
j’avais fini si j’avais envie. A ce moment j’ai découvert un moyen de garder mon
immédiateté »12 . Il peut sembler paradoxal que l’expression du transitoire, de la vitesse, de
l’urgence se fasse en béton ! La matière est ainsi «reprogrammée » par ’lartiste qui nous
fait voir « autrement » un matériau condamné pour sa rigidité, son inhumanité tant il
symbolise aujourd’hui les dérives d’une urbanisation mal pensée et un malaise dans la
culture contemporaine. Surmontant donc un paradoxe et reconfigurant notre champ
perceptif Lydie Aricks définit ainsi sa quête : « Ce qui m’intéresse c’est le psychisme de
l’homme, c’est ce qu’il n’arrive pas à assumer dans sa quotidienneté ».13 La sculpture de
Lydie Aricks s’attaque à toutes sortes de résistance, elle tente de concilier vitalité et
mortalité pour se frayer un chemin dans un labyrinthe de traces : «Mon travail fait appel à
ma mémoire, et cette mémoire est principalement une mémoire d’observation et
d’émotion ».14 Démarche personnelle donc qui puise dans les affects et l’expérience de
l’artiste. « Je crie quand il y a des choses qui ont besoin d’être réveillées, ou pour évacuer
des choses insupportables ».15 La sculpture serait-elle aussi un cri ?16
Dans le paysage contemporain de la sculpture ce cri n’est pas isolé. Il y a indéniablement
chez Lydie Aricks un souvenir de son aînée Germaine Richier. Terre crue, Genitrix est un
corps de femme tassé, voûté ; entre ses mains, deux seins prêts à allaiter (Fig.1). Le visage
est déformé, la tête petite, les pieds longs, presque griffus. Maternité épuisée que les seins
n’arrivent pas à relever, Genitrix est la fille ou la mère de L’Ouragane et de La Pomone de
Richier.
La sculpture est aussi pour Lydie Aricks comme pour Brancusi, Henry Moore, Barbara
Hepworth l’expression de moments essentiels de la vie humaine et des relations au sein du
groupe familial ; dans Couple à l’enfant (Fig.2) la mère chevauchée par l’enfant est pliée
en deux, ses seins gonflés pointent vers le sol. Ses fesses creusées rappellent les dos brûlés
des corps de Magdalena Abakanowicz. Acéphales ou surdimensionnés par rapport à leurs
petites têtes (en revanche, les grosses fesses ne sont pas rares), ces corps sont «agités »,
en soubresauts, en torsions. Ils sont « dérangés ». La Frileuse (Fig.3) atteste de cette
agression du dehors. Le corps assis, recroquevillé, est penché par la force des éléments.
Figure de la vulnérabilité, ce corps de femme au bassin alourdi semble attendre,
impuissant. La frilosité est ici proche de l’écrasement et de l’extrême lassitude. La Dame
KK (Fig.4) – et non pipi comme c’est l’usage – n’est pas non plus dans une posture de
détente et de soulagement. Elle est engluée dans cette substance qui émane d’elle et
l’envahit.17
12 « Lydie Aricks », Les Cahiers Artémoin , n°2, p. 21.
13 Anna Guillo et François Bonnelle, « La peinture réfléchissante de Lydie Aricks », La Voix du
Regard, n°12, p. 182.
14 Ibid, p. 182.
15 Lydie Aricks, Artémoin, n°2, p. 16.
16 Louise Bourgeois serait tout à fait d’accord avec cette définition !
17 On peut légitimement penser à Kiki Smith ici et constater que le souci de montrer le corps et la
matière fécale est commun aux deux sculptrices. Elles ont toutefois des approches différentes, Kiki
Smith s’affronte à l’abject tandis que LydieAricks traite de l’archaïque.
Madeleine Renouard
Fig.1
Fig.2
© La Chouette, 2001.
Nous remercions Lydie Aricks d'avoir autorisé la reproduction de ces images.
Fig.3
Fig.4
© La Chouette, 2001.
Nous remercions Lydie Aricks d'avoir autorisé la reproduction de ces images.
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La sculpture a indéniablement permis à Lydie Aricks de mettre des formes dans le
mouvement de la vie (ou de remettre en mouvement les formes de la vie) sans que jamais
toutefois ne soit oublié le chaos originel, la genèse tumultueuse, point de départ et
d’arrivée de ces corps tourmentés.
C’est aussi à l’émergence d’une forme dégagée du tohu-bohu que Françoise BissaraFréreau donne expression dans sa Porte de l’air. Il s’agit ici de représenter
l’irreprésentable : l’arrachement à l’indifférencié d’une forme jusque là muette (non
révélée). Processus épiphanique qui met l’artiste en posture divine. Il/elle est – le temps de
ce geste – le maître de la création. L’artiste fait advenir le nouveau. Il ne s’agit pas de
copier ou d’imiter un modèle (déjà répertorié) mais de porter et de provoquer un autre
regard. Françoise Bissara-Fréreau dégage « un ordre de la forme à partir du chaos de la
chose »18. Sa démarche est différente de celle de nombreuses sculptrices contemporaines19
dont le travail tisse entre la forme, la chose et le chaos d’autres réseaux.
L’art cherche toujours ailleurs. Du côté des expériences de Tara Donovan par exemple.
Cette jeune artiste américaine20 crée par récupération et accumulation en faisant appel à
des matériaux communs de papiers dans Moire, de cables électriques coupés dans Ripple,
de laine de verre dans Resonance 1.
En effet l’art cherche ailleurs. Il accepte d’être déboussolé pour non plus représenter mais
pour tenter de saisir entre les êtres et les choses des rapports susceptibles de lever le voile
sur un paysage inconnu : celui des grands tourments, des formidables affects qui, faute de
vocabulaire – plastique ou verbal – n’arrivent pas à se dire. « Ce qui est dit n’est jamais dit
puisqu’on peut le dire autrement » dit Pinget. Voilà bien – en sculpture comme en
littérature – le défi. L’artiste ne peut qu’inventer sous peine de ne rien dire. Mais
l’invention à tout prix ne mène pas nécessairement à une découverte et de plus cette
invention peut ressembler à de l’agitation-régression ou à une réaction souvent passive à «
l’air du temps »21. Lorsque Castoriadis évoque l’insignifiance caractéristique de notre
époque, son propos n’a rien de passéiste, il entérine ce que Louise Bourgeois dit autrement
à propos d’un enjeu propre à la « sculpture » d’aujourd’hui et qui touche à sa définition
même : « L’installation est en réalité un intermédiaire formel entre la sculpture et le
18 In Pierre Fedida, Des bienfaits de la dépression, Odile Jacob, 2001. Fedida évoque la
distinction faite par Freud entre peinture et sculpture. Curieusement la citation faite plus haut (in
texte) s’applique à la peinture. En effet : « Il n’en va pas de même avec la sculpture – Freud
poursuivant la comparaison – qui opère per via di levare – “en enlevant de la pierre brute tout ce
qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient”. La métaphore est aristotélicienne : procéder
per via di levare, c’est laisser se dessiner et faire naître la sculpture – la forme – du matériau qui la
détient en puissance ». (p. 140.)
19 Je pense en particulier à Magdalena Abakanowicz, Louise Bourgeois, Mona Hatoum, Eva
Hesse, Cristina Iglesias, Marta Pan, Rachel Whiteread… mais aussi à Isabelle Waldberg et Niki de
Saint Phalle...
20 Je remercie Charlotte Garson de m’avoir fait découvrir son travail.
21 Dans ce cas, elle n’est pas dénuée d’intérêt « socio-historique »; elle indique à la fois la
formation – académique ou non – des jeunes artistes et elle conditionne les choix des responsables
de musées et galeries qui à leur tour conditionne les médias, les critiques et le public.
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théâtre, ce qui m’ennuie »22 . L’installation est désormais banalisée, elle a en effet
remplacé la « belle ouvrage » qu’a longtemps été la sculpture (et qu’elle continue
d’ailleurs à être quelquefois). Paradoxalement peut-être pour Louise Bourgeois, il n’y a
pas vraiment eu de « belle ouvrage » mais un «travail de lutte » et tout d’abord contre les
matériaux: « La résistance des matériaux fait partie du processus. S’il n’y avait pas de
résistance, je ne pourrais pas m’exprimer. Je ne peux m’exprimer que si je me trouve dans
une situation de lutte désespérée »23 . Son propos est lui aussi « ailleurs » que dans des
définitions de « genre »24 . Rapprochons-le de la déclaration d’Artaud dans Van Gogh le
suicidé de la société : « Nul n’a jamais écrit ou peint , sculpté, modelé, construit, inventé,
que pour sortir en fait de l’enfer »25.
Pour mettre un terme à notre rencontre avec Lydie Aricks et en conclusion provisoire à
cette exploration de la sculpture des femmes aujourd’hui, on ne peut que constater le
déplacement de vocabulaire tant dans les déclarations de Louise Bourgeois que dans celles
de Lydie Aricks. L’esthétique – ne lui en déplaise en tant que discipline – a à voir avec le
« psychologique » et surtout avec « le psychisme ».26 L’inventaire des formes (ou le
commentaire formel) est un travail de magasinier (utile au demeurant) mais il n’a jamais
aidé quiconque à comprendre ses démons intimes ou les drames du monde (au nombre
desquels, pour chacun, sa propre mortalité). Rappelons que «le processus créateur tient de
son origine même un caractère dramatique qu’il ne perd jamais, même quand l’oeuvre
n’en porte plus la trace ».27 La démarche de Lydie Aricks vient conforter cette déclaration.
Dans son ensemble la sculpture contemporaine se cherche. « Pratique du chaos », elle
tente de se libérer de tous les carcans. Elle a compris par exemple que ce qui a été présenté
à un moment comme un véritable enjeu formel et symbolique, à savoir le rapport
(dynamique?) entre saillie et cavité, n’était qu’une querelle de boutiquiers !
Ce qui est plus intéressant, c’est de voir comment chaque artiste, bravant les généralités
confortables mais fausses des faiseurs de pseudo-théories, arrive à négocier les frontières
du dedans et du dehors, de l’intime et du collectif, du présent et du passé pour assurer la
continuité de son projet et faire en sorte que sa singularité puisse orchestrer le féminin et
le masculin dans la créativité28 . Lydie Aricks et Louise Bourgeois ont sans doute peu de
22 Louise Bourgeois, Destruction du père Reconstruction du père, Écrits et entretiens 1923-2000,
Daniel Lelong Editeur, 2000, p. 218.
23 Louise Bourgeois, Destruction du père, p. 163.
24 Il me paraît clair que ce débat sur le « genre » a eu comme résultat de couper les
« professionnels » de la littérature des artistes eux-mêmes. Il a tellement mécanisé et didactisé la
critique littéraire que l’on peut craindre un effet similaire dans les arts plastiques.
25 Antonin Artaud, Van Gogh Le suicidé de la société, Gallimard, coll. L’Imaginaire, rééd. 2001,
p. 60.
26 JB Pontalis dans Perdre de vue nous rappelle que « la vie psychique n’est pas un réseau
ferroviaire », Gallimard, Folio, Essais, 1988, p. 370.
27 Michel de M’uzan, De l’art à la mo rt, Gallimard, p. 4.
28 « La créativité […] serait alors à considérer comme la conséquence presque fatale d’un conflit
et les objets créés n’en seraient que les effets latéraux. » Michel de M’Uzan, De l’art à la mort,
Gallimard, p. 122.
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choses en commun si ce n’est cette attention de l’une et l’autre à la lutte en soi pour
qu’advienne une forme signifiante, laquelle peut être «chaotique ». Winnicott nous met en
garde contre la tentation de mettre de l’ordre dans ce chaos (Umberto Eco évoquerait lui
les dangers d’une surinterprétation) : « Organised nonsense is already a defence, just as
organised chaos is a denial of chaos. The therapist who cannot take this communication
becomes engaged in a futile attempt to find some organisation in the nonsense, as a result
of which the patient leaves the nonsense area because of hopelessness about
communicating nonsense. An opportunity for rest has been missed because of the
therapist’s need to find sense where nonsense is »29.
Ce qui par contre me paraît clair, c’est que pour saisir le projet de l’artiste dans son ratage
aussi bien que dans son apparente perfection formelle, il faut déployer autre chose qu’un
dispositif descriptif 30 . En ce qui nous concerne, face à la sculpture des femmes au XXème
siècle, nous pouvons continuer à nous demander ce qui des enjeux violents de notre vie
psychique se donne à voir dans ces formes. Nous voyons la sculpture comme voie d’accès
– certes problématique – à ce discours intérieur (dont selon
Freud les humains se sont
doté) toujours en quête de formulation/figuration/dé/monstration31 .
Laissons pour finir la parole à deux artistes. Tout d’abord Paul Klee qui dans son Journal
écrit « Je commence logiquement à partir du chaos, voilà ce qu’il y a de plus naturel. Je
reste calme ce faisant parce qu’il m’est permis d’être moi-même chaos. C’est là la main
maternelle ».32 Et enfin au poète Bernard Noël qui dans le catalogue d’une exposition
consacrée à deux sculptrices, Louise Nevelson et Magdalena Abakanowicz, ainsi qu’à
Maria-Elena Vieira Da Silva, peintre, écrit : « L’art est le dehors où le dedans s’exile pour
se voir [...] Créer serait donc retourner son corps comme un gant pour rendre visible ce
qu’il a dedans ». Terminons enfin en imaginant que cette « main maternelle » évoquée par
Klee – et dont nous n’avons pas fini de comprendre la fonction – transforme les racines du
chaos en fleurs du chaos.
Madeleine Renouard
29 D. W. Winnicott, Playing and reality, Routledge, 1971, Reprinted 1999.
30 Ceci vaut autant pour la littérature que pour la sculpture !!
31 « Freud notait justement que les humains se sont doté d’un discours intérieur –
psychologiquement métaphorique – pour tenter d’exprimer et de traduire les enjeux extrêmement
violents (amour/haine, vie/mort, sexualité, culpabilité qui ne disposent pas de représentation ni de
discours dans l’inconscient. » Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression, Odile Jacob, 2001, p.
133.
32 Paul Klee, Journal, Grasset,1959, p. 178.
Madeleine Renouard