Les mots « paresseux » en linguistique comparée

Transcription

Les mots « paresseux » en linguistique comparée
Université de Bourgogne
Département de Sciences du Langage
Année universitaire 2013/2014
Samir Bajrić
[email protected]
Journée d’études
Les mots « paresseux » en linguistique comparée
Mercredi 13 novembre 2013
Salle des séminaires R03 Maison des Sciences de l’Homme
Dans l’histoire des idées linguistiques, la notion de mots « paresseux » ressortit, semble-t-il, à
la linguistique anglaise (« lazy words ») où elle se construit essentiellement (mais non
exclusivement) autour du verbe get : J. Svartvik (1966), W.N. Francis (1958), F. Palmer
(1974), ou plus récemment N. Quayle (2001). L’idée de base est aussi simple
qu’intellectuellement (cognitivement) déconcertante : certains mots (verbes ou autres) se
substituent (dans la vie de tous les jours) à un grand nombre de mots dont le sémantisme est
plus précis, moins assujetti à l’impact de l’ambiguïté. Ainsi se profilent en anglais des faits de
langue comme ceux-ci :
- You got it. / You got it ! / You got it ?
Un tel énoncé (toutes valeurs discursives confondues) se prête à une multitude
d’interprétations, allant d’une composante sémantico-pragmatique à une autre, d’un monde
possible à un autre : « Tu l’as reçu. » ; « Tu as bien compris. » ; « D’accord. » ; « Tu l’as
deviné. » ; « C’est ça. » ; « Voilà ! » ; « Oui, effectivement. » ; « On fait comme ça ? », etc.
Le même phénomène pénètre également dans le domaine de l’auxiliarité :
- He got killed by the bus. à la place de He was killed by the bus, là où le français (tel qu’on le
parle) recourt au verbe factitif faire : « Il s’est fait tuer par le bus ».
On l’aura bien compris, le français contemporain accorde le statut de mot « paresseux » ou,
pour être plus explicite, celui du mot le plus « paresseux », au verbe faire dont la sémantèse
première est, on le sait, « fabriquer », « construire », « créer ». Les emplois les plus
représentatifs renvoient, effectivement, à une profusion de situations extra-linguistiques :
- Comment se fait-il qu’on arrive à tout dire avec le verbe faire ?
- Comment ça se fait ?
- Pour effacer, faites le trois ; pour sauvegarder, faites le deux. (téléphonie mobile)
- On a fait l’Inde avec mon mari, l’an dernier.
- J’ai fait tous les magasins, mais je n’ai rien trouvé.
- J’achète une plaquette de beurre et ça me fait quatre jours.
- Il a fait de la prison.
- Ça commence à bien faire.
- Ça te fait quoi ? Ça me fait quelque chose.
- « Trempez-la dans l’eau, ça fera un escargot tout chaud »
- Elle fait ses nuits. (enfant, nouveau-né)
- Quand on refusait un de leurs étudiants, ça faisait des histoires.
- Dans ce film, il fait du Depardieu.
- Tes seins sont faux ? Non, ils sont vrais. Mais ils font faux. (dialogues dans « KohLanta » 2007)
- Je pense qu’il a fait (« un nourrisson a déféqué dans les couches-culottes »)
etc.
À l’instar de l’anglais, les emplois dits suppléants créent des sources d’ambiguïté.
Exemple :
- Je n’ai pas fait cette tour.
1) « Je n’ai pas interrogé les locataires de cette tour sur tel ou tel fait de société ».
2) « Je n’ai pas distribué de publicité dans les boîtes aux lettres de cette tour ».
3) « Je n’ai pas rénové les ascenseurs dans cette tour ».
4) « J’ai oublié de coller les affiches sur les murs de cette tour ».
5) « Je n’ai pas participé à la construction de cette tour »
etc.
Pour ce qui est du français, ces faits de langue permettent de considérer le verbe faire comme
« un après d’avoir, se situant dans une filiation idéelle des mots, projection d’une chronologie
abstraite » (T. Ponchon, 1994, p.6). Schématiquement :
ÊTRE
AVOIR
FAIRE
Existence
Possession
Action
Translateur d’incidence
de l’existence à l’existant
Translateurs d’opérativité
de l’existant à l’être opérateur
Force est de constater que le concept de mots « paresseux » relève de l’économie du langage
(A. Martinet). En tant que tel, il rejoint les universaux du langage, dans la mesure où toutes
les langues du monde doivent confier à certains de leurs éléments le rôle de mots suppléants
(ou vicaires). Néanmoins, ce qui est mot « paresseux » dans une langue peut ne pas l’être dans
une autre. À titre d’exemple, le verbe français faire correspond aux verbes anglais make et do
au sein de la sémantique lexicale. Or les analyses précédentes permettent de constater que les
deux langues recourent dans leurs choix de mots « paresseux » à des verbes sémantiquement
différents (faire en français, get en anglais). Il va sans dire que les autres langues présentent
des besoins énonciatifs similaires ou différents. Mais dans les enjeux que leur impose
l’oralité, elles convergent toutes vers un processus discursif universalisant : réduire le dire (et
sa complexité sémantique) à un minimum d’expression. Parce que… ça le fait.
Cette journée d’études est conçue comme une réflexion se situant dans le cadre d’une
véritable linguistique comparée. Il s’agit notamment d’examiner ledit concept dans une
variété de langues (contemporaines ou anciennes) afin de dégager quelques principes
généraux au sein de la phénoménologie du langage.
Sources bibliographiques :
Bajrić S., 2008, « Le verbe faire en français contemporain : syntaxe et sémantique », dans
Suvremena lingvistika (« Linguistique contemporaine ») numéro 66, décembre 2008, Zagreb,
Croatie, p. 143-197
Bajrić S., Quand dire, c’est le verbe faire, à paraître
Frey C., 1993, « L’extension polysémique du verbe faire en français du Burundi », revue
BOFCAN, n° 9, pp. 225-249
Francis W.N., 1958, The structure of American English, New York
Giry-Schneider J., 1971, « Remarques sur un emploi du verbe faire comme opérateur »,
Dans Langue Française, n° 11, pp. 78-84.
Giry-Schneider J., 1978, Les nominalisations en français : l’opérateur « faire » dans le
lexique, Genève, Droz
Giry-Schneider J., 1986, « Les noms construits avec faire : compléments ou prédicats ? »,
dans Langue Française, n° 69, pp. 49-63
Palmer F., 1974, The English Verb, London, Longman
Ponchon T., 1994, Sémantique lexicale et sémantique grammaticale : le verbe « faire » en
français médiéval, Genève, Droz
Quayle N., 2001, « La vocation à l’auxiliarité : le cas de get en anglais », dans P. de Carvalho,
N. Quayle et O. Soutet (dir.), La psychomécanique aujourd’hui, Actes du 8e colloque
international de psychomécaanique du langage, Seyssel, 1997, Paris, Honoré Champion,
2001, pp. 129-140
Svartvik J., 1966, On Voice in the English Verb, The Hague, Mouton