Y a-t-il quelque chose de vrai dans la sensation ? Corrigé

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Y a-t-il quelque chose de vrai dans la sensation ? Corrigé
Y a-t-il quelque chose de vrai dans la sensation ?
Corrigé
Introduction
Il suffit rarement de voir pour savoir. C’est un fait. Lorsque nous voyons le soleil se lever puis
se coucher, nous savons que ce n’est là qu’une manière de parler. C’est pourtant bien ce que
nous voyons. De fait, si l’on s’en tient à la sensation, nous voyons bien le Soleil agir de telle
sorte. Lorsque nous essayons de nous représenter les mouvements relatifs de la Terre et du
Soleil, c’est d’une certaine manière à l’encontre de la sensation que nous allons. Il en va de
même lorsque nous disons que la voûte céleste est bleue. Quel sens cela a-t-il ? Nous savons
pourtant bien, ce faisant, que nous manipulons des objets qui n’ont pas vraiment de réalité en
dehors de nous : à proprement parler, l’espace qui se trouve au-dessus de nous n’est pas
délimité par une voûte, laquelle n’est pas bleue de surcroît. En un mot, la science, si toutefois
l’on considère par commodité et provisoirement que celle-ci est assimilable à une recherche
perpétuelle de la vérité, ne peut jamais se satisfaire des seuls sens. Bien plus, elle cherche
souvent à s’en détacher.
Est-ce à dire qu’il n’y a rien de vrai dans la sensation ? La difficulté ici, on le sent bien, est
double. D’une part, il faut se demander si – et dans quelle mesure – les sens peuvent fournir
quelque élément de vérité. D’autre part, il s’agit de comprendre ce que signifie « comporter
quelque chose de vrai ». La formulation de la question elle-même incite à attester l’idée d’une
distinction entre « être vrai » et « comporter quelque chose de vrai ».
1. Non, la sensation est productrice d’erreur
A. La science est hors de portée des sens
Pour la science, il s’agit d’un acte inaugural : se défier et se séparer de la sensation fonctionne
sinon comme un axiome, en tout cas comme un principe fondamental de méthodologie.
Depuis la plus haute antiquité, scientifiques et philosophes ont fait l’expérience de la source
d’erreur que constitue la sensation dans la recherche de la vérité. Dans les Seconds
Analytiques, Aristote le précise explicitement : « Il n’est pas possible d’acquérir par la
sensation une connaissance scientifique. » La première tâche de la science dans sa prétention
à accéder à la vérité des choses sera donc de se défaire de la sensation ou, pour le moins, de la
traiter de manière critique. En posant cela, on n’opère pas pour autant une réduction de la
vérité à la science. Plus exactement, on ne prétend pas que seule la science est à la recherche
de la vérité. Néanmoins, par son statut de recherche de la vérité par excellence, l’attitude de la
science à l’égard de la sensation est très éloquente.
B. Les multiples erreurs des sens
Et les erreurs engendrées par les sens sont nombreuses. L’exemple célèbre, donné par
Descartes dans les Réponses aux objections des Méditations métaphysiques, du bâton plongé
dans l’eau et qui apparaît rompu est paradigmatique. Ce que les sens fournissent n’est
qu’apparence. Autrement dit, pour qui veut trouver la vérité, il faut la chercher ailleurs. Et ce
n’est que la correction de l’entendement, nous permettant d’affirmer que le bâton nous
© Hatier 2002-2003
apparaît tel à cause de la réfraction, qui permet de se rapprocher de la vérité. Il faut préciser
que la fausseté du jugement qui déclare que le bâton est rompu est immédiate si l’on
considère qu’il y a là une contradiction interne même à la sensation : il suffit en effet de
toucher le bâton pour déclarer qu’il n’est pas rompu. Tout se passe comme si les différents
sens en ce cas étaient inconciliables entre eux.
Bien évidemment, l’exemple ne vaut pas que pour une petite classe de phénomènes. On peut
l’appeler paradigmatique parce qu’il fonctionne comme une sentence générale à l’encontre
des sens. Ceux-là sont trompeurs, et ce qu’ils nous donnent est toujours et a priori à remettre
en cause. Mais dire que la sensation est source d’erreurs, qu’elle est souvent porteuse
d’illusions et qu’elle conduit à des assertions fausses, ne suffit pas pour déclarer qu’il n’y a en
elle rien de vrai. Aussi pour affirmer que la sensation n’a rien à voir avec la vérité faut-il
s’étendre plus longuement sur les chemins et les procédés qui sont censés y mener.
C. La sensation n’est toujours que subjective
Il faut préciser ici la raison pour laquelle Aristote estime qu’« il n’est pas possible d’acquérir
par la sensation une connaissance scientifique ». Cette raison est simple : l’objet de la
sensation n’est toujours qu’individuel ; je ne vois jamais un arbre, je vois cet arbre-ci. Or, il
n’y a de connaissance scientifique que de l’universel, selon Aristote ; on peut se contenter ici
de dire : il n’y a de connaissance scientifique que du général. C’est bien cela qui invalide la
réduction de la science à la sensation dans le Théétète de Platon. Si la science est sensation,
dit en substance Socrate à son jeune interlocuteur, alors il y a autant de sciences que
d’individus qui estiment faire de la science en ce sens. Par surcroît, ces sciences ne peuvent se
communiquer et restent condamnées à n’être que la science d’une personne particulière. La
raison de tout cela est encore fort simple : il n’y a pas véritablement de sens à dire que
quelque chose est vrai pour moi et pour moi seulement. Si tel est le cas, pourquoi en effet
recourir à la notion de vérité ?
Transition
Il est aisé de reconnaître que la sensation induit souvent en erreur. Toutefois, cela ne signifie
pas pour autant qu’il y a quelque chose de faux en elle et encore moins qu’il n’y a en elle rien
de vrai. Tout d’abord, il faut remarquer que nous rechignons à parler de sensation fausse.
C’est insuffisant bien sûr pour conclure, mais largement suffisant pour se méfier de l’énoncé
même. Pourquoi la sensation n’est-elle (jamais ?) fausse ?
2. Oui, la sensation est toujours authentique
A. On ne peut mettre en doute ma sensation
Il est en fait une donnée indéniable : lorsque je dis que je vois le bâton rompu au moment où il
est plongé dans l’eau, il est effectivement vrai que je le vois tel. J’ai beau me dire ou on peut
bien me faire admettre qu’il n’est pas, dans la réalité, rompu, je le vois toujours ainsi. Aussi y
a-t-il bien quelque chose de vrai dans mon assertion. Lorsque Descartes parle de correction
apportée par l’entendement, cette rectification ne dépasse pas l’entendement et ne corrige pas
les sens. Ma sensation est toujours celle d’un bâton rompu. Pour aller plus loin, on peut
prendre un cas limite. L’hallucination fournit par exemple un cas extrême : nul doute que dans
l’hallucination la sensation est plus qu’infidèle à la réalité. Néanmoins, si je suis victime
d’une telle chose, il est non moins vrai que ma sensation est réelle. La sensation ne me
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présente certes pas une réalité extérieure, mais elle dit au moins quelque chose de vrai à mon
propos. La sensation est au moins vérité à propos du sujet de la sensation.
B. La sensation est le premier pas vers l’objectivité
Plus même, l’entendement – qui dit que lorsque je vois le bâton rompu c’est là l’effet de la
réfraction – justifie d’une certaine manière, après réflexion, ma sensation. J’ai vu le bâton
rompu, et si je ne l’avais pas vu tel, j’aurais manqué l’événement majeur du phénomène de
réfraction. La sensation me montre le bâton rompu, mais elle m’indique, si on lui accorde le
statut de langage symbolique, la déviation de la lumière par le passage d’un milieu à l’autre
dont les indices de réfraction sont différents. Aussi peut-on dire que les informations fournies
par la sensation, ou pour le dire de manière plus appropriée les data de la sensibilité, sont
autant d’indications et de points d’interrogation qui suscitent et excitent le travail de
l’entendement et finalement la recherche de la vérité. Puisque la sensation est ce qui nous
donne une prise sur le monde extérieur, quand bien même celle-là serait faussée, voire fausse
et illusoire, la sensation comporte au moins ceci de vrai : elle signale la présence d’une
extériorité, d’un non-moi si l’on préfère, à connaître ; elle indique une vérité à acquérir. En ce
sens, on peut dire qu’il y a quelque chose de vrai dans la sensation.
C. La vérité intrinsèque à la sensation : l’apparaître de l’être
On peut aller bien plus loin dans cette « défense » de la sensation. Toute la tradition
métaphysique a enseigné que la vérité de l’être était à chercher au-delà de l’apparaître. En
d’autres termes, et c’est là l’une des définitions de la métaphysique, s’il est une vérité, elle ne
peut être trouvée dans la sensation, mais bien malgré, au-delà et parfois contre ce que la
sensation fournit comme informations. Or la seule fenêtre sur le monde extérieur que nous
possédions est bien la sensation. De la chose hors de nous, nous n’avons que des idées
sensibles. Aussi, à strictement parler, l’être est pour nous avant tout apparaître. En posant
cela, on adopte évidemment une démarche phénoménologique qui consiste à ne considérer
que le mode selon lequel il y a pour nous quelque chose. Et ce mode est celui de la sensation.
Aussi, en suivant en cela Heidegger dans l’ Introduction à la métaphysique, la question
fondamentale n’est plus « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? » mais «
Comment y a-t-il quelque chose – ou de l’être – pour nous ? » En ce sens, voici ce qu’il y a de
vrai dans la sensation : le mode même de la sensation est la vérité de l’être dans la mesure où
elle permet pour nous qu’il y ait quelque chose.
Transition
Il semble néanmoins que cette manière de répondre à la question « Y a-t-il quelque chose de
vrai dans la sensation ? » soit biaisée. N’a-t-on pas, ce faisant, en quelque sorte évincé le
problème ? N’a-t-on pas joué avec les mots ? De plus, à partir du moment où l’on assume le
fait que la sensation offre un accès à la vérité de l’être, il faut encore poser une autre
question : est-ce bien la sensation qui permet de comprendre que la sensation est ouverture à
l’être ? En répondant par l’affirmative, on fait de la sensation une instance de jugement, une
faculté permettant de discerner, de juger, de catégoriser, de séparer. Et cela est peut-être trop
lui accorder.
3. La sensation ne porte en elle ni vérité ni fausseté objectives
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A. L’idée d’une connaissance subjective est un non-sens
Nous l’avons dit, la sensation n’est toujours que ma sensation. Rien n’est comparable à ma
sensation. Ou, si la comparaison est possible, elle ne peut toujours qu’être comparaison et
jamais assimilation. Je vois cet objet, un autre voit cet objet, nous en disons des choses
semblables, comparables et identifiables. Néanmoins, ma sensation n’est pas la sienne parce
que la sensation est solidaire et intimement liée à son sujet. Par la sensation, on ne sort pas de
la sphère subjective. Or nous ne pouvons parler de vérité que si elle est commune. L’idée que
chacun ait sa vérité – comme chacun a sa sensation – est une manière de renoncer à l’idée de
vérité. Dès lors, en toute rigueur, il n’est pas de connaissance – dans le sens du repérage d’une
vérité, même limitée – subjective. La notion de vérité ne peut se passer de celle d’objectivité.
Et la sensation, comme purement subjective, comme propriété exclusive d’un sujet, exclut par
avance toute forme de vérité.
B. Les sens ne sont pas l’instance de partage entre le vrai et le faux
Les sens nous donnent à voir des phénomènes et « il n’y a là ni erreur ni vérité », dit Kant
dans les Prolégomènes à toute métaphysique future. Autrement dit, la sensation n’est pas
l’instance qui permet de juger de la vérité ou de la fausseté. Les critères de la sensibilité ne
sont pas ceux du partage entre vrai et faux. On l’a vu, des données des sens peuvent, à la
réflexion, s’avérer entre eux contradictoires. Mais cette contradiction n’apparaît pas aux sens
eux-mêmes. La sensation n’est que pure réceptivité et en ce sens elle est douée d’une certaine
neutralité à l’égard de la discrimination du vrai et du faux. En retour, la compréhension de la
vérité d’un phénomène ne modifie en rien la sensation. Ce qui est déclaré illusion par
l’entendement est toujours ressenti de la même façon : le bâton est toujours rompu. Voilà
pourquoi on peut finalement dire qu’il n’y a rien de vrai dans la sensation, pas plus qu’il n’y a
en elle quelque chose de faux.
Conclusion
À moins de prendre le terme « vrai » dans un sens quelque peu détourné comme celui
d’authentique, il faut admettre le fait que la sensation soit antérieure à la conscience de ce qui
a été senti, antérieure donc à la perception, et antérieure aussi à la compréhension de la
perception, donc antérieure à la représentation et à la connaissance ; ce fait, donc, situe la
sensation avant tout jugement possible, et donc avant l’application de tout critère de vérité.
Du point de vue de la vérité, la sensation est, en quelque sorte, hors jeu.
Ouvertures
Lectures
–Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin.
–Platon, Théétète, Les Belles Lettres.
–Descartes, Méditations métaphysiques, Flammarion, coll. « GF ».
–Aristote, Seconds Analytiques, Vrin.
–Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, coll. « Tel ».
© Hatier 2002-2003

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