La crise de l`eau au Yémen

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La crise de l`eau au Yémen
Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
LA CRISE DE L’EAU AU YÉMEN
Sarah MORSI*
Le Yémen est l’un des 10 pays du monde les plus pauvres en eau. Bien qu’il ne s’agisse pas de
l’unique pays à connaître une situation de stress hydrique, le taux d’épuisement des ressources aquifères
est tel que Sana’a, la capitale, se trouvera à court d’eau d’ici dix ans d’après les estimations du Ministère
de l’Eau. Ainsi, le conflit à Sa’ada au Nord et les mouvements politiques au Sud ne constituent pas
l’unique face de la crise que traverse le pays. La crise de l’eau, peut-être moins apparente, comporte
également son lot de menaces et risque fort de compromettre le développement du Yémen.
Quel est l’état actuel des ressources en eau du Yémen ? Comment ce pays, connu autrefois sous
le nom d’Arabia felix du fait de ses vallées verdoyantes, a-t-il pu arriver à une situation de stress
hydrique caractérisée et parfois jugée irrémédiable ? Quels types de politiques pourraient permettre
d’atténuer la sécheresse et d’éviter qu’une véritable guerre de l’eau ne sévisse dans le pays ?
Le Yémen, un pays parmi les plus pauvres en eau
D’après la Banque Mondiale, un pays est pauvre en eau s’il dispose d’une quantité inférieure à
1 000 m3 d’eau par tête. Au niveau mondial, on estime que la disponibilité moyenne en eau s’élève à 6
750 m3 par tête. Le monde arabe doit faire face à un stress hydrique important puisqu’il dispose
uniquement de 2 000 m3 tandis que le Yémen, avec environ 200 m3, soit une dotation dix fois inférieure
à la moyenne régionale, se trouve dans une situation particulièrement critique. A ceci s’ajoute une
répartition inégale de la ressource, 90% des ménages yéménites disposant uniquement de 90 m3 d’eau
par tête et par an pour leur consommation domestique.
Cette crise hydrique se manifeste de trois façons. Tout d’abord, le pays est confronté à un
épuisement rapide des ressources en eau souterraine : en effet, l’utilisation de l’eau souterraine est bien
supérieure au renouvellement naturel des nappes phréatiques, dans un pays où la pluviométrie est
faible. Les sources d’eau de surface sont également très limitées : le pays ne dispose d’aucune rivière
permanente et les wadis (vallées), source majeure d’eau de surface, ne sont alimentés qu’une partie de
l’année (avril, juillet et août) par des précipitations.
* Diplômée de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris en 2008, Sarah Morsi est chargée de projets à l'Agence Française de
Développement à Sana'a (Yémen). Adresse électronique : [email protected]. Les analyses et conclusions de ce document
sont formulées sous la responsabilité de son auteure. Elles ne reflètent pas nécessairement le point de vue de l’AFD ou
de ses institutions partenaires.
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La crise hydrique se traduit également par une pénurie d’eau généralisée, y compris dans les
grandes villes. A Sana’a, si le réseau public fonctionne correctement dans la vieille ville, la partie
moderne de la capitale est contrainte de s’approvisionner auprès d’entreprises privées qui livrent l’eau
par camions-citernes. A Taez, troisième ville du Yémen, le réseau public n’a fonctionné qu’une seule
journée lors du mois de ramadan 2009. Le prix de la livraison d’eau de 3 600 litres (quantité standard)
ne cesse d’augmenter : en juillet 2009, il est passé de 7,5 dollars à 12,5 dollars d’après le Ministère de
l’Industrie et du commerce. L’achat d’eau peut représenter jusqu’à un tiers du salaire d’un ménage
yéménite.
A cette rareté de la ressource s’ajoute enfin de grandes difficultés d’accès à l’eau potable pour la
population yéménite, troisième aspect de cette situation de crise hydrique. Le Yémen arrive en avant
dernière position dans le classement des pays ayant accès à l’eau potable effectué par le PNUD
(Programme des Nations Unies pour le Développement) en 2007, le dernier pays étant les Comores.
Seul 33% des Yéménites ont actuellement accès à l’eau potable, le reste de la population étant ainsi
exposé à des contaminations liées à la consommation d’une eau non contrôlée.
Comment expliquer ce stress hydrique accru ?
Pourquoi un pays réputé depuis l’Antiquité pour ces contrées verdoyantes et son savoir-faire en
termes d’utilisation des ressources en eau se trouve-t-il aujourd’hui dans une telle situation de stress
hydrique ?
Selon Christopher Ward, responsable du département Eau et Environnement de la Banque
Mondiale, les principales causes de cette crise résident dans (1) l’augmentation de la demande en eau
résultant de l’accroissement de la population et d’une agriculture orientée vers le marché plutôt que vers
l’autosuffisance ainsi que dans (2) une exploitation complètement dérégulée et inefficace des ressources
en eau.
Le Yémen est effectivement un pays présentant l’un des taux les plus élevés de fécondité au
monde (6 enfants par femme). La population s’élève actuellement à 23 millions d’habitants et doublera
en 25 ans si les autorités publiques ne parviennent pas à limiter le taux de croissance actuel de la
population. Toutefois, la consommation domestique représente moins de 10% de l’utilisation de l’eau à
l’échelle nationale. Il convient donc de se tourner vers l’agriculture, secteur consommant 90% des
ressources en eau alors qu’il ne contribue qu’à hauteur de 20% au PIB national, afin de mieux saisir
l’origine de cette crise.
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Le Yémen est le berceau d’une longue tradition agricole et de gestion des ressources en eau.
Dans les zones montagneuses dont est constitué la majorité du pays, les agriculteurs ont développé les
cultures en terrasses, technique permettant de bénéficier au mieux de l’eau pluviale. Ce savoir-faire, qui
a autrefois fait la prospérité du Yémen, laisse de plus en plus place au pompage désordonné des nappes
phréatiques. En effet, de nouvelles technologies de forage de puits par pompes à eau ont fait leur
apparition dans les années 1970. L’utilisation frénétique des pompes à eau est la principale responsable
de l’épuisement des bassins aquifères : à mesure qu’elles se répandent, les forages se font plus profonds
(allant jusqu’à 1 200 mètres, soit la limite en profondeur des nappes aquifères). L’absence de régulation
de ces nouvelles techniques et d’étude hydrogéologique est patente : les quantités admissibles de
prélèvements, i.e. permettant un renouvellement des nappes phréatiques, sont aujourd’hui inconnues et
aucune autorité n’est chargée de contrôler la vente ainsi que l’utilisation des pompes à eau ni de
promouvoir l’usage de techniques d’irrigation alternatives.
Le pompage à grande échelle des nappes phréatiques, sans aucun souci de pérennité de la
ressource, est d’autant plus regrettable qu’un quart de l’eau utilisée par l’agriculture irrigue les champs
de qat, cette drogue douce consommée quotidiennement par la majorité des Yéménites et dont la
culture est très rentable. Ainsi, cet usage désordonné de l’eau n’allège-t-il pas la dépendance aux
importations du pays pour sa propre sécurité alimentaire.
Une crise lourde en conséquences
Le stress hydrique induit de nombreux coûts et risques limitant le développement du pays le plus
pauvre du monde arabe. Il induit d’abord des coûts économiques et sociaux importants. Dans de
nombreuses zones rurales, les filles chargées de la corvée d’eau se trouvent détournées de l’école et
donc privées des chances de se hisser hors du cercle vicieux de la pauvreté. Des troubles sociaux ont
déjà éclaté du fait de la pénurie d’eau et de l’insuffisance des services publics à Taez en 2007 et
pourraient se reproduire. Plus grave encore, la sécurité alimentaire du pays est directement menacée par
l’épuisement des ressources en eau. Autre conséquence économique, les investisseurs locaux et
internationaux sont découragés par la pénurie d’eau, ressource nécessaire à la poursuite de leurs
activités.
La situation comporte également d’importants risques politiques. D’après les responsables de la Croix
Rouge Française, des conflits entre tribus auraient d’ores et déjà éclatés en vue de monopoliser des
puits ou certaines sources d’eau. Les populations de quelques villages auraient été contraintes à migrer
suite à une forte sécheresse. Aucune étude ne permet d’apporter des éléments précis à ce sujet. Inutile
de préciser qu’un Etat déjà en prise avec un conflit au Nord, une forte opposition régionale au Sud et à
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la lutte contre le terrorisme internationale éprouverait d’immenses difficultés à faire face à une
quatrième source d’instabilité. Le Yémen, pays stratégique en raison de sa situation régionale et
géopolitique, potentiel Afghanistan au regard de nombreux analystes, pourrait passer du statut d’Etat
fragile à celui d’Etat « failli » si la situation était amenée à s’aggraver. Ceci constitue en partie la raison
pour laquelle de nombreux bailleurs de fonds internationaux, dont la Banque Mondiale et la GTZ, se
concentrent sur le secteur de l’eau et tentent d’appuyer le gouvernement dans la définition et la mise en
œuvre d’une politique nationale de préservation des ressources en eau.
Quelle stratégie pour le Yémen ?
Au niveau institutionnel, des initiatives encourageantes ont déjà vu le jour. Ainsi, le
gouvernement a créé en 2003 un Ministère de l’Eau et de l’Environnement. Aujourd’hui dépourvue de
moyens financiers et de personnel en nombre suffisant, cette structure pourrait toutefois constituer le
pivot d’une stratégie de gestion améliorée des ressources en eau et donner une impulsion réglementaire.
L’Université de Sana’a a quant à elle institué, en 2000, un Centre pour l’Eau et l’Environnement (Water
and Environment Center, WEC) chargé de former des experts du secteur, d’effectuer des études et
également de sensibiliser les citoyens aux problématiques environnementales.
Sur le plan technique, l’idée de déssalinisation est écartée en raison de son coût pour un pays
comptant parmi les PMA (Pays les Moins Avancés) et dont l’état des finances publiques est déjà
alarmant. Cependant, des solutions abordables et efficaces existent et pourraient être appliquées si une
volonté politique forte se faisait sentir.
De nouvelles techniques d’irrigation pourraient par exemple se substituer au pompage des
nappes phréatiques. L’irrigation goutte-à-goutte est la voie privilégiée à l’heure actuelle. Dans de
nombreuses zones agricoles, l’eau de pluie n’est plus aussi bien utilisée par le passé en raison de
l’érosion des terrasses et de la perte du savoir-faire traditionnel : aider les agriculteurs à stocker l’eau
pluviale constituerait également un grand pas vers une meilleure utilisation de l’eau et l’amélioration de
leur revenu via une agriculture plus efficace qui tire le meilleur parti des caractéristiques de la nature
yéménite. Evidemment, ces techniques devraient servir la culture vivrière plutôt que celle du qat et
pourraient être orientées vers des productions plus économes en eau. Le Ministre de l’Agriculture a,
dans les années 1980, encouragé la culture des agrumes, dont une majorité est exportée : le pays
exporte, de la sorte, ses ressources en eau alors même qu’il s’assèche. Le choix de la production agricole
est donc crucial et la meilleure gestion de l’eau ne se fera pas sans l’élaboration d’une véritable stratégie
visant la sécurité alimentaire.
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Conclusion
Si la détérioration des ressources en eau semble aujourd’hui irrémédiable faute d’impulsion
politique forte, des techniques simples et facilement appropriables par les populations existent qui,
combinées à un savoir-faire ancestral en perdition, permettraient de gérer au mieux cette ressource
précieuse qu’est l’eau. Le gouvernement yéménite, déjà confronté à de nombreuses difficultés
sécuritaires mais aussi financières en raison de l’épuisement des ressources pétrolières, saura-t-il faire
preuve d’une vision à long terme et consacrer une partie de ses moyens à éviter une autre guerre, celle
de l’eau ?
Bibliographie indicative :
Abdullah A. (2009), “Aden residents demand access to water” in Yemen Times, September 16th, 2009
http://www.yementimes.com/defaultdet.aspx?SUB_ID=243
Al Ariqi a. (2009), “Water sale to cause draught in Hajja” in Yemen Times, August 12th, 2009
http://www.yementimes.com/defaultdet.aspx?SUB_ID=29977
Hackman A. (2009), “A Center for New Water Thinking” in Yemen Times, August 12th, 2009
http://www.yementimes.com/defaultdet.aspx?SUB_ID=30189
Mission économique à Sana’a (2005), Le secteur de l’eau au Yémen
http://www.missioneco.org/documents/144/110551.pdf
UNDP (2006), Human Development Report 2006 - Beyond scarcity: Power, poverty and the global water crisis
http://hdr.undp.org/en/reports/global/hdr2006/
UNICEF (2007), Yemen At A Glance – Statistics
http://www.unicef.org/infobycountry/yemen_statistics.html
World Bank (2007), Making the Most of Scarcity: Accountability for Better Water Management Results in the
Middle East and North Africa, World Bank Publication
http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/COUNTRIES/MENAEXT/0,,contentMDK:212
44687~pagePK:146736~piPK:146830~theSitePK:256299,00.html
Yemen Times (2009), “International Water Expert Dr. Samir Hijazin Speaks with Yemen Times:
“Without changes in water management, the country’s future growth and development will be
constrained”, October 19th, 2009
http://www.yementimes.com/defaultdet.aspx?SUB_ID=17031
Yemen Times (2009), “Unprecedented water rationing in cities”, September 16th, 2009
http://www.yementimes.com/defaultdet.aspx?SUB_ID=224
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Résumé
Le Yémen n’est pas seulement l’un des pays les moins développés de la planète, classé 142 ème
sur 182 pays par le PNUD en raison de son IDH (Indice de Développement Humain), c’est aussi l’un
des 10 pays du monde les plus pauvres en eau. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’unique pays à connaître
une situation de stress hydrique, le taux d’épuisement des ressources aquifères est tel que Sana’a, la
capitale, se trouvera à court d’eau d’ici dix ans d’après les estimations du Ministère de l’Eau. Ainsi, le
conflit à Sa’ada au Nord et les mouvements politiques au Sud ne constituent pas l’unique face de la
crise que traverse le pays. La crise de l’eau, peut-être moins apparente, comporte également son lot de
menaces et risque fort de compromettre le développement du Yémen.
Cet article a pour objet de dresser un état actuel des ressources en eau au niveau national,
d’analyser les causes du stress hydrique accru pour, enfin, envisager les politiques aptes à favoriser une
meilleure gestion de l’eau.
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Abstract
Yemen is not only among the least developed countries in the world, ranked 142 th out of 182
countries by the UNDP based on its Human Development Index, it also counts among the ten poorest
country of the world as far as water is concerned. Even though Yemen is not the only country in a
situation of hydric stress, the rate of depletion of aquifer resources is such that Sana’a, the capital, will
run out of water within ten years from now based on the Ministry of Water and Environment’s own
estimations. Thus, the war in Sa’ada and the political opposition in the South do not constitute the only
aspect of the crisis Yemen is going through. The water crisis, maybe less visible, also involves threats
and compromises the development of the country.
This article aims at establishing a broad picture of the state of the water resources at the
national level, analyzing the causes of the increasing hydric stress in order to suggest policies able to
foster a better management of water in Yemen.
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