Fiche 3 – Le Bonheur selon Epicure La sagesse épicurienne ou la

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Fiche 3 – Le Bonheur selon Epicure La sagesse épicurienne ou la
Fiche 3 – Le Bonheur selon Epicure
p. 1
Copyright P. van den Bosch : La Philosophie et le Bonheur - Flammarion 1997
La sagesse épicurienne ou la modération des désirs
Epicure, qui vivait au IIIè siècle avant J. C., pense, lui aussi, que le but de la vie humaine est d’obtenir le bonheur.
Il est de plus d’accord avec les hommes modernes : le moyen de parvenir au bonheur est le plaisir né de la
satisfaction des désirs. Jusqu’à présent sa pensée ne contredit en rien les opinions les plus communes. Il faut
donc se mettre en état de goûter du plaisir dans la vie, de profiter des bons moments, et même de chaque jour,
de chaque instant, ce que dit la célèbre maxime latine qui reflète l’enseignement d’Epicure : Carpe diem, « cueille
le jour ». Pour cela, il faut d’abord éliminer les soucis et les angoisses. C’est bien ce que ressentent tous nos
contemporains qui se ruent chez leur psy !
Le matérialisme contre les angoisses religieuses.
Une des premières causes d’angoisse chez les humains est, selon Epicure, l’inquiétude religieuse et la
superstition. Bien des hommes vivent dans la crainte des dieux. Ils ont peur que leur conduite, leurs désirs, ne
plaisent pas aux dieux (ou à Dieu, pour les monothéistes, qu’Epicure ne connaissait pas), que ceux-ci jugent
leurs actes immoraux ou offensants envers leurs lois, et se décident à punir sévèrement les pauvres fauteurs, en
les écrasant de malheur dès cette vie, ou en les châtiant après cette vie. Ils pensent aussi qu’il faut rendre un
culte scrupuleux à ces divinités, leur adresser des prières, des suppliques, leur faire des offrandes, afin de se
concilier leurs bonnes grâces. Car les dieux sont susceptibles, se vexent pour un rien, et sont parfois même
jaloux du bonheur des simples mortels, qu’ils se plaisent alors à ruiner. Et bien, toutes ces croyances qui
empoisonnent la vie des hommes ne sont que des superstitions et des fariboles pour Epicure.
Pour se convaincre de cela, il faut rechercher quels sont les fondements réels des choses, il faut une
connaissance métaphysique, c’est-à-dire une science de la totalité du monde. Celle-ci nous révèlera que le
principe de toutes choses est la matière, que tout ce qui existe est matériel. Ainsi, la science peut expliquer tous
les évènements du monde, tous les phénomènes de la nature, même ceux qui étonnent et terrorisent le plus les
hommes, comme procédant de mécanismes matériels dépourvus de toute intention de nuire, et nullement
d’esprits divins aux volontés variables. Ainsi par exemple, les intempéries qui dévastent vos biens et vous ruinent,
ne sont nullement l’expression d’une vengeance divine pour punir vos fautes passées, mais seulement la
résultante de forces naturelles aveugles et indifférentes à votre devenir. C’est ce qu’établira de façon plus
complète le disciple latin d’Epicure, Lucrèce, dans son livre De Natura Rerum (De la nature des choses), en
donnant même le luxe de plusieurs explications possibles des mêmes phénomènes, arguant du fait que
l’essentiel n’est pas de connaître la vraie cause du phénomène, mais de savoir qu’il possède une cause
matérielle non-intentionnelle. C’est en effet cela seul qui importe à notre bonheur, puisque ce savoir nous délivre
des angoisses religieuses. Nous voyons là combien la perspective des Grecs diffère de celle de nos modernes
scientifiques.
La mort n'est rien pour nous.
La métaphysique matérialiste va aussi permettre de délivrer l’humanité d’une de ses plus grandes craintes : la
crainte de la mort. Les hommes ont en effet peur de la mort et font tout pour l’éviter. Mais que redoutent-ils en
elle ? C’est précisément le saut dans l’absolument inconnu. Ils ne savent pas ce qui les attend. Ils craignent
confusément que des souffrances terribles puissent leur être infligées, peut-être en punition de leurs actes
terrestres. Les chrétiens, par exemple, imagineront que quiconque a mal agi et n’a pas obtenu le pardon de Dieu
ira rôtir dans les flammes de l’enfer. La peur de la mort a parti lié avec les superstitions religieuses dont la
métaphysique matérialiste nous libère. De plus, si tout dans l’univers n’est fait que de matière, si nous, comme
tous les êtres vivants, ne sommes que des agrégats d’atomes, lorsque nous mourons, ce ne sont que nos
atomes qui se séparent, qui se désagrègent, ce n’est que notre corps qui se décompose, en un point d’abord
(celui blessé ou malade), puis en tous. Dès lors, rien de notre être ne survit, il n’y a rien après la mort, “la mort
n’est rien pour nous”. Ceux qui pensent que la vie du corps, la pensée, la sensation, les mouvements viennent de
l’âme, et que cette âme pourrait survivre après la mort du corps, ont tort. Car l’âme elle-même est faite de
matière, certes plus subtile, puisqu’invisible ; mais si elle n’est qu’un agrégat d’atomes, elle aussi se décompose
lorsque la mort survient, et même selon l’expérience la plus commune, il faut penser qu’elle est la première à se
décomposer, puisque le mort apparaît immédiatement privé de vie, de sensation, de pensée et de mouvement,
alors même que le reste de son corps semble encore à peu près intact et mettra quelques jours avant de
commencer à se décomposer. On lui parle, on le touche, on le pince, et il n’a aucune réaction, il ne manifeste
aucun sentiment... La mort se caractérise bien en premier lieu par l’absence de sensation. Epicure peut écrire :
« Habitue-toi à la pensée que la mort n’est rien pour nous, puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation,
et que la mort est absence de sensation ».
En effet, les sensations que nous avons de notre corps et, à travers lui, des choses du monde, sont la source de
toute connaissance, et aussi de tout plaisir et de toute douleur, donc le vrai lieu de tout bien et de tout mal,
puisque le bien réel n’est que le plaisir, et le mal, que la douleur. Nous pouvons désigner la pensée d’Epicure
comme un sensualisme qui base toute la vie intérieure sur la sensation. La mort étant la disparition des
sensations, il ne peut y avoir aucune souffrance dans la mort, ni surtout après la mort. Il ne peut pas y avoir
davantage de survie de la conscience, de la pensée individuelle. Epicure a encore cette belle formule :
« Ainsi le mal qui effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons, la mort n’est pas là,
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et lorsque la mort est là, nous n’existons plus ».
Dès lors, je peux vivre, agir, et profiter des plaisirs de cette vie, sans redouter aucune punition après, sans me
gâcher la vie à m'angoisser au sujet de ce qui m'attend. Et même, je sais désormais que c’est ici et maintenant
qu’il faut être heureux, en cette vie, car je n’en ai aucune autre. Mon bonheur dans ma vie est une affaire
sérieuse qui ne souffre aucun délai. Tel est l’enseignement de la sagesse matérialiste.
La modération des désirs.
Maintenant que nous avons vu les deux conditions négatives du bonheur, c’est-à-dire les pensées qu’il faut
éliminer pour pouvoir jouir de la vie, il nous faut encore définir positivement comment atteindre le bonheur. Un
peu de réflexion nous montre qu’il est absurde de désirer des plaisirs qui nous sont inaccessibles, ou qui ont des
conséquences fâcheuses, qui se payent de plus grandes souffrances, comme par exemple les plaisirs de la
gourmandise, qui, pratiqués à l’excès, finissent par nous rendre affreusement malades. Il convient donc de
modérer ses désirs, d’opérer un tri entre ses désirs. Mais jusqu’à quel point ? Il faut rejeter tous les désirs qui ne
sont pas naturels et qui ne sont pas nécessaires à notre survie, à notre santé, ou à notre bonheur, dit Epicure.
Mais qu’est-ce qui est naturel dans les désirs humains ? et surtout qu’est-ce qui est absolument nécessaire à
notre bonheur ? Epicure ne donne pas de réponse très précise, mais il nous dit qu’il faut savoir se contenter de
peu. Par exemple, celui qui désire des mets raffinés risque fort d’être déçu et malheureux s’il n’a pas toujours les
moyens de se les payer, ou si le cuisinier rate son plat, ou si mille autres avatars viennent le priver. Avoir des
désirs de luxe nous expose à souvent souffrir. Il faut donc les éliminer. En revanche, celui qui ne désire que des
nourritures “naturelles”, un peu de pain et d’eau par exemple, trouvera facilement à se satisfaire, et peut même
en retirer un très vif plaisir s’il a vraiment faim et soif. En outre, le sage qui ne désire rien de plus pourra tout de
même, s’il est invité à un banquet, jouir de la nourriture succulente. De tels plaisirs ne sont nullement interdits, à
condition de ne pas les désirer toujours, de ne pas en être dépendant, ou, comme on dit aujourd’hui, de ne pas y
être “accro”. Il faut donc passer ses désirs au crible de sa raison, et éliminer impitoyablement tous ceux qui ne
sont pas naturels et nécessaires, tous ceux qui sont vains, artificiels, superflus ou excessifs. Alors nous serons
sages et nous atteindrons l’ataraxie, dit Epicure, l’état d’absence de trouble dans l’âme, c’est-à-dire le bonheur.
En effet, ce sont les angoisses, les passions, les désirs inassouvis qui troublent notre âme, nous font souffrir et
nous empêchent d’être heureux. Se délivrer de tout cela, c’est déjà être heureux, de même qu’il faut penser que
le plaisir se trouve déjà dans l’absence de souffrance. Nous voyons qu’Epicure redéfinit le plaisir (et
corrélativement le bonheur) à l’encontre de la pensée commune, qui n’aperçoit de plaisir que dans une excitation
positive des sens ou de l’esprit. Nous voyons aussi quelle est la vraie nature de l’hédonisme d’Epicure, et quel
monumental contresens a fait la tradition en en faisant “une morale de pourceaux libidineux se vautrant dans la
luxure”, alors qu’il s’agit avant tout d’une ascèse, d’une maîtrise des désirs, assez semblable à ce que peuvent
pratiquer certains religieux, ermites ou ascètes, même si c’est dans de tout autres buts.
Critique de la sagesse épicurienne.
La sagesse d’Epicure ne nous semble cependant pas entièrement satisfaisante pour au moins trois raisons. Nous
venons de voir qu’Epicure identifie le plaisir et la non-souffrance, le bonheur et l’ataraxie. Or il y a bien une
différence entre les deux, comme entre un état neutre et un bien réel, ou comme entre le zéro et un nombre
positif. Sa doctrine peut donc nous éviter la souffrance, mais non nous donner un bonheur réel.
Et même cela paraît douteux. En effet, Epicure nous demande de renoncer à de nombreux désirs. Au nom de
quoi ? seulement par la réflexion que leur satisfaction ne sera pas toujours assurée, et que dépendre de ces
désirs risque un jour de nous rendre malheureux. Mais la raison a-t-elle le pouvoir de supprimer un désir ? surtout
par cette simple réflexion ? peut-elle combattre l’attrait d’un plaisir proche, et sa promesse de bonheur ? il ne le
semble pas. Il faut alors faire preuve de beaucoup de volonté, et se refuser à satisfaire nos désirs, à agir selon
eux, puisque nous n’avons pas le pouvoir de les supprimer en nous par simple acte de volonté, en espérant que
cette ascèse, à la longue, finira par faire disparaître ces désirs. Mais cela veut dire qu’il faut commencer par
souffrir longtemps de la présence en nous de nombreux désirs inassouvis, ce qui est le contraire même du
bonheur, ce qui est se faire son propre bourreau. Le religieux qui se fait ermite, qui se retire du monde et de ses
plaisirs, qui vit dans le renoncement et la mortification, espère, lui, plaire à Dieu et obtenir ainsi une place au
Paradis, une béatitude éternelle. Mais Epicure ne croit en rien de tel, et nous préconise une semblable attitude
pour nous procurer le bonheur terrestre. Or il nous semble bien que l’on ne peut constituer un bonheur avec une
série de refus de satisfactions.
D’un autre point de vue, nous pouvons aussi penser que la philosophie d’Epicure, dans sa méthode pour trouver
le bonheur, nous détourne de buts plus élevés ou plus nobles que notre simple satisfaction personnelle. Elle nous
interdit d’avoir de grands désirs, comme par exemple de grands projets humanitaires ou artistiques, car celui qui
veut sauver des peuples de la famine ou de la guerre, ou celui qui veut créer une oeuvre d’art sublime, a de
fortes chances d’échouer. Désirs déraisonnables, ni naturels, ni nécessaires, dirait Epicure, qui réduit ce faisant
l’homme à un simple être de sensation, purement égoïste. En d’autres termes, si la sagesse épicurienne, en
modérant nos désirs, nous empêche d’être malfaisants envers autrui, puisque nous ne serons plus tentés de le
voler ou de le duper, elle ne nous rend pas pour autant bienfaisants, ni non plus nobles ou grands.