de Strasbourg à chicago : robert e. Park et l`assimilation des noirs

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de Strasbourg à chicago : robert e. Park et l`assimilation des noirs
Suzie Guth
Université Marc Bloch, Strasbourg
Laboratoire “Cultures et sociétés en Europe”
(UMR du CNRS n° 7043)
<[email protected]>
De Strasbourg à
Chicago : Robert E. Park
et l’assimilation des
Noirs américains
S
À Strasbourg, j’ai rencontré G. F. Knapp, l’économiste.
Knapp a été le professeur le plus
fascinant et le plus formateur
que j’ai jamais eu. Ses cours
sur le développement de l’agriculture, et particulièrement sa
présentation des communautés
paysannes allemandes furent
les descriptions d’une société
les plus éclairantes dont j’ai eu
connaissance.1
62
i l’on ouvre à la Bibliothèque
Nationale de Strasbourg le registre d’inscription des étudiants
de la Kaiser Wilhelm Universität pour
l’année 1900, on y trouve mentionné
parmi les étudiants étrangers Robert
Ezra Park. Il va poursuivre des études pendant trois ans pour finalement
soutenir son doctorat à l’université
de Heidelberg, car son directeur de
recherches, le professeur Windelband,
y terminera sa carrière. Il n’achève
pas le semestre d’été à Heidelberg
puisqu’il part soutenir sa thèse. À partir de là, l’Université de Strasbourg
est en grande partie oubliée, et elle
en porte partiellement la responsabilité. La première biographe de Robert
Park, Winifred Raushenbush2, qui
travaillait en étroite collaboration avec
la fille du sociologue, Greta Redfield
née Park, et avec Everett C. Hughes,
avait écrit aux différentes universités que Park avait fréquentées : Minneapolis, Michigan, Harvard, Berlin,
Heidelberg, et seule l’Université de
Strasbourg n’avait pas répondu à sa
demande de renseignements. Toutes
les autres universités avaient donné la
liste des cours qu’il avait suivis et des
semestres d’inscription3.
Strasbourg restera donc longtemps
l’université cachée du sociologue. De
plus, comme elle change d’appartenance nationale, d’appellation et de
langue, elle disparaît au sens propre du terme en tant qu’université
allemande, alors que l’Université de
Heidelberg demeure telle qu’en ellemême. Robert Park donne dans ses
autobiographies des renseignements
partiels voire erronés, qui prêtent le
flanc à une interprétation fallacieuse.
N’est-il pas écrit, dans The Crowd and
the Public4, ainsi que dans l’ouvrage
de Pierre Saint Arnaud, qu’il fit sa
thèse avec Georg Simmel ? Son estime
pour l’auteur berlinois, le semestre de
cours du Privatdozent qu’il avait suivi
à Berlin en 1899, la notoriété postérieure du sociologue allemand, ses
Suzie Guth
autobiographies enfin, contribuent à
créer la confusion.
Qui connaît encore Wilhelm Windelband, son directeur de thèse, fondateur de l’école de Bade ? C’était
pourtant un personnage remarquable, si l’on en croit le doyen Redslob5,
jeune étudiant de droit à l’Université
Kaiser Wilhelm. Parmi les professeurs
qui suscitaient son admiration, celuici cite aussi Georg Friedrich Knapp,
professeur d’économie politique dont
la fille a rédigé des mémoires sur sa
jeunesse À l’ombre de la cathédrale6.
Ce sont ces deux enseignants que nous
allons le plus souvent citer, en raison
de l’influence qu’ils exercèrent sur
l’étudiant Robert E. Park. Nous avons
déjà commenté la thèse strasbourgeoise de Park7, nous n’y ferons donc que
des allusions8, bien que l’ouvrage serve
de base pour comprendre l’évolution
intellectuelle de l’auteur. On ne peut
comprendre sa manière de procéder,
ses habitudes mentales, mais aussi sa
conceptualisation personnelle, qu’en
se référant à cet ouvrage princeps de
1904. Au terme de l’ouvrage, il indique
qu’il n’a procédé qu’à l’analyse conceptuelle des deux termes : la foule et le
public, mais ce processus va devenir
le modus operandi qu’il va enseigner
à ses étudiants américains. Pauline
Young, dans un mémoire envoyé à
Winifred Raushenbush pour enrichir sa connaissance des étudiants de
Chicago, va relater le commentaire du
professeur Park sur son projet d’étude
des Molokhans : d’abord il le trouve
excellent, puis le lendemain il lui dit
qu’il n’est pas bon du tout, il manque l’analyse conceptuelle autour de
laquelle les données vont s’ordonner.
Le concept dont elle doit faire usage est
celui de compétition9. Robert E. Park
acquiert à Strasbourg une culture philosophique européenne qu’il mêle à
celle qu’il a acquise à Harvard, qui
penche plus vers la psychologie de
William James et celle de Münsterberg
(ce dernier ayant fait ses études avec
Wundt), sans négliger les philosophes
Santyana et Royce souvent cités dans
sa thèse.
Nous allons procéder par ordre
chronologique et chercher d’abord
dans les travaux de G. F. Knapp les
thèmes qui vont inspirer l’auteur dans
De Strasbourg à Chicago
sa réflexion et ses cours sur les Noirs
du sud des États-Unis. C’est lors de sa
rencontre avec William I. Thomas qu’il
va conceptualiser le mode relationnel
des Noirs du Sud, résumé dans l’article
de 1913, et qui deviendra plus tard,
sous une forme différente, le schème
relationnel des migrants tel que le
manuel The introduction to the science
of sociology10 l’expose en plus de deux
cent cinquante pages. Nous arrêterons
notre étude de l’influence strasbourgeoise en 1921, elle sort renforcée dans
le manuel par les morceaux choisis
qui reprennent souvent les sources de
la thèse de Park : tous les auteurs cités
sont là, mais en même temps de nouveaux viennent renforcer une analyse,
un point de vue, sans oublier les choix
d’Albion Small. Ainsi la multitude des
auteurs cités contribue à la dilution de
ce noyau initial.
De Windelband restera l’injonction,
le devoir conceptuel qu’il va transmettre à tous ses étudiants. Ces drôles de
concepts, qu’Everett Hughes évoquera
comme « nos concepts » dans son journal de 1948, rédigé lors d’une mission
d’enseignement à l’université de Francfort. Il se demandait si les Allemands
de Francfort allaient les accepter tels
quels, et ils le firent11. Everett Hughes
pensait en particulier au concept de
caste, dont Robert E. Park faisait usage
pour définir la situation des Noirs dans
la société américaine.
De G. F. Knapp, Park suivra la
méthode d’exposition. Il va s’inspirer
de la méthode historique pour rédiger le cours traitant de la situation
des Noirs américains. Il choisit ses
exemples à Saint-Domingue, évoque
Toussaint Louverture et les nègres
marrons, traite des subdivisions du
statut en fonction de la proportion
de sang blanc dans la société créole et
louisianaise. Il prend ses distances avec
son vécu, mais profite de son cours
pour raconter les fameuses histoires
sur Booker T. Washington, sur la vie
dans le Sud, pour évoquer des anecdotes savoureuses que d’aucuns auraient
aimé voir publiées, mais il s’est bien
gardé de le faire.
Le séjour allemand et strasbourgeois de l’auteur va sans doute lui
donner les clefs d’une culture savante
à l’allemande, lui montrer ce qu’est
l’érudition, et l’inciter à rechercher les
données dans un corpus en trois langues au moins : l’allemand, le français
et l’anglais, nous pourrions presque
ajouter le latin, celui de César et de
la guerre des Gaules par exemple. Le
Mississipi boy, comme il aimait à se
présenter lui-même, qui ne lisait dans
sa jeunesse que des livres à trois sous,
cherche à rattraper le temps perdu
dans le domaine culturel.
L’influence de Knapp : la
libération des paysans n
Commencer par l’analyse conceptuelle, quelle que soit la notion envisagée, telle fut la leçon apprise à
Strasbourg. Lorsqu’il rédige son cours
sur le problème des races et des minorités culturelles, la question apparaît
quelquefois sur plusieurs pages dans
ses notes manuscrites : What is a
race ? (Qu’est-ce qu’une race ?), What
is a Negro ? (Qu’est-ce qu’un Noir ?).
Il évoque alors le cas d’une esclave
alsacienne blanche, qui a le même
statut qu’un esclave noir et qui se
voit d’ailleurs comme telle12. Noir,
conclut-il, n’est pas une couleur, mais
un rapport social de possession et de
domination, qui a certes trait à une
couleur déterminée, mais que nous
retrouvons par ailleurs dans nombre
de sociétés. Quelques pages plus loin,
il s’interroge sur les quarterons de
Saint-Domingue. Il choisit un exemple limite : un mulâtre – il songe alors
à Booker T. Washington, sa référence
de l’homme marginal – n’est ni blanc,
ni noir, c’est la raison pour laquelle il
avait dit à Park qu’il était libre de faire
comme bon lui semblait, il n’avait pas
à suivre un modèle social particulier,
puisqu’il vivait dans deux mondes à la
fois. Le cours sur les Noirs américains
fut à l’origine la raison du recrutement
de Park comme chargé de cours à l’université de Chicago. Dans les lettres
recueillies par la Regenstein Library,
sa fille, Greta Redfield, rappelle qu’il
avait cette expérience, unique dans
la vie d’un Américain, d’avoir vécu à
proximité des Noirs et d’avoir voyagé
avec Booker T. Washington à travers
toute l’Europe et tous les États-Unis.
63
Son approche de la race13 et de la
culture est fondée principalement sur
les cours de géographie et d’économie politique qu’il a suivis à Strasbourg et à Heidelberg. À Strasbourg,
il a fréquenté les cours du professeur
Georg Friedrich Knapp, fondateur du
Sozial Verein (il commença sa carrière à Leipzig comme statisticien, puis
vint à Strasbourg comme spécialiste
d’économie politique14). Sa fille, Elly
Heuss-Knapp, devait devenir l’épouse
du premier président de la République Fédérale allemande. Elle publia
les souvenirs de jeunesse de son père et
écrivit les Souvenirs d’une Allemande
de Strasbourg (1881-1934)15. Les cours
du professeur Knapp étaient appréciés par les étudiants en raison de son
humour et de l’énergie qu’il dégageait.
Robert Park pense avoir compris, grâce
à lui, le paysan allemand qu’il avait vu
lors de ses promenades en Forêt-Noire
et dans le pays de Bade. Il va d’ailleurs,
dans un article de 1913 issu très certainement de ses conversations avec
William Isaac Thomas, écrire que les
paysans d’Europe et les paysans du
Sud américain ne sont pas si différents
les uns des autres, car ils vivent dans
l’isolement et le particularisme. Rappelons que leur libération est récente
à l’échelle historique, et que cela avait
été d’ailleurs le sujet des travaux de
Knapp en économie rurale16.
On considère en effet – c’est la thèse
de William W. Hagen17 – que Knapp
a introduit un changement de paradigme dans l’explication de la libération du paysan allemand. Max Weber
fut lui aussi un disciple du professeur
Knapp. Ses enquêtes menées pour
le Sozial Verein sur la condition du
paysan allemand, d’abord à l’Est de
l’Elbe18, ensuite de proche en proche
dans toute l’Allemagne, et bientôt
dans le Reichsland d’Alsace-Lorraine,
devaient corroborer les données de
Knapp et recevoir son approbation
académique.
Rappelons brièvement le paradigme élaboré par Knapp, qu’il présente
en 1891, lors de son discours de prise
de fonction de Recteur, devant ses
collègues dans l’aula de l’Université
Empereur Guillaume de Strasbourg.
Il a rassemblé dans un petit opuscule
ses articles sur la montée de l’esclavage
dans les colonies et sur la libération
des paysans allemands en s’appuyant
sur la période Stein-Hardenberg
(1800-1825). Il s’autorise donc ce type
de comparaison, dans la mesure où il
indique qu’il n’y a guère de différence
entre l’esclave des colonies à sucre et
l’esclave des plantations de coton. Park
va suivre lui aussi la même méthode de
comparaison en rédigeant son cours.
Le système de la plantation est un
système en soi, dans la mesure où celle-ci peut devenir une grande entreprise : évoquant l’île de Sao Tomé en
1492, Knapp indique : il y avait ici des
plantations de cent cinquante jusqu’à
trois mille esclaves noirs : c’étaient aussi
de grandes entreprises !19. L’économie
de plantation est ainsi posée par comparaisons successives. Il s’appuie sur
les travaux d’historiens qui traitent de
la Nouvelle Espagne ou de Cuba ou
du Nouveau continent (l’Amérique du
Nord). Park va reprendre cette présentation historique pour son cours sur le
Noir en Amérique. Au fil des années,
il va partir dans de nombreuses directions, que ce soit celle des esclaves
marrons, des révoltes d’esclaves, des
distinctions de couleur entre les Afroaméricains. Le professeur Knapp lui
avait donné quelques idées utiles puisées aussi dans l’étude de la libération
du paysan allemand de Prusse et de
Poméranie.
Les travaux de Knapp montrent
le nouveau rapport au travail qui se
crée dans le monde rural prussien,
après la libération des paysans. Le
travailleur peut être un de ces Instleute (fermiers de tenure), ayant des
terres du domaine à cultiver, ou travailler occasionnellement au domaine comme Eigenkate (les Eigenkate
avaient aussi des parcelles de terres
qu’ils travaillaient sans être sous un
contrat de travail). Le domaine féodal
constitue pour Knapp une entreprise
capitaliste exemplaire ou paradigmatique, au même titre que la plantation de
sucre ou de coton qu’il évoquait plus
brièvement en début de son ouvrage.
C’est une Grundherrschaft, soumise
au lien domanial : il considère que ce
type de lien ne change pas la nature
de l’entreprise capitaliste. Schumpeter
semble lui donner raison sur ce point.
Il s’agit en somme, d’un capitalisme
64 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
patrimonial, qui va se transformer au
XIXe siècle en Prusse sous l’influence
des armées napoléoniennes.
À partir de la citation de Guillaume
Tell du poète Schiller : « et je déclare
que tous mes paysans seront libres »,
Georg Friedrich Knapp commence la
démonstration de l’effet de la libération
sur l’entreprise féodale, sur son organisation et sur les paysans dans leur
ensemble. Tous ne vont pas gagner au
change, et la plupart vont devenir une
main d’œuvre à la recherche d’une
embauche sur le marché du travail.
Les anciens travailleurs agricoles, qui
avaient eu un contrat avec le propriétaire féodal, vont être moins démunis
sur ce nouveau marché que les travailleurs sans contrat. Ces derniers se
retrouvent seuls face à des propriétaires (Gutsherrschaft), qui ne gèrent plus
leur main d’œuvre de manière patrimoniale, mais cherchent leurs salariés
saisonniers sur un marché de l’emploi
plus vaste, et les gèrent différemment.
L’artisanat et ses organisations vont
se trouver en partie détruits et nous
assistons à une prolétarisation de la
petite paysannerie. La libération du
petit paysan prussien, telle qu’elle fut
menée à l’époque, l’a renvoyé vers les
marges de la société, le transformant
en main d’œuvre ne disposant plus
que de sa force de travail. Dans un
passage éloquent Knapp écrit :
« Finalement, il n’est plus fermier
(Inste) ; il n’a plus de maison, il n’a
plus de terres, il n’a plus de vache. On
l’a licencié de son emploi et il va d’un
domaine à l’autre. Il vit partout en
petits groupes, séparés des villages agricoles par la distance, séparés de la ferme
et de ses habitants par un immense
écart d’instruction »20.
Il est aisé de comprendre que Robert
Park ait fait le rapprochement entre la
situation du paysan allemand et celle
du paysan noir du Sud libéré des liens
de l’esclavage, et quelquefois, lui aussi
prolétarisé. Le paysan noir va maintenant de plantation en plantation, sans
avoir tiré de bénéfices économiques
de la libération. L’exemple du paysan
prussien qui se retrouve sur le marché du travail dans une situation de
concurrence, alors qu’il a vécu toute
sa vie antérieure sous l’autorité patrimoniale, montre mieux ce passage de
Suzie Guth
la Gemeinschaft, la communauté avec
toutes ses obligations, à la Gesellschaft,
la société ouverte mais solitaire, où la
concurrence de chacun envers chacun
fait rage.
Max Weber arrive à une conclusion identique dans ses travaux menés
pour le Verein für Sozialpolitik, il
écrit : « C’est pourquoi les Insleute allemands, sûrs d’eux-mêmes, doivent là
où ils existent encore s’effacer devant les
ouvriers migrants russo-polonais ; les
Komorniks polonais ne connaissent pas
ce risque grâce à leur niveau de vie inférieur ; en revanche, les travailleurs libres
sont chassés du pays par l’immigration provenant de l’Est ; et finalement,
comme le montre la comparaison des
salaires dans la haute Vallée de la Vistule en 1873 et aujourd’hui, le niveau
des salaires s’est tassé. Ce processus se
développe également, lentement mais
sûrement, là où le système patriarcal
existe encore : en haute Poméranie et en
Prusse orientale. Le résultat est avant
tout un recul constant de la germanité (Deutschtum). À l’Est, le niveau
de conscience de l’ordre (Stand) des
ouvriers agricoles et leur niveau alimentaire vont tout simplement de pair
avec la germanité »21.
Plus loin, il montre la destruction
de cet ordre social qui avait fait de la
Prusse cet État semblable à nul autre.
Il ne s’agit pas seulement de la destruction d’une relation de nature féodale,
mais aussi de celle d’un ordre qu’il
qualifie de patriarcal. L’intérêt communautaire a disparu : il est remplacé
d’un côté par un intérêt purement
capitaliste du propriétaire foncier et
de l’autre par une volonté d’indépendance de tous ces ouvriers agricoles
décrits de la manière suivante :
« L’indépendance réapparaît sans
cesse comme un trait fondamental du
changement. Les domestiques qui fuient
l’exploitation familiale (Hauswirtschaft) du seigneur, le batteur qui aspire à libérer son exploitation de son
intrication dans le domaine, l’ouvrier
sous contrat qui renonce à une Instellung plus sûre pour un emploi bien
plus misérable de journalier « libre »,
le petit propriétaire qui meurt de faim
plutôt que de chercher du travail chez
quelqu’un, les innombrables ouvriers
qui acceptent des terres, à n’importe
De Strasbourg à Chicago
quel prix, des mains d’un dépeceur
de domaines, passent leur vie dans la
dépendance ignominieuse de taux d’intérêts usuraires, seulement parce que
cela leur apporte l’« autonomie » qu’ils
désirent, c’est-à-dire l’indépendance
par rapport à la relation de domination
personnelle contenue dans tout contrat
de travail rural, c’est partout le même
phénomène. On ne peut rien contre de
tels phénomènes. C’est l’enchantement
puissant et purement psychologique
de la liberté qui s’exprime ici. Il s’agit
essentiellement d’une illusion grandiose, mais, on le sait, l’homme « ne vit pas
seulement de pain ».
Si l’on suit Max Weber, la liberté
va en somme les conduire à l’endettement, à la recherche de situations
inférieures à celles dont ils disposaient
précédemment en ce qui concerne les
avantages en nature que Knapp avait
énumérés (maison, vache, lopins de
terre). En somme, la dissolution des
liens féodaux va paupériser les travailleurs agricoles, comme le montre
l’enquête de Max Weber, tout en faisant croire à une indépendance possible de propriétaire, mais celle-ci ne
serait qu’illusoire, dans la mesure où
le paysan s’est mis dans les mains de
l’usurier.
Formaliser la situation
des Noirs du sud
des États-Unis
n
Il existe deux types d’écrits de Park
qui ont trait à la situation des Noirs : les
premiers sont rédigés sous la signature
de Booker T. Washington, les autres en
tant que coauteur. Les premiers se veulent témoins de la subjectivité de Booker T. Washington, à laquelle se mêle
pourtant ici celle de l’écrivain-fantôme
(ghost writer). Les seconds reflètent,
sous forme d’articles, la formalisation
des relations raciales aux États-Unis,
telles qu’il les perçoit d’après son expérience de sept années dans l’Alabama
et ses observations au jour le jour. En
d’autres termes, le point de départ de
la réflexion sur la situation des Noirs
se trouve dans ses travaux rédigés à
l’intention de son employeur Booker
T. Washington, mais les prémisses de
la conceptualisation de leur situation
dans la société sont liées à sa rencontre
avec William Isaac Thomas, qu’il a fait
venir à Tuskegee (Alabama) en 1912
pour un colloque dont il est l’organisateur. Les lettres échangées entre
eux (elles sont publiées dans l’ouvrage
de Winifred Raushenbush) donnent
déjà les éléments des trois ou quatre
concepts qui vont devenir ultérieurement la structure de sa pensée. Dans
une lettre du 16 mai 191222, William
Isaac Thomas écrit : « J’avais le terme
crise en tête pour couvrir tout le processus de perturbation et de réadaptation, nous pourrions appeler ce chaînon
manquant l’accommodation… ». Park
a voulu lui répondre mais la lettre
datée du 6 octobre 1912 n’a jamais été
envoyée :
« J’ai Einfälle en ce qui concerne
l’isolement, la crise et l’accommodation. Je vais vous montrer les choses qui
mijotent dans le think tank quand elles
remontent à la surface (nous pourrons
voir après ce qu’elles valent), quand
nous en arriverons à l’interprétation
des données.
Isolement. Les caractéristiques mentales de l’isolé sont la naïveté, la primauté des coutumes (habitude sociale),
la règle de l’autorité, une disposition à
interpréter l’expérience en fonction des
règles de la magie (c’est à dire par intuition et en faisant usage des principes
ancrés dans le subconscient et qui ne
sont pas vraiment explicités.)
Crise : caractéristique mentale,
conscience de soi exagérée (conscience
de groupe), mobilité (suggestibilité),
règle du droit abstrait, disposition pour
interpréter l’expérience de manière
scientifique (par des lois abstraites,
scepticisme, esprit critique).
Accommodation : caractéristique
mentale, capacité de voir les gens et les
choses objectivement, tolérance, capacité de voir les conditions d’un point de
vue pratique plutôt que sentimental ; les
principes abstraits qui s’incarnent dans
la coutume et les usages se transforment
graduellement en considérations pratiques et personnelles. Capacité de dégager chronologiquement le sens commun
plutôt que le point de vue abstrait ».
W.I. Thomas est l’auteur d’un article programmatique de comparaisons des paysans de la Mitteleuropa
avec les Noirs américains : il s’agit de
65
répondre à l’offre de Madame Culver,
une généreuse donatrice, pour l’étude
des problèmes sociaux des migrants
venant des États centraux de l’Europe.
Le questionnaire de William Isaac
Thomas est au mieux ethnographique,
c’est un protocole d’enquête comme
on en disposait à l’époque. Il apporte
des nouveautés dans son approche
méthodologique du document personnel : sermons, lettres, histoires de
vie sont les données recherchées. D’où
vient l’intérêt de W.I. Thomas pour
les Noirs américains ? Selon Andrew
Abbott23, W. I. Thomas aurait vécu
dans une ferme disposant de quelques
esclaves, il se sentait donc personnellement impliqué dans cette recherche,
qu’il va situer dans le domaine psychologique et le monde culturel en
empruntant son point de vue à Franz
Boas24. La rencontre avec Park fut
pour lui un grand moment : il trouva
que l’étude des Noirs était plus intéressante que celle des paysans et il entrevit des volumes distincts à rédiger avec
Park, des voyages à faire en Afrique et
aux Antilles, mais avant il dut aller en
Europe25.
L’isolement est la cause de l’exclusion, tant des Noirs que des paysans,
des habitants de slums (quartiers pauvres) et des femmes blanches, conclut
William Isaac Thomas dans son article sur la psychologie des races. Pour
lui, le paysan reste jusqu’au milieu du
XIXe siècle dans le cercle étroit de son
village, de sa ferme : il est indifférent
à la rumeur du monde. Il vit dans
un monde d’autoconsommation et
d’autoproduction, qui sans être totalement hostile aux villages voisins n’est
guère cordial envers eux. Tel est, en
résumé, le point de vue de von Hupka
(Entwicklung der westgalizischen Dörfzustände), cité par Thomas et développé ultérieurement dans Le paysan
polonais en Europe et en Amérique.
L’auteur y évoque la Galicie de l’Ouest,
alors que Thomas semble en faire un
point de vue plus général. Mais ce
qui isole le plus les Afro-Américains
du Sud, ce sont les préjugés raciaux
qui sont là pour les maintenir à leur
place. En changer devient pour eux un
tabou qu’ils ne doivent pas transgresser. W. Du Bois montre qu’on ne leur
accorde aucune chance pour grimper
dans l’échelle sociale, même lorsqu’ils
sont pourvus de diplômes universitaires : il ne saurait y avoir, chez les Noirs
du Sud, de Napoléon, dit-il, puisqu’ils
ne sont pas admis à porter les armes.
Aucun homme, même métis ou mulâtre ne vit pleinement dans le monde
des Blancs. Ils ne disposent pas des
ressorts permettant de surmonter les
préjugés raciaux, alors que d’autres
groupes, comme les Juifs de Roumanie
ou de Russie, qui ont vécu isolés dans
un monde hostile, ont su surmonter les obstacles et devenir à certains
égards un modèle à suivre, ou ceux
à qui l’on va emprunter des éléments
culturels.
Pour résumer la pensée de Thomas,
deux cercles entourent les paysans
européens et américains : le premier,
qui leur est commun, est celui de la
coutume, des mœurs, des usages et
de l’autarcie, le second, plus présent
chez les Noirs américains, est celui du
préjugé racial qui condamne les Noirs
à un type de comportement envers les
Blancs, qui en fait un groupe dominé
par l’expertise blanche.
L’approche de Park
en 1913
n
L’Afro-Américain n’est pas totalement dans la situation du paysan prussien décrit par Georg Friedrich Knapp,
car le Sud des États-Unis dispose de
plus de terres qu’il n’a de bras. Néanmoins la recherche d’un sort meilleur
a conduit nombre d’entre eux à quitter
le Sud pour aller en masse vers le Kansas, par exemple. Le lien qui unissait
le paysan au maître, si ce n’est aux
Blancs en général, va se distendre et se
perdre. Ainsi les Noirs du Sud entrent
dans le monde des relations impersonnelles comme les Instleute de Prusse
qui quittaient le patrimonialisme en
accédant au marché du travail. Park
interprète le mouvement des nationalités en Europe comme une recherche
de l’indépendance, sur des modèles
pris autant chez les Autrichiens que
chez eux. Pour lui, l’assimilation est
un processus qui déborde l’indépendance acquise : « Les nations comme
les races empruntent à ceux qu’elles
craignent aussi bien qu’à ceux qu’elles
66 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
admirent. Les éléments qui ont été pris
portent inévitablement la marque de la
nationalité qui les porte. Ces éléments
vont contribuer à la dignité, au prestige,
au sentiment de solidarité de la nation
qui les emprunte, mais ils ne signifient
plus la loyauté à l’égard de la nation
à laquelle ils ont été empruntés. Une
race qui a atteint les traits de la nation
ne peut rester loyale à la nation dans
laquelle elle est englobée que dans la
mesure où cet état incorpore comme un
élément intégral de son organisation,
les intérêts pratiques, les aspirations
de cette nationalité »26. Cette interprétation de l’appartenance nationale
n’est pas sans rappeler un paragraphe
d’Économie et Société, écrit lui aussi
avant la Première Guerre mondiale et
intitulé « Nationalité et prestige de la
civilisation ». Max Weber fait un raisonnement similaire, mais qui va plus
loin que celui de Robert E. Park à propos des Alsaciens allemands. Il y inclut
le statut de la nation en évoquant : « la
« Grande nation » avait délivré de la
servitude féodale, elle était porteuse de
la « Civilisation », sa langue était la langue même de la Civilisation »27. Il s’agit
bien sûr de la France et de l’appartenance des Alsaciens à cette nation :
le statut de ces derniers, pensait-il,
suivait celui de cette appartenance
antérieure en suscitant chez eux des
regrets perceptibles dans les artefacts
exposés dans le musée de Colmar, pauvres objets mais reflétant selon Weber
le regret de la grandeur passée. Dans
l’ouvrage The man farthest down, Booker T. Washington et Robert E. Park
arrivent à la même conclusion après
leur périple auprès des damnés de la
terre européens : la situation des Noirs
américains est meilleure que celle de
certains peuples ruraux des franges
russo-polonaises ou des ouvriers européens des mines de soufre. L’appartenance à la nation américaine leur
apparaît porteuse de plus d’espérance
et d’espoir. Vue de loin, l’Amérique est
une, avec une seule langue et une seule
appartenance nationale. Les rivalités
européennes, la diversité des langues
et des peuples leur semblent autant de
causes de conflits et de haines.
En résumé, les ressortissants noirs
des États du Sud américain vivent leur
isolement comme le ferait une natio-
Suzie Guth
nalité minoritaire au sein de l’Empire
austro-hongrois, ils sont une nation
dans la nation selon le mot de Booker
T. Washington. L’isolement du Noir
est cependant relatif dans la mesure
où il partage avec les autres Américains la langue, la religion, et nous
pourrions presque dire, si nous nous
en référons à Booker T. Washington,
le credo. C’est un self made man qui
croit aux vertus de l’apprentissage,
de la formation, de l’éducation. Dès
1904, lors de leur périple américain,
les Weber se sont rendus à Tuskegee,
et Max Weber note que chacun ici
a des opinions différentes à propos
de Booker T.Washington : les uns
manifestent leur répulsion, disant que
l’éducation donnée aux Noirs prive les
planteurs de bras, les autres pensent
qu’il est le plus grand homme de tous
les temps, à côté de Jefferson et de
Washington28. Weber pense que les
Blancs du Sud se saignent aux quatre
veines pour conserver intacte la ségrégation raciale, et que leur haine des
Yankees ne conduit à rien. Comme on
le voit, la conflictualité dans les autres
nations frappe l’observateur étranger :
ses raisons et ses objectifs demeurent
souvent mystérieux, si ce n’est étrangers à la rationalisation.
L’accommodation semble relever,
selon Robert Park, d’une manière de
s’approprier le sentiment de fierté collective, de devenir une entité valorisée.
Il reprend dans une certaine mesure
le modèle européen de la montée des
nationalités. Il donne dans son article de 1913 deux exemples d’appropriation culturelle. Le premier, porte
sur la poupée noire : elle existait déjà,
mais c’était une poupée blanche teinte
en noir. Une entreprise a commandé
une poupée noire en Allemagne avec
de nouvelles spécifications : elle était
métisse, soignée et bien habillée. Les
poupées suivantes furent plus foncées, avec des traits plus africains. Le
processus d’identification des petites
filles pouvait se mettre en œuvre avec
cette belle poupée qu’elles tenaient
dans leurs bras. Ainsi un modèle est
remplacé par un autre, nous dit Robert
E. Park, l’homme noir construit ses
propres idéaux ; tel serait le processus
d’accommodation.
De Strasbourg à Chicago
Un deuxième exemple d’accommodation est porté à notre connaissance :
il a trait à la poésie noire, non pas celle
qui reprend les modèles des Blancs,
mais celle qui emprunte la langue des
Noirs et qui devient un véritable art
oral, comme celui du poète Dunbar.
L’accommodation engendre un nouveau mode d’expression lyrique populaire. Bien qu’en 1913 Robert Park ne
définisse pas véritablement ce mode
de relation, nous pouvons en déduire
qu’il s’agit d’une substitution de modèles, par laquelle on s’approprie une
fonction culturelle, non par un processus d’imitation, mais par un véritable
processus de création faisant usage
aussi bien de la culture d’origine que
de celle dans laquelle on évolue. C’est
ce que l’on nommerait aujourd’hui un
processus d’inculturation.
En étudiant avec ses étudiants les
journaux des immigrants, il arrive à
une conclusion identique. Le journal
écrit dans leur langue sert d’intermédiaire entre la culture d’origine et les
éléments culturels américains. Il s’agit
souvent de publicité pour des produits américains, qui sert d’opérateur
culturel. Le journal est un lien entre
le monde que l’on vient de quitter et
celui dans lequel on vit, mais qui reste
étranger, dans la mesure où le migrant
ne possède pas la langue du pays. Ainsi,
ces journaux communautaires, souvent à tirage relativement important,
servaient de processus d’accommodation, ils devenaient cet entre-deux
dans lequel se trouvaient nombre de
travailleurs étrangers ne parlant pas
la langue anglaise. L’accommodation reflète donc un processus actif
d’appropriation culturelle dans les
trois exemples cités. Le migrant n’a
pas encore quitté sa culture d’origine,
mais il cherche à créer son monde,
son oïkos.
Les quatre modalités
n
Les quatre modalités de l’assimilation dans la société composeraient,
selon Jean Michel Chapoulie, le cœur
même du premier manuel de sociologie, que les étudiants ont appelé la
« Bible verte ». Ces quatre concepts
donnent au lecteur européen le sentiment de voir une autre sociologie à
l’œuvre, issue d’un autre monde que le
sien car on ne trouve nulle trace, dans
les textes européens de la première
partie du XXe siècle, de ces éléments.
En effet, compétition, conflit, accommodation et assimilation forment le
carré magique des processus, lents ou
rapides, des modalités d’intégration
dans la société. Ce sont, dans une certaine mesure, les résultantes des forces
sociales et elles relèvent en ce sens
des dynamiques sociales. Des quatre
processus analysés en 1913, il ne reste
que l’accommodation et l’assimilation. Il s’agissait bien à l’origine d’une
réflexion commune avec W. I. Thomas,
ce compagnon d’enquête, ce maître à
penser, ce mentor de Robert E. Park
qui a exercé en Amérique l’influence
la plus profonde.
Les étapes de la formalisation des processus d’intégration
1913 : lettres non
envoyées à Thomas
Article de 1913 republié
en 1914
The Introduction to the
Science of Sociology
Isolement
Isolement
Compétition
Crise
Assimilation
Conflit
Accommodation
(Weltanschauung et
analyse de la situation)
Accommodation
(culturelle)
Accommodation
(domination)
Assimilation
67
En 1921, l’influence de Simmel sur
Park est grande, comme le manuel le
laisse voir ; c’est d’ailleurs à partir de
là que l’on a déduit que Robert E. Park
était simmelien dès l’origine, alors que
cela a été un cheminement tardif. Le
doyen Small avait demandé à Park
d’aider Ernest W. Burgess à composer
ce manuel. Il connaissait le philosophe
berlinois et avait traduit pour la revue
American Journal of Sociology sept de
ses articles. Park va les reprendre dans
The Introduction to the Science of Sociology, et va y ajouter deux traductions
venant probablement de sa plume.
Ceci nous permet aussi de mesurer à
quel point Park maîtrisait les langues
écrites allemande et française dans
la mesure où la traduction, tant de
Georg Simmel que d’Émile Durkheim,
nécessite une bonne connaissance de
la langue académique d’origine, et des
aptitudes pour la traduction, les textes
des deux auteurs offrant de grandes
difficultés.
Compétition et conflit
n
Les deux premiers concepts sont
issus du domaine de la lutte : compétition appartient au monde économique alors que conflit relève du monde
politique selon Park et Burgess. La
compétition n’est pas seulement économique, elle peut prendre la forme de
la lutte pour la vie, elle peut être écologique en référence à la colonisation
du territoire par les plantes, elle induit
la colonisation humaine, elle implique
aussi la sélection naturelle. Dans les
morceaux choisis que Robert E. Park
et E. Burgess nous soumettent, ils présentent des extraits d’études démographiques et de compétition économique,
ils nous renvoient à Adam Smith, à
Frédéric Bastiat, mais aussi au Simmel
de la Soziologie. Les auteurs nous invitent à voir un monde en mouvement,
en expansion, ils reprennent souvent
l’exemple du serf libéré de la servitude et la fin de l’asservissement qui
correspond au début de sa mobilité
dans l’espace.
Le concept de conflit est considéré
comme appartenant au domaine du
conscient. Park évoque les préjugés et
conflits raciaux29, il reconnaît que per-
sonne jusqu’à présent n’a rendu ce type
de conflit véritablement intelligible et
suggère que la réaction à l’autre est
celle que nous avons face à l’étranger,
mais amplifiée. Le conflit des cultures
entre les deux races est quant à lui singulier, car la culture qui se sent supérieure refuse d’entrer en compétition
avec la culture considérée comme inférieure. Tout se passe comme si le poète
Dunbar, évoqué plus haut, n’avait pas
d’homologue dans la littérature des
Blancs américains. En somme, nous
pourrions presque dire que c’est le
refus du conflit culturel qui représente
l’offense, comme si la littérature noire
était elle aussi isolée, ségrégée. Il est
regrettable que Robert E. Park n’exploite pas plus cette idée du refus de la
compétition entre groupes nationaux,
car cette absence montre précisément
que le statut social collectif repose sur
une forme de compétition ou de conflit
culturel. La reconnaissance passe par
la globalisation et la généralisation,
or la culture noire ou d’inspiration
noire a soulevé la critique et l’adulation, ne fût-ce que pour le jazz ou le
rock-and-roll. Son admission en tant
qu’élément de la culture mondiale fut
teintée de sang et de larmes dans son
voyage transatlantique. Le jazz et le
rock ont accompagné les troupes américaines venues pour le combat sur le
sol européen ou les troupes d’occupation. Alors que certains politistes
s’inquiètent aujourd’hui du conflit des
cultures, la remarque de Park nous
montre que la conflictualité intellectuelle est en somme une nécessité pour
adhérer à la « grande société » (society
at large).
Les conflits de nationalités sont
des conflits pour obtenir un statut
social. Park évoque le nationalisme
irlandais, le sionisme et la prise de
conscience des Noirs. La lutte est une
compétition pour l’obtention de prestige et d’un statut plus avantageux.
W. E. B. Du Bois s’était déjà élevé
contre ce refus fait aux Noirs de porter les armes. La participation à la
compétition et aux luttes nationales
relève donc de l’ordre social : ne pas y
faire figure, c’est en être écarté, ne pas
appartenir à l’ordre social existant. Il
reprend, dans les morceaux choisis
deux articles qu’il avait publiés. Le
68 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
premier, déjà cité, est celui de 1913,
et le second est une introduction à un
ouvrage sur les migrations japonaises.
Il reprend l’exemple du paysan prussien devenu, suite à la venue des troupes de Napoléon en 1807, un homme
libre. Il rappelle que le paysan a fait
partie, en quittant le servage, du prolétariat dénué d’éducation, sans moyens
politiques et sans capital, ce qui était la
thèse de Knapp. Pour Park, l’histoire
du XIXe siècle européen est aussi celle
de la recherche de meilleures conditions de vie. Il rappelle que ces luttes
ont donné lieu dans les marches de
l’empire autrichien à un changement
de la stratification sociale qu’il explique de la manière suivante : la société
était d’abord stratifiée de manière
horizontale, dans le sens où les élites
étaient d’une nationalité et les plus
pauvres d’une autre. Cette organisation fut remplacée par une stratification verticale, où toutes les nationalités
sont unies en un même ensemble, mais
sont maintenant hiérarchisées verticalement. Dans ce cas de figure, elles
sont engagées dans une lutte partisane
pour obtenir des droits politiques ou
pour maintenir la solidarité entre leurs
membres.
Accommodation
et assimilation
n
L’accommodation est une adaptation, mais une adaptation acquise ou
liée à une forme de socialisation, à
une invention culturelle, comme la
poupée déjà évoquée ou l’œuvre poétique de Dunbar. En d’autres termes,
c’est une innovation culturelle ou une
adaptation aux coutumes et aux us du
lieu, avec une construction imaginaire,
symbolique nouvelle. Elle est le fruit
d’un processus de socialisation qui
emprunte à la culture dominante. Elle
relève d’un apprentissage, voire de la
rencontre de plusieurs univers culturels, comme ce fut le cas pour le blues.
Cela peut-être un artefact, un chant,
une danse. L’accommodation est en
ce sens un processus actif, fait à la fois
d’emprunt et d’adaptation au marché,
comme celui qui avait été décrit dans
l’article de 1913.
Suzie Guth
Elle est aussi liée aux hiérarchies
sociales et aux dominations, dans la
mesure où elle cherche à les limiter,
ou peut-être à les utiliser en sa faveur.
Park sollicite à nouveau les textes de
Simmel relatifs à la domination. Il
s’agit des trois types de domination :
par un individu, par un groupe, par un
principe30. L’auteur montre dans ces
trois cas que le mode de domination,
non seulement change de nature, mais
change aussi quant aux conséquences.
La domination par une personne permet l’unification du groupe, soit sous
l’autorité du maître, soit en réaction
à celui-ci. Il en va de même, c’est une
occurrence possible, de la domination
par une pluralité, qui est évoquée dans
le contexte du vote (en référence à
la digression de Simmel sur le vote
dans sa Soziologie), mais le vote à la
majorité est aussi un moyen d’écraser les minorités et d’exercer sur elles
un pouvoir de coercition. L’autorité
sans restriction fut le fait du paterfamilias, elle s’est cependant effacée
pour devenir l’autorité d’un principe,
celui de la famille représentée par son
chef. Ainsi le chef devient, comme les
autres, subordonné au spiritus familiaris, il est subordonné à une idée,
à un principe dont il est cependant
l’incarnation matérielle. Le choix de
ces textes montre les variations possibles dans la représentation de l’entité
collective, dans l’unité groupale qu’elle
représente, dans les relations réciproques qu’elle instaure, dans l’univers
de discours qu’elle peut proposer.
Dans l’esprit de Park la relation maître-esclave, comme la relation maître-serviteur fait partie de l’univers
de l’accommodation, dans la mesure
où, non seulement les rôles sociaux, la
conception de la personne, mais aussi
la morale sont différenciés. Il montre
par ces extraits que l’esclavage peut
différer d’une société à l’autre, mais
qu’il est aussi caractérisé dans le système de la plantation par la relation
au maître : c’est la domination par un
seul qui unifie.
Un morceau choisi d’Émile
Durkheim, extrait de La division
sociale du travail, vient quelque peu
amender le propos de Robert E. Park,
en montrant que le développement de
la division du travail ne conduit pas
De Strasbourg à Chicago
nécessairement à la dilution du lien
social et à la perte de la solidarité : elle
implique un autre type de solidarité
entre les hommes et de nouvelles institutions. Il cherche à montrer qu’il
existe un rapport entre la composition
du groupe, la règle qu’il suit, ainsi que
son leadership et le type de groupe
qui en découle. Il réalise une typologie
simple opposant les groupes d’accommodation et les groupes de conflits. Il
reconnaît que l’étude des groupes est
un champ de recherches en friche, et
pense qu’il existe de profondes différences entre les groupes, certaines doivent être nuancées et d’autres peuvent
revêtir une grande subtilité.
Les groupes de conflits, tels que
les sectes, font partie de l’appareil
conceptuel de Robert Park depuis sa
thèse sur La foule et le public : il a
emprunté l’existence de la secte dans
la foule à Scipio Sighele31, et cette
interprétation va être reprise pour le
lynching mob par exemple. Il classe
dans les groupes conflictuels, sans que
nous en soyons surpris, les nationalités,
les races et, dans le même ordre d’idée,
il y ajoute les groupes syndicaux et
professionnels ainsi que les gangs. À
l’opposé, les groupes d’accommodation
comprennent les clubs (qui font à
l’époque l’objet de travaux dirigés pour
les étudiants), les classes sociales32, les
groupes professionnels, les castes et les
nations, bien que l’auteur reconnaisse
que séparer les nationalités des nations
ne va pas de soi. Il pense que les Noirs
du Sud sont dans une position de caste,
mais pas comme aux Indes, où les
Robert E. Park
69
brahmanes se sont séparés des autres.
Du fait de la ségrégation, il s’est créé un
ensemble de groupes fermés sur euxmêmes, dont l’élite ne peut participer
à la circulation des élites. Ainsi en
va-t-il pour W. E. B. Du Bois qui ne
peut exercer que dans une université
noire.
L’accommodation, qui semble être
son concept le plus ancien, est aussi
devenu le plus diffus, dans la mesure
où, à l’interprétation initiale d’adaptation par les œuvres de culture, s’ajoutent des interprétations nouvelles liées
aux formes de pouvoir, aux solidarités
et aux formes sociales qui en sont les
récipiendaires. Nous pourrions peutêtre résumer ce propos en évoquant le
thème de la définition de la situation
propre au sociologue W.I. Thomas :
l’accommodation serait une nouvelle
donne dans un monde ancien, une
forme hybride, symbole du renouveau
mais qui ne se manifeste pas encore
comme tel.
L’assimilation fait l’objet d’un
chapitre dans lequel l’auteur écarte
d’abord la conception populaire de
l’assimilation, celle du melting pot, un
processus naturel qui irait de soi. Alors
que l’on pourrait confondre assimilation et accommodation, elles relèvent
de processus différents. L’accommodation est, comme nous avons pu le
constater, un processus d’adaptation
ainsi qu’un processus de maîtrise de
la situation sociale, de recherche d’une
conflictualité moindre, d’une compétition allégée en somme, avec l’établissement d’une forme de sécurité
personnelle au sein du groupe ou de
la société dans laquelle on vit. Dans
une certaine mesure, l’homme n’est
plus le jouet de l’harassante lutte pour
la vie si bien décrite dans la biographie
de Wladeck du Paysan Polonais en
Europe et en Amérique.
L’assimilation est un processus
plus lié à la temporalité du groupe
au cœur de la société. S’il s’agit d’être
intégré à un ensemble, ce processus
nécessite qu’il y ait, entre les in-group
et les out-group, une mémoire commune, un partage du temps. Cette histoire partagée est celle des coutumes,
des fêtes, des évènements nationaux
qui forment pour tous la trame de la
mémoire collective. L’assimilation est
donc d’abord un rapport au temps de
la société et à celui du groupe auquel
on appartient. Park se réfère toujours
à William James, qui rappelle que de
nouvelles expériences transforment les
attitudes de l’individu, et choisit un de
ses exemples : l’opinion envers le vote
féminin relève souvent d’une réponse
non réfléchie, mais dès lors que le
principe en a été légalisé, les attitudes
peuvent changer, l’expérience montrant que l’ordre social ne change pas.
L’assimilation serait donc ce processus nécessairement lent, par lequel l’individu immigré change et commence
à partager avec la société d’accueil une
mémoire commune et des expériences
nouvelles. Si l’assimilation se fait au
sein d’un groupe « primaire », elle n’en
sera que plus efficace et rapide, si elle
se fait exclusivement dans un groupe
« secondaire », elle sera plus lente. Les
mariages mixtes favorisent les processus d’intégration, car ils conduisent
nécessairement à des formes composées, hybrides, à un échange culturel
quotidien. L’immigrant ne peut faire
table rase du passé, c’est la raison pour
laquelle le processus est lent : il le sera
moins pour les enfants ayant été scolarisés dans le pays d’accueil.
Parmi les morceaux choisis qu’il
propose, Park présente d’une part des
extraits de texte puisés dans la zoologie
qui mettent en avant l’instinct grégaire. Il propose d’autre part un texte de
l’anthropologue Rivers, qui traite des
sociétés européanisées du Pacifique,
comme Hawaï, ainsi qu’un texte sur la
formation de la langue française, qui
évoque la romanisation de la Gaule. À
Hawaï, par exemple, les structures de
la société ont changé selon Rivers, des
missionnaires sont venus christianiser
les autochtones et l’occidentalisation
s’est poursuivie dans une certaine
mesure, mais la famille a résisté à
ces changements de structure, de foi,
d’idéaux, de mode de gouvernement.
C’est la structure sociale qui a le moins
changé. La société devient mixte dans
une certaine mesure, elle dispose d’institutions secondaires occidentalisées et
d’institutions primaires authentiquement hawaïennes. Par contre, la romanisation était déjà développée en Gaule
du temps de César, elle s’est accentuée
avec le commerce et le développement
70 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
des voies de communication. Le latin,
la littérature, l’art oratoire, se sont installés dans les villes. Les autochtones
ont eux aussi accédé à des postes dans
l’empire, certains ont même accédé
aux plus hautes fonctions. Les écoles
se sont multipliées et il fallait comprendre l’expression « toutes les routes
mènent à Rome » au sens matériel,
mais aussi au sens figuré. La romanisation est présentée d’une manière
un peu idyllique comme un processus
allant de soi dans les villes. De nombreux dialectes romains, des parlers
populaires, la langue vulgaire sont à
l’origine de la langue française.
Robert Park veut nous rendre attentif à un processus d’influence puissant,
qui se développa rapidement dans les
Gaules et en particulier dans la Provincia Romana. Les deux processus
sont-ils identiques, celui de l’occidentalisation de certaines îles du Pacifique
et celui de la romanisation des Gaules ? On peut en douter, ne fût-ce qu’à
l’échelle temporelle. Dans le premier
cas, l’influence datait au mieux d’une
centaine d’années, mais elle se situait
déjà dans la perspective d’un enseignement de masse. Dans le second
cas, l’influence fut multiséculaire et
les académies ne concernaient qu’une
élite de la culture, la société romaine
était quant à elle divisée entre citoyens
et peuples allochtones, souvent dans la
servitude
Dans une dernière partie, qui reflète
aussi la pensée de Franz Boas, l’auteur
récuse Gobineau et sa hiérarchie des
races. Il prend Mind of the Primitive
Man de Franz Boas33 comme référence, à l’instar de William Isaac
Thomas, qui avait déjà mentionné cet
auteur dans son Source Book for Social
Origins. Il choisit lui aussi la Pologne comme cadre de raisonnement, il
rappelle que les premiers colons allemands de Galicie ont été polonisés par
la noblesse polonaise. Les Allemands
ont voulu germaniser la Posnanie, ce
fut un échec. Soit ils étaient isolés au
sein d’une population polonaise et
retournaient au pays, soit ils s’étaient
polonisés et étaient donc perdus pour
le processus de germanisation. Pendant huit cent ans, les Siebenbürger
de Roumanie ont été de langue et de
culture germanique, alors que ces ter-
Suzie Guth
ritoires sont entourés de populations
roumanophones. A contrario, le peuple le plus puissant d’Allemagne, le
peuple prussien, issu d’un peuple slave
conquis (Borusse), parlait le vieux
prussien, dont seuls quelques ouvrages
gardent encore la trace linguistique.
Ceux qui ont été les sentinelles de
la Prusse, puis de l’empire allemand,
sont originaires de ces peuples baltes et
slaves qu’ils ont si souvent combattus.
Nous retrouvons dans ces propos une
interrogation commune avec celle de
William Isaac Thomas, qui se demandait si la culture dominante s’imposait
lorsque le contact culturel existait. Ces
différents exemples nous montrent
que la culture dominante se perpétue,
c’est le cas de la Roumanie (Thomas
faisait la remarque inverse à propos de
la culture Magyar dans ce même pays),
mais c’est aussi celui des Prussiens. Par
contre, la Pologne offre deux exemples
de polonisation allemande, à Cracovie
et en Posnanie.
Park reconnaît que la question de la
culture des origines est difficile à déterminer : il prend l’exemple du problème de l’origine de l’arc et des flèches.
Plusieurs hypothèses peuvent être
exprimées, nous supposons qu’il en
va de même pour les peuples, d’autant
que Franz Boas insiste sur la difficulté
de cerner celles-ci. En résumé, deux
processus semblent à l’œuvre dans le
contact culturel, le conflit d’une part,
et la fusion des cultures d’autre part.
La région des Siebenbürger serait l’expression de la première et la polonisation l’expression de la seconde.
Le lecteur européen peut trouver
ces exemples pointillistes et simplistes,
dans la mesure où il sait combien le
paysage politique européen des marches du royaume polonais et de l’Empire de Marie-Thérèse ont fluctué au
fil du temps. Sachant que la Pologne
fut partagée trois fois et que la Posnanie devint prussienne, puis à nouveau polonaise, comment définir la
part d’influence de l’une ou de l’autre
nation ? Bien qu’il ait habité presque
trois années à Strasbourg et qu’il ait
vécu une expérience directe de changement de nationalité, Park n’a jamais
évoqué cet exemple, alors qu’il avait
une connaissance du français, qu’il
avait certainement en sa demeure du
De Strasbourg à Chicago
personnel alsacien, et qu’il fréquentait
une université allemande.
Park conclut, et ceci restera son
point de vue ultérieur lors de la direction de l’enquête sur la côte Pacifique
des États-Unis et du Canada, en écrivant que les biographies et les autobiographies expriment le mieux les
processus personnels d’assimilation.
On y repère les éléments suivants : les
attentes et les désillusions des premières expériences, la nostalgie de son
pays natal, les accommodations successives, la première participation à
la vie américaine, pour arriver enfin
à la foi dans certains ressorts de la vie
sociale américaine, à l’identification à
une mémoire américaine commune,
ainsi qu’au partage des sentiments
et de la croyance dans l’avenir de ce
pays.
Conclusion
n
En confrontant les textes de Knapp
à ceux de Robert Ezra Park de 1921, on
pourrait penser que le lien entre l’un
et l’autre est devenu ténu, qu’il s’est
dilué dans un corpus plus vaste, qui
a tendance à faire disparaître ce point
de départ au profit de données nouvelles. L’approfondissement de l’étude
de la situation des migrants, mené
grâce aux travaux pour la compagnie
Carnegie, soit seul, soit en collaboration avec W. I. Thomas à New York,
lorsqu’ils étaient installés ensemble
au-dessus d’une pizzeria, ont donné à
Park une compréhension de la situation psychologique34. Au fil de son
expérience, il embrasse des pans de
plus en plus vastes des situations de
contacts culturels, mais il reste fidèle
à sa connaissance de l’Allemagne de
1900. Qui sont les Prussiens ? Telle
est la question à laquelle il répond
dans plusieurs de ses articles, pour
bien montrer que ceux qui sont devenus les gardiens de l’Empire étaient à
l’origine des Slaves germanisés. Il veut
dire par là que les peuples changent
d’identité et appartiennent sur le long
terme à des nationalités différentes :
l’identité collective n’est jamais définitive, elle n’est qu’un moment dans
la vie d’un peuple. Il revient souvent
sur le judaïsme, pour évoquer son sta-
tut presque par essence minoritaire
dans les sociétés européennes, pour
montrer aussi ses facultés d’adaptation dans une situation défavorable.
Everett Hughes reprendra d’ailleurs
en 1948 ce même point de vue lors de
sa mission à l’Université de Francfort.
Il voulait faire comprendre à ses interlocuteurs qu’ils vivaient alors la situation des Juifs allemands et celle des
opposants au nazisme. L’élargissement
du propos crée chez Park un éventail
de situations exemplaires : l’art lyrique des Noirs se limitait en 1913 au
poète Dunbar, il va ajouter plus tard
le candomblé de Bahia à ces situations
exemplaires d’accommodation.
La trame de son analyse va rester
fidèle à ses quatre composantes qui
reflètent les quatre domaines dans lesquels s’inscrivent les migrants nouveaux venus et les Noirs du Sud. Quitter
la plantation ou quitter le domaine
patrimonial prussien, c’est entrer dans
le monde de la compétition économique, dans celui du conflit. Les paysans
prussiens décrits par Max Weber vont
chercher pour certains à devenir petit
propriétaire à des taux usuraires, le
Noir du Sud va aller de plantation en
plantation, si ce n’est vers le Nord, vers
le pays libre. Certains vont se diriger
vers le collège pour Noirs de Tuskegee,
où ils seront incités à recevoir une
formation pour acquérir des compétences et devenir des professionnels
dans un monde marqué cependant par
la ségrégation raciale. Le compromis
d’Atlanta, dont Booker T. Washington
fut l’auteur35 va conduire l’institution
de Tuskegee à favoriser l’accommodation et l’assimilation de ses étudiants à
partir du travail professionnel agricole, de la mécanique, et des institutions
secondaires comme l’école par exemple. À l’inverse du travailleur agricole allemand, le travailleur noir est
entouré par une ligne de démarcation
qui l’isole de tous ses concitoyens. En
1913, Park évoque le problème noir en
tant que problème générique. En 1939,
il évoque les classes sociales, comme
se plaît à le souligner Pierre Saint
Arnaud dans son ouvrage sur L’invention de la sociologie noire aux États
Unis d’Amérique36. Il a donc quitté sa
vision holistique de départ, où seules
les relations interindividuelles entre
71
Noirs et Blancs existaient, pour arriver à un schème de segmentation,
celui des classes moyennes assimilées
qui forment un monde hybride, et à
une vision qui prévaudra pendant la
Deuxième Guerre mondiale : celle du
conflit entre cultures, mais aussi entre
races et classes sociales. L’assimilation
suit la même ligne de pensée, elle est
individuelle d’abord, puis devient celle
d’une catégorie sociale. À travers les
conflits professionnels entre autres,
elle se transforme en un élément plus
universel, si ce n’est mondial. Dans ce
cas de figure, l’émancipation ne participe plus du compromis d’Atlanta,
mais appartient au domaine de la lutte.
Après un long détour, influencé par
Franklin Frazier, un homme de gauche
radical, Robert E. Park revient aux
idées initiales exprimées par Georg
Friedrich Knapp en 1891 dans l’aula de
l’Université Kaiser Wilhelm de Strasbourg, celles de la prolétarisation du
travailleur agricole devenu libre.
Bibliographie
Archives de Robert E. Park, addenda 1 :3, University of Chicago, Regenstein Library, Department of Special Collections.
Archives Everett C. Hughes, Special Collections,
Regenstein Library, The University of Chicago
Boas Franz, The mind of primitive man, Galt,
Ontario, The Mac Millan Company, 1958,
10e édition (1e édition 1911).
Chapoulie Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Paris, Seuil, 2001,
p. 102.
Guth Suzie, Modernité de Robert E. Park, Paris,
L’Harmattan, 2008.
Hagen William W., Ordinary Prussians-Brandenburg Junkers and villagers, 1500-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2002,
712 p.
Heuss Knapp Elie, Souvenirs d’une Allemande de
Strasbourg 1881-1934, Strasbourg, Librairie
Oberlin, 1996 (traduction de Ausblick vom
Münstertum par Jean Yves Mariotte).
Knapp Georg Friedrich, Aus der Jugend eines
deutschen Gelehrten, Tübingen, Rainer Wunderlich Verlag, 1962.
Knapp Georg Friedrich, Die Bauern-Befreiung und
der Ursprung der Landarbeiter in der älteren
Theilen Preussen, Band 1, Band 2, Leipzig,
Duncker und Humblot, 1927.
Knapp Georg Friedrich, Die Landartbaiter in
Knechtschaft und Freiheit, Leipzig, 1891.
Knapp Georg Friedrich, Die Landarbeiter in
Knechtschaft und Freiheit, Leipzig, 1891 : « Es
gab hier Planzer, die bis 150 zu 3000 Negersklaven auf ihren Plantagen hatten : dies sind
also ganz grosse Unternehmungen ! » in Der
Ursprung der Sklaverei in den Kolonien,
p. 14.
Park Robert Ezra & Burgess E. W., The introduction to the science of sociology, Chicago, The
University of Chicago Press, 1924, 2e édition
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traits transplanted, New York, Harper and
Brothers Publishers, 1921.
Park Robert Ezra, La foule et le Public, Lyon,
éditions Parangon, 2007 (Traduction René
Guth)
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The Free Press of Glencoe 1964 (1e édition
1950). Raushenbush Winifred, Robert E. Park : Biography of a sociologist, Durham, Duke University
Press, 1979.
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universités allemandes, Strasbourg, BergerLevrault, 1958.
Saint Arnaud Pierre, L’invention de la sociologie noire aux États-Unis d’Amérique – Essai
en sociologie de la connaissance, Paris, Syllepse / Presses de l’université Laval, 2003,
p. 115-116.
72 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
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Leipzig, Duncker et Humbolt, 1892.
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V. Girardet et E. Briene, 1898.
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American Journal of Sociology, vol XVII, N° 6,
1912, p. 725-639.
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Brunswick et Londres, Transaction Books,
3e édition, 2003, traduit de Max Weber, ein
Lebensbild, p. 296.
Weber Max, Économie et société, Paris, Plon, 1971,
p. 424- 425.
Weber Max, Enquête sur la situation des ouvriers
agricoles à l’Est de l’Elbe. Conclusions prospectives, Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, 65, novembre 1986, p 65 (traduit par
Denis Vidal Naquet).
Suzie Guth
Notes
1. Archives de Robert E. Park, addenda 1 :3,
University of Chicago, Regenstein Library,
Department of Special Collections.
2. Winifred Raushenbush, Robert E. Park :
Biography of a sociologist, Durham, Duke
University Press, 1979, 200 p.
3. Archives de Robert E. Park, Regenstein
Library, Department of Special Collections.
4. Robert Park, The Crowd and the public
and other essays, Chicago, University of
Chicago Press, 1972.
5. Robert Redslob, Alma Mater, mes souvenirs des universités allemandes, Strasbourg, Berger-Levrault, 1958.
6. Elie Heuss Knapp, Souvenirs d’une Allemande de Strasbourg 1881-1934, Strasbourg, Librairie Oberlin, 1996 (traduction
de Ausblick vom Münstertum par Jean
Yves Mariotte).
7. Robert Ezra Park, La foule et le Public,
Lyon, éditions Parangon, 2007 (voir la
préface de Suzie Guth).
8. Suzie Guth, Modernité de Robert E. Park,
Paris, L’Harmattan, 2007.
9. Relaté également par Jean Michel Chapoulie in La tradition sociologique de
Chicago 1892-1961, Paris , Seuil, 2001,
p. 102.
10.Robert E. Park & E. W. Burgess, The introduction to the science of sociology, Chicago, The University of Chicago Press,
1924, 2e édition
11.Archives Everett C. Hughes, Special Collections, Regenstein Library, The University of Chicago
12.Robert Ezra Park Papers, Regenstein
Library, Departement of Special Collections. Il s’agit de Salomé Miller, une jeune
fille allemande de Strasbourg devenue
esclave à la Nouvelle-Orléans. Le bateau
qui l’a transportée a vendu les passagers
restants (la moitié d’entre eux étaient
morts). Lorsque ses parents ont voulu la
reprendre, elle refusait de croire qu’elle
était une Miller. Elle appartenait à une
personne. À partir de ce fait divers qui
présente il est vrai une certaine confusion,
Robert E. Park veut montrer que ce n’est
pas la couleur qui fait l’esclave mais l’appartenance. Salomé Miller avait le statut
d’esclave noire.
13.Ce terme est polysémique : il faut comprendre sous cette appellation : nationalité, ethnie, origine régionale, couleur de
peau, etc.
14.Georg Friedrich Knapp, Aus der Jugend
eines deutschen Gelehrten, Tübingen, Rainer Wunderlich Verlag, 1962.
15.Elly Heuss- Knapp, Souvenirs d’une Allemande de Strasbourg (1881-1934), Strasbourg, Oberlin, 1996.
De Strasbourg à Chicago
16.Georg Knapp, Die Bauern-Befreiung und
der Ursprung der Landarbeiter in der älteren Theilen Preussen, Band 1, Band 2, Leipzig, Duncker und Humblot, 1927. Georg
Knapp, Die Landartbaiter in Knechtschaft
und Freiheit, Leipzig, 1891.
17.William W. Hagen, Ordinary Prussians-Brandenburg Junkers and villagers,
1500-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 712 p.
18.Schriften des Vereins für Sozialpolitik,
tome 55, Leipzig, Duncker et Humbolt,
1892.
19.Georg Friedrich Knapp, Die Landarbeiter in Knechtschaft und Freiheit, Leipzig,
1891 : « Es gab hier Planzer, die bis 150 zu
3000 Negersklaven auf ihren Plantagen
hatten : dies sind also ganz grosse Unternehmungen ! » in Der Ursprung der Sklaverei in den Kolonien, p. 14.
20.Georg Friedrich Knapp, op. cit. p. 85 : « Er
ist kein eigentlicher Inste mehr ; Haus hat
er nicht, Acker hat er nicht, Kuh hat er
nicht. Häusig wird ihm die Stellung gekündigt und der rückt von einem Rittergut aus
andere ; überall da wohnen sie in kleinen
Gruppen, abgetrennt von den Bauerndörfer durch den Raum, vom Gutsdorf und
seinen Bewohnern geschieden durch den
unermesslischen Abstand der Bildung »
21.Max Weber, Enquête sur la situation des
ouvriers agricoles à l’Est de l’Elbe. Conclusions prospectives, Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, 65, novembre 1986,
p. 65 (traduit par Denis Vidal Naquet).
22.Winifred Raushenbush, op.cit. p. 70.
23.Professeur à l’Université de Chicago.
24.William Isaac Thomas, Race psychology:
standpoint and questionnaire, with particular reference to the immigrant and the
Negro, The American Journal of Sociology,
vol. XVII, N° 6, 1912, p. 725-639.
25.Winifred Raushenbush, p. 69.
26.Robert E. Park, Race and Culture. Racial
Assimilation in Secondary group, pp. 204220, London, The Free Press of Glencoe 1964 (1e édition 1950) ; l’article a été
publié pour la première fois en 1913.
27 Max Weber, Économie et société, Paris,
Plon, 1971, p. 424- 425.
28 Marianne Weber, Max Weber – a biography, New Brunswick et Londres, Transaction Books, 3e édition, 2003, traduit de
Max Weber, ein Lebensbild, p. 296.
29 Op. cit. p. 578.
30 Georg Simmel, Sociologie, Paris, PUF,
1999, p. 168-264.
31 Scipio Sighele, Psychologie des sectes,
Paris, V. Girardet et E. Briene, 1898.
32 Marie Fleck, La gestion collective de l’héritage parkien. Les étudiants de Burgess et
leurs travaux sur les gangs (1928- 1935)
entre continuité et inflexion, in Suzie
Guth (dir.), Modernité de Robert Park,
Paris, L’Harmattan, 2008.
33 Franz Boas, The mind of primitive man,
Galt, Ontario, The Mac Millan Company,
1958, 10° édition (1e édition 1911).
34.Robert Park et Herbert Miller, Old world
traits transplanted, New York, Harper and
Brothers Publishers , 1921. Cet ouvrage
est aujourd’hui publié exclusivement sous
le nom de William Isaac Thomas, mais
il est certain que Robert E. Park y a travaillé.
35.Atlanta Compromise Speech (1895). Lors
de l’Exposition internationale agricole des
États cotonniers à Atlanta en 1895, Booker T. Washington, qui est le premier
Noir invité à s’exprimer à une exposition
internationale, expose à son auditoire que
les Noirs du Sud ne sont pas intéressés
par l’ascension sociale (uppity), bien au
contraire. Il se lance dans une parabole :
celle d’un bateau manquant d’eau qui,
voyant enfin au large un autre bateau,
lui envoie le signe maritime « eau ». Ce
dernier, répond en disant : « jetez les seaux
là où vous êtes », ce qu’ils font à la longue,
et trouvent l’eau douce grâce à l’embouchure de l’Amazone. Cette parabole, à
l’instar de la fable de La Fontaine « Le
laboureur et ses enfants », veut montrer
qu’il faut travailler le sol et trouver dans
tous les métiers manuels la subsistance
dont on a besoin : le trésor ou l’eau sont
là, à portée de main. C’est ce discours qui
va lancer Booker T. Washington dans le
monde politique national puis, international. Il est invité par tous les souverains
d’Europe, dont la reine Victoria. Lorsque Robert E. Park travaille pour Booker
T. Washington, le grand homme, c’est lui,
et c’est grâce à cette existence à l’ombre
du grand leader noir que Robert E. Park
va accéder lui aussi à une reconnaissance
tardive.
36.Pierre Saint Arnaud, L’invention de la
sociologie noire aux États-Unis d’Amérique – Essai en sociologie de la connaissance, Paris, Syllepse / Presses de l’université
Laval, 2003, p. 115-116.
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