Granvelle : à Besançon
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Granvelle : à Besançon
Publié dans A Bridge between cultures. Studies on Ottoman and Republican Turkey in Memory of Ali øhsan Ba÷ú, ed. Sinan Küneralp, The Isis Press: Istanbul, 2006 Enquêtes sur les nouveaux chrétiens d’Anvers et leurs relations avec la Turquie (1530-1548) A la mémoire du regretté Ali-Ihsan Ba÷ú, connaissant son intérêt pour les questions des minorités religieuses. 1. Charles Quint et les juifs L’attitude de l’empereur Charles-Quint à l’égard des communautés juives de ses domaines a été pour le moins fluctuante : qu’attendre d’un empereur héritant de domaines si composites, aux traditions si diversifiées, et soumis aux pressions contradictoires de ses conseillers ecclésiastiques, des juristes de formation érasmienne et des financiers qui en fin de compte étaient les principaux pourvoyeurs de fonds de ses entreprises militaires ? Il ne faisait pourtant pas de distinction entre anciens et nouveaux chrétiens à son service, comme on le voit dans le choix de Veltwyck comme ambassadeur1. La politique des rois catholiques d’expulsion des juifs de leurs territoires avait conduit à une émigration vers le Portugal. Puis après que le roi Manuel I (1492-1521), à la demande de son épouse, ait décidé de leur expulsion du Portugal, même ceux qui se sont convertis au catholicisme – les “nouveaux chrétiens”-, ont cherché, dès 1496, et encore plus après l’interdiction totale de l’exercice du culte mosaïque au Portugal en 1526, puis l’introduction de l’Inquisition en 1536, à émiger vers la France, l’Angleterre, les Pays-Bas et notamment vers la grande métropole d’Anvers, où certains grands marchands ont continué à œuvrer pour le compte du roi de Portugal2. 1 Dr H. Brugmans & Dr. A. Frank, Geschiedenis der Joden in Nederland, Amsterdam, Van Holkema & Warendorf, 1940, 173-188 ; dès 1495, diverses familles marranes s’établissent à Middelburg et Veere en Zélande. 2 L. Guicciardini, Description de touts les Pais-Bas, 1582, pp. 130, 180, 184, 192. L’auteur donne une longue description de la cité d’Anvers (99) et de la bourse, fondée en 1531; des foires de la Pentecôte, commençant 15 jours avant la Pentecôte, et de St Rémy ou St Bavon, commençant le “deuxième dimanche après notre dame d’aoust”, qui duraient 6 semaines et servaient de termes pour les paiements à crédit (129). on trouve à Anvers “des tapis de Turquie ou imitez tels” (176). Sur le marché du poivre à Anvers, voir F. Edler de Roover, « The market for spices in Antwerp. 1538-1544 », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 17 (1938) pp. 212-221. Voir aussi R.H. Tawney & E. Power, eds., « Guicciardini’s description of the trade of Antwerp », Tudor Economic Documents, 1965, vol. III, pp. 149-173. Les Anversois ont, dans la suite des Portugais, envoyér trois navires chercher directement les épices à la source, dont l’un est revenu à bon port le 21 janvier 1522, chargé d’épices (Ernest van Bruyssel, Histoire du Commerce et de la Marine en Belgique, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Bruxelles-Leipzig, 1863, p. 283). J.A. Goiris, Etudes sur les colonies marchandes méridionales (Portugais, Espagnols, Italiens) à Anvers de 1488 à 1567, contribution à l’histoire des débuts du capitalisme moderne, Louvain, 1925 ; P. Grunebaun-Ballin, Joseph Naci – Duc de Naxos, Mouton, Le jeune empereur a montré initialement une certaine tolérance à l’égard des juifs et des nouveaux chrétiens établis dans ses royaumes : une capitulation du 23 novembre 1520 autorise les juifs établis dans le royaume de Naples à y rester, amenant le nombre de familles juives y installées de six cents jusqu’à près de cinq mille3. À Anvers, alors que le magistrat anversois prend des mesures draconiennes de contrôle à l’immigration de nouveaux chrétiens, le 30 mars 1526, Charles Quint leur accorde la permission de séjourner pendant trente jours aux Pays Bas, d’y vendre, acheter, échanger et s’y déplacer, et d’obtenir une prolongation de ce permis4. Le nouveau chrétien portugais Diego Mendès s’était assuré, pour le compte du roi du Portugal, en 1512, le monopole de l’approvisionnement en épices de la place d’Anvers, et de là, de tout le marché du Nord-Ouest de l’Europe, en collaboration avec des marchands flamands tel Jean Carle ou génois, tel Giovan-Carlo de Affaitati. Son chiffre d’affaires a rapidement atteint un montant considérable pour l’époque - entre 600.000 et 1200.000 ducats par an. Il obtint la protection des chanceliers impériaux Sauvage et Chièvres moyennant finances5. En 1527, Diego Mendès avait suffisamment de ressources pour contribuer 30.000 livres à l’emprunt contracté par Charles Quint chez le banquier Hochstetter6. Toutefois la tolérance montrée initialement a été remise en cause autour des années 1529-1530, à la fois par des conseillers politiques et judiciaires de la reine gouvernante Marie de Hongrie, poussant à une politique rigidement intolérante, et par les craintes impériales, après Mohacs et le premier siège de Vienne, que les Juifs constituent en quelque sorte une deuxième colonne de l’empire ottoman auquel ils fournissaient Paris – La Haye, 1963 ; J. Reznik, Le duc Joseph de Naxos, Thèse pour le Doctorat d’Université présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris, Librairie Lipschutz, Paris, 1936; H. Rose, « New information on the life of Joseph Nasi, duke of Naxos : the Venetian phase », in The Jewish Quaterly Review, LX (1970), n° 4, pp. 330-344 ; B. David, « Money, love and powers politics in sixteenth century Venice : the perpetual banishment and subsequent pardon of Joseph Nasi », in Italia Judaica, Rome, 1983, pp. 159-180. Sur la famille Mendès, voir particulièrement : Franco, Moïse, Essai sur l’histoire des Israélites dans l’empire Ottoman depuis les origines jusqu’à nos jours, Librairie A. Durlacher, 1897; réédition, Centre d’Études Don Isaac Abravanel, Paris, 1981, pp 53-61; mentionne également Amato Lusitano (1511-1568) ou Juan Rodriguez, né à Castel Branco, en Espagne en 1511, après des études de médecine à Salamanque, se réfugia à Anvers, puis en France, à Venise, Ferrare, Ancône, avant de passer en 1555 à Raguse, et de là à Salonique; auteur d’un Curationum medicinalium centuriæ septem. Sur ce dernier, voir George Tucker, “To Louvain and Antwerp, and beyond: The contrasting itineraries of Diogo Pires (Didacus Pyrrhus Lusitanus, 151799) and João Rodrigues de Castelo Branco (Amatus Lusitanus, 1511-68”, in The Expulsion of the Jews and their Emigration to the Southern Low Countries (15th-16th C.), Medievalia Lovaniensia, Leuven University Press, 1998, pp. 83-114. L.M.E. Shaw, « The Inquisition and Portuguese Economy », Journal of European Economic History, vol. 18, 1989, pp. 415-431 ; J. Lúcio de Azevedo, História dos Cristãos Novos Portugueses, Lisbonne, 1921 ; C. Roth, A History of the Marranos, Philadelphia, 2° éd. 1947 ; A.J. Saraiva, A Inquisição Portuguesa, Lisbonne, 1956 ; A.J. Saraiva, A Inquisição e os Cristãos Novos, Porto, 1969; Renata G. Fuks-Mansfeld, « Les nouveaux chrétiens portugais à Anvers aux XVIe et XVIIe siècles”, in Les Juifs d’Espagne: histoire d’une diaspora, éd. Henry Méchoulan, Liana Levi, Paris, 1992. 3 Felipe Ruiz Martín, « La expulsion de los Judios del reino de Napoles », Hispania, Madrid, (9), 1949, pp. 28-76, 179-240 ; Ferrorelli, N., Gli ebrei nell’ Italia meridionale dell’età romana al secolo XVIII, Turin, 1915 4 Liste des édits et ordonnances de Charles V, 30 mars 1526. 5 Brugmans & Frank , op.cit, 172 6 R. Ehrenberg, Das Zeitalter der Fugger, II, p. 47. 2 finances et même intelligence militaire. C’est ainsi que l’empereur a peu à peu cherché à étendre l’Inquisition vers ses autres domaines – Naples et les Pays-Bas, mais avec des accomodements pragmatiques, liés souvent aux difficultés économiques de l’heure. 2. Lettres patentes de l’empereur pour enquêter sur les nouveaux chrétiens d’Anvers, avril 1530 Entre octobre 1529 et le printemps 1530, l’émotion suscitée par le siège manqué de Vienne par Soliman le Magnifique amène l’empereur, alors en Italie, à élaborer une stratégie de résistance à la progression turque, incluant entre autres une ambassade auprès du Chah d’Iran. Le 17 avril 1530, à Mantoue, à la veille de son départ de cette ville, il confie par lettres patentes à son jeune conseiller Corneille de Schepper7 la mission d’enquêter sur les faux chrétiens qui, sous couvert de commerce, s’enfuient en Turquie avec tous leurs biens ou vendent aux Turcs des armes offensives. On lira ciaprès une traduction française inédite de ces lettres, de la main du conseiller. Doc. 1 - Lettres patentes de Charles Quint, Mantoue, 17 avril 15308 Mission confiée à Corneille de Schepper, juifs (sans date) Charles, par la divine clémence empereur des Romains, tousjours auguste, roy de Germanie, de Castille, de Léon, de Grenade, d’Arragon, de Navarre, de Naples, de Sécille, de Maiorque, de Sardanne, des Isles, Indes et terre ferme de la mer océane, archiduc d’Austrice, duc de Bourgoingne, de Lothier, de Brabant, de Lembourg, de Luxembourg, et de Geldres, conte de Flandres, d’Artois, de Bourgoingne, palatin de Haynnault, de Hollande, de Zeelande, de Ferrette, de Haghenault, de Namur et de Zutphen, prince de Zwave, marquis du Sainct Empire, seigneur de Frize, de Salms, de Malines, & dominations en Asie et en Affricque. A tous qui ces présentes verront salut. Comme nous avons entendu/ plusieurs juifz et marans faignans et dissimulans estre chrestiens/ hentans, demeurans et commersans avecq les chrestiens/ et soubz espèce et habit de chrestien, les deceipvans et defraudans/ les ungs aiant cueillé et amassé toutz leurs biens et aussi rendu d’aulcuns se retirez vers l’Orient et ès terres, pays et seignories du Turcq et d’aultres indidèles et ennemis de la chrestienité/ les aultres 7 Sur Corneille de Schepper (1502-1555), conseiller de la reine Marie de Danemark, puis du chancelier Gattinara, puis par après ambassadeur de l’empereur dans de nombreuses missions, y compris en Turquie en 1533-1534, voir mon article: “Ambassadeurs de Charles Quint auprès de Soliman le Magnifique”, Anatolia Moderna, IX, Paris, 2001. Saint-Genois, "Missions diplomatiques. Corneille Duplicius de Schepper dit Scepperus, ambassadeur de Christian II, de Charles V, de Ferdinand Ier, et de Marie, reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, de 1523 à 1555", in Mémoires de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de Belgique, tome XXX, Bruxelles, 1856 [Recueil du voyage du sieur Cornille Duplex Schepperus au grand Turck, descrit par luy-mesme (1533-34), Bib. Alb. II 479 [Cat. 7425] 8 Le texte cité ci-dessous est inédit dans sa version française d’époque (de la main de Schepper) qui figure sans date dans un dossier des archives de la Secrétairerie Allemande de 1540 (AGR SEA 845 f° 112-113 v.) Il s’agit de la traduction du texte latin, daté de Mantoue, 17 avril 1530, contresigné Valdes, conservé aux Archives d’Anvers, et publié dans le Bulletin des Archives d’Anvers, VII, p. 191-196. La première phrase, relative à la titulature, est assez différente du texte latin : ce dernier mentionne Jérusalem, omise ici, et ne donne pas le détail des domaines des Pays-Bas désignés « Gallia Belgica » succinctement, ni ne mentionne les «dominations en Asie et en Affricque», comme si Schepper avait, dans une version française postérieure à l’original de quelques années agrémenté le texte en se basant sur la titulature officielle de l’empereur en 1540 (incluant Gueldres et Zutphen, qui n’apparaissent officiellement dans la titulature qu’en 1538). 3 attendants l’occasion du temps pour eux retirer plus commodieuse[ment] continuer leurs demurances en noz pays, terres et seigneuries/ aultres aussi pour fréquenter l’usaige et tours de marchandises /et achapter ce que prouffit leur semble/ et que après ilz puissent illecq envoyer et faire transporter par aulcungs ou mesmes emmener avecq eulx/ èsdit nos pays et terres souvent venir et se transporter/ et noz subiectz par fraudes et déceptions de leurs biens desnuer et d’iceulx biens les ennemis de notre foy et nostres secrètement et ouvertement aussi ayder et assister, affin que tant mieulx et plus commodieusement ilz se puissent après retirer, à touz leurs biens et mesnaige èsdits pays des indifèles et noz ennemis, comme desjà plusieurs d’eulx ont faict. Semblablement soyons advertiz qu’il y a aulcuns merchants qui secrètement venoient et font transporter armes offensives ausdits Turcqs et aultres ennemis de notre saincte foy/ puisque à nous appartient avoir regard à telz et semblables faintz et simulez chrestiens/ et pareillement à ces marchans qui emmènent et font transporter lesdites armes offensives et danrées prohibeez/ et iceulx faire chastier et punir, et donner ordre qu’ilz ne desnuent nos pays et subiects de leurs biens et d’iceulx aydent et assistant nous ennemis, sçavoir faisons que pour la bonne cognoissance et expérience que avons de la personne de notre amé et féal conseiller et secrétaire Messire Cornille Scepperus, confiant entièrement de ses sens de vertus, loyaulté, dextérité, prudhomie, ydonéité et souffisance, avons esleu, créé et député, eslisons, créons et députons par cet présentes/ ledt messire Cornillo pour notre commissaire en ceste affaire/ luy donnant faculté et puissance de en son lieu substituer et subvoyer ung ou plusieurs aultres commissaires/ idones touteffois où il ne pourra personnelement à l’exécution de ce estre présent/ avecq tel ou lymité povoir que par ceste luy donnons pour en notre lieu et nom et comme en ce noz commissaire ou commissaires se transporter en et par tous nos pays, terres et seigneuries d’embas, et illec lesdits fainctz et simulez chrestiens et aussi les aultres marchans armes offensives aux Turcqs envoiant et leurs marchandises et biens meubles et immeubles si paradventure en aient aulcuns/ et quelconques se soient ou qu’ilz se pourront trouver/ prendre ou faire prendre et emprisonner/ et aux officiers et juges ordinaires des lieux ou qu’ils prins seront/ les bailler en charge et garde pour procéder contre eulx faire et instruire leurs [prens ?]/ les décider juger et sententier sommairement et de plain par droict et justice. Et la cause cognue procéder jusques au dernier supplice si le cas le requiert et confiscation de leurdits biens/ et au surplus faire en toutes et singules les choses susdites circonstances et d’aprendre tout ce qu’ils verront estre besoing et necessaire/ mandant et commandant très expressément et a certes à tout et quelconques nos lieutenans, gouverneurs, capitaines, officiers justiciers, leurs lieutenans et à chascun d’eulx de tous nosdits pays d’embas, villes, chasteaulx et places que toutes et quanteffois que per ledit messire Cornille notre commissaire que dessus ou par les aultres commissaires ses subdéléguez & députez, ilz seront requis et admonestés par ces nos présentes ou transcript authentiques d’icelles, ilz prennent, arrestent et détiennent ou facent prendre, arrester et détenir lesdits / sçavoir tant les personnes et corps desdits juifz faincts & simulez chrestiens se retirant aux Turcqs/ ou que pour attendre le temps plus commode et propice pour eulx en aller et retirer vinent et comersent dissimuléement & soubz l’ombre, espèce et habit de chrétiens en nosdits pays, terres, villes, chaux entre noz subiectz quelque part que ce soit/ ou que soubz ladite espèce ou dissimulation, traffiquer négocient et marchandent appertement et occultement/ et semblablement les marchans et personnaiges qu’ilz seront trouvez et promiz avoir mené/ ou estre en délibération de mener armes offensives ausdits Turcqs ou aultres choses prohibées que toutz et quelconques leurs biens meubles et immeubles si par adventure en aient 4 quelcuns/ et quelconques ce soient/ et leurs marchandises de ainsy délinquans et despuans9 nos subiectz lesquelles marchandises et biens nous est déclairé qu’ilz sont accoustumez soubz faulces enseignes et marques emmener ou envoier. Et pareillement toutes bales/ pacquetz, charges et bagaiges seignez et marquez des seignes10 et marques des marchans quelconques/ de que quelles sera information légitime que en icelles soient contenuz biens et danrées desdits fainctz et simulez chrestiens/ lesquelles soient tenues et arresteez jusques au temps qu’il apparaistra certainement à qu’ilz appertiennent / et à qu’ilz soient. Ou aussi ces marchans qui aultreffois biens et marchandises d’iceulx soubz leurs marques et signes ont ailleurs envoié/ ou envoier trouvez seront/ sur ce par voie de justice soient requis et contrainctz déposer et tesmoingner la vérité/ de ce et de tout ce qu’ilz sçauront et les biens leurs commandez ou comis manifester/ et ès mains des juges assigner / quelque part que trouvez seront/ et prendre se pourront/ et en nulle sorte les délassent jusques à ce que cognu d’iceulx délicts et après debuement11 soit administrée la justice/ et declaire que d’icelles personnes et biens ainsy detenuz et arrestez par moien de droict soit à statuer/ et en oultre de ceulx qui comme dict est/ prins seront par toutz moiens légitimes et par droict permis la vérité soit cognues/ et d’eulx soit entendu par torture au cas que les qualitez de la justice ce requièrent, qu’est ce que entre eulx ilz ont désignez et quelz compaignons de ceste conspiration ilz ont eut et qu’ils sont ceulx qui de ceste affaire sçavent et cognoissent affin que après d’avoir eut d’iceulx / l’on puisse les aultres debuement que selon qu’ilz auront déservis/ chastier / et quant aux biens que ainsy adjugez et confisquez seront, voulons qu’ilz soient bien et léalement gardez au mesme lieu où la sentence contre lesdits délinquants sera donnée, et prononcée, sans ce que par vouloir ou mandement de quel qui ce soit ilz soient de là ostez ou distraitz jusques à ce qu’il apparaistra par aultres notre mandement ce que vouldrons que desdits biens soit faict. Schepper a reçu ces lettres patentes à Augsbourg, où il assistait à une diète de l’empire aux côtés du chancelier Gattinara, qu’il a veillé sur son lit de mort le 27 juin 153012. Impliqué dans la gestion centrale de l’empire et donc incertain de pouvoir effectuer sur le terrain les enquêtes qui lui étaient confiés, il en a aussitôt délégué la tâches à Jean Vuysthinck d’Utrecht, devant notaire à Augsbourg en juillet 153013. Schepper, qui en effet ne semble pas avoir participé directement aux poursuites contre les nouveaux chrétiens, sera envoyé comme ambassadeur de l’empereur en Pologne, en Suisse, puis en 1533-34 à Constantinople, où il aura l’occasion de rencontrer des juifs réfugiés. Il note en effet dans son journal de voyage, qu’à Constantinople, le 28 mai 1533, un rabbin originaire de Tolède lui explique le système des millets: « Après le disner, veint vers nous Rabbi Moyses, médecin espagnol de Tolède, juif, lequel, par commandement du roy catholique Ferdinande, s'estoit retiré bien jeusne des Espaignes. Il vint doncques vers nous de la part de Aloysio Grity, pour nous advertir qu'au moyen de plusieurs empeschements à lui survenuz, il ne pouvoit pour le jourd'huy traicter avec nous, mais que le lendemain, il nous envoyeroit quérir. Ledict Moyses disoit que les Juifs 9 dépouillant 10 signe 11 duement 12 Lettre du 28 juin 1530 à Erasme, La Correspondance d’Erasme, vol. VIII, lettre 2336 p. 591-594. 13 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, pp. 191-196. 5 ne payoient pour chaque masle sinon un ducat, et si quelqu'un est bien riche, qu'il ne paye point davantaige de quattre ducats; que le mesme estoit indifféremment payé par les Crestiens et par les Turcqz ; que les larrecins, homicides, dissentions et aultres crimes semblables se punissoyent par les juges turcqz, mais en ce qui concerne les différens de leur loi, se jugeoit par les principaux desdicts juifs14. » À Edirne, le 21 juillet 1533: “Nous avons entendu qu’en ceste ville y avoit plusieurs juifs, entre lesquelz estoyent des hispaignols castillians, Samuel de Niebal, de Burgos, David de Seres, et aultre portugalois, Moyses David, et aultres appellez de Vargas.” Les lettres patentes posent toutefois plusieurs problèmes, qui méritent d’être examinés plus avant. Le texte latin parle d’arma offensiva ; la version française ajoute «et denrées prohibées». Pourquoi cette différence ? Aux XI-XIIe siècles, le droit canon avait défendu aux chrétiens de fournir aux Sarrasins des grains, du bois, des munitions et des armes; les traités passés avec les infidèles étaient frappés de nullité per se15. En 1453, le financier du roi de France Charles VII, Jacques Cœur, est, entre autres, «souspeçonné d’avoir envoyé des harnois de guerre aux Sarrazins, nos anciens ennemys et de la foy chrestienne... certaines grant quantités de harnois ou habillemens de guerre et autres armes invasives : c’est à savoir de cranequins, haches, guysarmes, couleuvrines, vouges, jaserans et autres habillemens de guerre», ainsi que cuivre et argent, offerts au soudan d’Egypte16. Dans la suite des documents, rien n’indique que l’on ait effectivement mis à jour un trafic d’armes offensives par les nouvaux chrétiens des Pays-Bas – où les artilleurs développaient effectivement de nouvelles technologies d’armement- aux Turcs. De même, les rumeurs sur l’introduction de chariots d’affût adaptés aux canons par les juifs auprès des Turcs paraissent peu fondés ; les Turcs ont emprunté des charriots d’affût aux Hongrois au XVe siècle, d’où le nom de tabur cengi17, puis aux Français18. Ce qui manquait le plus aux Turcs, c’étaient les ingénieurs capables de développer les technologies les plus modernes, et l’information était venue à Charles Quint de Constantinople dès mars 1530 que «les maistres d’artillerie allemans qui ont esté emmenés l’année passée par led. Turc font icelle artillerie»19. Bien plus, lors de la 14 . Recueil du voyage du sieur Cornille Duplex Schepperus au grand Turck, précité dont nous préparons une nouvelle publication. 15 Nys, E., « La Théorie de l’équilibre européen », RDILC, 25 (1893) pp. 38-39. 16 Bonamy, «Mémoires sur les dernières années de Jacques Cœur », dans Buchon, Choix de Chroniques et mémoires relatifs à l’histoire de France, Able Plon, Paris, 1875, p. 584. 17 Gábor Ágoston, « Ottoman Warfare in Europe. 1453-1826 », in European warfare, 1453-1815 / edited by Jeremy Black. New York : St. Martin's Press, 1999, pp. 118-144. 18 Duffy, Chr. Siege Warfare: The Fortress in the Early Modern World, 1979, p. 210.. Gilles Veinstein, “Note sur les transferts technologiques des Séfarades dans l’Empire ottoman”, in Coloniser au Moyen Âge, sous la direction de Michel Balard et Alain Ducellier, Armand Colin, Paris, 1995, pp. 268-273: cf. S.O.T. Chistensen, “The Marranos as Gunrunners. A Distorted Topos of the Clandestine European Expansion”, dans Dimensões da alteridade nas culturas de lingua portuguesa- o outro. Actas de I° Simposio interdisciplinar de Estudios Portugueses, II, Lisbonne, 1987, pp. 111-132. 19 Avis de frère Bernardino Pomazaniü, mars 1530, AGR SEA 764 f° 158, inédit, cité par C. Piot, « Notes sur les relations diplomatiques de Charles-Quint avec la Perse et la Turquie », Extrait du Messager des Sciences Historiques de Belgique, Gand, 1843, dans Opuscules , I, 1 ; Piot pense qu’il s’agit d’un agent envoyé par l’empereur ; en fait il ne s’agit que d’un « avis ». Postel, La tierce partie des Orientales histoires, 42, « La pluspart de ces bombardiers icy sont Ponentins ou Occidentaus, 6 conquête de Tunis, ce que l’on a trouvé était essentiellement donné par les Français à Barberousse, comme l’empereur l’indique à Rome en 1536 : « les bombardes & grande quantité d’artillerie tant de fer que de métal par nous trouvé en la Goulette bastille & en la ville de Thunis ayns par-dessus les armes dudict roy »20. Quant aux «denrées prohibées», ajoutées peut-être après coup compte tenu de l’incapacité des enquêteurs à trouver des exportations d’armes, il ne peut s’agir d’épices et drogues, le principal commerce des nouveaux chrétiens, puisque l’empire ottoman était approvisionné depuis l’Egypte. Il ne s’agit pas non plus de marchandises de luxe : on a vu en 1533-1534 une démarche commerciale du tapissier Dermeyen qui a envoyé Pierre Coecke d’Alost pour vendre des tapisseries de Bruxelles à Constantinople, mais sans succès21. Quant aux métaux et composants de poudre (salpêtre) 22, dont l’exportation était effectivement interdite, l’empire ottoman contrôlait suffisamment de mines premières nécessaires à la fabrication d’artillerie - fer, cuivre, charbon de bois, salpêtre, soufre- pour n’avoir pas besoin de chercher à s’en procurer en dehors. Seul manquait l’étain, dont le commerce n’est pas relevé. C’est ainsi que les documents ultérieurs relatifs aux enquêtes ne retiennent aucune vente d’armes ni de denrées prohibées, mais seulement le transfert de fonds et l’émigration illicite. Dès février 1531, des nouveaux chrétiens portugais qui venaient d’arriver à Anvers sont arrêtés, mais sont libérés en se référant aux lettres de saufconduit accordées par l’empereur en 152623. 3. L’affaire Mendès, premier épisode (1532-1533) Au printemps 1532, alors que Soliman est parti de Constantinople avec l’intention d’envahir l’Allemagne, l’Empereur Charles Quint, qui a rejoint la diète de l’Empire à Ratisbonne, est approché par un certain David Reuben, imposteur venu de l’Inde au Portugal, se faisant passer pour l’ambassadeur d’un roi juif qu’il prétendait exister dans le Haybar, au fond de l’Arabie, et venant chercher des armes en son nom. Reuben était asçavoir François, Italiens, Espagnols, Allemans, Hongres regniés, & Chrestiens. » Maurand, en 1546, voit à la fonderie de Tophane “des Allemands qui, au nombre de 40 ou 50, y font les pièces d'artillerie. » Lors de la campagne de 1532, l’envoyé bavarois à Budapest a été étonné de voir des canons pesant jusqu’à 100 quintaux (10.000 kg.) pouvant tirer des boulets d’un cental (Correspondenzen und Aktenstücke zur Geschichte des Verhältnisses der Herzöge Whilhelm und Ludwig von Bayern zu König Johann von Ungarn. Ed. August Muffat, Munich, 1857 (Quellen und Erörterungen zur Bayrischen und Deutschen Geschichte IV), p. 252, cité par Szakály Ferenc, Lodovico Gritti in Hungary 1529-1534. A Historical Insight into the Beginnings of TurcoHabsburgian Rivalry (Studia Historica vol. 197 ), Budapest 1Cf. Colin Heywood, « The activities of the State canon foundry (Tophane-i amire) at Istanbul in the early sixteenth century, according to an unpublished Turkish source », Prilozi za orijentalnu filologiju, 30 (1980, pp. 212 sq.) 20 Nouvelles de Rome touchant L’Empereur. Imprime en Anvers au Naveau par moy Michiel de Hoochstraten l’an mdxxxvi. 21 Kellenbenz, « Jakob Rehlinger, ein Augsburger Kaufmann in Venedig », Beiträge zur Wirtschafts und Stadtgeschichte. Festschrift für Hector Ammann, Wiesbaden, 1965, pp. 362-379 22 Gábor Ágoston, « Ottoman Gunpowder Production in Hungary in the Sixteenth Century : The Baruthane of Buda », in Hungarian-Ottoman Military and Diplomatic Relations in the Age of Süleyman the Magnificent, Lorand Eötvös University, Budapest, 1994 , 149-159. Gábor Ágoston, “Gunpowder for the Sultan’s Army: New Sources on the Supply of Gunpowder to the Ottoman Army in the Hungarian Campaigns of the Sixteenth and Seventeenth Centuries”, Turcica 25 (1993) 75-96. 23 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, p. 186. 7 passé à Avignon, Ferrare et Mantoue, et promettant d’aider à la libération de la Terre Sainte des Turcs, « annonçant qu’il allait emmener les Juifs de leurs Etats pour les conduire dans son pays », jusqu’à la supercherie soit découverte. Un secrétaire du roi du Portugal, Diego Perez, revenu au judaïsme sous le nom de Salomon Molkho, parcourt l’Italie et la Turquie, rencontrant les Cabbalistes de Salonique, publie un recueil de prédications annonçant pour 1540 la fin de la captivité d’Israël et l’arrivée du Messie, puis revient à Rome où Clément VII l’autorise à s’établir où il veut; lié à David Reuben, il se rend à Ratisbonne (1532) pour avoir une « controverse avec l’empereur sur les choses de la foi … mais l’empereur ne l’écouta point », le fait jeter en prison puis emmener à Mantoue, où il est condamné au bûcher. David Reuben est remmené en Espagne, et meurt en prison24. Le 5 juin 1532, le confesseur de l’empereur à Bruges reçoit la déposition du fils d’une femme d’origine juive, épouse d’un nouveau, médecin ordinaire du roi du Portugal. Cette femme, fuyant son mari, serait arrivée à Anvers avec ses quatre enfants en 1521, et recueillie par les membres de la colonie marrane, et en particulier Diego Mendès, Gabriel de Negro, Emanuel Serano et Loys Peres, et sur leurs conseils, craignant que son mari la fasse revenir au Portugal, elle serait partie pour Salonique avec ses enfants. Son fils, après des pérégrinations à travers toute l’Italie, avait abouti en piteux état à Anvers à la recherche de son père, allant, sur les conseils d’Emmanuel Serano, rival de Mendès, raconter sa vie au confesseur de l’empereur et affirmant que les personnes qui avaient conseillé sa mère étaient juifs et non chrétiens25. Ses allégations, confirmées par les espions gouvernementaux, ont servi à ouvrir un procès contre les principaux négociants nouveaux chrétiens, Gabriel de Negro, Emmanuel Serano, Loys Perez et en particulier contre Mendès. Le procureur général du Brabant, Boisot, fut désigné pour surveiller la marche de l’enquête menée devant le tribunal d’Anvers, mais le margrave de la ville traîna des pieds, gardant le prévôt envoyé de Bruxelles dans sa maison sous un prétexte de circonstance, donnant le temps à Gabriel de Negro et probablement aussi à Loys Perez de s’enfuir en Allemagne, libérant Manuel Serano pour défaut de motif à l’accusation. Boisot réussit toutefois à faire appréhender Mendès début juillet, le faisant transporter à Bruxelles et garder au secret, mettant ses livres sous scellés. Aussitôt, une délégation de marchands portugais, accompagnée du géographe Damien de Goes, s’est rendue à Bruxelles pour exposer les risques que la détention de Mendès ferait courir aux emprunts de l’empereur et aux foires des épices des années à venir. Mendès en effet, avait contribué aux emprunts que le roi du Portugal avait consenti à contracter pour aider l’empereur dans la guerre contre les Turcs – promettant 200.000 florins au facteur portugais qui devaient être remis aux Fugger pour les faire parvenir aux mandataires de l’empereur en Allemagne; il avait en outre en dépôt des sommes importantes appartenant à divers seigneurs portugais26. Le magistrat d’Anvers, défendant les privilèges de 24 Joseph Ha-Cohen, La vallée des pleurs, Présentation apr J.P. Osier, Centre d’Etudes don Isaac Abravanel, Paris, p. 116-119 ; Franco, Moïse, Essai sur l’histoire des Israélites dans l’empire Ottoman depuis les origines jusqu’à nos jours, Librairie A. Durlacher, 1897; réédition, Centre d’Études Don Isaac Abravanel, Paris, 1981, pp. 52-53. Sanuto, Diarii, LIV, 145-148, signale son passage à Venise en 1531. 25 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, p. 201-202. Cf. S. Ullmann, Histoire des juifs en Belgique jusqu’au 18e siècle (Notes et Documents), Anvers, Imprimerie et Lithographie Delplace, Koch & Co, p. 31. Le texte original signalé comme se trouvant aux AGR a disparu du dossier indiqué par l’auteur. 26 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, pp. 186, 190, 202, 204, 207, 215, 230 ; AGR, Audience 11772 A n° 3. 8 jurisdiction de la ville, s’est inquiété des abus de pouvoir et violation des privilèges de la ville commis par le procureur Boisot. De son côté, le roi du Portugal, averti, s’est inquiété des dettes que Mendès devait encore régler sur ses derniers achats d’épices ; le facteur portugais à Anvers s’en est ouvert auprès de l’empereur. Doc. 2 - Lettre de Ruy Fernandez, facteur du roi du Portugal au pensionnaire de la ville d’Anvers Adrien Herbouts, 21 juillet 153227 A Monsieur Maistre Adrien, le Penssionaire de la ville d’Anvers en Bruselles Monssieur, Maistre Adrien, Je me recomende à vous. Je croys que vous estes adverty du cas de Diego, Mendez, noustre bon amy. Maistre Luys, le comisaire a tant fait hojourduy avecque Messieurs, que on luy a rendu Diego Mendez en sez mains arrière et l’ont amené sous la monnoie de Pittre Vastrate. Ilz ne veult que nulluy parle à luy et le tient ainssy estroit comme s’il fusist ung Turque, que eust toussjours mal vaicu. Jusques à maintenant il ne l’ont point encores accussé de riens ; toutefois le Brugumaistre m’a dit qu’ilz l’ont impossé qu’il est Juyf, ce qu’ilz sçaront byen mal à prouver, à mon advys ; néontmays, pour ce que l’homme est de pettite couraige, comme vous sçavez, s’on nelle laysse parler et veoir ses amys, il se mourira de deuil. Oultre cella, il doibt au Roy, mon Maistre, bien deux centz mylle ducatz, lesqueles il doibt païer en cez trois fêtes venantz … du Roy, et oultre, il doibt beaucop d’argent à gentz de ceste ville, et nous sommes sour le train du paiement della feste. Véritablement, s’on nelle remest en sa maison et qu’il peusse veoir ses livres et ses comptes et tenir son crédit, il ne paiera au Roy, mon Maistre, ne à tous les aultres, par quoy beaucop de marchans et gens de bien pouroient faire banqueroutte, aussy bien en ceste ville que alleurs, et touchant les paiementz della feste, ylz seront tous gâtés, à ceste causse, et oultre cecy, que c’est que plus me fait mal, c’est que le Roy mon maistre, m’escript que je fesisse prest deux centz mille ducatz, lesquelz il donne d’ayde à l’Empereur contre ceste guerre du Turc, comme on poura veoir pour les lettres que j’ay du Roy, lequel argent Diego Mendez me debvoit fornir ceste feste, et j’ay fait ung contract aveque luy pour la ditte somme, lequelle je doybs païer au Foccere28, pour les païer en Allemagne, comme l’on peult se demander. Je me dubte que se on ne laysse Diego Mendez arrire en sa maison et crédit, que ne pouray fornir laditte somme d’argent à l’Empereur, et pourtant je vous prie que sour toutez choses vous faites tant que on nelle tire point de ceste ville et que, donant sufissante causion de ce qu’on luy peult demander, qu’on le remaisse arrire en sa maison et crédit, car véritablement il en verra beaucop de maulx, et pour ce que vous entendés bien la matière, il ne vous fault pas dire beaucop. Faitez que les privilèges della ville nous soient gardez, affin que les marchans peussent résider en la ville et nelles boutez point dehors. Monssieur, s’il vous semble qu’il soit profitable de promettre à quelque ung de cez Seigneurs de court ung, deux ou trois centz florins, afin qu’ilz tiènent la main et qu’on ne fasse tort à Diego Mendez pour avoir plus brief justice, pour faire sa marchandisse, je vous prie que les promettes par ceste ; je me oblige de vous rendre tous systost que verrés en ceste ville. En touchant voustre paine, je vous prometz que vous sera très bien païée. J’envoierey demain au matin Jorge de Barres et Damien de Goez, les deux scripvains du Roy, mes compagnons, 27 Archives d’Anvers, Bulletin des Archives d’Anvers, VII, 206-208. 28 Fugger. 9 devers la Roine et Conseil, pour luy donner à cognoistre le cas et qu’elle nous veulle proveoir de justice, et touchant les deux cent mille ducatz que je doibis fornir à l’empereur, je vous prie que vous ne dites riens, pource que les scripvains apporteront les lettres du Roy avecque eulx et ilz parleront à vous plus largement. Aultre chose, synon que je vous recomende le cas le plus fortement qu’il m’est possible. D’Anvers, le xxje jour de juillet de l’an 1532. Je suis vostre, le facteur, P. Ruy Fernandez Doc. 3 - Note du Magistrat à l’empereur Charles Quint, 2 août 153229 A l’Empereur, Extract et copie translatée d’ung article contenu ès lettres du roy de Portugal envoyez par deçà à Monsieur son facteur, en date, etc. 30 Aussi je escripve du mesme affaire aux seigneurs de la ville, et vous leur direz de ma part que nous l’estimerons fort qu’ilz travaillent de leur cousté que ses biens vous soient délivrez, comme j’en espère qu’ilz feront, puisqu’ilz appartienent à moy, car les marchans qui les ont envoyé par delà ne l’ont encoires payé ; et à cause que je sçay la liberté du pays et les bons œuvres, lesquelz en la dicte ville, depuis pluiseurs ans ençà, en son train et nobilité, a receu du roy, mon seigneur et père, cui Dieu absoille, et aussi de Moy, je tiens fermement que, à ce respect et autres occasions, ilz feroient que les biens, venuz par-delà, seroient à tousjours seurez, de sorte que je ne pourroye jamais perdre quelque chose. Par quoy j’ay tousjours fait donner crédit aux marchans qui les achattèrent en nostre maison et envoyèrent par-delà, sans y prendre d’iceulx aulcune plaisgerie ou caution, et que, se astheure, je voye le contraire que je ne croy qu’il soit, il seroit mescier commander de muser le train et affaire d’espéceries en quelque autre lieu où ce qu’on fist ce qu’ilz ont jusques astheure tousjours fait ; puisque iceulx et tout le pays, par mon ayde, a tant gaigné, ne doibvent désirer que chose aulcune y succède que je perde. Escripvez-moi ce qu’on en faict, et la ayde qu’ilz vous donnent, car je le désire fort assavoir. Doc. 4 -Requête de Ruy Fernandez, facteur du Portugal à Anvers, à l’empereur Charles Quint, 2 août 153231 A l’Empereur, Remonstre en toute humilité Ruy Fernandis, facteur du roy de Portugal, comme ledict remonstrant bien saysant que les poivres, succres, biens, espéceries, marchandises, desquelles partye puis naguères sont esté vendues et partant les crédites procédez d’icelles et grande qualité qui est encoires en estre à la maison de Diego Mendis en la ville d’Anvers, appertiennent à pluiseurs marchans résidens en Portugal, subjectz de la Majesté dudict Roy, et est icelluy Diego Mendis d’iceulx que facteur et négociateur ; partant à icelluy remonstrant bientost après qu’il avoit entendu que le dict Diego Mendis estoit prins en corps et tous les susdictz biens aussi arrestez, ce que dessus 29 Archives d’Anvers, Bulletin des Archives d’Anvers, VII, 208-211. 30 Archives d’Anvers, Bulletin des Archives d’Anvers, VII, 211-212 31 Archives d’Anvers, Bulletin des Archives d’Anvers, VII, 212-214. 10 humblement fut remonstré à Vostre Majesté, affin que à l’honneur et en faveur du dict Roy, les subgectz d’icelluy Roy, ne le Roy seront adommagiez, et peult estre combien icelle remonstrance n’a esté faicte autrement ne à autre intencion que pour la cause susdicte, que aucuns aient prins et entendu comme se la dicte remonstrance auroit esté faicte unement et seullement en faveur du dict Diego Mendis ; aussi peult apparoir de ce que dessus, par le rescript du dict roy, fait le ije jour d’aoust dernier, passé en Lixbonne, par lequel Sa Majesté signifée avoir esté adverti en poste, par lettres du facteur de Jehan Francisci de Laffetati , que le dict Diego Mendis, le xixe de juillet dernier passé, estoit au dict Anvers constitué prisonnier et que tous les biens et marchandises estans en sa maison aussi arrestées et que au dict Anvers estoient aussi arrestez, en corps et biens, pluiseurs nouveaulx cristiens ; escript en oultre le dict Roy, à cause que Sa Majesté ne sçavoit, par lettres du dict remonstrant, la cause de la capture du dict Diego Mendis et de l’arrestacion des biens ; aussi que le dict remonstrant scet bien que le dict Diego Mendis est facteur de Francisque Mendis, son frère, et Jeorge Lopez, Diego Redrigo Pinto et de ses frères, de Eduwart Tristram et de pluiseurs aultres marchans subjectz résidens au dict Portugal, lesquels subjectz avoient achatté des officiers de Sa Majesté et en sa maison nommée des Indes, scituée à la ville de Lixbon, les susdictz poivres, sucres, biens, espécieries et marchandises, debvent encoirent au dict Roy les deniers d’icellui achat, et que en cas le dict Diego Mendis auroit délinqué, que partant les biens des dictz subjectz, marchans de Portugal, ne doibvent estre confisquez, a pour ce le dict Roy mandé et commandé au dict remonstrant et à icelluy envoyé mandat espécial que incontinent se transporteroit vers Vostre majesté et autres juges, là où il appertiendra, et poursuyvir que les dictes spéceries, et tout ce que dessus, avec ce qui est procédé à luy remonstrant, seroit délivré, et ce jusques à la somme que les subjectz pour icelles debvent à Sa dicte Majesté ; a le dict Roy, à ceste fin, envoyé aussi certiffication de la quantité des espéceries et marchandises que ses dictz subjectif ont eu de luy et envoyé de par dechà, et à ceste cause, a le dict Roy encoires envoyé au dict remonstrant lettes de crédence pour Vostre Majesté Impériale ; aussi de ce que dit est apperra assez, conformément par les livres, lettres, missives et autres enseignemens du dict Diego Mendis, et tout ce non obstant, entendt le dict remonstrant que les commissaires par Vostre Majesté députez et commis, ont les susdictz poivres, succres, biens, espéceries et autres marchandises que dessus, fait peser et point au jour d’arrest, comme se les biens des dictz subjectz de Portugal estoient condempnées au proffit de Vostre Majesté, à très grande confusion, eschandale de dommaige des dictz subjectz, marchans de Portugal ; et tandiz que le dict arrest tiendra, est-il apparent qu’ilz supporteront encoires très grans dommaiges ; ce que le dict remonstrant, ensuyvant la charge et commandement de la Majesté de son Seigneur et Roy, a convenu remonstrer, pour sur ce estre pourveu de remède convenable. Supplie partant qu’il plaise à Vostre Majesté ordonner que lesdictz poivres, succres, biens, espéceries, marchandises et crédites procédé d’icelles, soyent délivrez ès mains du dict remonstrant, ensuivant le rescript et la requeste du dict Roy, soubz récépissé pertinent, et ce au prouffit des dictz ses subjectz, marchans de Portugal, et jusques à la quantité qu’ilz sont redevables au dict roy ou que au dict suppliant soit permis de povoir administrer et vendre les susdictz poivres, sucres, biens, spéceries et marchandises, affin que, des deniers procédans, faire et tenir bonne et léal compte et reliqua, pour l’asseurance du dict Roy, des dictz subjetz et des autres ausquelz toucher pourroit. En ce faisant, etc. 11 Doc. 5 - Copie d’un billet32 Diego Mendis a une manière de faire en faisant sa marchandise qui tent à monopole ; assçavoir que lui et ung nommé Jehan Kaerle, quant ilz viengnent vers le roy de Portingal, ilz achatent de lui pour vjc, viijc ou xijc m ducatz à une fois d’espiceries, assçavoir noix, cloux, gingembre, povere et autres espéceries, et conviengnent du paiement avec lui, et davantage mectent des condicions en leur marché que le Roy ne pourra à nullui vendre espiceries que à eulx, et s’ilz en vendent nomméement, ilz exclusent que l’on ne les amènera en ses pays de par-delà, qu’ilz appellent Flandres, affin que ilz les vendent à leur volenté, et que nulluy n’en aura que eulx, et les fault venir querre33 à eulx, autrement n’en aurez point. En faisant leur dicte marchandise, souvent vj, viij, x ou xij marchans, lesquelz ont pour emploier en ce que dessus, l’un xm, ung autre xijm, ung autre xxm ducatz, l’un plus et l’autre moins, que dèsent achater des dictes espiceries, et affin qu’ilz puissent mieulx conduire leur affaire, sont contens prendre et accepter en leur compagnie, et auront part, chascun à son avenant, au prouffit et dommaige ; bien entendu que les espiceries demeurent ès mains du dict Diego Mendis et Jehan Karle, et n’en pèvent les associerz joyr d’une once, affin que ne les vendent ou distribuent aux subgetz. Et quant le marchandise est venue par-delà, ceulx qui en ont affaire se ritirent vers les dictz Diego Mendis et Jehan Carle, pour en avoir ; ilz ballent la livre de poivre pour xxviij gros, et pour venir à leur entente, les autres marchans, qui sont associez comme dessus, dient et font dire qu’ilz ont du povre à vendre par ordonnance des dictz Diego et Carle ; mais ilz ne le veullent bailler que pour xxix gros, et n’oseroient moins dire, car ilz yroient contre leur promesse, et partant sont constrains, pour gaigner ung gros, retourner et aller aus dictz deux marchans, qui par ce moyen composent et destruisent les pays de par-deçà. A Lixbonne, les dictz deux marchans en font ainsi et constraindent le roy de leur vendre ses espiceries ; car ilz ont tous ou la pluspart des marchans associez comme dessus que n’oseroient reins achater sans eulx, pour ce que le roy aime mieulx à vendre à grosse somme une fois que de le vendre par petites parties. Et si s’avance d’en vendre aux autres marchans, les dictz Diego et Jehan Carle le lessent, et si le roy leur demande pourquoy ils n’achatent riens, ilz dient : « Vous avez commencé à vendre aux petiz compagnons, parfaictes.» et partant véant que ses espices lui demeurent en ses mains, est constraint besoingnir avec eulx. Et encores oultre ce, à Lixbonne, s’ilz vendent leur espicerie à quelques marchans, ce qu’ilz font souvent ilz condicionnent expressément qu’ilz n’en manneront ne vendront aucune chose en Flandres, car ilz gardent ce quartier pour eulx. Et semblablement, quant ilz vendront, par-delà Anvers, à aucuns Almans, Oesterlins, François, Angloix ou autre nacion, ilz condicionnent expressément qu’ilz le mèneront hors du païs sans en vendre ou lesser une once par-delà ; dont la commune est fort traveillée, car, quant telz monipoles n’ont point de lieu, les povres marchans gaignent les ungs aux autres et à la marchandise son cours, et au compte nullui ne gaigne que eulx deux. Ilz en vendent aux marchans et grossiers34 par-delà, qui le vendent par onces, livres et autrement, et ceulx-là ne les peuvent adommager, car ce qu’ilz achatent est peu 32 Archives d’Anvers, Bulletin des Archives d’Anvers, VII, 215-217. 33 Chercher. 34 Grossistes. 12 de chose. Pour respondre à la requeste du roy, Diego Mendis l’a tout paié de par eulx deux ; mais ce que le roy demande, c’est la porcion des associez qui dénient encoire au roy aucuns terms qui ne expérez, pour ce qu’ilz n’ont la puissance de paier avant le terme, comme le dict Diego ; et néanmoins sont leur espiceries ès mains des dictz Diego et Carle. Le 12 août 1532, quand Mendès paraît devant la cour, les accusations d’hérésie tombent, tout autant que l’abus de monopole, l’accusation se concentre sur les aspects externes : on lui reproche d’avoir continué d’expédier les biens des marranes à Venise chez le libraire hébraïsant Daniel Bomberg35. Mendès se défend, affirmant n’avoir effectué qu’une opération purement commerciale, Venise n’étant d’ailleurs pas Salonique. Finalement il fut décidé d’examiner les livres de Mendès par «gens neultraulx» et en secret, puis, début septembre, de libérer le banquier, sous caution de 50.000 ducats, payés au trésorier de la reine Wolfgang Haller, et sous contrainte de répondre à chaque appel et de fournir des renseignements sur les fonds des marranes en sa possession – « aussy sera le dit Diego Mendis tenu et obligié de affermer, révéler et déclairer par serment les biens, denrées, deniers et substances qu’il en ses mains et povoir, appertenant aux Juifz estans en Turquie et des autres nouveaulx chrestiens, lesquelz il scet estre retirez d’Anvers ou en chemin pour eulx transférer en Turquie, sur paine de confiscation de corps et biens »36. Le 8 octobre 1532, Granvelle écrit à Marie de Hongrie que l’empereur lui laisse les mains libres « l’affere de Bruxelles et de Diego Mendes, l’Empereur vous remet de fère touchant ledit Diego Mendes ainsi que adviserez pour le mieulx … »37 La décision prise par la reine est ultérieurement confirmée par lettre de l’empereur du 10 novembre, tandis qu’il adoptait un édit défendant l’accès des Pays-Bas aux nouveaux chrétiens intentionnés d’aller en Turquie, et que par ailleurs une lettre du 27 novembre 1532 légitimait le monopole des épices, à la demande de son cousin le roi du Portugal38. Une douzaine d’autres Marranes furent également libérés moyennant le versement de 12.077 livres. Quelques mois après, l’empereur demande à vérifier ce que l’on envisage de décider. Il écrit, le 1er février 1533, à Marie, de Bologne39 : « quant à l’appointement avec Diego Mendes, je tiens que y aurez fait pour le mieux et plus convenable, toutesfois ne vous en sçauroye dire plus avant jusques j’auray entendu comme la chose sera passée, par celluy que devez envoyer devers moy, comme vos dittes lettres contiennent …» 35 Sur Daniel Bomberg, cf. A. Goovaerts, Généalogie de la famille van Bomberghen, Bruxelles, 1914. L. Guicciardini, Description de touts les Pais-Bas, 1582, p. 174: « est sorty aussi d’Anvers, Daniel Bomberghe, homme sçavant & bien versé en Hébrieu; le fils duquel, nommé Charles, est docte et studieux, comme encore l’est son neveu Cornille: lequel semble que soit le premier, qui en ce pays ait fait imprimer des livres en Hébrieu». 36 Décision de la reine Marie sur le cas de Diego Mendis, 7 et 13 septembre 1532 ; Bulletin des Archives d’Anvers, VII, p. 243. 37 AGR Audience 123, f° 61. 38 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, pp. 206- 208, 211-212, 214-215, 217sq. , 230, 235-236, 238, 240, 244, 251 ; AGR, Audience 11772 A n° 3 39 AGR Audience 48, f° 15 v°. 13 La conviction que les « nouveaux chrétiens » et les juifs constituent une deuxième colonne informant Barberousse conduit peu à peu à leur expulsion des terres de l’empereur, notamment du royaume de Naples, particulièrement de Manfredonia40 : l’empereur, d’Italie, en novembre 1532, décide l’expulsion immédiate des juifs du royaume de Naples, à l’exception de ceux qui se convertiraient au Christianisme. L’édit est publié le 5 janvier 1533 à Naples, mais son application est retardée jusqu’au 5 juillet 1534 ; certaines interventions demandent que restent au moins quatre cent familles « de las mas facultosas ». Au premier trimestre 1534, deux espions turcs pris dans le royaume de Naples déclarent faire partie d’une organisation complexe, dans tout le pays, aux ordres de Barberousse. A Manfredonia, plusieurs Juifs sont dénoncés pour leurs contacts permanents avec leurs parents de Salonique, et d’autres parties de l’empire ottoman où ils se rendaient fréquemment, soupçonnés d’informer les Turcs des préparatifs et projets de l’empereur41. L’expulsion est confirmée par l’empereur, depuis Tolède, le 24 mai 1534 ; puis, suite à des démarches, elle est reportée jusqu’à avril 1535 : le marquis de Villafranca écrit le 26 octobre 1534 à Charles V que les juifs qui donnent 1500 ducats de tribut par an pourraient bien financer quatre galères pour participer à la flotte de Doria42, en échange d’une prolongation de leur séjour pour dix ans moyennant le paiement d’un montant de 20.000 ducats soit 2000 ducats par an; toutefois l’accord de Charles ne vient qu’en janvier 1535. L’ordre d’expulsion sera renouvelé en 1540- la plupart des Juifs avaient commencé à partir vers les Etats pontificaux, où ils devaient porter un signe distinctif rouge, ou vers Ferrare ou surtout vers la Turquie. Leur émigration sera achevée en octobre 154143. 4. L’affaire Anthoine Fernandez (1534) A peine l’affaire Mendès close, Marie de Hongrie fait arrêter, en décembre 1533, le nouveau chrétien Antonio Fernandez, «marchant de la nation du Portugal ayant faict sa résidence en la ville d’Anvers par l’espace de douze à treize ans continuels, y faisant et exerçant grand train de marchandise», alors qu’il s’était mis en route pour se rendre à Lyon et à Venise «en ses affaires et négotiations». Fernandez est appréhendé à Leeuwe, près de Halle, au sud de Bruxelles, mis au secret au château d’Ecaussines pendant près de six mois, - en violation des privilèges d’Anvers, qui impliquaient qu’une personne 40 Simancas, Estado, leg. 1017, 39 ; cf. Paolo Preto, I servizi secreti di Venezia, EST, Milan, 1999, p. 482; F. Ruiz Martin, “La expulsión de los judíos del Reino de Napoles”, II, Epoca de Carlos V, in Revista Hispania, xxxv (1950), pp. 73-79; N. Ferorelli, Gli Ebrei nell’Italia meridionale dalla età romana al secolo XVIII, Turin, 1915; José María del Moral, El virrey de Nápoles Don Pedro de Toledo y la guerra contra el Turco, Madrid, CSIC, 1966, pp. 75, 88 fn. 7; Dejanirah Couto, « L’espionnage portugais dans l’empire ottoman au XVIe siècle », dans La Découverte, le Portugal et l’Europe, Actes du colloque, Paris, 26-28 mai 1988, Fondation Calouste Gulbenkian, Centre Culturel Portugais, Paris, 1990, p. 250, fn. 22. Citant : João Lúcio de Azevedo, História dos Cristãos Novos Portugueses, Clássica Ed., Lisbonne, 1975 ; Cecil Roth, The House of Nasi, 2 vol., Philadelphie, 1948 41 Don Pedro de Toledo à Charles Quint, de Naples, 26 avril 1534, AGS, Estado, leg. 1017, f° 42-43 et 1018. 42 AGS, Estado, leg. 1017, f° 77. 43 Felipe Ruiz Martín, « La expulsion de los Judios del reino de Napoles », Hispania, Madrid, (9), 1949, pp. 28-76, 179-240 ; Ferrorelli, N., Gli ebrei nell’ Italia meridionale dell’età romana al secolo XVIII, Turin, 1915. Les juifs d’Ancône passent en 1544 à Raguse en espérant revenir à leur religion maternelle (Lettre de Baltazar de Faria au roi João III, de Rome, du 8 mai 1544, citée par Dejanirah Couto, « L’espionnage portugais dans l’empire ottoman au XVIe siècle », 1990, p. 258, fn. 54.) 14 appréhendée devait être présentée en justice dans les trois jours de sa détention. Le procureur désigné par la reine, Christian Baers, place les scellés sur les biens et documents de Fernandez, en contrevenance aux usages locaux et fait emprisonner ses domestiques, dont une « servante moresse ». Fernandez est accusé d’entretenir des relations avec les nouveaux chrétiens de Turquie pour le compte de Mendès – « et qu’il avoit, en contervenant les ditz status et ordonnances, fréquenté les ditz pays de par-delà, sans congié ou licence, et fait marchandises avecq aucuns Juyfz ou nouveaux chrestiens, receupt et logié leurs personnes et marchandises et fait assistance à iceulx pour eulx retirer hors des dits pays en Turquie » - et de fréquenter les Pays-Bas depuis trois ans sans avoir fait renouveler ses lettres de pas44. Simultanément les nouveaux chrétiens sont globalement accusés de gagner des fortunes grâce à leur cartel sur le commerce des épices, dont ils exclueraient les marchands locaux. Autrement dit, il est accusé d’immigration et émigration illégales, d’abus de position dominante, et de transferts frauduleux de fonds. Doc. 6 - Raisons et motifs pour lesquels Anthoine Fernandez a été arrêté, 25 mai 153445 L’Empereur, nostre Sire, désirant pourveoir et obvier sur les abus concernant la foy catholicque, le faict des monnoies, la diversité des coustumes sur les monopoles, tant sur les victuailles que ès autres marchandises qui se font par les nouveaulx Chrestiens et autres marchans, sur les bancqueroutes et fugityfz, sur les vagabondes, sur ce que l’on trasporte, les chevaulx hors des pays de par-deça, que autrement, Sa Majesté, par délibération du Conseil et par l’advis de ses Nobles et Estaz de ses dictz pays, a faict pluiseurs belles et louables ordonnances fondez en droit en toute équité et grandt prouffit du bien publicque ; et jachoit que icelles ordonnances et status, depuis trois ans enchà, ont esté partout en iceulx pays publiées, ce non obstant, n’ont les officiers en leur endroit fait aucun debvoir pour exécuter les dites ordonnances et status, de sorte que icelles demeurent infraictueux, dont grant mal et inconvénient journellement s’ensuyt ; bien est vray que, depuis certain temps ença, ung commis, de par la dite Majesté Impériale, a prins et appréhendé ung appellé Anthoine Fernandis, à cause qu’il est Nouveau Chrestien et qu’il avoit, en contervenant les ditz status et ordonnances, fréquenté les ditz pays de par-deça, sans congié ou licence, et fait marchandises avecq aucuns Juyfz ou Nouveaux Chrestiens, receupt et logié leurs personnes et marchandises et fait assistance à iceulx pour eulx retirer hors des ditz pays en Turquie, etc. Ce venu à la cognoissance de la Royne Douaigière de Honguerie, Régente et Gouvernante, etc., a commis et député Maistre Chrestien Baers, secrétaire de la dite Majesté Impériale, pour prendre informacion sur le dit Anthoine et ses consors, circonstances et deppendans d’icelles. Et jachoit que par icelle informacion appert clèrement ce que dessus, et d’abondant que icelluy Anthoine, avecq ses consors, aussi Nouveaulx Chrestiens, dix ou douze en nombre, eulx tenans en Anvers, ont commis monopole ; et en cas que l’on pourroit avoir accès ou ouverture des livres, papiers, lettreaiges et munimens d’icelluy Anthoine, estant en la ville d’Anvers, dont le dit Maistre Chrestien Baers n’a peu avoir vision ou lecture, parce que l’homme ou serviteur du dit Anthoine, appellé Francisque Alvarys, ait emporté hors du comptoir du dit son maistre ses principaulx lettres et 44 Un permis de séjour dirait-on aujourd’hui. Voir aussi détention du marrane Jean Rodrigo, pour avoir négligé de se munir de ses lettres de sauf-conduit (janvier 1535). 45 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, pp. 282-285. 15 pappiers, l’on trouveroit aultres délictz. Appéra aussi clèrement que le dit Anthoine, avecq ses consors, nouveaulx Chrestiens, assçavoir Diego Mendis, Loys Fernandis, Ruy Perus, Diego de Camergo, Steven Perus, Fernande d’Espaigne, Emanuel Sarrano, le filz de Gonsale Fernandis, Rodrigo de Peris, Diego Dies, Loys de Cyvilia, Gabriel de Negro, ont secret entendement avecq les juyfz, nouveaulx Chrestiens ou aultres marchans, eulx tenant par-dechà ou au royaulme de Portingal, assçavoir, avec Jehan Charles, Lucas Geraldo, Chrestiens eulx tenans par-deçà, Francesque Mendis, frère de Diego Mendis, Anthoine Martines, son filz, Noene Henricus, Henrico Noenes, son frère, Aloncho de Torris, Diego de Torris, son frère, George Vixorda, Thomas Sarrano et aultres, de sorte que les ditz juyfz ou nouveaulx chrestiens eulx tenans au dit royaulme de Portingal, d’an en an font contractz avecque le dit roy du dit Portingal, de tous les espéceries et drogueries, à condicion que nulz Flamengs ou aultres marchans n’auront part ne porcion avec eulx, comme il appert par les ditz contractz, et, ce fait, envoyent iceulx juyfz ou nouveaux chrestiens, par-delà les dites espéceries ou marchandises par-delà, ès mains des ditz nouveaulx chrestiens par-delà, lesquelz les vendent à leur appétit, au très grand grief des marchands de pardelà et du bien publicque, de sorte que auparavant le dit monopole, l’on souloit avoir les dites espéceries la moictié meillieur marchié que l’on a à présent. Et, qui pis est, quant les ditz nouveaulx chrestiens, qui n’ont pas ung piet de terre par-delà, ont fait grand et inextimable gaing par-delà, ilz s’en vont et emportent avecq eulx grande quantité des biens, comme en argent comptant, par lettres de change, que autrement, en Turquie, et aultres pays, etc. Par quoy, actendu que selon le dernier contract, fait en novembre dernier avecq le dit roy de Portingal, les dites espéceries sont tous, assçavoir les poivres, ès mains des ditz juyfs ou nouveaulx chrestiens, et les drogueries ès mains de deux autres marchans, par égale portion, chargiez par eulx pour les mener par-delà, valissant deux ou trois cens mille ducatz, il fault avoir sur ce bon advis, actendu que, selon le contenu des dites ordonnances et status, les dites marchandises sont tous confisquez. Et pour manier cest affaire de bonne sorte, actendu que c’est une matière de grande importance et conséquence, et qu’il touche à la Majesté Impériale, aux marchans et bien publicque, et aussi la ville d’Anvers, il semble que la Royne Régente, etc., doit sur ce faire assembler son Conseil d’Estat, aucuns du Privé Conseil, deux ou trois du Grand Conseil de Malines, deux ou trois du Conseil de Brabant et de Flandres, y appelle ceulx des Finances, en présence de Sa Majesté, pour résoudre et conclure ce qu’il sera de faire en ceste matière. Et au surplus, actendu que le Procureur Général de Brabant ait tant affaire ès causes fiscales qu’il ne pourroit journellement vaquer en ceste ou semblables matières, circonstances et deppendences d’icelle, actendu aussi qu’il n’a substituyt, sera besoing commectre quelque personnaige expert pour prendre informacion sur l’entretenement des dites ordonnances et status, mesmement aussi pour prendre tous aultres informacions précédentes par ordonnance de la dite Royne, de ses conseilx, Finances et Chambres des Comptes, lequel aura povoir et puissance, en l’absence du dit Procureur Général, faire toutes les choses que à ung procureur général de Brabant appartient, et sur ce luy faiure expédier lettres de commission. Cette nouvelle affaire suscite un immense émoi dans la communauté des négociants d’Anvers, qui inquiète des répercussions financières de la faillite éventuelle de Fernandez, résista à fournir les informations demandées, certains marchands menaçant de partir de la ville, beaucoup se faisant délivrer des attestations d’orthodoxie par des prêtres. Le magistrat de la ville souligne la complète illégalité du comportement des procureurs de la reine : « Anthoine Fernandes a esté et est, par tant de temps, tenu et amené prisonnier hors du pays, et mal et sans droict et justice traicté et mis, par deux 16 fois à torture, sans loy ou jugement ; semblablement ses serviteurs et servante ; son comptoir et secretz sont ouverts et visités en l’absence et sans le sceu des officiers et justice de la ville d’Anvers ; demain ou après demain, on pourrait nous faire le semblable. »46 L’affaire a été réglée par lettre décision du Conseil secret du 5 octobre 1535, craignant que le départ des nouveaux chrétiens n’ait des conséquences commerciales désastreuses – « le retirement des marchans entraînerait une perte, dommage et intérest perpétuel, inestimable et irréparable »-, laissant aux marchands d’Anvers leurs anciens privilèges, libérant Fernandez mais maintenant en prison sa Moresse47. La même année 1535, la conquête du royaume de Tunis par Charles-Quint conduit également à une expulsion des Juifs de Tunisie48. Le succès de l’expédition en Afrique du Nord, les préparatifs d’une grande expédition contre les Turcs, et sur le plan interne des Pays-Bas l’écrasement des anabaptistes et à l’affaiblissement du luthérianisme, amènent l’empereur à relâcher la pression : par lettre du 27 février 1537 de Bruxelles, suite à une requête présentée par les nouveaux chrétiens le 15 février, il autorise les nouveaux chrétiens à s’installer à Anvers et aux Pays-Bas avec leurs familles et leurs biens, et à jouir de tous les droits des marchands, libres d’aller et venir et sans pouvoir être poursuivis hors du lieu de leur résidence. Doc. 7- Lettres de l’Empereur permettant aux nouveaux chrétiens du royaume de Portugal de venir se fixer à Anvers et dans les autres villes des Pays Bas, en y jouissant de tous les droits, libertés et franchises dont jouissent les marchands étrangers49 « De la part des nouveaulx chrestiens du royaulme de Portugal nous a esté remonstré comment ilz désirent doresenavant résider et demourer, hanter et converser [en] noz pays de pardeçà et mesmement en nostre ville d’Anvers, en payant les tonlieux et autres droiz accoustumez, ce qu’ilz n’oseroient bonnement faire ne attempter obstant certain edict et deffence de par nous faicte50, contenant que nulz nouveaulx chrestiens ne pourront venir ne résider en nosdicts pays de pardeçà sans saulfconduyt, lequel edict toutesfoiz leur semble qu’il se doibve entendre des nouveaulx chrestiens que se vouldroient transporter en Salonicque ou autre part pour apostazyer de la saincte foy catholicque, et ne seroit vraysemblablement à entendre des bons chrestiens nouveaulx qui désirent vivre comme bons et vrays chrestiens baptisez sont tenuz de faire, sans nostre congié et licence … » et leur donne « congié et licence de grace espéciale par ces 46 BAA, VII, 343, 2 Septembre 1535, Mémoire du magistrat à la reine Marie de Hongrie. 47 Bulletin des Archives d’Anvers, VII, pp. 251, 254, 257, 265, 271-273, 281-285, 289, 293, 310, 305, 330-334, 423. 48 Abitbol, p. 91. 49 Liste chronologique des édits et ordonnances de Charles V, 27 février 1536 (vieux style) Recueil des ordonnances des Pays-Bas, 2e série- 1506-1700, t. IV, par MM. J. Lameere et H. Simont, Bruxelles, J. Gomaere, Imprimeur du Roi, 1907, pp. 10-12; AGR Audience 1177/2 : l’édition imprimée omet la titulature qui se trouve dans l’original des AGR. 50 T. III, p. 343, 14 août 1532 17 présentes, que doresenavant ilz puyssent et pourront librement et franchement avecq leurs femmes, enffans, serviteurs, familles, biens, denrées, marchandises, bagues, joyaulx et meubles quelzconcques ainsi que bon leur semblera venir demourer, hanter et fréquenter nostredicte ville d’Anvers ou autres villes de nosdicts pays de pardeçà, et y user de tous tels droiz, libertez et franchises dont usent autres marchans estrangiers, parmy payant les thonlieux et autres débites telz que lesdicts marchans estrangiers sont accoustumez de payer » … 27 février 1537. 5. Reprise des poursuites contre les nouveaux chrétiens (1538). Affaire Mendès (deuxième épisode, 1543-45) 51 Cette décision n’a donné qu’un répit de courte durée à la communauté nouvelle chrétienne. Dès le 18 juillet 1538, de Bruxelles, Marie de Hongrie ordonnait à Guillaume van Lare d’arrêter les nouveaux chrétiens qui se seraient hasardés hors d’Anvers pour se transporter en Turquie52. Le commissaire désigné paiera son salaire sur l’argent confisqué aux nouveaux chrétiens: «Comme il soit venu à la congnoissance de la royne douaigière de Honguerie, de Bohême, etc., régente et gouvernante pour l’Empereur en ses pays de pardeçà, qui puis aucuns jours en çà pluisieurs nouveaulx chrétiens se seroient secrètement absentez du royaulme de Portugal et arrivez en la ville d’Anvers, à intencion de fainctement et par dissimulacion eulx transporter et aller résider en Salonicque et ailleurs sous l’obéyssance du Turcq, où les juyfs tiennent leur demeure, pour appostazer de la saincte foy catholicque, enfraindant par ce tel saulf conduit qu’ilz pourroient alléguer avoir obtenu de Sa Majesté», commet «Guillaume de Lare, porteur des présentes, soy transporter et tenir en tous lieux où que besoing sera pour arrester, prendre et appréhender tous et quelzconques lesditz nouveaulx chrestiens» … «il aura d’autant le jour qu’il affermera y avoir esté occupé trente solz, de deux groz monnoie de Flandres le solt, par chacun jour, à en estre payé des deniers que viendront des amendes et confiscacions desdits nouveaulx chrestiens, non autrement … »53 En janvier 1540, cent marranes portugais, parmi les plus pauvres, cordonniers, drapiers ou merciers, apportant vaisselle et linge, les ducats restants cousus dans la doublure de leurs habits, débarqués en Zélande, sont arrêtéset sévèrement interrogés sur la foi par le receveur, probablement terrorisés, incapables de fournir de caution, et finalement relâchés54. 51 Voir pour toute cette affaire, Léon Voet, Antwerp, the Golden Age, Mercatorfonds, Anvers, 1973, pp. 266-269, renvoyant à J. A. Goris, Turksche kooplieden te Antwerpen in de XVIe eeuw, Bijdragen tot de Geschiedenis, 1922 ; et J.A. Goris, Etudes sur les colonies marchandes méridionales à Anvers, 1477-1567, Louvain, Librairie Universitaire, 1925, pp. 556-577; P. Génard, « Poursuites judiciaires à Anvers pour « faict de religion » », Bulletin des Archives d’Anvers, t. VII, p. 205 ; cf. P. Fredericq, Corpus documentorum Inquisitionis pravitatis Neerlandicæ, Gand, 1902-1906 ; Kalkoff, Die Anfänge der Gegenreformation, Halle, 1903. 52 Liste chronologique des édits et ordonnances de Charles V, 18 juillet 1538. 53 AGR Audience 1158, publié dans Recueil des ordonnances des Pays-Bas, 2e série- 1506-1700, t. IV, par MM. J. Lameere et H. Simont, Bruxelles, J. Gomaere, Imprimeur du Roi, 1907, p. 77. 54 AGR, Audience 11772 A, f° 63 sq : « En la ville de Middlebourg les xve et xvie jours de mars xvcxl pardevãt le gentmaister assisté de l’advocat sistat du grant conseil … et deux interprétateurs entendans 18 Le 16 décembre 1540, de Valenciennes, Charles Quint tout en confirmant les dispositions de 1537, publie un édit défendant aux nouveaux chrétiens l’entrée des PaysBas, et une Ordonnance enjoignant à l’écoutète et au margrave d’Anvers de se faire dénoncer les juifs et ceux qui vivent selon les rites de la religion israélite : « ordonnant très sévèrement de notre part que tous ceux qui connaissent des personnes vivant comme des juifs, entretenant leurs cérémonies ou observant le sabbat des juifs, seront tenus de les dénoncer et signaler à vous-même ou au bourgmestre de la ville d’Anvers, sous peine d’être considérés comme faulteurs et réceptateurs des juifs et seront punis et corrigés comme tels » (en thiois)55 ; ces dispositions seront reconfirmées par une lettre de l’empereur du 12 juillet 1542 au margrave d’Anvers56. Le 30 septembre 1541, du magistrat d’Anvers envoie une requête à l’évêque d’Arras, Granvelle -« avertance de ce que porte information de ceulx de la loy d’Anvers, endroict du faict des nouveaulx Chrestiens, estans venuz du royaulme de Portugal à négocier et résider en la ville d’Anvers, ensemble leur advis en cest endroit »57- où il fait observer qu’à « débouter [les nouveaux chrétiens] de l’hantise, commerce et fréquentation des chrestiens, car ne pouvans négocier, hanter ne fréquenter ès pays de chrétiens, ne avecques chrestiens, ne faict à doubter que de ce ne prennissent occasion de prendre ailleurs leur refuge et soy transporter en Salonique, Turquie ou aultre pays infidelz, où que l’on les vouldroit recepvoir et admectre ». Ainsi les négociants résistent à l’expulsion des nouveaux chrestiens, qui font la fortune de la ville : « que n’y ayt aussy aultre considéracion pour laquelle deussent faire ladicte retraicte d’icy, au moins vers Salonicque, Turcquie ou ailleurs hors de Chrestienneté, là où, comme qu’ilz disent, ilz n’ont ne père, ne mère, ne frère, ne parent, ne alié, ne aultruy au monde, qui les apertient de riens, ains que ont ceulx-là demourans et résidens en Portugal, leurs respondans en faict et traficque de marchandise et négociation, envoyans les ungz aux aultres et reçoivans réciproquement les marchandises, dont ont de besoings et que servent pour l’ung pays et l’aultre. Et comme ilz disent avoir leurs ngéoces et affaires de leur train, dispers par tout le monde en plusieurs lieux d’Espaigne, Civilia58, Calismalis59, Corduba et de Portugal, comme Lixbonne et Algerbe, par toutes les Indes et toutz autres pais du monde, où que peuvent négocier, hanter et fréquenter librement et franchement, comme toutz aultres marchans estrangiers, comme une fois l’on scet qu’ilz font de très grandes affaires et traicte de marchandise … » les langaiges portugaloix franchois et thiois ont esté examinés les personnes qui s’ensuivent et ont respondu cõme il s’ensuyt. » 55 Recueil des ordonnances des Pays-Bas, 2e série- 1506-1700, t. IV, par MM. J. Lameere et H. Simont, Bruxelles, J. Gomaere, Imprimeur du Roi, 1907 ; [Bulletin des Archives d’Anvers, II, p. 224 sq. Ernest Ginsburger, « Marie de Hongrie, Charles Quint, les veuves Mendès et les néo-chrétiens », Revue des Etudes Juives, t. DXXXIII, pp. 179-191 56 Bulletin des Archives d’Anvers, II, p. 225. 57 Ullmann, Histoire des juifs en Belgique, pp. 44-57. 58 Séville. 59 Cadix. 19 Doc. 8- Lettre de l’empereur à Marie de Hongrie, juillet 1542, Monzon60 Madame ma bonne sœur, Je vous ay nagaires faict envoyer les doubles et extraitz autentiques des examens et responses d’aulcuns nouveaulx chrestiens qui estoient venuz d’Anvers en Italie, en intention, comme ilz ont confessé de passer en Turquie, et ont esté détenuz à Milan, Pavie et Veneglano et interrogiez par Jean Wuystinck, substitut de Messire Cornille Sceppers, commissaire principal, et les officiers desdits lieux, par lesquelles confessions ilz chargent aulcuns que sont à Anvers d’induire les aultres à aler en Salonique et à ce leur donner les moïens et assister d’argent. Et combien que je ne doubte vous les aurez fait veoir et visiter et en aurez usé conforme à la raison et mon intention, de laquelle oultre la démonstration que j’en feiz estant par-delà vous ay souvent adverty par lettres, touttefois estant la chose de telle qualité et tant importante à nostre sainte foy, et le bien de mes païz, vous en ay bien volu escripre derechief, et vous prier et recommander très affectueusement que vous faictes procéder contre les suspects selon l’exigence et comme vous trouverez par la vision des dites pièces au cas appartenir, comme chose estant de ceste qualité et tant emportante. Au marcgrave d’Anvers, Cher et féal, avant notre partement de par delà, nous avons fait advertir de notre intention touchant les procédures que avons ordonné estre faictes contre les nouveaulx crestiens résidens en nostre ville d’Anvers observans les cérémonies de la loi judaïque. Et pour ce que depuis nostre dict partement, elles ne se sont continuées, comme l’avions ordonné, et que entendons journellement la persévérance et que plusieurs soubs umbre d’aller à Ferrare ou Venise et aultres costez passent en Turquie induitz et assistez par aultres de la mesme secte, faisant leur résidence audit Anvers qu’est chose très préjudiciable à nostre sainte foy et république crestienne et très dommageable et pernicieuse pour noz pays tant généralement que particulièrement, désirans à ce pourveoir, et affin que aultre plus grant mouvement ne s’en ensuive, avons nagaires escript à la royne douhagière d’Hongrie, de Bohème, régente, etc. , ma dame nostre bonne seur, qu’elle se feit informer de ce que dessus et présentement luy escripvons qu’elle face veoir en conseil les doubles et extraits authenticques des examens et confessions d’aulcuns de la mesme secte nagaires détenuz et interroguez à Milan, Pavie et Viglenano, et de faire procéder contre les coulpables comme elle cognoistra le cas de requérir. A quoy vous ordonnons très expressément et à certes et une fois pour toutes faire tout debvoir, en obéissant pleinement et entièrement à tout ce que nostre dicte sœur en mandera et ordonnera et de manier que tous coulpables et délinquans soient puniz et chastiez selon l’exigence des dits cas. Et que en ce il n’y eust faulte. Et encoires le vous recommandons très à certes. A tant, etc . De Montzon, le xije de juillet 1542 Mendès cherche à gagner du temps : en 1540-41, il négocie avec le légat du pape pour obtenir le renvoi de la création de l’Inquisition au Portugal, mais ne veut verser qu’un accompte de 30.000 ducats, la somme totale ne devant être versée qu’au résultat61. En 1542, aux côtés de la nation génoise à Anvers, il contribue à un prêt de 219.800 livres 1 sol à Marie de Hongrie « pour emploier en ses urgens affaires et mesmes au payement 60 AGR, Audience 53, f° 209; reproduit par J. Reznik, Le duc Joseph de Naxos, 1936, p. 235 61 Herculano, Historia da Origem e estabelecimento da Inquisição em Portugal, t. II, p. 174. Grunebaum-Ballin, Joseph Naci, duc de Naxos, Paris-La Haye, Mouton, 1968 20 des gens de guerre de cheval et de pied estans lors à la deffence desdist pays contre la France »62. En fait, l’étau se resserre : en 1542, Ferdinand de Habsbourg ordonne l’expulsion des juifs de Bohème qui se réfugient en Pologne63. Quand Diego Mendès meurt en 1543, il laisse sa fortune à sa veuve Brianda, épousée en 1539, et désigne comme exécuteur testamentaire sa belle-sœur, Béatrice64, veuve de . de son frère Francesco Mendès, recueilli sa veuve, Béatrice de Luna, fortunée, venue du Portugal avec les membres de sa famille, dont sa fille Reyna. L’empereur veut faire saisir ses biens, ce que Béatrice prévient moyennant le versement de 40.000 ducats, mais Marie de Hongrie impose un prêt forcé à la maison de 200.000 florins. Charles Quint intervient aussi auprès de Marie de Hongrie, pour qu’elle demande le mariage d’un certain Francisco d’Aragon, soi-disant bâtard de la maison d’Aragon, qui avait promis 200.000 ducats à l’empereur, avec la fille de Mendès : « en considération du service qu’il m’a fait desçà por longtemps et aussi à l’impératrice de bonne mémoire avec laquelle il vint en Espaigne »65. La reine Marie refuse toutefois d’intervenir en faveur de Francisco d’Aragon, et Charles Quint se rallie à sa sœur : « Je n’ay jamais entendu ny désirez que assistez en cette affaire synon avec dehue honnesteté et sans user de nulle espèce de contraincte desraisonnable »66. Les deux sœurs quittent Anvers, sous couvert de se rendre aux bains d’Aix-laChapelle, laissant partie de leurs biens dans leur maison, mais poursuivent leur route par Lyon vers Venise ; elles auraient liquidé leurs créances, et emporté plus de six cent mille ducats dans des coffres de grande dimension67. Quand le pot aux roses est découvert, la famille est loin, à Venise- leurs biens restés à Anvers sont saisis. Un convoi de marranes se rendant des Pays Bas vers l’Italie pour aller en Turquie est arrêté à Colmar le 7 mai 1545, et avoue avoir été aidé dans son départ par Béatrice de Luna68. La suite est bien connue. Juan Micas (Johannes Miquez, Micques, plus tard Joseph Nassi), né vers 1524, étudiant à Louvain en 1542, fils d’un médecin de Lisbonne et neveu des dames de Luna ; interviendra auprès de Marie de Hongrie, en 1546, comme facteur des dames Mendès, proposant de dédommager la reine en échange de la levée des séquestres sur les biens des sœurs, qui « n’estoyent estymées autres que bonnes crestiennes » mais portugaises et avaient bien droit de changer de domicile- «et si elles 62 ADN B 2430 (registre 1542). 63 Joseph Ha-Cohen, La vallée des pleurs, p. 123. 64 Testament du 28 juin 1543 devant le notaire Guillaume Stricht à Anvers dans Bulletin des Archives d’Anvers, t. VII, pp. 252-253. 65 Lettre de Spire, du 28 avril 1544, AGR, t. VII., cf. Ulmann ; ceci laisse entendre que ledit Aragon était Portugais. 66 Lettre de l’empereur à Marie de Hongrie, Spire, 25 mai 1544. 67 Lettres de l’ambassadeur Navagero des 5 septembre et 21 octobre 1545, Venise, Biblioteca Marciana. Ernest Ginsburger, « Marie de Hongrie, Charles Quint, les veuves Mendès et les néo-chrétiens », Revue des Etudes Juives, t. DXXXIII, pp. 179-191 ; cf. Mme Fernand Halphen, « Gracia Mendès », Revue de Paris, 1er septembre 1929. 68 Ernest Ginsburger, Revue des Etudes Juives, t. DXXXIII, p. 56. 21 avoient failly d’estre retirées secrètement d’Anvers – ce qu’elles pensoient leur estre loisible – que la faulte n’estoit si grande que pour ce tous leurs biens debvoient leur estre confisquez » « que semblait estrange à tout le monde de prendre les biens d’un marchand qui se retire »69. Quinze lettres sont échangées entre juillet 1546 et juillet 1547 entre l’empereur et sa sœur au sujet de l’affaire. L’empereur transige pour 30.000 écus le 1er juillet 1546 ; trois coffres sont saisis chez des marchands à Füssen, près d’Augsbourg, appartenant aux Mendès, remplis de perles et de doublons d’or chez des marchands, mais les sœurs font saisir les biens de ces marchands à Venise, et l’archevêque d’Augsbourg intervient auprès de l’empereur en leur faveur . La reine refuse d’appliquer la transaction, et exige la comparution des fuyardes, écrivant le 16 juillet 1546 que le montant des créances et biens appartenant aux sœurs est bien supérieur à ce que Micas a proposé. Sur l’insistance de Marie, Micas propose une transaction sous forme d’un prêt sans frais de 200.000 livres, contre la cessation des poursuites et des lettres de pardon. L’empereur refuse le compromis – « je ne puys pardonner pour estre chose attachant à la foy »- et Micas part sans rien obtenir. Une lettre de change est tirée sur les biens confisqués aux héritiers de Diego Mendès, en septembre 1548, depuis Valladolid, pour 90.000 livres destinés au grand écuyer de Boussu le 21 octobre à Anvers, suivi d’un nouveau prêt garanti de 60.000 écus sur la place de Ratisbonne70. Les sœurs Mendès, à Venise, se présentent sous le nom de Luna comme chrétiennes, et engagent des procès pour se partager l’héritage de leurs défunts se montant à plus de 10.000 ducats en plus de bijoux personnels ; elles quittent Venise en 1552, grâce à l’intervention de çavuú Hüseyin puis Sinan, envoyés les réclamer à la demande de Amon de Luna, alias Moses Hamon, médecin personnel de Soliman, qui aurait souhaité marié un de ses fils à une héritière Mendès71. 6. L’expulsion des nouveaux chrétiens Les persécutions contre les juifs et nouveaux chrétiens se poursuivent : en janvier 1545, l’empereur adopte une ordonnance d’expulsion des juifs de Gueldre et Zutphen72. Les persécutions au Portugal amènent de nouveaux convois de nouveaux chrétiens aux Pays-Bas. Marie de Hongrie écrit à l’empereur, le 2 juin 1547 de Tornhout73 : «Journalement arrivent en Anvers grant nombre de nouvaux crestiens venans de Portugal, qui petit à petit se retirent par divers quartiers. Et ne sçay comment y 69 Lettre de Marie de Hongrie du 6 avril 1546 à Charles Quint. 70 Carande, Carlos V y sus Banqueros, 460, 487-488: 71 Maria Pia Pedani, In Nome del Gran Signore, Inviati Ottomani a Venezia dalla Caduta di Costantinopoli alla Guerra di Candia, Venise, Deputazione Editrice, 1994, pp. 153-159, citant Milano, Storia degli Ebrei, et Kellebenz, I Mendes. Lettre de Soliman au doge de Venise dans Mühimme Defteri de 1552, Uriel Heyd, « Moses Hamon, Chief Jewish Physician to Sultan Süleyman the Magnificent », Oriens, 16 (1963), p. 159. Graetz, Geschichte des Juden, IX, p. 366 ; P. Grunebaum- Ballin, Josef Naci, duc de Naxos, Paris, 1969. 72 Extrait des Grands Livres de Placards de Gueldre et Zutphan, vol. 1, f° 16, reproduit par J. Reznik, op. cit., pp. 238-239. 73 AGR, Audience 59, f° 160 (et non 109); reproduit par J. Reznik, Le duc Joseph de Naxos, 1936, p. 70, fn. 6 22 remédier, car quand on les appréhendt, ilz se disent crestiens sans que on les sceit convaincre de quelque délict, sinon de leur fuyte de Portugal, pour laquelle excuse allèguent diverses raisons. Et quand on en parle au facteur de Portugal, il dit n’avoir charge de les poursuyvre ou charger, et si est à craindre qu’ilz se retirent quelque part pour laisser la foy cristienne. » A quoi l’empereur répond tout simplement le 20 juin : « Quant aux nouveaux crestiens qui viennent journellement de Portugal et se retirent par-delà, il sera bien que y faictes prendre bon regard … » 74 Début juillet 154775, Marie de Hongrie revient sur le sujet : «Quant aux nouveaux crestiens qui viennent journellement de Portugal en Anvers, ilz passent continuelement dudit Anvers en France et de là (comme l’on dict) vers Ferrare, sans que scet riens alléguer contre iceulx, en tant qu’ilz se dient bons cristiens et sçavent généralement respondre de la foy cristiene, combien que la présumtion soit grande que ilz ne se retirent dudit Portugal en si grand nombre, sans estre grandement suspectz. Et quand on les interroge pourquoy ilz se retirent, disent qu’ilz le font pour avoir meilleure commodité de vivre, non sachans gaigner leur vie audit Portugal, que n’est vraysemblable. J’en ay par ci-devant fait parler avecq le facteur de Portugal pour y remédier, mesmes que si le roy de Portugal vouloit défendre leur partement de Portugal et pourvoir par publication que on se conformeroit de ce costé, mais il n’estoit de cest avis, et luy sembloit que on les debvoit laisser convenir et que si par bonne manière on les sçavoit faire demourer par-dechà que se fust esté bien fait, pour le prouffit que le pays en recepvroit, parce que sont gens industrieux. Ceulx d’Anvers se sont doulus de grant nombre qui y arrive et quant je leur ay demandé advis pour y pourveoir, ils désiroient que on leur eust accordé certain lieu vage où ilz ont ragrandi la ville pour illecq édifier et povoir demourer en portant une marcque comme font les Juifz en Allemaigne, ce que je ne trouvay raisonable, car s’ilz sont Juifz Vostre Majesté ne les vouldroit tollérer en voz pays mesmes les avoir fait retirer de Geldres, et s’ilz estoient cristiens, on leur feroit tort faire porter marcque. Monseigneur, il y a grande présumption contre eulx qui sont vrays Juifz, qui petit à petit se retirent vers la Salonicque, oires que on ne les scet convaincre et pour y pourveoir ne voye autre remède que entièrement leur défendre la hantize de vos pays. Mais en ce faisant est à craindre que la négociation de voz pays diminuera en tant que aulcun d’eulx font grand train de marchandise. Votre Majesté me pourra commander son bon plaisir … » Doc. 9 - Lettre de l’empereur à Marie de Hongrie, 18 octobre 1547, Augsbourg76 Madame ma bonne seur, j’ay tousjours délaissé de respondre à plusieurs voz lettres et mesmes des xj, xvije de juillet et xviije du mois passé … Quant aux nouveaulx chrestiens qui arrivent journellement en Anvers, il me semble que debvriez user comme le roy de Portugal et les laisser passer sans permettre le séjour audit Anvers si vous n’avez raison ou occasion au contraire pour laquelle vous semble que l’on deust user autrement dont me pourez advertir et que l’on tienne 74 AGR, Audience 59, f° 175. 75 AGR, Audience 59, f° 192-193 (et non 187); reproduit par J. Reznik, Le duc Joseph de Naxos, 1936, p. 70-72, fn. 6 76 AGR, Audience 59, f° 221 et 224; reproduit par J. Reznik, Le duc Joseph de Naxos, 1936, p. 236 ; voir aussi réponse de Marie de Hongrie, du 31 octobre 1547, AGR, audience 59 f° 229 ; nouvelle lettre de l’empereur de mars 1548, AGR, Audience, 60, f° 11, toutes deux reproduites dans Reznik, op. cit., 236-237. 23 tousjours grande advertance en leur endroit que leur commerce n’infecte le pays de leurs dompnables erreurs … A tant, d’Augsbourg, le xviij d’octobre 1547 Doc. 10 - Lettre de Marie de Hongrie à l’empereur, 22 avril 1548, Bruxelles77 De Bruxelles, le xxije d’avril 1548, Monseigneur, estant arrivée le ix de ce mois en ceste ville j’ay comunicqué à ceulx du conseil d’Estat de Vostre Majesté les appostilles que avez fait mectre sur les mémoires des affaires de voz pays de par dechà pour les faire encheminer et effectuer suyvant vostre bon plaisir, en quoy on fera tout debvoir possible …. Quant aux nouveaux chrétiens qui viennent de Portugale en Anvers, je n’ay sceu entendre que depuis mon partement de par dechà vers Ausbourg en soyent arrivés aulcuns en voz pays. Et ceulx qui y estoient arrivez auparavant sont ou la plus part retirez et ordonneroy aux autres aussy eulx retirer sans en recepvoir nouveaulx et n’y a personne qui sert à parler de la rue des Juifz nouvellement faite en Anvers. Vray est que puis nagaires on fait pluseiurs nouvelles rues et que en aulcuns d’icelles plusieurs desdits nouveaux cristiens venus de Portugal ont logé, mais qu’ilz vivent publiquement comme juifs, l’on ne l’a jamais sceu enfoncher, quelque diligence que on y ayt fait et si on l’eust peu prouver on n’eust fallu de les faire chastier, comme on a fait en Zélande de plusieurs y appréhendez et exécutés. Et l’on en a autrefois prins plusieurs à Anvers, mais parce que on ne les sçavoit convaincre, on a esté constraint les relaxer. Et en ay autrefois fait parler avecq le facteur de Portugale, résident en Anvers, luy faisant remonstrer l’intérest que le roy son maître pouvoit avoir avecq le temps en laissant partir si grant nombre de gens de son royaulme, pour par son moyen recouvrir preuve de Portugale de la qualité desdits nouveaulx cristiens, mais il s’excusa et ne se volut mesler, disant que si on les ne vouloit laisser passer par yci, trouveroient aultres passages, fust par France ou Italie. Si ceulx qui ont fait ceste advertence à Vostre Majesté sçavoyent aulcuns moyen de les convaincre et faire apparoir qu’ilz sont juifz ou vivent à la mode de juifz, en advertissant je feray faire tout debvoir possible pour les faire chastier, mais pour ce que extérieurement ilz vivent comme aultres cristiens et inerrogez de la foy sçavent très bien respondre à propoz, les juges ne les veullent condempner sur les suspicions que on a qu’ilz se retirent de Portugale pour tirer quelque part pour laisser la foy et vivre à la judaisque … Le 15 juillet 1549, dans une ordonnance adoptée à Gand, l’empereur révoque les privilèges accordés aux nouveaux chrétiens et met en demeure ceux qui sont venus aux Pays Bas depuis six ans, de partir dans le mois qui suit : « différentes personnes, qui se disent être des nouveaux chrétiens, en invoquant la qualité de commerçant ou autre … en étant toutesfois pour la plupart des Juifs et marranes, alors que les autres retombent petit à petit dans leur croyance juive, entetenant dans leurs habitations le sabbat et d’autres cérémonies juives, tellement secrètement qu’il n’est pas possible de le constater et de le vérifier, si grands soient les suspicions ou les indices, et qui sont remarqués d’autant moins que d’autre part elles font profesion de foi chrétienne, de même que l’expérience a montré plus d’une fois que beaucoup d’entre elles, qu’on considérait comme de bons chrétiens, après avoir résidé longtemps dans nos pays d’outre frontières, et y avoir amassé or et argent, ont quitté ces pays prénommés et ont fixé leur demeure à 77 AGR, Audience 60, f° 41 et 46 v°-47 r°; reproduit par J. Reznik, Le duc Joseph de Naxos, 1936, p. 237-238 ; voir également lettres du 3 mai 1548, ibid. f° 47, et réponses de l’empereur, des 7 et 16 mai 1548, ibid. f° 62 et 67, Reznik, op. cit. p. 238. 24 Salonique et en d’autres lieux hors du royaume chrétien, où ils ont vécu publiquement comme des juifs, après donc s’être soustrait aux pays prénommés et avoir dérobé secrètement et ouvertement les biens prénommés aux pays chrétiens … »78 Une autre ordonnance du 30 mai 1550 réitère les mêmes injonctions79. Les derniers nouveaux chrétiens habitant Anvers quittent la ville pour Ferrare … * * * Ainsi, en vingt ans, l’on est passé d’une tolérance limitée par la crainte de l’espionnage contrebalancée par des intérêts purement commerciaux à une persécution purement idéologique, quand les premières accusations n’ont pu être étayées d’aucune preuve concrète. La Contre Réforme était en route... Les nouveaux chrétiens retrouveront dans l’Empire ottoman leurs libertés religieuses. 78 79 Texte néerlandais et traduction française dans Ullmann, Histoire des juifs en Belgique, pp. 64-66, qui transcrit non pas Salonicque mais « Salamancque », ce qui ne fait pas de sens. Ullmann, Histoire des juifs en Belgique, pp. 66-68. 25