Louise Labé, débitrice de l`amour médiéval ou créatrice d
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Louise Labé, débitrice de l`amour médiéval ou créatrice d
Louise Labé, débitrice de l’amour médiéval ou créatrice d’une nouvelle conception de l’amour au XVIe siècle? Ramón GARCÍA PRADAS Universidad de Castilla-La Mancha Il nous semble indubitable que l’une des caractéristiques les plus évidentes de l’œuvre poétique de Louise Labé est l’innovation. Son goût féministe ainsi que sa volonté d’écrire ouvertement sur les sentiments et le désir au féminin, tantôt pendant les moments les plus algides de la passion tantôt pendant les moments les plus douloureux de la distance amoureuse qui l’éloigne de l’être aimé, ne sont que deux caractéristiques qui nous permettent de constater cette innovation dans une œuvre aussi brève que variée (un débat, trois élégies et vingt-quatre sonnets), guidée par un même fil thématique, le sujet amoureux. À cet égard, nous pourrions nous demander si la belle cordière fut aussi innovatrice dans un thème tellement exploité par la littérature de n’importe quelle période. Boriaud (1995), par exemple, éloigne Louise Labé des conceptions médiévales de l’amour, des spéculations platoniciennes de la Pléiade sur l’amour charnel envisagé comme stade préparatoire à l’amour divin ou du pétrarquisme qui suppose la soumission du soupirant à la belle cruelle (Lazard, 2004 : 92). À notre avis, il serait souhaitable de nuancer une telle affirmation quoique nous soyons sûrs de cette nouvelle conception de l’amour par rapport à celle de ses congénères masculins de la Renaissance (Ronsard ou Scève, pour n’en faire mention que des plus représentatifs) ou par rapport aux postulats courtois du Moyen Âge, période, elle aussi, d’une riche réflexion amoureuse. Louise Labé semble toutefois se réjouir d’une profonde connaissance de la passion amoureuse telle qu’elle est comprise au Moyen Âge et même depuis l’Antiquité : folie, démesure, douleur, maladie, affaiblissement ou violation des contraintes sociales, des ingrédients qui font partie, par exemple, de la passion moyenâgeuse la plus célèbre de l’occident européen, l’amour de Tristan et Yseut. Louise Labé se fera écho de cette conception de l’amour passionnel dans toute sa production, c’est-à-dire dans son débat entre Amour et Folie ou dans ses élégies et ses sonnets (objet d’étude tous les deux dans ce travail) où l’on pourra trouver les effets dévastateurs et hors toute possibilité de contrainte de la passion amoureuse décrite au féminin. Bien que cette voix féminine nous semble innovatrice, ce qui est certain encore pendant la Renaissance, où la littérature est principalement l’affaire des hommes 1 , c’est aussi vrai que cette littérature au féminin eut, en revanche, ses précurseurs pendant le Moyen Âge avec Marie de France, qui met déjà la femme au cœur même de l’aventure et lui attribue le rôle de sujet du sentiment amoureux (et non celui d’objet auquel elle était habituellement liée) et qui parle aussi des désirs de la femme d’écrire et de raconter ses souhaits et ses peines sentimentales, ou même avec les trobairiz, groupe assez restreint de poétesses parmi lesquelles nous pourrions faire mention de Na Castellosa, Clara d’Andouze, Azalais de Porquairagues ou Marie de Ventadour, des femmes qui ont chanté l’amour, de même que les troubadours, mais d’après une conception féminine qui était cachée d’habitude sous un pseudonyme masculin (senhal) avec lequel elles signaient leurs chansons. L’amour comme sujet littéraire n’est pas innovateur. En effet, depuis l’Antiquité Ovide était devenu le poète de l’amour par excellence. Le Moyen Âge récupère très tôt cette tradition si élargie sur ce sujet et, s’il est vrai qu’elle avait été inaugurée avec un amour exclusivement religieux (littérature hagiographique) et éminemment masculin (chanson de geste), c’est dans la France du Midi où, vers la moitié du XIIe siècle, apparaît une poésie nouvelle qui chante et célèbre l’amour profane et hétérosexuel avec le rituel de l’amour divin, en s’éloignant donc des préceptes religieux, puisqu’il s’agira d’un amour adultère, un amour qui reçoit l’appellation de fin’amors et qui aura un succès immense et immédiat au sud de la France et puis après au Nord avec le lyrisme des trouvères. Le roman se fera tôt l’héritier de ce sujet en le fusionnant avec celui de l’aventure et s’il est vrai que quelques siècles plus tard il sera, d’une certaine façon, éclipsé par l’essor de la littérature de verve satirique et burlesque contre l’amour 1 Il y a des exceptions honorables à cet égard. C’est le cas de Marguerite de Navarre, auteur, parmi d’autres œuvres, de l’Heptameron, à sujet amoureux, mais c’est dans le contexte libéral du cercle lettré de Lyon où la femme jouira d’un essor culturel et littéraire inconnu jusqu’à l’époque. Dans ce contexte, toute une série de femmes lettrées font apparition. Tel est le cas de Margueritte de Bourg ou Pernette de Guillet, poétesse ainsi qu’inspiratrice de Délie, œuvre de Maurice Scève, l’un des auteurs les plus emblématiques de la Renaissance française, à côté justement de la « belle cordière », Louise Labé, sans aucun doute, l’écrivaine la plus libérale de toutes les écrivaines des lettres françaises jusqu’à la Renaissance et, peut-être, l’une des plus libérales de toutes les périodes. adultère ennoblit par cette littérature courtoise, ce même sujet arrivera tôt à récupérer la vigueur d’antan, ce qui aura lieu pendant la Renaissance, où le sujet amoureux devient un sujet constant dans presque toute l’activité littéraire jusqu’au point de devenir, d’après Ménager, le sujet favori de cette période : Ce peut-être le thème favori de la littérature du XVIe siècle : il inspire les prosateurs autant que les poètes. Mais la diversité de l’époque, ses contradictions, ne se marquent nulle part mieux qu’ici : tour à tour éthéré et réaliste, platonicien et sensuel, l’amour est à l’image d’un siècle qui s’est tourné peut-être avec prédilection vers Platon sans renoncer pour cela à une tradition moins élevée. Ici encore l’influence de l’Italie a été capitale, surtout pour la voix de Pétrarque et de ses admirateurs. Mais souvent les acteurs cherchent à fonder l’amour sur une psychologie plus réelle et se défient des mirages de l’amour idéaliste (1968 : 90). On devrait se demander où est, donc, cette nouveauté et la non-conventionalité de Louise Labé, notre écrivaine, quand il s’agit d’un sujet si exploité au niveau littéraire. D’après Boriaud (1995 : 82), l’innovation se manifeste dès qu’une femme ose parler d’un tel sentiment en exprimant son propre point de vue afin que son œuvre devienne un « aveu et confession en même temps qu’exhortation aux autres femmes pour qu’elles tentent d’échapper à cette fatalité dévorante de la passion » (Balmas et Giraud, 1986 : 123). Néanmoins, l’innovation la plus frappante, ainsi que la plus surprenante, n’est pas celle d’une femme qui parle du sujet amoureux mais plutôt celle d’une femme qui, pour le faire, s’empare du discours masculin en nous décrivant soit dans ces Élégies soit dans ses Sonnets un amour sensuel et d’un érotisme latent. Elle nous offre donc une description de l’amour qui lui valut une réputation douteuse 2 et parfois plus célèbre que son œuvre poétique. D’ailleurs, son originalité se voit aussi dans la tendance féministe où elle inscrit son œuvre dès ses premières lignes (lettre adressée à Clémence de Bourges), ce qui aida aussi à la décadence de sa réputation : « La réputation de Louise Labé a longtemps été marquée par les accusations, d’autant qu’elle est restée associée au féminisme qu’on a cru déceler dans l’épître dédicatoire à Clémence de Bourges, une autre lyonnaise cultivée qui se laissera mourir d’amour » (2000 : 164). 2 Au XVIe siècle encor, le même discours prononcé par un homme et par une femme n’entraînait pas les mêmes conséquences. Ainsi, pour Lazard, si un femme avoue « je te veux » et si encore elle ose le dire par écrit, son attitude renvoie à une conduite qui fait scandale pendant la Renaissance : « Or le même propos n’a pas le même retentissement s’il est dit par une voix d’homme ou une voix de femme. Oser dire « je te veux » a une portée scandaleuse, si c’est une femme qui parle » (2004 : 183). C’est pourquoi ce sont les amants mêmes de Louise Labé qui l’ont critiquée. C’est le cas d’Olivier de Magny (l’un de ses amants) ainsi que de son avocat Claude Ruby ou Calvin, qui la qualifia de « plebeya meretrix ». Enfin, en ce qui concerne l’innovation de Louise Labé, nous voudrions remarquer le ton érotique et charnel qu’elle emploie pour ornementer ses Élégies et ses Sonnets. En effet, l’écrivaine nous présente son lyrisme amoureux sous la forme d’une matière charnelle qui s’éloigne du lyrisme de Maurice Scève et du pétrarquisme éthéré très à la mode pendant cette période (Demonet-Launay, 1988: 209). Pourtant, malgré cette innovation, Louise Labé est aussi débitrice de la conception de l’amour médiéval pour ce qui est des effets dévastateurs de la passion, d’une passion que Louise Labé, de même que le Tristan avait déjà fait, a comprise comme s’il s’agissait d’une cruelle maladie qui torture le corps et l’âme de l’être aimé en le soumettant à n’importe quel type de ravage, spécialement quand les amants sont éloignés l’un de l’autre. Au XIIe siècle il naît l’une des légendes d’amour et de fatalité qui a bouleversé profondément l’esprit de l’occident européen, comme a bien remarqué Rougemont (1972) dans son essai L’amour et l’occident. C’est indubitablement la légende de Tristan et Yseut, une légende qui, connue de tous, s’alimente d’un amour fatal qui, déchaîné par la force d’une potion amoureuse bue par hasard, exige une union perpétuelle des amants - union de l’âme mais aussi du corps- dont la littérature n’avait pas de précédents- tandis que la séparation soumet aux amants aux plus dures épreuves psychiques et physiques. L’amour de Tristan et Iseut n’a pas seulement été compris en guise de fatalité mais aussi de maladie et de folie, deux caractéristiques essentielles de la passion amoureuse que Louise Labé récupère magistralement dans sa poésie et particulièrement dans ses Élegies, d’une forte inspiration biographique 3 . En effet, nous pourrions dire qu’un même sujet dirige les trois élégies, celui d’un amour passionné et douloureux qui rend fou celui qui le subit. Ce sujet n’est pas du tout original, comme nous avons déjà remarqué puisque depuis le Moyen Âge passion et folie, dans un rapport de causalité, semblent être indissolublement liées. L’amour débridé devient amour fou. C’est justement ce qui arrive à Tristan et Yseut, mais surtout à Tristan qui, comme celui qui aime le plus dans le couple et celui qui souffre aussi le plus l’absence de l’être aimé, se déguisera en fou précisément pour jouir des 3 En fait, Lazard remarque à cet égard: “L’intérêt principal des Élégies réside dans les détails qu’elles donnent sur sa vie personnelle, sur ses études, ses voyages, sa gloire naissante, les joies et les tourments de son amour » (1985 : 49). retrouvailles avec Yseut sans qu’on le découvre, mais en adoptant une masque qui ne fait que montrer la maladie qu’il souffre, celle d’une passion dévastatrice ou une folie amoureuse qualifiée par les romains comme furor amoris et dont Louise Labé se fera écho avec ses Élégies et ses Sonnets. Dans ces poèmes, l’écrivaine nous dira comment la fureur agit comme s’il s’agissait d’un poison qui se mélange lentement avec le sang pour déchaîner l’insomnie, le manque de force physique et la mort même. L’amour qui provient de cet empoisonnement exotérique et fortement attirant pour le public de cette période était aussi l’un traits définitoires de l’amour de Tristan et Yseut, qui avaient été, eux aussi, victimes du même insomnie, du même manque de force physique et, bien sûr, de la mort quatre siècles avant. Voyons donc comment ces effets se manifestent dans la poésie de notre « belle cordière » : Ainsi, Ami, ton absence lointeine Depuis deus mois me tient en cette peine, Ne vivant pas, mais mourant d’une Amour Lequel m’occit dix mille fois le jour. Revien donc tot, si tu as quelque envie De me revoir encore un coup en vie. Et si la mort avant ton arrivee Ha de mon corps l’aymante ame privee, Au moins un jour vien, habillé de dueil, Environner le tour de mon cercueil. Que plust à Dieu que lor fussent trouvez Ces quatre vers en blanc marbre engravez. PAR TOY AMI, TANT, VESQUI ENFLAMEE QU’EN LANGUISSANT PAR FEU CONSUMEE, QUI COUVE ENCOR SOUS MA CENDRE EMBRAZEE SI NE LE RENS DE TES PLEURS APAIZEE (Louise Labé, 1986 : 113-114). La bresche faite, entre Amor en la place, Dont le repos premierement il chasse : Et de travail qui me donne sans cesse Boire, manger et dormir ne me laisse. (…) (Louise Labé, 1986 : 117). Et voyons aussi comment elle fait allusion à ce même empoisonnement dans ses sonnets : Depuis qu’Amour cruel emposonna Premierement de son feu ma poitrine, Toujours brulay de sa fureur divine, Qui en seul jour mon cœur n’abandonna (Louise Labé, 1986 : 123). Elle arrive même à affirmer que l’empoisonnement provient du coup de bec d’un scorpion, ce qui devient ambivalent si l’on tient en compte que le scorpion pourrait s’assimiler à l’amant et à l’acte sexuel. Quoi qu’il en soit, empoisonnement, épanouissement ou mort, qui étaient les ingrédients du Tristan, nous montrent une vision tragique d’une passion maladive et, de même que pour les amants de Cornouailles, chez Louise Labé la souffrance et l’amertume deviennent beaucoup plus importantes –jusqu’au point de se faire omniprésentes- que le bonheur amoureux, fragile et condamné au silence dans la poésie de la belle cordière face à la présence d’un champ sémantique douloureux qui est très supérieur en nombre et en qualité par rapport au reste du vocabulaire, pour offrir ainsi dans toutes ses nuances l’expression de la douleur (Aragón, 1986 : 105). En fait, la femme éprouve la distance et le dédain de l’amant comme une véritable torture dont la souffrance s’exprime psychologiquement ainsi que physiquement. Si on met en rapport cette vision de la souffrance avec le lyrisme courtois du Moyen Âge, c’était toujours le poète qui exprimait la torture qui venait de la distance et du dédain de la femme désirée dans une douleur déchirante physique et spirituelle. Le corps souffrait de même que l’âme, mais la littérature moyenâgeuse ne parlait que de la souffrance au masculin, hormis quelques exceptions où la souffrance amoureuse de la femme et plus ou moins directement évoquée : on pourrait faire mention des poèmes de la maumariée, des chansons des trobairiz ou des quelques lais de Marie de France. D’habitude, c’était l’homme qui souffrait le plus. Pensons encore une fois à Tristan. Louise Labé bouleversera au XVIe siècle cette conception machiste et misogyne de la souffrance amoureuse en ne parlant que de la souffrance au féminin à cause d’un amant lointain et dédaigneux. La femme parle de sa douleur et de son désir si librement que ses congénères masculins avait déjà fait depuis le Moyen Âge. D’ailleurs, la souffrance qu’entraîne la passion amoureuse devient logique si l’on accepte qu’à cet égard Louise Labé pourrait être débitrice de la conception totalitariste de l’amour qui provenait du Moyen Âge et dont encore une fois le Tristan devient l’une de ses meilleures preuves puisque les amants ne peuvent pas vivre éloignés l’un de l’autre. Ils sont le chèvrefeuille et le coudrier qui vivent ensemble dans la forêt selon Marie de France 4 . Louise Labé se fera aussi écho de cette union, de cette seule unité faite à travers deux personnes où l’homme devient l’âme et la femme le corps, image fort surprenante mais très logique d’ailleurs si l’on tient en compte l’érotisme féminin de la poésie de la belle cordière. C’est pourquoi sans âme le corps ne peut pas attendre d’autre destin qui ne soit pas l’épanouissement et la mort : On voit mourir toute chose animee, Lors que du corps l’ame sutile part : - Te suis le corps, toy la meilleure part : Ou es tu donq, o ame bien aymee ? Ne me laissez pas si longtemps pamée, Pour me sauver apres viendrois trop tard (Louise Labé, 1986 : 124-125). Louise Labé partage aussi d’autres idées avec la conception pessimiste de la passion amoureuse du Moyen Âge, comme par exemple celle de la fugacité du plaisir et du bonheur face à l’éternel malheur des amants. Les moments du bonheur et d’union sont éphémères dans les rencontres de Tristan et Yseut, tandis que la douleur et le malheur de la séparation, de la distance entre ce corps et cette âme font l’objet de nombreuses pages. D’après Louise Labé, le plaisir est aussi éphémère et la douleur, ainsi que le malheur, tendent à la dilatation tout au long de son discours poétique : Tout à coup je ris et je larmoye, Et en plaisir maint grief tourment j’endure : Mon bien s’en va, et à jamais il dure : Tout en coup je sèche et je verdoye. (…) Puis quand je croy ma joye estre certeine, Et estre au haut de mon desiré heur, Il me remet en mon premier malheur (Louise Labé, 1986 : 125). N’oublions pas que même l’amour pétrarquiste est malheureux. En fait, d’après Badia (2004 : 142), il ne peut pas être un amour heureux parce que dès sa naissance, il est déjà condamné et il vit menacé par les tourments que lui-même déchaîne. Mais cette conception de l’amour n’est pas particulière de la Renaissance italienne. En revanche, elle semble provenir plutôt du malheur avec lequel l’amour fut déjà raconté dans l’occident européen depuis le Moyen Âge (ou même depuis l’Antiquité) et où le Tristan a été l’exemple le plus emblématique dès son apparition jusqu’au présent. 4 “Ni vous sans moi ni moi sans vous”. D’ailleurs, l’amour compris comme une passion devient pour Louise Labé une force capable de tout bouleverser 5 et contre laquelle l’être humaine n’y peut rien. Louise Labé conçoit ainsi l’amour comme le tout et le rien, ce qui nous rappelle la conception amoureuse des mystiques espagnols du Moyen Âge (Simonin, 2001 : 652) et dont la poétesse se sert peut-être pour exprimer le vide et la plénitude déchaînés par la passion amoureuse chez celui qui la subit, chez elle-même alors. Cette conception mystique de l’amour vient exprimée dans sa deuxième élégie, où elle avoue ouvertement que si son amant est proche d’elle, elle a tout tandis que s’il est éloigné, elle n’a rien. L’éloignement entraîne le vide et le vide est comblé par la jalousie qui était contraire pendant le Moyen Âge aux préceptes de l’amour courtois, tellement artificiels parfois, et qui apparaît en revanche dans le Tristan comme une attitude logique chez les amants quand ils sont éloignés l’un de l’autre. Pensons en fait à Tristan quand il souffre en Bretagne parce qu’il croit qu’Iseut la Blonde jouit charnellement avec le roi Marc. Si l’union entraîne le bonheur de l’amant, l’éloignement de l’être aimé déchaîne donc la torture et la souffrance. C’est pourquoi la poésie de la belle cordière est pleine de belles antithèses qui renforcent le dramatisme de ses poèmes. L’amant comble la totalité de l’existence dans le cœur de la femme de façon à lui faire oublier le monde qui l’entoure. L’amant est tout pour la femme aimée (conception mystique et totalisatrice de l’amour). Il n’y a rien d’important pour la femme qui aime si elle n’a pas à ses côtés l’homme aimé, celui qui lui a enlevé toute possibilité de bonheur et de plaisir parce que lui-même est devenu bonheur et plaisir. Par conséquent, l’absence de l’être aimé n’est que le rien pour la femme et elle n’est que le tout quand ils sont ensemble : Maints grins Seigneurs à mon amour pretendent, Et à me plaire et servir prets se rendent, Joutes et jeus, maintes belles devises En ma faveur sont par eus entreprises : Et neanomoins, tant peu je m’en soucie, Que seulement ne les en remercie : Tu es tout seul, tout mon mal et mon bien : Avec toy tout, sans toy je n’ay rien (Louise Labé, 1986 : 113). 5 Selon Prédon, la vie même de Louise Labé et sa conception personnelle de l’amour sont fortement passionnées, chaotiques et tout à fait débridées : « Le désordre du corps est la marque du désordre amoureux. La Cordière est prise par la fièvre. Elle ne contrôle plus ses élans ni ses émois. Le cœur lui manque à cause de ses excès » (1984 : 209). C’est justement ce dernier vers « Avec toy tout, sans toy je n’ai rien » celui qui vient nous rappeler l’idée totalisatrice et tragique, ainsi que sublime, au moyen de laquelle on avait conçu la passion tristanienne quatre siècles avant, surtout dans ce vers de Marie de France déjà évoqué qui a donné la meilleure définition de l’amour de Tristan et Yseut d’une façon très similaire : « Ni vous sans moi, ni moi sans vous ». D’ailleurs, Louise Labé n’est pas seulement débitrice d’une conception de la passion en termes de maladie et de folie qui vient du Moyen Âge. En fait, elle est aussi l’héritière des images amoureuses qui viennent de l’Antiquité et qui avaient été aussi reprises par le Moyen Âge. C’est le cas, par exemple, de l’image de l’Amour qui comme un Cupidon lance des flèches contre le cœur qui deviendra amoureux : Qu’encor Amor sur moy son arc essaie, Que nouveaus feus me gette et nouveaus dars : Qu’il se despite, et pis qu’il pourra face : Car je suis tant navrée en toutes pars, Que plus en moy une nouvelle plaie, Pour m’empirer ne pourrait trouver place (Louise Labé, 1986 : 123). Cette image n’est pas inconnue au Moyen Âge. Par exemple, dans les Lais de Marie de France, et plus concrètement dans « Guigemar », le héros, qui avait dédaigné l’amour depuis sa plus tendre jeunesse, sera blessé d’une flèche lancée par lui contre une biche blanche mais qui rebondit sur son propre cœur et dès ce moment il commence a souffrir la maladie d’amour. De même, dans le Roman d’Énéas, la reine Didon devient amoureuse d’Énéas parce que, lors de leur rencontre, le héros raconte à la reine toutes les peines qu’il a subies dès que lui et son peuple ont été chassés de Troie dans un discours si touchant que ses mots agissent comme des flèches qui blessent immédiatement le cœur de Didon de cette fatale maladie, la passion amoureuse. Débitrice donc des images tellement stéréotypées et débitrice aussi d’une conception de la passion en termes de maladie fatale liée à la folie et contraire à la morale, Louise Labé sut s’ériger comme l’une des poétesses les plus originales quand il s’agit de parler du sentiment amoureux, en s’emparant du discours masculin pour parler de la façon de sentir et du désir même au féminin. Labé adresse ce message à ses lecteurs et lectrices au moyen d’un discours érotique où l’amour du corps est si célébré que celui du cœur. Consciente alors de sa voix innovatrice, elle se croit une nouvelle Sapho, une femme qui osa écrire pour parler du désir féminin dans un contexte littéraire éminemment masculin. C’est pourquoi Louise Labé s’adresse plutôt à un public féminin composé de dames lyonnaises qu’elle évoque dans ses Élégies et dans ses Sonnets pour justifier sa conduite ainsi que pour les faire conscientes qu’elles ne sont pas non plus libres de subir une même passion. L’écrivaine lyonnaise est aussi innovatrice dès qu’elle ose évoquer physiquement le corps de l’homme aimé, qu’elle réduit consciemment au silence. Compte tenu de ces caractéristiques et d’un emploi aussi habile qu’élégant du langage poétique, l’œuvre de Louise Labé pourrait être considérée comme une œuvre magistrale, parfois injustement oubliée dans les manuels littéraires, et comme un héritage qui a été immortalisé en chantant l’amour et la mort et surtout en chantant le désir féminin comme l’un des sujets les plus importants. 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