La Maison un dimanche de Pierre Boutang ou l`impossible

Transcription

La Maison un dimanche de Pierre Boutang ou l`impossible
George Steiner
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Boouuttaanngg
Ernesto Sábato
Dissection du cadavre
de la littérature
par Juan Asensio
T
A
L
K
E
R
Paul Gadenne
Lautréamont
Maurice G. Dantec
Andreï Tarkovski
Frank Herbert
W.G. Sebald
Ernst Jünger
Nicolás Gómez Dávila
José Bergamín
Marc-Édouard Nabe
William Faulkner
Joseph Conrad
Jacques Derrida
Hermann Broch
Roberto Calasso
Georges Bernanos
Philip K. Dick
T.S. Eliot
Seamus Heaney
Dominique de Roux
Leonardo Sciascia…
La Maison un dimanche de Pierre Boutang
ou l’impossible Reprise
« Quoi te force à t'immobiliser sur les marches délabrées, dans la maison de tes pères ? »
Georg Trakl, Métamorphose du mal.
La Maison un dimanche est le premier roman de Pierre Boutang1, où, dès 1947, tout est dit, puisque le
reste n’est que le prolongement du rhizome qui s’étend sous la terre âpre et caillouteuse du secret dont
l’étrange et luxuriante végétation s’épanouira dans Le Purgatoire, le dernier roman et de loin le plus
abouti. La Maison un dimanche n’est ainsi un début romanesque que parce que, péremptoirement,
arbitrairement, son auteur a décidé de poser une borne dans le territoire du vide : de la même façon,
par ce geste crâne, les explorateurs de l’Ouest américain édifiaient-ils l’espace futur de leurs immenses
conquêtes en traçant sur le sol poussiéreux une ligne ou une figure qui indiquait le commencement, le
point de contraction qui, plus tard, pourrait libérer l’énergie formidable de milliers puis de millions de
voix humaines. Là et nulle part ailleurs en somme, car il s’agit bien, fût-ce dans l’immense territoire
d’un timbre poste, de limiter pour l’explorer, de le borner pour pouvoir l’écouter, l’espace autrement
sauvage et inaudible. C’est donc dans ce premier roman que le génie de Boutang prend possession de
lui-même et maîtrise – il y va du commandement d'un navire dans ce mot très ancien – la tension des
voiles gonflées par les vents puissants, capturés par un auteur qui, jamais, n’a oublié d’écouter ceux
qui l’ont précédé, de tendre son oreille vers les chants qui mugissent depuis le grand large. Ne soyons
dès lors pas étonnés que ce premier roman de Pierre Boutang semble mimer le retour vers une source
perdue mais pas ignorée, enfouie, cachée. Ce mouvement de retour, donc de poésie, est toujours le
préalable de l’édification d’une grande œuvre, d’une œuvre qui ne s’édifie pas sur le sable mouvant.
C’est d’abord et bêtement affirmer que Boutang n’a pas la prétention de créer ex nihilo, comme tous
nos petits hannetons contemporains qui s’imaginent, sortant à peine de leur chrysalide, qu’ils vont
butiner de façon insoucieuse des fleurs mille fois contemplées par d’autres, plus savants, plus patients,
patients de cette patience d’entomologiste qui, selon Ernst Jünger, a toujours fait la richesse des grands
écrivains. Ce respect des voix du passé ne signifie en rien cependant que l’écriture de Boutang
s’accommoderait d’une prudence qu’au reste il a toujours condamnée. Harold Bloom a ainsi
parfaitement raison de dire que tout grand auteur, s’il veut bâtir son œuvre, doit détruire d’une certaine
façon celles qui l’ont précédée, à tout le moins il ne doit pas tenter, dans sa création, de masquer la
faille que longe cette dernière ou de combler le trou sur lequel elle s’est édifiée. C’est donc aussi
prétendre, à un niveau métaphorique, que la maison décrite par Boutang ne s’édifie, comme celle des
Usher, que sur l’intime possibilité d’une lézarde dans la trame de l’être et du temps. Dans le conte de
Poe, que Boutang commentera d’ailleurs dans son Ontologie du secret2, la maison ruinée, perfusée par
le sérum putréfié du marais s’écroule, engloutie par la faille qui s’est ouverte sous ses fondations : elle
n’a pu se tenir et se retenir que dans l’espace où le chant poétique vivifiait de sa force ses assises
pourries, dans l'espace et le chant où laisser éclater, une dernière fois avant la ruine, la magnificence
d’une parole reconstruite, redonnée, rédimée. Pourtant, dans le roman de Boutang, le dimanche vaseux
et solennellement ennuyeux – il faut lire et relire le superbe premier chapitre raconté par le père
Limouzin, comme une ouverture d’emblée condamnée par le mutisme de l’ivrognerie – pendant
lequel se déroule la visite sur les lieux de l’ancienne faute n’apporte rien, et surtout pas la grâce
imméritée d’une visitation, c’est-à-dire d’une libération, d’une échappée hors de la geôle de la redite
éternelle, du perpétuel ressassement, d’une trouée, ou bien d’un jour percé dans la muraille d’où le «
rayonnement d’ange », le « pas légèrement posé sur la terre dorée » (p. 8) affirmeraient la victoire de
la brèche divine. Si l’auteur de La Maison un dimanche se retourne pour s’élancer depuis une terre
qu’il a arpentée avec patience et sagesse, ce n’est donc pas encore pour bondir vers le territoire
inconnu qui lui fait signe mais pour s’enfermer, une dernière fois, dans la demeure qu’évoque Georg
Trakl, où la faute des pères, mystérieusement, agace les nerfs des fils.
1
2
L’édition est celle procurée par La Différence en 1991. Toutes nos pages entre parenthèses y renvoient.
Ontologie du secret (PUF, coll. Quadrige, 1988), p. 15.
1
Car tout, dans ce roman, est cercle, « retour – il n’y a rien de terrible au monde pendant qu’on le vit,
mais seulement dans le retour. Le sang ne coule, et le couteau n’a lui, que lorsque les divinités ont
répondu à la provocation inévitable “répète le voir un peu” » (p. 9) –, ou plutôt spirale infernale, dans
laquelle Donissan, lors de sa nuit obscure, s’engouffre, dans laquelle Faulkner emprisonne les
personnages d’Absalon, Absalon !, tous fils ou héritiers du démon Sutpen, tous condamnés à payer son
orgueil écrasant par la répétition délétère de la propre ruine de l’orgueilleux. C’est cette spirale qui
condamne les personnages du roman de Boutang à la redite du trouble, du caché, de l’impénétrable et
du torve secret, car rien, ou presque, n’est dévoilé dans ce roman : nous sommes ici réellement
empêtrés dans les rets d’une communauté inavouable. Ainsi, Georges, le fils, a vu – était-ce hasard ou
préméditation maquerellée par la bonne ? – ce qu’il n’aurait, bien évidemment, jamais dû voir, la
nudité de la jeune maîtresse de son père (Catherine) offerte au regard désormais privé de son
innocence : « Oh ! qui a le premier voilé le corps de la femme pour en faire cette angoisse, cette
impossibilité de vivre ? » (p. 36). Le premier ? N’est-ce pas, dans ce roman de la première fois – la
première tentation, le premier secret percé, le premier retour aux sources –, n’est-ce pas l’unique
question, la seule question chargée d’angoisse à laquelle nul ne voudra répondre ? N’est-ce pas aussi
la question sans réponse qui fait débuter l’histoire de la Rédemption : un paiera, un seul, moqué, raillé,
humilié, crucifié, un seul, l’Unique qui, par la rançon offerte au Rançonneur, mettra fin au chantage ?
Mais quel homme sera le premier ? Et n’est-ce pas celui-là même, pourtant innocent et pur, parce qu’il
a regardé ce qui ne devait pas l’être, parce qu’il a parlé devant l’innommable, et que, ne pouvant
retenir dans sa bouche le mot ou la phrase qui, une fois prononcés, seront à tout jamais souillés, n’estce pas lui qui a fait advenir, une nouvelle fois sur terre, le vieux péché de nos pères ? : « Le péché
originel c'est qu'il n'y avait pas de faute, que tout soit inévitable avec toutes les bonnes raisons, et
que, pourtant, le regard de quelqu'un qui croit au péché y tombe, et c'est vraiment un péché. Il
faudrait tuer tous ceux qui croient au péché et le premier, l'ange qui brise les portes du jardin, le tuer
avec sa propre épée flamboyante. Mais, alors, tuer tout le monde sur le soupçon que la croyance peut
naître en lui ? » (p. 31).
Tuer tout le monde, toute personne innocente qui seulement aurait l’idée du péché, du mal, de la
déviance, voilà bien le rêve utopique par excellence, illustré au XXe siècle par l’horreur communiste,
extrêmisé par exemple au Cambodge. Revenons à notre roman. Dès lors que Georges a vu ce qu’il ne
devait pas voir, dans une parodie démoniaque de la reprise kierkegaardienne qui n’oublie certes pas
d’utiliser, scandaleusement, la liberté de la femme pour forcer Dieu – est-ce dire que Dieu se laisserait
ravir à ses dépens, qu’il ne forcerait pas lui-même le démon à le forcer ?3 –, dans une inversion
diabolique du drame du salut évoquée par Julien Gracq dans son Château d’Argol (où, là aussi, la
tentative est de figurer, avec certes moins de profondeur, « quelque chose qui [est] comme l’autre pôle
de la grâce – le contraire de l’amour qui attire et meurt, une paralysie de tout le corps et de toute la
volonté » (pp. 72-73)), il s’agira de rejouer le drame avec une nouvelle femme et donc, pour George,
de dégrader « la chair dans l’esprit de Marthe comme on l’avait dégradée dans le sien […]. Faire
jouer le rôle du père à l’être le plus ignoble. A cette larve, à cette bête blanchâtre qu’était Yves faire
jouer le rôle de son père en face de Catherine – évoquer la vivante caricature. La sauver – survenir à
l’instant de sa frayeur et de son dégoût – être celui qui protège et restitue l’innocence première –
exactement l’ange » (p. 71). Peu importe que le plan arrêté par Georges (un autre plan sera celui du
frère et de la sœur dans le second roman de Pierre Boutang, Quand le furet s’endort, paru en 1949)
échoue ou triomphe de l’adversité lentement déposée comme un limon sale sur ses nuits, à présent
solitaires et glacées comme l’étaient celles du meurtrier condamné à l’insomnie, c’est-à-dire, à la
répétition stérile du meurtre, Macbeth. Pour que nous puissions nous échapper de la geôle maudite,
d’autant plus intime et connue que notre propre père est celui qui l’a patiemment édifiée par son péché
de luxure et de convoitise, d'infidélité et de mensonge, et pour qu’Adam, par le même geste libérateur,
soit débarrassé de ses chaînes, nulle nécessité de prétendre, en rejouant le drame édénique, annihiler le
Mal par un excès, en somme, de Mal, débandé par le geste d’un archer providentiel décochant une
3
Dans La Reprise (traduction et notes de Nelly Viallaneix, Flammarion, coll. G.F., 1999), Kierkegaard – ou plutôt son
pseudonyme, Constantin Constantius – écrit ces mots sans ambiguïté : « Religieusement parlant, on pourrait dire que tout se
passe comme si Dieu lui-même se servait de cette jeune fille pour le rendre captif ; quant à la jeune fille, elle n’a aucune
réalité, mais elle est comme ces mouches de gaze qu’on fixe à un hameçon » (p. 129).
2
flèche mortelle sur la pomme d’Ève et une magistrale claque sur la trogne de son compagnon : qui
veut faire, comme Georges, l’ange, fait bien assez tôt la bête.
Non. La solution est impensable et, stricto sensu, une fois délivrée dans sa rayonnante jeunesse, nul ne
peut la retrouver, en connaître la saveur innocente, surtout s’il s’avisait de commettre la folie inutile du
suicide. Pour dénouer le nœud coulant du péché, seul Un qui passerait son cou dans ce même nœud et
assumerait la souffrance de l’humanité pourrait réussir. C'est ce que dit d’ailleurs l'Épître aux Romains
de Paul, remarquablement commentée par le Boutang cristallin du petit opuscule sur le temps : la seule
répétition possible, la seule qui ne soit pas désespérante mais lumineuse, ouvrant un jour dans l'épaisse
muraille du cachot satanique, est celle accomplie par le Christ prenant sur Lui le péché d'Adam4. Le
Christ pourtant, dans le roman de Boutang, est désespérément absent, son entrée humble à Jérusalem,
sur le dos d’un ânon (cf. Évangile de Jean, 12, 14) est ainsi raillée par l’âne Limouzin, dont l’esprit
paraît aussi impénétrablement fermé que l’est celui de l’idiot ouvrant Le Bruit et la fureur de Faulkner,
autre livre de la redite sans fin, du bruit qui n’arrive pas à devenir parole, de la fureur qui ne parvient
pas à devenir force, de la fausse ouverture barrée par les lourdes portes d'airain qui, ici, du moins,
prévalent. La Maison un dimanche est peut-être moins un lieu clos, comme nous l’avons affirmé,
qu’une espèce de Zone, au sens ou Tarkovski l’entendait : dans l’œuvre du génial cinéaste russe, le
Stalker, lui aussi, ne parvient guère à prendre sur lui (au sens propre de l’expression) l’angoisse et le
manque de foi de ses deux compagnons, qui refuseront de pénétrer dans la chambre censée exaucer
tous leurs vœux. Constatant cette impossibilité, pouvons-nous prétendre, moins métaphoriquement
qu’il n’y paraît, que le mirage de la littérature ne pourra être dissipé que par la venue de la Parole,
désaltérant le désert de l'âme et celui dans lequel n’en finit pas de se dessécher le corps immense du
langage ? C’est, inévitablement, la question dont la réponse trouble l’humanité insomniaque et les
nuits sans fins où Macbeth, pour des éternités de veille douloureuse, continue inlassablement
d'adresser ses questions, comme celle-ci, déchirante entre toutes : « But wherefore could not I
pronounce Amen ? ». Pierre Boutang à son tour ne nous donne aucune réponse car, dans son roman,
celui qui eût pu porter les autres, le « christophore » comme Léon Bloy appelait le saint (ainsi que
Christophe Colomb) ayant transporté sur ses épaules le fils de Dieu, semble s’être embourbé sur une
rive lointaine. Tentons alors, non pas de sortir de la littérature (puisque, sans même avoir lu Borges,
n’importe quel lecteur à l’attention vacillante sait parfaitement, au moins dans une sorte d’intuition qui
s’évanouira d’être précisée, qu’il lui sera désormais impossible de s’échapper d’un tel espace
labyrinthique où règne en maître secret le Minotaure dont les intentions impénétrables, selon José
Bergamín, se confondent pourtant avec nos désirs les plus secrets), tentons alors, au moins, de nous
échapper de notre livre.
Macbeth je l’ai dit, lui aussi enfermé dans son château sépulcral, n’en finit pas d’agiter dans son esprit
la terrible question : « But wherefore could not I pronounce Amen ? ». Oui. Pourquoi, au creux de la
gorge, cette impossibilité, plus intime qu'un frère jumeau, de crier une parole vers Dieu, de repos
confiant ou de joie ? Elle seule pourtant libérerait la conscience lourde, engorgée par la vase de
l'amertume et du silence intolérable, qui fit écrire à Vincent Van Gogh ces mots d'une noire lucidité : «
[…] lorsqu'un homme éprouve à la suite d'un amour froissé une désillusion si profonde qu'il se sent
calmement désespéré et désolé, son état d'âme ressemble en quelque sorte à l'incandescence de l'acier
ou du fer chauffés à blanc. Sentir qu'il est irrémédiablement et absolument déçu, en porter la
conviction dans son cœur comme une blessure mortelle, du moins inguérissable, et pourtant se
comporter normalement, en montrant un visage impassible ». Imaginons une autre histoire, banale
sans doute et qui d’aucune façon ne peut prétendre à l’exemplarité. Est-ce dire ainsi, pour cet homme
qui, comme le marin hanté de Coleridge, se creva d'une confession pitoyable – celle du vieux marin
avait au moins quelque grandeur dans son désespoir –, est-ce donc dire, pour cet homme qui fut
menteur, lâche et infidèle, recommençant la pauvre histoire de son père, lui-même lâche et infidèle à la
femme qu'il aimait, recommençant, lui aussi, également comme son père, le jeu des envoûtements
stériles auprès des femmes capricieuses, est-ce dire que, face à la violence, à l'enlisement, au
mensonge, à l'incompréhension, au risque trop facile de la déchéance – mais au moins est-ce un risque,
4
Le temps (Hatier, coll. Optiques philosophie, 1997), p. 46-47 : « Mais voici la radicale altérité entre la chute et la grâce : la
chute d'un seul a produit la mort pour la multitude, et le sacrifice du Christ a surabondé en vie pour les pécheurs pardonnés.
La Répétition maintient donc la contradiction, laisse à son sens humainement incompréhensible le mystère de la transmission
du péché, comme seront toujours ambiguës les répétitions autres que celles de l'origine, bien qu'un autre sens s'impose
aussitôt de l'unité du genre humain […] : celui de la foi […] ».
3
alors que la sécurité affligeante contre quoi il bute, bue comme un nectar par la compagne oublieuse,
n'est pas autre chose qu'un poison de Léthé qui momifiera patiemment son corps baisé par un autre,
étreint par un autre, sali par un autre : corps infidèle, esprit oublieux, chair assez vite pourrie ! –, est-ce
donc prétendre que, face au risque de la chute dans la mauvaise répétition à laquelle l'a condamné celle
qui ne s'est pas maintenue dans sa promesse superbe, jamais oubliée, mais tout simplement reniée,
annulée, moquée (non, après toi, je voudrais ne plus connaître d'autre homme…, ces mots, l'inconnu
les murmurait comme une litanie tandis qu'il déversait son histoire ; contrepoint comique, ils
accentuaient piteusement la noirceur du tableau, puisque les draps de la belle, encore tiédis par le
corps de l'inconnu à qui l'intention sublime semblait laisser quelque répit plein de morgue, burent
néanmoins la sueur du nouvel arrivant avec l'empressement d'une éponge desséchée), est-ce dire aussi
et surtout que, face au danger physique à quoi une jalousie pathétique l'a réduit (ainsi manqua-t-il
presque de céder à la libération meurtrière peinte par Gadenne dans son Vent noir : cruelle ironie que
celle de vivre l'esprit grouillant des hideux fantômes de la littérature !), est-ce donc prétendre que, face
au risque, cette fois extrême, de la malédiction où son blasphème l'a jeté, seul le retour de l'Absent, ce
Christ mort sur la Croix, insulté et raillé, mort sur la Croix pour, justement, permettre ironiquement à
cet imbécile de lâcher son pathétique juron ainsi que sa pauvre confession, et à cet autre, ce pauvre
amant perclus de trouille, quelques gluantes aumônes entre les cuisses de sa maîtresse, et à celle-ci
enfin, quelque prière bavante à son Dieu niché au ciel de son lit, est-ce donc dire et prétendre que,
pour détendre le front tiré de ce fiévreux, seule sera de quelque utilité, réelle présence se chargeant des
pauvres péchés de l'homme marmonnant comme une ombre, réelle présence vivifiante seule capable
de pardonner et de jeter aux enfers – à vrai dire, là d'où elle n'aurait jamais dû s'échapper – la terrible
parole une fois prononcée dans la nuit (« je te maudis, chienne, et en crachant sur toi, c'est sur moi
que je crache, et en te maudissant, c'est moi que je condamne et maudis… ») et depuis, gardée dans le
cœur malade comme un secret maléfique, une espèce de ver rongeur et dévorant, un pauvre secret
autour duquel le souvenir dérisoire reconstitue, éclat après éclat, une nacre brumeuse, fragile et ténue
comme le rêve à peine effacé par le réveil, est-ce donc croire que le salut vient d'un mort, pauvre Juif
battu et cloué, cadavre verdâtre qui semble encore creusé par la violence du cri resté sans réponse,
pathétique souffrance d'un corps moussu de décomposition comme l'a vu, terriblement, Hans Holbein
le Jeune ?
Oui.
C'est bien cela. L'amour entre un homme et une femme, lui aussi, pauvre petite chose de boue et de
sang, n'est retenu, sur le rebord de l'oubli, de l'ennui, du vice et du mensonge, par rien d'autre qu'une
main décharnée, la main tremblante du Dieu abandonné et ressuscité, cette main tordue par la douleur,
repliée sur la froideur d'un clou…
L’inconnu que nous avons longuement écouté s’en est allé, emmuré vivant dans son ressassement
immobile, perpétuel, insatiable, cumulant en lui-même, comme Jean-Baptiste Clamence, comme le
renégat ou le traître Judas, son propre témoin, son propre juge, son propre procureur. J’entendais,
comme un dernier râle, ses paroles se perdre dans le vent : « Une balle… Seule une balle de diamant
pourrait terrasser l’ennemi intérieur, l’idole cramoisie et increvable, le mépris, ce double mauvais qui
m’étouffe et me vide, ce sale souvenir, cette jalousie qui me dévore… l’ombre de cette femme jadis
aimée follement… Seule… une balle… ». Je n’ai plus jamais revu cet homme et ne sais d’ailleurs –
sans doute l’a-t-il fait et le fait-il en ce moment même – s’il a continué sans relâche à raconter, comme
le Marin de Coleridge, sa banale et pitoyable histoire.
La Maison un dimanche est aussi vide qu’une église de village un dimanche. Pourtant, ici comme dans
le tabernacle rouillé, brille encore la flamme minuscule d’une présence inavouée. Pourtant, dans ce
roman comme dans L’Invitation chez les Stirl de Paul Gadenne, l’écriture, trouée de toutes parts par un
mal qui ne dévoile jamais sa face grotesque, parvient à ne pas sombrer, on ne sait trop par quel effort
secret. Car, dans ce roman sans Christ, nous devons remarquer que Pierre Boutang, nulle part, ne cède
au pessimisme, n’enferme son héros, comme souvent l’a fait Bernanos de ses personnages
secondaires, dans l’in pace du démoniaque : un destin minable, d’errance ou de folie, d’oubli et de
vagabondage sur les territoires de l’informe, où la littérature n’a plus prise, non plus qu’Agnès sur le
4
triton selon la fable utilisée par le grand Danois. Georges, parce qu’il est le fils, et seulement parce
qu’il est le fils, peut et doit continuer la destinée du père, selon la réversibilité des mérites que pose
mystérieusement le dogme catholique de la communion : « tout lui faisait penser qu’il était avec son
père, exilé des gestes de la prière et du sacrement – le salut de son père, s’il y en avait un de possible,
était en lui, Georges, en ce qu’il ferait de sa vie en ses gestes selon l’absence ou la présence de la
grâce – un rapport direct et terrifiant à l’arbitraire souverain de Dieu – les fautes et l’échec de son
père n’avaient pas de sens par eux-mêmes » (p. 80). Et le père, au moment d’éprouver l’absence de
soif humaine et le tarissement ultime des sources et des fontaines (cf. p. 81), sait maladroitement,
confusément – espère maladroitement et confusément ? – que l’ailleurs vers lequel sa mort le conduit
lui permettra de trouver la clé de la reprise véritable, donc, celle aussi de toute filiation charnelle, de
toute filiation véritable, de toute filiation unique et exclusive, avec l’enfant qui est pourtant un démon5,
avec l’enfant qui, démon engendré par le père et, plus que par lui, par la faute que le père a commise,
peut cependant convertir et être converti, servir en somme, comme la jeune fille, d’instrument.
Pierre Boutang a-t-il voulu seulement se jouer de nous en désignant ainsi, pour une grâce possible, un
aussi surprenant moyen de rédemption ? Non car l’un des traits majeurs, je crois, de la littérature
moderne, est ce gauchissement de l’instrument du salut, son incognito, voire sa monstruosité comme
l’ont évoqué Pär Lagerkvist (je songe ainsi à son truculent Le Nain), certains des romans de Leonardo
Sciascia ou bien l’œuvre d’Ernesto Sabato. Comment, d’ailleurs, la littérature, qui est le miroir le plus
fidèle de nos errances, pourrait-elle rester étrangère à notre propre abandon ? Car nous sommes
devenus les hommes creux, les hommes de peu de poids qui errent dans les allées vides des temps
sombres, hollow men in dark times, eût dit Hannah Arendt complétant T. S. Eliot. C'est par ce vide
même que nous caractérisons notre âge dévitalisé. Nous n'avons plus le courage de nous élancer et la
souffrance, pourtant notre véritable grandeur comme le savait cruellement Baudelaire, nous horrifie.
Le Bien n'est plus qu'humanitaire, c'est-à-dire miséreux, chétif et malade, tandis que le Mal ne parvient
plus à émouvoir des enfants qui sont devenus des monstres de passivité indifférente. Pourtant, lui seul
demeure : le Mal, et l'horreur absolue, destructrice mais, pour cela, libératrice, centrifuge, nous
obligeant à nous excentrer par rapport au point de Lagrange qui nous maintient sur notre orbite
impassible, l'horreur, justement seule capable, désormais, d'arracher l'homme à sa torpeur. Ainsi, sur le
cartulaire chargé de signifier l'infamie révoltante du Fils de l'homme, les bourreaux du Christ ne se
doutaient pas un instant qu'en écrivant le titre de gloire dérisoire, INRI, Iesus Nazarenus Rex
Iudeorum, ils annonçaient aussi la formidable recomposition du monde par la vague submergeante
d'une violence mystique, capable de briser le miroir déformant qui nous condamne à ne pouvoir
observer l'univers qu'au travers d'une grille, non plus de parole mais de péché : Igne Natura Renovatur
Integra, où, ainsi troublement signifiée, peut se lire l'attente pleine de l'espérance.
Le monde du Mal a de ces communications mystérieuses par lesquelles le démoniaque, désenclavé de
sa gangue d’airain, peut servir de socle où bâtir une nouvelle arche, s’il est vrai, comme le dit un des
personnages du second roman de Pierre Boutang, qu’il faut bien un regard clair pour voir le sens qui
débouche des ténèbres.6
Juan Asensio pour le Stalker.
5
6
C’est là un nouveau point de convergence avec l’histoire de Thomas Sutpen racontée par Faulkner.
Quand le furet s’endort (La Différence, 1991), p. 92.
5