Placard - Elisabeth Pélegrin
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Placard - Elisabeth Pélegrin
134 | HUMEUR MOT à maux placard D’aucuns se souviennent peut-être du film de Francis Veber Le placard sorti en 2001. Il mettait le doigt sur un phénomène nouveau (à l’époque) et racontait l’histoire d’un petit comptable sur la touche qui, pour éviter un licenciement, révèle sa pseudo-homosexualité. La première scène, inspirée d’un dessin de Sempé, reste un morceau d’anthologie : le photographe cadre le personnel de l’entreprise, le petit comptable sur le bord reste hors champ tandis que le patron marmonne : « Je vais le licencier celui-là. » Depuis, « placard » est un mot du vocabulaire du travail qui se décline et se conjugue. J’ai cherché son origine dans différents dictionnaires. Pour « placardiser », l’ordinateur me répond très poliment que ma requête est incompréhensible. Avec «placard», j’ai plus de chance : en français ancien, un «placart» est le rejeton d’un arbre. Historiquement placard est : un document qui n’est pas plié, un enduit dont on revêt un mur, une pièce de toile de renfort cousue à l’endroit où une voile est usée, ou encore un assemblage de menuiserie et enfin, un recoin de mur fermé par une porte. Extrapolons un peu sur cette notion de « qui n’est pas plié » : il s’agit peut-être de « quelque chose ou quelqu’un qui ne plie pas ? ». Dans cette perspective, il est logique que la liste de synonymes proposés (affiche, armoire, avis, buffet, cagibi, écriteau, feuille, libelle, libellé, pamphlet, pancarte, pasquinade, penderie) comprenne également le mot « épreuve », un peu incongru sinon. Pour le lecteur attentif, précisons que pasquinade ne vient pas de Pasqua Charles mais de Pasquin, le bouffon des comédies italiennes. Le dazibao chinois fort utilisé pendant les années Mao n’est qu’un remake du placard très en vogue lors de nos révolutions à nous (1789 ou 1968), un écrit qu’on affiche au mur pour donner son opinion. Il rend compte de la capacité d’expression, une notion en perte de vitesse dans le monde du travail et dans le monde tout court. Il laisse place désormais à des publicités agressives de 4 mètres sur 3, censées refléter nos goûts et notre état d’esprit. Ceci dit, des placards, il y en a toujours eu dans les entreprises : des éléments de rangement qui se déclinent en deux formats, armoires hautes (dans les bureaux ouverts, elles permettent de se dissimuler) et armoires mi-hauteur (qui laissent voir des têtes sans corps). On trouve également des caissons à hauteur de table et des caissons bas qui se glissent sous ces dernières. Quelle que soit la hauteur, ces rangements sont le plus souvent moches avec des portes métalliques, ou des systèmes en accordéon qui se coincent toujours au mauvais moment, et déclinent toutes les nuances de gris, du foncé au noir, en passant par le souris ou l’anthracite. Jusque dans les années 2000 le placard est un élément banal de rangement, quelque chose d’un peu intime où chacun range ses affaires personnelles, des biscuits, des dossiers, un vieux pull, des mouchoirs en papier, une trousse de maquillage etc. Peu à peu le placard disparaît du monde tertiaire. Parfois on le remplace par des étagères qui ne dissimulent plus rien. Exactement comme à la maison : pour différentes raisons, les placards perdent leurs portes et se nomment désormais dressing. Des étagères chics remplies de boites chics et de piles de linge impeccables. Y compris dans la cuisine qui devient une sorte de minihall d’exposition. Tout est rangé et propre, rien ne traîne, dans une frénésie de transparence et d’ordre qui n’épargne plus personne, ni aucun espace. L’appropriation de l’environnement proche par un petit bazar perso ne se fait plus aujourd’hui ; pour dire « cette place m’appartient », on pose son téléphone portable et cela suffit. Généralement, au bureau, le placard passe à la trappe. En effet, pour atteindre le difficile objectif du « zéro papier », ce qui a sauté ce n’est pas tellement le papier mais l’endroit où on le rangeait. Avec les placards les murs tombent dans l’oubli, et avec les murs, les portes : comment désormais prendre la porte ? On ne la prend plus, on va direct au placard, pas dans un vrai, non! Qui l’aurait cru ? Le placard, ce très vieux mot, est délibérément hypermoderne : il s’est virtualisé et devient quasiment tabou. Chacun est un placard potentiel, ou potentiellement au placard. A tout moment, on peut se retrouver dedans, mais toujours de façon individuelle. Les placardisés sont rarement regroupés dans un même placard virtuel, mais disséminés un peu partout. D’où la difficulté à les identifier pour un observateur extérieur : la personne est toujours là, fidèle au poste, elle donne les signes attendus d’un travail invisible, se conduit normalement, et n’a rien de spécial à cacher, sauf sa souffrance, bien entendu. Enfin, l’ordinateur a recopié servilement l’organisation du poste de travail classique. Il comprend un « bureau », des fichiers, des feuilles, une corbeille à papiers, des post-it, les photos des enfants mais aucune icône représentant un placard . Etonnant, non ? Élisabeth Pélegrin-Genel [email protected] Illustration de Charlotte Moreau officeetculture #24