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Sorties des personnages :
*ACTE I, SCENE 1.
Sortie d'ESTHER et de POLY.
Ils se mettent tous les deux en pelote.
ESTHER fait mine de s'enfuir tandis que POLY la menace du doigt
SCENE 2.
LE CHEF DE RAYON se retire, LA VENDEUSE reste à sa caisse.
UNE VIEILLE CHAUSSETTE se fige à nouveau dans sa boîte
POLY et ESTHER se séparent, l’un côté cour, l’autre côté jardin.
SCENE 3
Mr et Mme BAS FILDOR s’éloignent la tête haute.
Mr. et Mme COLLANT CHAIR s'éclipsent, chaque acteur dans une jambe des collants (ils sont
accrochés l'un à l'autre) comme des jumeaux siamois et il en sera de même de tous les collants.
Les COLLANTS ORLY : Mme ORLY reste sur scène en montrant du doigt BAS DE LAINE.
ESTHER : elle croise les bras et reste sur scène.
SCENE 4
BAS DE LAINE : il se retire au fond de la scène et se met en pelote.
BAS BLEU : il désigne CHAUSSETTE NOIRE du doigt et s'en va au fond de la scène.
CHAUSSETTE BLANCHE : il s'en va après la réponse d'ESTHER en baissant les bras
d'impuissance, il se dirige vers le fond de la scène où il se met en pelote comme les autres.
SCENE 5
FIXE-CHAUSSETTE s’éloigne en courant voir une de ses soeurs en détresse.
CHAUSSETTE NOIRE : il se tord de rire et reste sur l'avant de la scène où il continue à se
trémousser.
BAS BLEU DE CHAUFFE reste figé dans sa posture véhémente de syndicaliste.
SOCQUETTE BLANCHE s’affale sur le sol dans une position scandalisée.
BURLINGTON s’en va au pas de gymnastique.
*ACTE II, SCENE 1.
ESCARPIN : Il s'en va à petits pas.
BOOT : Elle se retire au fond de la scène.
PANTOUFLE : Elle s'en va à regret à reculons.
SANDALE : Elle salue et court au fond de la scène.
GODASSE : Elle reste sur le devant de la scène à côté de POLY.
TATANE : Elle reste sur le devant de la scène à côté de POLY.
POLY se retrouve entre GODASSE et TATANE, elle recule, se retourne pour se diriger au fond
de la scène.
SCENE 2.
2
BASKET : Elle continue à courir de gauche à droite et passe dans les coulisses.
TENNIS : Elle sautille de droite à gauche pour rejoindre la coulisse de gauche.
BRODEQUIN NOIR : Il s'éloigne dans les coulisses indigné.
MOCASSIN : Il reste sur scène au fond.
ESPADRILLE : Elle reste sur scène en haussant les épaules.
SABOT : Il se retire en ôtant son béret.
BOTTE : Elle continue sa danse et elle essaie d'entraîner POLY qui reste de glace, elle s'en va en
faisant de grandes chevauchées dans les coulisses.
IDA DASS : quitte la scène
BABOUCHE : reste étendue à terre sur la scène
DOC MARTIN : il s’enfuit.
POLY : traverse la scène de gauche à droite dans la direction d'ESTHER.
*ACTE III, SCENE 1.
Poly et Esther se rejoignent. Esther toute pelotonnée contre lui sur le bord de la scène.
SCENE 2.
ESTHER est étendue sur la scène et POLY la soutient dans ses bras.
SCENE 3.
POLY se couche sur ESTHER étendue sur le sol.
3
STRETCH
ou
J'vais te laisser choir, vieille chaussette !
Une pièce de Brigitte BLOCH-TABET.
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_
Synopsis :
Un couple conçu par une machine à tisser et uni par une agrafe : deux socquettes de Nylon
jaune, qui viennent de passer trop de temps collées l'une à l'autre et la séparation inéluctable qui
s'ensuit, telle est la situation de base de ce divertissement théâtral.
Leur vie se déroule dans un rayon mercerie d'un supermarché mais pourrait aussi bien se situer
dans un bureau, une usine ou une H.L.M. où ils seraient des immigrés, des défavorisés, des
marginaux. C'est le problème du couple, de la communication, de la quotidienneté rendue terne et
monotone qui conduit à la séparation que l'entourage réprouve ou utilise. Et puis, après un
divorce finalement décidé, c'est le choix de la solitude ou d'une nouvelle union ailleurs avec un
autre compagnon : bas, socquette ou chaussure qui les fera prendre un nouveau pas.
Dans ce rayon toutes sortes de fournitures pour pieds de différentes textures et coloris gravitent
autour des séparés, représentants un échantillonnage varié de catégories sociales, professionnelles
et raciales.
On y trouvera :
- une chaussette blanche chirurgienne
- des bas de soie très noirs
- un musicien chaussette noire
- un syndicaliste synthétique
- des sportifs comme chaussette Burlington, basket et tennis
- un brodequin noir curé
- une sandale écologiste
- un sabot paysan
- un mocassin psychanalyste, etc...
qui vont tenter tour à tour des les raccommoder, de les utiliser, de les récupérer, de les détruire ou
de les faire rire tout simplement...
Leur seul recours finalement sera la fuite, mais la fuite ensemble.
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Stretch est une comédie burlesque en 3 actes décrivant les aventures malheureuses de
deux socquettes de Nylon jaune égarées dans le monde hostile des marchandises du rayon
"Fournitures pour pieds" d'un grand magasin... Ces deux socquettes se séparent dès le début de la
pièce et il va leur arriver des mésaventures qu'elles n'auraient pas imaginées, tant et si bien qu'à la
fin, elles demandent à la vendeuse de les réunir à nouveau. L'une d'elles, Esther, est d'ailleurs très
mal en point. Finalement, un vieil acheteur les prend parce qu'elles sont en solde. Elles ne finiront
donc sûrement pas leurs jours ensemble, parce qu'il est distrait...
A travers cette farce, Brigitte BLOCH-TABET a caricaturé le comportement de certains
types humains et ses héros Poly et Esther représentent le sous-prolétariat, le lumpen (elles sont
jaunes, donc d'origine étrangère), l’ émigré qui n'arrive pas à s'intégrer dans la société normale.
La mise en scène devrait donc tendre à la caricature et l'exagération des types humains
représentés pour dégager le côté parodique des situations.
La durée de la pièce est environ d'une heure quinze.
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Personnages :
Les héros :
POLY : Socquette de Nylon jaune du pied droit, masculine.
ESTHER : Socquette de Nylon jaune du pied gauche, féminine.
La caisse :
LA VENDEUSE
LE CHEF DE RAYON
UNE VIEILLE CHAUSSETTE
Rayon des chaussettes :
COLLANTS CHAIR (un couple)
BAS FILDOR (un couple)
COLLANTS ORLY (un couple)
BAS DE LAINE ( m)
CHAUSSETTE NOIRE (m)
CHOSSETDESKI (m)
RAPAFROMAGE (m)
TEMOIN DE JEOBAS (f)
Rayon des chaussures :
BOOTS IDA DASS (f)
TATROO (m)
GODASSE (m)
TATANE (m)
BAS BLEU DE CHAUFFE (m)
CHAUSSETTE BLANCHE (f)
SOCQUETTE de LAINE VIERGE (f)
BAS D’INTERIEUR (m)
MI-BAS BLANC (m)
SYNTETIC MI-BAS BLEU DE CHAUFFE (m)
BAS TIFOL ( m/f)
BASKET (m)
TENNIS (f)
L’PERE SABOT (m)
BRODEQUIN NOIR (m)
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SANDALE (f)
PANTOUFLE (f)
MOCASSIN (f)
BOTTE (f)
MAITRE GODILLOT (m)
TONG (f)
Département de fournitures pour pieds à "Primodic"
= 34 personnages dont 14 féminins, 20 masculins de races et d‘ethnies différentes.
Les bas, les collants, chaussures, peuvent être interprétées par 6 acteurs seulement, ceux-ci
permutant à chaque scène. Le chef de rayon et le Vieil Acheteur peuvent être interprétés par le
même acteur. Au besoin, la vendeuse peut être également interprétée par un personnage féminin
des fournitures. En tout, il y aura donc environ 10 acteurs (minimum 7). Des personnages
(fournitures) peuvent être retirés en fonction du nombre des acteurs de la troupe et de la durée
requise de la pièce. Ils peuvent être changés à chaque représentation pour éviter la monotonie.
Décor :
Toujours le même : un comptoir de grande surface tenu par une vendeuse assise derrière
un comptoir avec une caisse enregistreuse. A gauche, il y a le rayon chaussettes, socquettes,
collants, à droite, les chaussures. Ces derniers accessoires sont figurés dans leur rayon par de
vraies marchandises.
Les personnages-marchandises seront animés par des comédiens de sexe masculin ou féminin,
vêtus de sous-pulls, collants, justaucorps, T-shirts, sweat-shirts, blousons de cuir, veste en daim,
pull en lin, robe de chambre, etc... aux couleurs et matériaux de leur attribution. Une mise en
scène plus élaborée pourrait supporter des costumes fabriqués dans un polystyrène et de la
mousse peinte. On peut également concevoir un spectacle de marionnettes pour adultes. Seul
l'espace scénique devant être important limitera le lieu où peut-être jouée cette pièce.
Cette pièce est le spectacle rêvé pour un atelier-théâtre auxquels de nombreux jeunes de tous les
horizons peuvent participer.
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Seuls, au milieu du comptoir, Poly et Esther, les deux socquettes de Nylon jaune, sont
interprétées respectivement par un homme et une femme. Ils sont habillés en justaucorps de
polyester jaune (ou en collants et sous pull en polyamide). Ils sont maquillés en jaune (on peut
accentuer un type asiatique). Au début, elles seront reliées l'une à l'autre et porteront une étiquette
: Nylon, 100 % Polyester, Taille 43/45, Prix : 2 €.
Esther, la socquette femelle porte un trou au milieu du ventre. Poly, la socquette mâle est d'un
jaune pisseux, poussiéreux.
On entend des spots publicitaires, on annonce des promotions, des soldes,. Bruits de fond
de grand magasin, le tout en voix off.
Un néon diffuse une lumière blafarde au dessus du comptoir.
Le rideau s'ouvre sur la dispute entre Poly et Esther (voix nasillards et criardes)
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ACTE I
SCENE 1.
POLY, ESTHER.
POLY : Pourquoi est-ce que tu remues tout le temps comme ça ? Tu vas faire craquer le fil qui nous unit.
ESTHER : Tu n'as pas pensé que ça pouvait être exprès , c'est plus tenable , tu me gênes depuis un
certain temps ; notre parité me pèse.
POLY : Mais qu'est-ce qui te gène ?
ESTHER (hésitante) : Eh bien, c'est cette odeur qui te colle à la fibre qui m'insupporte, tu repousses du
talon, mon vieux.
POLY : Tu croies peut-être que tu embaumes la rose, toi ?
ESTHER : Non, j'ai l'extrême délicatesse de ne rien sentir du tout !
POLY : Très sensuel le genre "Je suis une femme inodore " !
ESTHER : Il se trouve qu'on t'a plus essayé que moi, je suis en somme presque vierge du pied, aucune
odeur n'est venue s'installer dans ma texture synthétique.
POLY : C'est pas ma faute si ce sale type qui voulait nous acheter en m'essayant m'a laissé un souvenir
puant. T'aurais pu y passer aussi ; c'est une question de hasard. Elle ne m'appartient pas cette odeur là. Si
j'en crois l'étiquette, tu es ma femme, alors tu devrais plutôt m'aider à m'en débarrasser au lieu de me
laisser choir comme une vieille ...
ESTHER : Ne se défait pas d'une odeur qui veut !
POLY : Il est donc plus facile de quitter son mari qu'on vous a donné pour la vie que de chasser une
odeur empruntée ?
ESTHER : A dire vrai, puanteur ou pas, je ne peux plus te sentir.
POLY : Ce n'est pas moi que tu sens, c'est l'odeur du mec.
ESTHER : Disons qu'elle en est le révélateur ; mais c'est toi Poly qui est devenu trop loin de moi, trop
différent !
POLY : Nous sommes une paire de chaussettes jaunes en synthétique et nous sommes faites du même fil
que je sache !
ESTHER : Il ne suffit pas d'être de la même espèce pour continuer la vie commune : nous sommes
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devenus des étrangers.
POLY : Tu lis trop de magazines, tu te laisses influencer par des discours féministes à la mords-moi le
noeud. La vie est simple : on est là dans ce magasin, un acheteur viendra nous prendre et nous installera
chez lui. Toutes les générations de chaussettes ont eu cette vie là, modeste, sérieuse, et même si tu lèves
la tête en fronçant le nez, tu ne seras jamais un bas de soie.
ESTHER : Je ne veux pas être un bas de soie, ni même une socquette blanche, ni être rose ou bleue. Je
veux être moi, mais heureuse et tu ne m'apportes pas ce que mes rêves me soufflent.
POLY : Sois un peu patiente, tout cela s'arrangera quand nous trouverons une maison, un joli pied à terre
et que nous aurons fait de jolis petits chaussons.
ESTHER : Tu rêves de t'enfiler dans des charentaises ; tu es d'un casanier ! On n'efface pas un problème
d'incompatibilité d'odeur en lui donnant un cadre douillet.
POLY : Tu réalises qu'aussitôt le lien défait, notre séparation deviendra solitude ?
ESTHER : J'ai bien réfléchi mais regarde-nous, mon pauvre Poly, nous formons un couple vraiment
dépareillé, le pied de ton acheteur en plus d'être puant était immense ; il t'a déformé, tant allongé que je ne
vois plus ton regard !
POLY : Tu sais la distance ne se mesure pas aux centimètres gagnés au hasard.
ESTHER : Non, je sais, elle se mesure à nos longueurs d'ondes. On n'est plus branchés sur la même
fréquence. La chose est claire, séparons-nous.
POLY : Oh, pas si vite, tu m'as donné des raisons de t'aimer, tout couple né de la machine qu'on était,
donne-moi des raisons valables de te quitter.
ESTHER : Je ne t'aime plus !
POLY : C'est ce que tu crois, tu traverses une crise, c'est peut-être hormonal. Ca expliquerait ton odorat
particulièrement développé ces temps-ci. Ca se soigne, tu sais. Tu devrais voir un médecin. Ca serait en
même temps l'occasion de te recoudre ton trou. Ma pauvre vielle, t'es plus une chaussette, t'es une mitaine
à pieds ; un clochard ne voudrait pas de toi, t'es juste bonne à faire reluire des godasses.
ESTHER : Tu sais très bien que si je suis trouée, c'est la faute du même type qui t'a essayé. C'est en
voulant ôter le fil qui nous reliait que ses ciseaux castrateurs m'ont blessée, cette brute. Depuis, on est mis
au rancart dans le rayon bonneterie, on n'est même plus vendables. Et toi, t'as rien dit, t'as même pas réagi,
tout ramolli que tu es.
POLY : Je suis peut-être ramolli, mais toi, tu as drôlement perdu de ton élasticité. Je sais, même pas si
maintenant tu serais assez extensible pour maintenir encore un pied ; tu plisses de partout, ma pauvre
vieille. Tu te négliges, tu sais, tu te déformes à te tenir comme ça, avachie sur ton talon !
SCENE 2
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POLY, ESTHER, LA VENDEUSE, LA VIEILLE CHAUSSETTE.
POLY s'adressant à la vendeuse : Mademoiselle, c'est nous, Poly et Esther, la paire de chaussettes jaunes
: nous ne nous entendons plus, pourriez-vous nous séparer, s'il vous plaît, sinon, je crains que nous nous
déchirions.
ESTHER : Et abîmés, nous deviendrions invendables.
LA VENDEUSE interloquée, se penchant au-dessus du comptoir et se parlant à elle-même : Quoi ? Je
rêve des chaussettes qui parlent à présent... voilà que je deviens folle à force de vendre cette camelote à
des clients insatisfaits qui se bousculent et font sans cesse des réclamations, qui chapardent et nous
donnent des faux billets ou des chèques en bois. Voilà que j'entends des chaussettes se chamailler, ça va
vraiment pas ma pauvre fille, je vais demander un arrêt de travail à la direction, c'est sûrement le
surmenage.
ESTHER : Séparez-nous, désapariez-nous, je vous en supplie. Nous sommes désassortis, nous ne
pouvons plus nous sentir... C'est une question d'atomes et de fils crochus, ça nous démange de partout.
LA VENDEUSE : Soit, les chaussettes parlent, les bas filent, les collants mettent les voiles, les
socquettes se font la paire et je reste seule, complètement déjantée dans ce fichu magasin. Ca doit être ça
le mal des grandes surfaces, le coup des néons, ça porte au ciboulot.
UNE VIEILLE CHAUSSETTE : Non, mais ça va pas vous deux ! Comment voulez-vous qu'on vous
vende séparément ? Vous ne pouvez pas essayer de vous raccommoder ?
POLY : Non, notre lien n'est plus qu'un mince fil. Formalité de fabrication oblige, nous voulons d'un
commun accord nous séparer : ils n'ont qu'à nous solder : il y a bien un client qui aura égaré une
chaussette jaune de notre pointure et qui sera ravi de ne payer que pour un seul de nous deux !
ESTHER : Ou alors, il est possible que nous nous fassions de nouveaux amis et que nous entrions dans
une paire : il y aurait alors trois chaussettes à un prix exceptionnel en promotion "Trois dans la paire", ça
peut être intéressant comme pub ?
UNE VIEILLE CHAUSSETTE : Vous vous égosillez en vain, les amis, de toute manière cette brave
vendeuse, en admettant qu'elle vous entende, ne peut rien faire pour vous : une décision de cette
importance relève de la Haute Direction qui ne comprend pas le langage des séparations. Un cervosupermarché gère sur ordinateur, reçoit les certificats médicaux, à la limite un dérèglement nerveux, mais
les problèmes de coeur, jamais pendant le service ! Un conseil, jeunes amis, réglez ce différend tous
seuls.
ESTHER : C'est vrai, au fond… toujours cette mentalité d'assistés ! On a pas besoin d'autorisation légale
pour ne plus s'entendre !
POLY : Ca t'excite l'illégalité !?
ESTHER : En attendant, c'est notre seul recours.
POLY : Alors, arrachons nos liens avec cette vieille chaussette comme témoin.
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ESTHER : Parfait, (s'écartant de lui de toutes ses forces pour craquer leur lien) Alors, maintenant, Poly,
tu me lâches le talon. Adieu vieille chaussette puante, traîne-savates, enveloppe à panard, sac poubelle,
haricot synthétique... (leur lien craque) Enfin, ça y est ! Un peu plus, je mourais asphyxiée à tes côtés.
POLY : Adieu vieille chaussette pourrie, calamiteuse mitaine miteuse et mitée, pelure d'oignon d'orteil,
mitaine à pied, doublure à godasse, ta vieille guenille me faisait honte.
ESTHER : Maintenant, tire-toi de là si t'as encore assez d'élasticité !
ESTHER : Vieille croûte de Munster !
POLY : Vieille pâte de gruyère !
ESTHER : Vieux satyre !
POLY : Vieille doublure. J'te regretterai pas ! J'émigre au rayon des chaussures au cas où y'en aurait une
à mon pied...
ESTHER : Et moi, j'visite la bonneterie au cas où j'trouverais l'âme soeur.
POLY et ESTHER (en choeur et dansant) : Liberté, liberté chérie !
Elles se séparent en se dirigeant l'une côté cour, l'autre côté jardin.
SCENE 3
ESTHER, les deux BAS FILDOR, les deux COLLANTS CHAIR , les deux COLLANTS ORLY.
ESTHER : Hello les bas ! Salut les collants ! Je me présente Esther, chaussette en Nylon jaune
appartenant à un pied gauche nouvellement séparée de son compagnon invivable. Je ne suis pas pour
autant H.S. ; on m'a trouvé une utilité : je suis soldée comme troisième élément de la paire.
Mr BAS FILDOR : Alors, comme ça, vous êtes la troisième roue de la chaussette ! Nous ne frayons pas
avec ce genre bon marché, notre dignité nous tourne tout naturellement vers le super-extra premier choix.
Mme BAS FILDOR : Nous sommes en pure soie trente derniers destinés à gainer des jambes racées,
aristocratiques. Vous, votre Nylon n'est bon qu'à vêtir un vulgaire pied de prolétaire à l'odeur
nauséabonde. Pouah !
Mr BAS FILDOR : Ce n'est pas que vous soyez antipathique, bien au contraire mon petit, mais voyezvous, le hiatus entre nous est un gouffre et il serait vain...
Mme BAS FILDOR : Je t'en prie, ne perds pas ton temps avec ce genre de parasite. Nous n'avons pas
habillé les cochons ensemble. Cessez de nous emboiter le pas, je vous prie.
ESTHER (dissimulant son trou avec ses mains sur son ventre) : Mais je ne vous empoite pas le bas,
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moi !… Par les temps de crise qui courent, vous ne devriez pas tant pavoiser. L'époque n'est pas au
superflu et à l'éphémère. Je ne miserai pas trop sur votre voile arachnéen qui doit craquer à la moindre
occasion. Vous êtes une ruine ! En plus, vous ne devez même plus oser rigoler avec cette peur de toujours
filer. Vous vous tenez si raides pour tenir votre couture bien droite qu'on croirait que vous avec avalé de
l'amidon. ... Me faire traiter de troisième choix, ça c'est trop fort !
Elle se dirige vers une autre partie du rayon où elle est interpellée par :
Mr COLLANT CHAIR : Alors, jolie chaussette esseulée, venez-vous joindre à nous, voulez-vous. On
va faire un petit brin de cousette tous les trois. Justement, on a besoin d'une partenaire pour agrémenter
nos nuits conjugales. Joignez-vous à nous, on fera la fête, on se pelotera. Vous savez que votre trou-trou
est très érotique. On peut toucher ? Ah ! Ah ! Tralalaïtou !
Mme COLLANT CHAIR : Arrête de te tordre comme ça, tu vas nous déformer ; tu sais bien qu'on n'est
pas super-extensibles.
ESTHER : J'ai bien peur d'avoir trop de préjugés pour me joindre à vos ébats. Je suis née à une époque
où ce genre de relation tripartite ne se pratiquait guère, pas dans mon milieu en tout cas. Je suis trop vieux
jeu pour vous, excusez-moi. C'est un malentendu, vous avez dû mal comprendre quand j'ai dit que j'étais
le troisième élément de la paire. Il ne s'agit pas d'un collage à trois. C'est une association commerciale
avec mes semblables. Je ne suis pas une dévergondée, désolée.
Mr COLLANT CHAIR : Vous y viendrez un jour, vous qui êtes lasse du couple.
ESTHER : Non, de mon Poly mais pas de tous les maris potentiels.
Mr COLLANT CHAIR : Vous verrez, c'est un moyen de régénérer les fibres conjugales qui s'étiolent au
fil des nuits. L'uniformité, c'est lassant et si démodé ! C'est ça l'avenir du couple : faire entrer un élément
étranger dans la cellule pour la phagocyter. Viens, que je te phagocyte, ma petite socquette.
Mme COLLANT CHAIR : Tu as tort d'insister, chéri, tu vois bien que tu la dégoûtes. Pas étonnant,
imbibé comme tu l’es, tu es tout humide, tout poisseux.
ESTHER : Vous êtes contre la fidélité ?
Mr COLLANT CHAIR : Mais pas du tout, nous sommes très fidèles puisque nous nous trompons au
même moment avec la même personne, c'est très honnête !
ESTHER : Moi, je n'ai plus personne à tromper, même honnêtement.
Mme COLLANT CHAIR : Il ne fallait pas vous séparer. A-t-on idée de se désunir ! Nous, nous sommes
inséparable ; seul un craquement médian peut nous désunir, autant dire la mort, le déchirement fatal mais
ce n'est pas pour demain ; nous ne gainons que des femmes extrêmement soigneuses. Ce n'est pas votre
cas, je suppute, vulgaire petite socquette de Nylon jaune solitaire donc invendable. Vous êtes hors classe,
complètement out, ma chère, désolée de vous le dire.
Et puis d'abord, qu'est-ce que c'est que ce trou ? Voulez-vous bien le fermer avec une épingle. C'est
indécent !
ESTHER (agrafant une épingle à nourrice pour colmater son trou) : Et vous, vous êtes la ruine des
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consommatrices : il suffit que votre partenaire file pour que vous soyez inutilisable. Vous vous targuez
d'être des voiles arachnéens et vous filez du haut en bas au moindre accroc. Je suis résistante, moi, je ne
craque pas à la première sortie. Je suis en stretch.
BAS FILDOR : Ca, évidemment, du Nylon aussi épais, ça doit s'user difficilement mais aussi comme on
doit y transpirer... une vraie cloche à fromage !
ESTHER : Je vous interdit de m'insulter, vieux résidus d'avant-guerre. Qui porte des bas, à présent ? Les
vieilles mémés à varices, les grosses dondons à cellulite, les putes de Pigalle.
BAS FILDOR (Très dignes) : Vous vous trompez, ma chère, nous redevenons à la mode avec nos
coutures, nos jarretelles et autres accessoires les plus dans le vent. Nous galbons les jambes les plus dans
le vent. Nous faisons partie de la New Wave. Quand les femmes nous enfilent, nous vibrons de bonheur à
l'unisson. Les hommes nous suivent du regard dans la rue, fascinés par nos coutures super-droites qui
mettent en valeur le galbe du mollet. Qui regarde des jambes habillées de socquettes, je vous le demande
un peu ? Les vieux satyres qui aiment les gamines, les voyeurs qui viennent surprendre les collégiennes à
la sortie des lycées. Nous habillons la Femme belle, élégante, sûre d'elle et de sa féminité.
ESTHER : Les putains, oui, les cuisses légères, les lève-la-jambe, les couche-toi-là, les adeptes des
grands écarts. Tout cela est très trouble, cela sent l'alcôve, les volets clos, le suranné osé.
Mr COLLANTS ORLY (Très M.L.F.) : Pour une fois, nous sommes d'accord avec vous, Esther. Les bas
sont complètement dépassés. Ils ne sont pas pratiques : ils plissent, blessent la cuisse avec leurs
jarretelles, s'accompagnent d'accessoires de torture qui entravent les mouvement de la Femme, nuisent à
l'harmonie de sa silhouette et vous lâchent parfois en cours de route. Nous, nous appartenons à la nouvelle
génération montante des femmes émancipées. Nous sommes la seconde peau de la femme décontractée
qui bouge, travaille et n'aime pas s'embarrasser d'accessoires inutiles. Avec nos slips incorporés, les
femmes se glissent en nous toutes nues. Quel plaisir ! Quelle simplicité ! Quelle discrétion ! Quelle pureté
de silhouette ! Ca ne fait pas un pli. Quoi de plus sexy ? D'ailleurs, nous passons en ce moment dans un
spot à la télé. Nous sommes les vedettes du jour (spot chanté en choeur). :
Nous sommes les collants Orly
Aux jambes super sexy
Avec nous ça fait pas un pli
Vous êtes deux fois plus jolie
Dès que vous sautez hors du lit
Enfilez les collants Orly
Vous vous sentirez plus sexy
Et deux fois plus jolie
Mme COLLANT ORLY : Mon époux oublie de vous dire que nous faisons partie du M.L.F
(Mouvement de Libération des Fibres). Voulez-vous vous joindre à nous ? Nous avons du fil à retordre
avec les bas rétro qui reviennent à la mode, le bas de laine réac et certaines chaussettes filocrates.
ESTHER : Heu, je crains de ...
BAS FILDOR (l'interrompant dans sa dénégation) : Oui, c'est bien beau le côté pratique, vite enfilé
mais avec vous, plus de mystère, plus de trouble indispensables au plaisir. On vous retire d'un seul coup
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comme une peau de banane, et il n'y a plus rien à découvrir. Le plaisir du strip-tease est complètement
escamoté, bâclé. Vous êtes un tue-l'amour. A nous les accessoires érotiques, les frous-frous des portes
jarretelles à dentelle, les combinaisons en satin transparent... : c'est là où réside le raffinement de
l'Amour !
ESTHER : Vous n'avez pas fini de vous monter en épingle, tous les deux ! Vous allez finir par vous
déchirer. On m'a déjà complètement oubliée, ma parole ! Quelqu'un voudrait-il bien s'intéresser un peu à
moi ?
Mme COLLANT ORLY :Vous devriez vous adresser au bas de laine. Il est toujours seul, et vu vos
idées...
SCENE 4
SAM, BAS DE LAINE, CHAUSSETTE BLANCHE, CHAUSSURE NOIRE, FIXE-CHAUSSETTE,
SOCQUETTE BLANCHE.
ESTHER se plante devant le bas de laine :
ESTHER : S’il vous plait, Bas de laine, aidez-moi.
BAS DE LAINE : Bonjour, mademoiselle, heu, madame, j'ai cru comprendre que vous apparteniez au
pied gauche, alors qu'attendez vous de moi qui serait plutôt du pied droit ? Vous savez bien que je sers
souvent à contenir les économies de mon propriétaire. Vous voyez que nous ne sommes pas du même
pied. Vous devez être du genre panier percé à en juger par votre énorme trou.
ESTHER : Sale capitaliste, sale suppôt du patronat. Vous échappez au contrôle de l'Etat et vous nuisez à
l'expansion économique, espèce de vieux réac !
BAS DE LAINE : Au lieu de m’insulter vous feriez mieux de me confier vos économies afin de les faire
fructifier. Je connais un très bon placement dans le fil de nylon…
ESTHER : Inutile, je n’ai pas d’économies.
BAS D’INTERIEUR : Si je puis me permettre de me mêler à votre discussion fort intéressante, moi, Bas
d’Intérieur, je peux peut-être apporter un argument qui permettrait de vous mettre d'accord : vu la
conjoncture actuelle dans un conglomérat de microcosmes économiques, où les intérêts des petits
épargnants sont si peu élevés, vu la recrudescence du travail au noir en perpétuelle augmentation chez les
chômeurs et les petits salariés, la raison d'être du bas de laine se justifie. Par contre si l'on tient compte de
la recrudescence des vols à main armée chez les vieux retraités et si l'on considère la tendance
inflationniste du Marché Français, alors l'épargne paraît davantage appropriée à la conjoncture
économique, encore que…
ESTHER (le coupant ) : Arrêtez, je ne comprends rien à votre verbiage, je n'ai aucune notion
d'Economie. Vous parlez dans le vide, vous vous perdez dans des digressions impossibles, vous tricotez
avec vos fibres des noeuds inextricables, vous êtes complètement à côté de vos godasses. J'aime la clarté,
la simplicité, moi. Je dois avouer qu'en matière de vocabulaire, j'ai des trous.
MI-BAS BLANC(en laine naturelle aseptisée) : Puisque vous parlez de trous, Madame, permettez-moi
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d'intervenir, vu mon métier, je me présente : Chaussette Blanche, chirurgien podologue. Je ne comprends
pas qu'une socquette comme vous se laisse aller au point de garder ce trou en son milieu car c'est non
seulement disgracieux, mais dangereux. Je vois qu'il s'agit d'un accroc qui risque de s'agrandir et vous
souffrirez beaucoup. On finit par disparaître à la fin. Vous savez, ce genre de blessure ne pardonne pas, ça
peut vous être fatal à tout moment : vous vous étirez et crac ! Permettez-moi de vous suggérer une
intervention chirurgicale fort bénigne qui vous remettrait à l'état neuf. C'est sans douleur ; on vous
anesthésierait et vous seriez vite remise sur votre talon. Ne vous en faites pas, cette couture sera faite dans
la plus stricte anti-mitée.
ESTHER : De quoi vous enmêlez-vous ? Je ne vous ai rien demandé. Si j'ai besoin de vous, je prendrai
une consultation. Si j'ai envie de le garder mon trou, ça me regarde. Je suis la propriétaire de ma texture à
ce que je sache. On m'a déjà proposé une opération chez un renfileur de bas, un raccommodage artisanal
chez une femme au foyer. Je n'ai pas encore pris ma décision ; je manque d'argent en ce moment. Il
faudrait que je trouve du travail.
BAS DE LAINE : Si je puis vous donner un conseil, allez voir Chaussette Noire, elle est seule et cherche
une partenaire en ce moment.
ESTHER se dirige vers CHAUSSETTE NOIRE qui s’adonne à la Break Dance.
CHAUSSETTE NOIRE (avec un accent américain) : Dadou, dida, double D, chaussette DD, doudi di.
Hello Sock ! Comment es-tu ? Moi, Chaussette Noire, je fais partie d'un groupe hip hop : La chaussette
urbaine. Tu sais jouer d'un instrument ? Tu chantes ? Tu danses ? Montre-moi ce que tu sais faire. Du
strip-tease peut-être ( il pointe son trou). Ne me dis pas que tu es Punk ! (il touche son épingle à
nourrice). Funky, punky pouah !
ESTHER (gênée) : Je sais danser la valse, la polka, faire des pointes et des entrechats, mais ça ne me
paraît pas être ton style. Je ne connais rien aux nouvelles danses. Je ne peux pas chanter : mon élastique
se noue à chaque fois que je lance une note.
CHAUSSETTE NOIRE : Ben alors, qu'est-ce que tu espères de moi ? Chaussette punk !
ESTHER : Un peu de sympathie.
CHAUSSETTE NOIRE : Ah ! Oh ! Je vois. T'as peut-être pas noté, mais je suis Noire. Tu t'es peut-être
pas regardée, mais t'es Jaune. Ces deux couleurs, ça ne se mixent pas ; ça donne une terrifique couleur
caca d'oie, tu piges, Baby ?
ESTHER : Ca va, j'ai compris, j'me tire.
CHAUSSETTE NOIRE : Avant de te tirer, tu veux pas goûter à mon talc pour pied, avec ça tu le prends
direct. De la poudre blanche pure sans additif. Tu t’en mets dans l’pif et tu planes un max.
ESTHER : Ca va pas, non ? J’ai jamais touché au talc, moi. Pas besoin de ça pour planer au dessus du
sol. Salut !
CHAUSSETDESKI : Oh ! mais ne partez pas comme ça , ma p’tite dame, ne partez pas sans être allée
dans mon magasin de shmates, de vêtements pour femmes, si vous préférez. Je suis Chaussetdeski, le roi
du prêt-à-porter, et laissez-moi vous dire que vous ne pouvez pas rester habillée de la sorte avec cette
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loque toute trouée. Venez essayer une tenue à la mode à un prix très raisonnable. Nous acceptons le
crédit. Profitez de nos soldes, de nos promotions, de nos fins de série. Venez trouver chaussure à votre
pied chez Chaussetdeski.
ESTHER : Je n’ai pas d’argent je vous dis. J’ai autre chose à penser qu’à m’habiller à la mode.
CHAUSSETDESKI : Bon et bien laissez-moi quand même vous donner un conseil entre minorités , ne
vous laissez jamais agresser par un sale raciste sans vous rebeller.
ESTHER : Merci du conseil, Chaussetdeski.
Arrive une chaussette café au lait :
RAPAFROMAGE : Je me présente : Rapafromage, originaire des Antilles. Cette colonie des Dom Toms
qui donne tant de fil à retordre à la Métropole. Je t’ai vu avec CHAUSSETTE NOIRE tout à l’heure et je
l’ai entendu te traiter de chaussette punk. Elle a rien compris au fil, celle-là. C’est clair que t’es en
recherche d’autre chose, d’un emploi, par exemple. Hein que t’es au fromage, heu au chômage, ma pauvre
amie ?
ESTHER : C’est vrai que je suis sans emploi en ce moment mais je ne me suis pas inscrite au chômage.
RAPAFROMAGE : Tu devrais, ça te permettrait de toucher une bonne partie de ton salaire et puis
t’aurais droit à une formation pour te recycler. Un bon stage longue durée aux frais de la Société. Un
stage de chaussette ou de mi-bas pour changer. Car si tu crois retrouver du boulot de si tôt tu te mets le
doigt dans le trou. Rapport à ta couleur….
ESTHER : Alors vous aussi vous êtes raciste.
RAPAFROMAGE : Mais pas du tout. Tu n’y es pas. Je constate seulement qu’il est beaucoup plus
difficile aux Noirs et aux Caca d’oie de trouver un boulot dans ce rayon bon chic bon genre.
ESTHER : Pour l’instant, j’ai pas trop cherché. J’ai d’autres soucis en tête, je viens de me séparer de
mon compagnon de pied.
RAPAFROMAGE : Je vois c’est le début de la galère. Laisse-moi te signaler quelque chose :
Il rappe :
T’as pas la teutave de l’emploi
Regarde un peu autour de toi
Tous ceux qui ont des difficultés
Sont ceux qui sont du mauvais côté
De l’échiquier
C’est les pions blancs
Qui vont gagner
T’as la gueule un peu trop bronzée
Aux U.H.I.V. tu t’es surexposé
De toi ils disent qu’il faut s’méfier
Que tu ne penses qu’à les baiser
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Tu t’pointes la gueule enfarinée
Pour avoir l’air un peu blanc cassé
Illico ils vont t’rembarrer
Sans avoir examiné ton C.V.
Du travail au noir
C’est une expression
Juste pour te donner
L’illusion
Que tu peux t’en sortir
D’une autre façon
Mais avec ta gueule chocolat
Tu l’auras toujours dans l’baba
Ou plutôt dans la tête de nègre
Ca tourne toujours au vinaigre
Ils pensent que quand t’es Black
T’as une tête à claques
Ils disent que quand t’es Beur
T’as une tronche à faire peur
T’as pas la teutave de l’emploi
T’es bon qu’à être un RMIste
T’es qu’un numéro de plus
Sur la liste
Des laissers pour compte
Défaitistes
T’es éternellement en fin de droits
T’as même plus droits aux Assédics
Même pas la peine que tu t’syndiques
T’as pas la teutave de l’emploi.
ESTHER (A la cantonade) : C’est vraiment désespérant ! Fichez-moi la paix. J'en ai marre de vos
discussion, de vos disputes, de vos ségrégations, de votre snobisme, de vos invites scabreuses, de vos
propositions malhonnêtes, de vos conseils déprimants. J'ai compris. Soit vous me rejetez, soit vous
essayez de me récupérer pour servir vos intérêts. J'en ai ras le bol de votre bonneterie. Je pourrai jamais
m'intégrer à votre rayon. Je vais me replier dans ma solitude, je vais me mettre en pelote, je vais me faire
oublier. Quelle erreur j'ai fait de me séparer de Poly, avec lui, au moins, nous parlions le même langage,
nous marchions au même pas.
Esther se replie sur elle, dans un coin isolé du Rayon et elle boude.
SCENE 5
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FIXE-CHAUSSETTE, SOCQUETTE BLANCHE, ESTHER, BAS BLEU DE CHAUFFE, BAS
TIFOL
FIXE-CHAUSSETTE : Ben, mon petit, qu'est-ce que tu fais là, toute seule dans ton coin, toute avachie
et repliée sur toi-même ? Moi, Fixe-Chaussette, je sais ce dont tu as besoin, ma jolie : tu as besoin d'un
soutien, d'un support, n'est-ce pas ? Ca tombe bien, je suis souteneur de chaussette. Il faudra que tu
montres ce que tu sais faire. Lève-toi et tortille-toi, voire (elle s'exécute, comme hypnotisée). Tu as des
progrès à faire, mais je t'aiderai, tu peux compter sur moi. Je serai ton appui, ton guide. Tu me parais
tellement paumée.
Il faudra me laisser ton trou tel quel, hein, c'est très sexy et puis ta couleur est très exotique ; elle plaira
beaucoup aux panards des trottoirs. T'en fais pas ma belle, dorénavant, je suis là. Je t’apprendrai les
rudiments du métier.
Anéantie, Esther se remet en pelote. Non loin d'elle, on distingue, également repliée sur elle-même, une
socquette blanche, en laine vierge.
SOCQUETTE DE LAINE VIERGE : Je me présente : Socquette de laine , moi aussi, je suis seule, tu
sais. Je suis vierge et je n'en ai pas honte. Personne ne m'a souillée, et je ne laisserai personne s'aparier à
moi, surtout pas une sale chaussette de sexe mâle ; j'ai horreur des attouchements. Je ne supporterais pas
l'idée de me faire enfiler par un pied poilu et nauséabond ; mes fibres sont très sensibles. Je veux habiller
le pied d'une petite fille bien sage qui joue à la poupée. Je veux sortir le dimanche et aller à la Messe dans
des escarpins vernis. Si tu aimes ce programme, on peut être copines.
ESTHER : Non, merci, très peu pour moi ; l'oie blanche, la vierge pure, la fidèle des prie-Dieu, ce n'est
pas mon genre. J'ai été mariée, moi, j'aime le contact avec l'autre sexe. Je ne sors pas le dimanche, mais en
semaine au pied des travailleurs. Nous ne faisons pas partie du même monde, ma petite. Merci quand
même pour ta proposition. Je te souhaite de rester pure et intouchée.
S’avance en remuant du croupion et en agitant ses mains d’une manière maniérée Bas Tifol, bas
homosexuel notoire, espèce de grande folle.
BAS TIFOL : Ma chérie, ne te mets pas dans tous tes états comme ça. Qu’est-ce qu’il a ton partenaire
pour te transformer en serpillière ? Il est si beau ? Il est si sexy que ça ? Je vais le convertir à la talonite
moi, et il ne le regrettera pas. Allez, sois sympa, présente-le moi. Je vais lui montrer comment on fait la
paire entre compères.
FIXE-CHAUSSETTE : compères ? Toi, tu serais plutôt une sacrée commère. Si tu veux rentrer dans
mon équipe, Bas Tifol, je t’y fais une place à part. J’ai beaucoup d’amateurs de créatures dans ton genre.
Et toi Socquette Blanche, avec un peu d’entraînement, tu pourras aussi rejoindre notre petite compagnie.
Je m’engage à m’occuper personnellement de toi pour te convertir à notre cause. Dès que tu auras
découvert le plaisir, tu changeras d’avis, ma poulette.
MAITRE GODILLOT : C’est pas un soutien comme lui qu’il vous faut, chère Madame, c’est un bon
avocat. Je me présente : Maître Godillot, avocat spécialisé dans le divorce. Votre mari vous a lâché si je
comprends bien. Il vous a jetée comme une vieille chaussette…
ESTHER : On est séparés, oui, pourquoi ?
MAITRE GODILLOT : Pour prendre votre défense, pardi ! Il faut lui faire cracher un max, il faut qu’il se
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dépouille jusqu’à la dernière maille. Je vais vous obtenir une pension compensatoire maximum. Vous
avez des chaussons ?
ESTHER : Non.
MAITRE GODILLOT : Ca fait rien ! Il doit raquer coûte que coûte et je me propose de vous défendre
moyennant ….
ESTHER : Je n’ai pas une maille de disponible, je suis raide.
MAITRE GODILLOT : On peut toujours s’arranger, Madame Socquette….( il lui tire son talon )
Un mi-bas synthétique couleur bleu de chauffe s'avance vers Esther.
BAS BLEU DE CHAUFFE faisant irruption : Vous voulez que je vous débarrasse de ce suppot du
capitalisme ( il menace l’avocat du poing ). Vulnérable comme vous êtes, vous n'êtes afilée à aucun
mouvement, je parie ?
ESTHER : Pour quoi faire ?
BAS BLEUDE CHAUFFE : Camarade, dans votre cas, étant donnée votre texture en polyamide, votre
prolifération sur le marché dans toutes les tailles et toutes les couleurs, votre vente à bon marché, vous
devriez lutter à nos côtés, pour obtenir un meilleur statut de la Maille dans notre société. Unissons nos
fibres, Camarade, pour lutter contre la prolifération des patrons, luttons pour la diffusion limitée de nos
prototypes, interdisons-en la reproduction systématique, luttions afin que la fibre naturelle perde de son
prestige. Luttons afin que nos prix suivent l'élévation du SMIC.
Nous revendiquons la supériorité du synthétique sur le naturel dans le rapport qualité-prix, son côté
inusable, pratique, super-extensible, bon marché, adapté au budget des travailleurs. Camarade Socquette,
je vous invite à cotiser à notre Groupement Synthéticaliste de le Maillunie.
ESTHER : J'ai bien assez à faire avec mes soucis personnels pour lutter en faveur d’une cause, aussi
louable soit-elle. Votre Synthéticat de la Maille me paraît très utile mais je ne me sens pas suffisamment
concernée. Désolée.
Bas bleu de chauffe se retire, dépitée. Esther reste pelotonnée sur elle. Soudain, elle pleure en appelant :
"Poly, Poly..." puis se lève dans le but d'aller à sa rencontre.
ESTHER : Personne ne m'aime. Je me sens si seule, si vide avec mon trou qui grandit toujours...
Prise d'un malaise, elle s'effondre.
Chaussette Blanche et chaussette Burlington se précipitent autour d'elle.
SCENE 6
ESTHER, BURLINGTON, MI-BAS BLANC, CHAUSSETTE BLANCHE
BURLINGTON : Mon Dieu, pauvre enfant, mais regardez cette mine de papier tissé (elle lui tape sur les
joues).
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MI-BAS BLANC: Laissez-moi faire (elle lui prend la tension). Elle a une petite chute de tension. Pour
en savoir plus, il faudrait que je l'examine, mais je n'ai pas emporté mes instruments gynécologiques. En
tout cas, ce trou dénote une tension anormale de l'abdomen.
BURLINGTON : Il lui faut de l'exercice. Courir, sauter, manger sain et surtout le principal : respirer l'air
pur. Il lui faut faire de la gymnastique, ça lui fera éliminer les toxines qui, en paquet, finissent par
entraver la bonne santé et l’apparence esthétique.
CHAUSSETTE BLANCHE : Arrêtez, vous voyez bien qu'elle a fauté, elle s'est fait prendre par je ne
sais quel recouvre-pied, c'est répugnant !
BURLINGTON : Se faire prendre n'est pas répugnant ; c'est la base même de la vie et une vulgaire
chaussette si on l'aime est le soleil d'un roi. Et cette socquette pleine mérite notre respect.
CHAUSSETTE BLANCHE : Taratata... Où se cache le fautif, l'auteur de ce malaise, l'auteur de cette
chose indigne ?
BURLINGTON : Je ne sais pas.
CHAUSSETTE BLANCHE : Je parierais qu'elle est célibataire, fille-mère quoi ! Ca, vous ne pouvez
pas dire que ce n'est pas répugnant !
BURLINGTON : Arrêtez un peu, vous mériteriez que la chaussette noire là-bas, Made in America
vienne vous recouvrir un printemps et vous laisse des chaussons jumeaux café au lait. Vous comprendriez
mieux la vie. Pour juger, faut pas savoir les choses, faut avoir tremblé devant elles, avoir pleuré, avoir
rougi, avoir désiré trop fort, il faut avoir eu mal.
CHAUSSETTE BLANCHE (Elle craque) : Je n'ai jamais eu que ma chaleur pour m'accompagner, elle
n'a jamais varié, toujours égale. Je n'ai jamais connu la fièvre, je n'ai jamais laissé aucune tendresse
m'envahir, aucune chaussette me toucher. J'ai toujours convoité la pureté et je suis vouée à l'usure sans
avoir jamais connu l'Amour... Mais enfin, tout de même, on ne peut pas vivre sans aucune morale, on doit
obéir à des règles, se heurter à des interdits... On ne peut pas se mélanger avec une autre couleur, on doit
s'apparier dans la légalité et le sacré... Et dire que ça va toucher des allocations de parent isolé...
ESTHER revenant à elle : Où suis-je ? Où est Poly ? Poly ? POLY ?
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ACTE 2
SCENE 1
POLY, ESCARPIN, BOOT, PANTOUFLE, SANDALE, TATANE, GODASSE.
Ils sortent de leur boîte au fur et à mesure.
POLY : Salut les chaussures ! C'est moi, Poly, pour vous servir, socquette de Nylon jaune de sexe
masculin appartenant à un pied droit nouvellement séparé de sa compagne de gauche pour divergence
d'opinion. L'une d'entre vous voudrait-elle que je rentre en elle pour lui faire un petit brin de socquette ?
ESCARPIN : Quoi ? Qu'est-ce que c'est que ces familiarités ? Où avez-vous donc été élevé, mon ami,
pour parler de la sorte ? Un escarpin ne répond jamais à ce genre d'invites scabreuses émises par un
filocrate. Vous devez vous tromper de rayon.
POLY : Ah ! Je vois, vous êtes du genre bégueule, ma belle. Ce n'est sûrement pas chez vous que je
viendrai me glisser ; nous ne prendrions sûrement pas le même pied !
ESCARPIN : Tout à fait exact, nous ne sommes pas destinés à habiller le même pied ; moi, je chausse
du 38, le genre distingué à cambrure et vous, au moins du 45, le populaire à pied plat ! Nous ne risquons
pas de nous rencontrer un jour.
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POLY : Non, et c'est heureux ! (se tournant vers Boot). Et vous, Boot ? Il me semble que nous sommes
de la même pointure. Je suppose que nous pourrions faire la paire. Qu'en pensez-vous ?
BOOT : Désolée, mon petit, mais je ne suis pas sûre que nous soyons assortis. Moi, je préfère le genre
plus marrant, plus fantaisie ; du jacquard ou des rayures, vous voyez. Vous êtes trop classique pour moi.
Vous devriez plutôt aller voir la Pantoufle. Vous lui direz que vous venez de ma part. Elle ne reçoit que
sur recommandation ; elle est très sélective quant à ses fréquentations mais je suis sûre qu'elle vous fera
un excellent accueil.
POLY : Bonsoir, madame Pantoufle ; je viens de la part de Boot. Elle m'a dit qu'on pourrait s'entendre
tous les deux.
PANTOUFLE : Viens plus près, mon petit chéri. Tu m'as l'air tout transi. Je vais te réchauffer dans mon
giron : blottis-toi dans ma doublure en mouton tout bouclé. Si tu restes, je te ferai un bon petit dîner
arrosé de jus de chaussette. Après, on passera la soirée à regarder la télé et on fera un gros câlin. Ca te dit,
mon lapin ? Boot m’a dit que tu étais hors-paire. Mais pour le prix, j'espère que tu ne seras pas trop
exigeant ?
POLY : Le prix ? Ah ! Je vois. On voulait me reléguer dans le casanier louche. Vous y allez un peu fort
tout de même de me fourguer dans le pantouflard. Ce n'est pas mon rayon ; je ne sais pas y faire avec les
vieilles rombières et puis je crèverais de chaleur dans votre doublure fourrée, j'étoufferais sur un pied
transpirant rompu de fatigue, après une journée de labeur. Non, madame, je suis désolé, j'ai dû me
tromper d'adresse.
PANTOUFLE s’éloignant : Je vais demander de ce pas à Boot de faire attention au genre de client qu’il
me refile.
POLY : Ouf ! Je l'ai échappé belle, j'étouffe. Je vais me rafraîchir en allant visiter les sandales : elles me
paraissent sympa, décontractées, relax, aérées. Nous ferons bon ménage, j’en suis sûr. J'en vois une petite
là-bas qui est tout-à-fait ma pointure. Hello, Sandale ! Voudrais-tu de moi pour te protéger contre la
transpiration nauséabonde des pieds ? Je suis tout à ton service.
SANDALE : Tu en fais trop, Poly, pour être honnête. Je te remercie de ta proposition mais, sans vouloir
te vexer, je peux fort bien me passer de socquette. Je me glisse directement sur le pied nu, moi ; c'est cela
qui fait mon charme. C'est la raison pour laquelle je suis légère et pratique. Il y a bien des maniaques qui
mettent des socquettes avant d'enfiler des sandales, mais cela ne me concerne pas ; je suis trop dans le
coup de pied, cela nuirait à mon aération. Je te salue petite socquette célibataire et te souhaite de trouver
autre chaussure à ta pointure.
POLY, dépité : Ouais, je vois à qui j'ai affaire ; à une va-nu-pieds, une baba-cool, une adepte du
naturalisme, du régime zazen et du yoga. Une exhibitioniste, peut-être même, vu toutes ces ouvertures qui
laissent entrevoir la nudité du pied. C'est du propre! On peut dire que tu ne manques pas d'air, toi au
moins !
TONG (avec un accent asiatique) : Moi aussi je me sens visée par vos propos car plus aérée que moi, tu
meurs. Moi aussi je suis zen et tu pourrais me traiter de va-nu-pied et pourtant y’a pas plus tendance que
moi à la fois sur les plages et sur le trottoir, l’été on ne voit que moi, les pieds ne jurent que par moi. Ils se
sentent si légers, si libres, si peu entravés. T’es sur que tu veux pas m’essayer ?
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POLY : Pour ça il faudrait que mon gros orteil soit séparé de mon orteil pour que ta lanière puisse se
glisser dans l’interstice,. Tu crois quand même pas que je vais porter du plastique ! Moi j’aime être
maintenu, bien chaussé dans une enveloppe de cuir qui épouse mon galbe, tu peux aller te rhabiller espèce
de string du pied !
GODASSE, s'avançant vers Poly : Moi, je veux bien te prendre en pied, mon poulet. Bien serré, bien
maintenu comme t’aime. Ca fait une fameuse paye que je me ternis dans ce rayon. Personne ne veut de
moi, je ne suis plus dans le coup. Peut-être qu'à nous deux, on aurait plus de chance. L'union fait la force
et moi, la force, j'aime ça. Un peu de violence dans l'amour, ça me botte. C'est pour ça que je suis toute
bosselée. Viens chéri, je vais t'enlacer dans ma vaste doublure. Je vaus t’enlacer dans mes lacets. Je
t'attends cette nuit, Poly, mon poulet chéri.
POLY, scandalisé : Non, mais ça va pas. Vous vous êtes regardée dans une glace, Godasse ? Toute
poussiéreuse, tannée, avachie, craquelée que vous êtes par les années. Vous êtes bien trop décatie pour
moi. Je prétends encore habiller des pieds jeunes, pas des pieds d'ancêtre ou de clochard. Je regrette,
Madame !
TATANE, avec une voix de fausset et de grands gestes cajoleurs : Je m'appelle Tatane pour les intimes.
Et moi, chéri, j'te plairais pas ? Tu sais, t'es tout à fait mon genre, j'adore l'exotisme, ça me dépayse, ça me
grise. C'est trop chou cette petite socquette jaune en Nylon ! Tu es super-kitch, tu sais. Je suis toute en
peau de velours, de la peau retournée bon teint. Tu peux tâter, tu sais. C'est doux, non ? Je m'enduis tous
les matins de cirage Ponette. Ca te tenterait pas de te glisser en moi, de m'enfiler pour voir ? Je suis très
sensible. Tu ne veux pas qu'à nous deux, on fasse la paire, mon chou ?
GODASSE : N'écoute pas cette vieille croûte en vinyle retournée, elle n'aspire qu'à te peloter, c'est une
vicieuse.
POLY : Il ne manquait plus que ça, des propositions de l'autre bord à présent. J'aurais vraiment tout
entendu dans ce rayon d'illuminés. Je n'appartiens pas à cette paire là,Tatane, vas te faire enfiler par une
socquette de soie rose ; elle s'harmonisera bien mieux avec ton genre de beauté. Je ne supporte pas cette
catégorie-là ; ça me met les fibres en pelote. J'ai envie, pour faire diversion d'une chaude amitié virile
dans la catégorie sport. Je m’n vais de ce pas voir les baskets.
SCENE 2
BASKET, TENNIS, MOCASSIN, BRODEQUIN NOIR, ESPADRILLE, BOTTE, POLY.
BASKET (très occupé à mimer un match) : Poussez-vous les gars. Attention, restez pas sur la touche. Je
dribble, je lance dans le panier et je marque un but (applaudissement général). C'est envoyé, ça les potes,
vous trouvez pas ? (A Poly) T'es sportif, toi ? Ca n'en a pas l'air, t'as mauvaise mine, t'as un teint jaunasse
de sédentaire et puis t'as l'air drôlement raide, tu manques d'élasticité, t'aurais besoin d'exercice. Tu veux
m'essayer ? Moi, je vais te faire bouger, moi. Allez, monte. Hop ! Saute, cours, magne-toi le talon, nom
d'une semelle en bois.
POLY, essoufflé : Merci bien, Basket, mais vous êtes trop remuante pour moi. Ca me donne le tourni. Je
vais plutôt aller voir Tennis.
TENNIS, sautillant : Non, mais, qu'est-ce qui vous prend à me courir après comme ça. Vous êtes
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daltonien ou quoi ? Vous allez peut-être me dire que vous avez la jaunisse en ce moment et que vous
redeviendrez bientôt blanc comme neige. Je ne porte que du blanc, moi. Du jaune, ça jurerait sur les
courts. Il n'est pas question que je m'associe à vous ; votre tenue n'est pas réglementaire. Vous devriez le
savoir et ne pas me draguer pour rien. Maintenant, je vous prie de le lâcher la semelle ; j'ai un match tout
à l'heure et il faut que je m'échauffe.
POLY, dépité, se replie et se met en boule.
BRODEQUIN NOIR : Venez à moi, petite âme esseulée. Repentez-vous auprès de Père Brodequin,
avouez-moi tous vos pêchés et vous serez absout. Je vois qu'il vous faut regagner la confiance du
Seigneur. En attendant, mon fils, je vous bénis. "Au nom du Père, du fils, et du Saint Esprit de la
Chaussure, le Grand Bailli".( ill fait le signe de croix ) A propos, mon fils, croyez-vous en notre Créateur,
au moins ?
POLY : J'avoue ne m'être jamais posé sérieusement la question. Je sais que j'ai été fabriqué dans l'usine
Droitfil & Fils. Je crois donc en Monsieur Droitfil, ses fils et ses ouvriers.
BRODEQUIN NOIR : Aucune révélation spirituelle chez cette socquette. Vous vous perdez, mon fils.
Vous irez en enfer et vous serez condamné à chausser le pied brûlant d'un Lucifer. Il vous faudrait un peu
d'instruction religieuse. Je pourrais me charger de votre initiation le soir, mon fils. Qu'en pensez-vous ?
(Il le touche.).
POLY : Je suis une socquette athée et je tiens à le rester ! Je ne tiens pas du tout à finir dans le ciel avec
des petites ailes. J'en ai rien à faire de votre élévation spirituelle. Bas les pattes, Brodequin noir !
BRODEQUIN NOIR s'éloigne, indigné.
MOCASSIN : Laissez-moi m'occuper de votre cas. Je suis le docteur Mocassin. Vous m'avez l'air de
filer un mauvais Nylon. Relax, détendez-vous, mon ami, soyez plus cool.
POLY : Ah, ça non ! Je suis déjà assez déformé et détendu comme ça.
MOCASSIN : D'après votre conduite échappatoire actuelle, vous êtes en train d'accomplir un rejet. Vous
devez souffrir d'une carence affective inhérente à la petite enfance. Vos parents n'ont pas dû vous désirer
suffisamment. Votre mère ne vous a pas assez materné, elle ne vous a pas prodigué suffisamment de
caresses. Vous me semblez atteint d'une régression au stade talonnaire doublée d'un complexe de
persécution qui vous fait accélérer le pas dès qu'on vous talonne. Vous devez être du type spasmofil.
POLY : c’est quoi spasmofil ? C’est grâve ?
MOCASSIN : Ce sont vos fils qui trésautent quand vous êtes stressé et qui vous font tout le temps
sursauter comme si votre enveloppe textile ne vous appartenait plus. Mais après quelques séances allongé
sur ma semelle, vous récupérerez votre ego en transcendant votre Surmoi. Si vous voulez vous asseoir
confortablement sur mon empeigne, on peut commencer dès à présent.(Elle se met à genoux, Poly
s'assied sur ses genoux). Fermez les yeux, relaxez-vous.
POLY : Mais je ne suis pas dingue, je ne gamberge pas de la pointe, ni ne recule du talon. Et puis
d'abord, je ne comprends rien à votre langage : "Rejet, ego, Surmoi ", qu'est-ce que ça signifie ?
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SYNTETICOLOGUE : N’écoute pas ce commerçant des cerveaux détraqués. Les psychiatres n’ont
d’autres but que de se faire du blé avec les tares de leurs patients. Ils n’ont jamais guéri qui que ce soit :
avec leurs podoomies, leurs électrochocs et leurs anti-ddépresseurs qui vous laissent sur les talons, ils ne
sont bon qu’à transformer un bas un peu barge en une véritable loque, une serpillère. Viens plutôt
rejoindre nos rangs et adhère à l’église de syntéticologie comme des bas célèbres tels que Kim Bassinger,
Chaussette Beauvais, Basil Bowie, tu verras que par le développement personnel, le travail sur tes sens et
tes capacités cognitives tu surmonteras très vite tes problèmes. Il suffit que tu aies foi en toi, que tu
t’écoutes et que tu te transcendes. Pour accéder à un autre niveau. Vu la souplesse de tes fibres, tu devrais
y parvenir aisément.
TEMOIN DE JEOBAS : La meilleure façon de te tirer de ce mauvais pas c’est de t’en remettre à Jésus.
Jésus t’aime et t’empêcheras de te vautrer dans le stupe, il guideras tes pas vers la Lumière.
ESPADRILLE intervenant : Ecoute pas ces sornettes de chaussures enflées. Ce sont des gourous. Ils
veulent t’emmêler les fibres pour mieux te tenir à leur merci et te pomper un maximum de fric. Je te
propose pour te guérir de ta déprime une cure d'air pur et d'exercice en pleine nature. Es-tu prête à faire de
grandes randonnées à pied dans la campagne ? Vis-tu sainement et sobrement au moins ? J'ai dans l'idée
que tu serais plutôt du genre à t'imbiber, à fumer (t'es tout jauni à la nicotine) et à te négliger
corporellement. Enfin, après une cure de désintoxication, de désinfection et de déodorisation, tu seras en
meilleur état.
POLY : Merci beaucoup de ta proposition écolo, Espadrille, mais je suis né à la ville, tu comprends. Je
suis une socquette du macadam et de la pollution. Tes randonnées pédestres ou cyclistes, j'ai peur de ne
pouvoir y participer. J'ai perdu du tonus, tu sais, je m'essouffle vite, je suis du genre poussif et flemmard,
adepte de la pédale d'auto, tu comprends ? Dommage, tu me paraissais sympa, simple et saine, mais je ne
pourrais pas suivre ton rythme.
ESPADRILLE : Ecoute, comme tu m'as l'air sympa et que je ne suis pas jalouse, je veux bien parler de
toi à Sabot. C'est un type simple, un peu rustaud, un campagnard généreux et accueillant, il a l'habitude
d'héberger deux pieds. Peut-être que tu pourras loger chez lui et faire une cure de repos de plein air.
L’PERE SABOT averti par Espadrille : Vous êtes bien urbaine, M'zelle Espadrille, de m'adresser
M'sieur Poly, mais moi, j'suis qu'un pauv'paysan qui sors de sa campagne. J'suis comme qui dirait un
bouseux fait pour marcher dans la gadoue ou le fumier, alors le jaune, moi, j'y tiens guère, j'trouve ça trop
clair, trop salissant. C'est pas que j'aime pas les socquettes, on s'entend bien d'habitude, mais c'est une
question de couleur ; on est pas assortis, quoi. Désolé, M'sieur Poly, moi, l’père Sabot, j'ai rien contre
vous en particulier.
ESPADRILLE : Désolé, Poly, j'avais pas pensé au côté salissant de votre couleur. Si Sabot vous rejette,
je ne vois plus guère que la chaussure orthopédique.
POLY : Ah, ça non, jamais ! Je ne veux pas habiller un pied estropié, moi, je n'ai jamais aimé la
difformité. Merci quand même, Espadrille, t'auras été chic.
BOTTE avec un accent russe : Nitcheva, Polyakov. Moi, grande duchesse en pur cuir de Russie, ancêtre
des bottes des Hussards. Mes aïeux ont parcouru les Steppes sur coursiers véloces. Toi pouvoir monter
sur moi pour impression chevaucher grandes plaines du Caucase. Après, nous deux danser Polka au son
des balalaïkas. Ce programme te réjouit-il le coeur, petite âme ?
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POLY : Heu ! Merci Grande Duchesse de votre aimable proposition, mais je suis très mauvais cavalier.
Quant à la Polka, c'est pas mon fort, j'aime mieux la java, je ne suis qu'un titi parisien.
Botte s'en va en faisant de très grandes chevauchées, très dignes.
SCENE 3
IDA DASS, POLY, TATROO, BABOUCHE
IDA DASS : Jourbon l’ bouffon, moi, c'est Ida Dass, D, A, deux S, comme l'organisme. T'as un blème ?
T'as le spirit ? Ta meuf s ‘est tiravée ? Vraiment, j'ai la hach pour toi. C'est une bad-girl. T'as aucune
dalle. Moi, mon bitty, il s'appelle Nike, mais en ce moment j'le calcule pas, il m'vénère, il m'prend la
teutave. C'est un débarqué qui vient de son pays. Faut que j'me trouve un autre racklo. Toit, t'es un B.Boy
tip-top. Tu veux pas qu'on natchave ? J'vais t'emmener dans une Rave-party, qui déchire. T'as pas l'air de
capter, le kemave. Tu serais pas red-def, par hasard ?
POLY : Ben, je sais pas trop de quoi vous parlez, sauf que vous voulez m'emmener dans une partie de
rêves. Oui, rêver, ça m'plaît bien. C'est d'ailleurs la seule chose que je sais faire depuis qu'Esther m'a
quitté.
TATROO : T'es grave toi, t'as rien capté, avec tes rêves de Charlemagne : elle veut t'emmener dans une
teuf techno. Est-ce que je peux me joindre à vous deux dans le club des mal tombés ? J'me présente :
Tatroo avec deux O, une pompe grungie. Le jour où j'ai connu Squal, j'aurais mieux fait de tourner les
talons, parce qu'un keum comme ça, on a du mal à décrocher de ses anneaux ! C'est un accroc du percing
et du tatouage, tu vois ? Pas un morceau de son cuir qui soit pas décoré ou percé. Au début, je m'ennuyais
pas avec lui, c'était comme si j'aurais une estampe japonaise dans mon plumard et des anneaux de rideau
pour l'accrocher. J'étais très attachée à lui. Il disait qu'il m'avait dans la peau, tatouée dans le coeur. Alors,
moi, aussi, pour lui plaire, je me suis adonnée au percing. Tu vois tous les oeillets que j'ai sur le contrefort
? Et je me suis tatouée la languette. Un chouette tatouage tu trouves pas ? Ca représente une vache. J'en ai
un autre sur la semelle, c'est ma marque de fabrique. Tu peux toucher si tu veux... Celle-là, j'aimerais bien
me la faire ôter parce qu'elle est cheap. J'envisage de me faire tatouer à la place en doré "Repetroo".
Qu'est-ce que t'en penses ?
POLY : Oh, moi, vous savez, j'y connais pas grand chose en marques. Et puis j'y fais pas attention,
pourvu que la chaussure soit confortable, souple, résistante, c'est tout ce que je demande.
IDA DASS : Bon, ben, faut que je bouge de là : j'ai un RDV à l'A.N.P.E. : j'suis une Arabe Nourrie Par
l'Etat. Salut les nases.
Survient Babouche, une pantoufle arabe de l’autre génération.
BABOUCHE : T'aurais pas une petite pièce, Missiou, moi Babouche, j'suis au chômage depuis 10 ans, et
j'ai 10 enfants à nourrir. Si j'demande un p'tit bakchich, c'est pour pas avoir à voler ; c'est pour rester
propre et m'payer un p'tit couscous de temps en temps. Alors, ti m'donne rien di tout ? Ma parole, ton
coeur il a fondu ou bien c'est tes économies. T'es p't-être un va-nu-pieds toi aussi, mais tu oses pas
mendier, hein ? C'est vrai que c'est tout un boulot de réclamer à longueur de journée, faut avoir perdu sa
dignité et toi, tu l'as encore, hein?
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POLY : Encore un tout petit peu, mais elle est en voie de disparition : j'ai perdu ma compagne, ma place
dans le rayon bonneterie, j'suis plus vendable et j'suis sans chaussure fixe, alors prend ma dernière pièce,
vieux. Bientôt, je serai bien content de te retrouver pour me tenir un peu chaud au coeur.
BABOUCHE : Merci, Allah te le rendra ! Oh la la, voilà Doc Martin...
DOC MARTIN : Dégagez de là, espèce de résidus de couvrantes à panards. Vot'mère, elle est si crade
qu'on s'en sert de lavette pour les chiottes. Vous faîtes honte à la société, la France a pas besoin de rebuts
comme vous, rentrez dans votre pays, sales immigrés.
POLY : Non, mais ça va pas, j'suis français comme toi, moi.
DOC MARTIN : Ca m'étonnerait, avec la couleur que t'as : j'parie qu'ta femme - si t'en as une - elle
ferme les yeux quand tu la baises, pour pas voir ta sale face de croissant de lune ?
POLY : Je t'interdis de parler de ma femme. Esther, elle m'a toujours couvé des yeux.
DOC MARTIN : "Esther", c'est un prénom de l'ancien Testament, ça. J'en étais sûr, que t'étais feuj ! Sale
youpin, t'as de la chance que tes grand-parents aient réchappé aux chambres à gaz, mais toi, par contre, tu
vas pas y couper, espèce de circoncis...
Il lui lance un jet de gaz à la figure, avec sa bombe lacrymogène. Babouche se jette sur Doc Martin pour
défendre Poly qui hurle de douleur, complètement aveuglé. Le clodo Babouche reçoit un coup du
skinhead Doc Martin qui le met sur le carreau.
POLY reste seul et maugrée un monologue amer : C'est un monde, ça, tout de même : se faire agresser à
cause de sa gueule ! C'est le pompon. Qu'est-ce qui m'a pris d'aller voir au rayon des chaussures : les
sympas me repoussent à cause de mon genre, de ma taille, de ma couleur ou de ma texture. Les salauds
m'agressent pour la même raison. Je ne fais des touches que parmi les cloches, les rombières ou les
pédés. Quand même, ma vie avec Esther avait du bon, parfois, même avec nos anicroches. Nous avions la
même pointure, nous allions dans la même direction. Voilà que je commence à la regretter. J'espère
qu'elle ne s'est pas encore fait de relations ; ça me ferait mal au talon, si ça marchait pour elle. Je
donnerais cher pour savoir où elle en est.
Poly traverse le rayon sur la pointe, en direction d'Esther.
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ACTE 3
SCENE 1
POLY, ESTHER.
Poly et Esther parcourent les rayons en sens inverse pour tenter de se retrouver. Au milieu du
Département, ils se rencontrent apparemment étonnés.
POLY : Tiens, Esther, qu'est-ce que tu fiches là ? T'en as déjà marre des collants ?
ESTHER à la fois gênée et ravie : Ils me couraient tous tellement après que j'essayais de trouver un peu
de solitude. Et toi, Poly, T'as aussi mis les voiles ? Les chaussures n'étaient donc pas à ta pointure ?
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POLY : Penses-tu, elles me lâchaient pas le talon. Elles voulaient toutes que je les enfile, que j'entre en
elles, que je me glisse dans leur talon, que je m'asseye sur leur contrefort, que je me vautre sur leur
empeigne, que je me blottisse dans leur doublure. J'avais envie de m'en débarrasser un peu.
ESTHER : Tu m'as beaucoup trompée, alors. J'espère que tu n'as pas donné dans le Skaï, tout de même ?
POLY : Mais non, tu sais très bien que je suis allergique au synthétique. Je n'ai fréquenté que du cuir ou
de la pleine peau.
ESTHER : Et à celles-là, tu ne leur a pas résisté, avoue que tu t’es attaché à elle, bridé dans leurs brides,
enlacé dans leurs lacets.
POLY : Oh, tu sais, elles étaient si hautaines, perchées sur leurs hauts talons, si possessives avec leurs
lacets toujours prêts à m'enserrer, que je m'en suis vite écarté. Et toi ? Ne me dis pas qu'on ne t'a pas fait
de propositions, je les connais les collants, on a du mal à s'en débarrasser.
ESTHER : Oui, bien sûr, j'ai eu beaucoup de succès. J'ai souvent failli m'apparier à des chaussettes
esseulées, certaines paires m'ont fait des propositions de ménage à trois. Mais tu sais, comme je suis, j'ai
des principes.
POLY : Tu m'as trompé avec une autre pointure, avoue. Tu as toujours été attirée par les petites tailles et
les fibres naturelles. Tu m'as trompé avec un mi-bas en pure laine, je parie.
ESTHER : Mais non, le seul mi-bas que j'ai rencontré voulait me raccommoder mon trou ; c'était un
chirurgien.
POLY : Et tu ne l'as pas laissé faire. Je me demande si tu n'as pas eu tort ; il s'est agrandi depuis notre
séparation. Ma pauvre Esther, tu es dans un drôle d'état. Viens te serrer contre moi que je t’enlace.
Ils sautent dans les "bras", l'un de l'autre.
ESTHER : Tu sais, Poly, je me suis ennuyée de toi.
POLY : Moi aussi, Esther.
ESTHER : C'est bon, tout de même de se retrouver. Je ne pensais pas que tu me manquerais autant. C'est
sans doute qu'on est faits pour vivre ensemble ; nous possédons la même marque, la même qualité, ma
chère réplique.
ESTHER : Réplique ? Qui dit que j'ai été crée après toi, d'après ton modèle. Je t'ai peut-être précédé à la
sortie de la machine.
POLY : Oh, on ne va pas encore se chamailler pour des broutilles. C'était une façon de parler. Je suis ta
réplique moi aussi, si tu préfères. On est bâtis sur le même modèle, on est égaux. Tu es satisfaite,
maintenant?
ESTHER : J'aime mieux ça? Je n'ai jamais toléré les rapports de force. Nous sommes sur un pied
d'égalité.
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POLY : Allez, reviens te pelotonner contre moi, pointe contre talon. On ne se quitte plus.
ESTHER : C'est dit, tu ne me laisseras plus choir comme une vieille chaussette ?
POLY : Promis, on se remet en parité.
SCENE 2
POLY, ESTHER.
Ils sont enlacés tendrement.
POLY : Dis, tu te souviens, Esther, quand nous étions jeunes apariés, on ne voulait pas se quitter d'une
semelle, on marchait du même pas, enlacés. On venait juste de nous agrafer l'un à l'autre, de nous poser
notre étiquette. On sortait de l'usine « Droitfil & Fils »
ESTHER : Oh, oui. Après, on nous a déposés chez des grossistes. Ca s'appelait "Au Pied Joli" et toi tu
confondais toujours avec "Au Pied Beau".
POLY : Quelle période heureuse ! Quelle lune de miel ! Comme on s'aimait ! On se faisait tout le temps
des câlins, des cajoleries.
ESTHER : Des farces aussi ; tu n'arrêtais pas de me tirer sur le talon ; j'étais furieuse parce que je
craignais que tu me déformes et que je change de taille.
POLY : Tu étais si souple, en ce temps-là ! Quelle élasticité, tu répondais à la moindre pression.
ESTHER : Et toi, si fort, si résistant ! J'avais l'impression que jamais tu n'aurais le moindre accroc. Pour
moi, tu étais inusable.
POLY : Tu te souviens nos facéties de collégiens. Il nous arrivait la nuit de faire des entrechats dans
l'entrepôt. Nous entrions en sarabande avec les autres paires où nous tournions enlacés tous les deux
comme ça. Allez, viens danser, chérie, comme au bon vieux temps.
ESTHER : Je ne sais pas si je saurais encore, je me sens si raide. Et puis, j'ai peur que ça élargisse mon
trou.
POLY : On fera bien attention, je te le promets. Serre-toi contre moi, ma douce, et laisse toi faire, là,
comme ça, suis-moi bien.(Poly chantonne une valse. Ils tournent ensemble.)
Je te trouvais si nette, si pimpante, rutilante comme un bouton d'or. Tu rayonnais. Je croyais que tu
garderais toujours cet éclat incomparable, que jamais tes fibres ne s'useraient. On se faisait des illusions,
hein ?
ESTHER, amère : Comment peut-on en être arrivés là ?
POLY : C'est le temps, ma très chère, la poussière, l'humidité, les sautes de températures, les essayages...
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ESTHER : Je me sens si usée, sans jamais avoir été portée.
POLY : Mais non, ma douce, on pourra te raccommoder ; juste un petit accroc, ce n'est rien. Quant à
moi, je ne suis pas de la première fraîcheur non plus, je le sais bien.
ESTHER : Oh ! Il suffirait de t'aérer, de te pulvériser un peu de déodorant, et tu serais comme un sou
neuf. Toi, tu es increvable.
POLY, l'embrassant : Tu es trop gentille.
ESTHER : Non, c'est que je t'aime encore, je crois. Mais hélas je suis au bout de la bobine.
POLY : Je t'interdis de dire des choses pareilles. Ce n'est pas demain la veille que tes fibres vont lâcher.
ESTHER : De toute façon, à quoi bon durer ? Tu sais bien qu'on est devenus invendables. Même en bon
état, on est démodés, notre couleur est impossible, notre taille importable.
POLY, exagérément optimiste et rassurant : Ne sois pas si désespérée. T'en fais pas, je suis sûr qu'un
jour, on redeviendra à la mode. T'as remarqué comme les socquettes blanches en Nylon se vendent bien
parmi la jeunesse ?
ESTHER : Oui, mais ce sont les filles qui les portent. Tu connais des filles qui font du 45 fillette, toi ? Et
puis, le jaune, ça ne plaît pas aux hommes, c'est trop salissant, ça ne va jamais avec la couleur de leur
costume, ça jure toujours. Il ne faut pas se faire d'illusions.
POLY soudainement inspiré : Et si on demandait à se faire teindre en noir, marron ou bleu marine, une
couleur passe-partout, on aurait plus de chance.
ESTHER : Laisse tomber, on ne nous écoutera pas. On n'a pas la parole. Ce n'est pas nous qui décidons.
On est nés jaunes ; on doit rester jaunes, même si on est des sujets de discrimination. Il faut s'accepter tel
qu'on est.
POLY : Alors, il faudrait être encore plus jaune ! Jaune poussin, jaune canari, et non jaune citron terni et
poussiéreux tirant sur le soufre.
ESTHER : Oh, oui ! Un beau jaune d'or bien lumineux, bien vif, gai.
POLY : Oui, mais, on ne se refait pas ma pauvre. Je crains que ce soit râpé pour nous deux. On est des
vieilles croûtes...
ESTHER : ... de fromage. Toi, du Munster à cause de ton odeur, et moi du gruyère à cause de mon trou.
POLY : Faire encore de l'humour dans l'état où tu es, c'est fantastique.
ESTHER : Se moquer de nous même et rire de nos travers, c'est tout ce qu'il nous reste. Le rire jaune,
c'est toute la gaieté qui nous est autorisée. J'aimerais tant crever de rire plutôt que de ce trou qui me ronge
jour après jour. Soutiens-moi, Poly, je me sens défaillir.
Esther s'affale dans les bras de Poly.
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SCENE 3
POLY, ESTHER.
Esther est étendue par terre, Poly est assis à ses côtés.
ESTHER : Tu te souviens quand on rêvait d'être transférés dans une petite mercerie de quartier sympa,
intime, populaire où on n'aurait pas été trop mises en concurrence.
POLY : Et notre déception quand on a été rachetés par la grande surface Primodic. Comme on se sentait
isolés, perdus et gauches dans cet immense rayon de Fournitures pour Pieds.
ESTHER : Oui, mais on se sentait encore plus proches l'un de l'autre, on se serrait de près, pelotonnés
l'un contre l'autre. On faisait bloc contre l'adversité.
POLY : Ca n'a pas fait long feu.
ESTHER : C'est l'influence du milieu qui veut ça, la promiscuité avec d'autres fournitures d'une classe
plus élevée. On nous a pourris.
POLY : On rêvait de notre avenir. On se voyait chausser des pieds d'enfants. On oubliait qu'on était trop
grands. C'était encore la mode des socquettes en ce temps-là. Les enfants en portaient jusqu'à 16 ans. On
se voyait aux pieds d'une ravissante lycéenne très courtisée à qui les garçons auraient fait beaucoup de
pied pour qu'on se fasse des tas de relations. Quand, je t'ai dit ça, tu étais jalouse. Tu m'as dit qu'on était
très bien comme ça, tous les deux. Tu te souviens ?
ESTHER : Non, pas très bien. C'est si loin. Maintenant, on est des rebuts, des laissés pour compte. On va
crever ici, j'en suis sûre. (Elle se met à pleurer.)
POLY : Ne pleure pas, mon coeur, je t'aime. Tu es mon double, mon reflet, ma projection, mon bouton
d'or, ma jonquille des prés, mon clair de lune. Je ne te quitterai jamais. Finies les disparités, les
accrochages, les déchirures. Tenons-nous enlacées, pelotonnées l'une contre l'autre, ma semblable, ma
vieille complice des mauvais jours. Trouvons une paire de pieds à chausser et nous serons enfin heureux,
réconciliées dans le travail. C'est l'oisiveté qui est responsable de nos tourments. Je te promets de
travailler d'arrache-pied, tu n'auras presque rien à faire, juste à te laisser porter. On ne se lâchera pas d'une
semelle. C'est d'accord, dis ?
Esther, dont le trou a considérablement grandi est étendue inerte.
POLY la secouant : Tu m'entends, Esther ?
ESTHER faiblement : Je crois que je n'en ai plus pour longtemps. Le fil de mes jours est rompu. Je ne
tiens plus le trou. Je vais craquer.
POLY hurlant : UN RACCOMMODEUR ! UN RENFILEUR, VITE !!!
Il se couche sur elle.
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FIN
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