Peut-on tout dire/montrer
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Peut-on tout dire/montrer
Peut‐on tout dire, tout montrer ? Jusqu’où peut‐on aller dans le poids des mots et dans le choc des images ? Comment concilier le respect des personnes et le respect de la vérité, le devoir d’informer et le droit à protéger sa vie privée et son image ? L’éthique d’un journal se construit à partir d’une culture commune et de quelques principes forts. C’est ce qu’explique, pour le journal Ouest‐ France, Jean‐Pierre Chapelle. Suivent les réponses à 9 questions récurrentes sur les photos. Publiables ou non ? Témoignage de Jean‐Pierre Chapelle, secrétaire général à la rédaction en chef du journal « Ouest‐France » La liberté d’opinion et d’expression n’est pas un privilège des journalistes : " tout individu y a droit, sans considération de frontières et par quelque moyen que ce soit " (Déclaration universelle des droits de l’homme). C’est donc l’ampleur du moyen utilisé par les journalistes (presse écrite, radio, télévision, internet …) qui augmente leur responsabilité. Tous les textes (nationaux ou internationaux) prévoient des bornes à la liberté d’expression, au nom du vieux principe selon lequel aucun droit ne va sans des devoirs. Exemples : Citoyen, j’ai la liberté d’expression. Mais l’injure publique à un juge est un délit d’outrage à magistrat. Journaliste, j’ai la même liberté. Mais si j’affirme sans preuve que quelqu’un a commis un acte qui porte atteinte à son honneur, je peux être condamné pour diffamation. Citoyen, j’ai le droit de déjeuner sur mon terrain privé sans que quiconque vienne faire des photos de ma famille à notre insu. Journaliste, j’ai le droit de rendre compte d’un procès mais pas celui de diffuser la photographie d’une personne portant des menottes. Ainsi le droit a‐t‐il encadré la liberté d’expression … pour protéger d’autres droits et d’autres libertés aussi légitimes (droit à la sécurité, droit à la vie privée et à l’intimité, droit à la propriété…). A ces limites juridiques peuvent s’ajouter, de manière plus ou moins fortes selon les médias, des règles déontologiques, c’est‐à‐dire des devoirs librement acceptés par ceux qui pratiquent un même métier (déontologie des journalistes, des médecins, des avocats …). Parfois elles sont orales (par tradition, on sait que telle chose " se fait " ou " ne se fait pas "), parfois elles sont écrites (serment d’Hippocrate pour les médecins, par exemple), sous forme de codes ou de chartes, autour de quelques principes essentiels, comme à Ouest‐France : "Dire sans nuire, montrer sans choquer, témoigner sans agresser, dénoncer sans condamner." Ai‐je le droit de photographier tout ce que je veux dans la rue ? Oui mais La prise d'image d'une personne se trouvant dans la rue est admise sans autorisation. C'est à la personne concernée de manifester son veto. La publication dans le journal de l'image d'un groupe ou d'une scène de rue, sans le consentement préalable des personnes photographiées, est possible à une condition : que le cadrage n'individualise pas telle ou telle personne Une photo prise avec l'accord des intéressés peut‐elle servir à illustrer différents sujets ? Non Le fait, pour une personne, de donner son accord à ce que son image soit fixée à fin de publication n'entraîne pas autorisation à sa diffusion dans n'importe quelles conditions : l'autorisation ne vaut que pour les utilisations pour lesquelles elle a été donnée, c'est‐à‐dire dans la quasi‐totalité des cas pour le seul compte‐rendu de l'événement au cours duquel la photo a été prise. Attention donc au risque que comporte toute utilisation ultérieure ou à toute utilisation immédiate mais dans un autre contexte rédactionnel. Que la publication bénéficie d'une autorisation expresse ou qu'elle soit acquise de facto au titre du droit à l'information, la règle est la même : elle doit être directement liée à l'information qui a justifié la prise de vue. Peut‐on publier la photo d'une personne prise dans un lieu privé ? Non Sauf si on obtient son autorisation. La jurisprudence définit un lieu privé comme " tout endroit où l'entrée dépend de l'autorisation donnée par celui‐là seul qui en a la propriété, l'utilisation ou la jouissance ". Exemple : un domicile, une chambre d'hôtel ou d'hôpital, un bateau privé, ou même un bureau accessible à des visiteurs ... Si un photographe se trouvant dans un lieu public (la rue, par exemple) prend la photo d'une personne se trouvant dans un lieu privé (son domicile, par exemple), c'est la réglementation applicable au lieu privé qui jouera. Et dans les autres " lieux publics " ? Oui mais Un lieu public, c'est bien d'abord la rue, mais aussi " tous les lieux ou locaux ouverts au public " : jardins publics, transports en commun, musées, salles de spectacles, lieux de cultes... Attention : les grands magasins, les aéroports, les gares et cafés sont bien des " lieux publics " mais la prise de vue y est, de fait, soumise à autorisation. Il est préférable de la demander avant d'opérer. Le fait d'être dans un lieu public ne nous autorise pas à diffuser la photo de toute personne s'y trouvant. La raison de sa présence, la nature de ses activités ou de ses fonctions, et l'expression de son consentement feront qu'une photo sera publiable ou non : ‐ Si, dans un lieu public, l'activité d'une personne relève de la sphère de la vie privée (vie familiale et affective ; présence liée à sa santé ; activité de loisirs ou de jeu relevant de la vie privée), aucune photo ne pourra être prise et publiée sans le consentement exprès (par écrit ou oralement devant témoins) de l'intéressé. Exemples : pratique de la gymnastique à titre de loisir dans un établissement public ; participation bénévole à une opération humanitaire dans une salle des fêtes ; visite, à titre personnel, d'une exposition dans une salle de la mairie ; consultation pour nourrissons dans un dispensaire public ; expression, même publique, de convictions religieuses, sauf si cette expression est le sujet même de l'actualité ... ‐ Si, dans un lieu public, une personne fait partie d'un groupe réuni à l'occasion d'un événement public (manifestation, foire, cortège, spectacle ...), la publication de sa photo sera admise à deux conditions : que la personne ne s'y soit pas opposée (il faut impérativement respecter un refus exprimé) ; que la photo ne soit pas individualisée : il faut toujours privilégier la photo de groupe, sauf si une ou deux personnes sont au cœur de l'événement ou si leur photo contribue à donner le sens de l'événement (exemple : porteurs d'une banderole significative ou d'un symbole évocateur ...). ‐ Dans un lieu public, des restrictions peuvent être imposées au droit de photographier. Ainsi des organisateurs d'un spectacle peuvent prohiber l'usage des appareils photographiques pendant toute sa durée ou à un moment donné. De même, le maire d'une commune peut prendre un arrêté interdisant la prise de vue dans tel ou tel lieu municipal. Pour être légales, ces interdictions doivent être précisées à l'entrée ou sur les billets. Suis‐je dispensé de toute obligation envers les personnalités publiques ? Non Toutes les photographies des personnalités publiques peuvent être publiées sans autorisation dès lors que l'image reproduit un acte de leur vie publique ou professionnelle. Mais comme tout citoyen anonyme, elles bénéficient de la protection de leur vie privée, pour laquelle le consentement exprès reste la condition préalable à toute diffusion. " Dans une société démocratique, la vie publique exclut a priori le secret. Mais la liberté d'information n'autorise pas l'exploitation sans retenue de la personnalité d'autrui ", explique Patrick Auvret. La vie publique se définit par trois éléments : un lieu ; une action ; des personnages qualifiés de personnalités publiques. Lorsqu'ils se prononcent sur la diffusion d'une photographie par voie de presse, les magistrats évaluent notamment le lien entre la photo et un événement d'actualité ou une manifestation publique. Pour examiner l'intérêt de l'information, les juges, entre autres critères, prennent en considération la qualité des intéressés. Si les textes accordent en principe les mêmes garanties aux personnalités publiques qu'aux anonymes, la jurisprudence, elle, est plus nuancée. Les personnes ayant accepté volontairement des activités attirant l'attention du public ou les plaçant au cœur de l'actualité, ainsi que celles se trouvant fortuitement mêlées à un fait d'actualité font l'objet de savants arbitrages entre droit à l'image et droit de l'information. Le principe. Un individu " quelle que soit sa notoriété, a comme toute personne, droit au respect de sa vie privée. Le droit à l'information du public s'arrête là où commence le droit au respect de la vie privée ". L'interprétation. " La liberté de la presse exige que puissent être divulguées des informations sur les sujets les plus divers, relatifs notamment à la vie publique et même, dans certains cas exceptionnels, à certains aspects de la vie privée des personnages auxquels s'intéresse le public ". Ainsi le degré de protection de la vie privée " s'apprécie différemment selon qu'il s'agit d'une personne sans notoriété ou, au contraire, d'une personne dont le nom, la photographie, les détails de la vie professionnelle font souvent l'objet d'échos dans la presse ". En matière d'image particulièrement, on reconnaît que si les clichés ont été tirés au vu et au su de l'intéressé dans le cadre " de sa vie professionnelle, un consentement spécial n'est pas nécessaire ; cette dérogation se justifie par le fait que de tels personnages ont non seulement accepté mais recherché la publicité ". Tout est dans la nuance. C'est uniquement parce que ces personnes ont, par définition, une vie publique, que la protection dont elles bénéficient est restreinte : " l'événement d'actualité, l'information sociale ou professionnelle, la nouvelle les concernant ont un tel impact que certaines révélations deviennent licites. Les événements de leur vie publique pourront, jusqu'à un certain point, être divulgués librement. Dans de nombreuses situations, leur accord sera simplement présumé ". Les fonctions officielles, les activités économiques font partie de la vie publique. Ainsi, pour la Cour d'Appel de Paris, " les personnes ayant une position qui les signale à l'attention générale par l'influence qu'elles exercent sur la vie économique et financière, doivent supporter une certaine transparence quant à l'état de leurs avoirs qui prend un caractère public dans les limites qu'imposent certaines données touchant à leur personne même, à leur mode de vie ou celle de leur famille ". Enfin, si le journaliste reste " libre d'exposer les faits ou d'apprécier selon ses vues personnelles, les actes et les attitudes des hommes qui jouent un rôle dans les événements publics ", le combat politique laissera " hors de son champ tout ce qui se rattache à l'intimité de la vie familiale et personnelle ". Y a‐t‐il des précautions particulières à prendre pour photographier des enfants ? Oui Outre les interdictions formelles (Voir aussi question n°3 : la loi m'interdit‐elle de publier certaines photos?), la loi et la jurisprudence protègent les mineurs dans toutes les dimensions des droits de la personnalité. Pour toute photo individualisée d'un mineur, il faut obtenir l'autorisation écrite des parents ou du représentant légal. Cette autorisation doit être claire : la personne qui signe doit savoir l'usage qui sera fait de la photo (titre de la publication, sujet de l'article qui accompagne la photo, et date ou délai de parution). Pour les photos de groupe (garderies, écoles, colonies de vacances, sports scolaires, cantines, rentrées scolaires, ludothèques ...), il est impossible d'obtenir l'accord écrit des parents concernés. Il faut donc prendre le maximum de garanties permettant, en cas de litige, d'établir le consentement de personnes ayant autorité dans l'établissement, la bonne foi du journaliste et l'intérêt de la photo pour rendre compte de la vie locale Voir aussi : je photographie les groupes d'enfants. Puis‐je publier des photos de monuments ou de bâtiments publics ? Oui mais Théoriquement la prise de vues et l'exploitation des images d'un édifice public à partir de la voie publique sont libres de toute autorisation et de toute redevance. Pratiquement, une distinction est en train de s'imposer entre l'exploitation commerciale et la diffusion à fin d'information. Des restrictions sont mises aux usages commerciaux par de nombreux organismes publics (forum des Halles, pyramide du Louvre, esplanade de la Défense, Géode, cité de la Musique ...). La Caisse nationale des monuments historiques et des sites prélève maintenant des redevances sur l'usage commercial de certaines images. Par contre, dès lors qu'un édifice public entre, à un titre quelconque, dans le champ de l'information ou de l'actualité, dès lors qu'il constitue un cadre ou un élément utile à l'information du public, la prise de vue et sa diffusion dans l'organe de presse est légitime sans autorisation. Les oeuvres d'art sont‐elles protégées dans leur reproduction par la presse ? Oui Le droit d'auteur est le droit exclusif d'exploitation reconnu à tout créateur d'une œuvre de l'esprit (voir : " textes fondateurs "). Le droit d'auteur se décline sur deux registres : C'est un droit moral, qui accorde notamment à l'auteur deux droits qui concernent directement la presse : le droit au respect du nom (la " signature " de l'auteur est obligatoire) et le droit à l'intégrité de l'œuvre (l'auteur peut s'opposer à toute dénaturation ou modification de son œuvre). C'est un droit patrimonial qui attribue à l'auteur et à ses descendants l'exploitation exclusive d'une œuvre signée jusqu'à 70 ans après la mort de l'auteur. L'œuvre tombe ensuite dans le domaine public. Tant qu'elle n'est pas tombée dans le domaine public, se reproduction est soumise à l'autorisation de l'auteur ou au détenteur des droits. Une tolérance est cependant reconnue par la jurisprudence pour l'usage de photos représentant des oeuvres d'art dans le cadre de comptes‐rendus, reportages, articles d'information liés à l'actualité. Une autre tolérance dépend de l'appréciation de fait des juges si l'œuvre se trouve incorporée ou fondue dans le cadre architectural ou naturel qui l'entoure. Sa reproduction pourra être admise sans autorisation de l'auteur de l'œuvre. Attention. Le droit d'auteur s'applique aussi à la photo en tant qu'œuvre. Pour toute photographie qui nous est fournie par un tiers, il faut s'assurer de l'autorisation de l'auteur et faire mention de son nom (" signer " la photo). En cas de doute sur l'application des droits d'auteur, signer la photo " D.R. " (droits réservés), mention obligatoire qui permettra à l'auteur de faire valoir ses droits. Tous les moyens sont‐ils acceptables pour prendre une photo ? Non Les tribunaux ne condamnent pas seulement la diffusion d'une photo. Ils peuvent condamner, pour atteinte à la vie privée, les moyens utilisés pour obtenir le document. L'utilisation d'un téléobjectif, par exemple, pour prendre une photo à l'insu de l'intéressé, peut être condamnée. La loyauté des moyens utilisés vaut pour les personnes comme pour les biens particuliers, mobiliers ou immobiliers (maison, bateau ...) : le propriétaire doit avoir donné son autorisation autant que possible par écrit si le sujet est sensible. (Exemples : polémique à propos d'un aménagement, conflit de voisinage, contentieux sur des permis de construire ...). www.ouestfrance‐ecole.com