LILLA HORÁNYI Emilia Surmonte, Antigone, la Sphinx d`Henry

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LILLA HORÁNYI Emilia Surmonte, Antigone, la Sphinx d`Henry
LILLA HORÁNYI
Emilia Surmonte, Antigone, la Sphinx d’Henry Bauchau. Les enjeux
d’une création, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, coll. « Documents pour
l’Histoire des Francophonies / Europe », nº 24, 2011, 420.
Dans son essai provenant de sa thèse, Emilia Surmonte, qui enseigne la Littérature
française à l’Université de Naples « L’Orientale », nous invite à explorer non seulement
une interprétation personnelle du mythe d’Antigone, mais également le processus de
création d’Henry Bauchau dans l’œuvre duquel l’héroïne de la mythologie grecque occupe
une place majeure.
Le livre est préfacé par Marc Quaghebeur, Directeur des Archives & Musée de la
Littérature à Bruxelles, qui souligne l’enchevêtrement du mythe et du vécu biographique
chez Bauchau. C’est le point de départ des réflexions de l’auteure qui propose de suivre de
près l’élaboration et l’évolution de la version bauchalienne d’Antigone.
Dans le premier chapitre de son livre, elle présente le contexte social et historique de la
jeunesse de Bauchau, puis elle aborde le rôle joué par sa cure analytique dans sa carrière
littéraire. La figure d’Antigone, traditionnellement liée à la tragédie, s’épanouit chez
Bauchau dans un roman, ce qui amène la critique italienne à s’interroger également sur le
choix du genre.
C’est dans le deuxième chapitre que sont évoqués les souvenirs d’enfance qui sont à
l’origine du questionnement identitaire de l’écrivain. En effet, tout au long de sa vie, il est
obsédé par l’image d’une petite fille énigmatique figurant déjà dans sa première fiction, Le
Temps du rêve (1936). Cette petite fille, qui deviendra bien plus tard Antigone, est en
vérité la part féminine refoulée de l’écrivain.
Comment reconstruire son identité ? Comment maîtriser la tension entre les exigences
socio-familiales et les pulsions du « moi », qui l’incitent à suivre son désir de vivre cette
féminité ? Comment dire l’indicible par les moyens de l’écriture ?
Voilà les questions qui hantent l’œuvre bauchalienne. Cette quête identitaire sera
incarnée par Antigone. C’est en ce sens qu’elle devient « une Sphinx », mot forgé par
Bauchau à partir du « sphinx » et de la « sphinge/sphynge ». Cela explique le titre du livre
d’Emilia Surmonte qui termine le chapitre en question par l’analyse détaillée du poème Les
deux Antigone contenant toutes les problématiques mentionnées ci-dessus.
Dans la partie suivante, l’essayiste suit la reconstruction identitaire de Bauchau à
travers l’étude énonciative du roman Le Régiment noir (1972) qui se déroule en Amérique
au temps de la guerre de Sécession. Le « moi » de l’écrivain y est éclaté en quatre
personnages, deux hommes et deux femmes, dont chacun représente une facette de son
identité.
Le quatrième chapitre fournit une analyse comparative des différentes versions des
romans Œdipe sur la route (1990) et Antigone (1997). Le lecteur peut observer le passage
Revue d’Études Françaises No 18 (2013)
de la cohabitation des identités masculine et féminine à l’hégémonie de cette dernière :
Antigone devient enfin sujet agissant dans le roman homonyme.
Toutefois, lorsque Bauchau est sur le point d’assumer cette féminité, il y renonce. Ce
sera le fil conducteur du cinquième chapitre qui éclaircit les enjeux principaux de la
création bauchalienne. D’après Emilia Surmonte, l’écrivain essaie de maîtriser son conflit
intérieur par la voie du détournement : il tisse un système de symboles compliqué dont les
clés se trouvent non seulement dans les textes définitifs de l’auteur, mais également dans
ses manuscrits et ses journaux, publiés à la suite de remaniements opérés par lui-même.
Les réécritures que subissent ses œuvres sont le résultat d’un refoulement qui lui
interdit de vivre toutes les composantes de son identité, ce dont témoigne l’analyse
approfondie des versions successives d’Antigone. L’Antigone de la première version se
caractérise par une identité double composée de la dualité de l’ombre et de la lumière.
Cette Antigone, très proche de Shenandoah, la protagoniste indienne du Régiment noir, se
voit privée de ses désirs sexuels, considérés comme son côté obscur par Bauchau. Ainsi, la
version achevée du roman se rapproche plutôt de l’interprétation traditionnelle du mythe
d’Antigone.
Emilia Surmonte éclaire la signification de certains symboles au moyen de l’étude
minutieuse des manuscrits de la première version d’Antigone qui s’accompagnent d’un
paratexte comprenant des reproductions de tableaux, des photos, des articles, ainsi que des
dessins de Bauchau. L’auteure attire notre attention sur l’importance de ce paratexte qui,
loin d’être anodin au niveau interprétatif, contient une des clés de l’œuvre. La tâche du
lecteur est facilitée par les illustrations en couleurs tirées des manuscrits d’Antigone.
Les analyses sont suivies d’une bibliographie exhaustive reprenant les œuvres d’Henry
Bauchau, les ouvrages critiques consacrés à celles-ci, ainsi que les livres à caractère
général, utiles à consulter.
L’originalité du travail d’Emilia Surmonte est d’être remonté aux sources de l’écriture
bauchalienne pour montrer qu’Antigone traverse, à travers ses nombreuses préfigurations,
toute l’œuvre de l’auteur belge. La critique effectue son analyse avec beaucoup d’érudition,
en utilisant un large éventail de corpus et d’ouvrages critiques relatifs aux théories de
l’énonciation, de l’autobiographie, de l’autofiction, des symboles et des mythes littéraires.
Les nombreuses références à l’astrologie et à la numérologie se justifient par l’intérêt
évident de Bauchau pour l’ésotérie.
L’ouvrage d’Emilia Surmonte est un livre précieux ouvrant de nouvelles pistes
interprétatives dans la critique bauchalienne et permettant de mieux comprendre une œuvre
exceptionnelle à (re)découvrir, d’autant plus que cette année l’on commémore le centenaire
de la naissance d’Henry Bauchau.
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LILLA HORÁNYI
Université Eötvös Loránd de Budapest
Courriel : [email protected]
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