Travailler plus ! Pourquoi, comment ? Avec la cocaïne
Transcription
Travailler plus ! Pourquoi, comment ? Avec la cocaïne
Travailler plus ! Pourquoi, comment ? Avec la cocaïne ! Zorca Domic* La consommation de la cocaïne progresse en France dans les différents milieux et tranches d’âge, comme l’indiquent plusieurs rapports de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT). Symptôme de notre temps, ce phénomène “compacte”, dans sa post-modernité... tout : le social, le politique, l’économique, du médical, le psychanalytique et le préventif. La drogue de Monsieur Plus La cocaïne se trouve toujours associée aux loisirs mondains, au monde de la communication. Elle a gagné aussi les sphères professionnelles “banales” où son usage trouve une explication dans les exigences sociales d’efficacité accrue et de performance, et cela pour des activités de plus en plus diverses. À partir des années 1980, la cocaïne est devenue, en somme, le remède par excellence de l’inhibition, “le booster” de la performance, la drogue “in”, celle de l’aspiration à plus de richesse, d’insertion et de réussite sociale. La substance dopante qui permet de tout faire, activités physiques et intellectuelles. Bref, de “travailler plus”... Le culte de la performance, écrit Alain Ehrenberg, a opéré le passage de la liberté privée à une norme pour la vie publique, en faisant la synthèse de la compétition et de la consommation, mariant un modèle ultra-concurrentiel et un modèle de réalisation personnelle. Dans ce contexte, comment s’interroger sur la clinique de conduites addictives provoquées par une consommation régulière, voir abusive de cocaïne dans un contexte d’activité professionnelle ? Dans la société post-moderne, la notion de normalité semble devoir répondre aux exigences de l’image d’une vie vécue pleinement, semblable à celle que procurent les aventures dangereuses (performance, endurance, vitesse), en même temps qu’aux exigences de l’image de réussite personnelle et de bonheur. La conduite addictive a recours à l’agir afin de colmater tout sentiment d’incomplétude ou de tension qui provoqueraient le sentiment d’une souffrance psychique. Objet idéalisé La cocaïne serait donc cet objet idéalisé, qui a le pouvoir de résoudre magiquement l’inconfort qui pourrait provoquer la fatigue, la tristesse, l’anxiété, mais aussi la joie, l’excitation de sens ou l’accélération de capacités mentales. Le recours immédiat à cet objet devient une exigence pour atténuer provisoirement toute expérience affective vécue comme “débordante”. La complétude que l’on obtient dépendrait uniquement de l’effet du produit. L’évolution de la clinique, de la psychopathologie des addictions illustre les modifications de notions telles que la normalité, la transgression, les limites, l’interdit. Dans la société post-moderne, caractérisée par la disparition de l’ordre symbolique, le sujet est confronté au fait que c’est la société déréglée, qui est devenue hédoniste, et non l’inverse. Elle enjoint de jouir, de rechercher toujours plus le bonheur. Le sentiment de culpabilité, lié classiquement à l’interdit (drogues illicites, jeux d’argent, de sexe), apparaît désormais fondé sur cette injonction à trouver la jouissance coûte que coûte, “à en profiter”. Un déplacement qui conduit à une intériorisation de règles, et, en termes freudiens, à une hypertrophie du surmoi (qui fonctionne comme impératif de jouissance, aussi bien n que comme interdit. Vignette clinique Trop d’argent trop tôt Il a 39 ans, vit en couple, a 2 enfants (1 fille 4 ans, 1 garçon 2 ans). “Tout va bien”. Il se demande pourquoi il n’arrive pas à être heureux. Il aime son travail et il travaille 7 jours sur 7, 16-18 heures de travail). “C’est comme une drogue“ dit-il. Il n’arrive pas à ne rien faire. Il a plusieurs restaurants dans un quartier touristique de la capitale. En réalité, c’est une affaire de famille, car ses parents travaillaient dans la restauration. C’est au restaurant qu’il a passé son enfance : il y jouait, faisait ses devoirs et assistait aux disputes fréquentes de ses parents. Il a eu une éducation stricte (église, travail, famille). Un père distant, froid (il mène une double vie sans discrétion), une mère anxieuse, qui ne supportait pas qu’il s’éloigne d’elle. Il gagne beaucoup d’argent et s’installe dans une spirale sans fin. Il ne se voit arrêter qu’une fois tous les restaurant de la rue achetés. “Mon père sera obligé de regarder tout ce que j’ai fait.” Un ami, lui propose de la cocaïne. Il se dit qu’il a “le droit de s’amuser dans la vie”. Très vite, il s’installe dans une consommation solitaire, en dehors du travail, il prend l’habitude de “disparaître” pendant plusieurs jours et se retrouve dans un état d’épuisement total. Il se sent dans un état de tension permanent. Des signes inquiétants de paranoïa l’obligent à se méfier de son entourage. Il monte des pièges pour vérifier qu’on n’essaye pas de lui faire du mal (le voler, le tromper, le dénoncer...). Un suivi ambulatoire a permis une atténuation de ses symptômes. Il se dit prêt à continuer un long (et douloureux) parcours pour comprendre les raisons qui l’on poussé à “s’autodétruire”. Ces consommateurs “invisibles”, insérés socialement, qui bénéficient d’un mode de vie “normal”, ont les plus grandes difficultés à solliciter une aide thérapeutique car celle-ci implique qu’ils renoncent à une pratique de consommation qui n’avait pas d’autre finalité (dans un premier temps) que de réactiver les croyances narcissiques de l’invulnérabilité du moi... * Psychiatre à l’hôpital Paul-Brousse, Villejuif. 21 Le Courrier des addictions (10) – n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2008