La musique plus intense

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La musique plus intense
La musique plus intense
(bref extrait)
Paul Cézanne, La montagne sainte Victoire, 1904
Olivier-Pierre Thébault
2
« Ça ne veut pas rien dire. »
Rimbaud
A F. et P.,
Ce court texte analytique est extrait d’un livre en cours d’écriture dédié à
l’étude du Temps et de la musique, leur unité concrète et paradisiaque, dans les
lluminations d’Arthur Rimbaud. Il s’intitulera très probablement La musique
plus intense.
Qui n’éprouve pas, en tant que Dasein, en de pareils temps de détresse et
selon son rapport singulier au texte rimbaldien, le besoin fondamental de cette
poésie sans pareille, et de justifier, par la raison, l’impérissable signification de
sa musique ? Ainsi s’est présentée à moi l’intime nécessité qui a dirigé mon
enquête, et continue. Vous pourrez découvrir ici un exemple clair et
démonstratif de ma manière de procéder, ou plutôt de laisser être un texte, les
3
Illuminations, qui, me semble-t-il, n’a pas été vraiment lu1 – si ce n’est, par
fulgurantes éclaircies, et en même temps selon une continuité de fond, dans
l’œuvre inouïe de Philippe Sollers, en particulier depuis Studio.
« Villes :
L’afflux de la musique dans les Illuminations se fait plus sensiblement
sentir, quoique omniprésent dans l’ensemble des textes, dans Villes (II), sans
doute l’un des poèmes les plus riches – la grande richesse et l’intense musicalité
ne s’y retrouvant pas conjuguées par hasard. Puisqu’il s’agit de musique,
donnons à entendre cette pièce magistrale, soulignant cet afflux tout en
aiguillonnant sa captation émancipatrice dans l’esprit du lecteur par diverses
remarques qui viendront prendre la suite de cette lecture :
« Villes
Ce sont des villes! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et
ces Libans de rêve! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails
et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de
cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent
sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les
gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et
des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au
milieu des gouffres, les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de
l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement
des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques
évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes, une
mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes
orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, la mer
1
J’entends par là dans une quelconque publication. Cela ne veut pas dire que ces merveilles n’aient
pas trouvé des lecteurs discrets extrêmement pointus, pas plus pressés que cela de rendre leur savoir
public…
4
s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants, des moissons de
fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de
Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la
cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues
sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons
et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des
châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et
les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les
sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et, une heure, je suis descendu
dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la
joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les
fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver.
Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent
mes sommeils et mes moindres mouvements ? »
J’ai souligné ici de deux manières différentes : d’une part en italiques, les
nombreuses et variées indications de musique ; d’autre part en gras, l’indication
centrale que j’élucide de ce pas.
Centrale pourquoi ? Cette formule, « l’écroulement des apothéoses »,
vient conclure un premier mouvement liturgique de l’afflux de la musique. Dans
chacune des phrases précédentes, des chalets de cristal et de bois à
l’antépénultième phrase avant « l’écroulement des apothéoses », la musique
chante. Chacune de ces phrases est une phrase musicale « littéralement et dans
tous les sens » : la musique y est présente comme élément sémantique central
(faisant partie du « champ lexical »), et la phrase elle-même est musicale au sens
de la poésie pensante faite musique à hauteur de la clef de l’amour propre au
génie de Rimbaud, c’est-à-dire qu’elle est une phrase musicale selon cette
5
formule bien connue du solfège2, mais telle que Rimbaud la détourne, en étend,
avive et renouvelle la signification. Enfin, juste avant l’écroulement, il y a cette
phrase, l’antépénultième du premier mouvement, où la musique est absente – du
moins du lexique – : « Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges
l'ardeur du ciel pavoise les mâts. » Pavoiser et apothéose se font écho et disent
substantiellement le même triomphe, la même royauté (du divin, du ciel
enflammé d’ardeur), ce vers quoi convergent tous les sons de ce premier
mouvement que le lecteur est prié d’interpréter comme il l’entend (« adagio »
par exemple), ce qu’ils appellent et dans quoi ils trouvent leur accomplissement.
Ouvrons donc un dictionnaire : « pavoiser : 1 (marine) Garnir un bâtiment de ses
pavois et pavillons, 2 (par extension) Garnir de drapeaux les édifices publics, les
maisons, à l’occasion d’une fête, d’une cérémonie » ; « apothéose : du latin
apotheosis (« déification ») issu du grec ancien apotheosis, dérivé de theόs
(« dieu »). (antiquité) Action de mettre au rang des dieux. […] » Donc : le
premier mouvement se conclut par une élévation au niveau du divin, ce à quoi
répond l’ardeur du ciel signe de royauté (et qui donc sert de pavois, et
littéralement couronne toute la scène). Lorsque les apothéoses, que sont les
divers chants dont se tisse l’étoffe de cette première partie, s’écroulent, il faut y
lire que ces voix atteignant le ciel sont parvenues au maximum de leur portée,
elles cessent d’être audibles et retombent, mais elles ont atteint ce faîte, elles ont
porté jusque « là-haut », et c’est là la clef. L’ardeur du ciel leur répond comme
une vision enflammée pleinement accordée à cette musique tournoyante et
montante. Par la grâce de sa musique, le ciel et la terre sont intimement unis
dans cette très grande poésie. C’est une constante ésotérique des plus grandes
traditions que de vouloir unir le ciel et la terre, mais que la musique du Verbe –
2
« En musique une phrase est une partie d'une ligne mélodique ou d'une idée musicale naturellement
délimitée, significative du point de vue de la déclamation, de l'articulation et de la respiration.
Pratiquement les phrases sont composées de quatre et plus fréquemment de huit mesures. Par analogie
entre solfège et linguistique, on peut dire que la plus courte des phrases musicales peut être comparée
à une proposition alors que la plus élaborée sera une véritable phrase. » (d’après wikipédia)
6
et quelle musique ! – serve ainsi de trait d’union entre eux, surtout avec un tel
art, est extrêmement rare.
Mais revoyons maintenant tous les éléments de cette première phase :
« Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies
invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre
rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les
canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges.
Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des
oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au
milieu des gouffres, les Rolands sonnent leur bravoure. » Ce qui frappe l’oreille
et persiste dans l’écoute, c’est l’intensité des sons : un véritable cri global des
éléments invoqués s’élève, mais un cri mélodieux, le cri de l’évangile de la
nouvelle harmonie, qui comme l’ancienne est fille de la guerre et de l’amour, de
la force et de la beauté, d’Arès et d’Aphrodite ! A cette intensité bénie répond
celle des tons de l’ardeur du ciel. Précisons : il y a le bruit dû au mouvement des
chalets de cristal et de bois (il s’agit ici d’une sorte de funiculaire, ce qui était
alors une innovation à la pointe de la technique3…), le rugissement mélodieux
(c’est fort peu silencieux un rugissement !) de cratères volcaniques, une chasse
de carillons qui crient (carillon : « réunion de cloches accordées à différents
tons » ou « air qu’on exécute sur ces cloches »), la sonnerie de fêtes amoureuses,
des chanteurs géants dont le chant n’est sans doute pas sans puissance, et enfin
la bravoure des Rolands qui est aussi une sonnerie. Crissement, rugissement,
carillon, cri, chant, bravoure : est-ce assez clair ? Tous ces bruits sont proches,
par leur intensité, de ceux de la « fanfare atroce » dont nous avons ici tout un
développement imagé, métaphorique, car une telle perception des sons et sa
restitution dans le langage n’est possible que selon la méthode posée dans
Matinée d’ivresse, celle d’un Assassin !
3
Par exemple : le célèbre et pérenne câble car de San Francisco en Californie, conçu en 1873.
7
Deuxième mouvement : l’écroulement des apothéoses n’est pas à entendre
de façon négative, je l’ai dit, au contraire. L’ensemble de ces voix ou
apothéoses, décelées dans chacune des phrases précédentes, s’élève vers « les
champs des hauteurs », puis, comme tout son au bout d’une certaine portée,
retombe : cette retombée est « l’écroulement des apothéoses », mais retombée
alors que le faîte a été atteint. Dans ce deuxième temps qui s’ouvre et fleurit,
nous restons donc d’abord sur les hauteurs, sur cette cime du divin où toutes les
musiques et tous les chants se ressourcent. Nous sommes au-dessus du niveau
des plus hautes crêtes et cette source est « une mer troublée par la naissance
éternelle de Vénus », celle de l’amour4. On pourrait penser ici à un lac de haute
montagne comme il y en a, de nombreux, dans les Alpes, monts par ailleurs
présents au fil des Illuminations (« Madame établit un piano dans les Alpes »,
dans Après le déluge). Cette mer est « chargée de flottes orphéoniques et de la
rumeur des perles et des conques précieuses », nous dit le texte. Le mot
orphéonique mérite qu’on s’y arrête. D’après Littré, contemporain de Rimbaud,
il signifie : « Qui concerne la musique chorale populaire. Concours
orphéonique. » Ces « flottes orphéoniques » sont donc des flottes de navires sur
les ponts desquels s’exercent des concerts populaires, le chant même du peuple
(idée que l’on retrouve peu après avec les beffrois chantant « les idées des
peuples »). Ces flottes répondent aux mâts pavoisés par l’ardeur du ciel. Mais
dans « orphéonique », il faut entendre également le nom de l’immense poète
Orphée, celui dont la musique enchanteresse se révéla capable de contrer et de
renverser le cri déchirant des Sirènes et de délivrer des Enfers. Orphéonique
veut donc aussi dire d’un chant qui soit une véridique affirmation de la poésie,
comprenant et niant ce qui, pris de dépit et de ressentiment, sans cesse, la nie.
C’est à la fois le chant des peuples et de la très grande poésie.
4
Quant on sait l’importance de l’amour comme « clef » dans la poétique de Rimbaud, on comprend
mieux pourquoi Vénus se manifeste et fulgure si souvent (dans ce poème-ci deux fois !).
8
La rumeur intervient ailleurs, au moins trois ou quatre fois, dans les
Illuminations. Rien à voir avec la rumeur médisante des villages ! « Ô Rumeurs
et Visions ! » (Départ) ; « Et tandis que la bande5 en haut du tableau est formée
de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits
humaines, […] » (Mystique), etc. Je m’arrête un instant sur ce dernier parallèle
puisqu’on y trouve, comme pour notre expression de Villes, la rumeur des
conques, avec variation.
La conque est un coquillage très particulier. En effet, il s’agit d’un
instrument de musique à vent dans lequel on souffle, comme la corne ou la
trompe. Dans Villes [II], lorsque « les Rolands sonnent leur bravoure », ils
jouent de la corne, ce qui fait écho à la rumeur des conques. Plus subtilement, la
conque fait partie des huit symboles auspicieux du bouddhisme. En sanscrit
sankha, ou tibétain dundkar, elle est la trompe des héros dans la littérature
indienne épique. La conque Panchajanya « qui contrôle les cinq sortes d’êtres »
est l’un des attributs de Vishnu. Dans le bouddhisme, elle représente la voix du
Bouddha et son enseignement. C’est un instrument divin. Les conques sont donc
« précieuses » dans bien des sens, si l’on y réfléchit.
La rumeur est de la voix, du son. Le grec phonê ou l’hébreu qôl
permettent mieux de l’ouïr : ces mots ont le sens de son en général et de voix
(animale, humaine). Rimbaud parle de la rumeur des villes ou de celle de la mer.
Plus généralement, il s’agit du chant ou de la voix, de la Nature et de l’Esprit.
En lui, ils dansent, s’assemblent et jouent. Rimbaud entend leur jeu – qu’il est
lui-même – et le restituant dans les mots, il s’en fait l’instrumentiste tout autant
que le chef d’orchestre. L’orchestration de ses phrases musicales est avant tout
leur orchestration universelle telle que l’entend sa singularité fondamentale, telle
5
Quant au sens de ce petit mot, songez à l’expression « bande de musique rare » que l’on trouve dans
Vagabonds. Pensez également à l’anglais « a band » qui désigne une compagnie de musicien (en
français aussi, quoi que sans doute plus rarement).
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que celle-ci sait répondre à l’appel fabuleux de leur bonne nouvelle. Mais
poursuivons plus avant.
Nous restons un temps sur la hauteur. Plusieurs expressions successives,
de phrase en phrase, le signalent : « les champs des hauteurs », « Au-dessus du
niveau des plus hautes crêtes », « les versants », « montent des ravines », « Làhaut ». Pourtant, le concert reprend et même redouble sa cadence. Les termes et
leur intensité sont ici similaires à ce qui a lieu dans le premier mouvement.
Donc, cette fois il y a : mugissement, sanglot, hurlement, chant,
surgissement de « la musique inconnue », élans, effondrement du paradis des
orages (quel rutilant tintamarre !), à nouveau fête et chant. Que j’inclue les
élans6 dans ce registre pourrait surprendre, pourtant le second sens de ce mot
dans le dictionnaire Littré est bien « élan de la voix », ce qui concorde
parfaitement.
Ce mouvement commence par une descente : « Sur les versants… », bien
que nous restions encore un certain laps sur les hauteurs parmi la floraison des
éléments divins, avant de redescendre vers les hommes en liesse. Tout de suite,
il est question de fleurs qui mugissent, comme dans le premier mouvement
rugissaient les vieux cratères. Viennent ensuite des ravines, sillons creusés dans
la terre sur les versants des montagnes, causés par l’érosion des pluies, puis de
cavernes, de beffrois, de châteaux, de bourgs, et même d’une ville, Bagdad, la
rayonnante cité de l’Orient en son antique jeunesse…
Soulignons et savourons ce passage plus silencieux entre deux chants
violents (au sens d’une violence de paradis) : « Des cortèges de Mabs en robes
rousses, opalines, montent des ravines [on les entend…]. Là-haut, les pieds dans
6
Le mot élan intervient une autre fois, dans Génie : « Nous avons tous eu l'épouvante de sa
concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion
pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie... »
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la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane [même remarque]. » L’imaginaire
féminin de Rimbaud est toujours extrêmement riche, démultiplié, foisonnant, la
diversité du féminin étant en quelque sorte le pendant de celle de la Nature, ce
que tout être qui « s’est reconnu poète » – comme dit Rimbaud –, ou du moins a
découvert et ouvert en lui « l’être poétique de l’homme » – comme dit
Baudelaire – sait. Ici, « les Mabs en robe rousse », poème mouvant du féminin
féerique, méritent qu’on s’y arrête. Mab, en anglais « queen Mab » – car si celleci est une fée, elle n’en est pas moins une reine –, est un personnage de
Shakespeare. En effet, Mercutio dans Roméo et Juliette, Acte I, scène 4, décrit la
fameuse « queen Mab », concluant, ce qui relève sa toute puissante féerie :
« And in this state she gallops night by night / Through lovers’ brains, and then
they dream of love […] » (je souligne). Elle fait rêver d’amour ! De cet amour
dont Shakespeare nous dit ailleurs : « It music be the food of love […]», c’est-àdire que, tout comme Rimbaud après lui, il relie dans l’essentiel l’amour et la
musique. Nos Mabs en robe rousse sont un amour de rêve, elles distillent dans
l’air du soir le grand rêve de l’amour, imprégné et nourrit de musique. Le rêve,
l’amour, la musique, telle est la portée symbolique de ces curieuses dames en
cortège, c’est-à-dire en petite cour cérémonieuse. Chose qui n’est pas déplacée
s’agissant de reines, n’est-ce pas ? Leur couleur est opaline, soit d’un « vert
moyen, pâle et laiteux, tirant légèrement sur le bleu », ce qui n’est pas sans
harmonie avec la mer et le ciel ici omniprésents, comme la Nature, elle qui,
puissante et bienveillante, élève le poète dans ses bras. On notera également
l’accord parfait de ce vert et de leurs robes rousses, contraste délicieux.
Vient ensuite la divine et insolente tétée. Voit-on souvent, ailleurs qu’en
poésie, mais même en poésie, des cerfs – eux qui, bramant, sont doués pour le
chant… – téter une déesse, et pas n’importe laquelle, leur déesse, celle de la
chasse et des animaux des bois. Qui ne rêverait pas, comme Rimbaud ici, d’être
l’un de ces cerfs de Diane ? L’érotisme, qui comme l’a dit Bataille, est
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« l’approbation de la vie jusque dans la mort » – et ici il s’agit du lait nourricier
de la déesse, fortifiant la vie et préservant des ombres de la mort – n’atteint-il
pas, en ce point musical, une sorte de comble discret ? Enfin, outre cet aspect
érotique, présent dans ce poème comme dans d’autres (H, Bottom, Being
Beauteous, etc.), il faut rappeler à son tour que Diane, en grec Artémis, n’est
autre que la déesse kourotrophôs7, c’est-à-dire celle qui accompagne et initie les
petits animaux et les enfants jusqu’à l’âge adulte (par exemple en les allaitant).
Nous ne sommes pas surpris de voir alors poindre explicitement l’élément
dionysiaque, violemment érotique là aussi : ce sont « les Bacchantes des
banlieues ». Leurs sanglots n’ont rien à voir avec « les sanglots longs » des
sinistres sentinelles de la mélancolie, mais elles en sont l’exact contraire : les
larmes chaudes, bouillantes, les cris et tremblements du délire, la commotion de
l’être entier à l’émotion attaché, la douceur et la discrétion de l’extatique.
C’est alors que revient Vénus, entrant cette fois-ci dans « les cavernes des
forgerons et des ermites », ce qui donne, au niveau du son, un contraste essentiel
entre le bruit métallurgique (rappelons que Vénus, alias Aphrodite, est femme
d’Héphaïstos le boiteux, patron des forgerons…) et le recueillement silencieux
des ermites. D’une occurrence de Vénus l’autre, la palette de la diversité du
féminin chez Rimbaud fait signe, puisant ses fastes dans la mythologie grecque
et chez Shakespeare.
Après ce versant divin (fées, reines et déesses) du deuxième mouvement
principal, celui-ci se prolonge par la descente dans l’univers humain transfiguré,
autrement dit il se subdivise, ou plutôt entrons-nous dans un troisième
mouvement, final.
7
Mot qui se compose de kouros ou koros, enfant, jeune guerrier, et trephô, nourrir…
12
Troisième mouvement :
Un nouveau mouvement s’esquisse en effet à partir des forgerons et des
ermites. L’ensemble du poème se scinde ainsi en trois mouvements : de la
seconde phrase à l’ardeur du ciel, puis de celle-ci – avec la naissance éternelle
de Vénus – jusqu’à la seconde occurrence de Vénus, et enfin de celle-ci à la
conclusion qui rejoint le début par l’évocation du rêve. Nous voyons ainsi que si
Vénus est nommée deux fois, c’est que sa double évocation – sa naissance
éternelle et son envoi dans le monde –, rythme l’action du poème dans son
ensemble. En un certain sens, tout va vers cette magnétique Beauté et tout en
provient.
Je rappelle désormais les éléments musicaux de ce troisième mouvement,
se prolongeant dans les arcanes du monde humain : « Des groupes de beffrois
chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique
inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le
paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit.
Et, une heure, je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où
des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse,
circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se
retrouver. » Les légendes (cf. « les légendes du ciel » dans Fairy, jouant « pour
l’enfance d’Hellène », l’enfance de la pure Beauté) ne sont pas directement de la
musique, ce pourquoi je ne les ai pas soulignées. Toutefois, elles rejoignent ici la
rumeur et les élans, c’est-à-dire de la voix qui se répand dans les airs, qui
circule magnifiquement ; si, en première lecture, immédiate, elles ne semblent
pas participer du registre des sons, elles s’y inscrivent bien en définitive,
viennent nourrir ce mouvement débordant. Je reprends par ces groupes de
beffrois qui chantent les idées des peuples. L’idée est eschatologique et déjà
intimement présente au verbe à la fin d’Une saison en enfer : « Quelques fois je
vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie […] » En
13
cette fête qui a cours se rassemblent toutes les nations, les idées des peuples, en
liesse. Voilà qui s’inscrit à merveille dans la veine ramifiée du biblique. Quant
au beffroi, ancienne orthographe beffroy (13ème) ou berfroi (12ème siècle), il vient
du moyen haut allemand berevrit, « ce qui garde la paix, la sécurité », mot forgé
sur l’alliance de l’allemand bergen, « sauver, mettre en sûreté » et frieden,
« paix ». Au sens où l’emploie Rimbaud, il désigne très probablement ces tours
de garde contenant une cloche à usage communale, non religieux. Les beffrois
qui chantent sont des cloches qui sonnent, par celles-ci la pacifique promesse
des peuples harmoniques rejoint le feu rose, mauve et orange du ciel rayonnant
d’ardeur. Comme le note Rimbaud, dans Phrases – encore une fois, tout dans sa
poésie, comme dans son âme éternelle, se tient, ce qui à mon sens n’a pas été
assez vu, conçu, affirmé, martelé – : « Tandis que les fonds publics s’écoulent
en fêtes de fraternités, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages. », ou
dans Génie : « Si l’Adoration s’en va, sonne, sa promesse sonne […] », etc.
C’est alors que surgit la phrase sans doute la plus mystérieuse de ce poème :
« Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. » Le château bâti tout en
os est un conte populaire8, et comme Rimbaud se réfère lui-même à cette
littérature enfantine et féerique, du genre de celle qui se lisait autrefois lors des
veillées (thème cher à l’auteur des Illuminations...), je ne vois rien d’illogique à
poser comme hypothèse cette provenance fabuleuse de la formule et d’y
renvoyer. Dans ce conte d’antan donc, un père, qui a trois fils, propose à ceux-ci
de donner son royaume à celui qui se montrera capable de bâtir un château tout
en os. Notons déjà que le troisième fils, le plus jeune, est taciturne et amoureux
des veillées. Les deux plus âgés échouent, non pas à construire le château, mais
à le conserver. En effet, une fois celui-ci bâti, ils le laissent sans surveillance le
temps d’aller chercher leur père, mais lorsqu’ils reviennent, le château se trouve
8
Confère les Contes merveilleux des pays de France, de Dagmar Fink, recueillant des contes
populaires de diverses régions, le plus souvent dans des versions issues du 19ème siècle (d’après
l’introduction).
14
alors avoir mystérieusement disparu, anéanti. Le troisième, lui, enfant singulier
et ingénieux, veille sur le château. Il découvre ainsi la bête qui détruisit pendant
leur absence les édifices construits successivement par ses frères. Il blesse
l’animal avec son sabre, le suit à la trace grâce au sang que répand sa blessure,
trouve sa tanière, le tue en même temps que sa mère, et enfin, délivre une
princesse qui vivait là, recluse, prisonnière des stratagèmes inhumains de ces
vilaines bêtes. Le fils bienheureux, le benjamin, de son nom Luduenn, reçoit
ainsi la royauté de son père, en même temps que l’aimée et le château bâti en os.
Thèmes dont la conjugaison est pleine de force et résonne assez bien avec le
goût qu’exprime Rimbaud dans les Illuminations, dont il n’est pas inopportun de
rappeler que l’une s’appelle Conte, ou une autre Veillées. Ce petit conte en tout
cas a pu frappé Rimbaud enfant, lors de veillées – hypothèse qui n’engage que
moi –, d’où son choix, émané du souvenir, de cette formule magnifique : le
château bâti en os. Reste l’épineux problème de cette musique inconnue qui
échappe de telles constructions… Vu le fil qui court dans tout ce passage
consacré à l’élément humain transfiguré, j’aurai tendance à croire que cette
musique inconnue ne désignerait rien d’autre que les concerts et les fêtes, leurs
voix, ayant lieu dans ces châteaux. Notons enfin l’emploi au pluriel de la
formule le château bâti en os. En effet, c’est l’une des habitudes de l’auteur des
Illuminations que d’employer au pluriel des termes empruntés à la littérature
(qu’il s’agisse des Grecs, de la Bible, de Shakespeare, de la littérature française
classique ou des contes populaires) : les Mabs, les Solymes, les Sodomes, les
Rolands, etc. La complexe richesse du multiple fait ainsi signe dans l’unité du
Verbe qui l’engendre, la reçoit, la fonde.
La fin du mouvement revient à son tour : « Toutes les légendes évoluent
et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les
sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et, une heure, je suis descendu
dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la
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joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les
fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver. » Cette fête de nuit
évoque celle dont il est question dans Vies : « A quelque fête de nuit dans une
cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. » C’est dire
si elle est le signe d’une intense Volupté. Quant aux autres éléments restant, ils
évoquent par exemple Parade, autrement dit une scène burlesque donnée « par
les bateleurs à la porte de leur théâtre pour piquer la curiosité des passants et
s’attirer des spectateurs » (d’après Littré, cinquième sens du mot parade). Parade
est du même registre qu’opéra (« Je devins un opéra fabuleux », dans Alchimie
du verbe), comédie (« L’ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses
Idylles », dans Scènes), ballet (« Puis un ballet de mers et de nuits connues, une
chimie sans valeur, et des mélodies impossibles », dans Soir historique), ronde
(« Rondes sibériennes », dans Fête d’hiver), etc., bref du théâtre mis en
musique, une théâtralisation musicale de la vie. D’où la chute de Parade : « J’ai
seul la clef de cette parade sauvage », où clef, comme pour la clef de l’amour,
est aussi à entendre, et volontairement dans l’esprit de Rimbaud, en son sens
musical (c’est-à-dire qu’il détient la tonalité d’ensemble de cette parade, son
la…). La sauvagerie de Parade se retrouve ici où il est bien question de
sauvages qui dansent sans cesse ; de même le mot « paradis » scintille dans un
contexte pareillement tinté d’une belle violence dans ces deux poèmes, Parades
et Villes (II).
Final : La symphonie, avec ses trois (ou quatre) mouvements a fait son
remuement dans les profondeurs de l’âme éternelle de Rimbaud et est venue
d’un bond, par le biais illuminant de la sobre inspiration sacrée, sur la scène de
papier, d’encre et de pensées. La conclusion sonne, renvoyant au « rêve » du
début : « Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où
viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? »
Quels bons bras ? Serait-ce ceux d’une aimée ?
16
Quelle belle heure ? Serait-ce celle où s’estompent, nuitamment, les plus
féeriques veillées ?
Quelle région ? N’est-ce pas celle d’où provient le poème, trouvant son
lieu en l’âme de Rimbaud et lui instillant ses rêveries éveillées de promeneur
solitaire déambulant en lui-même à travers les paysages et les siècles. Elle ne se
limite en rien à une géographie, ce pourquoi elle sait se jouer de tous les lieux
pour se représenter picturalement, vocalement et musicalement, comme dans
cette pièce que nous venons d’entendre, Villes (II). Cette région, source
méconnue antérieure à toutes choses, serait le langage lui-même, structurant le
grand songe du Voyant. Ô allègres Alleghanys et libidineux Libans ! Que de
nobles rêves dorment dans l’encre qu’une seule étincelle du Verbe suffit à
éveiller. »
Olivier-Pierre Thébault, juin 2010