Doubly-redoubled Doubly-redoubled : Richard et Richard

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Doubly-redoubled Doubly-redoubled : Richard et Richard
Doubly-redoubled :
Richard et Bolingbroke,
frères de sang et de larmes
Sophie Lemercier-Goddard
Ancienne élève de l'École normale supérieure Fontenay-Saint-Cloud, agrégée de l'université, maître de conférences à l'ENS lettres et Sciences humaines de Lyon
(enseignement : littérature de la Renaissance ; méthodologie du texte et de l'image), elle a soutenu une thèse sur l'esthétique gothique et fantastique dans le théâtre de Shakespeare, en janvier 2003, sous la direction de François
Laroque, Paris III-Sorbonne Nouvelle. Elle est également
membre du séminaire Renaissance dirigé par François Laroque (Paris III, équipe IRIS) et de l'équipe SEMA-LIRE à
l'ENS lsh dirigée par Frédéric Regard, qui travaille sur les
récits d'exploration du Nouveau Monde.
À l'image du seau vide et du seau plein qui montent et descendent
alternativement dans le puits, Richard II s'articule autour d'une série
d'oppositions. Le conflit entre Richard et Bolingbroke, deux cousins
que tout distingue, de leur tempérament à leur conception du pouvoir
ou du langage1, se retrouve dans la dramaturgie spatiale de la pièce
qui multiplie les déplacements verticaux et les différences de niveaux
grâce notamment au trône surélevé qui domine les premières et dernières scènes, illustrant ainsi clairement l'argument principal : l'élévation d'un prétendant au trône moyennant la chute du roi légitime. L'alternance de scènes publiques et privées dans les deux premiers actes
1. James Calderwood (Shakespearean Metadrama, 1971) oppose la langue moderne, utilitaire et scientifique de Bolingbroke à celle sacrée, poétique et médiévale de Richard, 162 ;
Katharine Eisaman Maus (Norton Shakespeare, 1997), dans son analyse des liens entre
langage et pouvoir, oppose la naïveté de Richard au machiavélisme de Bolingbroke, 947.
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Lectures d'une œuvre : Richard II
donne une image contradictoire de Richard tandis que les jeux de miroirs de part et d'autre de la pièce, notamment dans la structure symétrique des deux scènes de jugement, renforcent ce contraste visuel. Les
images et concetti qui dominent la pièce privilégient les figures d'opposition comme les antithèses, chiasmes ou oxymores1. L'image des deux
seaux illustre doublement, sur un plan stylistique et dramaturgique,
ce qui apparaît comme une poétique de la rupture. Emblème de l'opposition politique entre les deux rivaux où l'on peut déjà lire les prémices
des difficultés que rencontrera Henry IV et qui précipiteront sa chute
(car le seau vide au sommet n'a d'autre fonction que de redescendre au
fond du puits), l'image choisie par Richard prend à contre-pied les circonstances graves et cérémonielles de cet anti-couronnement : dans un
renversement carnavalesque, Richard délaisse l'image biblique des
deux plateaux de la balance déjà employée par le jardinier dans la
scène précédente2 et a recours à une image proverbiale, choisissant à
dessein un objet du quotidien peu évocateur pour évoquer sa propre
désacralisation. La métaphore poignante des deux seaux associée à la
valeur emblématique du tableau vivant que forment en cet instant
Richard et Bolingbroke, figés, tenant à bout de bras la couronne, point
de convergence de tous les regards sur scène et parmi le public, permet
de superposer un instant texte et image, le seau et la couronne, en
dépit de leur symbolisme opposé. La destitution de Richard s'organise
autour de deux objets symboliques qui tous deux mettent en scène
l'absence. Commencée avec l'évocation des deux seaux (l'un vide, l'autre invisible), la cérémonie s'achève avec un miroir qui ne reflète ni le
désespoir d'un roi déchu, ni sa grandeur passée (IV.1.277-84), avant de
joncher le sol, brisé en mille éclats. La scène du miroir prolonge donc
cette poétique de la rupture dans une pièce qui se nourrit de contrastes, d'oppositions, de rivalités, de duels, de dissonances. Pourtant le
symbolisme du miroir, dont les résonances politiques et philosophiques
s'étendent à toute la pièce3, insiste aussi sur les échos, les ressemblances, sans lesquelles il n'est pas d'opposition possible. « Is this the face...
That was at last outfaced by Bolingbroke? », s'interroge Richard face
au miroir (IV.1.285-86). Si outface souligne la défaite de Richard et
l'aplomb de l'usurpateur (OED, sens 1 et 4), le préfixe évoque aussi
1. Voir aussi la multiplication des verbes construits avec le préfixe privatif : « undeaf »
(II.1.16), « uncurse » (III.2.137), « unsay » (IV.1.9), « undo » (IV.1.203), « unkinged »
(IV.1.220, V.5.37), « unkiss » (V.1.74).
2. Ps, lxii.9, Job, xxxi.6.
3. Voir Marie-Madeleine Martinet, Le Miroir de l'esprit dans le théâtre élisabéthain, 1982.
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Doubly-redoubled : Richard et Bolingbroke, frères de sang et de larmes
littéralement une substitution, comme si le reflet du visage de Richard
s'effaçait pour laisser place au visage de son successeur, dans la tradition du Mirror for Magistrates (1555-1587), où les noms se succèdent
pour ne raconter qu'une seule et même histoire, « sad stories of the
death of kings » (III.2.156), dont celle de Richard destitué par Bolingbroke. Sans nier les différences qui opposent Richard et Bolingbroke et
les deux conceptions du monde qui en résultent1, la scène du miroir
nous incite à reconsidérer leur antagonisme : malgré la question du
pouvoir qui les divise, les cousins sont moins frères ennemis que reflets
inversés l'un de l'autre, frères de sang et de larmes, doubles que même
la mort ne saura séparer.
Le Miroir des Princes
Le miroir que requiert Richard lors de sa déposition invite à voir
Bolingbroke comme le double du roi déchu plutôt que son rival. La
prise du pouvoir par Bolingbroke se lit comme un subtil échange de
rôles, qu'annonce déjà la scène où Richard se rend sur le lit de mort de
Gaunt en lieu et place du fils exilé, dans l'impossibilité de soutenir son
père en ses derniers instants. Dans ce qui constitue une scène de piété
inversée où le fils humble et soumis est remplacé par un neveu cruel et
cynique qui n'a que morgue pour son oncle mourant, Richard prend la
place de Bolingbroke. La saisie des biens et possessions des Lancastre
qui suit immédiatement l'annonce de la mort de Gaunt s'inscrit dans la
même logique : Richard usurpe les droits de son cousin sur un plan
privé, le privant d'abord de ses droits familiaux, puis sur un plan public, le privant de ses droits juridiques. La réponse de l'intéressé ne se
fait pas attendre : fils et héritier sans droits, Bolingbroke revient en
Angleterre pour prendre la place de Richard et devient à son tour
usurpateur lorsqu'il s'empare de la couronne. En dépit de son statut de
roi légitime et victime, c'est pourtant Richard qui se présente comme
un usurpateur lors de sa propre déposition : « I have no name, no
title; / No, that name was given me at the font, / But 'tis usurped »
(IV.1.255-57). Richard devient alors un homme sans nom, comme Bo1. E.M.W. Tillyard voit dans la prise de pouvoir de Bolingbroke la victoire de la modernité,
qui signalerait le passage du Moyen Âge, représenté par le « formalisme » de Richard et
son goût du cérémonial, à la Renaissance (Shakespeare's History Plays, 1948). Dans une
relecture néo-historiciste de la pièce et du conservatisme de Tillyard, G. Holderness voit
au contraire Richard incarner les tentations absolutistes qui sont celles d'Élisabeth à la
fin de son règne, tandis que Bolingbroke incarne un mouvement de réaction féodale
(Shakespeare Recycled, 1992, 56).
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Lectures d'une œuvre : Richard II
lingbroke, qui en cet instant précis, n'est déjà plus Hereford (II.3.70 ;
113-14) mais pas encore Henry IV (IV.1.115). La cérémonie de déposition voit s'opposer deux traîtres à la cause du roi, Bolingbroke, « foul
traitor to proud Hereford's king » (136), et Richard, « I find myself a
traitor with the rest » (248). Si politiquement Bolingbroke prend la
place du roi déchu en recevant la couronne des mains de Richard, ce
dernier prend symboliquement, dans la même scène, la place de Bolingbroke en réduisant le futur roi au silence : « Mark, silent King, the
moral of this sport » (IV.1.292). Richard refuse de suivre le scénario
écrit par Bolingbroke (228-71), et de principal acteur, il devient bientôt
le metteur en scène de sa propre déposition (« Let it command a mirror
hither straight », 265), concédant à Bolingbroke le statut de simple
spectateur. Le sacre d'Henry IV, censé se dérouler dans le temps dramatique qui sépare la fin de l'acte IV de la scène 2 de l'acte V (V.2.39),
n'est pas seulement absent de la pièce, ce qui s'explique naturellement
par la censure politique et religieuse qui interdit la représentation de
tout sacrement sur scène ; cette cérémonie se voit supplantée par l'anti-couronnement de Richard où le vaincu vole la vedette au vainqueur.
La réticence des amis ou ennemis de Bolingbroke à appeler le « newmade king » par son titre dans les deux scènes suivantes1 confirme
l'effacement de l'événement, tout comme la première apparition d'Henry IV : c'est un père inquiet des déboires de son fils qui se présente à
ses sujets, et non un souverain soucieux de résoudre la crise politique
qu'affronte son royaume. Absent du temps scénique, le couronnement
semble disparaître aussi du temps dramatique, comme s'il n'avait jamais existé.
Ces échanges de rôles, qui culminent dans la scène du miroir, illustrent certes le transfert de pouvoir du roi déchu à son successeur, mais
ils évoquent aussi la tradition médiévale du Miroir des Princes, speculum principis, ces traités d'éducation qui avaient pour but d'enseigner
aux Princes l'art de la bonne gouvernance en leur proposant comme
modèles certains parcours exemplaires. En dépit de leurs faiblesses
respectives, politique ou institutionnelle, le portrait croisé des deux
cousins ancre Richard II dans cette tradition littéraire. Les deux
hommes ont plus d'affinités qu'on ne le croit et ils offrent, de biais,
« eyed awry », le portrait des Princes de la Renaissance, « set as it were
1. Ernst H. Kantorowicz (The King's Two Bodies, 1957), donne plusieurs exemples de l'importance primordiale des titres des personnes dans les procès étudiés, 14.
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Doubly-redoubled : Richard et Bolingbroke, frères de sang et de larmes
on stages in the sight and view of all the world1 ». On résume trop souvent Richard II à la confrontation entre un roi poète, roi acteur plus
attentif à la mise en scène de son pouvoir qu'aux conséquences politiques de ses décisions (III.3.133-35), et son rival, pragmatique, homme
de peu de mots, qui préfère l'épée à la rhétorique (I.1). Le départ et le
retour triomphal de Bolingbroke montrent pourtant un habile acteur
et metteur en scène (« the craft of smiles », I.4.28, « a well-graced actor », V.2.24), qui ne laisse rien au hasard. Texte (remerciements chaleureux), gestuelle (révérences et salut obséquieux), costume (coiffe
modeste ou tête nue), effets de contraste dans le scénario (les plus
humbles courbettes sont réservées aux plus pauvres [I.4.27] tandis que
l'entrée dans Londres voit se succéder aux cris de joie qui saluent l'arrivée de Bolingbroke le silence glacial qui accueille Richard) sont les
différentes composantes de ces mises en scène réussies2.
La rhétorique, pas plus que l'art dramatique, ne sont l'apanage de
Richard. Les forces militaires en présence semblent a priori renforcer
le contraste entre les deux rivaux. Suite à la désertion de ses troupes,
le « roi poète » invoque tour à tour une armée de pierres censée faire
trébucher les soldats rebelles (III.2.24-25), une armée d'anges
(III.2.60-61), une armée de malheur enfin, « Armies of pestilence »
(III.3.87), tout aussi hypothétiques les unes que les autres et de plus
en plus vagues dans leur désignation. Face à Richard et ses soldats
imaginaires, Bolingbroke est à la tête d'une armée bruyante et scintillante, décrite avec précision par les amis et ennemis du rebelle :
« With eight tall ships, three thousand men of war » (II.1.286),
« self-borne arms » (II.3.80), « ostentation of despised arms » (95), « in
braving arms » (112 ; 143), « these arms » (152), « shrewd steel »
(III.2.59), « hard bright steel and hearts harder than steel » (111), « all
your southern gentlemen in arms » (202), « our fair appointments »
(III.3.53), « glittering arms » (116), « barbed steeds » (117). Si le contraste entre l'armée imaginaire du roi et l'armée de fer de Bolingbroke
1. Discours d'Élisabeth devant son Parlement en 1586, cité par Stephen Greenblatt,
« Invisible Bullets: Renaissance Authority and its Subversion, Henry IV and Henry V », in
Political Shakespeare, A. Dollimore & A. Sinfield (éds.), 1994, 44.
2. Voir aussi L. Tennenhouse, Power on Display, 1986 : « it is Henry IV rather than Richard
in whom Shakespeare invests the power of the artist, not a power detached from matters
political, that is, but the power to incorporate disruptive cultural elements within the official rituals of state », 81. Si l'entrée à Londres et la scène du pardon (V.3) témoignent en
effet des talents de metteur en scène d'Henry IV, la destitution de Richard (« Henry successfully stages Richard's resignation of the crown », ibid.) nous semble un exemple beaucoup moins probant, cf. supra.
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