beneficier sans payer – comment l`industrie peut lutter
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beneficier sans payer – comment l`industrie peut lutter
f BENEFICIER SANS PAYER – COMMENT L’INDUSTRIE PEUT LUTTER CONTRE LE FLÉAU DU PIRATAGE EN LIGNE Andrew Keen Étude sponsorisée par ICOMP (Initiative for a Competitive Online Marketplace) Octobre 2013 Sommaire Résumé analytique ...................................................................................... 1 Les contenus en ligne : le meilleur et le pire des âges ................................... 3 Internet a grandement facilité l’accès des consommateurs aux contenus en ligne .............. 3 Les canaux légaux d’accès aux contenus en ligne se développent ..................................... 6 Malgré ces avancées, une grande part des contenus créatifs en ligne sont piratés ............. 8 Les véritables coûts : la prolifération des contenus en ligne piratés est dommageable pour les créateurs, les consommateurs et l’économie ......................................................... 11 Bénéficier sans payer ................................................................................. 15 Modèles d’activités qui sous-tendent les atteintes aux droits d’auteur ............................... 15 L’impact du piratage en ligne sur l’innovation, la créativité et la concurrence..................... 17 Le paradoxe Google .......................................................................................................... 19 Le cadre juridique ...................................................................................... 24 Tirer parti de la législation en vigueur ................................................................................ 24 Des efforts récents de réforme législative .......................................................................... 25 - Loi HADOPI ................................................................................................................. 25 - Loi britannique relative à l’économie numérique (Digital Economy Act) ....................... 26 Présentation de solutions volontaires, à l’initiative du marché ................... 28 Le « Copyright Alert System » ........................................................................................... 28 Meilleures pratiques volontaires des prestataires de services de paiement ....................... 29 Lignes directrices des meilleures pratiques pour les réseaux publicitaires ......................... 30 Solutions technologiques ................................................................................................... 32 L’importance de la concurrence ......................................................................................... 33 Principes directeurs relatifs aux initiatives pour l’avenir ............................. 34 Conclusion ................................................................................................. 36 Résumé analytique Une épidémie se propage dans notre économie créative : la multiplication incontrôlée d’entreprises en ligne fondées sur le piratage. À bien des égards, elle nuit gravement à notre économie créative et appauvrit notre culture. Le présent rapport a pour objectif d’examiner comment l’industrie peut contribuer à définir les principes fondamentaux qui permettront de la juguler. Il s’intéresse tout d’abord aux données récentes qui évaluent l’impact d’Internet, tant positif que négatif, sur les artistes, les interprètes et autres créateurs. Puis, il étudie les principaux modèles d’activités des diffuseurs de contenus en ligne piratés et comment ces distributeurs illicites s’appuient souvent sur des services intermédiaires légitimes – comme les moteurs de recherche, les réseaux de publicité en ligne et les services de traitement des paiements – pour « bénéficier sans payer », c’est-àdire pour faire de l’argent sur les œuvres volées. Enfin, il analyse les mesures législatives et les mesures à l’initiative du marché destinées à lutter contre le piratage en ligne et présente une liste de principes sur lesquels pourraient s’appuyer les efforts consensuels mis en œuvre par l’industrie pour éradiquer le piratage en ligne. Cette analyse mène à trois principales conclusions : Une action efficace exige une collaboration. Les intermédiaires en ligne – comme les réseaux publicitaires, les prestataires de services de paiement, les prestataires de services de recherche ou les réseaux sociaux – ont un rôle précieux dans la dynamisation de l’innovation et du commerce sur Internet et bénéficient directement de l’ampleur de l’offre de contenus en ligne licites, de haute qualité. Dans le même temps, nombre de sites portant atteinte aux droits d’auteur s’appuient sur de tels services pour assurer le bon fonctionnement de leurs activités illicites. En raison des préjudices considérables que le piratage de contenus cause à l’économie et à la société, les propriétaires de contenus et les intermédiaires en ligne ont un intérêt commun de long terme : lutter contre le piratage en ligne. La législation ne suffit pas. Si la législation en vigueur définit les règles de base qui régissent les droits et responsabilités respectifs des propriétaires de contenus et des intermédiaires dans l’environnement en ligne, elle n’a pas permis à elle seule d’empêcher les atteintes aux droits d’auteur en ligne. Faire évoluer la législation de façon efficace, mais suffisamment souple, s’est révélé de plus en plus difficile en raison de la rapidité des évolutions technologiques et de l’ampleur des intérêts commerciaux et sociaux liés aux flux de données qui transitent sur Ies réseaux. À ce stade, les mécanismes volontaires et les saines pratiques de l’industrie destinés à décourager le piratage en ligne semblent de loin préférables. La concurrence est importante. La position dominante d’une seule société, Google, sur plusieurs des marchés clés – y compris les marchés de la recherche en ligne, des vidéos et de la publicité – utilisés pour faciliter les contrefaçons nuit à l’efficacité des mécanismes volontaires. Elle constitue un problème important, car la société Google n’est pas soumise à des pressions du marché l’incitant à modifier ses comportements et peut avoir effectivement des raisons de perpétuer le statu quo. Les concurrents de taille modeste ne peuvent assumer des charges supplémentaires si Google refuse d’en prendre sa part, et l’absence de concurrence peut également freiner l’émergence de technologies, pratiques ou modèles d’activités à caractère novateur, susceptibles d’être plus efficaces dans la lutte contre le piratage en ligne. BENEFICIER SANS PAYER – 1 De récentes initiatives, nées sous la poussée du marché, réunissent des créateurs et des intermédiaires en ligne. Elles commencent à produire des résultats prometteurs dans la lutte contre le fléau du piratage en ligne. Bien qu’il soit trop tôt pour identifier celles qui seront couronnées de succès, il n’est pas trop tôt pour en tirer les enseignements. Le présent rapport propose que les efforts d’élaboration de ripostes efficaces au piratage en ligne s’appuient sur les principes suivants : 1. Les titulaires de droits d’auteur et les intermédiaires en ligne ont pour intérêt commun de long terme de promouvoir l’accès des consommateurs aux sources de contenus légitimes et de lutter contre le piratage en ligne. 2. La mise en œuvre de solutions doit respecter la législation en vigueur, les exceptions aux droits d’auteur et aux droits voisins (qui, aux États-Unis, sont désignées par le concept de « fair use »), la vie privée et la liberté d’expression ainsi qu’assurer la préservation d’une saine concurrence et des garanties prévues par la Loi. 3. Les titulaires de droits d’auteur et les intermédiaires en ligne doivent concevoir des solutions qui favorisent la transparence et qui mettent en œuvre des mesures efficaces et avantageuses. 4. Des ripostes graduées peuvent être plus efficaces tout en préservant les intérêts des consommateurs. 5. La « charge contre le piratage en ligne » doit être conduite par les principaux acteurs du marché. BENEFICIER SANS PAYER – 2 Les contenus en ligne : le meilleur et le pire des âges Internet a grandement facilité l’accès des consommateurs aux contenus en ligne Les industries créatives – qui englobent l’édition, le cinéma, la télévision, la musique, la photographie et l’édition de logiciels – sont essentielles à notre bien-être économique et culturel. Elles constituent les fondements essentiels de notre économie de la connaissance et sont déterminantes pour notre prospérité au XXIe siècle. Les gouvernements européens sont conscients du rôle immense de l’industrie des contenus dans l’économie. Ainsi que le remarque un récent rapport remis à la Commission européenne par l’Observatoire européen des atteintes aux droits de propriété intellectuelle : Les industries grandes utilisatrices de droits de propriété intellectuelle (DPI) ont généré près de 26 % de tous les emplois de l’Union européenne au cours de la période 20082010... Sur cette période, en moyenne, 56,5 millions d’Européens étaient employés par des industries grandes utilisatrices de DPI sur une population active d’environ 218 millions de personnes. Vingt millions d’emplois supplémentaires ont en outre été créés dans des industries qui fournissent des biens et des services aux industries grandes utilisatrices de DPI. Si l’on prend en considération ces emplois indirects, le nombre total d’emplois liés aux DPI augmente pour atteindre quasiment 77 millions d’emplois (35,1 %). Au cours de la même période, les industries grandes utilisatrices de DPI ont généré près de 39 % de l’activité économique totale (PIB) dans l’UE, soit 4,7 milliards d’euros. Elles étaient également à l’origine de la plupart des échanges de l’Union avec le reste du monde, les industries grandes utilisatrices de dessins et modèles, droits d’auteur et indications géographiques ayant généré un excédent commercial1. Le rapport révèle également que, en particulier, les industries grandes utilisatrices de droits d’auteur contribuent, directement ou indirectement, à l’emploi de près de 9,4 millions de personnes, participent à hauteur de 510 millions d’euros au PIB européen et assurent à l’UE un excédent commercial dans ses relations avec le reste du monde2. Aucune autre technologie que l’Internet n’offre un potentiel aussi important aux industries créatives ou ne recèle pour elles un risque aussi élevé. Internet a rendu étonnamment accessibles aux consommateurs les contenus en ligne et la créativité. La musique numérique, les vidéos, les photographies, les articles et les blogs sont omniprésents. Chaque seconde de chaque minute de chaque jour, 450 images sont partagées en ligne sur Instagram, 825 blogs sont postés sur Tumblr, et 15 000 tweets sont créés3. La marge de progression économique de cette manne de contenus est stupéfiante. En 2012, Facebook a racheté Instagram avec ses 150 millions d’utilisateurs, deux ans après sa création, pour 1 milliard de dollars4. En juin 2013, Tumblr et ses 130 millions de blogs individuels ont été acquis par Yahoo pour 1,1 milliard de dollars5. La société Twitter, qui est encore financée par des capitaux privés, est à présent valorisée à 12 milliards de dollars et a rempli un dossier pour son introduction en bourse en septembre 20136. Ces données indiquent que les investisseurs sont pleinement conscients de la valeur commerciale de contenus en ligne attractifs. Bien sûr, une grande partie des contenus des sites comme YouTube, Instagram ou autres ne font l’objet que de quelques consultations (pour autant que ce soit même le cas) et sont ensuite totalement ignorés. Si la possibilité offerte aux créateurs amateurs de partager efficacement des BENEFICIER SANS PAYER – 3 contenus auprès d’un large public est une caractéristique unique d’Internet, il est également manifeste que la possibilité d’accéder à des contenus professionnels, de haute qualité, est le moteur de la valeur économique et culturelle d’Internet. C’est pour cette raison que les entreprises de technologie et les créateurs de contenus forment un cercle vertueux. D’une part, les innovations technologiques proposent aux consommateurs de nouveaux modes d’utilisation des contenus et, par conséquent, engendrent une demande de contenus en ligne plus nombreux et de meilleure qualité. D’autre part l’accroissement des contenus en ligne incite les consommateurs à adopter les nouvelles technologies et à s’inscrire aux nouveaux services qui leur permettent d’accéder auxdits contenus. Cet afflux de contenus et de technologies, qui se renforcent mutuellement, a eu un impact significatif sur la croissance, l’emploi et la prospérité de l’Union européenne. Ainsi l’étude Internet matters: The Net’s sweeping impact on growth, jobs and prosperity, publiée en mai 2011 par le McKinsey Global Institute, qui étudiait les économies de 13 pays – dont l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Suède et l’Italie – indiquait qu’Internet représentait 21 % de la croissance du PIB de ces pays sur les cinq dernières années7. Elle estimait que pour chaque destruction de poste liée à la révolution numérique licite, Internet crée 2,6 emplois, et que 75 % de la valeur économique d’Internet proviennent de son impact sur les secteurs d’activités traditionnels comme l’édition, la musique, le cinéma et la photographie8. L’impact économique d’Internet sur l’Union européenne est particulièrement manifeste. Selon une étude de 2013, commandée par l’Interactive Advertising Bureau (IAB) européen et réalisée par la Vlerick Business School belge, le secteur de l’Internet emploie 3,4 millions d’Européens – soit 1,6 % de la population active –, et son activité économique génère annuellement 119,9 milliards d’euros, soit environ 1 % du PIB de l’Union européenne9. Dans certains pays, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, le secteur de l’Internet représente une part plus importante de l’économie : il atteint 6,3 % au Royaume-Uni et emploie presque 300 000 personnes (voir la figure 1). L’étude de l’IAB estime également que, sur le long terme, l’Europe pourrait générer jusqu’à 1,5 million de nouveaux emplois dans ce secteur10, ce potentiel étant, bien sûr, subordonné à l’émergence dans les prochaines années d’activités en ligne légales, à même de générer des emplois durables pour les travailleurs européens. Figure 1 – Emploi direct et revenus de l’emploi dans les 10 premiers pays de l’Union européenne, 201011 Les contenus, et en particulier les contenus vidéo, ne cessent de prendre une place prépondérante dans l’économie du Worldwide Web. Un rapport de 2012 d’Ender Analysis indique que l’Union BENEFICIER SANS PAYER – 4 européenne compte 264 services en ligne de vidéos à la demande (VOD) sous licence ainsi que des centaines de radiodiffuseurs à accès libre, de chaînes de VOD sur iTunes et de chaînes YouTube proposant des contenus professionnels12. Les statistiques sur l’utilisation des vidéos sont stupéfiantes. Par exemple, en décembre 2012, le nombre de visionnages de vidéos par 182 millions d’utilisateurs s’est élevé à 38,7 milliards13. Des services tels que Hulu et Netflix et le magasin Itunes d’Apple proposent un accès aisé et peu onéreux à des bibliothèques extraordinairement vastes de films et programmes professionnels, d’excellente qualité. Ainsi, Netflix, qui à l’origine était essentiellement une société de distribution de contenus, a investi plusieurs millions de dollars dans des programmes originaux, y compris dans des séries comme Les Nouveaux Pauvres (Arrested Development), House of Cards et Hemlock Grove14. Les services de contenus vidéo de courte durée ou destinés à des créneaux de marché se développent également. Sur YouTube, qui compte un milliard d’utilisateurs différents répartis sur 56 marchés nationaux, 100 heures de vidéo sont téléchargées par minute et 6 milliards d’heures de vidéo sont visionnées chaque mois15. Google, qui possède YouTube, a récemment ouvert un studio de la taille d’un vaste hangar dans un bâtiment de Hollywood de quelque 13 285 m2, dédié à la création de vidéos pour son réseau qui ne cesse de croître16. Compte tenu de la croissance inévitable des contenus vidéo en ligne, de tels investissements paraissent économiquement judicieux. D’ailleurs, Cisco estime que, d’ici à 2017, un million de minutes de vidéo par seconde transiteront sur le réseau Internet17. Et nous regarderons ces vidéos sur 50 milliards de dispositifs connectés, qu’il s’agisse de grands écrans, d’ordinateurs, de téléphones, de tablettes ou de la génération montante des dispositifs mobiles portables18. La vidéo en ligne en vient même à devancer le téléphone en tant que mode de communication principal. Ainsi sur Skype, par exemple, près de 50 % des appels sont des appels vidéo19, ce qui représente un milliard de minutes d’appel vidéo par jour, un temps suffisant, selon Skype, pour effectuer 112 000 aller-retour entre la Terre et la Lune ou pour faire 422 fois le tour de la Terre à pied, ou encore pour atteindre Mars plus de 2 700 fois20. L’essor des vidéos en ligne de qualité s’accompagne d’évolutions similaires dans les autres secteurs des contenus. Dans le domaine de la musique, les entreprises en ligne réinventent la façon dont les consommateurs peuvent accéder à leurs morceaux musicaux préférés et le nombre de services musicaux en ligne autorisés en Allemagne – dont le service Ampya de ProSiebenSat.1, qui est membre d’ICOMP (voir l’encadré d’étude de cas qui lui est consacré ci-dessous) – a fortement progressé puisqu’il est passé de 11 en 2007 à 68 en 201121. Le rapport 2012 d’Enders Analysis dénombrait 543 services de musique sous licence ainsi que des centaines de services de webdiffusion d’œuvres musicales financés par la publicité22. Sur la même période, le nombre de services de musique autorisés est passé de 14 à 71 en Grande-Bretagne et de 9 à 31 en Espagne23. Au Royaume-Uni, les ventes en ligne ont augmenté de façon significative, le chiffre d’affaires de la musique en ligne entre 2011-2012 surpassant celui de la musique sur supports physiques et engendrant une croissance globale des ventes de musique de 2,7 %, soit la première augmentation d’une année sur l’autre depuis une décennie24. Au premier semestre 2013, l’Allemagne a également enregistré, pour la première fois depuis dix ans, une élévation de 1,5 % des ventes totales annuelles d’œuvres musicales25. Le chiffre d’affaires de la musique numérique a progressé de 215 millions de dollars en 2010 à 275 millions de dollars en 2012 en France, les marchés espagnols et italiens, de dimensions plus modestes, enregistrant également des augmentations26. BENEFICIER SANS PAYER – 5 Étude de cas : Ampya L’expérience Ampya, le nouveau service de diffusion en continu de vidéos et clips musicaux, lancé en 2013, en Allemagne, par le membre d’ICOMP ProSiebenSat.1, démontre qu’il est possible d’imaginer de nouveaux mécanismes à caractère volontaire, qui sont bénéfiques pour le secteur d’activités, les consommateurs et les artistes. L’offre de services légaux attractifs Ampya – qui recueille le soutien de l’initiative « Fair Play » lancée par la Fédération allemande de l’industrie musicale – constitue une nouvelle tendance, qui modifie les modes de consommation des œuvres musicales et des vidéos. Elle propose aux consommateurs un éventail d’options d’accès aux quelque 50 000 vidéos musicales de haute qualité. L’accès à Ampya peut s’effectuer gratuitement avec affichage de publicités ou bien grâce à une cotisation mensuelle. Les consommateurs qui choisissent cette dernière bénéficient d’une bibliothèque de contenus plus vaste et peuvent accéder au service à partir de leur téléphone mobile. Le succès d’Ampya, qui compte 24 millions d’utilisateurs différents, démontre clairement que les clients sont prêts à payer pour des services novateurs et conviviaux. Il établit également que la disponibilité de services novateurs permettant d’accéder aux contenus légaux peut avoir des effets bénéfiques sur la lutte contre le piratage en ligne. Toutefois, ainsi que la section suivante le met en évidence, l’augmentation des ventes de musique numérique au cours de la dernière décennie n’a pas compensé l’effondrement global des ventes sur supports physiques. Elle est, néanmoins, le signe que le medium en ligne peut devenir un marché viable pour la vente de musique enregistrée. Les autres industries de contenus cherchent également à s’adapter à la révolution numérique. Les journaux britanniques publiés en ligne, comme The Daily Telegraph, The Financial Times et The Times, comportent tous certains contenus payants27. La vente de livres numériques (e-books) se développe : entre 2010 et 2011, elle a progressé de 315 % en France et de 740 % en Italie28. À bien des égards, les évolutions en cours sont encourageantes pour les créateurs qui réussissent à tirer parti des opportunités qu’offrent les nouvelles technologies en ligne et leur permettent de protéger efficacement leurs contenus contre le piratage. Quelles actions mènent les entreprises dans ces domaines ? Les canaux légaux d’accès aux contenus en ligne se développent Pendant de nombreuses années, les adversaires d'une forte protection des droits d’auteur en ligne ont justifié le piratage en ligne en faisant valoir que les propriétaires de contenus n’avaient pas proposé aux consommateurs des solutions de rechange légales, séduisantes et d’un prix raisonnable. Un examen, même rapide, du marché en ligne actuel révèle que ce n’est plus vrai (pour autant que cela ne l’ait jamais été). Toute personne disposant d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone intelligent peut, de façon transparente, en toute sécurité et en tout lieu, acheter, stocker et bénéficier de contenus, qu’elle soit à son domicile, au travail ou en déplacement. Par exemple, le service en ligne Apple iTunes, qui a été lancé en 2001 lors de l’introduction du baladeur numérique Apple iPod, est devenu l’une des plates-formes les plus appréciées pour bénéficier de contenus en ligne29. L’accroche de iTunes – Tout ce que vous aimez, à portée de clic – BENEFICIER SANS PAYER – 6 n'est pas seulement un habile slogan marketing. Il est possible d’accéder aux contenus iTunes sur toutes les plates-formes logicielles – Mac, Windows et Android –, qu’il s’agisse d’ordinateurs personnels, de tablettes ou de téléphones intelligents30. C’est également vrai des plates-formes et services concurrents de sociétés qui – comme Microsoft, avec sa tablette Microsoft Surface, Amazon, avec sa liseuse de livres numériques Kindle, et Google – permettent d’acheter et d’utiliser des contenus en ligne licites, ce aisément, en tout sécurité et pour un prix très raisonnable. Les services implantés aux États-Unis, comme ceux d’Apple, de Microsoft et de Google, ne sont pas les seuls à dynamiser l’économie numérique créative. À la souplesse du service iTunes fait écho la convivialité des services de contenus en ligne les plus appréciés : parmi eux, citons le service français DailyMotion, qui assure l’hébergement et le partage de vidéos créées par les utilisateurs, le réseau de contenus didactiques britannique VideoJug et le service de vidéos en ligne américain Hulu. Hulu – qui est présentement accessible aux États-Unis et au Japon, mais non en Europe – est tout à la fois un site Web et un service à abonnements « over-the-top (OTT) », qui propose des émissions de télévision, des films classiques et contemporains, des contenus spécifiquement produits pour le Web ainsi que des bandes annonces, des clips et des tournages de scènes de films célèbres31. La société Hulu – une coentreprise réunissant Comcast, 20th Century Fox et Disney – a été lancée en 2007 et bénéficie à présent, aux côtés de YouTube et Netflix, de l'un des plus importants publics de contenus vidéo32. En février 2013, elle a recensé 24,1 millions de visiteurs, qui ont visionné 709,9 millions de vidéos et 1,44 milliard de publicités33. L’extrême richesse des contenus vidéo Hulu Plus est égale à celle des services de musique par abonnement comme Spotify, le français Deezer, Rhapsody et Pandora, qui, pour une cotisation mensuelle, proposent d’innombrables contenus musicaux sous licence. La start-up suédoise Spotify, par exemple, compte plus de 6 millions d’abonnés, qui paient environ 10 dollars par mois pour accéder en toute légalité aux 20 millions de chansons publiées par tous les labels majors, dont Sony, EMI, Warner Brothers et Universal Music34. En outre, 18 autres millions d’utilisateurs de Spotify ne souscrivent pas d’abonnement mais écoutent gratuitement de la musique financée par la publicité. Depuis son lancement en octobre 2008, Spotify a versé 500 millions de dollars aux titulaires de droits en échange de l’accès à leurs œuvres musicales35. La souplesse de l’offre de Spotify est également à l’œuvre dans toute l’économie numérique qui, pour optimiser le choix des consommateurs, recourt – parfois simultanément – à la publicité, à des contenus de marque, aux abonnements aux diffusions en continu, aux applications payantes et aux téléchargements traditionnels facturables à l’unité. Prenons l’exemple de la presse. Le journal français Les Échos, The Times britannique, The Financial Times, The New York Times et The Wall Street Journal proposent un abonnement mensuel à leurs contenus. Le journal britannique The Daily Mail et The Los Angeles Times offrent un accès Web gratuit tandis que le journal britannique The Guardian autorise un accès gratuit, mais facture à ses lecteurs l’accès aux contenus spécialement adaptés aux téléphones intelligents et tablettes36. Les accords novateurs de licence des contenus confèrent aux consommateurs des solutions de rechange séduisantes au piratage. À ce titre, on peut citer l’accord de licence conclu en 2012 entre Getty Images et Yahoo!, aux termes duquel Yahoo! s’engageait à payer des droits de licence pour afficher les images et photographies de Getty Images. Cet accord, qui couvre un volume élevé de transactions de faible valeur via une interface technologique dénommée Connect, permet à Yahoo! d’insérer des publicités aux côtés des 20 000 nouvelles images postées en ligne chaque jour par les reporters photographiques37. En bref, il existe à présent une pléthore de services en ligne licites, qui adoptent toute une variété de modèles d’activités et qui offrent à tous les types de consommateurs tous les types de contenus avec BENEFICIER SANS PAYER – 7 un large éventail de prix (y compris « gratuitement »). Les créateurs de contenus ont véritablement trouvé une « solution ». Ils proposent toute une gamme d’options licites de rechange au piratage et, dans cette mesure, ont rempli leur part du contrat numérique. Malgré ces avancées, une grande part des contenus créatifs en ligne sont piratés Pour paraphraser Dickens, l’âge de l'Internet est, aujourd’hui, tout à la fois le meilleur et le pire des âges pour l'industrie des contenus. Certes, Internet offre au consommateur un marché mondial convivial de distribution et de vente de contenus légaux. Mais il offre aussi des outils, d’efficacité similaire, pour la distribution illicite et le piratage de films, livres, articles, photographies, chansons, jeux vidéo, logiciels et de toutes autres formes de contenus diffusés numériquement. Ces activités illicites n’affectent pas de façon uniquement marginale une économie légale, par ailleurs prospère : en fait, elles menacent la viabilité financière fondamentale de nombreuses offres licites. Malheureusement, elles constituent aussi une catastrophe pour l’industrie des contenus. Des millions de sites Web et de services en ligne – Napster ou MegaUpload par le passé ou Rapidshare et Pirate Bay aujourd’hui – se livrent au piratage de contenus de façon réellement massive ou l’autorisent. Certains de ces sites – comme Napster et MegaUpload – sont devenus légaux ou ont été contraints de cesser leurs activités. Mais d’autres, comme le site de référencement de fichiers BitTorrent – qui est présentement classé comme le 95e site Internet le plus fréquenté par le moteur d’analyse Alexa et qui demeure le « premier site Torrent » en 201338 – sont toujours en activité malgré les condamnations pénales prononcées à l’encontre de leurs fondateurs39. Ainsi donc, si Internet assure une offre abondante de contenus en ligne, il a aussi permis la généralisation du piratage des contenus. Internet est aujourd’hui infesté par des millions de sites Web pirates40. Dans une étude de 2011, parrainée par la Chambre de commerce américaine, Mark Monitor estimait que les sites pirates attirent 54 milliards de visites par an41. Plus récemment, le bureau d’études NetNames estimait que, au cours du seul mois de janvier 2013, 432 millions d’utilisateurs Internet différents avaient recherché des contenus en ligne pirates42. En septembre 2013, Google a reçu des propriétaires de contenus plus de 20 millions de requêtes d’élimination des résultats de recherche qui orientent vers des sites aux contenus illicites43. Ces requêtes portaient sur plus de 36 000 domaines spécifiques, parmi lesquels filestube.com, dilandau.eu et zippyshare.com44. De plus, un volume croissant de contenus piratés sont diffusés non pas via des URL classiques, mais par l’intermédiaire de sites d’hébergement de fichiers (cyberlockers), de sites aux services et contenus protégés (walled gardens) et autres services du « dark Web », qui ne permettent pas aux propriétaires de contenus d’effectuer aisément des recherches45. Du fait de ces technologies, les propriétaires de contenus ont beaucoup plus de difficultés à localiser les copies illicites de leurs œuvres disponibles en ligne et, a fortiori, à identifier le véritable contrevenant et à initier une action en justice à son encontre. Mais les atteintes aux droits d’auteur ne sont nullement l’apanage du « dark Web ». L’émergence de Facebook, de Tumblr, d’Instagram, de Pinterest et autres services de réseaux sociaux hautement visibles a dopé la croissance du partage et de la diffusion de contenus sans licence. L’industrie de la photographie est particulièrement victime de ce phénomène46. Du fait que le contenu de ces sites n’est pas accessible au public et est partagé entre des groupes d’individus spécifiques, il est presque impossible aux photographes d’endiguer cette forme d’utilisation de contenus sans licence ou même d’établir dans quelle mesure leurs photographies sont téléchargées et partagées par l’intermédiaire de ces services. Les photographes affirment également que les réseaux sociaux, comme Facebook et Instagram, n’ont guère pris de mesures pour mettre en garde leurs membres contre l’affichage et la distribution illicites d’images47. BENEFICIER SANS PAYER – 8 En bref, le piratage est omniprésent et se généralise. Une récente étude d’Ofcom, financée par l’Office de la propriété intellectuelle britannique, estimait que, entre mai et juillet 2012, 16 % des internautes britanniques (soit un utilisateur sur six) ont accédé à au moins un contenu téléchargé ou diffusé en continu illégalement et que, parmi ceux-ci, 4 % de ceux-ci accédaient exclusivement à des contenus illicites48. Une étude de Nielsen, réalisée en 2010, est parvenue à une conclusion similaire : elle estimait que 25 % des utilisateurs Internet actifs en Europe visitent des sites pirates tous les mois49. L’étude d’Ofcom faisait également apparaître que certains de ces utilisateurs accèdent à une « vaste » quantité de contenus piratés50. Elle estimait que, sur une période de trois mois, la tranche supérieure de 10 % parmi les utilisateurs qui regardent des vidéos piratées, par exemple, ont visionné un film téléchargé ou diffusé en continu illégalement presque tous les jours51. Les effets de cette infestation en ligne sont réellement glaçants, particulièrement en Europe. Dans une étude de 2011, la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) estimait que, d’ici à 2015, le piratage provoquerait la perte de 1,2 million d’emplois dans les industries créatives européennes, notamment dans les secteurs de la musique, du cinéma, de l'édition et de la photographie52. En outre, elle évaluait à 240 milliards d’euros la perte de chiffre d’affaires engendrée par le piratage entre 2008 et 201553. En Europe, l’Espagne – déjà dans une situation économique extrêmement difficile – est le pays où le piratage atteint le niveau le plus élevé. Le rapport Nielsen 2010, cité ci-dessus, notait que 44 % de l’ensemble des internautes espagnols accédaient mensuellement à des contenus sans licence, ce pourcentage s’élevant à 23 % sur les cinq premiers marchés de l'Union européenne54. Malgré le développement des services numériques licites que nous avons précédemment signalé, les ventes de musique en Espagne ont chuté d’environ 55 % entre 2005 et 2010. Sur la seule année 2010, le marché a reculé, de façon impressionnante, de 22 %55. En 2003, selon les statistiques espagnoles, 10 artistes débutants figuraient parmi les 50 albums les plus vendus ; en 2010, ce chiffre était tombé à zéro56. Plus le piratage gagne de l’ampleur en Espagne, moins les consommateurs espagnols achètent des contenus licites. Ce cercle vicieux a engendré un déclin abrupt du marché des ventes et des locations de DVD en Espagne : ce marché n’a cessé de s’amenuiser chaque année entre 2003 et 2012 et a subi une contraction stupéfiante de deux tiers entre 2007 et 201357. Si l’Espagne peut représenter le scénario le plus noir quant à la façon dont le piratage a sinistré les industries créatives, la situation n’est guère meilleure dans le reste du monde. Les statistiques collectées à l’échelle mondiale par la société de métrologie Web Go-Gulf58 sont très perturbantes : le manque à gagner annuel engendré par le piratage dans l’industrie de la musique atteint 12,5 milliards de dollars ; 95 % des œuvres musicales téléchargées sur Internet sont illicites ; l’iPod moyen contient 800 dollars de chansons piratées ; 42 % des logiciels téléchargés le sont illégalement ; 22 % de la totalité de la bande passante en ligne est utilisée pour le piratage. 91,5 % des fichiers téléchargés sur les sites d’hébergement de fichiers (cyberlockers) portent atteinte aux droits d’auteur ; 98,8 % des données transférées via les réseaux pair à pair (P2P) portent atteinte aux droits d’auteur ; BENEFICIER SANS PAYER – 9 plus de 75 % de l’ensemble des ordinateurs personnels comportent au moins une application illégalement téléchargée ; le piratage engendre la perte annuelle de 71 060 emplois aux États-Unis ; le piratage provoque une perte de rémunération annuelle des salariés de 2,7 milliards de dollars ; seul 1 sur 100 000 des contenus du tracker OpenBitTorrent ne porte pas atteinte aux droits d’auteur. L’impact du piratage des contenus sur les industries créatives est donc véritablement catastrophique. Examinons, par exemple, le chiffre d’affaires de l’industrie mondiale de la musique enregistrée. Dans les années 1990, avant l’entrée en lice de Napster, les ventes de CD, de disques et de cassettes s’élevaient à 38 milliards de dollars dans l’ensemble du monde et à 14,6 milliards de dollars aux ÉtatsUnis. Aujourd’hui, malgré l’augmentation des ventes et services numériques précédemment signalée et malgré la légère progression des ventes de musique au Royaume-Uni et en Allemagne en 2012 et 2013, le chiffre d’affaires de l’industrie de la musique n’est plus que légèrement supérieur à 16 milliards de dollars au niveau mondial et a chuté à quelque 6 milliards de dollars aux États-Unis59. En bref, le chiffre d’affaires de l’industrie de l’enregistrement sonore a régressé de plus de 50 % malgré l’augmentation sans précédent de la consommation de musique sur les quinze dernières années et l’impressionnant développement des sources de musique licites, qui auraient dû logiquement le faire progresser dans une proportion équivalente. Étant donné que 95 % des œuvres musicales téléchargées sont piratées, il n’est pas difficile d’imaginer la destination d’au moins une partie de ce manque à gagner annuel de 22 milliards de dollars. Ainsi que le fait valoir de façon convaincante Robert Levine, l’ancien directeur de Billboard Magazine, dans son livre méticuleusement documenté Free Ride: How Digital Parasites are Destroying the Culture Business and How the Culture Business Can Fight Back60, publié en 2011, le piratage menace l’existence de l’industrie de la musique. Il a sinistré les labels musicaux et a rendu plus difficile pour les jeunes musiciens et interprètes débutants l’obtention de contrats d’enregistrement. À bien des égards, il tue une importante partie de notre culture. BENEFICIER SANS PAYER – 10 Figure 2 – Déclin du chiffre d’affaires de l’industrie de la musique enregistrée aux États-Unis, 1999-200961 Figure 3 – Évolution du chiffre d’affaires par tête de l’industrie de la musique enregistrée aux États-Unis, 1973-200962 Les véritables coûts : la prolifération des contenus en ligne piratés est dommageable pour les créateurs, les consommateurs et l’économie BENEFICIER SANS PAYER – 11 Si l’économie licite sur Internet a généré des centaines de milliers de nouveaux emplois et des milliards d’euros de nouvelles opportunités économiques, la prolifération persistante des contenus en ligne piratés est destructrice d’emplois et de valeur. Le coût réel du piratage en Europe est massif : comme le souligne l’étude de la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), le piratage en ligne des contenus créatifs pourrait coûter à l’Europe 1,2 million d’emplois et 240 milliards d’euros d’ici à 201563. Le véritable coût sur un an (2008) pour l’Europe a été un recul des ventes de 10 milliards d’euros pour les industries créatives et la destruction de plus de 185 000 emplois, principalement en raison du piratage numérique64. Il s’élève, en 2008, à une perte de chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros en Espagne et en France, de 1,4 milliard d’euros au Royaume-Uni et en Italie et de 1,2 milliard d’euros en Allemagne. Il est également constitué par les pertes d’emplois : 39 000 emplois au Royaume-Uni, 32 400 en France, 34 000 en Allemagne, 22 000 en Italie et 13 200 en Espagne65. Le niveau de l’emploi est un paramètre déterminant aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Comme le rappelle la Motion Picture Association of America (MPAA), les industries cinématographique et télévisuelle américaines ont financé 1,9 million d’emplois, dont la principale tranche de rémunérations était celle de la classe moyenne, soit une masse salariale de 104 milliards de dollars. Elles ont généré 16,7 milliards de dollars de recettes publiques en impôts et 14,3 milliards de dollars d’exportations en 2011 (voir la figure 4)66. BENEFICIER SANS PAYER – 12 Figure 4 – Contribution des industries cinématographique et télévisuelle à l’économie américaine Et comme l’a rappelé Penny Pritzker, secrétaire d’État au Commerce du président Obama, à un auditoire de responsables de l’industrie de la musique à Nashville : « Au lieu de considérer qu’un nouvel album est un coût pour notre économie, nous estimons à présent qu’il constitue un actif, car il soutient l’emploi et génère des revenus pour les années à venir67. » Mais les coûts non quantifiables du piratage sont, à certains égards, encore plus perturbants que ces pertes économiques étonnamment élevées. Ainsi que nous l’avons déjà signalé, l’assise économique de l’industrie de l'enregistrement a été divisée par plus de deux au cours des quinze dernières années. S’il y a peut-être toujours autant de nouveaux groupes et d’œuvres musicales que par le passé, le nombre de nouveaux groupes en mesure de décrocher des contrats d’enregistrement ou de générer suffisamment d’argent pour survivre s’est restreint du fait du recul du chiffre d’affaires de l’industrie de l’enregistrement, ce au détriment des consommateurs et de la société. La crise culturelle est tout aussi aiguë en Europe. En Espagne, par exemple, le véritable coût du piratage est préjudiciable au secteur de la création de ce pays. Comme le note l’étude 2011 de la BENEFICIER SANS PAYER – 13 Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) sur la musique numérique, les artistes locaux ont été « les principales victimes de la crise68 ». Jusqu’en l’an 2000, l’Espagne se distinguait par ses stars internationales de la chanson, comme Miguel Bosé et Julio Iglesias. Chaque année, au moins un artiste ou groupe espagnol vendait plus d’un million de copies de leur album dans toute l’Europe. Depuis 2008, toutefois, aucun artiste espagnol n’a accompli un tel exploit69. Les grands artistes musicaux européens et américains qui ont apporté tant de plaisir et transmis tant de messages à des millions de consommateurs – qu’il s’agisse des Beatles, des Who, de Bob Dylan, de Johnny Hallyday, de Lady Gaga, de Kraftwerk, d’Abba, de Luciano Pavarotti ou de Julio Iglesias – ont tous bénéficié de labels musicaux capables d’investir dans leur talent. De tels investissements ne sont plus guère consentis aujourd'hui, ce, pour une bonne part, en raison de la régression des chiffres d'affaires due au piratage. Même les rockers anticonformistes sont indignés par le piratage. Ainsi l’artiste britannique Paul Weller, successivement membre des groupes The Jam et The Style Council, a récemment déclaré : « La protection des droits des créateurs ne vaut pas que pour les artistes célèbres ; elle s’applique à des milliers de groupes musicaux dont vous n’avez jamais entendu parler et qui essaient de vivre de leurs enregistrements70. » Le piratage en ligne menace d’étrangler lentement notre culture. De son fait, les écrivains, musiciens, acteurs, metteurs en scène, photographes et journalistes ont de plus en plus de mal à vivre de leur seul travail créatif : les consommateurs risquent donc de perdre une immense source de talents, qui n’est plus exploitée. Nous sommes alors tous perdants, car de grandes chansons ne sont plus enregistrées, de grands films cessent d’être distribués et de grands livres ne sont plus imprimés. Ce sont les artistes, bien sûr, qui sont le plus grands perdants, car ils ne disposent plus des moyens de nous léguer leur œuvre en héritage. Comme l’a noté le technologue et auteur à succès américain Jaron Lanier, qui est tout à la fois un des principaux critiques du piratage et l’un des technologues les plus emblématiques de la Silicon Valley : « La copie de l’œuvre d’un musicien est un déni de respect économique. Elle ne le prive pas nécessairement de toute forme de revenus, mais elle restreint sa vie économique aux spectacles en temps réel. Cela signifie qu’il peut être payé pour un spectacle, mais qu’il n’est pas rémunéré pour les œuvres qu’il a enregistrées71. » BENEFICIER SANS PAYER – 14 Bénéficier sans payer Modèles d’activités qui sous-tendent les atteintes aux droits d’auteur L’un des mythes les plus trompeurs sur le piratage en ligne est que celui-ci n’est qu’une forme de jeu inoffensif, orchestrée par des idéalistes qui veulent simplement que l’accès à l’information soit gratuit. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Le piratage en ligne est une activité très rémunératrice. Elle relève principalement de la criminalité organisée et revêt une ampleur massive, à caractère mondial. À l’instar d’autres entreprises hautement lucratives, certains de ses modèles d’activités et certaines de ses innovations et technologies sont privilégiés et se révèlent plus fructueux que d’autres. En juin 2012, la société d’analyse de données BAE Systems Detica a publié un rapport décisif intitulé The Six Business Models for Copyright Infringement, qui se proposait de « suivre l’argent » généré par le piratage en ligne72. Ce rapport, commandé conjointement par Google et par la Performing Rights Society for Music (PRS) britannique, est l’une des premières études fondamentales qui se soient attachées aux modèles d’activités et au fonctionnement des sites Web qui portent atteinte aux droits d’auteur plutôt qu’aux utilisateurs de tels sites. Le rapport Detica met en évidence le degré perturbant de pénétration des sites illégaux dans l’infrastructure commerciale légale d’Internet. Il fait apparaître que, pour assurer leur survie, de nombreux sites illicites s’appuient sur les services d’intermédiaires en ligne, sur des activités licites comme les réseaux d’annonces publicitaires, les prestataires de services de paiement, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux73. Il se révèle donc une source d’informations fort utile sur la façon dont les propriétaires de contenus et les intermédiaires peuvent œuvrer de concert pour réduire la prévalence des contenus portant atteinte aux droits d'auteur sans pour autant restreindre la liberté d'expression en ligne ou l'expérience des consommateurs. Le rapport a étudié 153 sites qui, de l’avis de titulaires d’un grand nombre de droits d’auteur, « favorisaient de façon significative des atteintes aux droits d’auteur ». Il visait à répondre aux principales questions que l'on se pose à propos de ces sites : Comment fonctionnent-ils ? Comment sont-ils financés ? Où sont-ils hébergés ? Quels types de contenus offrent-ils et quelle est la taille de leur base d’utilisateurs74 ? Le rapport classait les sites étudiés en six principales catégories75 : 1. Les sites passerelles de télévision en direct (Live TV Gateways) – Ces sites Web ont pour principale activité de proposer des liens vers les flux multimédias continus illégaux de chaînes de télévision à accès libre ou payant. Ils sont généralement gratuits pour les utilisateurs et tirent leurs recettes de la publicité : 67 % de ces sites comportent des publicités, 86 % de ces dernières étant délivrées par des réseaux qui n’ont pas adhéré au Programme AdChoices – un dispositif d’autoréglementation des annonceurs géré par la section britannique de l’Internet Advertising Bureau (IAB). 2. Les sites de communautés P2P (pair à pair) – Ils permettent de télécharger illégalement des contenus via les réseaux P2P à serveurs répartis. Ils sont « fortement dépendants de la publicité et des donations76 » pour leurs recettes. 86 % d’entre eux comportent des annonces BENEFICIER SANS PAYER – 15 publicitaires, 84 % de ces dernières émanant d’annonceurs non membres du Programme AdChoices de l’IAB. 3. Les sites de communautés de souscripteurs – Ce segment ne représente que 5 % des sites étudiés et, eu égard à la rareté des données collectées, le rapport n’offre que peu d’informations sur le trafic qui émane des internautes britanniques à destination de ces sites. 4. Les sites de transactions musicales – Ils permettent aux utilisateurs d’acheter des contenus illicites. Compte tenu de la nature commerciale de leur modèle d’activités, leur page de paiement met clairement en évidence les logos des cartes de débit et de crédit. La probabilité que ces utilisateurs soient orientés vers ces sites par les moteurs de recherche, comme Google, est supérieure à la moyenne. Les utilisateurs de ces sites ont généralement un niveau élevé de présence et de référencement sur les réseaux sociaux. 5. Les sites Freemium à mécanismes de récompenses – Les contenus, essentiellement musicaux, de ces sites sont déposés sur des serveurs centraux d’où ils peuvent être téléchargés par les utilisateurs. 61 % de ces sites présentent les logos de prestataires de services de paiement, et 46 % d’entre eux offrent des options de règlement par cartes de débit ou de crédit. 6. Les sites de diffusion en continu de flux multimédias – Ce dernier segment permet aux utilisateurs d’intégrer la diffusion en continu de flux multimédias sur leur propre site, sur des sites tiers ou encore sur des forums. 89 % des 18 sites de ce type qui ont été étudiés dans le rapport affichent des annonces publicitaires, aucune d’entre elles n’émanant de réseaux membre du Programme AdChoices de l’IAB. Le rapport Detica note que la publicité « joue un rôle majeur sur au moins trois de ces segments ». Pour les sites passerelles de télévision en direct, dont le modèle d’activités est celui qui se développe le plus rapidement, la publicité en ligne est le mode de financement de 67 % des sites. Les sites de communautés P2P s’appuient encore davantage sur la publicité, 86 % d’entre eux en tirant leurs recettes77. Aujourd’hui, Google est manifestement le leader du marché des services de publicité en ligne. Selon certaines estimations, Google recueillerait environ un tiers de toutes les annonces publicitaires en ligne et devrait continuer à accroître sa part de marché de façon significative78. Ces sites aux activités illicites faisaient également appel aux prestataires de services de paiement et de services de traitement des cartes de paiement pour collecter le produit des abonnements, des transactions et des donations. Sur au moins trois des segments étudiés, le rapport note la forte présence de logos de cartes de crédit ou de prestataires de services de paiement, les sites de communautés de souscripteurs et les sites Freemium à mécanismes de récompenses étant particulièrement dépendants à leur égard. Le rapport conclut qu’il existe une « forte probabilité » que ces cartes de crédit et prestataires de services de paiement soient utilisés pour collecter les paiements. 36 % de ces sites comportaient des pages de paiement, parmi lesquelles 69 % affichaient des logos de carte de crédit. Étant donné la visibilité de ces logos, le rapport conclut qu’il existe une « relation déterminante » entre les entreprises fondées sur le piratage et les services licites de BENEFICIER SANS PAYER – 16 traitement des transactions, ces dernières recevant les paiements des consommateurs pour le compte des premières79. Le rapport révèle également le rôle que jouent les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, comme Facebook et Google Plus, dans l’orientation du trafic vers ces sites80. Si certains des segments, comme les sites de transactions musicales, peuvent s’appuyer davantage que d’autres sur le trafic des moteurs de recherche, il est manifeste que tous ces sites s’en remettent, dans des proportions variables, aux moteurs de recherche pour orienter le trafic et ainsi générer des recettes pour leurs activités fondées sur le piratage. Aujourd’hui, Google domine le marché de la publicité et celui de la publicité liées aux recherches, puisqu’il recueille pratiquement 90 % de l’ensemble des recherches mondiales et une part encore plus élevée du marché des recherches en Europe81. Google détient également le très puissant service de vidéos en ligne YouTube, qui est souvent utilisé par les contrevenants pour attirer les utilisateurs à la recherche de contenus illicites. L’un des principaux enseignements généraux du rapport Detica est que les sites portant atteinte aux droits d’auteur s’appuient fortement sur l’architecture commerciale Internet à laquelle font appel les entreprises licites : moteurs de recherche, prestataires de services de paiement et réseaux publicitaires. Ces entreprises de piratage non seulement dérobent les contenus des créateurs, mais, de plus, s'approprient les services des entreprises technologiques et financières licites pour faciliter leurs transactions illégales. C’est pourquoi, les sites qui portent atteinte aux droits d’auteur constituent une menace directe pour l’innovation et la création et, en dernière analyse, pour l’économie en ligne en général. L’impact du piratage en ligne sur l’innovation, la créativité et la concurrence Nous vivons dans une économie qui se nourrit de la créativité et de l’innovation. C’est la vérité économique fondamentale de notre ère des réseaux numériques. Les principaux penseurs du monde post-industriel – qu’il s’agisse de Mariana Mazzucato de l’université du Sussex, du militant britannique des causes sociales Jeremy Rifkin, du distingué économiste français Jacques Attali ou encore des futurologues nord-américains comme Charlie Leadbeater, Don Tapscott, Gerd Leonhard, Daniel Pink ou Richard Florida – soulignent tous le rôle central de l’innovation et de la créativité dans la génération de valeur économique. La thèse défendue par Richard Florida dans son ouvrage classique The Creative Class fait à présent l’objet d’un large consensus. Dans notre économie, la connaissance, la créativité et l’innovation sont les pièces majeures de la richesse et du statut social. Le vol de contenus, l’antithèse de la créativité, sont source de graves dommages non seulement pour les créateurs, mais aussi pour les droits de propriété intellectuelle et pour la société en général. Les pirates en ligne contrecarrent les encouragements du marché en faveur de l’innovation et ont un effet dévastateur sur la création. Le piratage des contenus engendre un réel appauvrissement. Il sape les principales valeurs économiques, juridiques et culturelles de notre économie post-industrielle. BENEFICIER SANS PAYER – 17 Le lien entre ces valeurs économiques, juridiques et culturelles a été récemment analysé par Michel Barnier, commissaire européen en charge du marché intérieur et des services, lors du discours clé qu’il a prononcé au festival de musique MidemNet 2010 de Cannes. Soucieux de rappeler l’importance des valeurs tant « culturelle » qu’ « économique et juridique », Michel Barnier a déclaré : « Certes, il y a dans la musique une première dimension culturelle, essentielle à notre identité et notre patrimoine européens, mais il y a aussi des aspects économiques et juridiques importants. Le droit d’auteur est au cœur de ces deux dimensions. C’est le droit d’auteur qui permet à un artiste de vivre de sa création. Car les créateurs sont aussi des entrepreneurs. Lancer un groupe, composer une chanson, produire un album, c’est investir du temps, de l’argent, du talent, sans toujours être sûr d’être payé de retour. Combien de créateurs prendraient de tels risques s’ils n’avaient pas la perspective de voir leur création récompensée, et donc rémunérée, en cas de succès82 ? » La créativité est reine aussi bien dans le domaine économique que culturel. Et la législation est le reflet de cette vérité fondamentale. Elle reconnaît que le vol de contenus est dommageable pour la création, l’innovation et la concurrence. Elle convient que les artistes ont besoin de l’espace nécessaire à la maîtrise de leur moyen d’expression pour être en mesure de créer des produits de qualité. Elle reconnaît enfin que le marché est véritablement la plate-forme qui permet d’établir une distinction entre les nombreux artistes dénués de talent et les artistes qui ont le talent, la chance et l’éthique du travail qui leur permettent de réussir intellectuellement et commercialement. Bien sûr, la législation sur la propriété intellectuelle et celle sur la concurrence relèvent de domaines très différents. La première a trait à la défense des droits de propriété intellectuelle et la seconde, à la mise en œuvre de ces droits (et d’autres droits) de manière à assurer une saine concurrence sur le marché. Toutefois, les deux corpus de lois ont pour objectifs de promouvoir le bien-être des consommateurs, un marché concurrentiel et une répartition efficace des ressources. L’innovation constitue une composante essentielle et dynamique d’une économie de marché ouverte et concurrentielle. Les droits de propriété intellectuelle assurent le dynamisme de la concurrence en encourageant les entreprises à investir dans l’élaboration de nouveaux produits et processus ou dans l’amélioration de ceux qui existent déjà. La législation sur la concurrence a des effets similaires en ce qu’elle incite les entreprises à innover. Par conséquent, aussi bien les droits de propriété intellectuelle que les règles régissant la concurrence sont nécessaires pour encourager l’innovation et optimiser son rôle concurrentiel sur le marché. Dans leur ouvrage de 2008, Intellectual Property Law83, Lionel Bentley et Brad Sherman explicitent de façon synthétique la logique qui sous-tend une législation rigoureuse de protection de la propriété intellectuelle : « L’absence de protection de la propriété intellectuelle engendrerait un déficit dans la production de produits intellectuels. En effet, si de tels produits peuvent avoir des coûts de production élevés, ils peuvent aussi être aisément copiés lorsqu’ils ont été diffusés auprès du public. Cela signifie que (en l’absence de droits lui assurant une utilisation exclusive) un créateur subirait la concurrence de ceux qui n’ont pas engagé de tels frais de création. L’inaptitude du marché à garantir qu’un investissement dans la recherche peut être potentiellement récupéré est parfois dénommée “défaillance du marché” ». BENEFICIER SANS PAYER – 18 Les objectifs complémentaires des législations sur la propriété intellectuelle et sur la concurrence constituent également une réfutation radicale des arguments invoqués par ceux qui cherchent à justifier le vol de propriété intellectuelle et qui soutiennent que « les contenus doivent être gratuits » et que les consommateurs sont gagnants lorsque la protection de la propriété intellectuelle est moins rigoureuse. Comme le reconnaît la législation sur la concurrence, une solide protection des droits de propriété intellectuelle a pour effet d’augmenter l’offre de contenus créatifs, parce qu’elle incite un plus grand nombre de gens à investir davantage d’énergie et de ressources dans la création et à proposer des œuvres de qualité. Inversement, une législation qui ne protège pas suffisamment les contenus créatifs affaiblit ces incitations de sorte que les consommateurs en pâtissent. En outre, la législation sur les droits d’auteur se limite à interdire la copie des œuvres créatrices et non pas la création originale d’un succédané, quelles que soient ses similitudes avec l’œuvre initiale. Elle ne s’oppose donc nullement à une vive concurrence des utilisateurs ou des entreprises qui peuvent produire de nouvelles œuvres originales et, bien au contraire, est spécifiquement destinée à encourager une telle concurrence. En théorie, cette législation est, bien sûr, parfaite. Sa mise en œuvre, toutefois, se révèle quelque peu complexe. Dans l’économie numérique d’aujourd’hui, l’énorme masse de contenus en ligne portant atteinte aux droits d’auteur et les coûts engendrés par la lutte contre de tels contenus illicites compromettent l’efficacité des lois visant à protéger les contenus légitimes et à préserver la concurrence. C’est une partie du défi auxquels sont confrontés les titulaires de droits d’auteur dans l’économie numérique d’aujourd’hui. La stratégie juridique qui consiste à lutter systématiquement contre chacun des contrevenants en leur envoyant une demande de retrait de chacune des copies en ligne illicites n’est pas toujours couronnée de succès. Certaines sociétés estiment qu’elle est laborieuse et trop onéreuse. Il convient donc de repenser la législation relative à la propriété intellectuelle en tenant compte de la législation et des pratiques commerciales actuelles pour renforcer le rôle de la concurrence et résoudre le problème du piratage des contenus en ligne. En d’autres termes, le défi consiste à élaborer des pratiques et mécanismes novateurs qui tirent parti du cadre juridique existant et qui associent la législation, les mécanismes volontaires et les meilleures pratiques pour créer ce que Robert Ashcroft, directeur général de PRS for Music, appelle « un levier clé » dans la lutte contre les entreprises qui s’adonnent au vol de propriété intellectuelle. C’est à une telle analyse que la section III du présent document est consacrée. Mais, tout d’abord, en raison de l’importance et de la complexité des relations qui existent entre les législations sur la propriété intellectuelle et sur la concurrence, il paraît essentiel d’effectuer un bref détour et d’analyser l’état de la concurrence sur les marchés en ligne. Un tel examen serait incomplet s’il ne s’intéressait pas à la société qui occupe une place prépondérante sur un très grand nombre de marchés Internet clés d’aujourd’hui : la société Google. Le paradoxe Google D’aucuns pourront considérer comme ironique que Google ait contribué à financer le rapport Detica précédemment cité. En effet, le mammouth de la Silicon Valley a entretenu des relations ambivalentes avec l’industrie des contenus si l’on en juge par les actions en justice emblématiques introduites à son encontre par des propriétaires de contenus. Parmi celles-ci, citons : Les procès intentés par Viacom et autres parties demandant la condamnation de YouTube à des dommages-intérêts de plusieurs milliards de dollars en raison d’atteintes « flagrantes » aux droits d’auteur84. BENEFICIER SANS PAYER – 19 Les recours collectifs introduits par des auteurs, des représentants des intérêts des photographes (comme la American Society of Media Photographers) et par d’autres parties à l’encontre de Google Books85 pour atteintes délibérées aux droits d’auteur ; celles-ci ont été publiquement condamnées par la chancelière allemande Angela Merkel86 et ont conduit le ministère de la Justice américain à intervenir dans des procès motivés par les pratiques anticoncurrentielles de Google87. Les plaintes de nombreux opérateurs de moteurs de recherche verticaux liées au fait que Google aurait illégalement « capturé » des contenus sur leurs sites et les aurait utilisés pour attirer les internautes vers ses propres sites concurrents : ces pratiques, qui suscitent des préoccupations en matière de concurrence, sont présentement soumises à l’examen de la Commission européenne88. Eu égard à ces controverses et à d’autres, dans lesquelles elle a été accusée d’atteintes aux droits d’auteur, d’aucuns pourraient conclure que la société Google a contribué au financement du rapport Detica dans le but d’affaiblir les critiques à propos de son peu d'empressement à prévenir une utilisation abusive de ses services par les voleurs de contenus et du caractère relativement progressif des mesures qu'elle a prises jusqu’à présent. Elle peut aussi avoir été mue par le désir légitime de réunir un ensemble de technologies et d’entreprises de médias présentant une efficacité accrue à l’égard des entreprises pirates. Ainsi que l’a déclaré le Directeur des politiques Google Royaume-Uni à propos du rapport, l’atteinte aux droits d’auteur en ligne « peut être combattue si nous œuvrons de concert89 ». La société Google a renouvelé son engagement autoproclamé de lutte contre le piratage dans un rapport de septembre 2013, How Google Fights Piracy90, qu’elle a rédigé et diffusé. Ce document – dont l’américain Chris Castle, avocat de l’industrie de la musique, a estimé qu’il était « fallacieux » et « réellement éloigné de la vérité et de la réalité »91 – reconnaît que le piratage demeure un « défi » et définit cinq principes plutôt nébuleux de lutte contre le piratage, principes dont certains semblent s’apparenter à de la publicité pour ses propres services et produits. Par exemple, dans une section intitulée « De meilleures solutions légitimes au piratage», Google vante les avantages de sa boutique numérique Google Play, ainsi que des partenariats de chaînes et de la technologie anti-piratage d’identification des contenus que propose YouTube92. Quels que soient les motifs qui l’ont incitée à publier ou à parrainer ces rapports, il est manifeste que l’attitude de la société Google à l’égard du vol de contenus en ligne est tout à la fois complexe et multiforme. D’un côté, Google semble reconnaître que la pérennité de son succès dans les domaines de la recherche, de la publicité en ligne et dans bien d’autres encore est fortement conditionnée par le fait que les consommateurs puissent trouver des contenus en ligne licites et de qualité, et que, finalement, l’omniprésence du piratage en ligne contrecarre cet objectif93. D’un autre côté, comme il a déjà été indiqué, Google est un acteur extrêmement puissant de l’économie Internet dans les secteurs de la recherche, de la publicité en ligne et des vidéos en ligne, mais aussi de plus en plus dans ceux des réseaux sociaux, de la mobilité et d'autres encore. Ainsi, les autorités de régulation de la concurrence en Europe et ailleurs ont indiqué que Google domine déjà plusieurs de ces marchés94. La position dominante de la société Google la rend moins sensible aux forces du marché qui pourraient la conduire à adopter une position plus ferme vis-à-vis du piratage des contenus en ligne. Et quels que soient ses intérêts à long terme, aujourd’hui, Google perçoit chaque année des millions et des millions – et, peut-être, des milliards et des milliards – d’euros du fait du piratage, ce tout à la fois directement (grâce à la publicité que Google présente sur les sites illicites) et indirectement (par exemple, en attribuant aux sites illicites un rang élevé dans l’affichage des résultats des recherches organiques). BENEFICIER SANS PAYER – 20 En Grande-Bretagne, par exemple, la société Google a la mainmise sur la recherche de contenus, puisqu'elle draine une part écrasante (91 %) de l’ensemble des recherches des internautes britanniques95. Comme le remarque le rapport Detica, les moteurs de recherche demeurent un outil clé pour localiser les sources de contenus en ligne illicites96. En raison de la position dominante de son moteur de recherche, la société Google est nécessairement un vecteur clé du piratage en ligne. Ainsi, il ressort d’une étude, réalisée par Millward Brown Digital et financée par la Motion Picture Association of America (MPAA), que, aux États-Unis, Google était la source de 82 % des résultats de recherche qui orientaient les utilisateurs vers des contenus vidéo en ligne illicites, soit une proportion beaucoup plus élevée que sa part du marché américain de la recherche en ligne97. Naturellement, nombre d’entreprises licites – et, parmi elles, de nombreux propriétaires de contenus – s’appuient sur le moteur de recherche Google, sur YouTube, sur les réseaux de publicité Google et sur d’autres services Google pour attirer des clients et générer des recettes. Toutefois, il est manifeste que les atteintes aux droits d’auteur seraient infiniment moins nombreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui si ces mêmes services Google n’étaient pas régulièrement utilisés par des sites Web illicites, nombre de ces derniers n’étant pas même en mesure de survivre sans Google. Or, Google a constamment fait la sourde oreille aux demandes d’élimination ou de classement clairement plus défavorable des sites Web ou contenus illicites dans ses résultats de recherche et n’a jamais mis en œuvre de mesures proactives pour réduire les bénéfices que retirent les sites illicites des services Google98. Les propriétaires de contenus avancent que les mesures de lutte contre le piratage de Google sont, au mieux, peu empressées et pourraient, en fait, être conditionnées par le désir de préserver ses flux de recettes plutôt que par celui de s’attaquer au piratage en ligne. Il est difficile de savoir pendant combien de temps encore Google pourra tenir cette ligne de conduite. En 2011, Jeremy Hunt, alors secrétaire à la Culture du gouvernement britannique, a averti la société Google que si elle ne prenait pas des mesures pour rétrograder les sites illicites dans le classement de ses résultats de recherche, le gouvernement introduirait de nouvelles dispositions dans son projet de loi sur les communications afin de l'y contraindre99. C’est peut-être en raison de cet avertissement que, en août 2012, Google a annoncé l’introduction d’une politique destinée à rétrograder dans le classement des résultats de recherche la position des entreprises qui s’adonnent au piratage : « À partir de la semaine prochaine, nous prendrons en compte un nouveau paramètre dans nos classements : le nombre de demandes valides de retrait des contenus portant atteinte aux droits d’auteur reçues pour chacun des sites. La position des sites pour lesquels nous avons reçu un nombre élevé de notifications de demande de retrait pourrait être reculée dans les résultats de recherche. Cette modification de nos critères de classement devrait aider les utilisateurs à trouver plus aisément des sources fiables et légitimes de contenus, qu’il s’agisse de l’écoute d’une chanson partiellement diffusée sur le site Web de musique de NPR (National Public Radio), d’un spectacle télévisé sur Hulu ou d’une nouvelle œuvre musicale diffusée en continu par Spotify100. » Dans son rapport de septembres 2013 sur la lutte qu’elle mène contre le piratage, la société Google affirme également qu’elle a éliminé les sites illicites de ses résultats de recherche ou bien qu’elle a reculé leur position101. Malheureusement, la modification de l’algorithme semble avoir eu peu d’effets. Trois mois après l’annonce par Google de l’introduction de ce nouveau paramètre dans son algorithme, Richard Mollet, directeur général de l’association britannique The Publishers Association, a déclaré au Guardian : « Nous n’avons toujours pas constaté une réduction significative de leur présence dans les résultats de recherche102. » Le point de vue de Richard Mollet est corroboré par Kieron Sharp, de la Federation BENEFICIER SANS PAYER – 21 Against Copyright Theft du Royaume-Uni, qui a affirmé : « La société Google prétend avoir pris des mesures pour que les sites Web portant atteinte aux droits d’auteur et pour que les contenus piratés dont ils assurent la promotion soient moins accessibles ; or, il semble que son moteur de recherche assure toujours la promotion de ces sites, qui tirent leurs recettes de la publicité ou d’autres mécanismes de paiement103. » Ces informations ont été confirmées par le rapport publié par la RIAA (The Recording Industry Association of America) en février 2013, intitulé Six Months Later – A Report Card on Google's Demotion of Pirate Sites. Ce rapport conclut que « le classement des sites à propos desquels Google a reçu un grand nombre de notifications d’atteinte aux droits d’auteur ne semble pas avoir reculé d’une quelconque façon significative après que Google a introduit un paramètre de rétrogradation dans le classement104 ». Par exemple, dans 98 % des recherches effectuées sur Google à l’occasion de ce rapport, un site illicite totalisant plus de 10 000 demandes de retrait est apparu sur la première page des résultats de recherche. L’hebdomadaire américain Billboard Magazine est parvenu à la même conclusion que la RIAA en février 2013. Il révèle que les vendeurs légaux de musique numérique, comme Amazon, sont davantage « enterrés » derrière les sites illégaux qu’ils ne l’étaient en novembre 2012105. Le rapport RIAA a également étudié le nombre de fois où un site contrevenant ayant reçu plus de 100 000 demandes de retrait, apparaissait parmi les cinq premiers résultats de recherche. Il note non seulement qu’aucune amélioration dans le recul du classement des sites pirates n’a été enregistrée, mais aussi que ces sites sont apparus dans les cinq premiers résultats de recherche plus fréquemment qu’avant la modification de l’algorithme d’août 2012106. L’inefficacité de la modification de l’algorithme de recherche de Google a été récemment réaffirmée par Cary Sherman, directeur général de la RIAA, appelé à témoigner devant les législateurs américains. Sherman a déclaré que les membres de la RIAA « n’avaient constaté absolument aucune différence » après la modification de l’algorithme de Google. Il notait, par exemple, que le site Web mp3skull.com, auquel la RIAA avait envoyé plus de 1,25 million de notifications de demande de retrait, apparaissait toujours sur la première page des résultats de recherche Google lorsque la recherche portait sur le terme« mp3 »107. Compte tenu de ces données, il apparaît clairement que la société Google pourrait déployer davantage d’efforts pour s’assurer que ses services ne facilitent pas le piratage des contenus. En effet, dans un rapport de juillet 2013, le ministère britannique de la Culture, des Médias et du Sport prenait acte de la modification de l'algorithme de recherche de Google, mais soulignait son « attente quant à une recherche d’améliorations complémentaires effectuée conjointement par Google – et d’autres moteurs de recherche – et par les propriétaires de contenus108 ». En raison de sa position dominante sur le marché, le rôle de Google dans le succès de tels mécanismes volontaires ne saurait être trop souligné. En outre, compte tenu de la « responsabilité particulière » dont sont investies les entreprises dominantes dans la législation communautaire pour ne pas fausser les conditions de la concurrence109, d’aucuns affirment que le devoir de Google de veiller à ce que son moteur de recherche, ses réseaux publicitaires et autres services ne favorisent pas le vol de propriété intellectuelle et les conduites qui portent atteinte à une concurrence légitime n’est pas seulement une responsabilité morale. Quelles sont les limites de cette responsabilité ? Ou, de façon plus générale, quelles mesures une entreprise en position dominante ou tout intermédiaire en ligne peut-il ou devrait-il prendre pour répondre à ces préoccupations ? La section suivante constitue une introduction en ce domaine : elle s’intéresse aux efforts déployés par les titulaires de droits d’auteur pour tirer parti de la législation en BENEFICIER SANS PAYER – 22 vigueur et des nouvelles lois spécifiquement axées sur l’atteinte aux droits d’auteur en ligne et pour ainsi lutter contre les problèmes liés au fait que les contrevenants en série aux droits d’auteur utilisent des services en ligne licites pour développer leurs activités illégales. BENEFICIER SANS PAYER – 23 Le cadre juridique Tirer parti de la législation en vigueur Récemment, les propriétaires de contenus ont pu constater qu’établir un partenariat avec les autorités chargées de l’application de lois produisait, dans le cadre de la législation en vigueur, au moins certains effets positifs dans la lutte contre les entreprises qui portent massivement atteinte aux droits d’auteur. On peut ainsi citer le récent exemple européen de la création, en septembre 2013, de l’Unité spéciale de lutte contre les atteintes à la propriété intellectuelle (special IP crime unit) par les services de police de la ville de Londres110. Cette unité spéciale – dont la création a été annoncée par le secrétaire au Commerce Vince Cable et qui est financée à hauteur de 2,5 millions de livres sterling par le Bureau de la propriété intellectuelle britannique – travaillera en collaboration avec les propriétaires de contenus pour cibler son action sur les entreprises contrevenantes. En juin 2013, le commissaire Adrian Leppard, des services de police de la ville de Londres, commentait cette initiative dans les termes suivants111 : « Nous créons une unité de police opérationnellement indépendante dont la mission est de coordonner les actions nationales et internationales des autorités chargées de l’application des lois et celles de nos partenaires des secteurs public et privé afin de cibler efficacement ceux qui continuent à profiter illégalement des efforts déployés par autrui. » Il ne s’agit pas là du premier exemple de coopération étroite entre les autorités britanniques chargées de l’application des lois et la communauté des créateurs de contenus. Ainsi que nous le décrivons ciaprès, la police britannique a joué un rôle non négligeable dans la mise en œuvre d’un accord à caractère volontaire entre prestataires de services de paiement et propriétaires de contenus, y compris en poursuivant judiciairement les services de musique en ligne illicites, russes et ukrainiens, qui utilisaient les services de cartes de crédit pour facturer aux utilisateurs des contenus illégaux112. Ces partenariats étroits entre les autorités chargées de l’application des lois et les entreprises de contenus en ligne revêtent également un caractère transatlantique. Par exemple, en juin 2013, une initiative de l’Office européen de police (EUROPOL) – qui a réuni le département HIS (Homeland Security Investigations) de l’agence américaine de l’immigration et des douanes (U.S. Immigration and Customs Enforcement – ICE) et divers organismes européens d’application des lois – a permis de saisir 328 noms de domaine associés à la vente illégale en ligne de marchandises contrefaites113. Une autre opération conjointe des États-Unis et de l’Europe – dénommée American Icon ou Transatlantic Two) – a fait intervenir non seulement les forces de police américaines et européennes, mais également le prestataire de services de paiement en ligne PayPal. Coordonnée par le National Intellectual Property Rights Coordination Center (ou IPR Center) de Washington, D.C., l’opération Transatlantic Two s’est traduite par la saisie de 151 domaines de premier niveau hébergés à l’étranger et de 150 000 dollars de paiements illégitimes. « L’opération American Icon/Transatlantic Two est un excellent exemple de la formidable coopération entre l’ICE, nos partenaires internationaux de l’IPR Center et du ministère de la Justice, a déclaré Mark Witzal, directeur adjoint de l’IPR Center. Pour poursuivre ces criminels qui dupent des clients crédules dans le monde entier, ces partenariats internationaux ont une importance vitale114. » Si une coopération entre les propriétaires de contenus et les autorités chargées de l’application des lois constitue un outil important, il convient toutefois de ne pas surestimer son impact. Par exemple, un récent rapport du bureau d’études NetNames signale que si l’application des lois à l’encontre de BENEFICIER SANS PAYER – 24 MegaUpload et d’autres sites d’hébergement de fichiers (cyberlockers) semble avoir eu un impact majeur et durable sur l’utilisation de ce type de sites par les voleurs de contenus, de nombreux éléments permettent de penser qu’une forte proportion des conduites illégales qui faisaient usage de tels sites font à présent appel à d’autres modes de distribution en ligne115 : « La fermeture de MegaUpload s’est également accompagnée de celle de l'hébergeur de fichiers multimédias diffusés en continu MegaVideo, un incident qui a eu des retentissements sur d’autres hébergeurs de fichiers diffusés en continu. Cette perturbation n’a pas eu un impact permanent sur l’utilisation des vidéos diffusées en continu similaire à celui sur l’écosystème des hébergeurs de fichiers à téléchargement direct. [...] La consommation de bande passante dédiée à la lecture de vidéos en continu de toutes sortes a explosé au cours de ces dernières années, puisqu’elle a augmenté de 170 % entre 2010 et 2012 en Amérique du Nord, en Europe et en Asie-Pacifique. L’atteinte aux droits d’auteur par le biais de la diffusion de flux en continu a augmenté dans des proportions encore plus importantes : la bande passante consacrée à la lecture (ou diffusion) de vidéo illicites a augmenté de 470 % sur la même période, malgré la disparition d’hébergeurs renommés comme MegaVideo. » Ces exemples démontrent clairement la rapidité d’adaptation du piratage en ligne aux perturbations éventuelles du système, comme les fermetures de site ou les saisies. Les utilisateurs modifient leurs comportements, souvent en quelques instants ; ils délaissent les sites soumis à des événements et s’orientent vers des sites aux contenus illicites comparables et qui proposent des modes de consommation similaires ou différents. Le piratage s’adapte à l’évolution des situations : l’utilisation des lectures en continu et celles du logiciel BitTorrent ont très fortement progressé lorsque des hébergeurs de fichiers à téléchargement direct ont été éliminés116. Des efforts récents de réforme législative Parallèlement à ces efforts d’application de la législation en vigueur, le législateur s’est efforcé d’adopter des lois conçues pour s’attaquer directement au problème des entreprises de contenus en ligne s’adonnant au piratage. Deux récentes expériences européennes sont particulièrement pertinentes : la loi française HADOPI et la loi britannique relative à l’économie numérique (Digital Economy Act). Chacune d’elles s’appuie, dans une certaine mesure, sur les dispositions de la Directive de l’Union européenne sur le commerce électronique, pour définir les responsabilités respectives des propriétaires de contenus et des intermédiaires dans l’environnement en ligne. D’une part, chacune de ces lois semble avoir, dans une certaine mesure, réussi à dissuader les utilisateurs de pirater des contenus et à les sensibiliser à l’importance que revêtent les droits d’auteur. D’autre part, aucune de ces lois n’a exercé le niveau de dissuasion attendu, et toutes deux ont suscité des inquiétudes : en effet, si elles n’étaient pas soigneusement mises en œuvre, elles pourraient porter atteinte à des valeurs essentielles comme la liberté d’expression, la créativité des utilisateurs et le commerce numérique. Loi HADOPI HADOPI est l’acronyme du nom de l’organisme public (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) créé pour gérer les « réponses graduées » aux atteintes aux droits d’auteur. L’article L. 336-3 de la Loi dispose que « la personne titulaire de l’accès à des services de communication au public en ligne a l’obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits117 ». BENEFICIER SANS PAYER – 25 La première version de la loi (HADOPI 1) a été adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat en mai 2009. Après que le Conseil constitutionnel a décidé que la Loi était contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, une seconde version, légèrement amendée, a été adoptée en octobre 2009 (HADOPI 2)118. HADOPI 2, qui est décrite comme la « législation de lutte contre le piratage la plus dure qui soit au monde119 », a institué un mécanisme de réponse à trois phases : les contrevenants qui après deux avertissements initiaux sont jugés coupables d’avoir téléchargé des matériels illicites encourent une amende pouvant atteindre 1 500 € et une suspension de l’accès à Internet comprise entre 3 et 12 mois120. En 2011, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression121 a qualifié de droit de l’homme122 l’accès à Internet et a estimé que le mécanisme à trois phases était disproportionné. En raison de ces déclarations, il s'est révélé difficile pour les élus français d'apporter leur plein et entier soutien à HADOPI. « Aujourd’hui, ce n’est pas possible de couper l’accès à Internet. C’est quelque chose comme couper l’eau123 », a reconnu Fleur Pellerin, ministre déléguée à l’Économie numérique. Toutefois, il ne fait pas de doute que la loi HADOPI a permis de réduire le piratage et d’augmenter les ventes de contenus légaux. Une étude, réalisée par un groupe d’économistes du Wellesley College et de la Carnegie Mellon University, indique que la sensibilisation accrue des consommateurs du fait de la loi HADOPI a engendré pour iTunes une augmentation des ventes de chansons de 22,5 % et d’albums de 25 %124. De façon intéressante, elle révèle que la progression des ventes a été beaucoup plus importante parmi les genres qui, comme le rap et le hip hop, faisaient l'objet d'un piratage intensif avant la loi HADOPI que parmi les genres moins exposés au piratage comme la musique chrétienne, la musique classique ou le jazz. HADOPI semble également avoir dissuadé une partie des utilisateurs finaux d’accéder à des contenus illicites. Une étude, réalisée par Peer Media Technologies, fait apparaître que, en 2011, le partage des œuvres illicites entre les utilisateurs français sur les réseaux P2P (pair à pair) a chuté de 43 %. En outre, il n’a pas été nécessaire d’adresser un second courriel d’avertissement à 95 % des destinataires d’un premier avertissement. Enfin, 71 % des utilisateurs de réseaux P2P interrogés ont affirmé qu'ils cesseraient de télécharger des contenus illégaux s'ils recevaient un avertissement de l'HADOPI125. En dépit de ces succès, d’aucuns ont qualifié la loi HADOPI de coûteuse et d’inefficace, tandis que d’autres se sont inquiétés des répercussions que pouvait avoir la suspension temporaire de l’accès à Internet sur la liberté d’expression et d’accès à l’information. En raison de ces préoccupations, le gouvernement français a annoncé, en juillet 2013, qu’il continuerait à envoyer des avertissements aux utilisateurs (puisqu’ils se sont révélés tout à fait efficaces) et à infliger des amendes aux récidivistes, mais qu’il supprimerait la sanction pénale d’une suspension de l'accès des utilisateurs à Internet126. Loi britannique relative à l’économie numérique (Digital Economy Act) La Loi britannique de 2010 relative à l'économie numérique (Digital Economy Act), tout comme la loi française HADOPI, est destinée à punir les utilisateurs qui téléchargent des contenus piratés127. Initialement, elle établissait – tout comme la loi HADOPI – un mécanisme à trois phases d’interdiction de l’accès à Internet pour les contrevenants récidivistes (« Trois infractions et vous êtes éliminé»). Toutefois la version finale de la loi prévoit que les décrets d’application relatifs à de telles sanctions requièrent l’approbation des deux chambres du Parlement, procédure qui est désignée en langue anglaise par l’expression « super-affirmative procedure »128. Enfin, l’équité de cette loi et les modalités d’application de ses dispositions ont suscité des controverses de sorte que le gouvernement a éprouvé bien des difficultés à la mettre en œuvre. BENEFICIER SANS PAYER – 26 Les minutes de la table ronde129 qui s’est tenue le 14 mai 2013 et à laquelle étaient présents Ed Vaizey, le ministre responsable de la loi, Google, des prestataires de services Internet, des titulaires de droits d’auteur et des associations font apparaître que la procédure d’envoi des trois lettres d’avertissement prévue par la loi ne sera appliquée qu’à partir de 2015 au plus tôt. Le fait que le lancement de cette procédure était initialement planifié pour 2011 témoigne des difficultés auxquelles se heurte l’application de cette loi. En attendant, les titulaires de droits d’auteur au Royaume-Uni recourent aux injonctions judiciaires pour contraindre les prestataires de services Internet à interrompre l’activité des sites Web qui, comme Pirate Bay, portent atteinte aux droits d’auteur. Toutefois, aucun des principaux propriétaires de contenus n’estime que ces procédures coûteuses et laborieuses puissent se substituer aux lettres d’avertissement ou aux mesures connexes prévues par la législation130. Les effets mitigés de la Loi française HADOPI et de la Loi britannique sur l’économie numérique témoignent du fait qu’il est très difficile d’élaborer une réponse juridique au fléau du piratage, qui respecte les intérêts des consommateurs et ne freine pas l’innovation ou les investissements. Ils démontrent aussi qu’il est essentiel de sensibiliser les consommateurs aux valeurs fondamentales qui sont en jeu et d’élaborer des ripostes qui soient tout à la fois équilibrées et efficaces. Si seul le temps nous permettra d’affirmer que des expériences comme la Loi HADOPI en France ou la Loi sur l'économie numérique en Grande-Bretagne ont été finalement couronnées de succès, il apparaît qu'une réforme législative n’est pas le meilleur moyen – et certainement pas le moyen le plus rapide – pour lutter contre le piratage en ligne. Si les lois, comme la Loi HADOPI et la Loi sur l'économie numérique, n’ont pas pleinement atteint leurs objectifs, quelles sont les solutions de rechange ? Pour nombre d’analystes, la solution la plus prometteuse est celle des réponses mises en œuvre par le marché, faisant l’objet d’une démarche volontaire des principales entreprises du secteur des contenus et du secteur des technologies. C’est pourquoi nous nous intéresserons à présent aux réformes qui pourraient constituer la stratégie la plus viable – du moins à court terme – pour freiner les entreprises Internet dont les activités sont fondées sur le vol de contenus. BENEFICIER SANS PAYER – 27 Présentation de solutions volontaires, à l’initiative du marché Fort heureusement, les principales entreprises de l’économie Internet – notamment, les créateurs de contenus, les prestataires de services Internet, les prestataires de services de recherche ou les prestataires de services de paiement – se sont unies à plusieurs occasions pour mettre en œuvre, à leur initiative, des solutions et de saines pratiques destinées à lutter contre les entreprises en ligne fondées sur le vol de contenus. Ces solutions, nées sous l’impulsion du marché, ne doivent pas être considérées comme entrant en concurrence avec les programmes à l’initiative des gouvernements, mais plutôt comme complétant et tirant parti des mesures législatives et des mesures d’application qu’ils ont prises. En fait, de nombreux gouvernement sont ravis de ces solutions lancées sous l’impulsion du marché, à l’initiative de l’industrie. Ainsi, Victoria Espinel, l’ancienne coordinatrice du respect de la propriété intellectuelle des États-Unis, a soutenu les initiatives des entreprises privées favorisant l’adoption de saines pratiques visant à réduire le piratage en ligne et la contrefaçon et, notamment : L’accord volontaire de 2011 conclu entre AT&T, Cablevision, Comcast, Time Warner Cable, Verizon et aussi bien les majors que les labels musicaux indépendants pour réduire le piratage des œuvres musicales en ligne131. Un accord sur les meilleures pratiques signé par American Express, Discover, MasterCard, PayPal et Visa destiné à priver les entreprises en ligne qui vendent ou diffusent des contenus illicites des services de traitement des cartes de paiement132. Un engagement de l’Association of National Advertisers et de l’American Association of Advertising Agencies de refuser de financer le piratage en ligne et la contrefaçon par des recettes publicitaires133. Ces initiatives et d’autres initiatives à caractère volontaire sont décrites dans les sections qui suivent. Le « Copyright Alert System » Aux États-Unis, le Copyright Alert System (CAS) résulte d’un protocole d’accord signé en juillet 2011 par des prestataires de services Internet – dont Verizon, AT&T, Comcast et Time Warner Cable –, des organisations de l’industrie des contenus – dont Motion Picture Association of America (MPAA) et The Recording Industry Association of America (RIAA) – et des titulaires de droits d’auteur comme EMI, Walt Disney, Sony et Universal. Ce système est conçu pour lutter contre une forme spécifique de piratage en ligne : l’utilisation de réseaux P2P pour distribuer des contenus vidéo et audio portant atteinte aux droits d’auteur134. Le protocole d’accord prévoyait la création du Center for Copyright Infringement (CCI), qui a été ouvert en février 2013. Il a pour mission d’élaborer un programme éducatif visant à informer le public sur les lois qui régissent la contrefaçon des droits d’auteur et à encourager l’utilisation de contenus licites. Le CCI déclare qu’ « il est de la responsabilité des abonnés de veiller à ce que leur compte Internet ne soit pas utilisé pour porter atteinte à des droits d’auteur » et demande aux prestataires de services Internet de restreindre l’accès aux connexions Internet des contrevenants récidivistes. Dans le cadre du système proposé, il appartient aux propriétaires de contenus de surveiller les sites P2P pour identifier si des contrefaçons de leurs œuvres (œuvres musicales, films, programmes BENEFICIER SANS PAYER – 28 télévisés, par exemple) sont diffusées via les réseaux P2P. Si tel est le cas, ils envoient une notification au prestataire de services Internet concerné, et ce dernier la transmet à l’abonné Internet sous forme d’une alerte d’atteinte à des droits d’auteur (Copyright Alert). Le système d’alertes, surnommé « the six strikes initiative », comporte sept phases. Il convient de noter que ses premières phases visent à éduquer le consommateur sur les répercussions de ses actions illicites et que ses phases ultérieures sont des ripostes de sévérité croissante. Ainsi, lorsqu’un utilisateur ne cesse pas ses téléchargements illicites après plusieurs avertissements, les prestataires de services Internet signataires du protocole peuvent prendre des mesures temporaires qui influent sur l’expérience de l’abonné Internet : réduction temporaire du débit de la connexion, rétrogradation temporaire de la catégorie de services Internet, redirection de l’abonné vers une page d’accueil qui l’avertit des conséquences d’une atteinte aux droits d’auteur ce jusqu’à ce qu’il entre en contact avec le prestataire de services Internet ou bien suive un programme éducatif en ligne sur les droits135. Le Copyright Alert System peut aussi employer les technologies les plus récentes non seulement pour lutter contre les contenus non autorisés mais aussi pour offrir aux propriétaires de contenus des outils permettant de transformer les téléchargements illégaux en opportunités de transactions licites. En août 2013, le magazine américain Variety, consacré à l’industrie du spectacle, a signalé que Comcast, l’un des signataires du protocole d’accord, avait mis au point une technologie qui offre aux utilisateurs de contenus non autorisés la possibilité d’accéder à des versions licites du contenu illégal qu’ils sont en train de télécharger136. Il notait que la nouvelle technologie de Comcast pourrait ou non devenir une initiative officielle du Copyright Alert System (CAS) ou du Center for Copyright Infringement (CCI). Variety ajoutait que « le CCI a été informé de l’initiative de Comcast et pourrait se joindre à sa mise en œuvre137 ». Bien qu’il soit trop tôt pour évaluer si le Copyright Alert System permettra une réduction significative des vols de contenus sur les réseaux P2P, une caractéristique notable du système est son utilisation créative des ripostes graduées : il prévoit des mesures d’éducation des nouveaux contrevenants mais offre la possibilité d’employer des mesures plus sévères à l'encontre des contrevenants récidivistes. Ce système fournit également une plate-forme favorisant une plus grande transparence et une plus étroite collaboration entre les propriétaires de contenus et les prestataires de services Internet, tout en laissant à ces derniers une souplesse significative quant à sa mise en œuvre138. Meilleures pratiques volontaires des prestataires de services de paiement Comme il a été précédemment noté, de nombreux sites Web qui portent atteinte aux droits d’auteur s’appuient sur les prestataires de services de paiement et de services de cartes de paiement pour collecter les abonnements, les transactions et les donations. Comme le souligne le rapport Detica, présenté à la section II.A du présent document, l’utilisation de services de traitement des cartes de paiement est particulièrement répandue sur les sites d’achat d’œuvres musicales illicites. Afin de s’attaquer à ce problème, plusieurs grandes sociétés de cartes de crédit – parmi lesquelles American Express, Discover, MasterCard, PayPal et Visa –, en coordination avec les services de police de la ville de Londres, se sont volontairement engagées à respecter un ensemble de saines pratiques destinées à priver de services de traitement des paiements les sites qui diffusent des contenus et marchandises illicites139. Ces pratiques exemplaires prévoient notamment des procédures d’examen des plaintes des titulaires de droits et d’interruption des services de paiement pour les sites qui continuent leurs pratiques illicites. Les procédures adoptées dans le cadre de cet accord permettent également aux titulaires de droits d’entrer directement en contact avec les prestataires de services de paiement et de leur adresser une plainte140 : BENEFICIER SANS PAYER – 29 précisant l’adresse du site Web, les pages du site sur lesquelles portent les allégations de vente de matériels illicites et l’identification précise du matériel illicite ; apportant la preuve que les services de paiement du prestataire sont utilisés pour acheter le matériel argué de contrefaçon ; accompagnée, le cas échéant, d’une copie de la notification d’atteinte aux droits d’auteur (prévue par le Digital Millenium Copyright Act – DMCA) ou de la lettre de mise en demeure de cesser l’atteinte aux droits d’auteur adressée au commerçant soupçonné de se livrer à la contrefaçon ; et comportant une déclaration attestant que le titulaire des droits d’auteur possède effectivement les droits attachés aux matériels illicites. Nombre des intéressés, y compris au sein de l’industrie des contenus, ont fait l’éloge de cet accord volontaire qui renforçait les échanges et la transparence entre les prestataires des services de paiement, les titulaires de droits d’auteur et les instances chargées de l’application des lois et qui simplifiait la prise de mesures constructives et efficaces par rapport au coût à l’encontre des entreprises portant atteinte aux droits d’auteur, ce sans imposer des charges illégitimes aux prestataires de services de paiement. Ainsi, la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) a déclaré à propos de cette initiative : « Il est extrêmement positif pour l’industrie de la musique enregistrée que les plus importants système de paiement du monde prennent des mesures pour éviter que leurs services soient utilisés de façon abusive par des sites Web illégaux qui portent atteinte aux droits des artistes, des auteurs et des producteurs. Des intermédiaires, comme MasterCard et Visa, peuvent jouer un rôle déterminant dans la lutte contre le piratage, de quelque pays du globe qu’elle provienne. Nous saluons le rôle essentiel des services de police de la ville de Londres dans la coordination du programme. Ils démontrent ainsi qu’ils sont conscients que ces sites Web “voyous” ont des effets réducteurs sur l’emploi et la croissance, au Royaume-Uni et dans le monde entier141 . » Les prestataires de services de cartes de paiement ont également soutenu cette initiative. Eileen Simon, World Chief Franchise Development Officer chez MasterCard, a ainsi déclaré à ce propos : « [...] une méthode comme celle-ci, qui allie les efforts des différentes parties prenantes, nous permettra d’éviter que notre système ne soit utilisé pour se livrer à des activités illicites et contribuera à protéger les moyens de subsistance des artistes, des titulaires de droits légaux et les sociétés de commerce électroniques licites qui vendent des matériels sous licence142. » Lignes directrices des meilleures pratiques pour les réseaux publicitaires Ainsi que le notait le rapport Detica, présenté à la section II.A du présent document, de nombreux sites Web illicites s’appuient sur la publicité pour générer les recettes nécessaires au financement de leurs activités illégales. La publicité joue « un rôle déterminant » pour au moins trois des segments identifiés par le rapport. Il apparaît que parmi les sites passerelles de télévision en direct, qui ont le modèle d’activités qui progresse le plus rapidement, 67 % sont financés par la publicité et que parmi les sites de communautés P2P, le modèle d’activités en deuxième position pour la rapidité de sa croissance, 86 % génèrent des recettes publicitaires143. Étant donné que la publicité et les réseaux de publicité en ligne procurent les ressources financières nécessaires à un très grand nombre de sites Web illicites, la coalition, formée en juillet 2013, par huit réseaux publicitaires, des entreprises de technologie et d’importants propriétaires de contenus a été accueillie comme une bonne nouvelle. Coordonné par Victoria Espinel, l’ancienne coordinatrice du BENEFICIER SANS PAYER – 30 respect de la propriété intellectuelle des États-Unis, et par l’Interactive Advertising Bureau (IAB) Royaume-Uni, le document intitulé Best Practices Guidelines for Ad Networks a été signé par plusieurs prestataires de services de publicité en ligne, parmi lesquels 24/7 Media, Adtegrity, AOL, Conde Nast, Google, Microsoft, Yahoo! et SpotXchange144. Comme l’a remarqué Mme Espinel dans un récent billet de blogue, les « meilleures pratiques » sont destinées « à lutter contre le piratage en ligne en réduisant les recettes publicitaires des opérateurs de site qui s’adonnent de façon significative au piratage et à la contrefaçon145 ». Les signataires des réseaux publicitaires s’engagent à respecter quatre saines pratiques : 1. Mettre en œuvre des mesures d’éviction des sites Web qui s’adonnent principalement à la vente de marchandises contrefaites et au piratage de droits d’auteur et dont la participation aux programmes publicitaires des réseaux publicitaires n’est pas motivée par des activités licites substantielles et afficher sur leur site Web cette politique. 2. Tenir à jour et afficher les lignes directrices des meilleures pratiques sur leur site Web. 3. Insérer des clauses dans leur politique rappelant que les clients des sites Web ne doivent pas violer la Loi. 4. Prendre part à un dialogue permanent avec les créateurs de contenus, les détenteurs de droits, les organisations de défense des consommateurs et les militants de la liberté d’expression146. Les annonceurs et les intermédiaires en ligne ont, de façon générale, fait l’éloge de ces meilleures pratiques. Randall Rothenberg, directeur général de l’Interactive Advertising Bureau (IAB), a ainsi déclaré : « La réunion de parties disparates autour de la même table nous a permis de définir des lignes directrices qui assurent une protection rigoureuse des droits d’auteur tout en permettant à l’économie numérique de s’épanouir147 . » Susan Molinari, vice-présidente des politiques publiques et des relations avec l’administration chez Google, a été du même avis : « grâce à leur action sur l’ensemble de l’industrie, ces meilleures pratiques devraient tout à la fois permettre de réduire l’attrait financier que représentent les sites pirates, grâce au tarissement de leurs sources de recettes, favoriser un Internet sain et promouvoir l’innovation148. » En revanche, la réaction de l’industrie des contenus a été moins enthousiaste. Les créateurs de contenus font observer que les réseaux publicitaires qui sont les principaux coupables d’annonces publicitaires sur les sites illégaux ne figurent pas parmi les membres de la coalition149. Ils sont aussi d’avis que les « meilleures pratiques » imposent aux titulaires de droits d’auteur des obligations trop lourdes d’identification des sites vendeurs de contenus piratés et ne sont pas suffisamment exigeantes à l’égard des prestataires de services de publicité et, par conséquent, qu’elles représentent seulement un « pas en avant » dans la lutte contre le piratage en ligne150. Il convient aussi de noter que – à la différences des mesures mises en œuvre par le Copyright Alert System et par les prestataires de services de paiement – le marché sur lequel s’exerce cette initiative est dominé par la société Google qui, de toute évidence, montre fort peu d’empressement à assumer des responsabilités autres que celles imposées par la législation. Une autre stratégie, peut-être plus efficace, a été lancée en 2013 au Royaume-Uni par l’Institute of Practitioners in Advertising (IPA) et The Incorporated Society of British Advertisers (ISBA)151. Elle réunit un groupe pilote de 13 intermédiaires de la publicité – dont Glam Media, Quantcast et Adap.tv –, qui se sont engagés à faire évaluer, de façon indépendante, les politiques de sécurité de leur marque. Cette initiative prometteuse encourage l’utilisation de technologies de tierces parties, BENEFICIER SANS PAYER – 31 comme l’outil d’évaluation des risques en ligne White Bullet, qui alertent les annonceurs lorsque leur marque apparaît sur des sites Web qui porte atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Solutions technologiques Les solutions technologiques sont un autre domaine où des actions volontaires, à l’initiative du marché, permettraient d’accomplir des progrès dans la lutte contre les atteintes aux droits d’auteur. Aujourd’hui, certaines sociétés – comme, par exemple, Audible Magic et Vobile – proposent des outils et services automatisés qui peuvent aider les réseaux de contenus en ligne à efficacement identifier les fichiers qui semblent porter atteinte aux droits d’auteur. Ces services, qui associent des empreintes numériques à d’autres technologies, permettent aux opérateurs de scanner les contenus qui sont stockés ou diffusés sur leur réseau, puis de prendre des mesures pertinentes comme le blocage de l’accès aux contenus illicites. Les efforts déployés par le CEPIC (Centre of the Picture Industry) et par l’ASMP (American Society of Media Photographers), tous deux membres de l’ICOMP, offrent un autre exemple utile de la façon dont des solutions technologiques associées à des initiatives volontaires peuvent produire des résultats mesurables (voir l’encadré d’étude de cas). De telles solutions et des solutions technologiques similaires pourraient bien constituer la parade la plus efficace à l’utilisation abusive de la technologie par les voleurs de contenus. Étude de cas – Le CEPIC et l’ASMP D’excellentes photographies et images sont une source d’information, d’émerveillement et de plaisir. Elles font vivre les mots et transforment les faits en événements. Elles font partie de notre tissu culturel. Les droits d’auteur sont le moteur qui alimente la photographie. Sans protection efficace des droits d’auteur, les photographes ne peuvent contrôler la réutilisation de leurs œuvres et ne peuvent donc bénéficier de leur pleine valeur commerciale. Or, aujourd’hui, les copies illicites d’images figurent parmi les œuvres en ligne les plus fréquemment partagées. Pendant des décennies le CEPIC et l’ASMP, membres de l’ICOMP, ont représenté les intérêts des photographes en Europe, aux États-Unis et dans le monde entier. Afin de lutter contre le vol d’images en ligne, le CEPIC et l’ASMP introduisent des innovations et de saines pratiques pour permettre aux photographes de suivre et de tirer des revenus de leurs images protégées par des droits d'auteur, y compris lorsque celles-ci font l'objet d'usages dérivés. Leurs efforts ont été déployés en coopération avec la Commission européenne, The Copy Right Hub britannique, la Linked Content Coalition, l’Office américain des droits d’auteur (US Copyright Office), et des associations professionnelles européennes et américaines. BENEFICIER SANS PAYER – 32 La LCC (Linked Content Coalition) est une alliance de partenaires de contenus tels qu’Axel Springer, Hachette Livre, Gruppo Expresso et Pearson. Pour favoriser la gestion automatisée des droits en ligne, elle a élaboré un Modèle de référence des droits, qui identifie les œuvres en ligne et établit une sorte de bourse de droits d’auteur numérique et qui définit un ensemble de meilleures pratiques pour déterminer comment les utilisateurs peuvent accéder aux données relatives aux droits et acquérir des licences. La LCC ne crée pas de nouvelles normes, mais offre une structure d’interopérabilité, qui permet aux industries créatrices d'utiliser leurs propres normes. Ce modèle est présentement testé par le biais du projet Rights Data Integration, qui est cofinancé par la Commission européenne. L’importance de la concurrence Aujourd’hui, des secteurs clés de l’Internet sont dominés par le pouvoir de marché d’une seule entreprise, dont les actions ont une incidence démesurée sur les autres acteurs du marché. Lesdites actions ne laissent aux créateurs que peu d’influence pour préconiser des solutions volontaires et n’encouragent guère les acteurs plus modestes à souscrire à de nouvelles obligations. L’absence de concurrence peut également prévenir l’émergence de nouvelles technologies ou pratiques commerciales qui pourraient favoriser des ripostes plus efficaces au piratage en ligne. Ainsi qu’il a été précédemment noté, Google occupe une position dominante dans les services de recherche en ligne, y compris sur presque tous les grands marchés de l’Europe. YouTube est le leader du marché des vidéos en ligne et n’est que très peu concurrencé par les vidéos créées par des utilisateurs. Google ne cesse d’accroître sa position dominante en matière de publicité en ligne, qui s’apparente peut-être à une position de quasi-monopole. Aussi, si les solutions à l’initiative du marché revêtent un caractère positif, il convient de ne pas oublier que sur les marchés dénués de concurrents, il peut se révéler difficile de convaincre l’entreprise dominante d’adhérer à des accords volontaires, et de tels accords ont peu de chances d’être efficaces. Le problème est double. En premier lieu, du fait de leur pouvoir de marché, les entreprises en position dominante sont généralement peu sensibles aux pressions en faveur de pratiques commerciales responsables, particulièrement lorsque celles-ci sont susceptibles d’engendrer des coûts supplémentaires ou de réduire les recettes. En second lieu, aucune entreprise ne peut se permettre d’assumer de telles responsabilités alors que le leader du marché s’y refuse, car les perspectives d’une véritable concurrence s’en trouveraient fortement amenuisées. Cette considération constitue un argument supplémentaire en faveur de la lutte contre les ententes. Elle souligne aussi le rôle essentiel que peuvent jouer les autorités comme, par exemple, les services de police de la ville de Londres ou la coordinatrice du respect de la propriété intellectuelle, aux ÉtatsUnis. L’industrie et les associations professionnelles doivent concourir à exercer des pressions sur les entreprises en position dominante pour qu’elles modifient leur comportement. Si les coalitions à l’initiative du marché sont, par définition, volontaires, il est vital que les leaders du marché y participent activement et prennent une place de premier rang dans la recherche de solutions satisfaisantes pour toutes les parties. La mise en œuvre de mécanismes volontaires et de saines pratiques a certes permis d’accomplir des progrès, mais il reste encore beaucoup à faire pour contrer la propagation du piratage en ligne. C’est pourquoi la section finale de ce document présente cinq initiatives qui, à notre avis, peuvent efficacement tirer parti des succès obtenus par les solutions à l’initiative du marché que nous venons d’examiner dans la présente section. BENEFICIER SANS PAYER – 33 Principes directeurs relatifs aux initiatives pour l’avenir Les initiatives décrites ci-dessus témoignent de l’ampleur des progrès accomplis dans la lutte contre le piratage en ligne. Elles n’en sont, à divers degrés, qu’à leurs premières phases de mise en œuvre, et il est encore trop tôt pour déterminer celles qui se révéleront efficaces. Il n’est en revanche pas trop tôt pour en tirer les enseignements et des orientations pour l’avenir. Les principes exposés ci-dessous cherchent à mettre en relief les mesures les plus fructueuses de l’univers des initiatives volontaires et des saines pratiques. Ils ne sont pas destinés à clore la discussion, mais plutôt à l’enrichir. Dans l’idéal, ils pourraient contribuer à l’élaboration d’un consensus dans l’écosystème Internet, servir de base au développement d’autres mécanismes volontaires et, finalement, être bénéfiques aux utilisateurs grâce à la dynamisation de l’innovation dans les services en ligne et à un élargissement de l’accès aux films, œuvres musicales, livres et autres œuvres créatrices d’excellente qualité que la planète peut nous offrir. 1. Les titulaires de droits d’auteur et les intermédiaires en ligne ont pour intérêt commun de long terme de promouvoir l’accès des consommateurs aux sources de contenus légitimes et de lutter contre le piratage en ligne. Les titulaires de droits d’auteur et les intermédiaires en ligne – notamment les prestataires de services de recherche, les prestataires de services de paiement et les réseaux publicitaires – sont tributaires de l’existence d’un cercle vertueux : les innovations des intermédiaires offrent aux consommateurs de nouvelles modalités d’utilisation des contenus, qui dynamisent la demande en nouveaux contenus des utilisateurs. La plus grande richesse des contenus incite les consommateurs à adopter les nouvelles technologies et à utiliser les services qui leur permettent d’accéder auxdits contenus. Les titulaires de droits d’auteur et les intermédiaires en ligne ont donc un intérêt commun sur le long terme : favoriser l’accès des consommateurs à des sources légitimes de contenus et lutter contre le piratage en ligne. 2. La mise en œuvre de solutions doit respecter la législation en vigueur, les exceptions aux droits d’auteur et aux droits voisins (qui, aux États-Unis, sont désignées par le concept de « fair use »), la vie privée et la liberté d’expression ainsi qu’assurer la préservation d’une saine concurrence et des garanties prévues par la Loi. Il est de l’intérêt de tous les acteurs en ligne de préserver les exceptions aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la mesure où elles accordent aux consommateurs la « marge de tolérance » dont ils ont besoin pour jouir pleinement des copies d’œuvre licites. Les solutions volontaires doivent être suffisamment souples pour promouvoir une saine concurrence et préserver les intérêts des utilisateurs quant au respect de la vie privée, de la liberté d’expression et des garanties accordées par la Loi. 3. Les titulaires de droits d’auteur et les intermédiaires en ligne doivent concevoir des solutions qui favorisent la transparence et qui mettent en œuvre des mesures efficaces, d’un excellent rapport coût/avantage. Les initiatives volontaires couronnées de succès ont pour caractéristique de favoriser la communication et la transparence entre les créateurs de contenus et les intermédiaires en ligne. La transparence est génératrice de confiance et évite les initiatives isolées qui sont inefficaces et imposent un fardeau excessif aux tiers. BENEFICIER SANS PAYER – 34 4. Des ripostes graduées peuvent être plus efficaces et préserver les intérêts des consommateurs. Certains piratages en ligne peuvent être fortuits tandis que d’autres – particulièrement lorsqu’ils sont le fait d’acteurs commerciaux – sont intentionnels et répétés. Pour les utilisateurs de la première catégorie, les initiatives mises en œuvre jusqu’à présent établissent qu’une éducation peut suffire à modifier les comportements, tout particulièrement lorsqu’elle est associée à des offres d’accès aux contenus licites. Toutefois, nombre de créateurs estiment qu’il est difficile de contrecarrer efficacement les contrevenants récidivistes, particulièrement lorsqu’ils sont mus par des considérations financières. Il convient donc de consacrer davantage d’efforts à l’élaboration de solutions qui réduisent la capacité des contrevenants récidivistes à utiliser les intermédiaires en ligne pour financer leurs activités illégales. 5. La « charge » doit être conduite par les principaux acteurs du marché. L’efficacité des solutions à l’initiative du marché est conditionnée par l’existence d’un marché ouvert. Or, certains secteurs de l’économie Internet sont présentement dominés par une seule société au pouvoir de marché très important. Les solutions volontaires ne seront efficaces que si les leaders du marché y participent activement et prennent la « tête de la charge » visant à réduire l’utilisation abusive que les contrefacteurs font de leurs services. BENEFICIER SANS PAYER – 35 Conclusion Comme il l’a été décrit dans le présent rapport, l’âge d’Internet est à la fois le meilleur et le pire de tous les âges pour l’économie créative. S’il a engendré une croissance sans précédent de l’accès des consommateurs aux contenus et étendu leurs possibilités d’en bénéficier, il a aussi déclenché la floraison d’entreprises fondées sur le piratage, qui affaiblissent la viabilité économique de secteurs très importants comme ceux de la musique enregistrée, du cinéma, de l’édition, de la photographie et de la presse. Que nous réserve l’avenir ? Sommes-nous à l’aube d’une renaissance culturelle ou d’un retour à l’âge des ténèbres ? Les deux scénarios sont possibles. Toutefois, le présent rapport est optimiste quant aux perspectives de notre économie créative à l’âge d’Internet. Comme les conséquences destructrices des entreprises fondées sur le piratage sont de plus en plus manifestes, les principaux acteurs responsables du secteur – qu’il s’agisse des entreprises de médias ou de technologie, des autorités chargées de l’application de la Loi ou encore des regroupements de prestataires de services publicitaires – commencent à reconnaître que si la Loi fixe d’importantes règles de base, elle ne peut à elle seule combattre ce fléau. Dans bien des cas, ces secteurs se sont associés pour définir des mécanismes volontaires et de saines pratiques à même de combattre les entreprises en ligne fondées sur le piratage. Mais notre optimisme demeure timide. Il apparaît qu’une collaboration beaucoup plus large est nécessaire, particulièrement pour bénéficier du pouvoir des entreprises dominantes dans la lutte contre l’épidémie du piratage en ligne. Nous pensons que, tout comme pour l’économie Internet, l’innovation est déterminante. Cette guerre ne peut être gagnée en s’accrochant au statu quo. Pour vaincre le piratage en ligne, les industries créatives et les industries de technologie doivent collectivement changer les règles du jeu. Elles doivent dissuader les pirates en ne cessant de créer des perturbations. Et la charge doit être conduite par les principaux acteurs du marché. Les enjeux ne sauraient être plus importants. L’issue de la bataille déterminera l’avenir économique et culturel de la création au XXIe siècle et au-delà. Si les entreprises fondées sur le piratage l’emportent, des millions de gens perdront leur emploi et un plus grand nombre encore de millions de consommateurs perdront la possibilité d’accéder à des livres, des chansons et des films de qualité. Non, les enjeux ne peuvent pas être plus élevés. C’est une guerre qu’il nous faut gagner ! BENEFICIER SANS PAYER – 36 À propos de l’auteur Andrew Keen est un entrepreneur Internet. Il a fondé la société Audiocafe.com en 1995, qui est devenue une société Internet de première génération très appréciée. Il est présentement l’animateur de la célèbre émission d’entretiens télévisés « Keen On » sur Techcrunch TV, chroniqueur sur CNN et commentateur régulier pour un grand nombre de journaux et de réseaux radiophoniques et télévisuels du monde entier. Il est aussi un conférencier renommé, qui traite régulièrement de l’impact des technologies numériques sur le monde des affaires, l’éducation et la société du XXIe siècle. Il a écrit deux ouvrages : Le culte de l’am@teur – Comment Internet tue notre culture, qui a remporté un succès international et a été traduit dans 17 langues, et DIGITAL VERTIGO: How Today’s Social Revolution Is Dividing, Diminishing and Disorienting Us, une critique des médias sociaux contemporains, génératrice de controverses. BENEFICIER SANS PAYER – 37 À propos d’ICOMP ICOMP (The Initiative for a Competitive Online Marketplace) est une initiative de l’ensemble de notre secteur d’activités, qui regroupe les organisations et les entreprises liées au commerce Internet. Notre mission générale est d’œuvrer en faveur d’un large soutien des principes qui sont essentiels à un marché en ligne sain et concurrentiel. À cette fin, nos efforts sont axés sur quatre principaux objectifs : la protection des données personnelles, la sécurité des données, le respect de la propriété intellectuelle et une saine concurrence. 70 entreprises, associations professionnelles, associations de consommateurs et individus, implantés en Europe, aux États-Unis, en Amérique du Sud et au Moyen-Orient sont membres d’ICOMP. Le Conseil d’ICOMP se compose d’entreprises internationales telles que ProSiebenSat.1, la FA Premier League (championnat d’Angleterre de football), Microsoft, Nextag, Buscapé et Mediaset, d’organisations membres telles que CEPIC, PPL, ASSOFT, ASMP et VIR ainsi que d’entreprises de taille moyenne et de petite taille telles que Foundem, Streetmap, Bottin-Carto, Emarketing Experts et One News Page. Il compte 30 entreprises et organisations. BENEFICIER SANS PAYER – 38 Références bibliographiques 1 European Observatory on Infringements of Intellectual Property Rights, Intellectual Property Rights Intensive Industries: Contribution to Economic Performance and Employment in the European Union 6 (Sept. 2013), at http://oami.europa.eu/ows/rw/resource/documents/observatory/IPR/joint_report_epo_ohim.pdf; see also UK Department of Culture, Media and Sport, Making it easier for the media and creative industries to grow, while protecting the interests of citizens (27 Feb. 2013) (“Our creative industries are a real success story. . . . They are worth more than £36 billion a year; they generate £70,000 every minute for the UK economy; and they employ 1.5 million people in the UK. According to industry figures, the creative industries account for around £1 in every £10 of the UK’s exports. 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