Interactions inattendues avec les médicaments antirétroviraux
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Interactions inattendues avec les médicaments antirétroviraux
Interactions inattendues avec les médicaments antirétroviraux Unexpected antiretroviral-drug interactions H. Sterlingot*, G. Breton**, C. Le Tiec***, A.M. Taburet*** Résumé Si certaines interactions avec les médicaments antirétroviraux sont désormais bien connues, d’autres sont inattendues et ont été découvertes de façon fortuite. Ainsi, le ténofovir augmente les concentrations de didanosine par inhibition de la purine nucléoside phosphorylase. À cette interaction pharmacocinétique s’ajoute une diminution de l’efficacité immunovirologique d’associations combinant ces deux analogues nucléos(t)idiques à l’efavirenz ou à un troisième analogue nucléosidique. Il a également été démontré que le ténofovir diminue les concentrations d’atazanavir, pour des raisons mal élucidées. L’addition de ritonavir à cette association est impérative. Chez certains patients en situation d’échec virologique, l’association de deux inhibiteurs de protéase (IP) et de faibles doses de ritonavir a été proposée. Compte tenu du caractère inhibiteur et/ou inducteur de certains IP sur le cytochrome P450 3A4 et/ou la glycoprotéine P, des diminutions de concentration d’un des IP ont été observées (par exemple : tipranavir et saquinavir, amprénavir ou lopinavir ou amprénavir et lopinavir/ritonavir). Enfin, des interactions comme la diminution des concentrations de méthadone par les IP associés au ritonavir, ou impliquant l’effet inducteur de plantes telles que le millepertuis sont décrites. mots-clés : Cytochrome P450 - Antirétroviraux - Interaction pharmacocinétique. D epuis la commercialisation des inhibiteurs de la protéase (IP) et la mise sur le marché régulière de nouveaux antirétroviraux, les stratégies thérapeutiques proposées aux patients sont plus nombreuses ; elles associent selon les recommandations deux inhibiteurs nucléosidiques de la transcriptase inverse (INTI) à un inhibiteur non nucléosidique de la transcriptase inverse (INNTI) ou un IP associé à une faible dose de ritonavir (1). L’adhésion au traitement, les effets indésirables, la toxicité intrinsèque des antirétroviraux et l’émergence de mutations de résistance sont les principaux obstacles à la prise en charge à long terme des patients. De plus, * Service de pharmacie, hôpital Necker-Enfants malades, 75015 Paris. ** Service de médecine interne, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 75013 Paris. *** Service de pharmacie, CHU Bicêtre, 94275 Le Kremlin-Bicêtre Cedex. La Lettre de l’Infectiologue - Tome XXII - n° 3 - mai-juin 2007 mise au point m ise au point SUMMARY Most interactions with antiretroviral drugs are now well known, such as the potent inhibitory effect of ritonavir used to boost protease inhibitors. However some unexpected drugdrug interactions involving antiretroviral compounds have been described recently. This article focuses on interactions between antiretroviral drugs such as didanosine and tenofovir, tenofovir and atazanavir or double ritonavir boosted protease inhibitors combinations. For example, tipranavir, a potent CYP3A or Pgp inducer, was found to decrease concentrations of coadministered ritonavir boosted protease inhibitors such as amprenavir, saquinavir or lopinavir. The inducing effect of ritonavir on methadone metabolism, which could lead to withdrawal syndrome, is recalled. And lastly, the inducing or inhibitory effect of some plants and herbs such as St John’s Wort or grapefruit should be reminded. Keywords: Cytochrome P450 - Antiretrovirals - Drug-drug interactions. des interactions, d’ordre pharmacodynamique ou pharmacocinétique, sont susceptibles de survenir. Une bonne connaissance des caractéristiques pharmacologiques des anti-rétroviraux est alors indispensable. En effet, les interactions entre médicaments exposent le patient à des risques de sous- ou surdosage, dont les conséquences peuvent être l’émergence de mutations de résistance dans le cas du sous-dosage, et l’augmentation de la toxicité dans le cas d’un surdosage, avec un risque de mauvaise adhésion du patient. Les interactions le plus fréquemment rencontrées sont désormais bien connues des cliniciens. C’est, par exemple, le caractère inhibiteur puissant du ritonavir pour le cytochrome P450 3A (CYP3A), et donc son utilisation à dose faible pour améliorer l’exposition aux IP, substrats de ce CYP, ou le caractère inducteur de l’efavirenz ou de la névirapine pour ces mêmes CYP. Malheureusement, certaines inconnues subsistent encore, qui ne permettent pas de prévoir et d’éviter toutes les interactions avec les médicaments mis sur le marché très rapidement compte tenu des besoins de santé publique. En effet, si l’on sait que les risques d’interactions entre et avec les INTI sont minimes du fait de leurs voies d’élimination, il n’en est pas de même des IP et INNTI, qui sont métabolisés principalement par le cytochrome P450 3A4 (CYP3A4). Ce CYP 103 mise au point m ise au point est inductible et ses substrats sont nombreux ; les interactions pouvant survenir sont à prendre en compte lors du choix de la thérapeutique pour un malade donné. Les essais cliniques réalisés avant la mise sur le marché de ces médicaments étant limités, très vite après la commercialisation des IP en 1996, des interactions ayant des conséquences cliniques ont été signalées et de nombreuses questions ont été soulevées sur les risques à coprescrire des médicaments dont les associations ont été peu ou mal évaluées. Par ailleurs, les malades dont l’espérance de vie augmente grâce à l’efficacité de ces multithérapies antirétrovirales sont traités pour des maladies opportunistes, au moins à certains stades de la maladie, pour des pathologies liées à la chronicité de la maladie VIH ou aux effets indésirables des médicaments antirétroviraux tels que l’hypercholestérolémie, l’hypertriglycéridémie et le syndrome lipodystrophique et, enfin, pour toutes les pathologies cardiovasculaires, rhumatologiques, etc., rencontrées dans la population générale. Cet article fait le point sur certaines interactions qui, compte tenu des connaissances actuelles, n’étaient pas prévisibles. Nous développerons principalement les interactions entre les antirétroviraux et citerons à titre plus anecdotique des interactions avec des médicaments d’autres classes thérapeutiques et avec des substances exogènes telles que les produits de phytothérapie ou l’alimentation. été décrite avec l’allopurinol (5) et le ganciclovir (6) qui présentent une similitude de structure chimique avec le ténofovir. Le mécanisme de cette interaction serait une inhibition par le ténofovir de la purine nucléoside phosphorylase (PNP), responsable de la dégradation et de l’élimination des purines et de la ddI, entraînant une augmentation des concentrations de ddI sans que les concentrations en ddA-TP soient modifiées (7). Mais cette interaction “pharmacocinétique” ne suffit pas à expliquer une diminution paradoxale des lymphocytes CD4 (en valeur absolue et pourcentage) chez certains patients présentant une réponse virologique optimale, dont le traitement comprenait l’association ténofovir + ddI (associé à l’efavirenz) [8, 9]. Les métabolites intracellulaires du ténofovir inhiberaient la PNP ainsi que le catabolisme des purines et la ddI inhibe la voie de l’adénosine et la formation d’ATP ; ces deux phénomènes entraînent une accumulation de déoxy-guanosine-triphosphate (dGTP), une inhibition de la ribonucléotide réductase et un blocage de la synthèse d’ADN, favorisant une déplétion en lymphocytes (fi gure 1) [9]. Il s’agit d’un mécanisme indépendant de l’infection à VIH, qui n’apparaît qu’après plusieurs mois d’exposition et qui s’apparente à l’immunodéficience en lymphocytes T observée lors d’un déficit en PNP. Enfin, une moindre efficacité virologique a été décrite lors de l’association avec l’efavirenz ou un troisième INTI (9). Au vu de ces deux phénomènes de toxicité et d’inefficacité immunovirologique, l’association de ces deux molécules est désormais déconseillée (1). Synthèse de novo des purines inteRactions entRe antiRétRoViRaux Interactions entre analogues nucléosidiques ou nucléotidiques de la transcriptase inverse : didanosine et ténofovir La pharmacocinétique des INTI et leur utilisation depuis déjà plusieurs années ne laisse pas présager d’interactions entre ces molécules. Il est néanmoins bien connu que certains INTI ne doivent pas être associés entre eux à cause de leur analogie structurelle et de leur même site d’action : c’est le cas des associations zidovudine-stavudine et lamivudine-zalcitabine. Le ténofovir (TDF) et la didanosine (ddI) sont tous les deux des analogues de l’adénosine, qui nécessitent respectivement une double (analogue nucléotidique) et triple phosphorylation intracellulaire en PMPApp et ddA-TP pour être actifs. Ces deux molécules présentent l’avantage d’être administrées en monoprise quotidienne. Lors de la mise sur le marché du ténofovir, il était donc tentant de l’associer à la ddI, afin d’améliorer l’observance du traitement et le confort des patients, même si la ddI doit être administrée à distance d’un repas, alors que le ténofovir voit sa biodisponibilité améliorée par l’alimentation. Chez des patients recevant cette association, l’incidence des pancréatites et des acidoses lactiques parfois fatales est augmentée par rapport à celle observée avec la didanosine (2, 3). Différentes études pharmacocinétiques ont montré une augmentation de l’aire sous courbe (ASC) de la ddI lorsqu’elle est associée au ténofovir avec ou sans prise concomitante d’un repas (4), ce qui a conduit les autorités de santé à recommander dans un premier temps une diminution de la posologie de la ddI et la prise avec un repas en même temps que le ténofovir. Cette interaction avait déjà 104 ddl TDF IMP ddA-MP AMP GMP Hypoxanthine ADP GDP Acide urique ddA-DP ddA-TP Inhibition Purine nucléoside phosphorylase GTP TDF-DP Catabolisme des purines NTP Ribonucléotide réductase ATP TDF-MP Synthèse de l’ADN dNTP dGTP Inhibition AMP, ADP, ATP : adénosine 5’-mono, -di, triphosphate ; GMP, GDP, GTP : guanosine 5’-mono, -di, triphosphate ; ddA-MP, -DP, -TP, didéoxy-adénosine 5’-mono, -di, triphosphate ; NTP, nucléotide triphosphate. Figure 1. Schéma de la voie de synthèse des purines (9). Interaction avec les métabolites du ténofovir et de la didanosine. Inhibition par les métabolites du ténofovir de la purine nucléoside phosphorylase(PNP) et du catabolisme des purines. D’autre part, les métabolites de la didanosine bloquent la voie de synthèse de l’adénosine. Le résultat est une augmentation de synthèse de la guanosine et de la dGTP qui inhibe la synthèse de l’ADN. Interactions entre analogues nucléotidiques et inhibiteurs de la protéase : ténofovir et atazanavir Les INTI et les IP ont des mécanismes d’action et des voies métaboliques totalement différentes, ce qui laissait supposer une absence d’interactions lors de leur association. En effet, La Lettre de l’Infectiologue - Tome XXII - n° 3 - mai-juin 2007 le ténofovir est éliminé par voie rénale sous forme inchangée et l’atazanavir est un substrat du CYP3A comme tous les IP. L’essai PUZZLE 2 (ANRS107) s’intéressait à l’association du ténofovir et de l’atazanavir, plus ritonavir chez des patients prétraités chez lesquels l’ajout de deux molécules actives semblait pouvoir entraîner une efficacité antirétrovirale. Le ténofovir et l’atazanavir s’administrant en monoprise au cours d’un repas, l’observance des patients pouvait être améliorée. Les profils pharmacocinétiques de l’atazanavir/ritonavir associé ou non au ténofovir ont été comparés. Lorsqu’on ajoutait du ténofovir à un traitement comprenant de l’atazanavir/ritonavir, on observait une diminution significative des ASC de l’atazanavir de l’ordre de 25 à 40 % (10). Le mécanisme serait une interaction physicochimique entre le ténofovir et l’atazanavir ou une interaction au niveau de la glycoprotéine P acide (PgP) [protéine d’efflux des médicaments] lorsque les deux molécules sont présentes simultanément au niveau de l’intestin. Malgré cette diminution d’exposition, les concentrations d’atazanavir restent au-dessus de celles obtenues sans ajout de ritonavir. Il est donc recommandé de toujours prescrire du ritonavir avec l’atazanavir lorsque le ténofovir est associé et de surveiller les concentrations plasmatiques d’atazanavir pour vérifier que l’exposition est suffisante (10). Une telle interaction n’a pas été retrouvée avec d’autres IP. Par ailleurs, il semblerait qu’atazanavir et lopinavir/ritonavir augmentent les concentrations plasmatiques de ténofovir de l’ordre de 30 %. Le mécanisme d’une telle interaction n’est pas entièrement élucidé. Il pourrait s’agir d’une inhibition de transporteurs impliqués dans l’élimination du ténofovir tels que MRP2 ou MRP4 (11). mise au point m ise au point Interactions entre IP associés au ritonavir Le ritonavir est l’un des inhibiteurs les plus puissants du CYP3A4. Son utilisation à des posologies infrathérapeutiques (booster) dans les stratégies antirétrovirales en association avec les IP est désormais bien connue et a permis d’améliorer le profil pharmacocinétique Tableau. Interactions entre inhibiteurs de protéase associés au ritonavir faible dose. (D’après D. Back, symposium Boehringer IAS, Rio de Janeiro, Brésil, 2004). Associations Posologie par prise en mg Modifications des concentrations résiduelles comparées à IP + RTV seul Commentaires et recommandations Références APV ou fAPV + LPVr 600 (ou 700) + 400/100 x 2/j APV diminution 70 % LPV diminution 50 % Patients VIH Étude clinique ANRS 104 ; suggestion 200 mg RTV x 2/j ; non validé fAPV (14, 15) fAPV + SQV + RTV 700 + 1 000 + 100 x 2/j APV inchangé (1 299 ng/ml)* SQV diminution 40 % (386 versus 508 ng/ml et 520 ng/ml si RTV dose x 2/j) Patients VIH Suggestion RTV 200 mg x 2/j (40) fAPV + ATV + RTV 700 x 2/j + 300 x 1/j + 100 x 1/j APV inchangé (>1 190 ng/ml*) ATV diminution 22 % ATV (>960 ng/ml*) Sujets sains et patients* Posologie inchangée ; suggestion ATV x 2/j (41, 42) ATV + LPVr 300 x 1/j + 400/100 x 2/j ATV inchangé (796 versus 896 ng/ml) LPV diminution 20 % (4 408 versus 5 225 ng/ml) Patients VIH sous ATV ou LPVr (+ LPVr ou ATV 2 sem.) ; posologie inchangée (18) ATV + SQV + RTV 300 + 1 600 + 100 x 1/j ATV inchangé (767 ng/ml*) SQV augmentation 100 % (184 versus 87 ng/ml) Posologie inchangée (43) LPVr + IDV 400/100 + 400 x 2/j LPV inchangé (5 612 versus 4 811 ng/ml) IDV inchangé (293 ng/ml*) Patients VIH sous LPVr (+ IDV 2 sem.) ; posologie inchangée (44) LPVr + NFV 400/100 + 1 250 x 2/j LPV diminué (4 800 versus 7 100 ng/ml) NFV inchangé (1 300 versus 1 100 ng/ml) mais 1 g versus 1 250 g x 2/j Sujets sains Augmenter LPVr 533/133 x 2/j + NFV inchangé (45) LPVr + SQV 400/100 + 1 000 x 2/j LPV inchangé (3 310 ng/ml*) SQV inchangé (543 versus 427 ng/ml) Comparaison de deux cohortes (SQV + RTV + AN et SQV +LPVr) ; posologie inchangée (46) TPV + RTV + APV 500 + 200 + 600 x 2/j APV diminution 44-55 % TPV inchangé Association déconseillée (17) TPV + RTV + LPV/r 500 + 100 + 400/100 x 2/j LPV diminution 55-70 % TPV inchangé Association déconseillée (17) TPV + RTV + SQV 500 + 200 + 1 000 x 2/j SQV diminution 76-82 % TPV inchangé Association déconseillée (17) * Comparaison avec données historiques ** et aussi (47). La Lettre de l’Infectiologue - Tome XXII - n° 3 - mai-juin 2007 105 de ces médicaments (12). Il est également intéressant d’associer plusieurs IP dans certains cas d’échecs aux traitements antirétroviraux et/ou d’effets indésirables, voire de toxicité des INTI contre-indiquant leur poursuite. Ces associations ne sont pour la plupart pas évaluées par des essais cliniques et des interactions inattendues peuvent survenir, qui dépendent du profil respectif de chaque IP en tant qu’inhibiteur ou inducteur enzymatique préférentiellement du CYP3A et/ou de la Pgp. L’amprénavir et le lopinavir/ritonavir ont été les deux premiers IP associés chez des patients prétraités en échec. L’essai PUZZLE 1 (ANRS 104) a permis une évaluation de cette association thérapeutique. Sur le plan de l’efficacité, il a démontré l’intérêt d’augmenter la dose de ritonavir à 200 mg x 2/j ; sur le plan pharmacocinétique, il a mis en évidence la complexité de l’interaction (13). Les résultats montrent une diminution significative des concentrations d’amprénavir lorsqu’il est associé au lopinavir et une diminution des concentrations de lopinavir lorsqu’il est associé à la dose la plus faible de ritonavir (100 mg x 2/j), les concentrations étant augmentées par une posologie supérieure de ritonavir (200 mg x 2/j). Le mécanisme de cette interaction serait une diminution du pouvoir inhibiteur du ritonavir sur le CYP3A4 lorsqu’il est associé au lopinavir et à un effet inducteur de l’amprénavir (13, 14). Cette interaction a été également retrouvée avec le fosamprénavir (prodrogue de l’amprénavir administré à la posologie de 700 mg x 2/j) avec une diminution des concentrations de lopinavir et d’amprénavir (15). Une augmentation de la posologie du fosamprénavir est parfois recommandée lors de cette association (1 400 mg x 2/j), un suivi thérapeutique pharmacologique (STP) des deux médicaments étant recommandé dans tous les cas (1, 15). L’association du tipranavir avec l’amprénavir, le saquinavir ou le lopinavir/ritonavir entraîne une diminution de 50 % ou plus des concentrations de l’IP associé (fi gure 2). Le mécanisme serait une induction puissante par le tipranavir de la Pgp (16, 17). La coadministration de tipranavir avec d’autres IP est donc déconseillée ; si ces associations s’avèrent nécessaires, un suivi pharmacologique est indispensable afin d’augmenter les posologies et d’éviter des concentrations plasmatiques sous-optimales. Depuis la mise sur le marché d’autres IP, des études “systématiques” d’interaction ont été mises en route, soit chez des volontaires sains, soit chez des malades. Un résumé des interactions observées est présenté dans le tableau, voir page 105. Il faut toutefois rappeler que même en l’absence d’interaction pharmacocinétique, la pertinence clinique de certaines de ces associations doit être discutée, en particulier en prenant en compte la puissance virologique sur des virus mutés et le profil de tolérance (16, 18). Interaction entre inhibiteur de fusion et IP/r L’enfuvirtide est le seul médicament de cette classe administré par voie parentérale. Son métabolisme est indépendant du CYP450, puisque, de structure polypeptidique, il est catabolisé par des peptidases. Une étude récente a montré une augmentation des concentrations résiduelles de tipranavir et de ritonavir lors de l’association avec l’enfuvirtide. Cependant, ces études ne sont pas des études contrôlées et leurs résultats, dont la pertinence clinique est discutable, doivent être interprétés avec précaution (19). 106 inteRactions entRe antiRétRoViRaux et d’autRes classes de médicaments Méthadone La découverte “fortuite” d’interactions inattendues a permis de faire des progrès rapides sur la connaissance des voies métaboliques de certaines molécules, en particulier les plus anciennes. Un exemple est la méthadone. Les premières études in vitro suggéraient un métabolisme médié par le CYP3A (20). Puis il a été démontré que, contrairement à l’effet attendu, le ritonavir diminuait les concentrations de méthadone, suggérant que le CYP3A ne serait pas la voie d’élimination principale (21). Depuis, un métabolisme complexe stéréosélectif, impliquant différentes isoformes des CYP450 et notamment les CYP2B6, CYP2C19 et CYP3A4, a été mis en évidence. Le CYP2B6 métabolise (préférentiellement l’énantiomère S, le CYP2C19 préférentiellement l’énantiomère actif R), alors que le CYP3A4 métabolise indifféremment l’un ou l’autre des énantiomères (22). En conséquence, l’exposition à la méthadone est significativement diminuée lorsque celle-ci est associée à la névirapine et à l’efavirenz, substrats et inducteurs du CYP2B6, nécessitant une adaptation de posologie de la méthadone (23). Il semble que le ritonavir soit également inducteur du CYP2B6 ; les IP associés au ritonavir provoquent en général une diminution des concentrations de méthadone qui n’est d’ailleurs pas toujours associée à la survenue d’un syndrome de manque (21, 24). Atazanavir et inhibiteurs de la pompe à protons Les interactions au niveau de l’absorption sont en général peu explorées, mais il convient de ne pas les méconnaître, car elles sont sources de modifications importantes de concentrations. Ainsi, l’absorption de l’atazanavir est dépendante du pH gastrointestinal (25, 26). Plusieurs études ont ainsi montré une diminuSQV APV LPV 0 - 10 - 20 - 30 Changement (%) mise au point m ise au point - 40 - 50 - 60 - 70 - 80 - 90 ASC Cmax Cmin Figure 2. Effet du tipranavir sur les principaux paramètres pharmacocinétiques des inhibiteurs de la protéase associés (48). La Lettre de l’Infectiologue - Tome XXII - n° 3 - mai-juin 2007 tion des concentrations d’atazanavir associé aux IPP, lansoprazole ou oméprazole (27-31). Compte tenu de la durée d’action des IPP, l’association d’atazanavir et d’IPP n’est pas recommandée. Il reste cependant à vérifier que cette interaction est aussi importante chez des patients que des sujets volontaires sains. Plantes Des substances inhibitrices ou inductrices sont présentes dans les végétaux. Les conséquences cliniques sont probablement peu importantes lorsqu’elles sont associées à des médicaments à marge thérapeutique importante. Devant l’absence de données pharmacodynamiques et pharmacocinétiques, les patients doivent être informés du risque d’interaction lié à la prise concomitante de compléments alimentaires, de mélanges de plantes à visée thérapeutique en vente libre. Deux interactions désormais “classiques” peuvent être citées à titre d’exemple : ✓ Le millepertuis (Hypericum perforatum) est une plante médicinale largement utilisée en phytothérapie pour ses propriétés antidépressives. Une étude chez des volontaires sains a montré une réduction significative des concentrations d’indinavir lors de l’administration concomitante de millepertuis avec une diminution significative de son ASC de 57 % en moyenne (32). Des données préliminaires ont suggéré que le millepertuis induisait l’isoforme 3A4 du CYP responsable du métabolisme des IP et des INNTI (33). Cette interaction pourrait être renforcée par un second mécanisme qui ferait intervenir la glycoprotéine P intestinale ; celle-ci serait induite en présence de millepertuis chez des volontaires sains (34). ✓ Le pamplemousse contient une (ou des) substance(s) capable(s) d’inhiber le CYP3A présent au niveau intestinal (35). La molécule active isolée dans le jus de pamplemousse, la 6’, 7’dihydroxybergamottine, inhibe plus particulièrement les CYP3A4 présents au niveau intestinal par un mécanisme post-transcriptionnel qui accélère leur dégradation (36, 37). Bien que tous les IP interagissent avec le CYP3A4, cette interaction n’a pas été retrouvée avec l’amprénavir (38) ni avec l’indinavir (39), sans doute du fait de la faible contribution du métabolisme intestinal de ces deux molécules. Cependant, la puissance inhibitrice étant bien moindre que celle du ritonavir, son utilisation pour améliorer la biodisponibilité de certains IP n’est donc plus d’actualité ! conclusion La connaissance de la pharmacocinétique et des voies métaboliques des nouvelles molécules a progressé ces dernières années, du fait notamment de l’augmentation du niveau d’exigence des agences d’enregistrement. Ainsi, le profil d’interactions complexes du ritonavir est mieux défini : inhibiteur puissant du CYP3A tout en étant inducteur d’autres CYP et UGT. Cela n’a cependant pas permis d’éviter la mise en évidence “fortuite” d’interactions, potentiellement délétères pour le patient du fait d’une sur- ou d’une sous-exposition : interactions inattendues au niveau de l’absorption, voies métaboliques peu explorées… La Lettre de l’Infectiologue - Tome XXII - n° 3 - mai-juin 2007 La prévision d’une interaction est donc parfois un exercice difficile, en l’absence d’une connaissance approfondie des voies métaboliques du médicament associé. La pertinence clinique (efficacité et tolérance) de l’adaptation posologique proposée doit être évaluée. À cet égard, l’exemple de l’interaction didanosine-ténofovir est exemplaire : interaction pharmacocinétique “dépistée” par l’augmentation d’effets indésirables graves, mais méconnaissance d’une interaction pharmacodynamique qui a conduit à des échecs immunovirologiques. Il est probable qu’avec l’arrivée de nouveaux antirétroviraux, d’autres interactions surviendront. Par conséquent, la prescription d’associations de médicaments antirétroviraux peu ou mal évaluées doit rester prudente. ■ mise au point m ise au point RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 1. Yeni P. Prise en charge thérapeutique des personnes infectées par le VIH : recommandations du groupe d’experts : Flammarion 2006. 2. Martinez E, Milinkovic A, de Lazzari E et al. Pancreatic toxic effects associated with coadministration of didanosine and tenofovir in HIV-infected adults. Lancet 2004;364:65-7. 3. Guo Y, Fung HB. Fatal lactic acidosis associated with coadministration of didanosine and tenofovir disoproxil fumarate. Pharmacotherapy 2004;24:1089-94. 4. Pecora Fulco P, Kirian MA. Effect of tenofovir on didanosine absorption in patients with HIV. Ann Pharmacother 2003;37:1325-8. 5. Boelaert JR, Dom GM, Huitema AD, Beijnen JH, Lange JM. The boosting of didanosine by allopurinol permits a halving of the didanosine dosage. AIDS 2002;16:2221-3. 6. Jung D, Griffy K, Dorr A et al. 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