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LÉON-FRANÇOIS HOFFMANN
Professeur, Department of French and Italian, Princeton University,
Princeton, N.J., (1964), spécialiste de la littérature haïtienne
(1982)
LE ROMAN HAÏTIEN
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE
Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière
bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec
Page web. Courriel: [email protected]
Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"
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Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
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L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Cette édition électronique a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole,
Courriel: [email protected]
Léon-François HOFFMANN
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Sherbrooke, Qc. : Les Éditions Naaman, 1982, 330 pp. Collection :
Études.
[Autorisation formelle accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre
2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]
Courriel : [email protected]
Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’
Édition numérique réalisée le 29 avril 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,
Québec.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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[6]
Du même auteur
Romantique Espagne, Paris, P.U.F., 1961.
La Peste à Barcelone, Paris, P.U.F., 1964.
L'Essentiel de la grammaire française, New York, Scribner's,
1964.
Répertoire géographique de « La Comédie humaine », vol. I :
L’Étranger, Paris, J. Corti, 1965 ; vol. II : La Province, Paris, J. Corti,
1968.
La Pratique du français parlé, New York, Scribner's, 1973.
Le Nègre romantique, Paris, Payot, 1973.
L’Université de Princeton, New Jersey,
à contribué financièrement
à la réalisation de ce livre.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Léon-François HOFFMANN
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Sherbrooke, Qc. : Les Éditions Naaman, 1982, 330 pp. Collection :
Études.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
[330]
Table des matières
Quatrième de couverture
AVANT-PROPOS [7]
I. LA NOTION DE ROMAN NATIONAL [11]
Il. LE ROMANCIER HAÏTIEN ET SON PUBLIC [42]
III. LE CORPUS [82]
Les ancêtres [83]
Les romanciers réalistes [90]
Le roman sentimental [102]
Le roman de l'occupation [109]
Le roman paysan [115]
Le roman prolétaire [119]
La grande époque du roman haïtien [123]
L'époque contemporaine [126]
IV. LA TERRE, LES HOMMES ET LES DIEUX [132]
1. La terre [132]
2. Les hommes [190]
3. Les dieux [248]
V. L'ORIGINALITÉ DU ROMAN HAÏTIEN [273]
BIBLIOGRAPHIE [309]
1. Romans haïtiens [309]
2. Ouvrages sur le roman haïtien [313]
3. Autres ouvrages consultés [320]
INDEX DES NOMS CITÉS [325]
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L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
QUATRIÈME DE COUVERTURE
Retour à la table des matières
C'est la première monographie consacrée aux 156 romans écrits
par des Haïtiens de 1859 à 1980.
Après un chapitre sur la notion de roman national dans le contexte
de la francophonie, sont étudiés «Le Romancier haïtien et son public»
et leurs rapports, placés le plus souvent sous le signe de la méconnaissance (lorsque le romancier s'adresse à ses compatriotes) et de l'incompréhension (lorsqu'il s'adresse aux étrangers).
L'étude diachronique du corpus permet ensuite de suivre l'évolution du roman haïtien et de constater qu'à chaque génération il invente,
développe et affirme sa propre originalité. C'est enfin synchroniquement qu'est examinée la thématique du roman haïtien, sous les rubriques « La terre », « Les hommes » et « Les dieux ».
L'analyse de cette production romanesque permet de dégager les
constantes idéologiques qui se retrouvent, dans la grande majorité des
œuvres, depuis bientôt un siècle et demi. Cette idéologie détermine la
spécificité et l'originalité du roman haïtien, ses structures formelles et
même le choix du code linguistique dans lequel celles-ci s'incarnent :
français, « français haïtien » ou français/créole.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Qui dit roman dit vision et analyse de la société. Le Roman haïtien
s'adresse donc non seulement aux spécialistes de littérature, mais aussi
à tout lecteur qu'intéressent les sociétés antillaises, les conflits ethniques et phénotypiques et les rapports de classes dans les pays sousdéveloppés.
Léon-François HOFFMANN
Professeur de littérature française
à l'Université de Princeton, LéonFrançois Hoffmann est l'auteur de
plusieurs ouvrages sur la mentalité
collective à l'époque romantique ; son
étude Le Nègre romantique : personnage littéraire et obsession collective a été couronnée par l'Académie
française en 1973. Il a également publié de nombreux articles sur la
littérature et la peinture haïtiennes, et prépare une étude sur
L’Expression haïtienne.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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[7]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
AVANT-PROPOS
Retour à la table des matières
En 1859 paraît le premier roman haïtien : Stella d'Emeric Bergeaud. Les quelque cent cinquante œuvres qui l'ont suivi constituent
un corpus que personne - à ma connaissance - n'a étudié systématiquement. Le roman haïtien mérite pourtant l'attention du critique littéraire et de l'historien des idées. Il offre à l'un comme à l'autre des sujets de recherches passionnants, et matière à des réflexions particulièrement fécondes.
Nombre de romans sont bien entendu mentionnés dans les diverses
histoires de la littérature haïtienne dont nous disposons. Ils y sont
groupés selon les différentes écoles littéraires qui se sont succédé en
Haïti, et selon les générations auxquelles appartiennent leurs auteurs.
Cette optique diachronique convient aux histoires et manuels de littérature ; la mienne sera, dans l'ensemble, synchronique. Cela pour plusieurs raisons. D'abord, parce que nous avons affaire à une période de
temps relativement courte : vingt-huit romans seulement ont été publiés avant 1925. Ensuite, parce que les romanciers haïtiens, plus que
les romanciers étrangers, s'attachent à scruter leur société et à la critiquer : or, les aspects de cette société qu'ils ont analysés n'ont que peu
évolué depuis que le roman haïtien existe. Comme l'affirme René-A.
Saint Louis dans La Présociologie haïtienne (2e éd., 1970) : « Depuis
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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l'indépendance officielle - il y a 166 ans - peu de changements importants se sont produits dans la vie du peuple haïtien (11) *. » Ulrich
Fleischmann précise :
[La question] de classe et de race, l'angoisse devant l'opinion de
l'étranger, l'attitude devant la culture autochtone ainsi que
l'écart entre le souhaité et le possible n'ont guère évolué pendant
le siècle [8] et demi d'histoire d'Haïti. (Ideologie und Wirkliehkeit in der Literatur Haitis, 1969, 111 ; c'est moi qui traduis.)
Et dix ans plus tard Wilhem Roméus constate que rien n'a encore
changé :
Voilà plus d'un siècle et demi que cela est. Plus d'un siècle et
demi depuis que les structures sociales de ce pays, bien loin
d'évoluer, se limitent à être.
(Les Racines du non-développement, 1981, 7.)
Voilà qui explique que des romans publiés il y a un demi-siècle ou
plus n'aient pas perdu leur actualité et puissent être aussi percutants et
même subversifs aujourd'hui que lors de leur parution.
Les problèmes purement littéraires qui ont trait à la production des
ouvrages, à la composition du public, à la place et au rôle de l'écrivain
dans la société, à la recherche obsessive d'une originalité littéraire nationale continuent par ailleurs à se poser au romancier contemporain
autant qu'à ses prédécesseurs. En reproduisant un article de Dantès
Bellegarde datant de 1898, Le Temps du 16 octobre 1937 voulait
« montrer comment la jeunesse d'il y a quarante ans envisageait le
problème littéraire haïtien... qui nous a tout l'air de n'avoir pas changé ». Quarante autres années plus tard, le chroniqueur aurait pu, à peu
de choses près, porter le même jugement.
Du point de vue de l'art du roman, enfin, il serait malaisé de dégager une évolution significative. Le romancier haïtien a certes toujours
été au courant des nouvelles techniques romanesques mises en œuvre
en en France ou ailleurs. Mais elles ne semblent l'avoir intéressé
qu'accessoirement. Dans sa quête d'une structure et d'une expression
*
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
11
originales, dans son souci didactique et polémique, les modèles étrangers ne lui ont été que de peu de secours. Nous verrons que c'est
d'eux-mêmes et de leur milieu que certains romanciers ont dégagé ce
qui - à mon avis du moins - fait leur originalité. Originalité qui se retrouve tout aussi marquée chez un Justin Lhérisson en 1905 que chez
un Francis-Joachim Roy soixante ans plus tard.
[9]
Les nombreuses citations sur lesquelles s'appuie mon argumentation sont tirées de romans médiocres aussi bien que de romans admirables. Plutôt que de plaider pour certaines œuvres qui méritent d'être
mieux connues, j'ai considéré le roman haïtien comme une voie d'approche et de meilleure compréhension de la société qui l'a produit. Et
ce, non seulement en relevant les observations explicites des romanciers, mais en essayant de dégager leur idéologie, elle-même fonction
de ce milieu. Pour ce faire, les témoignages sont significatifs indépendamment de l'élégance de la prose ou de la valeur littéraire du contexte dont ils sont tirés. Ce sont souvent les moins subtils qui sont d'ailleurs les jugements les plus révélateurs ; ce sont souvent les écrivains
secondaires qui illustrent le plus clairement leur idéologie de classe ou
de caste.
Pour toutes sortes de raisons que j'aurai à signaler en temps voulu,
Haïti a toujours été méconnue, sinon ignorée, à l'étranger. Le pays a
beau appartenir à la Francophonie, la plupart de mes compatriotes seraient probablement incapables de le situer sur la carte :
... à l'inverse de ce que croient trop de gens, qui la confondent
avec Tahiti, [la République d'Haïti] ne se trouve pas en Afrique,
encore moins dans le Pacifique, signale Pierre Massoni au début de son médiocre reportage Haïti, reine des Antilles (1955,
11). Et la plupart des notions que peuvent avoir la majorité des
étrangers sur son histoire, sa géographie ou son organisation
sociale sont, le plus souvent, tirées d'élucubrations littéraires ou
cinématographiques, aussi fantaisistes que malveillantes.
En contribuant à faire mieux connaître un aspect de cette littérature
en langue française que de nombreux romanciers haïtiens ont brillamment illustrée, je voudrais en même temps faire mieux comprendre
et mieux juger cette société haïtienne qui leur a été mère et marâtre.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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La grande romancière Marie Chauvet a fort justement écrit :
[10]
On a raison de dire que les étrangers, si instruits soient-ils, arrivent difficilement à nous comprendre, même s'ils nous regardent vivre pendant cent ans. (Amour, Colère et Folie, 1968, 69.)
Que le lecteur haïtien se résigne à trouver, dans les pages qui suivent, des affirmations simplistes, des interprétations erronées. Il m'arrivera certainement de pécher par ignorance, par excès d'enthousiasme
ou de sévérité. Mais si cela permet au moins d'engager le dialogue,
j'aurai le sentiment d'avoir servi et la littérature haïtienne et son public. Servir œuvres et lecteurs est la meilleure justification de la recherche en littérature, et devrait inspirer ceux qui s'y consacrent.
* * *
Je voudrais remercier le Fonds de recherches et le Programme
d'Études de l'Amérique latine de l'Université de Princeton, ainsi que
l'American Philosophical Society, qui ont subventionné mes recherches dans les bibliothèques et les archives de Port-au-Prince et de Paris. Les frères Lucien et Constant m'ont aimablement ouvert les collections de l'Institution Saint-Louis de Gonzague. Messieurs Louis
Jarno et Jacques Barros, directeurs de l'Institut français d'Haïti, ainsi
que Monsieur Pierre Pingitore et Mesdemoiselles Milly Mc Coo et
Eleanore Snare, directeurs de l'Institut Haïtiano-américains, m'ont
permis de présenter, sous forme de conférences, certaines parties de
mon travail au public haïtien, dont les critiques et les commentaires
m'ont été précieux.
J'ai beaucoup profité des nombreux entretiens que j'ai pu avoir
avec Alberte Bernier, Maritou Chenêt, Michelle Glémaud, Michèle
Montas, Guy Alexandre, Sylvie et Jean-Claude Bajeux, Jean Dominique, Roger Gaillard, Marcus Garcia, Jean-Jacques Honorat, Rassoul et
Micaëlle Labuchin, Férère Laguerre, Ira Lowenthal, Hervé Méhu, Philip Richter et Wilhem Roméus.
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Avec une patience inlassable, John Logan a lu et relu mon manuscrit et y a apporté bon nombre de corrections et d'améliorations. Patricia Halliday a dactylographié en temps record un brouillon pratiquement illisible.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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[11]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Chapitre I
LA NOTION DE
ROMAN NATIONAL
Retour à la table des matières
Il ne s'agira pas ici de définir le roman en tant que genre littéraire,
d'en dégager les caractéristiques propres, de déterminer dans quelle
mesure il se distingue de la poésie, du théâtre, de l'histoire, de l'essai,
etc., dans quelle mesure il s'en rapproche ou même se confond avec
eux. Pour les besoins de l'argumentation, postulons que le roman est
une œuvre en prose, où des personnages, imaginaires ou symboliques, évoluent au sein d'une société, imaginaire ou symbolique elle
aussi. Postulons également que les problèmes de définition intéressent
le critique mais n'intéressent guère le commun des lecteurs, généralement à même de distinguer le roman des autres genres littéraires. Que
l'un de ces postulats soit une simplification abusive, l'autre une affirmation discutable, j'en suis parfaitement conscient. Cependant, mon
propos n'est pas de méditer sur la nature d'une forme d'écriture, mais
sur un nombre déterminé de textes auxquels il serait byzantin de disputer la qualité de roman, et qui ont en commun d'être des romans haïtiens.
* * *
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Encore faut-il savoir ce que l'on veut indiquer en qualifiant une
œuvre littéraire d'un adjectif de nationalité.
Dire littérature nationale c'est affirmer que les œuvres qui la composent partagent certaines caractéristiques distinctives [12] et qu'il est
donc possible de dégager entre elles des rapports tant synchroniques
que diachroniques.
Les rapports synchroniques, le chercheur les dégagera en considérant les textes en fonction du moment où ils ont été composts, de la
vision du monde qui leur est contemporaine. Au même moment de
l'histoire, les différences entre une littérature nationale et une autre
relèvent essentiellement de la problématique qui les gouverne. Comparer la littérature chinoise de la dynastie T'Ang (618-907) à celle de
la basse latinité européenne n'aboutirait qu'à constater l'autonomie
complète de l'une par rapport à l'autre. Les ressemblances - si ressemblances il y a - ne découlent que du « poids de l'humaine condition »
qui transcende le temps et l'espace. Si l'on fait abstraction de l'Histoire, la notion de littérature nationale n'a certes aucun sens. Mais ce serait là enlever à la littérature son plus haut titre de gloire, qui est d'être
le témoin de l’aventure de l'Homme.
Même lorsqu'au moment choisi deux littératures appartiennent au
même complexe culturel, vision et problématique du monde ne peuvent manquer de présenter des variations. Créateurs des littératures
médiévales de l'Occident, Français et Allemands, Espagnols et Anglais ont contribué de façon différente à la pensée religieuse et à
l'idéologie féodale, leur patrimoine commun. Le Surréalisme est né de
la réaction aux découvertes de Freud et aux horreurs de la guerre de
14-18 ; mais cette réaction s'articule différemment en deçà et au-delà
des Alpes, des Pyrénées ou du Rhin. Les romanciers occidentaux expriment l'absurde cruauté de la deuxième guerre mondiale. Cette expression reçoit néanmoins un éclairage différent chez les Américains,
qui ont le point de vue du vainqueur, et chez les Allemands, qui ont
celui du vaincu. Bref, la division en littératures nationales, à un moment précis de l'histoire, semble se justifier pour l'étude de la littérature en général : nous sommes bien forcés de distinguer le romantisme
anglais du romantisme français... tout en sachant parfaitement que la
sensibilité des [13] Romantiques de l'un et de l'autre côtés de la Manche se recouvre en partie.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Diachroniquement aussi, la notion de littérature nationale est opératoire. Car toute œuvre littéraire se situe non seulement par rapport
au moment historique, mais dans une tradition, dont elle fait partie et
qu'elle contribue à constituer. Tradition à la fois intellectuelle et formelle : intellectuelle, car la façon de voir et d'exprimer le monde dérive en grande partie de modèles. Quiconque écrit a été formé à l'école
de ses compatriotes... même s'il les renie. C'est avec Chaucer, Shakespeare, Milton, Pope, Dickens, Kipling que l'auteur anglais et son public auront appris à lire, à penser et à composer. On encourage les
Français à être des émules de Villon, Montaigne, les écrivains du
« grand siècle », Voltaire, Hugo, Balzac, Proust ou André Breton.
Voilà qui contribue à ce que l'expression de l'« humour » anglais, du
« sentiment tragique » espagnol, de la Schadenfreude allemande, de la
« mesure » française tende à se perpétuer à travers le temps. Tradition
formelle également : à commencer par la langue employée par les
écrivains, qu'ils peuvent certes modifier et enrichir, mais qui reste essentiellement la même. De la Chanson de Roland à Louis-Ferdinand
Céline, la langue, le « code », a évolué, mais à l'intérieur d'un même
système. Point n'est besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'entre le « code » d'Albert Camus et celui de François Villon la différence est d'une tout autre nature que la différence, essentielle, entre celui
d'un écrivain japonais et celui d'un écrivain suédois. De plus, chaque
littérature nationale peut élaborer ses formes littéraires propres : le
drame élisabéthain pour l'une, l'essai costumbrista pour l'autre, le roman du Far West pour la troisième, l'« audience » pour celle qui nous
intéresse. Même à l'intérieur d'une même structure formelle, des variations nationales sont possibles, sinon inévitables : qui confondrait le
sonnet italien, le sonnet anglais et le sonnet français ? Tout cela, bien
entendu, sans préjudice des influences multiples d'une littérature nationale sur une autre. L'activité du traducteur, [14] ce traditore bilingue, mérite une attention particulière, puisqu'il s'efforce d'adapter le
texte dans la langue de départ selon les exigences spécifiques à la langue d'arrivée, expression de la psychologie collective de ceux qui la
parlent.
Admettre l'existence de littératures nationales c'est à première vue
constater l'évidence. Nul certes ne contesterait que la Russie, ou
l’Italie, ou l'Allemagne ont chacune leur littérature ; nul ne risquerait
de les confondre. Mais dans quelle mesure est-il licite de distinguer
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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radicalement entre celles du Honduras et du Nicaragua ? Où entre celles du Tchad et du Niger ? Où entre celles de la Jamaïque et de Trinidad ? Peut-on parler de littérature suisse ? De littérature basque ? Sous
quelle rubrique nationale ranger la littérature yiddish ? Force est de
reconnaître que, pour être commode, la division en littératures nationales n'en reste pas moins approximative. Aussi convient-il de commencer par déterminer, dans la mesure du possible, la valeur sémantique de l'adjectif « national » appliqué à la littérature. La discussion ne
portera que sur le roman ; l'étendre à la poésie, au théâtre, à l'essai entraînerait une série de considérations supplémentaires qui nous éloignerait du sujet.
Au premier niveau de l'analyse, quatre facteurs peuvent être pris en
considération : la nationalité du romancier, la langue qu'il utilise, le
cadre qu'il choisit et les personnages qu'il crée.
La nationalité du romancier et la langue qu'il utilise se confondent
si cette langue n'est utilisée qu'à l'intérieur des frontières politiques
d'un seul pays. Littérature hongroise et littérature de langue hongroise,
littérature polonaise et littérature de langue polonaise sont virtuellement synonymes. Ni le cadre ni les personnages n'ont ici grande importance : même si le romancier choisissait un cadre exotique dans
lequel n'évolueraient que des personnages étrangers, il n'en resterait
pas moins un romancier hongrois ou polonais. On peut d'ailleurs remarquer que les écrivains de langues « mono-nationales » hésitent à
situer leurs romans à l'étranger ou à [15] ne choisir que des protagonistes qui ne soient pas des compatriotes. Ils se rapprochent en cela
des romanciers régionalistes écrivant dans les diverses langues « plurinationales ». Et d'aucuns ont cru pouvoir ranger les romanciers haïtiens parmi les régionalistes : « Plus notre littérature sera profondément haïtienne, plus elle sera régionaliste », écrit Duraciné Vaval
(Histoire de la littérature haïtienne, 1933, 482).
Les choses se compliquent lorsque la même langue est utilisée
dans des pays différents, parfois très distants les uns des autres. Personne ne songerait à confondre littérature espagnole et littératures en
langue espagnole. La plupart des historiens de la littérature évitent le
problème. Ils s'en tiennent aux critères imposés par leurs Ministères
de l'Éducation Nationale respectifs, pour qui la nationalité de l'auteur
est le facteur primordial. La littérature n'est vue par eux que comme
une partie du patrimoine culturel de la nation. La valeur absolue des
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œuvres passe au deuxième plan : par le seul fait d'être des concitoyens, des écrivains mineurs sont inscrits aux programmes scolaires
dont les plus grands écrivains étrangers sont exclus, même en traduction. Tous les Français ont dû lire les Lettres de mon moulin. Ne liront
Shakespeare, Gœthe, Cervantès ou Dante que les étudiants qui veulent
- ou qui doivent - étudier leurs langues respectives *. Il est vrai que,
dans le domaine français, on « naturalise » des Suisses comme JeanJacques Rousseau, ou des Belges comme Maeterlinck, qui ont bien
mérité de la Francophonie. Mais alors que le Français à part entière
Albert Camus est tout naturellement accueilli, le Nord-africain Kateb
Yacine se voit, dans le meilleur des cas, relégué à un mince appendice
consacré aux « littératures françaises hors de France »... où deux ou
trois auteurs haïtiens peuvent, avec [16] beaucoup de chance, voir figurer leur nom. Tout se passe comme si une sorte de discrimination
nationaliste s'exerçait : l'étude de Lamartine est imposée aux jeunes du
Québec et d'Haïti (ce qui se justifie), tandis que l'on ne juge pas opportun d'imposer celle de Saint-Denys Garneau ou de Jacques Roumain aux jeunes Français (ce qui est absurde).
Pour les historiens de la littérature qui adoptent un point de vue
linguistique, la notion de littérature nationale n'a par contre qu'une
valeur très relative. Dans un domaine linguistique donné, chaque ouvrage sera considéré en fonction de son « code » particulier, qui peut
s'éloigner plus ou moins du « code-témoin » (le toscan pour les Italiens, le castillan pour les Espagnols, etc.), ou qui ne l'utilise qu'en
partie, en y ajoutant des éléments spécialisés (archaïsmes, argots, néologismes, provincialismes, etc.). Ainsi, pour ces critiques, Rubén Darío n'aura pas grand-chose de nicaraguayen, puisque le membre le plus
tatillon de la Real Academia ne trouverait rien à redire à l'orthodoxie
de son castillan. Ce qui bien entendu n'est pas le cas du Cubain Nicolás Guillén ou du Guatémaltèque Miguel-Angel Asturias. Bref, le fac-
*
Dans certains pays, comme les États-Unis, les programmes de littérature nationale sont souvent complétés par des programmes de « littérature générale ».
Des traductions d'œuvres étrangères y trouvent place en fonction des thèmes
qu'elles illustrent. Dans la plupart des pays de langue française, ou qui s'inspirent du modèle français, les pédagogues ne semblent pas considérer que le
domaine étranger fasse partie de la culture générale, du moins en ce qui
concerne la littérature.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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teur « langue » est ici déterminant, les autres facteurs n'entrant pas en
ligne de compte.
Dans la mesure où le roman haïtien illustre une variation régionale
du français standard, les critiques-linguistes lui réserveraient une rubrique à part. Ils n'auraient par contre aucune raison de ne pas inclure
parmi les romans français des œuvres publiées par des Haïtiens de
vieille souche, où, indépendamment du contenu, l'on chercherait en
vain la moindre trace de ces variations régionales. De même, d'ailleurs, qu'ils seraient bien forcés de ranger dans une subdivision du
castillan Amor en pugna (1946), que l'Haïtien Amysan Thabuteau,
interprète de profession, a composé en espagnol afin de prouver sa
parfaite connaissance de la langue de Cervantès.
Le commun des lecteurs français a tendance à s'approprier toute
œuvre écrite dans la langue de Molière et du Petit [17] Larousse, sans
trop se soucier de la nationalité de l'auteur. Mais ce libéralisme est
relatif. Dès qu'un roman ne s'encastre pas complètement dans la typologie de ses patrons culturels on le considère comme une curiosité.
Certains critiques moins orthodoxes ont beau faire, si un ouvrage est
perçu comme plus francophone que français il n'a plus droit à la
considération des mandarins qui régissent le goût littéraire.
Les critiques qui adoptent une optique socio-historique ont tendance à grouper les auteurs selon d'autres critères. C'est précisément en
tant que témoins et analystes de la réalité que les auteurs les intéressent. L'autorité du romancier peut parfaitement dépendre de l'acuité
avec laquelle il dégage et illustre les particularités d'un pays et de ses
citoyens. La notion de littérature nationale se justifie pleinement dans
cette optique, puisque l'écrivain fonctionne en somme comme un spécialiste. Sa nationalité est importante : qui mieux qu'un Mexicain
pourra décrire les mécanismes sociaux particuliers au Mexique, la
psychologie spécifique à ses habitants ? Si les facteurs « cadre » et
« personnages » deviennent ici essentiels, il n'en va pas de même pour
le facteur « langue ». Qu'un romancier sud-africain écrive en anglais
ou en afrikaans n'a qu'une importance secondaire ; ce qui compte, c'est
le tableau qu'il brosse de la vie en Afrique du sud ou, le cas échéant,
de la réaction probable d'un Sud Africain confronté à une réalité
étrangère.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Il serait à première vue absurde de considérer comme australien un
roman, en anglais d'Oxford, qui se passe à Londres et dont tous les
personnages sont britanniques, sous prétexte que son auteur est né et a
passé sa vie en Nouvelle-Galles-du-Sud. Lorsqu'un Péruvien prend le
Chili pour cadre et ses habitants pour personnages, n'est-il pas plus
légitime de classer son roman parmi les romans chiliens que parmi les
romans péruviens ? Autrement dit, les facteurs « cadre » et « personnages » ne priment-ils pas non seulement le facteur (langue » mais
aussi le facteur « nationalité de l'écrivain » ?
Pas nécessairement, car tout romancier, en tant que [18] citoyen
d'un pays, devient lui-même objet d'étude lorsqu'il s'agit de dégager ce
qui, dans sa Weltanschauung, relève de sa nationalité. Notre hypothétique romancier péruvien peut nous intéresser précisément dans la mesure où il illustre la vision péruvienne du Chili. Pour comprendre même des romans historiques tels que Salammbô, Quo Vadis ? et Les
Derniers jours de Pompéi, il n'est certes pas inutile de savoir que
Flaubert était un bourgeois français, Sienkiewicz un aristocrate polonais et Bulwer-Lytton un esthète de Bloomsbury ; Salammbô nous en
dit plus long sur l'art de Flaubert et sur la bourgeoisie du Second Empire que sur les habitants de Carthage.
Nombre de romanciers français, depuis bientôt deux siècles, ont
pris Haïti pour cadre. De L’Incendie du Cap, ou le règne de Toussaint
Louverture (de René Perrin, 1802) à L'Agent spécial chez les Tontonmacoutes (de Jean-Baptiste Cayeux, 1969), en passant par Bug-Jargal
(de Victor Hugo, 1826) et Les Nuits chaudes du Cap-français (de
Hughes Rebell, 1902), la liste est longue. Il est évident que, même s'ils
avaient reproduit fidèlement la physionomie du pays et le comportement de ses habitants, assimiler Victor Hugo et Jean-Baptiste Cayeux
aux romanciers haïtiens n'aurait pas grand sens. S'ils nous intéressent,
c'est dans la mesure où ils illustrent une « vision française d'Haïti »,
vision qui, soit dit entre parenthèses, a pu influencer les romanciers
haïtiens, ne serait-ce qu'en les forçant a réagir contre elle.
Pour justifier la notion de littérature nationale, l'importance des
quatre facteurs que nous avons pris en considération dépendra donc
des hypothèses de travail du chercheur qui les utilise. À la limite, aucun de ces facteurs n'est nécessaire, aucun n'est suffisant. Le cas le
plus fréquent est bien entendu celui du romancier né dans le pays dont
il écrit la langue pour mettre en scène des compatriotes évoluant dans
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
21
le cadre qu'il appelle, comme eux, sa patrie. Mais, dans un roman
donné, il peut se trouver que le cadre soit exotique au romancier (La
Condition humaine de Malraux), ou que les [19] personnages soient
tous des étrangers (L’Homme qui rit de Victor Hugo), ou les deux
(comme dans Le Pont de la rivière Kwaï du Français Pierre Boulle,
qui met aux prises Anglais et Japonais dans les jungles de la Birmanie). En outre, certains romanciers comme le Polonais Joseph Conrad
n'écrivent pas dans leur langue maternelle. Où ranger Vladimir Nabokoff et Samuel Beckett, qui ont composé des romans dans deux langues différentes ?
Force nous est donc de postuler un cinquième facteur, qui s'applique à la fois au romancier et au roman, et que nous pourrions appeler
« mentalité nationale ». Pour autant que tout roman recrée et illumine
la réalité, il existerait un regard allemand et un regard italien jetés sur
l'univers, une façon allemande et une façon italienne de l'interpréter,
une manière allemande et une manière italienne de le traduire. Autrement dit, il existerait autant de mentalités nationales qu'il existe de
pays. La mentalité nationale refléterait une série de traditions, d'idiosyncrasies, de préjugés, de spécialités, une sensibilité partagée, bref,
une culture, forgée à travers le temps par la mémoire collective d'un
passé commun. Il resterait à prouver, en comparant et en superposant
les textes, que seul un Espagnol aurait pu écrire le Quichotte, et que
Les Chagrins du jeune Werther ne pouvait être qu'un roman allemand.
Ce facteur « mentalité nationale » a l'inconvénient d'être impressionniste et simpliste ; les esprits paresseux proclameront que tel roman
est « profondément français » ou « typiquement britannique », sans
clarifier ces affirmations ; les préjugés du critique risquent d'entrer
enjeu : la fameuse « âme slave » qui est censée animer le roman russe
est sans doute comprise bien différemment par un occidental, par un
citoyen du Tiers Monde et par un lecteur soviétique. De plus, la notion
de « mentalité nationale » a trop souvent été revendiquée par les idéologues nationalistes et les impérialismes totalitaires pour inspirer
confiance. Enfin, l'idée de « mentalité nationale » s'inscrit dans celle,
plus étendue, de « mentalité collective », dont elle n'est qu'une division en fin [20] de compte arbitraire : on pourrait aussi bien parler de
« mentalité régionale » (Chateaubriand et Lamennais sont des Bretons
avant tout, pour Thibaudet), ou de « mentalité religieuse » (Mauriac
n'est-il pas plus proche de Graham Green que de Daninos ?) ou encore
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
22
de « mentalité ethnique » (les écrivains noirs se plaignent à juste titre
d'être considérés comme des Noirs plutôt que comme des écrivains).
Un dosage subtil de mentalités régionales, religieuse et ethnique caractérise les chefs-d'œuvre de la littérature yiddish.
Compte tenu de ces objections, et d'autres qu'il serait facile d'avancer, on serait tenté de rejeter le facteur « mentalité nationale ». Cependant, malgré son manque de précision, malgré le flanc qu'il prête aux
interprétations tendancieuses, force nous est de l'adopter : les quatre
facteurs « objectifs » ne rendent en effet compte que d'une partie de la
réalité... et ce qu'ils ne permettent pas d'analyser est peut-être l'essentiel. Le critique devra cependant s'astreindre à légitimer le concept de
« mentalité nationale » à partir d'éléments textuels et historiques rigoureusement contrôlés.
La difficulté de justifier l'expression « littérature nationale » provient à mon avis du fait que nous recherchons des lois à la fois objectives, ce qui est louable, et universelles, ce qui est peut-être maladroit.
Des facteurs particuliers entrent inévitablement en ligne de compte.
Les conditions historiques ont pu donner naissance, ici, à une littérature nationale fortement particularisée, là, à une littérature d'imitation ;
ici, à des recherches surtout formelles, là, à une tradition de littérature
engagée. Mutatis mutandis, chaque cas est différent, et dans ses origines et dans son développement. Les facteurs généraux, nécessairement
imprécis, ne peuvent permettre qu'un premier dégrossissement. L'étude d'une littérature nationale donnée exige l'élaboration de critères
particuliers, d'outils adaptés au matériau sur lequel on travaille.
* * *
[21]
Notre matériau étant le roman haïtien, commençons par rappeler
une série de caractéristiques générales du milieu qui l'a produit. Par
certains traits la société haïtienne peut être comparée à d'autres sociétés ; par de nombreux autres elle est unique.
La société haïtienne est issue de l'expansion coloniale qui, du XVIe
au XXe siècle, poussa les Européens à s'implanter outre-mer. Dans
certaines régions (l'Inde, l'Afrique Équatoriale Française), ce sont surtout des fonctionnaires civils et militaires, des chefs d'entreprises agri-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
23
coles et industrielles que la métropole exporte aux colonies. Dans
d'autres (États-Unis, Australie, Canada, Algérie, Amérique latine), des
colons s'expatrient et font souche. C'est ce qui se passe à SaintDomingue.
Flibustiers et boucaniers s'installèrent dans la partie orientale de
l'Hispaniola, qui passa officiellement sous contrôle français en 1697,
par le traité de Ryswick. Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, bon
nombre de Français vinrent s'établir à Saint-Domingue. La colonie
connut un rapide développement économique à partir de 1740 environ. Les cultures tropicales, la canne à sucre en particulier, firent sa
richesse. À tel point qu'en 1789 on estime à 50% la part de SaintDomingue dans le commerce extérieur de la France.
Les métropoles ont résolu le problème des autochtones de différentes façons. En Asie, en Afrique et dans la plus grande partie de
l'Amérique espagnole, les indigènes ont servi de main-d'œuvre bon
marché aux grands planteurs ou aux compagnies agricoles et industrielles. En Amérique du nord, la déportation et le génocide pur et
simple ont eu raison des Peaux-Rouges : aux États-Unis, comme en
Australie, les « aborigènes » ont survécu en si petit nombre qu'ils sont
désormais protégés par la loi, tout comme les espèces zoologiques en
voie de disparition. Le travail forcé, les mauvais traitements et les maladies contre lesquelles les « Indiens » n'étaient pas immunisés ont
rapidement dépeuplé les régions exploitées du Brésil et des Antilles,
Saint-Domingue y compris.
[22]
Avec l'expansion coloniale et la culture industrielle sur les plantations du Nouveau Monde est née la traite. Pendant près de quatre siècles, l'Afrique servira de réservoir de main-d'œuvre. L'esclavage, aboli
en Europe depuis le moyen-âge, deviendra le statut légal des Africains
déportés dans le Nouveau Monde et les îles de l'Océan Indien. Impossible de savoir au juste combien d'Africains furent transplantés ; les
spécialistes avancent le chiffre de vingt millions. Les horreurs de la
traversée et des conditions de vie des esclaves préfigurent les aberrations nazies et staliniennes. On a calculé qu'en moyenne l'esclave
mourait à la tâche sept ans après son débarquement : il s'avérait plus
rentable de l'exploiter intensivement que de lui assurer des conditions
de vie lui permettant de survivre. À partir de 1815, et à mesure que la
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
24
répression de la traite devient plus efficace, le prix de l'esclave monte,
et le maître a de plus en plus avantage à le conserver grâce à un meilleur traitement. Réalités d'ailleurs institutionnalisées : des règlements
viennent progressivement limiter la toute-puissance du maître sur l'esclave. Toujours est-il que les esclaves commencèrent à arriver à SaintDomingue dès le XVIIe siècle. Le commerce du « bois d'ébène » ne fit
que croître chaque année ; malgré cela, on pense qu'au moment où la
Révolution éclate, la majorité des esclaves de Saint-Domingue étaient
« bossales », c'est-à-dire nés en Afrique.
La société domingoise s'organise donc sur le même patron que celles des autres Antilles, espagnoles, anglaises ou hollandaises, de certaines parties du Brésil et du sud des États-Unis. Les Blancs (métropolitains ou créoles) fournissaient les cadres politiques, les planteurs, la
majorité des travailleurs spécialisés et des artisans ; les esclaves Noirs
fournissaient la main-d'œuvre et ne jouissaient pratiquement d'aucun
droit politique ou civil ; les autochtones ne fournissaient rien, ayant
été rapidement élimines.
Dans les colonies françaises, le Code noir et les traditions locales
accordèrent un statut spécial aux Mulâtres, généralement issus de pères français et de mères africaines. En [23] majorité libres du point de
vue juridique, ils jouissaient des mêmes droits économiques que les
Blancs. On calcule qu'au début du XIXe siècle, ils possédaient à SaintDomingue la moitié des terres exploitées et le tiers des esclaves. Certains étaient envoyés faire leurs études en France. Leur dynamisme et
l'aisance dont ils vinrent à jouir excitaient la jalousie haineuse des
Blancs, surtout des « petits Blancs » au niveau de vie précaire. Avec
l'émergence de la classe mulâtre, cette jalousie se traduira par toutes
sortes de mesures discriminatoires prises par les assemblées locales :
privation des droits politiques, interdiction d'être officier dans la milice, de porter des armes ou même de monter à cheval, ségrégation dans
les églises et autres lieux publics, port obligatoire de vêtements ridicules, etc. Poussés par l'aveuglement des colons blancs et la politique
réactionnaire de Napoléon, les Mulâtres, après de longues hésitations,
se rangent aux côtés des Noirs insurgés. Une fois l'indépendance arrachée, ils se joignent aux chefs militaires noirs pour former l'« élite »
qui va prendre la relève des Français aux postes de commande. Il va
de soi que l'importance des Mulâtres sera incomparablement plus
grande dans la société haïtienne que dans les autres sociétés de la Ca-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
25
raïbe. Les Blancs, par contre, disparurent de l'île, soit qu'ils aient été
massacrés, soit qu'ils aient réussi à se réfugier à l'étranger. Depuis
l'Indépendance, ils n'ont immigré en Haïti qu'en nombre négligeable.
Haïti se distingue donc des autres Antilles par l'absence d'une aristocratie blanche.
Il convient enfin de remarquer que, contrairement à d'autres régions tropicales du Nouveau Monde, le pays n'a pas connu l'immigration de travailleurs asiatiques (chinois à Cuba, hindous dans les îles
britanniques, japonais au Brésil) qui s'est produite à partir du XIXe
siècle.
Nous verrons que le préjugé de couleur existe en Haïti, et qu'il
s'inscrit dans l'antagonisme latent - et parfois virulent - entre Noirs et
Mulâtres. Il reste que les Blancs et les Asiatiques, dont la présence
complique les relations entre les races dans les régions voisines, n'entrent pas ici en ligne de compte.
[24]
Il est certain qu'à première vue les Antilles peuvent sembler constituer un ensemble homogène. Vivant sous le régime de la dépendance,
leur économie repose sur l'agriculture et l'industrie du tourisme ; région dans l'ensemble sous-développée, le niveau de vie de son
paysannat est très bas ; sa bourgeoisie, exploitatrice et aliénée, est peu
nombreuse. Pour Daniel Guérin :
Physiquement, ces îles m'ont semblé se ressembler comme
des sœurs [...] Même relief tourmenté et volcanique presque
partout, même tonalité générale du climat, en dépit de quelques
variantes, même végétation tropicale, même type d'agriculture,
d'habitat, d'alimentation, même façon de se vêtir, mêmes survivances folkloriques du lointain passé africain, mêmes croyances
et même magie et, dominant tout le reste, le commun dénominateur de la race noire, plus ou moins métissée.
(Les Antilles décolonisées, 1956,25.)
On pourrait ajouter qu'il existe une cuisine créole, et que le monde
entier danse au rythme de la musique des îles, sans toujours bien distinguer la rumba de la méringue ou du calypso. Ces affinités qui
transcendent l'appartenance linguistique ont suscité chez certains An-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
26
tillais une idéologie pan-Caraïbe, bien exprimée par le poète portoricain Luis Palès Matos dans « Mulata Antilla » (Poesia 1915-1956,
1971, 246) :
Cuba, Santo Domingo, Puerto Rico,
fugosas y sensuales tierras mias.
¡Oh los rones calientes de Jamaica !
iOh fiero calalú de Martinica !
¡Oh noche fermentada de tambores
del Haiti impenetrable y voduista !
Dominica, Tortola, Guadalupe,
¡Antillas, mis Antillas !
Sobre el mar de Colón aupadas todas,
sobre el Caribe mar, todas unidas,
sofiando y padeciendo y forcejeando
contra fuertes ciclones y codicias,
y muriéndose un poco por la noche,
y otra vez a la aurora redivivas,
[25]
porque eres tú, mulata de los trópicos,
la libertad cantando en mis Antillas.
[Cuba, Santo Domingo, Porto Rico,
Mes patries fougueuses et sensuelles !
Oh, les rhums ardents de la Jamaïque !
Oh, le féroce calalou de la Martinique !
Oh, nuit fermentée des tambours
D'Haïti, impénétrable et vodouisante !
La Dominique, Tortola, Guadeloupe,
Antilles, ô mes Antilles !
Pelotonnées toutes sur la mer de Colomb,
Sur la mer Caraïbe toutes unies,
Songeant et souffrant et se débattant
Contre pestes, cyclones et convoitises,
Et mortes un peu la nuit et au matin
De nouveau ressuscitées,
Car, mulâtresse de Tropiques, c'est toi
La liberté qui chante en mes Antilles.]
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
27
Cela étant, abstraction faite du véhicule linguistique utilisé, pourrait-on étudier le roman haïtien dans le contexte du roman antillais ?
Je ne pense pas que cette optique se révèle fructueuse, du moins en ce
qui concerne le roman. Elle me semble par contre se justifier en ce qui
concerne la poésie, et surtout la poésie lyrique. Cette dernière se veut
expression de la sensibilité individuelle : exaltation de la nature,
tourments amoureux, inquiétude religieuse sont ses thèmes de prédilection. L'on pourrait fort bien montrer que les poètes antillais, chacun
dans sa langue, traduisent le même regard jeté sur les mornes et les
savanes, sur le bleu de la mer et la fureur de l'ouragan, sur les cocotiers et les champs de canne qui sont leur commun apanage. La nostalgie de l’Afrique, l'influence des rythmes antillais, le ressentiment
contre le touriste, bien d'autres thèmes encore leur sont communs.
Le roman, lui, est peu ou prou analyse de la société. Or, par delà
les parallélismes que nous avons mentionnes, par delà les ressemblances topographiques, climatiques et même [26] ethniques, des différences essentielles se sont depuis longtemps développées entre les sociétés qui se partagent la Caraïbe. Différences qui s'accentuent d'ailleurs de jour en jour. Le développement économique se fait à des
rythmes très différents selon les îles : Porto-Rico a atteint le niveau de
vie le plus élevé de l'Amérique latine, tandis qu'Haïti reste le pays le
plus pauvre du continent. Les îles Vierges sont devenues « territoire »
des États-Unis ; Cuba est passée dans le camp socialiste. Bref, le
concept même de « la Caraïbe » n'a guère été opératoire qu'en ce qui
concerne la géographie physique ; pour le reste - et ce dès le XVIIIe
siècle - c'est plus un mythe qu'une réalité *. Matière première du romancier, la langue, l'histoire, le niveau de développement, le système
politique, l'idéologie officielle, l'organisation de la famille ne se sont
jamais recoupés aux Antilles que très superficiellement. La notion de
roman antillais est bien trop imprécise pour être satisfaisante.
Il n'est pas question d'examiner dans le détail les nombreux facteurs économiques, sociaux, et culturels qui distinguent Haïti de ses
voisins. Mais, pour essayer de comprendre ce facteur de différenciation que nous avons appelé la mentalité nationale, il convient de s'ar*
Comme l'a bien montré Sidney W. Mintz dans Caribbean Transformations,
1974, 964 et suiv.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
28
rêter sur les résonances particulières que provoque en Haïti le souvenir de l'esclavage et du passé colonial.
On a remarqué, à propos des romanciers antillais de langue anglaise que
Whatever its ties with English traditions, the West Indian
novel exists as a distinctive form because it reflects the consciousness of a people whose society has been shaped, above all,
by these two pressures [slavery and colonialism].
[Quelles que soient ses attaches avec la tradition anglaise, le
roman des Antilles anglophones existe en tant que forme distinctive parce qu'il exprime la conscience d'un peuple dont la
société a été façonnée [27] avant tout par ces deux forces (l'esclavage et la colonisation).]
(K. Williamson, "West Indian Novels,"
in The Novel Today, 1962, 121.)
Que l'esclavage et la colonisation aient été des facteurs importants
dans la formation des sociétés et de la conscience collective antillaises
est dans l'ensemble exact, encore qu'il serait malaisé de déterminer
dans quelle mesure et selon quelles modalités. À Cuba, par exemple,
la majorité de la population est blanche et descend d'Espagnols qui ont
continué d'arriver au pays après l'indépendance. Il est certain que ni
l'esclavage ni la colonisation n'ont pour ces Cubains les mêmes résonances que pour les descendants d'Africains et d'Hindous de Curaçao,
encore rattachés à la métropole néerlandaise. Dans le domaine francophone, l'analyse de Williamson s'applique peut-être à la Guadeloupe, à
la Martinique et à la Guyane, mais pas à Haïti.
Tant en ce qui concerne l'héritage colonial que les séquelles de
l'esclavage, Haïti est un cas tout a fait particulier. Sur le plan collectif,
c'est le seul pays de la Caraïbe à s'être libéré non seulement par les
armes, mais par ses propres moyens. La révolution cubaine a été en
grande partie conséquence de la guerre hispano-américaine de 1898.
À la Guadeloupe et à la Martinique, le statut colonial a été remplacé
par l'intégration en principe complète à la métropole. L'indépendance
a été accordée aux Antilles anglophones après la deuxième guerre
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
29
mondiale. Porto-Rico jouit (ou souffre) du statut d'« état libre associé » aux États-Unis.
Dans toute la Caraïbe sauf en Haïti, l'indépendance a été accordée
par les chancelleries européennes, pour des motifs de politique internationale et sans guère prendre en considération les desiderata des Antillais. Depuis plus de cent soixante-dix ans, par contre, la république
haïtienne est fière d'être un état souverain, qui a proclamé sa liberté
après un combat sanglant mené par l'ensemble de la population. Les
Haïtiens ont été les premiers à battre à plate couture les troupes napoléonniennes ; le drapeau bicolore est le premier drapeau national à
avoir été hissé en Amérique latine. Si l'époque [28] coloniale a laissé
peu de souvenirs traumatisants dans la mentalité collective, c'est que
les prouesses des ancêtres ont effacé l'humiliation de la dépendance,
ont évité le complexe du décolonisé (tel qu'il sévit de nos jours dans
une grande partie du Tiers Monde et tout particulièrement dans la Caraïbe).
Il est vrai que, d'après certains penseurs haïtiens, l'Indépendance
n'a rien changé à l'essentiel : la tutelle officieuse des États-Unis a
remplacé celle, officielle, de la France ; les grands propriétaires terriens et les politiciens véreux, noirs et mulâtres, ont pris la relève des
colons et des administrateurs français ; le pays est exploité à leur profit, la masse est maintenue dans la misère et l'abrutissement. Pour un
peu, on irait jusqu'à déplorer que l'Indépendance soit arrivée avant
l'heure, privant le pays du développement technique qui accompagne
la colonisation européenne. Jacquelin Despeignes écrit, dans Nouveau
Regard (1975) :
Une horde analphabète ne pouvait construire une civilisation
évoluée et encore moins une démocratie pluraliste ou sociale.
L'erreur monumentale de massacrer les Français enleva au féodalisme haïtien naissant sa puissance de transmutation. En termes actuels, l'ancien colon représentait le transfert technologique (20).
Nous n'avons pas à juger ici ce point de vue. Mentionnons-le cependant, parce qu'il est symptomatique du fatalisme découragé que
nous retrouverons dans bien des romans. Quoi qu'il en soit, le StDomingue colonial, avec ses carrosses, ses menuets et ses perruques
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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poudrées n'est plus qu'une image d'Épinal. À part quelques pans de
ruines dans la Plaine du Nord, il n'en reste guère de trace. De mémoire
d'Haïtien, le pays est administré et la justice dispensée par des Haïtiens. L'humiliant souvenir de l'autorité métropolitaine reste par contre
vivace dans celles des autres îles qui s'en sont émancipées un siècle
plus tard ou même davantage.
Quelques romanciers haïtiens ont évoqué les temps de la colonie,
et nous y reviendrons en temps voulu. Remarquons [29] dès à présent
qu'ils ne donnent pas une image particulièrement originale du StDomingue colonial. Ils nous intéresseront en tant que témoignages
idéologiques, guère en temps que reconstitutions et analyses du passé.
Sur le plan individuel également, l'esclavage joue un rôle particulier dans la mentalité haïtienne. On pourrait en un sens dire qu'il représente un facteur de cohésion. Tous les Haïtiens, pratiquement sans
exception, se savent descendants d'esclaves. Ils n'ont pas à souffrir
chez eux du mépris que, dans les pays voisins, les descendants
d'hommes libres, Blancs ou Asiatiques, affichent trop souvent envers
leurs concitoyens d'origine africaine.
Dans les autres îles l'émancipation des esclaves, tout comme l'Indépendance, a été décrétée par les métropoles pour des motifs économiques, ou humanitaires, mais guère en réponse aux pressions des
principaux intéressés. La révolution haïtienne fut par contre revendication et conquête de la liberté personnelle autant et plus que de l'Indépendance. Esclaves sans doute, les ancêtres des Haïtiens ont été les
seuls dans l'histoire de la Caraïbe (et même de l'Occident) à s'émanciper eux-mêmes, a conquérir par les armes leur place au soleil. La statue du Nègre marron, qui a brisé ses fers et sonne dans le lambi
(conque) l'appel à la révolte, symbolise sur le Champ de Mars de Portau-Prince l'orgueil de la nation. Leur vision d'eux-mêmes, les Haïtiens
l'expriment par l'expression Nèg kanpe : « Homme debout ».
Bref, alors que les autres Antillais espèrent que l'avenir leur apportera la fierté, c'est le passé - et le passé lointain - que les Haïtiens revendiquent et dont ils s'inspirent. Le refrain de l'hymne national
(composé d'ailleurs par le romancier Justin Lhérisson) le dit bien :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
31
Pour le pays, pour les ancêtres
Soyons unis, soyons unis […]
Notre passé nous crie :
Ayez l'âme aguerrie !
Cette glorification du passé, désormais institutionnalisée, [30] me
semble fonctionner de façon ambiguë dans la mentalité collective haïtienne. Si elle favorise d'une part une valorisation du moi, elle est
d'autre part opium, tentation de négliger les problèmes du présent pour
s'évader dans la contemplation d'un passé idéalisé. Comme l'écrit fort
justement Jacquelin Despeignes :
Grâce au passéisme, la République échappe aux réalités du
présent. Le passé reconstruit le présent sur l'abstrait el le mystique par un refus avéré de l'histoire.
(Nouveau regard, 1975, 21.)
Le romancier haïtien, nous le verrons, échappe rarement à une vision ambiguë de l'Histoire. Nous verrons également qu'il impute volontiers les travers et les impuissances de ses concitoyens à une mentalité qu'il estime avoir été forgée aux temps de l'esclavage et s'être
perpétuée de génération en génération. Un exemple entre mille : Louis
Mercier, dans son article « La Voie sacrée » (Le Temps, 29 août
1936), écrit :
Nous avons abattu le système colonial tout en conservant
l'âme coloniale.
C'est elle qui fait de nous des commandeurs ou des esclaves : Des commandeurs quand nous détenons un rien de pouvoir [...] des esclaves vils et rampants, sans caractère, sans dignité, quand nous ne sommes pas au pouvoir [...]
C'est elle qui maintient les préjugés de caste […] C'est elle
qui nous fait accepter comme une chose naturelle le sort de tous
nos frères plongés dans le vice et la misère.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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S'il est vrai qu'aux temps de la colonie on taquinait la muse dans
les gazettes locales, et que des auteurs du cru ont été joués dans les
théâtres du Cap-Français et de Port-au-Prince *, aucun roman n'a vu le
jour : ce n'est qu'en 1859, soit plus d'un demi-siècle après la déclaration de l'indépendance [31] que paraît le premier roman écrit par un
Haïtien : Stella, d'Émeric Bergeaud. En cela aussi, le roman haïtien se
distingue des autres romans antillais. Cecilia Valdés (1839 et 1882), le
premier roman écrit par un Cubain, Cirilo Villaverde, ou The Helions
(1905), premier roman écrit par un Jamaïcain, F.C. Tomlinson, ont
paru sous le régime colonial : doit-on les classer dans les littératures
cubaine et jamaïcaine respectivement, ou bien au contraire dans les
littératures espagnole et anglaise ? La question ne se pose pas en ce
qui concerne le roman haïtien, dont l'histoire ne commence qu'après
l'Indépendance.
La société haïtienne présente, d'avec les autres sociétés de la Caraïbe, une autre différence fondamentale, que nous avons déjà signalée, et qui se reflète bien entendu dans les romans : la composition
ethnique du peuple haïtien. Dans les autres Antilles, une hiérarchisation plus ou moins avouée s'est établie ; les Blancs en sont le pâle positif, les Noirs le pôle négatif, les Asiatiques et les sang-mêlé s'échelonnant entre les deux. À l'intérieur de ces groupes, de subtiles gradations s'établissent, le cheveu clair, les yeux bleus et le teint pâle étant
désirables, le cheveu crépu, les traits négroïdes et la peau sombre ne
l'étant pas. Les idéologies officielles reconnaissent cet état de fait, revendiquent les différences ethniques et prônent une solidarité nationale qui les transcende. La devise de la République Jamaïcaine est : Out
of Many, One People (« De plusieurs peuples, une Nation »).
En Haïti par contre, où ni Blancs ni Asiatiques n'entrent en ligne de
compte, l'idéologie officielle a de tous temps mis l'accent sur la « Négritude ». Ainsi, la première constitution de la République refuse à
toute personne de race blanche la nationalité haïtienne et même (par
son fameux article 6, toujours en vigueur) le droit à la propriété fon*
Sur le théâtre à Saint-Domingue, on consultera les travaux de Jean Fouchard,
Artistes et répertoire de St-Domingue (1955) et Le Théâtre à St-Domingue,
(1955), ainsi que l'étude de Robert Cornevin, Le Théâtre haïtien des origines
à nos jours (1973). Le milieu théâtral de St-Domingue à la veille de la Révolution a fourni le sujet d'un roman de Marie Chauvet, La Danse sur le volcan
(1957).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
33
cière dans le pays. Pratiquement les seuls Blancs d'Haïti sont, aujourd'hui encore, étrangers ou fils d'étrangers. La langue créole en fait foi,
qui applique à tout non-Haïtien, même de couleur, l'appellation Blan.
Et il est significatif que, bien que de « race » [32] blanche, les « Syriens » (c'est-à-dire les marchands d'origine levantine qui en sont venus à contrôler une importante partie du commerce du pays) et leurs
descendants soient considérés par nombre de leurs compatriotes
comme des intrus dont il convient de se méfier. (Préjugé qui s'explique en partie par le fait que de nombreux Haïtiens « Syriens » prennent ou gardent une deuxième nationalité afin de profiter de certains
avantage, fiscaux et autres.)
Mais une chose est l'idéologie officielle, autre chose la réalité quotidienne. Un antagonisme, d'autant plus néfaste qu'il est rarement
avoué, oppose Noirs et Mulâtres. Antagonisme qui remonte aux temps
de la colonie, où les Mulâtres libres tentaient désespérément de s'identifier aux Blancs et adoptaient leurs préjugés. Antagonisme que l'Indépendance ne parvint pas à effacer, comme le montre la division du
pays, qui dura de 1806 à 1820, en Royaume d'Haïti au nord, gouverné
par les Noirs d’Henri Christophe et République d'Haïti au sud, dirigée
par les Mulâtres de Pétion. Tout au long de la douloureuse histoire
d'Haïti, l'antagonisme de couleur - qui par malheur se confond avec
l'antagonisme de classes - a constitué un frein puissant à la cohésion
sociale et au développement économique :
Le préjugé de couleur étant un fait social et comme tout fait
social, sujet au changement, peut-on espérer le voir disparaitre
un jour de notre groupement pour le plus grand bien et l'avancement définitif de notre communauté ?
(J.D. Baguidy, Esquisse de sociologie haïtienne, 2e éd.,
1946, 26-27.)
À la question angoissée que Joseph Baguidy posait il y a plus de
vingt-cinq ans, il n'est pas encore possible de répondre par l'affirmative. Il semble bien plutôt que, aujourd'hui comme en 1946,
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
34
sous les apparences de la politesse et de la correction, elle
[la question de couleur] est une guerre sourde livrée à tous instants.
(R. Dorsinville, Lettre aux hommes clairs, 1946 ; reproduite
dans [33] Collectif Paroles, 1946-1976, Trente ans de pouvoir
noir, 1976, 151-160.)
Les Mulâtres ayant toujours fait partie de l'élite économique et sociale du pays, on souhaite évidemment appartenir à leur « caste ». Et,
à l'intérieur de cette « caste », la pâleur du teint et la « régularité » occidentale des traits sont valorisés. D'où le paradoxe : dans la mentalité
collective, le sang noir est le sine qua non de l'haïtianité, mais l'idéal
est d'en avoir peu, d'être un Mulâtre aussi « clair » que possible. La
personne de race blanche, tenue en quelque sorte à l'écart des controverses, n'en reste pas moins considérée comme un conjoint désirable.
Dans une succulente nouvelle intitulée « Li blanc ! » (1916) de son
recueil Mon petit kodak, André Chevallier raconte que
La bonne madame Fouillopot aimait le « Blanc » : elle en
raffolait ! Elle ne portait que du blanc, malgré son âge ; dans le
poulet, elle ne mangeait que le blanc.
Elle se poudrerizait au point que, de brune qu'elle était, elle
devenait blanche. Aussi pour ses deux filles elle avait juré de ne
les marier qu'à des blancs, mais des blancs authentiques, des
blancs pur sang pour l'amélioration de la « race ».
Elle n'entendait pas être trompée par un de ces petits pekseurs à cheveux plats, à couleur très claire, mais ayant une
yayoute ancestrale, ni par aucun quarteron étranger, martiniquais ou autre, métissé d'une gouttelette de sang-mêlé (10).
Lorsqu'elle tombe sur M. Beergutt, Poméranien d'origine et résidant aux Cayes, elle décide de le prendre pour gendre. Mais, ayant
entendu dire que le sang noir, même très dilué, laisse des traces sur...
les organes procréateurs, elle s'arrange pour administrer un lavement
au pauvre Beergutt. Un coup d'œil indiscret, et elle pousse le cri de
soulagement qui donne son titre à la nouvelle : Li blanc ! (« Il est
blanc ! »).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Vingt ans plus tard, dans Le Nègre masqué (1933) de Stéphen
Alexis, nous retrouvons un Français, Jacques Poussigny, que rien ne
recommande, à part son épiderme. De riches bourgeois port-auprinciens lui offrent néanmoins leur fille [34] afin, comme ils disent,
de « mettre du lait dans leur sirop de réglisse » :
Jacques Poussigny, épave échouée à Port-au-Prince, avait
tenté de divers métiers, boulanger, commissionnaire en tissus,
épicier, souteneur, mais n'avait pas eu de chance. Il se préparait
à s'embarquer comme matelot à bord d'un brick français en rade, pour rentrer au pays, quand Mme Marvil lui fit signe. Il
bondit sur la situation (28).
Et, à en croire Nadine Magloire, de nos jours rien n'a changé :
Un blanc, c'est un gibier très recherché des filles d'ici.
D'abord, parce que généralement, il n'est pas fauché. Et puis,
quand on épouse un blanc, ça vous donne du prestige aux yeux
des autres et, surtout, on « améliore la race ».
(Le Mal de vivre, 1968, 79.)
Dès son enfance, l'Haïtien est conscient de vivre une contradiction : d'une part, exaltation officielle de la négritude et de la solidarité
raciale ; de l'autre, rancœurs et préjugés raciaux dans la vie quotidienne. Le poète Christian Werleigh a expliqué la faillite de cette « mystique » d'une Haïti personnification de la Négritude :
Nous avons eu plusieurs mystiques : la mystique de la liberté, la mystique de l'Indépendance, la mystique d'Haïti, champion de la race noire. Les deux premières furent efficaces parce
qu'elles purent pénétrer les masses, la dernière, qui fut celle
d'une partie de l'élite, esquissa quelques gestes, se contenta de
discours et avorta [...] parce que toute mystique comportant
l'action et l'action pour triompher nécessitant l'apport puissant
des masses, ce ne fut qu'un beau rêve...
(« Nécessité d'une mystique », Le Temps, 30 déc. 1936.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
36
De nombreux Haïtiens, surtout parmi les intellectuels, déplorent
bien entendu un racisme qu'ils ne craignent pas d'attaquer et de ridiculiser, et ce depuis les origines. C'est ainsi que, dans Le Nègre masqué
(1933), Stéphen Alexis dit leurs quatre vérités à ses compatriotes, par
le truchement de son héros, Roger Sinclair :
Malgré le préjugé blanc, qui nous confond tous dans le même [35] dédain, depuis l'octavon le plus clair, jusqu'au nègre le
plus noir, vous en êtes encore, entre vous, à de misérables distinctions d'épiderme ! Ne vous plaignez pas du préjugé américain, l'attitude de beaucoup d'entre vous le légitime (13).
Si la question de couleur se pose encore en Haïti, il est tout à
l'honneur des romanciers haïtiens de l'avoir si opiniâtrement dénoncée, au risque de mécontenter leurs compatriotes *.
L'absence du Blanc dans la communauté nationale se reflète dans
le roman haïtien et constitue un facteur supplémentaire de différenciation. Dans les autres romans antillais, les tensions, les haines, les rapports de toutes sortes entre citoyens d'origine européenne et citoyens
d'origines africaine ou asiatique servent fréquemment de thème. Dans
le roman haïtien, par contre, le personnage Blanc est nécessairement
un étranger. Nous verrons qu'il peut tenir l'emploi du héros aussi bien
que celui du traître. Mais il illustre toujours les rapports des Haïtiens
avec autrui, jamais les rapports entre différentes communautés d'une
même entité nationale, comme chez les anglophones ou les hispanophones.
Pour en revenir aux contextes possibles dans lesquels le roman haïtien pourrait trouver place, nombre de critiques et d'historiens de la
littérature groupent les écrits d'auteurs africains et descendants d'Africains sous la rubrique « littérature noire ». Il est facile de voir combien ce projet est problématique : selon quels critères les auteurs seront-ils admis au statut d'écrivain noir ? Selon un critère racial ? Il suf*
Il va de soi que la question des rapports entre Noirs et mulâtres est infiniment
plus complexe que je ne le laisse entendre. De nombreux analystes, haïtiens et
étrangers, se sont penchés sur le problème. Deux études me paraissent fondamentales : Micheline Labelle, Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti, 1978, et David Nicholls, Front Dessalines to Duvalier - Race and National
Independence in Haïti, 1979.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
37
firait alors de pouvoir prouver son appartenance, ne fût-ce que lointaine, à la « race de Cham » ? Dans le domaine français Victor Séjour,
oncle maternel, soit dit entre parenthèses, du romancier haïtien Frédéric Marcelin, les deux Dumas, Charles Cros [36] devraient être inclus.
Les considérer comme des écrivains noirs cela aurait-il un sens ? Selon une certaine thématique, alors ? Mais dans ce cas, pourquoi exclure Alejo Carpentier, Graham Greene ou même Paul Morand ? Comme
il est vain de vouloir enserrer la littérature dans des catégories absolues, force nous, est de nous rabattre sur des notions imprécises. On
peut, me semble-t-il, avancer qu'il existe une façon « nègre » de voir
le monde et de l'exprimer. Non certes par quelque hypothétique rapport entre l'appartenance ethnique et la structuration de la sensibilité ;
mais plutôt parce que les Noirs, surtout écrivains, partagent une certaine situation historique, et une certaine conscience. Qu'ils habitent la
terre ancestrale ou qu'ils soient en diaspora dans le monde occidental,
ils savent selon quelles modalités se sont organisés, toujours et partout, les contacts entre Européens ou descendants d'Européens et Africains ou descendants d'Africains. Ne pouvant écrire que dans des langues forgées par et pour les Blancs, ils sont bien placés pour comprendre à quel inexorable processus d'acculturation le Nègre est
condamné. Ils se rendent par ailleurs compte qu'à de rares exceptions
près l'assimilation complète à la culture et à l'idéologie occidentale se
révèle désormais impossible ; l'exemple de René Maran en fait foi. Ils
se sentent menacés par un racisme anti-noir, plus ou moins virulent
selon les pays et les époques, mais qui semble inscrit au plus profond
de la mentalité européenne. Ils savent surtout qu'ils sont vus comme
Nègres qu'ils revendiquent ou non leur condition d'hommes noirs, il
n'y a pas d'échappatoire. Ce que dit Sartre des juifs s'applique tout
aussi bien au Noir : est Nègre quiconque est considéré comme Nègre
par autrui.
Autant sinon plus qu'une invention des Blancs, la notion de « littérature noire » est l'articulation d'une revendication. Le terme de « Négritude », inventé par Aimé Césaire, a une valeur sémantique différente, il est vrai, pour chaque intellectuel noir ou presque. En fin de
compte ce sont là des désaccords de détail, des querelles de nomenclature. L'essentiel [37] reste que l'on assiste, surtout depuis la deuxième
guerre mondiale, à une recherche de l'identité noire et à une revendication de ses valeurs propres. Qu'à partir de là les questions de défini-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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tion et d'interprétation soient épineuses n'a rien de surprenant. Cette
réalité qu'est la situation du Noir dans le monde se manifeste selon des
modalités trop différentes pour qu'une notion abstraite et théorique la
recouvre entièrement *.
En tout cas, quel que soit le contenu sémantique que l'on donne à
l'adjectif « noir » appliqué à la littérature, il ne peut manquer de
convenir à celle d'Haïti, ou « la Négritude s'est mise debout pour la
première fois », selon l'éloquente formule d'Aimé Césaire. Tous les
écrivains haïtiens sans exception sont Noirs ou Mulâtres, et ce depuis
bientôt deux siècles. Mais, d'un autre côté, la Négritude a en Haïti au
moins une caractéristique essentielle particulière, qu'Hérard Jadotte a
bien dégagée :
Ce qui fait la spécificité de la négritude en Haïti, c'est que
son discours s'adresse non pas à l'Autre-colonial, mais à la
« minorité bourgeoise (qui) a pu prendre le pouvoir grâce à la
puissance économique et politique ».
(« Idéologie, littérature, dépendance »,
Nouvelle Optique, décembre 1971, 74.)
La notion de littérature noire étant si malaisée à définir, on a essayé de la préciser en la considérant dans le contexte des différents
domaines linguistiques. On a donc parlé de littérature noire d'expression française, anglaise, portugaise, espagnole ou arabe. Pour ces langues, utilisées et par des Noirs et par des Blancs, cela se justifie dans
une certaine mesure. La division par codes linguistiques implique un
projet : chercher à déterminer si les écrivains ont apporté, sur les plans
thématique et linguistique, une contribution originale à des véhicules
d'expression adoptés depuis relativement [38] peu de temps. Si c'était
le cas pour chacun des domaines linguistiques, on procéderait alors à
des études comparées visant à montrer ce que ces contributions originales ont en commun par delà les différences de code. Il s'agirait en
somme d'analyser une hypothétique sensibilité noire. Pour ce faire, la
littérature haïtienne, première en date des littératures noires d'expression européenne, constitue un matériau précieux.
*
On consultera sur cette question le livre de Ghislain Goursige, Continuité noire, 1977.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
39
La situation risque par ailleurs de se compliquer à brève échéance :
certains états africains ont le projet d'adopter une ou plusieurs langues
nationales comme véhicule linguistique d'information. Les partisans
du créole sont de plus en plus nombreux aux Antilles francophones.
Outre des pièces et de nombreux poèmes, le premier roman entièrement écrit en créole (Dézafi, de Franketienne) a paru à Port-au-Prince
en 1975, immédiatement suivi par un deuxième roman, Lanmou pa
gin baryè, d'Émile Célestin Mégie. Il faudra multiplier les sousdivisions de la littérature noire lorsque non seulement le créole mais
également le bambara et le souahili deviendront des langues littéraires, utilisées exclusivement, celles-là, par des écrivains noirs.
D'aucuns ont pensé, et non sans raison, qu'à la division par langues
il fallait ajouter une subdivision géographique. Dans les domaines anglophone et francophone en particulier, la situation objective et les
préoccupations de l'écrivain noir sont très différentes selon qu'il
s'agisse d'un Africain ou d'un écrivain en diaspora. C'est pourquoi
dans le domaine anglais, ceux qui étudient la littérature noire des
États-Unis ne se préoccupent qu'incidemment des littératures noires
anglophones d'Afrique et des Antilles, et vice-versa. Dans cette optique, on a pu grouper les écrivains haïtiens avec les écrivains noirs des
Départements d'Outre-mer.
Même en réduisant au maximum, parler de « roman antillais francophone » risque de nous induire en erreur. Car une chose est la société des Départements d'Outre-mer, avec ses fonctionnaires métropolitains, ses békés descendants de planteurs [39] coloniaux, son organisation « à la française », autre chose est la société haïtienne, qui en diffère profondément par l'histoire le niveau de développement, les mille
et un aspects de la vie quotidienne politique, économique et sociale.
À force de qualifier la notion de littérature noire, ne risque-t-on pas
de la fragmenter jusqu'à lui faire perdre le sens qu'elle pouvait avoir ?
Je pense qu'il convient ici encore de distinguer roman et poésie (le
théâtre posant toute une série d'autres problèmes que nous n'avons pas
à aborder). Tout comme celle de poésie antillaise, la notion de poésie
noire me semble fructueuse : car ce qui compte ici c'est au premier
chef l'expression de la sensibilité du poète. Qu'il prenne pour thème
les taudis urbains, le village caraïbe ou le paysage africain, sa vision
reflétera nécessairement la mémoire collective du peuple noir, la
rancœur du minoritaire ou du colonisé, la revendication de valeurs que
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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l'Occident a méconnues ou méprisées. Du fait d'écrire dans une langue
européenne, tout poète noir aura à la transformer (à la « marronner »,
disait Césaire), lorsqu'il voudra chanter la beauté noire, par exemple,
pour laquelle les lexiques anglais, français ou espagnol n'ont que des
termes péjoratifs. Et quant à la poésie engagée, la solidarité raciale y
résonne, quel que soit le code linguistique ou la région d'origine du
poète. Il serait facile de retrouver, dans les domaines anglophones ou
hispanophones, l'écho de l'Haïtien Jacques Roumain dans Bois d'ébène (1945) :
Nègre colporteur de révolte
tu connais tous les chemins du monde
depuis que tu fus vendu en Guinée
une lumière chavirée t'appelle
une pirogue livide
échouée dans la suie d'un ciel de faubourg
……………………………………………….
Mais je sais aussi un silence
un silence de vingt-cinq mille cadavres nègres
de vingt-cinq mille traverses de Bois-d'Ébène
[40]
Sur les rails du Congo-Océan
mais je sais
des suaires de silence aux branches des cyprès
des pétales de noirs caillots aux ronces
de ce bois ou fut lynché mon frère de Géorgie
et berger d'Abyssinie
quelle épouvante te fit berger d'Abyssinie
ce masque de silence minéral [...]
Mais l'art du romancier est d'une autre essence : dans sa quête de la
vraisemblance, il affecte l'impartialité. Sa personnalité ne s'exprime
que de façon oblique, implicite, masquée. Lire un poème, c'est s'identifier au poète. Lire un roman, c'est découvrir un monde. Et ce monde,
nous l'avons dit, est nécessairement image ou symbole d'une société
réelle, qui a formé le romancier, et a laissé sa marque, gravure ou filigrane, sur l'œuvre. Bois d'ébène aurait pu être l'œuvre d'un Martini-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
41
quais ou d'un Guyanais. Seul un Haïtien aurait pu écrire Gouverneurs
de la rosée.
Cela bien entendu ne veut pas dire qu'un romancier noir sera lu de
la même façon par tous les lecteurs. Son œuvre aura certes une résonance particulière pour ses frères de race. Se réclamant de la Négritude, un lecteur noir revendiquera comme sien tout roman écrit par un
Noir, et à bon droit. Mais des considérations, malgré tout tangentielles
à l'œuvre n'entrent-elles pas ici en jeu ? Il est douteux qu'un lecteur
africain francophone de souche paysanne fasse de Gouverneurs de la
rosée la même lecture que celle, en traduction, d'un lecteur bourgeois
noir américain de Harlem ou de Watts. Ce qui est certain, c'est que
tout Haïtien, par delà sa réaction personnelle, fera d'un roman haïtien
une lecture essentiellement différente de celle du reste du public. Bref,
ce qu'écrivait René Depestre à propos de la poésie des peuples noirs
me semble s'appliquer encore mieux au roman :
Encore une fois, ni la couleur de la peau, ni le fait de parler
la même langue, ni la communauté de larmes et de blessures, ni
la sensibilité tragique due au sort misérable fait à la majorité
des noirs du [41] monde, ne suffisent à déterminer les moyens
d'expression particuliers à nos peuples. [...] Nos origines communes [...] laissent persister entre nous des états de conscience,
des particularités psychologiques, des formes d'aliénation, des
liens idéologiques [...]. Mais ces caractéristiques communes
transplantées en Amérique, ne s'arrêtent pas de se différencier
les unes par rapport aux autres...
(« Introduction à un art poétique haïtien », Optique, 24, février 1956, 11-12.)
Il me semble donc que ranger le roman haïtien dans des catégories
plus générales peut en éclairer certains aspects mais n'infirme nullement la notion même d'« haïtianité » littéraire.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
42
La question est de savoir si l'adjectif de nationalité est ici autre
chose qu'un moyen commode d'identification dépendant du passeport
de l'auteur. Mon hypothèse de travail est, d'abord, qu'il est justifié en
l'occurrence et, ensuite, que l'on peut, grâce à une analyse systématique, en dégager le sens et les implications.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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[42]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Chapitre II
LE ROMANCIER HAÏTIEN
ET SON PUBLIC
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La situation de l'écrivain dans la société haïtienne, les problèmes
matériels qui se posent - et s'opposent - à la publication de ses livres,
le public auquel s'adresse le romancier détermine nombre de caractéristiques générales du roman haïtien. Il convient d'examiner ces facteurs avec quelque attention. Ce premier dégrossissement facilitera
notre tâche lorsque nous passerons aux étapes suivantes, c'est-à-dire à
l'analyse de l'originalité du roman haïtien, telle qu'elle se manifeste
dans la thématique d'une part, dans l'expression linguistique de l'autre.
* * *
Le taux d'analphabétisme en Haïti figure au premier rang des réalités objectives qui influencent tant les conditions de travail du romancier que les particularités de son œuvre. D'après le dernier recensement, 89,5% des Haïtiens de plus de quinze ans sont illettrés *. Un
*
Il s'agit du recensement de 1950. Des efforts pour scolariser tant les enfants
que les adultes ont été entrepris depuis par les organismes haïtiens et étrangers
(coopérants français, missionnaires catholiques et protestants, etc.). Mais, du
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
44
poète peut espérer que ses poèmes, surtout mis en musique, seront
largement diffusés, grâce à la radio, par exemple ; un dramaturge
compte surtout sur les représentations de ses pièces pour atteindre le
grand [43] public. N'ayant que l'imprimé pour véhicule, le romancier,
lui, ne peut espérer toucher que la petite minorité de ses compatriotes
qui y ont accès. Jacques-Stéphen Alexis pense sûrement à sa patrie
lorsqu'il écrit :
Le roman est un genre qui ne peut vivre et se développer véritablement dans un pays que dans la mesure où l'instruction
publique y est assez répandue et continue à s'y répandre. [...]
Dans les pays où l'instruction publique est l'apanage d'une très
faible minorité, les romanciers sont des exceptions, des hirondelles qui annoncent le printemps, rien de plus.
(« Où va le roman ? »,
Présence africaine, avril-mai 1957, 83.)
Encore heureux que, par le fait d'écrire en français, le romancier
haïtien peut espérer toucher un public international. Car, en Haïti
comme ailleurs, le public réel du romancier ne constitue qu'une fraction infime de son public virtuel. Un grand nombre de lecteurs en
puissance ne lisent jamais, préférant consacrer leurs loisirs à d'autres
activités. Il y a ceux qui ne lisent que des illustrés ou des revues ; ceux
encore qui ne s'intéressent qu'aux ouvrages historiques, aux biographies, aux vulgarisations scientifiques et techniques. Le revenu annuel
du lecteur haïtien moyen étant très bas, tout livre constitue pour lui un
objet de luxe. Bref, le public réel du romancier se chiffre en Haïti à
quelques centaines de personnes aisées et d'intellectuels. Bien des
écrivains haïtiens ont dû se demander, comme Nadine Magloire dans
Le Mal de vivre (1968) :
Quand on est d'un tout petit pays, à quoi ça rime d'écrire ?
On est lu par quelques centaines de personnes tout au plus (73).
Les mécanismes de fabrication et les circuits de distribution du livre en Haïti restent encore rudimentaires. Il n'existe guère de maisons
fait de la croissance démographique, le taux d'analphabétisme n'a vraisemblablement pas baissé ; il est même probable qu'il s'est accru.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
45
d'édition au sens moderne du terme. Le romancier est forcé de s'en
remettre à un imprimeur qui ne dispose le plus souvent que d'un matériel vétuste. Tout livre est publié à compte d'auteur, tiré à quelques
centaines d'exemplaires sur un papier de médiocre qualité. La distribution dépend de l'esprit d'initiative des libraires, qui n'est pas [44] toujours brillant, et des efforts personnels de l'auteur. La diffusion en
province est presque nulle (nombre de villes de moyenne importance
ne comptent pas une seule librairie). À l'étranger, c'est à peine si en
France, au Canada et aux États-Unis quelques maisons spécialisées
acceptent d'être les dépositaires d'ouvrages haïtiens. Cela tout récemment, d'ailleurs : depuis que, dans les dernières cinq ou six années,
d'importantes colonies haïtiennes se sont établies à Paris et surtout à
Miami, à New York et à Montréal. La publicité n'existe pratiquement
pas. Les rééditions sont pratiquement inconnues. Les rares subventions gouvernementales ou privées sont réservées aux ouvrages scolaires. C'est dire qu'il est impensable de vivre du produit de romans publiés à Port-au-Prince ; bien au contraire, l'auteur en est presque toujours de sa poche. Voilà pourquoi
Jamais en Haïti on n'a pu se consacrer à une vie littéraire propre. On fait de la littérature, oui, mais nos hommes de talent ne
s'y livrent d'ordinaire que quand l'occasion, les circonstances le
leur permettent.
(C. Bouchereau, « Causerie »,
La Ronde, 5 janvier 1899, p. 138.)
Nombre de romans haïtiens restent manuscrits, faute des fonds nécessaires à en couvrir les frais d'impression *. Ce n'est qu'en 1975
qu'Edgar Numa a publié (à New York) Clercina Destiné, composé 40
ans plus tôt. Et, dans son « Avant-propos », Numa écrit :
Je suis sûr que mon cas n'est pas unique, et qu'il y a en Haïti
pas mal d'ouvrages que leurs auteurs, pour des raisons diverses,
*
Nyll F. Calixte a éloquemment exposé « Les Difficultés pour l'écrivain haïtien
de se faire éditer et diffuser » dans Culture française, automne-hiver 1975, 6268. On consultera également « Table ronde : Les Problèmes du romancier en
Haïti », Optique, avril 1954, 34-36, à laquelle ont participé les romanciers J.
Brierre, L. Laleau, F. Morisseau-Leroy et P. Savain.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
46
n'ont jamais réussi à publier [...] C'est dommage. Car beaucoup
d'entre eux auraient peut-être contribué non seulement à former
et à enrichir la pensée haïtienne, mais encore à dégager et à
mettre en pleine lumière les traits et l'originalité de l'homme
haïtien (5-6).
[45]
La fondation en 1975 d'un « Club des Amis du Livre Haïtien », la
création la même année du Prix Henri Deschamps, l'espoir de se voir
attribuer le Prix France-Haïti ou le Grand Prix des Caraïbes ne sont
pour le romancier haïtien que de bien faibles encouragements. Les
conditions matérielles plus que difficiles auxquelles les auteurs ont
toujours eu à faire face rendent d'autant plus remarquables l'importance et la qualité de la production romanesque du pays.
De par le simple fait de savoir lire et écrire, le romancier haïtien est
un privilégié, un membre de l'élite qui contrôle la vie politique et intellectuelle d'Haïti. (Le terme d'« élite » est pris ici dans son sens le
plus large et englobe la « bourgeoisie », à laquelle appartiennent la
plupart des familles mulâtres, et les « classes moyennes ».) Si de rares
illettrés ont directement accès au pouvoir, il est évident qu'un niveau
minimum d'éducation est la condition nécessaire de l'appartenance à
l'élite. Privilège qui a sa contrepartie : quelle que soit sa profession,
tout homme de lettres se trouve directement concerné par les intrigues
et l'instabilité qui ont toujours marqué la vie politique haïtienne. En
tant qu'intellectuel, il est constamment tenu de prendre position ; c'est
à lui que journaux et revues demandent de collaborer ; fonctionnaire,
il est en droit d'espérer une promotion rapide et peut s'attendre à une
révocation brutale ; animateur de parti, sous-secrétaire d'état, membre
de la camarilla présidentielle, il s'expose à être exilé ou emprisonné en
cas de changement d'équipe. Aux yeux du pouvoir, quiconque écrit a
toujours été un collaborateur possible ou un ennemi en puissance.
Prendre la plume implique un risque ; il n'est pas inutile d'apprendre
en même temps à louvoyer, à transiger, à se dérober. Dans son truculent roman La Facture du diable (1966), Francis Séjour-Magloire
évoque les aventures et mésaventures du plumitif Patte-Goyave :
À l'époque, petit journaliste famélique, il fut jeté au cachot
pour avoir écrit un article ventral sur la mortalité infantile.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Patte-Goyave sera torturé et châtré pour avoir osé parler [46] de ce
qu'il est convenu de taire. Heureusement, le gouvernement est renversé et
Après la Grande Fête, il occupa plusieurs postes diplomatiques et consulaires avant d'être nommé Directeur Général de
l'Information et de la Propagande. Il consacrait ses loisirs à
composer des poèmes (49-50).
Reprenant la thèse de Price-Mars, de Vaval et de tant d'autres,
Ulrich Fleischmann affirme que la littérature du pays est malgré tout
essentiellement engagée *. C'est certainement vrai en ce qui concerne
le roman :
... pour corriger nos mœurs, façonner notre concept social,
en d'autres termes, pour remédier à la décadence précoce de
l'humanité haïtienne, faire de nos citoyens des consciences affranchies de l'égoïsme et des sots préjugés [...] il faut que nos
romanciers […] fassent du roman un « formulaire d'idées sociales ».
(H. Dorsinville, « L'œuvre de nos romanciers »,
L’Essor, juin 1913.)
Sans attendre l'exhortation de Dorsinville, la majorité des romanciers haïtiens se sont voulu moralistes : ils ont prêché la concorde entre Noirs et Mulâtres, l'acceptation et la valorisation de l'héritage africain, la tolérance envers le Vodou... ou la croisade contre lui, selon
leurs convictions. Et ensuite parce que les Haïtiens ont toujours compris que le refus de s'engager équivaut à l'acceptation du statu quo. De
nombreux romanciers haïtiens ont affronté la disgrâce, l'exil ou la prison plutôt que de transiger avec leur conscience. C'est à Saint-Thomas
qu'Émeric Bergeaud, qui avait conspiré contre Faustin Soulouque, a
composé Stella, le premier en date des romans haïtiens ; il est mort
sans avoir revu sa patrie. Jacques Roumain a connu les cachots du Pénitencier national. Jacques-Stéphen Alexis est tombé à Bombardopo*
U. Fleischmann, Ideologie und Wirklichkeit in der Literatur Haitis, 1969 ; D.
Vaval, Histoire de la littérature haïtienne, 1933 ; J. Price-Mars, « Essai sur la
littérature et les arts haïtiens », in De Saint-Domingue à Haïti, 1959.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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lis. Si le long exil de Victor Hugo est exceptionnel dans l'histoire [47]
des lettres françaises, les romanciers haïtiens sont légion qui ont passé
de longues années à l'étranger pour des raisons politiques. Nous verrons cependant que leurs attaques se placent souvent sur un plan extrêmement général. Accuser nommément un groupe ou un homme
politique risque d'entraîner tôt ou tard des conséquences dramatiques.
Comme le remarque Antoine Bervin dans Pantal à Paris (1953) :
Glissez donc, mortels, et n'insistez pas, car en Haïti toute la
sagesse de la vie se résume dans ces quatre derniers mots (26).
Il est par exemple rare qu'un romancier haïtien prenne pour personnage, même secondaire, un président d'Haïti, ou même qu'il mentionne que c'est sous son mandat que se déroule l'action. Sauf, à la rigueur, dans le cas de romans historiques qui se situent sous la présidence de Pétion, par exemple, ou de Boyer. Les exceptions à cette règle sont rares : Dans Jésus ou Legba ? de Milo Rigaud (1933), des
présidents de l'époque de l'occupation sont pris à partie sous les noms
à peine déguisés de Sucre-Datilave (Sudre-Dartiguenave, 1915-1922)
et Louis Bolo (Louis Borno, 1922-1930) ; c'est Paul Magloire (19501957) que Francis-Joachim Roy rebaptise Symphorien-Alexandre Merisier dans Les Chiens (1961) ; et, de nos jours, des romanciers exilés
comme Gérard Étienne (Le Nègre crucifié, 1974), Anthony Phelps
(Mémoire en colin-maillard, 1976) et Roger Dorsinville (Mourir pour
Haïti, 1980) mentionnent François Duvalier nommément ou sous un
pseudonyme transparent.
Le plus souvent, l'écrivain se borne à inculper les traditions politiques du pays, le manque de civisme de son peuple, l'esprit de caste
hérité de la colonie, les chausse-trappes des couloirs ministériels. S'en
tenir prudemment à l'évocation du passé n'est pas nécessairement une
solution. Même après plus d'un siècle et demi, prendre parti pour Dessalines contre Toussaint ou pour Pétion contre Christophe peut être
hasardeux. Car en politique haïtienne le passé est toujours présent,
l'actuel détenteur d'un portefeuille, d'autant plus soupçonneux [48]
qu'il sait combien sa propre situation est précaire, peut se sentir visé à
travers un lointain prédécesseur.
Nous verrons plus tard comment les romanciers haïtiens ont décrit
et les paysages et l'histoire de leur pays. Signalons dès à présent que
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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prendre la campagne pour cadre et les paysans pour personnages ne
résous pas non plus le problème. « Exotisme de pacotille », diront les
uns ; « encensement paternaliste de valeurs rétrogrades », diront les
autres ; « vision systématiquement pessimiste... », « idylle pour patronages de jeunes filles... », « subversion des structures sociales ... »,
« complaisance devant la misère du peuple... », autant de reproches
possibles qui, justifiés ou pas, mettent en question l'idéologie du romancier.
Il n'y a pas d'échappatoire. Demesvar Delorme a écrit en 1873
Francesca, roman historique qui se passe en Turquie et en Italie pendant la Renaissance. Lui a-t-on assez reproché depuis plus d'un siècle
de s'être désintéressé des problèmes du pays ! Comme l'écrivait Marceau Lecorps dans Les Variétés du 20 janvier 1905, par exemple :
« Mais pourquoi au lieu de l'Italie papale n'avez-vous pas choisi l'Haïti
dessalinienne ?... Vous vivriez éternellement dans nos souvenirs. » Si
Delorme avait été Français, comme Alexandre Dumas, personne n'aurait rien trouvé à redire. Le roman haïtien se veut engagé, sans aucun
doute ; il est également, de par la nature des choses, condamné à l'être.
Dans la mesure où l'on juge l'efficacité sociale d'un roman engagé plutôt que ses qualités artistiques, le romancier haïtien est voué à l'échec :
aucun roman n'a jamais, que l'on sache, contribué à réformer quoi que
ce soit en Haïti.
Ce n'est pas seulement la sécurité matérielle ou la liberté personnelle du romancier qui sont en jeu, mais aussi l'intégrité de son œuvre.
Dès sa parution, tout roman haïtien est épluché, glosé, interprété.
Moins que sa valeur littéraire, ce sont ses présupposés idéologiques
que l'on cherche à dégager, car
[49]
Depuis que Toussaint Louverture est devenu ce qu'il est en
lisant l'Abbé Raynal, les politiciens de ce pays savent que les
bons livres sont dangereux. Ils ne les lisent pas et s'arrangent
pour qu'ils ne soient pas lus.
(F. Morisseau-Leroy, Récolte, 1946, 49-50.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Puisque, comme le signalait Pétion Savain, « il est à peu près impossible de ne pas mettre un peu de politique dans un roman » (« Table ronde... », Optique, 2, avril 1954, 37), les passages les plus anodins risquent d'être jugés subversifs. Paradoxalement, la situation est
aggravée du fait qu'il n'existe pas, et n'a jamais existé, de censure préalable en Haïti. Donc, pas d'imprimatur qui garantirait l'écrivain
contre les poursuites éventuelles. Une fois le roman paru, son auteur
est à la merci de l'interprétation que telle ou telle personne au pouvoir
peut en faire. Il court le danger de se créer des ennemis puissants, ou
même d'encourir des sanctions d'autant plus redoutables qu'elles sont
arbitraires. Même aux époques où le gouvernement se montre tolérant,
le romancier hésite à s'exprimer librement, ne sachant pas ce que réserve l'avenir. Dans Sténio Vincent révélé (1957), long pamphlet attaquant l'ex-président Sténio Vincent avec qui il avait eu des démêlés
(non pas politiques, d'ailleurs, mais pour une confuse histoire de prêts
non remboursés), le romancier Milo Rigaud affirme avoir été persécuté par Gontran Rouzier, sous-secrétaire d'État à la justice et à la Police
générale parce que
Gontran Rouzier m'en voulait pour [...] avoir révélé dans
mon livre Jésus ou Legba ? certaines particularités étranges sur
la mort tragique d'un certain Guy des Rosiers qu'il dit être son
frère (13).
L'écrivain haïtien évolue dans un cercle extrêmement étroit. Il ne
serait pas excessif de dire que tout homme de lettres connaît personnellement chacun de ses confrères, chacun des critiques qui rendent
compte des ouvrages pour la presse ou pour la radio. Il serait à peine
exagéré de prétendre qu'il connaît personnellement la majorité de ses
lecteurs. Cela, soit dit entre parenthèses, rend l'impression de ses [50]
œuvres encore plus onéreuse, puisque la courtoisie haïtienne exige
que l'écrivain fasse hommage d'un exemplaire dédicacé aux membres
de sa famille, même éloignée, à ses alliés, à ses collègues, à ses amis,
c'est-à-dire, précisément, à ceux qui seraient des acheteurs probables.
Il est fâcheux de voir une bonne partie des tirages, déjà faibles, s'écouler hors-commerce du fait que « un livre qui s'achète, cela choque certaines bonnes vieilles habitudes haïtiennes ». (Arion. Le Temps, 15
janvier 1933.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Ce n'est pas là le plus grave. À la crainte de mécontenter le pouvoir, s'ajoute pour le romancier celle de s'attirer la réprobation de son
groupe social. Attaquer le snobisme des Mulâtres froissera ses amis de
la bourgeoisie ; dénoncer l'arrivisme des Noirs vexera ceux de la classe moyenne. Faire la satire des mères qui cherchent un mari étranger
pour leur fille le brouillera avec telle tante, telle cousine ou tels voisins. S'en prendre aux fonctionnaires n'est pas de tout repos : un fort
pourcentage de l'élite travaille pour l'État. T'el lecteur croira que son
père est l'original d'un personnage de vieillard ridicule, tel autre soupçonnera qu'une héroïne aux mœurs légères est modelée sur une sienne
parente. Car en Haïti comme partout ailleurs le romancier prend son
bien où il le trouve. Nadine Magloire a beau affirmer, dans l'« Avantpropos » de Le Mal de vivre (1968) : « Je ne me suis nullement souciée de donner aux gens (comme ils l'ont cru) un jouet pour jouer à qui
est qui », les traditionnelles assurances que les personnages et les faits
décrits sont entièrement imaginaires n'ont jamais trompé personne.
A.F. Chevallier et L. Grimard s'en rendent bien compte, qui déclarent
dans l'« Avertissement » à leur Bakoulou (1950) :
Ce n'est ni un roman à clef, ni une œuvre entièrement imaginaire : cette « audience » est un amalgame de faits vécus, tirés
et choisis çà [sic] et là, à la manière de tous nos bons modèles
de romanciers, mais camouflés par un décalage du temps... )
(7).
[51]
Le romancier haïtien doit passer maître dans l'art du camouflage ;
qu'il décrive une soirée dansante, une maison de commerce, une salle
de rédaction, le cabinet d'un médecin, la bonne d'un curé ou l'origine
d'une grande fortune, tout Port-au-Prince s'évertuera à en identifier le
modèle.
L'élite haïtienne (ou pour mieux dire l'élite port-au-princienne,
puisque seuls comptent ceux qui habitent la capitale) n'échappe pas au
destin de toute société peu nombreuse et repliée sur elle-même. Son
extrême courtoisie - qui fait l'admiration des étrangers - n'empêche
aucunement la jalousie et la malveillance. La langue créole dispose de
deux savoureux proverbes que les Haïtiens, mi-ironiques mi-attristés,
citent volontiers : Ayiti se tè glise (« Haïti est une terre glissante ») et
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Depi nan Ginen nèg rayi nèg (« Déjà en Afrique les Haïtiens se détestaient les uns les autres »). Et parmi les textes qui confirment la sagesse populaire, on n'a que l'embarras du choix : à propos d'un personnage de Les Thazar (1907), le docteur Rémo « noble cœur et grand esprit », Fernand Hibbert écrivait déjà :
L'on devine aisément quelle longue suite de douloureuses
déceptions devait être l'existence d'un pareil homme dans un
milieu comme le nôtre, où l'égoïsme, un égoïsme féroce, naïf,
énorme à force d'inconscience, bourgeonne, fleurit et s'étale sur
le corps social exténué... (11).
Sept ans plus tard, Victor Mangonès confirme que :
L'envie et la haine sont la dominante de notre fonds sentimental. Nous prenons plaisir à souiller de notre bave tout ce qui
mérite d'être honoré et respecté : les biens de l'esprit autant que
ceux de l'âme.
(« Atavisme », (l 914), in Dix contes vrais, 1934, 60.)
En 1939, dans Célie de Delorme Lafontant, le docteur Édard,
Français établi depuis longtemps en Haïti, n'arrive plus à contenir son
indignation.
... lorsque, par aventure, quelqu'un des vôtres se distingue
par ses talents, ou par ses vertus, vous l'écrasez sous vos talons
ou par la calomnie (136).
[52]
Et, de nos jours, Roger Gaillard développe le thème dans Charades
haïtiennes (1972) :
L'homme d'ici tient à être estimé, admiré, loué plus que le
voisin. Susceptible, il s'irrite d'une plaisanterie, d'une réussite,
d'une simple louange décernée à un ami. Il dit « moi, moi,
moi », et en veut au reste des hommes qui refusent de voir en
lui le modèle achevé du commerçant, du diplomate, du poète,
de l'homme du monde, du penseur, de l'administrateur [...]
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Quand trois Haïtiens s'unissent pour mener de concert une
entreprise, rapidement chacun des trois se met à échafauder,
dans le plus grand secret, les « dossiers » des deux autres, entassant, feuille à feuille, fautes réelles et médisance, peccadilles
et calomnies. Pour plus tard (44-45).
Ce qui est vrai pour les membres de la société haïtienne l'est d'autant plus pour les romanciers qui en font l'analyse. Devant la susceptibilité des siens, l'écrivain ne peut qu'affirmer n'avoir visé personne ;
ce qui n'a jamais servi à grand-chose.
Cette curiosité facilement malveillante n'est pas d'une nature essentiellement différente de celle qu'un romancier français éveille lorsqu'il
évoque la vie parisienne. Mais les lecteurs qui croient reconnaître une
connaissance dans un personnage de Françoise Sagan sont peu nombreux. Et ceux qui fréquentent la romancière encore moins. À Port-auPrince, par contre, tout le monde connaît le romancier, tout le monde
connaît ceux qui ont pu lui servir de modèle. Et le romancier français
est infiniment mieux protégé que son confrère d'Outre-Atlantique
contre les inimitiés et les jalousies que son œuvre peut lui attirer.
Les difficultés auxquelles le romancier haïtien se heurte me semblent inévitables, compte tenu des facteurs objectifs qui structurent la
réalité du pays. On peut se souvenir par ailleurs qu'il n'y a pas si longtemps, en France - pays qui s'est pourtant toujours targué d'honorer les
Lettres - Voltaire a dû s'enfuir, Chenier est monté sur l'échafaud, Michelet a été destitué.
[53]
Un dernier handicap, vivement ressenti par les romanciers haïtiens,
mérite d'être signalé : les carences de la critique littéraire. Deux quotidiens à grand tirage, deux ou trois hebdomadaires, une demi-douzaine
de stations de radio ouvre parfois leurs colonnes ou leurs micros à une
revue de l'actualité littéraire. Le même critique peut d'ailleurs faire
passer sa rubrique dans la presse et sur les ondes. C'est dire qu'un ouvrage recevra dans le meilleur des cas des comptes rendus peu nombreux et invariablement confiés aux quelques intellectuels qui s'en
sont fait une spécialité. La situation a empire à mesure que la vie du
pays s'est concentrée dans la capitale, Jadis, les villes de province
avaient leurs journaux, leurs revues, leurs cercles. L'Abeille à Jacmel,
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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La Petite Revue aux Cailles, La Nouvelle Revue au Cap ont disparu et
rien n'a pris leur relève.
Ce que nous avons dit du romancier vaut également pour le critique (et en Haïti comme ailleurs le romancier est sollicité pour rendre
compte des ouvrages de ses confrères). Étant donné l'impossibilité de
l'anonymat, comment espérer des comptes rendus francs et impartiaux ? Se permettre de critiquer la prose du chef de l'état, comme l'a
fait Jean-François Revel dans Le Style du général (1959) n'est pensable que dans un petit nombre de démocraties libérales. En Haïti, trouver à redire aux écrits du Président de la République serait contraire
aux habitudes et à la plus élémentaire prudence. Mais c'est que l'on
hésitera également à faire des réserves sur l'œuvre d'un membre de sa
famille, de son gouvernement, de son entourage. De même, d'ailleurs,
qu'on hésitera à exalter celle d'un écrivain soupçonné de ne pas être en
odeur de sainteté. Et même si les considérations politiques n'entrent
pas en jeu, la franchise intégrale est difficile envers l'ouvrage d'une
personne qu'on a toutes les chances de fréquenter quotidiennement...
et qui ne manquera pas l'occasion de rendre la monnaie de la pièce. À
la question « Y a-t-il une littérature haïtienne ? », J. -B. Cinéas répondait amèrement, dans Le Temps du 26 juin 1940 :
[54]
Le public haïtien est inexistant : Calbindage, hypocrisie de
la Critique. Il faut toujours ménager un auteur. À quoi bon s'en
faire un ennemi ? Résultat : Tout le monde a du talent, si ce
n'est du génie. La vraie critique est « causée ».
Et les choses n'avaient guère changé vingt ans plus tard :
Dans un pays où la fortune d'un livre dépend, pour une
grande part, des relations individuelles, l'écrivain a beau jeu
pour se faire appliquer les appréciations qu'il souhaite. Les critiques qui, eux aussi, sont des auteurs en puissance, ont un penchant à ménager les confrères en comptant sur les services rendus.
(G. Gouraige, Histoire de la littérature haïtienne, 1960, 7.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Aussi les comptes rendus sont-ils trop souvent taillés sur un même
patron. Compliments et encouragements pour l'écrivain novice, auquel
on peut se permettre de donner quelques conseils, panégyrique pour
l'écrivain chevronné. Et la plus sage façon de signifier sa réprobation
devant une œuvre franchement inepte est encore de ne pas en parler...
si l'on peut s'en dispenser. C'est dans les subtilités stylistiques, dans le
savant dosage des épithètes qu'un lecteur aguerri cherchera à entrevoir
la véritable pensée du chroniqueur. Il reste en définitive exceptionnel
qu'un critique haïtien puisse remplir le rôle tenu ailleurs par les directeurs littéraires ou les comités de lecture : conseiller l'auteur, corriger
son manuscrit, l'aider a trouver la voie qui est la sienne. Il est encore
plus rare que le critique éduque le lecteur, forme son goût, l'initie à la
lecture réfléchie du texte. D'après Jacquelin Dolcé :
Souventes fois, l'écrivain, s'il ne reprend pas les poncifs,
produit des romans médiocres qu'une certaine critique laisse
passer parce qu'il faut aider le romancier à obtenir un succès de
libraire. Nécessité et malhonnêteté obligent.
(« Problématique du roman Haïtien », Le Petit samedi soir,
n° 183, 26 février - 3 mars 1977, 30).
D'ailleurs, quoi qu'il dise d'un ouvrage, le chroniqueur sera soupçonné d'arrière-pensées ou d'opportunisme :
... un livre paraît, on l'annonce, il y a un ou deux articles critiques, [55] c'est tout. Et même pas un article, critique, c'est ou
la camaraderie ou l'abattage.
(L. Laleau, « Table ronde ... », Optique, avril 1954, 38.)
Bon nombre de héros de romans haïtiens sont des écrivains et, eux
aussi, ont invariablement à se plaindre des critiques. Un exemple entre
mille : Sévérius Bontemps, dans Dette d'honneur d'Abel Labossière
(1923) :
Sévérius Bontemps s'était d'abord jeté dans la littérature,
mais après quelques essais infructueux dus aux critiques intempestives d'obligeants confrères qui, à l'aide de phrases sentencieuses, se payaient l'élégance de faire tomber ses écrits sans
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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même se donner la peine de les lire ou de les approfondir [ il
abandonna ] (77).
Mais peut-être aussi l'écrivain haïtien est-il particulièrement susceptible ? C'est ce que prétend Damoclès Vieux :
C'est qu'il semble, en effet, que nos gens de lettres soient
d'une sensibilité inconcevable, qu'ils cultivent, pour tout ce
qu'ils écrivent, une tendresse si vive, si dangereusement jalouse
qu'on ne saurait les louer avec réserve [...] sans encourir leur
haine et leur colère ; que [...] toute œuvre s'édite, chez nous,
avec la prétention de conquérir […] une façon de suffrage universel […] en défiant toute critique.
(« Causerie », La Ronde, 1, 7, 5 novembre 1898, 104.)
Depuis que l'homme a inventé l'alphabet, il est de la nature du romancier de mépriser le critique, qu'il tient pour un parasite, un jaloux,
un impuissant ou un imbécile congénital. Pourquoi les Haïtiens feraient-ils exception à la règle ? Mais si leur hargne est particulièrement agressive, c'est peut-être qu'ils souffrent de voir leurs œuvres
jugées souvent selon des critères hors de propos. Ainsi, par exemple,
plusieurs critiques s'en sont récemment pris à celui des romans haïtiens qui a trouvé la plus large audience internationale, Gouverneurs
de la rosée, de Jacques Roumain. Remettre en question les valeurs
acceptées est non seulement licite mais salutaire ; cependant, c'est la
cohérence idéologique du roman que l'on s'est mis à contester, à l'exclusion des aspects structurels et formels de l'œuvre. Jacques Roumain
n'est hélas plus [56] là pour faire remarquer que son roman n'est pas
plus un manifeste politique que les pamphlets de Lénine ne sont l'expression d'un lyrisme personnel.
En analysant la situation de l'homme de lettres haïtien, l'observateur étranger se gardera autant de l'indignation inutile que de l'ironie
facile. Il n'oubliera pas que les écrivains d'Haïti partagent le sort de
leurs confrères de la majorité des pays en voie de développement. Il
songera que, comparés à ceux de maintes nations puissantes qui se
disent à la pointe du progrès, la plupart des gouvernements haïtiens se
sont en fin de compte montrés tolérants. Et surtout il admirera les ro-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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manciers haïtiens qui, travaillant dans des conditions difficiles, ont
produit tant d'œuvres qui font honneur à leur pays.
Il ne faudrait toutefois pas croire que la vie du romancier haïtien
n'est qu'un long martyre, et qu'il est la victime sans défense de la malveillance publique. Appartenir à une petite société fermée à ses bons
côtés. La parution en Haïti d'un livre ou d'une simple plaquette de vers
est un événement ; malgré l'absence de publicité commerciale, elle
assure la célébrité à l'auteur. Voilà qui explique la quantité étonnante
de poésie qui se publie chaque année à Port-au-Prince. Selon Frank
Condé :
Faute chez nous d'une diffusion de la grande culture, nombre
de personnes, s'intéressant à la littérature, mais de capacité malheureusement médiocre, sont dominées par une conception erronée, qui les porte à chercher dans l'aptitude à rimer la marque
d'un esprit fort et d'une intelligence. [...] Rares sont en Haïti, les
hommes au moins instruits, ou qui passent pour l'être, qui n'ont
à leur actif une douzaine de sonnets et d'acrostiches.
(« La Question du roman en Haïti », La Relève, V, 11, mai
1937, 16.)
Les Haïtiens, nés railleurs, n'hésitent pas à se moquer de cette fécondité lyrique. Antoine Laforest, par exemple, qui écrivait dès 1906 :
L'éclosion de nos poètes est aussi drue, aussi rapide que celle de [57] la poissonnaille de nos rivières. Pour un cric, pour un
crac, nous nous armons de notre lyre […] Nous en avons, des
poètes, nous en avons à revendre !
(« Manies et exhubérance », Croquis haïtiens, 1906, 294.)
Quelque accueil qu'on lui réserve, le romancier haïtien n'aura pas,
comme tant de ses confrères d'autres pays, l'impression d'avoir passé
inaperçu ou de n'avoir provoqué que l'indifférence. Surtout que la société haïtienne a le plus profond respect pour la chose écrite, même si
elle ne la lit pas :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Vous ne pouvez vous imaginer le prestige que la chose imprimée a, ici, aux yeux de la foule. Il suffit que vous ayez écrit
n'importe quoi pour que vous lui paraissiez un être supérieur.
(D. Bellegarde, « Causerie », La Ronde, 5 octobre 1898, 88.)
C'est sans doute ce qui explique pourquoi
... this island, since the revolution of 1804, has produced a
greater number of books in proportion to the population than
any other American country, with the exception of the United
States.
[... Depuis la révolution de 1804, Haïti a produit plus de livres par habitant qu'aucun autre pays du Nouveau Monde, les
États-Unis exceptés.]
(E. Wilson, Red Black Blond and Olive, 1956, 110.)
Publier un livre, c'est faire la preuve que l'on est un « intellectuel »
(le terme n'est jamais péjoratif dans l'acception haïtienne), ce qui ouvre bien des portes dans l'enseignement, le journalisme, l'administration ou le commerce et l'industrie. Maurice Laraque écrivait bien :
En Haïti, quoi qu'on veuille, on écrit toujours contre quelqu'un ou contre quelque chose. Ceux qui écrivent pour quelqu'un ou pour quelque chose écrivent forcément contre tous
ceux qui sont hostiles à ce quelqu'un ou à ce quelque chose.
(« Bouquet de pingouin », Optique, novembre 1956, p. 29.)
La réciproque est tout aussi vraie : écrire contre quelqu'un, c'est
forcément écrire « pour » ses ennemis, qui s'empresseront de chanter
les louanges de l'auteur.
L'écrivain haïtien risque d'être victime de la politique, [58] mais
peut également en profiter : s'il est bien vu du pouvoir, ou proche de
ceux qui l'occupent, des fonctions officielles dans l'administration ou
la diplomatie lui sont souvent offertes. Où, comme l'écrivait Alex StVictor dans un article des Variétés du 20 octobre 1904 :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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La littérature, c'est par là qu'on passe pour arriver au but que
l'on cherche à cacher et qui est de devenir un homme politique.
Ou encore, selon la boutade d'Amilcar Duval : « En Haïti, l'homme
de lettres n'est que la préface du politicien. » (L’Essor, 15 mai 1914.)
Bref, être homme de lettres comporte des risques, mais des satisfactions d'amour-propre également.
Haïti est officiellement un pays de langue française. Plus exactement, c'est un pays où, en plus du créole, une petite élite bilingue domine le français dans toutes ses subtilités. Nous reviendrons plus tard
sur les particularités linguistiques du roman haïtien. Bornons-nous
pour le moment à voir comment l'appartenance à la francophonie influence la production romanesque du pays.
Une première constatation évidente : le romancier est en concurrence directe avec ses confrères français. C'est auprès de l'industrie
française du livre que s'approvisionnent les libraires de Port-auPrince. À part de rares livres techniques publiés au Canada ou en Belgique, les ouvrages d'auteurs francophones n'ont une chance d'arriver
en Haïti que s'ils sortent des presses d'un éditeur de la métropole. Les
derniers romans dont on a parlé à Paris, les collections au format de
poche, les classiques, depuis les Classiques Larousse jusqu'aux volumes de la Pléiade se trouvent en librairie. Le lecteur se procurera les
romans haïtiens mi par curiosité mi par patriotisme. Pour son plaisir et
son édification, il achètera surtout des romans français ou en traduction française.
Ce qui se vend bien, en Haïti comme partout ailleurs, c'est le genre
d'ouvrages qui fait la spécialité des kiosques et des librairies de gare.
La fabrication de ces livres bon marché [59] n'est rentable qu'à condition de prévoir des tirages très élevés et de disposer de circuits de distribution qui en assurent l'écoulement. Ce n'est que chez les éditeurs
français spécialisés que les romanciers haïtiens pourraient en publier.
Mais le fait est qu'il n'existe pas de romans policiers écrits par des
Haïtiens, par exemple ; pas de romans d'espionnage non plus ; je ne
connais qu'un seul roman d'anticipation, Le Huitième jour, de René
Philoctète, publié à Port-au-Prince en 1973 ; très peu de romans pour
les enfants, qui liront Thierry-la-Fronde ou Les Malheurs de Sophie,
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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tout comme leurs congénères de l'hexagone (il est scandaleux que
l'admirable conte de Maurice Casséus, Mambo, ou la revanche des
collines [Port-au-Prince, 1954] soit depuis longtemps épuisé) ; pratiquement aucun de ces romans sentimentaux à l'eau de rose qui
s'adressent au public féminin ou - comme on disait jadis - aux cuisinières ; ni (à part Francesca de Delorme) de ces vulgarisations historiques du genre roman de cape et d'épée qui inondent le marché du
livre.
On peut se demander pourquoi les romanciers haïtiens ne s'essayent pas à cette littérature industrielle, ne serait-ce que dans l'espoir
d'alimenter leur compte en banque. Peut-être, en partie, parce que la
littérature de masse est un phénomène relativement récent, et que les
hommes de lettres n'ont tout simplement pas encore réalisé son potentiel et son importance ? L'explication n'est guère convaincante.
On peut commencer par remarquer que la plupart des romans écrits
par des Haïtiens se caractérisent par une intrigue très simple et systématiquement réaliste. D'une manière générale, tout s'articule autour de
la biographie ou de l'aventure d'un héros, parfois d'un couple, qui se
heurte à un problème précis : trouver l'argent qui permette de vivre,
épouser celui ou celle qu'on aime, réussir dans sa carrière, choisir entre le service du Christ et celui des loas (membres du panthéon vodou
à qui les fidèles sacrifient des aliments, des boissons, etc.). Et le destin
du héros est prétexte à l'analyse minutieuse de la société. Parmi les
rares romans qui s'écartent [60] de ce paradigme, notons pour mémoire Les Arbres musiciens de J.-S. Alexis (1957) et Les Chiens de F.-J.
Roy (1961). L'imagination débridée et la complication de l'intrigue ne
sont pas nécessairement des qualités. Mais elles caractérisent l'une le
roman d'aventures (policières ou d'espionnage), l'autre la sciencefiction, la littérature pour enfant et le roman sentimental. Tout se passe comme si ces genres mineurs ne convenaient pas à la sensibilité des
romanciers haïtiens.
Cette sensibilité n'est bien entendu ni une donnée absolue ni une
coïncidence statistique. Elle me paraît au contraire dépendre d'un
choix délibéré. Depuis l'origine, les romanciers haïtiens n'ont pas voulu voir leurs œuvres servir uniquement à délasser le lecteur. Leur ambition est plus haute : ils veulent l'éduquer, le mettre en face de la réalité haïtienne, en dénoncer les tares, en exalter les qualités :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
61
L'écrivain a un rôle social ; appartenant à un groupement défini dont il subit le style de vie, il travaillera à le transformer. Il
n'est plus un dilettante. Il a sa place dans les batailles journalières de la vie et il cesse d'être exclusivement un artiste : sa mission est sociale.
(J. Blanchet, Le Destin de la jeune littérature, 1939, 14.)
C'est une noble conception du métier d'écrivain, et c'est une
conception que partagent les lecteurs. Ils lisent les romans de la Série
noire, certes, et ceux de Sergeanne Golon ; mais produire cette littérature d'évasion est à leurs yeux un luxe que l'on ne peut se permettre
que dans les pays riches. Que leurs compatriotes s'y consacrent leur
paraîtrait une démission, un gaspillage des ressources intellectuelles
du pays. Il a pu arriver en Haïti que l'on prêche, timidement, la suprématie de la forme poétique sur le fond. Jamais un écrivain, jamais un
critique n'a défendu la cause de l'art pour l'art en ce qui concerne le
roman. Personne n'a jamais conseillé au romancier de cultiver la virtuosité technique aux dépens de l'efficacité sociale :
... l'ambition esthétique ne motive pas initialement l'œuvre
[61] haïtienne. Peut-être même est-elle négligeable. La mission
conférée au langage littéraire en Haïti est d'exprimer une foi,
une conviction, d'atteindre les consciences,
écrit Ghislain Gouraige dans La Diaspora d’Haïti et l’Afrique (1974,
169) ; et, plus loin, « tout écrivain haïtien milite » (172). Le poète Carl
Brouard l'avait déjà proclamé dans « L'Art au service du peuple » (Les
Griots, octobre 1938) :
Pas un de nous ne fait de l'art pour l'art. On pourrait même
dire que nous faisons de la prédication.
En somme, le lecteur haïtien d'un roman haïtien s'intéresse plus au
contenu qu'à la forme. Je ne veux pas dire qu'il est indifférent à la correction, à l'élégance, à l'originalité du style, bien au contraire. Je veux
dire qu'il juge avant tout l'engagement du romancier, et qu'il préfère
une analyse percutante - même présentée quelque peu maladroitement
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
62
- à l'éloquence, ou à la subtilité formelle au service de l'esthétique pure. Cela explique d'ailleurs que la plupart des romanciers haïtiens insèrent volontiers dans le corps même du texte des réflexions (et même
de longs développements) sur les défauts et les qualités du peuple haïtien, ou d'une classe sociale donnée, sur les insuffisances de l'éducation haïtienne, sur les privilèges abusifs dont jouissent les étrangers,
sur la nécessité de l'alphabétisation, sur les réformes fiscales, sur tel
ou tel sujet d'intérêt collectif qui leur tient particulièrement à cœur.
Certains le font par le truchement d'un personnage porte-parole doué
d'une lucidité parfaite, d'une sagesse exemplaire. D'autres n'hésitent
pas à interrompre la fiction pour intervenir directement dans le texte.
Pour le lecteur occidental, habitué à ce que l'auteur moderne recherche
l'objectivité avant tout et gomme sa présence, autant que faire se peut,
le roman haïtien peut sembler maladroit ou du moins légèrement démodé. Il n'y a aucun doute que la plupart des romans haïtiens se réclament de l'engagement passionné d'un Balzac plutôt que de l'impassibilité d'un Flaubert. À tel point que, pour le spécialiste, l'œuvre des
frères Marcelin, [62] avec son ironie froide et son imperturbable réalisme, a comme un relent d'inauthenticité : tout se passe, dans Canapévert ou Le Crayon de Dieu, comme si un étranger admirablement au
fait des choses d'Haïti et connaissant la mentalité des habitants dans
ses moindres subtilités avait brossé le tableau d'une réalité qui n'est
malgré tout pas la sienne. Le célèbre critique américain Edmund Wilson, qui lisait le français sans difficulté, admirait l'œuvre des frères
Marcelin, dont il a préfacé la traduction anglaise. Il trouvait par contre
que Gouverneurs de la rosée n'était « qu'une fantaisie marxiste » à
laquelle il préférait La Montagne ensorcelée qui préfigure en effet la
manière des frères Marcelin *.
Chacun juge comme il l'entend et selon les critères qu'il a choisis.
Mais je pense qu'Edmund Wilson n'a pas fait la part d'une tradition
nationale qu'il ne connaissait pas. Il a lu les Marcelin et Jacques Roumain comme s'ils étaient des romanciers français ou anglais ; si Canapé-vert lui a semblé avoir assimilé les leçons de Proust et d'Henry James, de Céline et de Joyce, Gouverneurs lui a probablement rappelé
*
E. Wilson, Red Black Bond and Olive, 1956, 116 et passim. Wilson a préface
The Pencil of God (1951) et Ali Men are Mad (1970).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
63
les romans champêtres de George Sand. Un lecteur haïtien ne s'y serait pas trompé, lui.
Le romancier haïtien et son public ont hérité d'une double tradition
littéraire. La première, occidentale, est née en France. La deuxième,
nationale, s'élabore en Haïti depuis l'Indépendance.
Dans les écoles d'Haïti, tout l'enseignement est dispensé en français... et tant pis pour ceux des écoliers créolophones qui ne le comprennent qu'à peine. L'initiation à la lecture se fait généralement à travers des manuels venus de France. Les programmes de littérature
s'inspirent de ceux des académies métropolitaines. Bon nombre d'élèves étudient le latin ; les meilleurs font du grec ; le baccalauréat haïtien est reconnu en France. L'Haïtien éduqué aura peut-être lu Virgile
et Cicéron ; [63] il connaîtra sûrement Villon et Montaigne, Corneille,
Racine et Molière, les Philosophes et Balzac, « Tristesse » de Musset
et « Correspondances » de Baudelaire. Cette culture littéraire, il en
sera fier, et pensera, comme la plupart des Français, qu'aucune autre
ne lui est comparable. L'Haïtien, jusqu'à ces derniers temps, n'hésitait
pas à considérer comme sien le corpus littéraire qui va du Serment de
Strasbourg au dernier Femina. On a beaucoup reproché au poète Etzer
Vilaire d'avoir écrit, en 1906 :
[le grand rêve] de ma vie c'est l'avènement d'une élite haïtienne dans l'histoire littéraire de la France, la production d'œuvres fortes qui puissent s'imposer à l'attention de notre métropole intellectuelle.
(Cité par R. Berrou et P. Pompilus, Histoire de la littérature
haïtienne illustrée par les textes, Tome II, 1975, 86.)
Cette profession de foi a sans doute de quoi choquer ses compatriotes. Le fait reste cependant que l'attitude de l'intellectuel haïtien
envers la France a toujours été ambiguë, tout particulièrement en matière de littérature. Pour des raisons complexes, que nous examinerons
en temps voulu, nombreux sont ceux qui mettent en question l'enseignement dispensé en Haïti, y compris l'enseignement de la littérature
française. Peut-être ne sera-t-il plus proposé aux générations futures.
Mais ce n'est là que pure conjecture et ne relève pas de notre propos.
Le fait reste que les Haïtiens d'aujourd'hui, tout comme ceux d'hier,
sont imprégnés de culture littéraire française. Et rares seraient les ro-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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manciers haïtiens à ne pas avouer qu'être lus en France, reconnus en
France, récompensés en France est leur secrète ambition.
Ce qui se comprend : publier un roman en Haïti, c'est s'assurer la
célébrité, mais une célébrité strictement locale. Pour toucher un public
plus important, le romancier devra s'adresser à un éditeur parisien. Les
écrivains dont le renom a franchi les frontières du pays et, à plus forte
raison, du domaine francophone, ont tous été publiés en France : Jacques [64] Roumain, Jacques-Stéphen Alexis, les frères Marcelin *...
Mais cela pose la question fondamentale : pour qui le romancier écritil ? Pour ses compatriotes exclusivement ? Pour le comité de lecture
de Gallimard et le critique du Figaro, qui jugeront en fonction du goût
des lecteurs métropolitains ? Ce n'est pas la même chose, et de la décision prise dépendront, comme nous le verrons, bien des aspects, thématiques, structurels et linguistiques, de l'œuvre. Ce problème et les
solutions qui lui ont été trouvées par les écrivains suffiraient à rendre
passionnante l'étude du roman haïtien.
Outre la tradition française, le romancier haïtien et son public héritent d'une tradition nationale. Depuis l'Indépendance, les lettres haïtiennes ont été illustrées par des poètes et des essayistes d'abord, par
des romanciers et des dramaturges ensuite. Chaque plaquette, chaque
volume apportait au public l'orgueil de voir le pays contribuer à la littérature de langue française. La poésie imita longtemps les modèles
venus de la métropole. Elle ne se permit une note vraiment originale
que lorsque les vénérables règles de la syntaxe et de la rhétorique
françaises tombèrent en désuétude. Mais, même s'ils l'avaient voulu,
les romanciers ne pouvaient à la fois prendre leur pays pour thème et
le traiter comme s'ils étaient Français. L'originalité s'imposait à eux, et
leur était imposée par les lecteurs. On en vint très vite à juger un roman selon son degré d'« haïtianité ». Mais qu'est-ce que
1'« haïtianité ». La couleur locale ? L'emploi d'expressions créoles ?
Une forme originale de sensibilité ? Le problème n'a jusqu'ici pas été
*
Il est vrai que la première édition de Gouverneurs est celle de Port-au-Prince
de 1944. Mais ce n'est qu'une fois re-publié et diffusé par les Éditeurs Français
Réunis, la même année, que le roman a connu la célébrité. Il est vrai également que des difficultés d'ordre matériel ont forcé les Marcelin à publier Canapé-vert (1944) et La Bête de Musseau (1946) à New York... mais aux éditions de la Maison Française. Le Crayon de Dieu a paru à La Table Ronde en
1952. Quant à J.-S. Alexis, il a toujours fait partie de l'écurie Gallimard.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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résolu. On a d'abord cru que l'haïtianité se réalisait dans les descriptions de coutumes et de paysages nationaux. Mais il est rapidement
apparu que c'était là une condition à la rigueur nécessaire, [65] mais
nullement suffisante. Il est en fait bien plus aisé d'expliquer ce que
n'est pas l'haïtianité littéraire que ce en quoi elle consiste. Ainsi Edner
Brutus, dans un article sur « Jacques Roumain » (La Relève, 1 octobre
1933, 7-8) essaye de donner la recette de « l’indigénéité » de la littérature haïtienne :
Ce n'est pas dans la peinture de nos scènes pittoresques que
résident les traits caractéristiques de notre littérature. Avec du
talent, ou de l'habileté, le premier venu donnera de la meilleure
couleur locale, l'on n'a qu'à se rappeler les noms de Paul Reboux, de Morand [...]. Son indigénéité proviendra, non seulement d'une élection d'images prises de notre terroir, de sa flore,
de sa mythologie, de sa faune, mais d'une sentiment plus intime
de notre tradition, d'une concentration de notre pensée et d'une
affirmation de nos valeurs originales.
« Concentration de notre pensée », « affirmation de nos valeurs
originales » semblent orienter vers des valeurs sociales, vers une sorte
de civisme littéraire. Et le fait est que les querelles ont porté beaucoup
plus sur la valeur idéologique de l'haïtianité que sur les considérations
formelles et esthétiques. D'où, comme il fallait s'y attendre, de nombreux malentendus. Un exemple : rendant compte de ThémistocleÉpaminondas Labasterre, de Frédéric Marcelin, pour La Ronde du 15
octobre 1901, le poète Georges Sylvain déclare :
M. Marcelin a pour ses compatriotes le monocle aisément
cruel. […] Pour avoir l'intelligence complète d'une portion
quelconque de l'humanité, il faut un peu de sympathie humaine.
L'âme haïtienne est absente de ce livre [...] et il ne saurait en
être autrement, puisque l'auteur ne croit pas à l'âme haïtienne.
L'auteur, se défendant contre ce genre d'attaques, écrit, dans Autour de deux romans (1903) :
... ne puis-je sans orgueil, sans vanité, prétendre que j'ai fait
là de la littérature nationale, de la pas trop mauvaise, puisqu'elle
signale un si cruel danger social ? (24.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
66
Avec le recul du temps, nous comprenons que la querelle portait en
fait sur une question de tactique. Tant Sylvain que Marcelin se réclamaient de l'« haïtianité ». Pour le premier, [66] elle consistait à donner
un tableau flatteur de la réalité nationale, méconnue et méprisée à
l'étranger. Pour le second, elle consistait à dénoncer certains aspects
de cette réalité, dans l'espoir de la réformer. Bref, l'« haïtianité » n'est
pas une notion formelle, mais une attitude idéologique, et tous les
écrivains haïtiens tomberaient d'accord pour affirmer que le patriotisme doit inspirer l'homme de lettres.
Une composante essentielle de ce patriotisme littéraire est le devoir
de protestation contre l'image que les étrangers, historiens, essayistes,
romanciers et journalistes donnent d'Haïti. La plupart d'entre eux s'attachent à détailler les aspects négatifs du pays avec une malveillance
goguenarde, et taisent ou passent rapidement sur ce qu'il a d'attachant
ou d'admirable. Aussi bien dans le domaine français que dans les domaines anglo-saxon et hispanique, on constate que dans la grande majorité des cas Haïti et ses habitants sont systématiquement dénigrés,
dès l'Indépendance. Depuis les articles du sinistre Granier de Cassagnac recueillis en volume en 1842 sous le titre Voyage aux Antilles
françaises jusqu'aux reportages contemporains, tout se passe comme
s'il s'agissait de fomenter le sentiment de supériorité et le racisme du
lecteur occidental avide de sensations fortes. La vie publique et privée
des Haïtiens est ridiculisée. La violence de la répression politique est
complaisamment détaillée. Le Vodou est présenté (par ceux qui n'en
ont généralement pas la moindre expérience, d'ailleurs) comme un
mélange de danses lubriques et d'aberrations sanguinaires. Des titres
comme Cannibal Cousins (Nos cousins les cannibales) de John Huston Craige, ou Le Général Cocoyo, mœurs haïtiennes, d'Edgar La Selve, ou encore La Volupté et la haine, de Robert Gaillard indiquent assez l'image de leur pays que les Haïtiens s'affligent et s'indignent de
voir prise à l'étranger pour argent comptant.
Il est normal que les essayistes haïtiens se soient toujours évertués
à dénoncer l'ignorance de tel journaliste, la partialité de tel chercheur,
à démontrer que le racisme latent ou [67] virulent imprègne l'image
que les Occidentaux se font d'Haïti. Aux crimes de tel ou tel régime
politique ils ont opposé la Saint Barthélémy ou les noyades de Nantes.
Ils ont fait remarquer, preuves à l'appui, que la superstition a toujours
existé en Europe aussi, et qu'aucun peuple n'est irréprochable sur le
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
67
chapitre du dérèglement des mœurs. Mais ce n'est pas leur stratégie
qui est notre propos. Ce qui nous intéresse, c'est de montrer que les
romanciers ont toujours été amèrement conscients de la mauvaise
image de marque que l'on avait faite, que l'on continuait à faire à leur
pays. Ne pouvant échapper au regard de l'étranger, ils l'ont affronté et
ridiculisé. Comme l'écrivait Frédéric Marcelin, dans Choses haïtiennes (1896) :
Aventuriers, gratte-sous, chevaliers partis pour la fortune et
revenant bredouille ont débité pas mal d'insanités sur notre Haïti. Les titres de leurs enseignes : Au pays des généraux ! Au
pays des Nègres * ! disaient, bien avant l'entrée de la baraque,
leur prétention à l'inédit, à l'invraisemblable, au grotesque (1).
Antoine Innocent constate que « l'étranger […] n'a jamais manqué
de nous jeter la pierre » (Mimola, 1935, 158 ; l ère éd., 1906). Dans
Cruelle destinée (1929), de V. Valcin, le jeune Armand Rougeot rencontre une compatriote à Paris et s'exclame :
« Oh ! trouver quelqu'un […] qui sait que l'on ment quand
on dit que les Haïtiens sont des anthropophages et que les plus
éclairés dansent le vaudou ... (59)
Dans L’Héritage sacré (1945), Jean-Baptiste Cinéas fait dire au
professeur américain Phillips Benfield :
Des conteurs à l'imagination trop riche, des mercantis de la
plume, prennent plaisir à inventer les histoires les plus étranges,
les plus fantastiques, les plus invraisemblables, sur le compte
du peuple haïtien (72).
[68]
Mais, en défendant leur pays, les romanciers haïtiens ont toujours
couru le risque de trahir leur vocation profonde : critiquer sans complaisance les travers de leur société. La tentation est forte d'opposer à
une image péjorative une vision lénifiante qui, elle, détaillerait ce qu'il
*
Au pays des généraux est le titre d'un livre sur Haïti publié par C. Texier en
1891. Etzer Vilaire répliqua par une brochure, Quelques mots à M. Texier, Jérémie 1891. Le Pays des nègres est d'Edard La Selve et date de 1881.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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y a en Haïti d'attachant et d'admirable tout en taisant les aspects négatifs, ou les minimisant. Cette tentation, il est tout à leur honneur d'y
avoir toujours résisté, sans hésitation. Nous verrons par la suite avec
quelle intransigeante sévérité les romanciers haïtiens ont dénoncé les
travers de leurs compatriotes. Dans Jacques Bonhomme d’Haïti, Armand Thoby déclarait dès 1901 :
Mon patriotisme s'émeut des brocards de l'étranger. Mais
cacher nos plaies n'est pas le moyen de les guérir. Il y a quelque
chose de plus dur que les plaisanteries de M. Gustave d'Alaux *,
c'est de les mériter (56).
Et Fernand Hibbert, six ans plus tard dans Les Thazar :
Il est peut-être temps que nous songions à donner par
l'exemple un éclatant démenti à cette conclusion sociologique
que des races d'esclaves engendrent des âmes esclaves, cruelles
pour les faibles, dociles aux forts » (25).
La malveillance de l'étranger est en fait utilisée par le romancier
haïtien : il montre à son lecteur ce miroir déformant pour l'exhorter à
faire en sorte que l'image grotesque qu'il y voit ne finisse pas par devenir une image réelle.
Le problème de savoir en quoi consiste l'« haïtianité » est d'autant
plus difficile à résoudre qu'il ne s'agit pas d'un idéal absolu, donné au
départ et qu'on s'efforce de réaliser une fois pour toutes. C'est, bien au
contraire, une notion organique, qui se développe dans le temps, reflétant l'idée que les générations haïtiennes successives se font de la personnalité nationale. Il serait absurde de taxer d'inauthenticité tel ou tel
romancier sans se replacer au préalable dans le contexte de son époque. Tâche d'autant plus difficile que son témoignage [69] a précisément toutes les chances d'illustrer une vision d'Haïti dépassée, et aliénante pour le lecteur haïtien qui ne la partage plus. Aussi l'Haïtien se
trouve-t-il écartelé entre la revendication des œuvres de ses prédécesseurs et l'obligation de les dépasser en les répudiant. L'observateur
étranger risque de ne pas comprendre cette dimension du problème.
Les Québécois et les Africains y seront sensibles, mais, à part quel*
G. d'Alaux est l'auteur de L’Empereur Soulouque et son empire, Paris, 1856.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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ques illuminés d'extrême-droite, imagine-t-on des Français obsédés
par la recherche de la « francité » ? En matière de littérature, le problème est réglé dans l'hexagone depuis les chansons de geste et le roman courtois.
L'attitude de l'Haïtien envers son héritage littéraire national est
ambiguë. D'une part, fierté légitime d'avoir produit tant d'hommes de
lettres remarquables. De l'autre, quasi-impossibilité de les juger avec
sérénité, tendance à les exalter ou à les honnir selon qu'ils semblent au
lecteur avoir renforcé ou subverti sa vision de ce qu'Haïti est et doit
être.
Encore si l'on discutait en connaissance de cause ! Mais le triste
fait est qu'à part de rares spécialistes, les Haïtiens ont de leur propre
littérature une connaissance très imparfaite. Dès 1904, Marceau Lecorps, dans Les Variétés du 20 octobre, exhortait :
Chefs de l'université haïtienne, introduisez donc dans le programme de nos lycées et collèges l'explication de certains livres
haïtiens capables de former discrètement et sûrement l'âme de
la patrie chez nos enfants.
Jusqu'à tout récemment, la littérature haïtienne n'était pas enseignée, ou à peine. Ce n'est que depuis une dizaine d'années qu'elle est
inscrite au programme du baccalauréat... et encore : l'Éducation Nationale tire chaque année au sort pour déterminer si l'examen portera
sur la littérature française ou sur la littérature nationale. À cet état de
choses, deux explications : primo, l'éducation a longtemps été dirigée
par des missionnaires qui ont consciencieusement appliqué la politique assimilationiste que l'on exigeait d'eux. Faute de pouvoir transformer Haïti en « un petit coin noir de [70] France » (comme disait
Michelet), ils se sont employés à façonner l'élite haïtienne sur le modèle de la société française. À cet effet, enseigner la littérature haïtienne aurait été inutile et même contre-indiqué *. Quant aux écoles et
aux lycées d'état, ils s'inspirent des programmes élaborés à Paris, et se
modèlent sur l'enseignement dispensé par les institutions religieuses,
*
Il est cependant vrai que ces mêmes missionnaires ont contribué à préserver
livres et documents. J'ai pu consulter les remarquables collections réunies par
les Pères du Petit séminaire Saint-Martial et par les Frères de l'institution
Saint-Louis de Gonzague. Ce sont les meilleures du pays.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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qui jouissent d'un grand prestige. Voilà qui permettait à la romancière
Annie Desroy de déplorer, dans Le Temps du 8 juillet 1938, que les
enfants haïtiens soient trop souvent confiés à des pédagogues étrangers :
Le peu de goût que nous montrons pour tout ce qui est haïtien - art, littérature, esthétique, etc. - ne nous renseigne-t-il pas
sur une pratique aussi désuète que condamnable ?
Secundo : la très grande difficulté de trouver des ouvrages tirés jadis à quelques centaines d'exemplaires rapidement épuisés, et très rarement réédités. Le lecteur individuel a déjà le plus grand mal à les
acheter d'occasion. Les mettre à la disposition des étudiants du secondaire est par conséquent impensable. On peut espérer que l'État
décidera un jour de subventionner des tirages importants de classiques
haïtiens. En attendant, les élèves se contenteront, comme ils l'ont toujours fait, de quelques extraits qui ont trouvé place dans les recueils de
« Morceaux choisis ». (Il y aurait d'ailleurs une belle étude à faire sur
l'idéologie des auteurs de manuels d'histoire de la littérature haïtienne *). Signalons toutefois l'heureuse initiative des éditions Fardin, de
Port-au-Prince, qui ont reproduit quelques romans de Marcelin, Hibbert et Lhérisson à un prix raisonnable. Tous les exemplaires en ont
été rapidement écoulés. De nombreux romans haïtiens ont par [71]
ailleurs été reproduits par les éditions Kraus Reprints, de Nedeln
(Lichtenstein), mais à des prix qui les rendent pratiquement inaccessibles.
Bref, adolescents et adultes ne pourront se procurer la plupart des
romans haïtiens qu'au prix fort chez les bouquinistes, ou en les empruntant à un ami dévoué : les très rares bibliothèques publiques
d'Haïti sont d'une grande pauvreté **. Il ressort des enquêtes de Fleischmann que, sur 115 Haïtiens interrogés, 55 n'avaient lu qu'entre 1 et
*
On pourra consulter en attendant la plaquette de Leslie Manigat, Une date
littéraire, un événement pédagogique, 1962, sur le Manuel de littérature haïtienne de F.R. Berrou et P. Pompilus.
** Voir J.W. Bertrand et D. Devesin, « Bibliothèques haïtiennes d'aujourd'hui »,
Conjonction, décembre 1975, 9-53.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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5 ouvrages Haïtiens ; 32 en avaient lu entre 5 et 10. La question portait sur tous les ouvrages, pas seulement sur les romans *. La majorité
des lecteurs ne connaissent que le titre et le nom de l'auteur de quelques rares romans.
Rendant compte de Mon petit kodak (d'André Chevallier) pour le
Nouvelliste du 9 février 1916, « Hédor » écrit malicieusement : « Mon
petit kodak sera lu avec plaisir, je pense, par ceux qui ne font point la
moue aux ouvrages haïtiens. » Qu'un certain snobisme pousse le public haïtien à méconnaître la littérature nationale, à la dénigrer systématiquement n'est pas impossible ; en tout cas, on s'en est plaint :
Jean-Baptiste Cinéas écrivait en 1970 : « L'élite (1) qui est tout, hormis d'être haïtienne, méprise tout ce qui est national » (« Y a-t-il une
littérature haïtienne ? », Le Temps, 26 juin 1940.) En 1954, Félix Morisseau-Leroy se demandait si
[...] il y a vraiment 1 000 personnes qui peuvent s'intéresser
à acheter et à lire des romans haïtiens ? Est-ce qu'il n'y a pas
encore en Haïti un certain snobisme qui fait dire à la jeune fille
qui a obtenu son brevet élémentaire et qui lit des romans importés qu'elle ne s'intéresse pas à ce qu'écrivent les Haïtiens ?
(« Table ronde : Les problèmes du romancier en Haïti », Optique, mars 1954, 42.)
Yvon Valcin lui répondra de façon catégorique huit ans plus tard :
« Le mépris de notre communauté à l'égard de
[72]
notre littérature nationale est un fait. » (« Pour une promotion de notre littérature nationale, » Rond-Point, 1, juillet 1962,
14.)
Bien entendu, tout écrivain a tendance à taxer le public de bêtise
ou d'aveuglement. Mais en l'occurrence, le même phénomène que déplorent les Cinéas et les Valcin, c'est-à-dire la préférence accordée à la
littérature française ou étrangère, a été observé dans d'autres pays
francophones. Est-il aussi étendu en Haïti que l'on veut le faire croi*
U. Fleischmann, Ideologie und Wirklichkeit, 1969, table 8a, 248.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
72
re ? Doit-on en rendre responsable la dénaturation intellectuelle opérée par les écoles ? Il serait bien difficile de répondre avec exactitude.
En écrivant (ou en lisant) un roman haïtien, l'auteur et ses compatriotes sont condamnés à une sorte de dédoublement de la personnalité. D'une part, ils appartiennent à une culture littéraire venue d'outremer, qu'ils ont acquise sur les bancs de l'école. Culture intériorisée,
certes, mais fatalement problématique. D'abord, parce qu'insuffisante :
la littérature française peut satisfaire en eux certains besoins de l'esprit
(réflexion sur les valeurs éthiques, sur les impulsions psychologiques,
sur l'aventure de l'humanité à travers le temps, etc.). Mais elle ne saurait bien entendu interpréter la réalité quotidienne d'Haïti, ni refléter
ces particularités de toutes sortes que seul un enfant du pays pourrait
percevoir et transposer par l'écriture. Problématique ensuite parce
qu'humiliante : l’Haïtien sait que la participation des siens à cette littérature est un phénomène récent, d'ailleurs loin d'être reconnu par ces
Français qui s'en considèrent les détenteurs attitrés. Le Parisien
s'étonnera qu'un Port-au-princien n'ait pas lu le dernier « nouveau roman », mais trouvera par contre parfaitement normal d'ignorer jusqu'aux noms de Marie Chauvet ou de Francis-Joachim Roy. Les Haïtiens soupçonneront les étrangers de lire leurs romans (quand ils les
lisent) d'un autre œil que les romans français et à d'autres fins. Soupçons justifiés, d'ailleurs : avec une naïveté touchante, Max Rose, qui
croyait pourtant bien faire en révélant [73] la littérature haïtienne aux
Européens, termine sa présentation par cette exhortation révélatrice :
Je ne saurais trop engager à lire ces auteurs d'outre Atlantique qui permettent d'acquérir cette connaissance d'une partie de
l'âme noire dont l'étude est si attachante. Et les connaître, ce sera applaudir ces défenseurs d'un important bastion de langue
française, entouré d'espagnol et d'anglais.
(La Littérature haïtienne, Bruxelles, 1938, p. 42.)
Satisfaire la curiosité des Blancs et servir les intérêts de leur Francophonie... on comprend que cela n'enthousiasme pas les Haïtiens.
Problématique enfin parce que génératrice de conflits : la littérature
française propose certes des modèles aux romanciers haïtiens et à leur
public. Mais ce n'est pas dans ces formes élaborées sous d'autres
cieux, au long d'un passé qu'ils ne ressentent pas comme leur, que les
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
73
Haïtiens pourront couler la plus haute expression de leur personnalité
collective. L'Haïtien sent que pour être authentique il doit s'en détacher. Or, c'est paradoxalement pour avoir si bien appris à goûter ces
modèles et à s'en faire l'émule que les rejeter serait ressenti comme
une mutilation.
Dédoublement de la personnalité, avons-nous dit, puisque les Haïtiens appartiennent également à une culture littéraire qui leur est propre, mais qui est tout aussi problématique que l'autre. Car l'on peut
admettre qu'un individu s'assimile parfaitement et au même degré à
deux cultures, mais que tout un peuple le fasse est inconcevable. Dans
la mentalité collective, une différenciation qualitative s'établit inévitablement. Inconsciemment peut-être, l'Haïtien estime la civilisation
occidentale (qui est en grande partie la sienne) supérieure à la civilisation haïtienne. Ce jugement de valeur ne peut manquer de s'appliquer
à la littérature, reflet de la culture qui l'a produite. À de rares exceptions près, l'Haïtien ne considère pas sa littérature nationale comme
l'égale de sa littérature assimilée. Un romancier haïtien peut intéresser
passionnément ses compatriotes, les remuer jusqu'au plus profond de
leur être ; on ne pourra pas s'empêcher de le juger selon les [74] critères français, de le considérer inférieur à Stendhal ou à Zola, à Proust
ou à Bernanos. Tout comme une mélodie de Lamothe ou d'Occide
Jeanty a beau ravir le mélomane haïtien, il ne mettra pas ces compositeurs au même rang que Chopin ou Boulez... même si ces derniers
l'endorment.
L'Haïtien d'aujourd'hui qui lit Marcelin ou Hibbert sait bien qu'ils
le touchent comme ils ne pourront jamais toucher un lecteur nonhaïtien. Mais La Vengeance de Mama ou Séna utilisent des techniques
trop proches de celles de leurs contemporains français pour qu'on ne
les soupçonne pas d'imitation servile. Et même lorsque l'originalité est
évidente, comme dans La Famille des Pitite-Caille de Lhérisson ou
Parias de Magloire-Sainte-Aude (tous deux incompréhensibles pour
le commun des lecteurs français), l'Haïtien n'arrive pas à se persuader
de leur excellence ; il tend - lui aussi - à les considérer comme des
curiosités. Comment en irait-il autrement ? Tout lecteur juge en fonction du conditionnement qu'il a subi ; ni l'école, ni la famille, ni la
presse, ni la critique, ni la radio n'ont préparé le lecteur haïtien à respecter les romans de son pays. On lui a appris par contre à considérer
la littérature française avec le respect que l'on accorde aux Écritures.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
74
L'écolier haïtien apprend des tirades de Polyeucte ou d’Athalie, les
Fables de La Fontaine et « Le Lac » de Lamartine, qu'on lui donne
pour exemples éternels de profondeur et d'élégance. Et que les programmes scolaires s'arrêtent au lyrisme romantique est bien dans la
logique du système. Balzac, Stendhal, Zola, Proust, Sartre et Camus
peuvent prêter à discussion, risquent de mettre en question le monde
et l'idéologie du lecteur. Leurs œuvres sont imparfaites, n'ayant pas
été sacralisées par le temps et figées par le prétendu universalisme
classique. Et l'habitude d'accepter sans discussion les auteurs au programme s'étend à leurs descendants que l'on lit chez soi. Tout se passe
comme si l'on avait postulé une fois pour toutes qu'en matière de roman « il n'est bon bec que de Paris ». C'est au roman haïtien qu'est
réserve le regard critique, comme si des plumes haïtiennes [75] ne
pouvaient sortir que des ouvrages de deuxième ordre... ou pire. Certains meilleurs que d'autres, bien entendu, mais toujours de deuxième
ordre ; la preuve : ils n'ont aucun retentissement hors des frontières du
pays. Et ceux dont a parlé la presse parisienne ? C'est sans doute par
curiosité, et avec condescendance... et d'ailleurs, si elle en dit du bien,
c'est que le romancier a su se conformer soigneusement au goût français : qu'a-t-il d'haïtien, à part un certificat de naissance ? Bref, on ne
se fie qu'au jugement des étrangers, mais on se méfie lorsqu'il est favorable. Il est difficile d'écrire des romans quand on est de Port-auPrince ou du Cap.
Le lecteur haïtien vit dans l'inconfort et le tiraillement. Devant tout
texte (haïtien ou français), il réagira simultanément en héritier d'une
culture française à laquelle il a conscience de ne pas appartenir entièrement, et en héritier d'une culture haïtienne qu'il est incertain de pouvoir définir. Il est difficile d'écrire des romans, quand on est de Portau-Prince ou du Cap ; il est à peine plus facile d'en lire.
On pourrait remarquer aussi que, si le lecteur français lit Diderot
ou Christiane Rochefort en toute sérénité, il ressentira, à la lecture
d'un roman haïtien, une certaine appréhension, une nuance d'incertitude. Car il se demandera inévitablement si ce qu'il perçoit comme inusité, comme étranger, comme haïtien en un mot n'est pas à l'origine du
jugement qu'il porte sur l'œuvre entière. Enthousiaste, ne se serait-il
pas laissé séduire par un exotisme qui n'existe qu'à ses yeux ? Ennuyé,
aurait-il manqué de l'imagination nécessaire à apprécier ce qui lui
semble énigmatique ?
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
75
Le romancier haïtien sait bien qu'il risque de subir auprès du lecteur étranger un échec fondé sur l'incompréhension, ou de remporter
un succès de mauvais aloi. Il est à cet égard instructif de consulter
dans la presse française les comptes rendus des romans haïtiens publiés en métropole. Ils mériteraient une étude systématique. Un rapide
sondage suffit à montrer que si la presse s'est dans l'ensemble montrée
élogieuse, parfois dithyrambique, les critiques n'ont guère [76] compris les romans qui leur avaient été confiés *. Ainsi, à propos de Gouverneurs de la rosée, F. Sigel écrit dans Contact (janvier 1949) :
C'est [...] dans une langue poétique, riche d'images colorées
ou naïves et toujours savoureuses, l'évocation de coutumes touchantes et pittoresques des habitants de ce pays.
H. Gal, dans la Revue des conférences françaises en Orient (janvier 1948), est un des rares à ne pas avoir aimé le roman :
L'originalité de ce roman consiste à se dérouler à [sic] Haïti.
Les héros sont de très pauvres nègres, ce qui renouvelle le décor. Leur mentalité reste très simple, leur parler est enfantin et
pittoresque, l'exotisme facile.
Ce genre de remarques se passe de commentaire. A.L., dans
L’Encyclopédie de la France et Outre-mer (mai 1950), traite le roman
d'« admirable livre » et de « splendide évangile ». On frémit cependant à imaginer la réaction de Roumain s'il avait pu lire la suite de
l'article :
Nous voici donc, Dieu merci, loin - et tellement au-dessus de ces romans, histoires voire poèmes où les écrivains autochtones de nos Antilles, bouillants et grondants de revendications,
envenimant la lutte des classes par l'antagonisme menaçant des
races, se font spectaculairement les hérauts politiques, non de la
Paix, mais de la Guerre, poursuivant une œuvre non de construction sous l'inspiration de l'Amour comme le héros de Gou*
Je remercie les Éditeurs Français Réunis d'avoir bien voulu me communiquer
le dossier de presse des romans de Roumain, les éditions Robert Laffont celui
des Chiens, de F.-J. Roy, et les éditions Gallimard celui d'Amour Colère et
Folie et ceux de J.-S. Alexis.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
76
verneurs de la rosée, mais de sauvage destruction par le mot, la
phrase, l'attitude, une éloquence démagogique qui, outre-mer
aussi, devraient avoir fait leur temps.
Pas un critique français ne s'est rendu compte que Les Chiens de
Francis-Joachim Roy se rapporte à un épisode précis de l'histoire
contemporaine d'Haïti. Au mieux, M.M., dans le Figaro littéraire du
15 avril 1961, s'en est peut-être douté :
[77]
Le lecteur risque de rester un peu désemparé devant ce roman, émaillé de charmantes locutions créoles, s'il n'a pas gardé
en mémoire le passé agité d'Haïti.
Quant à Lia Lacombe, dans Les Lettres françaises du 13 avril
1961, elle semble trouver scandaleux qu'un écrivain haïtien ne rende
pas son œuvre parfaitement limpide pour les critiques de la métropole :
On regrette bien de ne pas comprendre, car il semble qu'en
Haïti il y ait un subtil distinguo entre les différentes couleurs de
peaux, entre les différentes sortes de sangs mêlés : Il y a les mulâtres, les nègres, les mulâtres blancs, les nègres rouges. Et je ne
saurai jamais ce que ça signifie ?
Et Jean Fourcade, dans L’École et la nation de septembre 1961,
pense, comme certains Haïtiens, qu'un romancier de là-bas se doit
avant tout de donner du pays une bonne image de marque :
Il est impensable que le peuple haïtien dans son ensemble
soit du gabarit des personnages de ce roman. F.-J. Roy ne nous
apprend rien de positif sur Haïti, dont les ouvrages officiels ne
nous disent pourtant pas grand-chose.
A. Fabre, dans Les Lilas de juin 1969, n'a évidemment rien compris à Amour Colère et Folie de Marie Chauvet. Selon lui, la romancière montre comment, en Haïti, « l’aristocratie blanche cède peu à
peu la place à la bourgeoisie mulâtre ». Et Magda Martini, dans les
Nouvelles littéraires du 12 décembre 1968 croit que le thème principal
du roman est « la haine de l'occupant venu exploiter l'île... [la roman-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
77
cière] lance une rude accusation contre les civilisés occidentaux ».
Parce que, semblerait-il, les non-occidentaux ne sauraient être civilisés ?
Comment s'étonner de la frustration du romancier haïtien ? Il ne
trouve, ni d'un côté ni de l'autre de l'Atlantique, de public qui le lise
sans complexes et le juge en tant que romancier et non pas comme
compatriote ou benjamin francophone. Où, comme l'affirme encore
plus catégoriquement [78] Ulrich Fleischmann : « Il n'est ni reconnu à
l'extérieur ni écouté par ses compatriotes » (Écrivain et société en
Haïti, 1976, 6).
La critique française demande en somme au romancier haïtien de
tenir une gageure impossible : produire une œuvre originale par le
fond comme par la forme qui représente un monde exotique dans une
langue différente de celle de la métropole. Elle exige en même temps
que cette œuvre soit immédiatement accessible aux Français, qu'elle
les familiarise avec ce monde dans une langue dont ils soient sûrs de
capter les subtilités.
Public haïtien trop peu nombreux, public français qui en exige
trop.... encore une raison pour laquelle tant de romanciers renoncent
après leur coup d'essai. Comme ces deux amis évoqués par Félix
Courtois dans ses Scènes de la vie port-au-princienne (1975), qui ont
peu à peu renoncé aux ambitions de leur jeunesse :
Georges n'a publié qu'un seul recueil de poèmes, Paul qu'un
seul roman. Toujours la question d'ambiance. [...] Ils ressentent
le regret de n'avoir pas produit une œuvre véritable (248).
Rares sont les romanciers haïtiens qui ont publié plus de deux romans. Aucun n'a été au-delà de six. Le tableau ci-dessous, qui concerne les quatre-vingt-treize romanciers haïtiens (des origines à 1980)
dont j'ai trouvé trace, est éloquent :
55
23
9
4
1
romanciers ont publié un seul roman ;
romanciers ont publié deux romans ;
romanciers ont publié trois romans ;
romanciers ont publié quatre romans ;
romancier a publié cinq romans ;
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
1
78
romancier a publié six romans.
Quelques-uns de ces écrivains se sont imposés dès leur premier et
souvent leur seul roman (je pense à F.-J. Roy, mort, hélas, après avoir
publié Les Chiens en 1961). D'autres ne produisent qu'une ou deux
œuvres sans grand intérêt. [79] La réalité qu’ils décrivent est plus livresque qu'observée sur le vif ; leur style semble pasticher celui
d'écrivaillons français tombés dans un oubli mérité. Le chercheur ne
négligera pas ces romans qui lui serviront de contre-épreuve : ils partagent avec les meilleurs œuvres de leurs compatriotes le fait de
n'avoir pu être composés que par des Haïtiens. L'« haïtianité » littéraire, n'étant pas en soi une qualité mais une caractéristique, peut se manifester dans les romans les moins bons tout autant que dans les meilleurs.
Il reste une troisième catégorie de romans qui me semble proportionnellement plus importante en Haïti qu'ailleurs : ceux ou, malgré
des maladresses de débutants, percent une vision originale, des effets
de style intéressants ou un humour personnel. C'est le cas de Fille
d’Haïti (1954), le premier roman de Marie Chauvet. Nul ne saurait
prétendre qu'il s'agit d'un chef-d’œuvre. Mais, comme son titre l'indique, la romancière a essayé d'analyser la femme haïtienne à travers le
personnage éponyme, Lotus, fille de demi-mondaine. Ce n'est qu'une
ébauche, certes, mais Lotus est plus mystérieuse, plus complexe, plus
tourmentée que les héroïnes de romans haïtiens qui l'ont précédée. Si
Marie Chauvet s'était arrêtée d'écrire après Fille d’Haïti, on ne parlerait sans doute plus d'elle aujourd'hui. La Danse sur le volcan (1957)
me semble moins intéressant que Fille d’Haïti : la romancière y décrit
un monde disparu, celui de St-Domingue à la veille de la Révolution.
La Mulâtresse Minette, artiste dramatique, en est l'héroïne. Elle me
paraît quelque peu artificielle et illusoire, comme le décor où elle évolue. La Danse sur le volcan rappelle les romans historiques français
qui prennent la vie domingoise pour thème : Les Vaudoux (1876), de
Gustave Aimard, par exemple, ou, plus récemment La Volupté et la
haine (1971) de Robert Gaillard. Il ne satisfera que les amateurs de
littérature d'évasion. Avoir composé ce long roman n'a cependant pas
été inutile à Marie Chauvet : son vocabulaire s'est enrichi, elle a appris
à adapter son style aux nécessités de l'action, la trame n’est plus strictement linéaire, des [80] intrigues secondaires sont orchestrées dans
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
79
l'intrigue principale. Un exercice d'écriture, en somme, et un exercice
fructueux, comme le prouve le roman suivant, Fonds des Nègres
(1961). De la ville on passe à la campagne, de la Mulâtresse à la Noire. Avec le personnage de Marie-Ange, la peinture de l'âme féminine
se fait plus précise, plus fouillée. Il est désormais évident que Marie
Chauvet excelle à analyser non pas un éternel féminin de convention,
mais la femme haïtienne telle que sa société la forme... et la déforme.
Fonds des Nègres (qui reçut le Prix France-Antilles) annonce le dernier roman, celui où le talent de la romancière s'est pleinement réalisé : Amour, Colère et Folie (1968). Le thème de la femme frustrée,
reflétant le thème de la terreur politique et se reflétant en lui, y atteint
une intensité bouleversante. Les héroïnes de Marie Chauvet partagent
une sensualité refoulée et une dimension symbolique : leur destin illustre la façon dont les tares du milieu façonnent et oppriment la
femme. Lotus, la bourgeoise déclassée, est rejetée par la société portau-princienne ; Marie-Ange retombe dans la superstition qui emprisonne l'habitant des mornes ; et en Claire Clamont c'est Haïti tout entière qui se débat dans cette tragédie sanglante qu'est son histoire.
Quant à la maîtrise de l'écriture, lire Folie, le troisième volet du triptyque, c'est constater que l'Haitienne Marie Chauvet compte désormais parmi les meilleurs écrivains de langue française de ces dernières
années.
Comme celles de Marie Chauvet, les juvenalia de Jacques Roumain sont intéressantes. Pas plus que Fille d’Haïti ou La Danse sur le
volcan, ni Les Fantoches (1931) ni La Montagne ensorcelée (1931) ne
s'élèvent, il est vrai, au-dessus de l'honnête moyenne. Mais tout comme ceux de Marie Chauvet, les premiers romans de Jacques Roumain
marquent le cheminement vers le chef-d'œuvre. Quelle fatalité a voulu
que ces deux grands auteurs (et F.-J. Roy et J.-B. Alexis ...) meurent, à
peine atteinte la plénitude de leur pouvoir créateur ?
On s'attriste de constater que tant de romans qui valent bien Fille
d’Haïti ou Les Fantoches sont restés sans suite, [81] que tant d'œuvres
en puissance aient avortées. Comment reprocher à leurs auteurs de
n'avoir pas persévéré ? J'ai essayé de décrire les conditions de travail
du romancier en Haïti, les difficultés qu'il rencontre dans sa quête d'un
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
80
public. Le tableau est sombre. Mais il ne rend que plus admirable le
labeur de tant de romanciers qui ont contribué à la richesse et à la cohérence du roman haïtien.
[82]
[83]
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
81
[84]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Chapitre III
LE CORPUS
Retour à la table des matières
J'ai dénombré cent cinquante-six romans écrits par des Haïtiens
depuis la publication de Stella en 1859 jusqu'à nos jours. Ce chiffre
risque d'être trompeur, car il comprend plusieurs romans parus non
pas en volumes mais en feuilletons dans les journaux ou les revues ; il
en existe sûrement d'autres qui m'ont échappé. Par ailleurs, quelques
textes courts publiés en volumes auraient tout aussi bien pu être rangés parmi les contes ou les nouvelles.
On peut considérer que le roman haïtien est né avec le siècle : jusqu'en 1900, en effet, on ne relève que neuf romans (soit un roman tous
les cinquante-cinq mois), tandis qu'entre 1901 et 1908 on en relève
déjà quatorze (soit un tous les sept mois). Le tableau ci-après (où ne
figurent que les romans dont la date de publication est certaine) illustre la production romanesque des origines à la fin de 1980 :
Avant 1901
1901-1905
1906-1910
1911-1915
1916-1920
1921-1925
1926-1930
1931-1935
1936-1940
1941-1945
1946-1950
1951-1955
1956-1960
1961-1965
1966-1970
1971-1975
1976-1980
[85]
La production romanesque haïtienne est loin d'avoir été constante.
Pas un seul roman ne paraît entre 1915 et 1919, trois seulement entre
1920 et 1926. Cinq romans sont publiés en 1933, puis en 1976. Le
chiffre record de huit romans est atteint en 1978. Ce tableau risque
d'ailleurs d'être trompeur aussi, car bien des romans haïtiens ne sont
publiés que longtemps après avoir été composés. Ainsi Corinne, de
François Lavelanet, écrit en 1896, paraîtra en 1907 ; L’Héritage sacré,
de Jean-Baptiste Cinéas, composé en 1937, paraîtra en 1945 ; Tous les
hommes sont fous, des frères Marcelin, avait paru en traduction anglaise dès 19 70 : il faudra attendre 1980 pour que l'original français
soit publié pour la première fois. J'ai pu consulter en manuscrit divers
romans écrits dans les vingt dernières années et qui seront peut-être
publiés un jour.
Il serait hasardeux de prétendre expliquer pourquoi telle décennie
se distingue par la quantité et la qualité de sa production, pourquoi
telle autre est placée sous le signe de la stérilité ou de la médiocrité.
On peut cependant remarquer qu'en ce qui concerne le roman haïtien
25
24
82
23
22
21
20
19
18
17
16
15
14
13
12
11
10
9
8
7
6
5
4
3
2
Année
1
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
83
les périodes fastes ont généralement coïncidé avec une effervescence
intellectuelle et un espoir politique. Les périodes creuses, elles, ont
dans l'ensemble coïncidé avec le découragement des intellectuels et
une situation politique « dure ». J'essayerai de signaler ces correspondances au fur et à mesure de l'exposé.
Avant d'examiner les moments privilégiés du roman haïtien, il
convient de jeter un coup d'œil sur les « ancêtres » publiés au XIXème
siècle.
Les ancêtres
Retour à la table des matières
Des neuf romans que comporte ce groupe, cinq ne nous intéressent
guère, car ni leur fond ni leur forme ne laissent soupçonner qu'ils ont
été écrits par des Haïtiens. L'action se déroule loin d'Haïti, aucun personnage n'est haïtien et rien dans l'écriture ne rappelle de près ou de
loin le « français [84] haïtien » ou - a fortiori - le créole. Le Francesca
de Demesvar Delorme (1873) nous transporte dans l'Italie et la Turquie de la Renaissance ; Le Damné, du même auteur (1877), rapporte
les aventures d'Ulric de Kussacht dans les Alpes, à l'époque des guerres de François Ier ; enfin, le titre du dernier roman de Delorme, L'Albanaise (publié en feuilleton dans Le Moniteur en 1884-1885) dit assez qu'on ne se rapproche toujours pas des Antilles. Quant à LouisJoseph Janvier, c'est la déchéance d'une pécheresse parisienne, Mimose de Foncine, que raconte Une chercheuse (1889). Pas le moindre
citoyen d'Haïti parmi les nombreux amants de cette pauvre hystérique.
Rien d'haïtien non plus, sauf le titre, dans Les Aventures d'un Haïtien
à Paris, de J.F.T. Manigat, paru en feuilleton dans l’Avant-Garde en
1882.
Je n'ai trouvé que deux romanciers haïtiens qui aient suivi l'exemple de ces « ancêtres ». Alors que Delorme et Janvier ont rêvé ce que
Jean Dominique a si bien appelé « l'exil français * », c'est dans son
exil africain, au Libéria puis au Sénégal, que la vocation de romancier
*
Dans « collier maidioc et transistor : une quête d'haïtianité », Conjonction,
129, mai 1976, 107-178.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
84
de Roger Dorsinville s'est déclarée. Il a donné en 1973 Kimby, ou la
loi de Niang et, en 1975, L’Afrique des rois et Un Homme en trois
morceaux. Quant au Huitième jour..., de René Philoctète (1973), il
s'agit d'un roman d'anticipation, où les notions spatiales et culturelles
relèvent d'un univers onirique. Dans tous les autres romans que j'ai pu
consulter, Haïti est présente. Ne fût-ce que par quelques indications
géographiques, le romancier assume sa patrie.
Ce n'est pas dire que Delorme ou Janvier ou Dorsinville se soient
désintéressés d'Haïti, bien au contraire. On sait que Delorme est l'auteur des pénétrantes Réflexions diverses sur Haïti (1873), que janvier
a défendu son pays dans La République d’Haïti et ses visiteurs (1883)
et a composé en 1884 un roman bien haïtien, Le Vieux piquet. Quant à
Dorsinville, [85] biographe de Toussaint Louverture, ses Lettres aux
hommes clairs (1946) et à Serge Corvington (1947) ainsi que son roman Mourir pour Haïti (1980) prouvent qu'il n'a pas hésité à s'engager
dans les luttes politiques de sa patrie.
Les quatre autres romans publiés avant 1900 sont Stella, d'Émeric
Bergeaud (1859), Le Vieux piquet, de Louis-Joseph Janvier (1884),
Deux amours, d'Amédée Brun (1895) et La Dernière étape de Ducis
Viard (publié en feuilleton vers 1900). Il est significatif que l'histoire
d'Haïti fournisse l'armature des trois premiers romans authentiquement haïtiens. À tel point que, dans le cas de Bergeaud et de Janvier,
on se demande si la part de fiction qui se trouve dans leur œuvre ne
servirait pas tout simplement à rendre plus attirante la matière historique qu'elle évoque. Dans son Histoire de la littérature haïtienne
(1933), Duraciné Vaval décrit Stella comme un
roman-poème, qui relate sous les voiles de l'allégorie les
principaux épisodes des guerres de notre Indépendance. [...] À
certains moments, l'auteur oublie que c'est un roman ou une fiction qu'il donne, et fait alors tout bonnement de l'Histoire d'Haïti (141-142) *.
Quant au Vieux piquet (que Vaval appelle « une nouvelle historique pleine de poésie »), c'est le long monologue d'un vénérable
paysan qui évoque pour sa descendance les exploits des « piquets ».
*
Sur Stella, on voudra bien consulter mon article « En marge du premier roman
haïtien, Stella », Conjonction, 131, novembre 1976, 75-102.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
85
Les « piquets », paysans du sud d'Haïti ainsi nommés pour les piques
dont ils étaient armés, se soulevèrent en 1844 contre le gouvernement
du président Rivière Hérard.
Ils désiraient
amoindrir ou supprimer la prépondérance des hommes de
couleur, mettre un noir à la Présidence d'Haïti (but politique) ;
déposséder certains citoyens réputés riches et partager leurs
biens et une partie des biens de l'État entre les prolétaires (but
social).
(J.-C. Dorsainvil, Histoire d’Haïti, s.d. [1924], 199.)
[86]
Griefs des paysans, maladresses et fourberies du pouvoir, héroïsme
des cultivateurs en armes sont évoqués avec verve et exactitude. Mais,
encore une fois, Janvier aurait tout aussi bien pu exposer et interpréter
les faits à la façon impersonnelle de l'historien plutôt qu'à la manière
du romancier, par le truchement d'un narrateur.
Seize ans plus tard, Ducis Viard publie dans Le Soir un feuilleton
intitulé La Dernière étape, où un narrateur raconte le renversement du
gouvernement Salnave par les « cacos » de Boisrond Canal en 1869.
Sur cette chronique, présentée sous forme de souvenirs d'enfance, se
plaque le récit des amours de Nelly Osiris, « cacoïste » et d'Edmond
G., partisan de Salnave. Mais il est évident que cette idylle n'est
qu'une enjolivure et que c'est l'Histoire qui est le vrai sujet.
C'est en fait une tradition que Janvier avait inaugurée, puisqu'au
siècle suivant nombre de romanciers haïtiens évoqueront un épisode
de l'histoire récente de leur pays, avec autant d'exactitude que possible
quant aux événements, dans une optique généralement partisane quant
à l'interprétation, et en ajoutant des personnages et des détails fictifs
pour l'agrément du tout. Ainsi Fernand Hibbert, pour le siège de Miragoâne en 1883, dans Romulus (1908), Léon Laleau pour l'occupation américaine dans Le Choc (1932) et Francis-Joachim Roy pour le
coup d'État manqué du président Magloire en 1956, dans Les Chiens
(1961).
Avec Deux amours d'Amédée Brun, la fiction prend le pas sur la
réalité. Une jeune Créole, Danielle de Chamay, est aimée par l'esclave
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
86
noir Jean-Louis et par Henry Lermant, Français, élève des Philosophes et donc ennemi du système esclavagiste. Lorsque la Révolution
éclate, Jean-Louis sauve Danielle du massacre et va rejoindre les insurgés parmi lesquels il retrouve Lermant. Les deux hommes rivalisent d'héroïsme et de générosité. Lermant tombe au champ d'honneur
et Jean-Louis saura gagner le cœur de Danielle. Devenu général, il
finira par remettre sa démission à Dessalines, épouser celle qu'il aime
et partir avec elle dans les mornes travailler [87] au bien-être des
paysans. Comme un roman de chevalerie, l'œuvre de Brun monte en
épingle la bravoure des héros et leurs tourments amoureux. Quant à
son analyse de la société coloniale, elle est rapide et superficielle. Du
moins Brun a-t-il eu le mérite de donner des descriptions de la nature
et des habitants d'Haïti, ce qui parut une innovation audacieuse ; trop
audacieuse, même, puisque
Lorsque parut l'idyllique roman Deux amours […] dans lequel il chante la verdure de nos campagnes, la beauté physique
du noir au torse d'ébène, la chaude coloration du teint de la
créole, un immense cri fut poussé [...] L'effet produit était bien
celui de la petite pierre jetée dans la mare à grenouilles. Avec
l’élan d'une Érinye, cette foule, ennemie née de toute « esthétique nouvelle », immola son art au seuil même de sa jeune gloire.
(É. Marcelin, « Amédée Brun », in Médaillons littéraires, 1906,
20). La lutte épique pour l'indépendance sert de toile de fond à deux
des trois premiers romans haïtiens. La guerre civile qui deviendra endémique jusqu'à l'occupation américaine est évoquée dans le troisième. L'obsession de l'Histoire caractérise le roman haïtien, nous verrons pourquoi. Elle se retrouve dès ses origines.
Un autre thème, commun à Stella et à Deux amours, est celui des
rapports entre les races. Romulus et Rémus, personnages principaux
de Stella, représentent explicitement les Noirs et les Mulâtres ; leurs
jalousies font le malheur de la patrie ; leur union fera naître la force
nécessaire pour remporter l'Indépendance. L'amour entre une Blanche
et un Noir, que le XVIIIe siècle et les Romantiques français avaient
imaginé (et Janvier a sûrement lu le Bug-Jargal de Victor Hugo), ne
se retrouve que rarement dans le roman haïtien. Outre Stéphen Alexis
dans Le Nègre masqué (1933), Clément Magloire St-Aude a fait le
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
87
sujet de Parias (1949), et Paulette Poujol-Oriol a évoqué dans Le
Creuset (1980) la liaison de l'étudiant Pierre Tervil avec la blonde
Lynn, dactylo bostonienne. Mais les rapports érotiques entre Mulâtres
et Négresses ou entre Nègres et Mulâtresses sont un [88] thème de
prédilection dans le roman haïtien ; c'est que le préjugé de couleur,
sous toutes ses manifestations, érotiques et autres, est une préoccupation constante. L’Essor du 15 juin 1913 publie un conte de Carl Wolff
intitulé « Un fait divers passionnel » : Un homme de l'élite, après un
mariage malheureux, s'entiche de Félicia, « une petite négresse qui
venda’t de la quincaillerie ». Pour lui plaire, elle apprend à lire, à
compter, à s'exprimer « dans un français affranchi de syntaxe mais
assez courant ». Malgré ses idées larges, notre « homme de l'élite »
doit rompre pour ne pas nuire aux projets de mariage d'une nièce. Se
voyant abandonnée, Félicia s'immole par le feu. C'est peut-être le roman de Hénock Trouillot, Chair, sang et trahison (1947), qui illustrera le plus énergiquement la dimension érotique du préjugé de couleur.
Une troisième caractéristique commune aux trois romans qui nous
intéressent est que l'imagination y joue un rôle secondaire. L'enseignement de l'histoire nationale y est un but évident, et chacun des trois
est en plus un roman à thèse. On pourrait - quitte à simplifier abusivement - dire que la moralité de Stella est : « L'union fait la force »,
celle de Deux amours : « Le devoir de l'élite (urbaine) est de servir la
masse (rurale) » ; celle du Vieux piquet : « Qui trop opprime le paysan
s'expose à sa colère ». Le caractère engagé, ou tout du moins didactique, du roman haïtien se manifeste dès ses origines.
Il faut enfin remarquer que, des huit romans publiés en volume
avant 1900 par des Haïtiens, seul Deux amours à été publié à Port-auPrince. Tous les autres ont été confiés à des éditeurs parisiens. Nous
avons évoqué les difficultés que rencontre un romancier haïtien pour
faire paraître ses livres en Haïti. On verra plus loin les conséquences
qu'entraîne pour l'œuvre le choix de Paris comme lieu de publication.
Avant de passer à la génération suivante de romanciers haïtiens, il
faut dire quelques mots d'Ignace Nau (1808-1845 ?). D'abord parce
que Nau est sans doute le premier, sinon romancier du moins conteur
haïtien. Ensuite et surtout parce que ses contes ont pour thème la vie
rurale. Nau est [89] ainsi le précurseur de ceux qui - tels Jean-Baptiste
Cinéas, Jacques Roumain et Edris Saint-Amand - écriront un siècle
plus tard ce qu'on a appelé des « romans paysans ».
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
88
Outre un certain nombre de poèmes visiblement inspirés par Lamartine, on connaît d'Ignace Nau trois contes, qui ont tous paru en
1836 : Un épisode de la révolution (publié dans Le Républicain), Isalina ou une scène créole (publié à Paris dans La Revue des colonies et
Le Lambi (publié dans L'Union, de Port-au-Prince).
Isalina est particulièrement intéressant. La jeune paysanne Isalina
est ensorcelée par la « magicienne » Marie Robin, à la demande d'un
prétendant éconduit. La jeune fille devient folle, mais sera guérie par
les opérations magiques et les contre-envoûtements que le «sorcier »
Galba a procurés à Paul, l'amoureux d'Isalina. C'est à ma connaissance
la première fois que l'existence et le fonctionnement du Vodou - le
mot se trouve dans le conte - sont mentionnés dans un texte littéraire
haïtien. Un certain nombre de mots créoles sont incorporés dans Isalina (vesou, batte-feu, bras-debouts, tokaille, etc.). Il y a plus, les personnages citent parfois des proverbes ou des expressions créoles :
Causé mandé shinta « (les conversations sérieuses demandent du
temps »), grangou for passé maladie (la maladie n'est rien comparée a
la faim »), yo passa oté tripp pou mété paill (« il ne faut pas abandonner le certain pour l'illusoire »). Enfin, le racisme intériorisé de l'élite
haïtienne se manifeste lorsqu'Ignace Nau décrit Galba, le papa-loi
(prêtre vodou) :
Sa tête large et velue ne ressemble nullement au vrai type
africain qui s'améliore considérablement dans notre pays *
(125).
[90]
Si la date de publication d’Isalina n'était pas connue, l'on pourrait
en fait supposer que le conte a été écrit vers 1930 ou 1940. Il est vrai
que le roman paysan et l'inévitable présence du Vodou qu'il comporte
*
Plus tard, les essayistes haïtiens Louis-Joseph Janvier (L’Égalité des races,
1884) et Anténor Firmin (De l'égalité des races, 1885), prétendront que le type physique de l'Haïtien prouve que « la beauté d'une race (...] se développe
en raison directe de son degré de civilisation » (Firmin, 277) et que, chez
l'homme noir d'Haïti,« il s'est produit [...] une amélioration puis une véritable
transformation intellectuelle et de plus une très notable sélection physique »
(Janvier, 24). (Cités par U. Fleischmann, Ideologie und Wirklichkeit, 1969,
52.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
89
se feront attendre. Mais je soupçonne que le régionalisme s'est constamment manifesté, dans les revues et les journaux, dès les origines de
la littérature haïtienne. Une enquête systématique dans les périodiques
serait nécessaire pour vérifier cette hypothèse. Enquête d'autant plus
difficile que la collection complète de bien des périodiques est désormais introuvable. Les romans haïtiens du XIXe siècle ne sont pas des
chefs-d'œuvre ; mais ce sont tout de même plus que des curiosités bibliographiques : nombre de caractéristiques du roman haïtien se trouvent déjà chez Delorme et Janvier, chez Bergeaud et Amédée Brun. Il
est souhaitable que des études détaillées viennent un jour montrer ce
que les romanciers « réalistes » de la première décennie du XXe siècle
doivent à leurs prédécesseurs.
Les romanciers réalistes
Retour à la table des matières
La première floraison du roman haïtien a lieu entre 1901 et 1908.
Elle est essentiellement l'œuvre de Frédéric Marcelin, Justin Lhérisson
et Fernand Hibbert. Frédéric Marcelin est l'auteur de ThémistocleÉpaminondas Labasterre (1901), de La Vengeance de Mama (1902)
qui lui fait suite, et de Marilisse (1903). Lhérisson a écrit La Famille
des Pitite-Caille (1905) et Zoune chez sa ninnaine (1906). Hibbert,
enfin, est l'auteur de Séna (1905), Les Thazar 1907) et Romulus *
(1908).
Contrairement à leurs prédécesseurs symbolistes ou sentimentaux,
ces trois écrivains se veulent lucides, objectifs, réalistes. Le milieu
qu'ils dépeignent tous trois est celui de la petite bourgeoisie commerçante et le monde de la politique. [91] Envers les petits commerçants,
ils ne manquent pas d'une certaine tendresse. Pour les hommes politiques, ils n'ont que répulsion et mépris. C'est chez eux que se manifeste
pour la première fois l'humour amer qui marquera tant de romans haïtiens. Cocasserie chez Lhérisson, sarcasme chez Hibbert, ironie désabusée chez Marcelin recouvrent en fait une profonde tristesse. C'est
qu'Haïti va à la dérive, au gré des coups d'État militaires qui se multi*
Sur ces trois écrivains, voir le solide article d'Yvette Gindine, « Satire and the
Birth of Haitian Fiction » Caribbean Quarterly, September 1975, 30-37.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
90
plient ; les fripons succèdent aux incapables, l'injustice règne en même temps que le désordre. Dans son excellente étude Etzer Vilaire,
témoin de nos malheurs (1972), Roger Gaillard analyse et résume la
situation d'Haïti à cette triste époque, dite « des baïonnettes » :
Le pouvoir politique, instrument de domination de ces deux
couches de la classe dominante (propriétaires terriens et bourgeoisie commerçante, les uns plutôt noirs, les autres plutôt
clairs), est devenu l'enjeu d'implacables luttes entre ces couches, aussi bien qu'à l'intérieur de chacune d'elles.
Les divers clans font et défont les gouvernements par l'intermédiaire de leurs équipes de « politiciens » qui défilent à la
tête de l'administration publique, s'alliant, se remplaçant, s'exilant, s'entretuant, sans omettre, par la même occasion, de se
garnir copieusement les poches.
La république, exsangue, est la dépouille des vainqueurs
(20).
Et le spectre d'un débarquement américain que Delorme avait évoqué dès 1873 dans ses Réflexions diverses sur Haïti semble se rapprocher chaque jour :
Si jamais, Haïtiens, vous perdez votre nationalité, ce dont
Dieu vous garde ! vous n'aurez pas chez vous le droit de parler
en hommes. Vous serez réduits à baisser la tête devant l'étranger. Et comme, au souvenir de votre histoire, on sera toujours
dans la crainte d'un soulèvement de votre part, vous serez maintenus dans une sujétion aussi dure que l'esclavage (123-124).
Dans Thémistocle-Epaminondas Labasterre, le personnage de Télémaque incarne le cynisme égoïste des politiciens. Ce journaliste
d'opposition se pose en défenseur des droits de l'homme, et en fustigateur de la corruption. Il reçoit le porte-feuille [92] de l'Intérieur à la
chute du gouvernement qu'il a contribué, par opportunisme, à renverser. Arrivé au pouvoir, Télémaque se montrera tout aussi tyrannique et
malhonnête que son prédécesseur. Dans Séna, le personnage éponyme
Jean-Baptiste Rénélus Rorrotte, Sénateur de la République (d'où le
diminutif qui lui donne son surnom), illustre les mœurs politiques haï-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
91
tiennes. Au cours d'un voyage à Paris, ce politicien véreux décide de
s'amender. Revenu au pays, il est arrêté et assassiné dans son cachot
pour avoir prôné la réforme. Dans le roman de Lhérisson, Eliézer Pitite-Caille vit heureux jusqu'à ce qu'il s'avise d'avoir des ambitions politiques et se porte candidat à la députation. Escroqué par les agents
électoraux, arrêté et battu par les forces de l'ordre, humilié et ruiné,
Pitite-Caille meurt dans la misère. On est frappé de la violence avec
laquelle les romanciers réalistes attaquent les mœurs politiques de
leur patrie. Marcelin dénonce l'arbitraire de ceux qui arrivent au pouvoir et gouvernent par la terreur. Devenu Secrétaire d'État, Télémaque
explique à son adjoint, dans La Vengeance de Mama (1902) :
[…] ceux qui ont créé le système que nous tâchons, très imparfaitement encore, de mettre en pratique pour le bonheur de
nos concitoyens [...] le basent sur la peur et ils n'avaient pas
tort, car c'est le vrai, le meilleur ressort de la bête humaine [ ... ]
(26).
Et Marcelin explique que les trois ans passés depuis la prise de
pouvoir de Télémaque
avaient vu l'épanouissement du plus affreux régime politique
qu'on pût rêver : la tyrannie et la corruption associées pour asservir un peuple (36).
Dans Séna (1902), Hibbert est tout aussi catégorique :
Haïti restera dans la barbarie tant qu'elle ne répudiera pas
l'arbitraire, tant qu'elle n'aura pas le sentiment de la justice, le
respect des droits et de la vie des citoyens (140).
Sous l'ironie de Lhérisson se cache un pessimisme encore plus profond. Dans La Famille des Pitite-Caille (1905), il compare la politique
en Haïti à une épidémie dont il est [93] impossible de se garantir :
La politique ! mais on ne s'occupe que de ça ; on met et on
voit ça dans tout et partout ; on ne respire que ça ; on ne vit que
de ça ; tout est ça et ça est tout. Comme les animaux de la fable, si nous n'en mourons pas tous, tous nous en sommes frappés.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
92
Vous pouvez être un modèle de prudence, le citoyen le plus
paisible, le plus indifférent, le plus inoffensif de la République ;
ne vous hâtez pas de dire que vous êtes hors de ses atteintes. Il
suffit de moins que rien pour que, à votre étonnement et à la
grande surprise de vos amis, vous soyez impliqué dans une affaire quelconque, soit par erreur, soit par méchanceté, soit pour
vieille dette [...] (89-90).
On pourrait accumuler les exemples. Ce qui frappe, c'est moins la
satire des mœurs politiques haïtiennes (et de ceux qui convoitent ou
exercent le pouvoir) que la condamnation de l'activité politique en soi.
Marcelin va jusqu'à déconseiller l'action : l'homme de bonne volonté
ne doit pas se laisser leurrer ; qu'elle se manifeste à la Chambre ou par
la conspiration, la soi-disant volonté de réforme ne débouche que sur
la tyrannie. Comme les grenouilles de la fable, les Haïtiens risquent
d'échanger un soliveau contre un héron. À peu de choses près, ce mépris désespéré est également l'attitude de Lhérisson et d'Hibbert. Bref,
Dantès Bellegarde se fait le porte-parole des romanciers « réalistes »
lorsqu'il déclare :
La politique (telle qu'on l'entend du moins chez nous) est la
grande plaie de notre pays : c'est une tâche patriotique que d'essayer d'en détourner la jeunesse.
(Discours publié dans Le Nouvelliste du 25 février 1907 ;
reproduit dans Au Service d’Haïti, 1962).
On peut néanmoins se demander si cette amertume, pour justifiée
qu'elle puisse être, ne serait pas teintée de snobisme. Les trois romanciers écrivaient à l'époque des « baïonnettes », où les généraux
louaient leur épée au plus offrant, et ne se gênaient pas pour convoiter
eux-mêmes le fauteuil présidentiel. Ces généraux, issus le plus souvent de la masse ou de la toute petite bourgeoisie, n'avaient généralement reçu qu'une éducation sommaire. Frustres de manières, plus à
[94] l'aise en gros créole qu'en français officiel, ils avaient davantage
l'allure de chefs de bande que de chefs d'État. Les journalistes étrangers prenaient plaisir à les caricaturer, ce qui ne pouvait manquer
d'humilier l'élite intellectuelle dont les romanciers faisaient partie.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
93
Critique entièrement négative, donc. Seuls les naïfs et les requins
se mêlent de politique en Haïti, et les premiers sont destinés à servir
de pâture aux seconds : Télémaque tue Labasterre, le Général représentant l'Autorité tue Pitite-Caille ; l'équipe au pouvoir fait assassiner
Séna.
Si les romanciers réalistes se montrent peintres fidèles et critiques
perspicaces, ils n'ont guère de solution a proposer. Le régime parlementaire calqué sur le modèle français n'avait jamais fonctionné : nos
romanciers n'envisagent pas de le réformer ou de le remplacer par
quelque autre système. Marcelin, par exemple, semble croire que tout
le mal vient des seuls militaires. Dans La Vengeance de Mama, c'est
Josilus Jean-Charles, homme honnête et pondéré, qui sert visiblement
de porte-parole à l'auteur. Des amis ayant persuadé Jean-Charles de
poser sa candidature au Sénat, son discours électoral occupe les dix
dernières pages du roman. Après avoir affirme que s'il a accepté de
briguer les suffrages de ses concitoyens c'est parce qu'il était résolu à
leur « apporter une réforme radicale du gouvernement », Jean-Charles
dévoile son plan :
Je veux la suppression de l'année permanente et l'intronisation du gouvernement civil en place du gouvernement militaire
(271) [...] Voilà ma bannière, voilà mon programme. Il est
court. Il tient dans un seul mot, dans une seule chose ! (274).
Et, affirme le candidat, si cette « réforme radicale » est adoptée, les
problèmes politiques du pays seront résolus et un avenir radieux s'ouvrira pour la République. C'est évidemment naïf, et un peu sommaire
comme idéologie. Le romancier Frédéric Marcelin, qui fut soussecrétaire d'État aux Finances sous les gouvernements des généraux
Florvil Hippolyte et Nord Alexis, laisse clairement entendre que les
choses [95] se seraient mieux passées si les vieux militaires étaient
restes dans leur caserne, abandonnant aux gens éduqués le soin de diriger le pays.
Dans Séna, Hibbert, lui, prévoit ou - pour mieux dire - espère que :
Haïti se sauvera elle-même : ou bien il se produira un grand
mouvement national quand c'en sera trop ; ou bien un grand
homme apparaîtra quand il sera l'heure - comme cela est arrivé
en Prusse au dix-huitième siècle avec Frédéric Il [...] (138).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
94
En quoi consiste le « grand mouvement national » dont parle
Hibbert, c'est ce que nous ne saurons jamais. Il semble plutôt que notre romancier s'en remette au destin pour envoyer un « grand homme »
remplacer à la présidence les criminels et les incapables.
Quant à Lhérisson, s'il a cru entrevoir une quelconque solution, il
n'y a jamais fait allusion.
Les romanciers au début du siècle inaugurent une tradition de critique politique qui marque le roman haïtien. La corruption et l'arbitraire
n'ayant guère disparu par la suite, sarcasme et indignation ont rarement manqué d'occasions pour s'exercer. Mais la violence des précurseurs ne sera dépassée ni même égalée que, de nos jours, par quelques
romanciers exilés comme Marie Chauvet, avec Amour, Colère et Folie (1968), Anthony Phelps, avec Moins l'infini (1972) et Mémoire en
colin-maillard (1976), René Depestre, avec Le Mât de Cocagne
(1979), Gérard Étienne avec Un ambassadeur macoute à Montréal et
Roger Dorsinville avec Mourir pour Haïti (1980). Peut-être le pouvoir
ne s'était-il pas encore rendu compte vers 1900 qu'un simple roman
pouvait être subversif ? Il est vrai que les romanciers avaient évité la
trop grande franchise et l'attaque de front. Leurs successeurs seront
également prudents et procéderont par allusions et généralités. Ou
alors, ils peuvent également situer leur action dans les temps passés
pour dénoncer les abus de jadis. Libre au lecteur de faire des rapprochements avec sa propre époque. Déjà Lhérisson avait pris la précaution de faire de Zoune « une créole [du [96] temps] de Boyer ou, si
vous aimez mieux, de Pétion » (11). Jean-Baptiste Cinéas dans Le
Choc en retour (1948) se réclame de Justin Lhérisson pour faire un
« reportage objectif » sur cette époque des baïonnettes qui, comme il
le dit dans sa préface : « se révèle - moralement - supérieure au Régime de l'Occupation ». En ce qui concerne la trame, Cinéas s'inspire
plutôt de Hibbert : la carrière de son héros, le ministre de l'Intérieur
Catullus Alcibiade Pernier, rappelle par bien des aspects celle du sénateur Jean-Baptiste Rénelus Rorrotte. En 1972, Alix Mathon publiera
une vivante chronique de cette même époque sous le titre La Fin des
baïonnettes. Nous y trouvons cette réflexion d'un diplomate anglais,
qui constate que depuis que Christophe Colomb a débarque et jusqu'à
1914
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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être victime du génocide, de la violence, du gangstérisme, du
chantage a été le sort de toutes les populations appelées jusqu'ici à vivre sur cette île (73).
C'est encore une fois aux lecteurs de Cinéas, en 1948, et de Mathon, en 1972, à juger si les choses ont changé depuis. Comme on le
voit, l'avenir d’Haïti préoccupe les romanciers « réalistes » autant et
plus que les ancêtres du XIXe siècle. Mais tandis qu'un Émeric Bergeaud avait choisi l'allégorie pour mettre en garde ses compatriotes,
Marcelin, Hibbert et Lhérisson campent des personnages qui n'ont rien
de symbolique, et décrivent des incidents qui ne sont imaginaires que
par hasard. Ghislain Gouraige constate que
C'est à partir de Marcelin que le roman haïtien s'enrichit de
l'observation et de la transposition des réalités locales.
(Les Meilleurs poètes et romanciers.... 1963, 100.)
Observation et transposition que Hibbert et Lhérisson ont pratiquées eux aussi, sur un autre registre et dans une optique légèrement
différente. Les trois écrivains se complètent pour brosser une fresque
de la vie quotidienne d'Haïti avant 1914. D'Haïti ou, plus exactement,
de Port-au-Prince. Les villes de province et la campagne sont pratiquement absentes de leurs [97] œuvres *. Une promenade à cheval à
travers mornes dans Thémistocle-Épaminondas Labasterre, un rapide
et cruel croquis des parents paysans de Zoune au début du roman de
Lhérisson... c'est à peu près tout. Absence de la campagne, donc, et
des taudis du prolétariat urbain aussi. Outre le monde politique, le milieu favori des réalistes est celui des commerçants.
Thémistocle-Épaminondas est le fils d'Ulysse Labasterre, « détaillant au portail Saint-Joseph » ; la mère de Zulma, l'héroïne de La Vengeance de Mama, tient une boutique d'alimentation. Marilisse est à la
tête d'une blanchisserie. Velléda Pitite-Caille tenait un salon de diseuse de bonne aventure où elle débitait également des philtres et des porte-bonheur ; Démétrius Thazar a fait fortune à Port-de-Paix dans le
commerce. Des gens plus ou moins aisés, en d'autres termes, mais qui
*
Rappelons toutefois que c'est à Miragoâne, pendant le siège de 1883, que se
déroule Romulus.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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n'appartiennent pas à ce que François Lavelanet appelle dans Corinne
(1907) « la haute aristocratie », en ajoutant : « il faudrait tout un volume pour dire ce que contient ce mot ». Lavelanet ne nous donnera
malheureusement pas même un début de description :
Mais non... Ne troublons pas la sérénité de ces pages par une
étude sociale qui siérait mal à cet ouvrage et continuons tranquillement notre route (7).
On aurait aimé savoir quels critères font des personnages de Lavelanet des « aristocrates ». Un indice, peut-être : Corinne, fille de M.
Léon Granville (élu maire de Port-au-Prince sans avoir brigué le poste, et, fatalement, exilé en Jamaïque au prochain coup d'État) a
une chevelure blonde, nimbant le front et tombant en magnifiques nappes d'or sur une taille svelte ; yeux bleus, vifs et intelligents [...] lèvres minces et rosées [...] une véritable beauté
dans le sens le plus amplifié du mot (41).
[98]
Il faudra, après ce roman édifiant et douçâtre qu'est Corinne, attendre les « romans de l'occupation » pour que la haute société soit à
nouveau mise en scène.
Un dernier roman « réaliste » important est Mimola d'Antoine Innocent, publié en 1906 et réédité en 1935 *. MasilIon Coicou écrivait
à son sujet en « Avant-propos » à la deuxième édition :
J'aime Mimola, parce que la charmante oeuvrette est d'une
couleur locale très nette et constitue à mes yeux une ébauche
hardie et une heureuse promesse (VIII).
C'est le premier roman haïtien entièrement consacré au Vodou.
Nous avons relevé la présence du Vodou, dès 1836, dans l’Idalina
d'Ignace Nau, mais on n'y trouve pas d'allusions chez Bergeaud, Janvier ou Amédée Brun. Comme plus tard Milo Rigaud, dans Jésus ou
Legba ? (1933), Jean-Baptiste Cinéas, dans L'héritage sacré (1945)
ou Marie Chauvet dans Fonds des Nègres (1961), Innocent fait ici
*
Sur Mimoila, on consultera les articles de W. Roméus dans Le Nouvelliste des
26 au 30 juin 1976.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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œuvre d'ethnologue autant que de romancier, incorporant à la trame
toute sorte de détails sur les rites et les mystères de cette religion. Il
existe d'ailleurs un extraordinaire roman-feuilleton anonyme en 27
épisodes, intitulé Les Houngan Niqqxkon, publié en 1905 dans Le
Soir, qui est tout aussi bien informé. Encore une fois, je pense que le
Vodou, élément de base du régionalisme haïtien, était plus facilement
accepté dans les contes et feuilletons des périodiques. Ainsi par
exemple, Virginie Sampeur publie dans La Ronde du 5 juin 1898 « Un
drame » ; l'on y voit une jeune mariée qui, ayant marché sur un « paquet » (préparation magique) qu'une rivale avait déposé sur son passage, meurt le soir même de ses noces. Contrairement aux livres, publiés
en France ou en Haïti, la presse port-au-princienne ne risquait guère
de parvenir à l'étranger et d'y discréditer la société haïtienne par la
description de ces cérémonies « primitives ». Le rapprochement [99]
que fait Henri Adam Michel dans un article de L’Essor du 15 mars
1913 est significatif, lorsqu'il parle de « nos deux tares : la politique et
le vaudou ».
Chez Hibbert et Lhérisson, quelques allusions goguenardes aux
« superstitions populaires ». Chez Marcelin, dans ThémistocleÉpaminondas Labasterre, la description fantaisiste d'une cérémonie
vodou (qui n'est pas sans rappeler un raout de Saint-Simoniens). Dans
La Vengeance de Mama, c'est un prêtre vodou qui fournit à Mama le
poison qu'elle administrera à Télémaque. Marcelin n'ose d'ailleurs pas
donner au serviteur des loas son titre de houngan, et l'appelle simplement le « noble vieillard ». Nous aurons à revenir sur le thème du Vodou. Retenons que les « réalistes » l'ont traité, avec précaution et réticences sans doute, mais l'ont traité.
Ce n'est pas simplement en ce qui concerne la thématique et l'idéologie que les romanciers « réalistes » ont fondé les traditions du roman
haïtien. On chercherait en vain dans les romans de leurs prédécesseurs
le moindre incident comique, une réplique qui fasse sourire, la plus
fugitive trace d'ironie. Ce n'est pas nécessairement que ni Delorme, ni
Bergeaud, ni Janvier ni Brun n'avaient l'esprit moqueur ; il me paraît
plus probable qu'ils n'ont pas osé faire passer une verve qu'ils craignaient débraillée dans cet apostolat qu'était pour eux la littérature. Ce
sont leurs successeurs du début du XXe siècle qui ont investi le roman
national d'une de ses caractéristiques les plus frappantes : l'humour,
cette forme sui generis d'humour particulier aux Haïtiens, qu'il faudra
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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bien tenter d'analyser... pour autant, toutefois, que l'humour n'échappe
pas à l'analyse.
Signalons dès à présent que, cocasse et grotesque ou allusif et raffiné, l'humour dans le roman haïtien débouche presque inévitablement
sur la tragédie. Et cela dès le chef-d'œuvre qu'est La Famille des Pitite-Caille. Signalons aussi que cet humour, essentiellement verbal, met
en jeu deux registres linguistiques : le français, surtout dans une version hyper-rhétorique, ampoulée et prétentieuse (assaisonnée de coqà-l'âne [100] et de créolismes), et le créole, véhicule privilégié de
l'humour haïtien. Non pas que le créole soit entièrement absent des
romans du XIXe siècle, mais c'est tout comme : c'est à peine si on ose
l'employer pour désigner des objets typiquement haïtiens : coui (calebasse servant de récipient), tassau (viande grillée), etc., chez Ignace
Nau ; makoute (sac paysan) chez Bergeaud ; lambi (conque servant de
trompe) chez Amédée Brun et ainsi de suite. Le créole, tout comme le
Vodou, est une composante essentielle de ce régionalisme qui se manifeste plus volontiers dans les revues que dans les romans publiés en
volumes : c'est en revue qu'a paru pour la première fois l’Idalina
d'Ignace Nau, où nous trouvons le plus grand nombre de mots et d'expressions créoles. Chez les « réalistes » par contre, ce ne sont plus
quelques mots isolés, à la rigueur un proverbe ou deux, mais des répliques entières et toutes sortes de tournures créolisantes qui entrent
dans le corps du texte. Désormais, le romancier haïtien sera libre d'utiliser, si bon lui semble, les ressources que la diglossie haïtienne met à
sa disposition.
Une autre ressource de l'humour verbal dont les « réalistes » ont
usé et abusé deviendra une ficelle traditionnelle de l'humour haïtien :
affubler un personnage d'un nom incongru par sa sonorité (Rorrotte,
Western Roupillon), par son origine grecque ou latine (ThémistocleÉpaminondas, Caséus Téramène, Charlemagne Nestor) ou par ses résonnances en créole (Lapouite, Cléovil Modé, Sor Poum, Calédu). Les
romanciers se moquaient en fait d'une particularité nationale :
Au marché, dans les cours, sous les galeries, on échangeait à
voix basse des propos capables de rendre ahuris des étrangers
qui les eussent entendus - des propos comme il devait en circuler sur le forum aux beaux temps de la République Romaine : « Brutus est rentré chez lui. - Et Scipion, on dit qu'on l'a retrou-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
99
vé ? - Jamais de la vie. - Il paraît que Sylla est en fuite ! - […]
On vient de mettre la main sur Cicéron. - Non ! - Si, c'est Octave César qui l'a arrêté. »
Dans un autre groupe, on se fut cru transporté à Athènes, sur
le Pnyx, ou sur l'Agora : « - Et Démosthène ? - Il n'a pas été inquiété, [101] du reste, un homme si tranquille. - C'est juste. Seulement, on a arrêté Aristide sous la galerie de Madame Euripide. - Oh ! pauvre diable ! - Oui, c'est Aristomène qui l'a
pris. »
(F. Hibbert, Romulus, 1908, 29.)
Et, dans La Fin des baïonnettes (1972) d'Alix Mathon, Pierre Chavenin explique pourquoi cette coutume se perpétue :
[...] une réforme de la législation sur l'état civil s'impose, qui
devrait interdire, comme au Brésil et en France, l'octroi de prénoms hors calendrier aux nouveau-nés déclarés à l'état civil.
Les Horace, Agamemnon, Alcibiade pullulent dans nos campagnes, ridicule dû à la facétie goguenarde de citadins instruits
appelés à prénommer des filleuls campagnards (126).
Si cette explication partielle est juste, ne pourrait-on pas accuser
les romanciers de cette même « facétie goguenarde » qui frôle le snobisme ? Car Marcelin se prénommait : Frédéric ; Hibbert : Fernand,
Lhérisson : Camille et Innocent : Antoine. Dans leurs familles de
moyenne bourgeoisie il aurait été impensable de choisir des prénoms
ailleurs que parmi ceux des saints les plus connus du calendrier. On
voit bien que les « réalistes » n'écrivent pas encore pour la petite
bourgeoisie envers laquelle ils adoptent une attitude paternaliste de
bienveillance amusée... sans compter que ces prénoms bizarres qui
font sourire les lecteurs haïtiens feront la joie des lecteurs français.
Anatole France ne dédaignera pas le procédé : dans Le Chat maigre
figurent plusieurs Haïtiens, dont les généraux Télémaque et Voltaire
Castor, comte de l'Île-à-Vache.
Je dirais que le registre linguistique et - plus particulièrement l'emploi du créole et de créolismes à des fins le plus souvent humoristiques contribuent puissamment à l'originalité fondamentale du roman
haïtien. En d'autres termes, si un Français très au courant des choses
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
100
d'Haïti aurait peut-être pu écrire Stella ou Deux amours, seul un enfant
du terroir aurait pu composer La Famille des Pitite-Caille ou Les Thazar. Et ce n'est pas par hasard que la première théorie cohérente [102]
de la formation de la langue créole occupe plusieurs livraisons de La
Noire, l'extraordinaire roman-feuilleton (malheureusement inachevé)
que Massillon Coicou commença à publier dans Le Soir à partir du 3
novembre 1905.
On pourrait considérer Marcelin, Hibbert, Lhérisson et Innocent
comme les « classiques » du roman haïtien. Aux niveaux thématique,
stylistique et idéologique, ils fournissent une série de modèles. Certains les imiteront ; d'autres réagiront violemment contre leur manière,
mais, d'une façon ou d'une autre, aucun romancier haïtien n'échappera
désormais à leur influence. Et il est remarquable que leurs œuvres
n'aient pratiquement pas vieilli (la critique haïtienne souligne leur actualité) et qu'elles aient conservé la faveur du public *.
Le roman sentimental
Retour à la table des matières
Après les « classiques », vingt ans de silence. On ne relève que
neuf romans publiés entre 1908 et 1930. Il est bien entendu malaisé de
généraliser sur un nombre aussi réduit d'œuvres étalé sur une aussi
longue période de temps. On pourrait cependant remarquer l'apparition du roman sentimental dont les protagonistes appartiennent à l'élite. D'une psychologie assez primaire, ces romans se complaisent dans
les complications amoureuses et se risquent parfois à un érotisme qui
se veut pathétique. Ainsi par exemple dans Deux pauvres petites filles
de Félix Courtois (1920), Madame Mairet a deux filles : Annette qui,
étant d'une santé fragile, passe le plus clair de son temps alitée, et
Loulou son aînée, magnifique créature adorée du jeune Jacques Cléry,
*
Outre les travaux déjà signalés, on consultera Yvette [Gindine] TardieuFeldman, « F. Marcelin, premier romancier féministe des Caraïbes »,
Conjonction, 130, Septembre 1976, 65-70 ; Roger Gaillard, « Sexualité des
personnages et érotisme du romancier [F. Hibbert] », Conjonction, 122-123,
1974, 41-65 et Michel Amer, « J. Lhérisson, spécifique et subversif », Lakansièl, 1, mars 1975, 19-25.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
101
auquel elle s'est laissée fiancer. Mais c'est un homme marié, Paul
[103] Bruny *, qui va la séduire ; elle finira par quitter son foyer pour
aller vivre avec lui. Annette meurt, Madame Mairet noie son désespoir
dans la dévotion. Rien de bien haïtien dans tout cela, si ce n'est que le
père des « pauvres petites filles » a jadis été fusillé par ordre d'un président de la république, pour avoir été ministre de son prédécesseur...
et peut-être aussi la description burlesque d'une séance de la Chambre
des députés. Les personnages appartiennent à la haute société, jouent
du piano, lisent les poètes symbolistes et s'expriment dans un français
des plus châtiés, comme en témoigne la citation suivante ; Paul Bruny
est en train de séduire Loulou :
- Écoute, je t'aime et je te veux à moi, toute à moi, oui, je
veux tout toi, ton corps adorable, tes yeux si beaux, si las, tes
tresses dénouées, tes lèvres que j'ai déjà baisées, tes gémissements d'enfant.
- Non, fit Loulou de la tête.
- Oui, cria-t-il sourdement en la prenant en ses bras, il faut
que tu viennes chez moi, tu viendras, il y a longtemps que tu le
désires autant que moi...
- Non, pas ça, pas ça...
- Oui, oui, je t'attends.
Et il l'étreignit plus fortement, baisa ses lèvres voracement,
comme pour y écraser la timidité de ses refus (87-88).
Il serait malséant d'ironiser sur cette écriture désuète : Courtois ne
fait ici qu'adopter une langue forgée par les romanciers populaires de
l'hexagone. Romans pour femmes de chambre, si l'on veut, mais il
serait utopique de penser que toutes les lectrices, parisiennes ou portau-princiennes, auraient dû faire leurs délices de Proust, Claudel et
Valéry.
*
Serait-ce par hasard que le tendre soupirant s'appelle Cléry et le vil séducteur
Bruny ?
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
102
Deux pauvres petites filles mérite cependant d'être signalé, car
quelques romans haïtiens présenteront certaines de ses caractéristiques. Ils affecteront ce français qu'on était censé parler dans le seizième arrondissement, et que le passage du temps fait paraître bien fade
et parfois quelque peu ridicule. Ils seront peuplés de jeunes filles sages, d'élégants séducteurs, [104] de mères martyres et de vieillards
sentencieux qui n'habitent Port-au-Prince que par hasard. Personnages
parfaitement abstraits, qui n'ont en fait aucune nationalité... ou à la
rigueur la nationalité française, puisqu'ils sont calqués sur les personnages de ces romans psychologiques dont les Français se sont fait la
spécialité. Bref, il suffirait de changer quelques noms de lieux, de
transformer en porto le punch et de remplacer mangues et sapotilles
par pêches et abricots pour que l'intrigue puisse se passer à Neuilly
tout aussi bien qu'à Pétionville.
Il faut enfin remarquer l'apparition d'un nouveau thème : celui du
taedium ; vitae, d'une sorte de découragement, de mal du siècle, pourrait-on dire. Jusqu'alors, si les romanciers haïtiens ne s'étaient pas privés de dénoncer les abus, les crimes, les absurdités de toute sorte, caractéristiques de la vie quotidienne en Haïti, ils ne l'avaient jamais accusée d'être fade ou routinière ; alors que bien des romanciers évoqueront désormais, avec une sorte de complaisance
la vie monotone des familles haïtiennes, sans intérêt et sans
joie, tissée chaque jour des mêmes ennuis, des mêmes petitesses
domestiques.
(F. Courtois, Deux pauvres petites filles, 1920, 112.)
À tel point que Georges Séjourné remarquera en 1935 que :
Les œuvres nationales ont cette empreinte de profonde tristesse qui marque bien les visages qui semblent toujours soucieux, au point que, sans exagérer, on peut affirmer qu'un sourire chez nous est aussi rare qu'une journée sans soleil.
« Frédéric Marcelin », Le Temps, 9 janvier 1935.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
103
C'est peut-être qu'à partir de 1915, l'occupation américaine impose
l'« ordre », que sous l'œil vigilant des troupes d'occupation, les Haïtiens seront désormais privés des défilés, attroupements, bagarres de
rue et charges de police qui ponctuaient l'époque des baïonnettes.
D'ailleurs, à quoi bon commenter les actes d'un gouvernement réduit à
entériner les [105] décisions de l'occupant ? En outre, tout Haïtien
quelque peu conscient ne pouvait manquer de ressentir la honte et le
découragement d'avoir permis, sans opposer de résistance, l'occupation du territoire jadis glorieusement libéré par les ancêtres. Et enfin,
avec le décalage dans le temps auquel on pouvait s'attendre, l'antihéros des Romantiques et des Symbolistes français était arrivé en Haïti. Sensibilité exacerbée, raffinement extrême et constante mélancolie
caractériseront désormais, dans bien des romans, un héros à la fois
homme du monde et exilé sur la terre. Tel le Michel Rey de Jacques
Roumain, protagoniste d'une de ses premières nouvelles :
Michel Rey pense que désormais sa vie se déroulera semblable à ce va-et-vient aquatique, amer et monotone : sans belles tempêtes ; il est en pleine plongée et n'a plus la force de remonter à la surface. Sa descente se poursuivra lentement jusqu'au jour où, étendu au fond du trou, il ne sera plus remué par
les vagues humaines.
« (Préface à la vie d'un bureaucrate », in La Proie et l'ombre,
1972, 43 [Ière éd. 1930].)
La Danse des vagues, roman de Léon Laleau publié en 1919, est
intéressant parce que l'antagonisme entre Noirs et Mulâtres s'y montre
pour la première fois à découvert. Jusqu'alors, si l'on y faisait allusion,
c'était sous couvert de discrets euphémismes tels « le préjugé social »
ou « l'orgueil de famille ». Laleau se moque du Mulâtre Joseph Heurtelan qui
Après avoir commandé tous les ingrédients possibles, toutes
les moelles de bœuf imaginables pour ramollir ses cheveux crépus, s'était vu contraint, en définitive, tous ses soins étant vains,
de se faire tondre chaque semaine (41).
Mais c'est surtout sur un poète noir nommé Lourdot (l'ironie de Laleau manque parfois de subtilité) que s'acharne le romancier. Pour
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
104
deux raisons : d'abord parce que ce « poétastre » prétend émanciper la
littérature nationale des règles et des traditions françaises, et ensuite et
surtout parce que Lourdot pense que s'il n'a pas été promu chef du bureau c'est
certainement à cause de ma couleur d'ébène ; on me paiera ça,
un [106] jour. Comme je les fusillerai avec plaisir tous ces
gens-là qui ne veulent pas croire [...] à l'égalité des races humaines. Parce que je suis de l'élite noire et que je suis une preuve évidente de l'égalité du noir et du mulâtre, on met la barre à
ma roue (83-84).
Qu'un romancier mulâtre se moque des revendications de l'« élite
noire » montre bien que cette élite existait, et qu'elle commençait à
réclamer sa place au soleil. On ne fait même plus semblant d'ignorer
que les groupes politiques se forment autant sur des questions de
nuances d'épiderme que sur des préférences idéologiques. Fernand
Hibbert l'avait déjà laissé entrevoir dans Séna (1905), en décrivant
Jean-Baptiste Rénélus Rorrotte :
[Séna] était de cette catégorie de citoyens qui ne sont ni
noirs, ni mulâtres, ni griffes. C'était un alezan. Cette neutralité
dans la couleur lui avait permis d'appartenir en même temps à
tous les partis, ou du moins à toutes les factions (13).
Et Frank Condé explique que son protagoniste, le politicien Frédéric Germain, était
une espèce de griffe mâtiné, aux cheveux indécis, crépus au besoin, mais qui, au laminoir d'une brosse bien dure, se laissaient
humaniser. Ces cheveux - il les bénissait chaque matin devant
son miroir - lui permettaient d'être tantôt avec les noirs, tantôt
avec les mulâtres
(« Le Voile de satin », La Relève, avril 1935, 29-30.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
105
C'est un écrivain mulâtre, le jeune Jacques Roumain, qui dénonce
avec le plus de véhémence les préjugés de l'aristocratie à laquelle il
appartient. Il fait dire à Daniel, membre de l'intelligentsia noire :
Non, je ne réussirai jamais. D'ailleurs, oubliez-vous que je
suis noir ? Allez, un midi, à la Grand-Rue et voyez passer dans
leurs voitures luxueuses ces mulâtres [...] alors vous comprendrez mieux la fable du pot de terre et du pot de fer. Seulement,
le bonhomme La Fontaine ignorait que dans l'un il y eut du café
et dans l'autre du cacao.
(« Propos sans suite »,
in La Proie et l'ombre, 1972, 63-64 [Ière éd., 1930.])
[107]
Le terme (noirisme » ne va pas tarder à entrer dans le vocabulaire
politique haïtien. Et Marie Chauvet montrera dans Colère (1968) jusqu'où peuvent aller les haines raciales quand elles s'incarnent dans les
structures politiques.
Mentionnons enfin Les Simulacres, le dernier roman de Fernand
Hibbert, publié en 1923. La trame semble tirée d'un fabliau : pour séduire la jeune femme du vieux Hellénus Caton, un aventurier cubain
profite de la crédulité du mari. Il prétend, à l'aide de pratiques ésotériques, faire découvrir à Caton un trésor jadis enfoui sur ses terres par
un colon français. Pendant que Caton passe la nuit dans son champ à
attendre la révélation des esprits, le Cubain et madame Caton le trompent en toute tranquillité. Remarquons en passant que le thème du trésor enfoui par les colons est traditionnel en Haïti. Il fait la matière de
bon nombre de contes et aussi d'un roman, Les Naïfs, de Louis Vernet
(1947) : un prêtre vodou escroque l'argent qu'une famille de petits
bourgeois lui avait confié pour qu'il persuade les esprits de révéler la
cachette. Et c'est ce même stratagème qu'utilise le sorcier DangerDossous pour passer la nuit avec Mariasol, la maîtresse du lieutenant
Edgard Osmin, dans Les Arbres musiciens de Jacques-Stéphen Alexis
(1957).
L'intérêt de Simulacres, sans doute le moins réussi des romans de
Hibbert, est que c'est le premier roman où l'occupation américaine soit
mentionnée. Caton s'en indigne... mais c'est qu'il a fait fortune dans
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
106
l'ancienne politique ; et la perspective d'une invitation chez un haut
fonctionnaire de l'occupation suffit à lui faire tourner casaque. Le
point de vue de Hibbert est exprimé par deux des personnages : Monsieur Brion et Gérard Delhi. Brion refuse l'anti-américanisme forcené
et systématique de ses amis ; selon lui, le « géant du nord » a agi pour
le bien d'Haïti... dans la mesure, certes, où il se trouve que le bien
d'Haïti coïncide avec ses propres intérêts. C'est l'inconscience des Haïtiens qui a mené à l'occupation ; on peut cependant espérer que le pays
sortira renforcé de l'épreuve :
[108]
Montrons-nous attentifs sur toutes les questions qui nous
touchent. Au régime d'exception qui nous est imposé et dont
nous rougissons, succédera un régime politique qui sauvegardera notre dignité de peuple. Il s'agit de ne pas se décourager, il
faut, au contraire, persévérer (29).
Delhi, qui ne se cache pas de fréquenter certains Américains et qui
méprise le chauvinisme « altisonnant », voit avec angoisse l'Amérique
se lancer dans l'impérialisme effréné. Sans prétendre justifier les
mœurs politiques qui ont mené à la catastrophe, il trouve qu'à tout
bien considérer « notre situation d'avant l'Occupation n'était pas si
mauvaise » (67), alors qu'à présent
Ce pays n'a plus d'honneur, plus de vie publique, plus de
commerce, plus de souvenirs, plus de littérature, plus de gaieté ;
tout a sombré devant l'Américain ! Mais [...] lorsqu'il explosera,
le Grand Soir, à la lueur des incendies, c'est en riant aux éclats
que, sous une invocation lyrique de Dessalines, je leur flanquerai des coups de carabine à ces étrangleurs de petits peuples, à
ces détrousseurs de nations faibles ! (66-67.)
Il va sans dire que l'occupation fut une expérience profondément
traumatisante. Elle força l'élite haïtienne à faire son examen de conscience :
On s'était endormi un soir avec les idées, les manières d'être,
les rêves habituels ; on avait fermé l'œil sur l’image d'une Haïti
immuable, figée dans ses joies médiocres, dans ses anciennes
misères, dans son incompréhension des problèmes essentiels ;
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
107
et l'on s'éveillait devant le fait inattendu de l'Occupation. De
larges pans de l'édifice national s'étaient écroulés dans la catastrophe. Notre façon de voir et de comprendre les choses était
renversée et nous nous efforcions d'imaginer un mode d'adaptation à la réalité brutale qui nous était imposée.
(F. Courtois, Scènes de la vie port-au-princienne, 1975,
143.)
En ce qui concerne le roman, cet examen de conscience donnera
lieu à un petit nombre de « romans de l'occupation » et, un peu plus
tard, à un grand nombre de « romans paysans ».
* * *
[109]
Entre 1931 et 1935 une nouvelle génération, qui ne s'est compromise ni dans l'anarchie du temps des baïonnettes ni dans l'humiliation
du débarquement, arrive à l'âge de raison. Elle va exiger le départ des
Américains, qui relâchent peu à peu leur contrôle des affaires du pays.
La grève des élèves de l'école d'agronomie de Damien (que Jean
Brierre a évoquée dans Province) fait tache d'huile. Les derniers « marines » rembarquent en 1934.
Effervescence de la pensée, remise en question des valeurs traditionnelles, engagement dans la lutte pour la libération du territoire,
projets pour un avenir meilleur dans une Haïti régénérée, la parole
devient arme et l'écriture manifeste. La renaissance du roman haïtien
(16 œuvres publiées en 5 ans) s'inscrit dans ce contexte et n'a rien de
surprenant. Deux sortes de roman retiendront notre attention : le « roman de l'occupation » et le « roman paysan ».
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
108
Le roman de l'occupation
Retour à la table des matières
Les romans de l'occupation sont plutôt des romans sur l'occupation, pour autant que la présence des Américains - comme jadis les
péripéties de la politique au temps de baïonnettes - en forme la toile
de fond :
Parmi les conséquences les moins prévisibles de l'Occupation Américaine d'Haïti, il n'est pas paradoxal de compter une
rayonnante et soudaine floraison de notre Littérature dont quelques romans pathétiques porteront témoignage jusqu'à la plus
lointaine postérité de la réaction de nos âmes devant la brutalité
de ce fait.
(J. Price-Mars, « Préface » à La Blanche Négresse de Mme
V. Valcin, 1934, 10.)
Ces romans sont au nombre de cinq, tous publiés entre 1932 et
1935, c'est-à-dire tout de suite avant ou tout de suite après la fin de
l'occupation en 1934. Ils portent des titres significatifs. Trois d'entre
eux évoquent la honte et le découragement : Le Choc, de Léon Laleau
(1932), Le joug, d'Annie Desroy (1934) et le premier tome d'une série
jamais continuée [110] de Jean-F. Brierre qui devait porter le titre général de Les Horizons sans ciel, Province (1935). Deux autres titres
évoquent le problème racial : Le Nègre masqué, de Stéphen Alexis
(1933) et La Blanche Négresse de Mme Virgile Valcin (1934). Bien
des années plus tard, Alix Mathon rappelle cette période désormais
lointaine dans Le Drapeau en berne (1974), qui fait suite à La Fin des
baïonnettes. C'est en fin de compte une nouvelle de Jacques-Stéphen
Alexis, « Le Sous-lieutenant enchanté », publiée en 1960 dans Romancero aux étoiles, qui est le souvenir le plus poétique et le plus éloquent de l'occupation.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
109
Ces romans de l'occupation sont l'examen de conscience de l'élite
haïtienne : c'est en effet à la haute société qu'appartiennent presque
tous leurs protagonistes. Et l'on pourrait dire, en simplifiant quelque
peu, qu'idéologiquement parlant deux thèmes se répondent : d'une part
le remords d'avoir mené le pays au protectorat, de l'autre le ressentiment et le mépris de l'occupant. Que le deuxième thème soit plus appuyé que le premier est bien compréhensible. Reste que, si l'élite bat
sa coulpe, c'est loin d'être avec franchise ; ce que les Haïtiens expient,
d'après nos romanciers, ce sont leurs défauts de caractère. On accuse
l'individualisme, l'insouciance, le fatalisme, voire le relâchement des
mœurs. Comme l'écrit Léon Laleau, dans Le Choc (1932), lorsque
l'Américain débarque
Au lieu de ce peuple idolâtre de principes qui [...] ne pouvait
admettre l'esclavage [il ne trouva] qu'une macédoine d'éléments
disparates, pourris d'ambitions, ulcérés de lâchetés et qui, rongés du désir de se laisser vivre sans efforts, oubliaient de plus
en plus les sentiments qui donnent un sens à la vie (109-110).
Nous n'en sommes pas encore, on le voit, aux analyses sérieuses,
au regard lucide jeté sur les mécanismes répressifs qui assurent et perpétuent depuis l'Indépendance la toute-puissance économique, politique et sociale de l'élite. On ne critique pas encore le système, mais
seulement les contradictions internes qui l'empêchent de fonctionner
sans accroc. [111] Tout se passe comme si les romanciers pensaient
que c'est une croisade morale qui s'impose afin de changer l’Homo
haitianus, de lui inculquer le sens des responsabilités, l'esprit civique
et un minimum d'altruisme.
À vrai dire, la bonne société avait accueilli le débarquement des
Américains avec soulagement. Non seulement l'occupation apportaitelle le calme et la stabilité, mais également une certaine prospérité
qui, du moins le croyait-on, allait profiter à l'élite :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
110
Méfiants de nature, les Haïtiens au début de l'Occupation
s'illusionnaient sur un changement, une évolution matérielle de
leur Pays. Certains, crédules, pensaient que bientôt [...] l'or deviendrait monnaie courante, grâce aux multiples travaux qu'entreprendrait l'occupant et dont profiteraient nécessairement les
naturels du Pays.
(A. Desroy, Le Joug, 1934, 22.)
S'il n'était pas de bon ton d'afficher d'enthousiasme pour la collaboration, le fait est que la résistance, surtout pendant les premières années, fut surtout verbale. Bien des années plus tard, les frères Marcelin
parodieront cruellement l'ivresse rhétorique dans laquelle la bonne
société noyait sa mauvaise conscience :
C'était dans les décades humiliées du martyrologue national,
quand le Yankee soldatesque, plénipotentiaire arrogant de la
barbarie matérialiste de l'anglo-saxonisme utilitaire, souillait
impunément de ses bottes rustaudes le sol aristocratiquement
spiritualiste et méditerranéen de notre patrimoine terrestre.
(P. Marcelin et Ph. Thoby-Marcelin, Tous les hommes sont
fous, 1980, 24-25.)
Il est significatif que le seul Haïtien à être tombé pour la défense
de la patrie fut un simple soldat du nom de Pierre Sully, qui osa tirer
sur l'envahisseur *. Des paysans, les « cacos », [112] se battront à
coups de machette contre les « marines » et leurs mitrailleuses. Mais
pendant ce temps, dans les beaux quartiers de Port-au-Prince
*
Le sacrifice de Pierre Sully a fait l'objet d'une pièce en trois actes de Marcel
Dauphin : Pierre Sully, jouée en 1951, reprise en 1957 et publiée à Port-auPrince en 1960. Pour plus de détails, voir Roger Gaillard, Premier écrasement
du cacoïsme, 1981, p. 15 et passim.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
111
... les réceptions continuaient. Chaque jour en marquait de
nouvelles. Devant les gradés américains, les portes des foyers
s'ouvraient, larges, accueillantes, comme des bras prometteurs
de profondes étreintes.
(L. Laleau, Le Choc, 1932, 77.)
Certes, les cinq « romans de l'occupation » se montrent sévères
pour les Américains et souhaitent ardemment les voir se rembarquer.
Mais il est clair que ce qui est reproché aux anglo-saxons c'est leur
racisme d'une part, leur manque de culture de l'autre. Leur racisme,
parce qu'il est différent de celui de l'Haïtien. En Haïti, toute une hiérarchie s'établit, qui repose sur la nuance de l'épiderme, le lissé de la
chevelure et la finesse des traits. Pour l'Américain, une goutte de sang
noir suffit pour être classé parmi les inférieurs : il confond Noirs
Congo et Mulâtres clairs dans le même mépris. En Haïti, l'éducation,
l'ancienneté de la famille, la fortune peuvent compenser le type physique. Pour l'Américain, tout Nègre est Nègre, qu'il soit universitaire ou
analphabète, descendant de Héros de l'Indépendance ou enfant trouvé.
On reproche également à l'Américain sa culture, puisque le citoyen
des États-Unis, qui ne croit qu'au pragmatisme et n'admire que le roidollar, méprise celle des Haïtiens, qui repose sur le grec, le latin, l'esthétique raffinée et l'élégance rhétorique. Bref, le plus sanglant reproche que l'on ait fait à l'occupant, c'est de ne pas avoir traité la haute
société avec les égards auxquels elle estimait avoir droit. Et les Haïtiens s'efforcent de rendre mépris pour mépris. Comme le déclare,
dans Le Joug (1934) d'Annie Desroy, une jeune Port-au-princienne à
son mari, à propos des femmes des officiers américains :
Si tu les observais comme moi, tu verrais que la manière
même de s'habiller des femmes révèle sinon leur manque d'éducation, du moins un laisser aller absolument peuple (37).
[113]
Ce que les romans de l'occupation illustrent, c'est avant tout le
comportement des Haïtiens pendant cette période de crise. Dans Le
Choc, le père de Maurice Desroches refuse d'accepter l'occupation et
se renferme dans son indignation impuissante. Le jeune Desroches,
lui, avait d'abord cru que la tutelle américaine était indispensable aux
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
112
Haïtiens. Bientôt désabusé, quitté par la jeune fille qu'il aime et qui va
épouser la fortune d'un étranger, Maurice ne voit qu'une solution :
quitter le pays et s'embarquer pour la France en guerre, avec l'intention de se porter volontaire pour les tranchées. Dans Le Nègre masqué
(1933) de Stéphen Alexis, Rozembert Martial est le secrétaire du
grand-prévôt :
C'était un petit grimaud tortueux, intelligent et polyglotte. Il
s'était rendu indispensable à l'occupation. Il n'aimait pas ses
maîtres, mais il était pauvre (90).
Sur l'ordre de ses supérieurs, il porte un faux témoignage au procès
du héros, Roger Sinclair, qui est condamné pour résistance à l'occupation. Sinclair est innocent, mais amoureux de la fille du ministre de
France, la belle Mlle de Senneville, que courtise le lieutenant américain Smedley Seaton. Sorti de prison, Roger Sinclair rejoindra, avec
son ami Pascal Darty, les guerilleros cacos de Similum-Congo et Gingembre-trop-fort *. C'est bien la première fois que cet aristocrate entre
en contact avec une masse qui n'était pour lui, jusque-là, qu'abstraction prétexte à discours. Il prendra le commandement à la mort du
chef, mais finira par fuir Haïti pour la France, où il attendra sa bienaimée. Entre-temps Pascal Darty est tombé au combat. Dans Province,
Lucien Mauclair prend le maquis après avoir abattu un « marine » qui
brutalisait son vieux père ; le jeune Maridol cherche à noyer son écœurement dans l'alcool ; Émile Fanel penche pour le terrorisme, et
ainsi de suite.
Tous ces personnages appartiennent à l'élite sociale, ou du [114]
moins à l'élite intellectuelle, dont la résistance - dans le meilleur des
cas - fut verbale et inoffensive. Des effets de l'occupation sur le petit
peuple et le paysannat, nous n'apprendrons pas grand-chose. Mais on
ne pouvait tout de même pas ignorer que les violences des « marines »
provoquèrent dans plusieurs régions des soulèvements et une guerilla
sauvagement réprimée. Ainsi dans Le Nègre masqué, Similum Congo
fait une rapide apparition pour s'étonner de voir Sinclair et Darty
prendre le maquis :
*
Gingembre-trop-fort est le nom d'un guerillero marron de la guerre d'Indépendance (P. Moral, Le Paysan haïtien, 1961, 25).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
113
Hum ! [...] À vos figures et à votre langage, je vois que vous
êtes des gens de ville. Je croyais que vous étiez tous avec les
« américains » contre nous (141).
Dans le même roman, Florecita, la petite paysanne de Hinche, est
venue à Port-au-Prince, où elle se prostitue parce que :
Excédés par les corvées et les mauvais traitements, les
paysans de chez moi sont en armes. Mon père, qui était pourtant
un vieillard paisible, a été fusillé par les Américains, qui l'ont
pris pour un insurgé (25).
Florecita est, sauf erreur, la première prostituée à apparaître dans le
roman haïtien *. Pour en revenir au petit peuple, on trouve dans Le
joug la description des sévices que les policiers américains et leurs
auxiliaires font subir à des malheureux soupçonnés de vol. Mais il
était malaisé de trop s'indigner contre les occupants, puisqu'il a toujours été de rigueur en Haïti que les petits malfaiteurs soient battus
comme plâtre par les gardiens de la paix. À tel point que Louis Defay,
dans Ceux de Bois-Patate (1953), trouve manifestement cocasse le
vocabulaire technique qui décrit les violences infligées par le « chef
de section » Matador au chapardeur Over-Time. Des notes en bas de
pages décrivent à l'intention du profane les différentes formes de torture :
[115]
[Over-Time] a connu plusieurs séances fort orageuses de
« ouété namme » à base de « guêpes » de « cep fusi » de « coupé tripes » et de diverses autres aménités du même goût organisées, à son intention, par Matador, séances au cours desquelles,
en plus d'une fois, il a donné le « Jack-Pot » (31).
« Donner le Jack-Pot » est un élégant euphémisme pour indiquer le
relâchement du sphincter anal sous l'effet de la douleur.
*
Pour être tout à fait exact, Florecita - encore vierge - se propose à Roger Sinclair qui en fait sa maitresse et l'installe dans ses meubles. Le dévouement
passionné de la Négresse Florecita n'empêche pas bien entendu le Mulâtre de
soupirer pour une jeune Française.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
114
En résumé, les « romans de l'occupation » n'ont rien de populiste,
et ce sont les rapports des nantis avec les Américains qu'ils s'attachent
à analyser. Des exploits de Charlemagne Péralte et de Benoît Batraville, du massacre de Marcheterre, pas un mot. Peut-être parce que,
comme l'écrit Annie Desroy avec une touchante inconscience :
Le peuple souffrait moins que la bourgeoisie que l'Occupant
torturait, qu'il voulait anéantir à cause de sa supériorité intellectuelle (204).
Pour illettré qu'il soit, et bien qu'il confonde les troupes de Bonaparte et les « marines » américains, le paysan Désilus (dans La Montagne ensorcelée (1931) de Jacques Roumain) a une vision moins fantaisiste de la réalité :
Il y a cent ans on les avait foutus à la mer à coup de fusil
dans le cul. Mais les voici revenus, ces fils de chiens de blancs
américains (103).
Le roman paysan
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Forcée par les malheurs de la patrie à remettre ses présupposés
idéologiques et culturels en question, l'élite haïtienne chercha à redéfinir son identité. Elle se tourna vers le peuple, espérant trouver en lui
sinon la réponse aux problèmes fondamentaux, du moins une nouvelle
source d'inspiration. Dans un article pour une revue américaine, Stéphen Alexis, l'auteur du Nègre masqué - devenu entre-temps Conservateur du Musée National - explique en 1956 :
[116]
Le malheur est un excellent maître. En 1915, il se manifesta
sous la forme d'une occupation militaire par les États-Unis, et
infléchit irrévocablement le cours des activités intellectuelles en
Haïti. Cette occupation [...] produisit une réorientation complète
de la pensée et de la sensibilité des jeunes. Ils allaient désormais
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
115
poursuivre les réformes intellectuelles et culturelles sans chercher de modèles à l'étranger.
Retournant aux sources de leurs origines ethniques [...], revendiquant les valeurs primitives, ils recherchaient une haïtianité authentique, débarrassée de tout élément hétérogène. [...] Développer et révéler ce mystérieux et pittoresque trésor ancestral
[...] et le transcender par la création poétique, libérant ainsi nos
démons intérieurs, tel était l'idéal artistique auquel nous aspirions. Cet idéal est à l'origine de La Montagne ensorcelée de
Jacques Roumain, des beaux romans de J.-B. Cinéas Le Drame
de la terre et La Vengeance de la terre [...]
« Modern Haitian Thought », Books Abroad, September
1956, 261. [C'est moi qui traduis.]
La jeune génération s'inspirait des conférences et des articles de
Jean Price-Mars, réunis en volumes dans La Vocation de l'élite (1919)
et surtout dans Ainsi parla l'oncle (1928). Les idées de Price-Mars,
qui semblent aujourd'hui bien modérées, parurent extrêmement hardies à l'époque *. Haïti, rappelle Price-Mars, n'est pas un petit coin
noir de France, comme veulent le croire ceux de l'élite. Haïti se rattache également à l'Afrique ancestrale, par ses croyances populaires, sa
musique et sa danse, par mille habitudes de la vie quotidienne et surtout par une forme particulière de sensibilité. Et c'est dans le peuple
que s'est conservé cet héritage africain. Il est temps pour les intellectuels d'en prendre connaissance, de le revendiquer, de le transposer
par la création artistique. C'est à ce seul prix que les Haïtiens parviendront à réaliser leur authenticité.
[117]
Chose curieuse, ni Price-Mars ni ses partisans ne semble avoir revendiqué les romans de leurs prédécesseurs. Ainsi, dans son compte
rendu du Drame de la terre, publié dans Le Temps du 21 mars 1934,
*
Dans le dernier chapitre de son Histoire littéraire de l’Amérique française
(Montréal, PUL et Paris, PUF, 1954), Auguste Viatte donne un bon résumé
des idées de Price-Mars, de la manière dont elles furent comprises par ceux
qui se réclamaient (parfois abusivement) de « l'oncle », et des réactions suscitées.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
116
Arthur Lescouflair affirme que Cinéas et Jacques Roumain « ont été
les premiers à se tourner vers les paysans », ce qui n'est pas tout à fait
exact. Quoi qu'il en soit, bon nombre de jeunes romanciers, répondant
à l'appel de Price-Mars, composeront des romans paysans. Il faut entendre par ce terme des romans où la vie du paysan, telle qu'elle se
déroule dans les mornes, forme sinon toute la matière de l'œuvre, au
moins sa partie essentielle. C'est le roman paysan ainsi défini qui
constitue la catégorie la plus importante du genre romanesque en Haïti. Depuis 1931, date de publication de La Montagne ensorcelée, jusqu'à 1978, avec la parution du dernier en date, Ma fiancée des Orangers, de René Delmas, on relève vingt-trois romans paysans *. En outre, tant Jacques Roumain que les frères Pierre et Philippe Thoby
Marcelin, qui ont été les premiers romanciers haïtiens à être traduits
en plusieurs langues, doivent leur célébrité aux romans paysans qu'ils
ont écrits. On pourrait dire la même chose de Jacques-Stéphen Alexis,
dont Compère Général Soleil et surtout Les Arbres musiciens pourraient à la rigueur être considérés comme des romans paysans. Bref,
Le choc provoqué en nos âmes par l'occupation américaine
engendra une littérature nouvelle. [...] Et, à la faveur de ces circonstances, un personnage nouveau entra dans notre littérature.
L'âme nationale, telle que l'avaient forgée quatre siècles d'histoire, se retrouve intacte dans le paysan haïtien.
(L.O. Léger, « Préface » à F. Legendre, Contretemps, 1941.)
Cette vogue du roman paysan n'a pas été du goût de tous. Maurice
Lubin laisse percer un certain agacement dans sa présentation de jusqu'au bout du chemin (1966) de Bonnard Posy :
*
L'un des meilleurs romans paysans, Clercina Destiné, d'Edgar N. Numa, paru
à New York en 1975, a été composé quarante ans plus tôt. Un autre, Les Oubliés de Dieu, de Alix Lapierre, a paru en 1976. L'action se passe en 1935,
mais j'ignore quand il a été composé.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
117
[118]
Une certaine déformation nous a habitués, de nos jours, à rechercher dans tout roman proprement haïtien des paysans, du
vaudou, des zombis, du clairin, des coumbites et surtout de la
danse. N'essayez point de retrouver aucun de ces éléments typiquement haïtiens dans le roman de Bonnard Posy (6).
On pourrait dire que les romans paysans sont tous des romans plus
ou moins réalistes. Je veux dire que l'on n'y trouve plus les heureux
campagnards, frugaux et travailleurs, dont Frédéric Marcelin et d'autres enviaient le bucolique contentement. La vie rurale est désormais
montrée telle qu'elle est en Haïti : précaire, marginale et abrutissante.
Et si les romanciers célèbrent encore la beauté des mornes, ils n'hésitent plus à évoquer les sécheresses prolongées ou les cyclones dévastateurs qui mènent à la ruine, à la disette et trop souvent à la famine.
Mais, après cette constatation préliminaire, il est difficile de généraliser au sujet de cette vingtaine de romans. Ils diffèrent les uns des
autres autant par l'idéologie et par l'optique que par le style. Ainsi,
pour prendre une série d'exemples, Les Semences de la colère, d'Anthony Lespès, est très évidemment l'œuvre d'un homme de gauche,
tandis que Milo Rigaud ne s'intéresse guère aux questions sociales en
composant Jésus ou Legba ?. Dans L’Héritage sacré, Jean-Baptiste
Cinéas valorise le Vodou paysan, alors que Marie Chauvet en dénonce
le fatalisme malsain dans Fonds des Nègres. Le souffle poétique qui
parcourt Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain, contraste
avec la précision froide et ironique du style des frères Marcelin.
Il me semble cependant que l'on peut arriver à certaines conclusions en ce qui concerne, d'abord, l'attitude du romancier envers le
monde paysan ; ensuite la manière dont il conçoit les rapports entre le
monde rural et le monde urbain ; enfin et surtout, l'analyse proposée
de la condition paysanne dans la réalité haïtienne. C'est ce que je tenterai de faire au chapitre suivant, en étudiant l'image du paysan dans le
roman haïtien depuis ses origines.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
118
[119]
Le roman prolétaire
Retour à la table des matières
Puisque c'est vers le peuple que le romancier haïtien se tourne à
partir de la fin de l'occupation, il n'aurait pas été étonnant de voir le
roman prolétaire se développer en même temps que le roman paysan.
Encore faudrait-il s'entendre sur l'acception du mot « prolétaire ». Précisons tout de suite que, puisqu'il n'y a pratiquement pas d'industries
dans le pays, nous ne rencontrerons guère de travailleurs d'usine dans
le roman haïtien. Le seul que j'ai relevé est Hilarion Hilarius, le héros
de Compère Général Soleil, de Jacques-Stéphen Alexis (1955), qui
travaille un temps dans une petite fabrique d'objets en sisal. On entendra donc généralement par prolétaires des domestiques, des manutentionnaires, des vendeurs ambulants ou des sans-travail à la recherche
du pourboire ou de l'aumône qui leur permettra de ne pas mourir de
faim. Il y a certes des romans haïtiens qui ont des prolétaires pour personnages principaux et qui se déroulent dans les quartiers pauvres.
Ainsi Marilisse, de Frédéric Marcelin (1903) : Marilisse, la bonne de
Maître Caséus Térarnène, se place * avec Joseph, cymbalier du régiment. Elle se met blanchisseuse et passe le reste d'une vie de sacrifices
et de privations à s'occuper de son homme, tombé dans la sénilité précoce, et de son gendre, ivrogne invétéré. Où, en 1935, Viejo, de Maurice Casséus, dont Price-Mars écrivait dans sa préface :
Viejo [...] est un long et troublant poème où se reflète comme en
un miroir fidèle l'existence dramatique des parias qui grouillent
dans les quartiers interlopes de Port-au-Prince (VIII).
Les héros de L’Espace d'un cillement, de Jacques-Stéphen Alexis
(1959), sont une prostituée cubaine et un mécanicien des chantiers
maritimes. Dans Fils de misère de Marie-Thérèse Colimon (1974),
l'héroïne, Lamercie, fille de La Saline (le plus insalubre des bidonvilles de Port-au-Prince), est tour à [120] tour bonne à tout faire, mar*
Plaçage : dans les classes sociales inférieures, forme consensuelle de mariage
non reconnue par la loi.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
119
chande d'acassan * et lavandière, pour élever son fils. Elle meurt abattue par les soldats au cours d'une émeute. Enfin, dans Le Creuset
(1980) de Paulette Poujol-Oriol, le fils d'une cuisinière et d'un Dominicain de passage deviendra, grâce aux sacrifices des siens, un célèbre
médecin.
Mais si les romans prolétaires sont relativement rares, surtout par
comparaison avec les romans paysans, les personnages prolétaires
sont très nombreux : la domesticité est si bon marché en Haïti que
même les pauvres peuvent trouver quelqu'un pour les servir en échange d'un peu de nourriture. Et comme le constate Pierre Papillon dans
L’Âme qui meurt (1954) :
Il n'existe au monde rien de plus odieux que la domesticité
telle qu'elle se pratique chez nous. C'est la forme la plus moderne de l'esclavage (8).
Cette forme d'« esclavage » avait déjà été dénoncée par Jacques
Roumain dans Les Fantoches (1931). Et c'est une fois de plus aux
temps de la colonie que l'on fait remonter l'origine d'un abus :
Cette coutume de prendre chez soi des domestiques mineures que l'on ne rétribue point et dont on dispose comme d'un objet, nous vient en droite ligne du passé colonial (138).
La majorité de ces bonnes, cuisinières, chauffeurs et garçons de
cour sont des personnages secondaires à l'emploi tout à fait traditionnel : ils peuvent être maltraités, lorsque le romancier veut illustrer la
méchanceté d'un personnage bourgeois ; ils peuvent exprimer le bon
sens populaire ; ils peuvent amuser par leur naïveté ou leur bêtise ; ils
peuvent être des modèles de fidélité et de dévouement. Et puis, bien
sûr, les romanciers se complaisent à évoquer ce petit peuple qui
grouille dans les rues de Port-au-Prince et donne à la ville cette animation bigarrée et pittoresque qui fait la joie de l'Haïtien.
[121]
Ce que l'on ne trouve pas dans le roman haïtien, c'est la vision d'un
prolétariat réservoir d'émeutiers en puissance ou, a fortiori, force révolutionnaire capable de mettre en danger l'ordre établi. Les roman*
Acassan : bouillie de maïs.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
120
ciers peuvent à la rigueur s'apitoyer sur le sort des pauvres ou s'en indigner ; ils n'imaginent pas que leur ressentiment puisse s'exprimer
autrement que par des vengeances individuelles (et, d'ailleurs, exceptionnelles). Ainsi dans Le joug, d'Annie Desroy (1934), la bonne des
Murray se venge d'une gifle donnée par sa patronne dans un moment
de mauvaise humeur en s'arrangeant pour que le maître de maison la
surprenne en flagrant délit avec un amant. Dans L’Âme qui meurt
(1954), de Pierre Paillon, le ferblantier Dorvilien tue à coups de machette le bourgeois chez qui sa femme travaille, et qui l'a violée. C'est
à ce moment qu'il comprend l'interprétation d'un rêve que lui avait
jadis donnée une prêtresse vodou :
Comme tout cela paraissait clair maintenant. Le taureau déchaîné c'était le peuple fatigué de se courber sous le joug de
plus de cent années de misère et d'oppression, d'ignominies accumulées, d'humiliations patiemment endurées. Et la corne
n'était pas autre chose que l'arme avec laquelle il devait châtier
le crime. Il avait l'intime conviction d'avoir répondu à l'appel,
d'avoir accompli la volonté des ancêtres (119).
Que la vision mystique débouche un jour sur l'action politique n'est
pas impossible, mais semble pour l'instant relever de la foi plus que du
projet. Et même dans Compère Général Soleil, où des intellectuels
expliquent le marxisme aux prolétaires comme Hilarion Hilarius, il est
évident que - dans le meilleur des cas - de nombreuses années d'encadrement et de formation seront nécessaires pour qu'une action collective quelconque puisse être envisagée.
Le seul roman où j'aie trouvé des nantis mis à mal par des prolétaires est La Facture du diable (1966) de Francis Séjour-Magloire, œuvre extraordinaire de verve et de violence. On y voit des bayakou (vidangeurs) dévaster la villa de gens cossus, les Goldimbert :
[122]
Au souvenir de nos grabats à punaises, nos chaises bancales
et dépareillées, nos assiettes d'émail décalé... nos haches, nos
pikois, nos massues s'élevaient plus haut et descendaient sur les
fauteuils, les canapés, les fours, les appareils de radio et de télévision, les machines à coudre, les armoires, les lits... avec des
hhans ! que n'eût pas désavoués une bourrique étiô. Et dire que
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
121
tout ce que je connaissais jusque là de leurs belles demeures,
c'étaient leurs latrines d'où, la nuit, j'allais tirer pour une somme
dérisoire les bonnes choses succulentes que leurs tripes convertissaient en caca puant (51-52).
Toute la famille Goldimbert finira par être taillée en pièces. Mais détail significatif - tout le roman est une sorte de récit onirique, où
l'érotisme s'allie à la scatologie dans une volonté évidente d'épater le
bourgeois. Pour autant que je sache, ce roman n'a pas été pris au sérieux en Haïti et n'est pratiquement pas connu.
* * *
Si les années 1931 à 1935 marquent une renaissance du roman haïtien, les huit années suivantes sont bien maigres : entre 1931 et 1943,
en huit ans, on ne relève que trois romans. En 1939 paraissent La Case de Damballah, roman paysan écrit et illustré par le peintre Pétion
Savain, et Célie, de Delorme Lafontant, histoire d'une jeune fille noire, pauvre et vertueuse, qui finit par se marier et devenir institutrice.
Célie est prétexte à de nombreuses discussions sur toute la gamme des
problèmes haïtiens : préjuge de couleur, condition paysanne, Vodou,
utilisation possible du créole, etc. En 1943 paraît La Famille Émeraude, de Muriel Darly, premier roman pour enfants publié en Haïti, qui
raconte les aventures d'une famille d'anolis (lézards verts des Tropiques).
À quoi attribuer le silence des romanciers ? À mon avis, c'est au
découragement des intellectuels, qui constatent que les gouvernements
de Sténio Vincent (1930-1941), « le libérateur du territoire », et d'Élie
Lescot (1941-1946) n'effectuent aucune des réformes espérées. L'élite
mulâtre, des villes [123] et ses alliés, les gros cultivateurs noirs,
consolident leur emprise sur le pays et se montrent moins disposés
que jamais à partager pouvoir et bénéfices soit avec la classe moyenne, soit, à plus forte raison, avec la masse. Et l'on se rend compte également que si les « marines » ont quitté le pays, c'est l'impérialisme
américain qui continue, directement ou par Haïtiens interposés, à actionner les leviers de contrôle.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
122
La grande époque du roman haïtien
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En 1944, reprise très nette des activités littéraires et donc du roman. À partir de 1944 et jusqu'en 1955, au moins deux, souvent trois
et parfois quatre romans paraissent chaque année.
Une fois de plus, l'activité littéraire coïncide avec l'effervescence
idéologique. La confrontation entre les démocraties occidentales et
l'URSS d'une part et les puissances de l'Axe de l'autre permit aux intellectuels haïtiens d'inscrire leur volonté de réforme dans le contexte
d'un combat planétaire. Ils espéraient qu'au sortir de la guerre Haïti
allait faire partie d'un monde nouveau, de justice et de liberté, issu de
la victoire sur le racisme totalitaire. Au nom de cet idéal, les étudiants
font grève en janvier 1946 pour exiger des élections *. Le mouvement
s'étend, les élections ont lieu, Dumarsais Estimé assume la présidence,
qu'il occupera jusqu'en 1950. Mais il se montra trop « révolutionnaire » et, à la faveur d'un coup d'État, le général Paul Magloire, un
« modéré », prend le pouvoir et le garde jusqu'en 1956. L'année suivante ramène la quasi-anarchie : cinq gouvernements en moins d'un
an. À la suite d'élections présidentielles, François Duvalier prête serment en octobre 1957.
En 1944 paraissent, Gouverneurs de la rosée et Canapé-Vert, le
premier roman des frères Marcelin. Dantès Belle-garde [124] écrit :
Le roman, qui avait été comme le parent pauvre de la littérature haïtienne, attire de plus en plus nos écrivains. Il s'est enrichi dans ces derniers temps de quelques œuvres importantes.
(« Préface » à M. Verne, Marie Villarceaux, 1945, XII.)
Il ne savait pas si bien dire ; en une dizaine d'années allaient paraître quelques-uns des plus grands romans haïtiens : Semences de la
colère d'Anthony Lespès, Parias de Clément Magloire St-Aude,
*
Sur la révolution de 1946, voir le Collectif Paroles, 1946-1976 Trente ans de
pouvoir noir en Haïti, T.L., « L'Explosion de 1946 : Bilan et perspectives »
(1976).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
123
Mambo, ce petit chef-d'œuvre de Maurice Casséus, le premier roman
de Marie Chauvet, Fille d’Haïti, et Compère Général Soleil, le premier roman de Jacques-Stéphen Alexis.
Trente-deux romans en tout. Cette production marque un aboutissement, la réalisation d'une série de virtualités plutôt que la découverte de nouvelles directions. On y relève romans paysans, romans historiques, romans de mœurs, romans humoristiques, romans prolétaires,
certains bons, d'autres médiocres, mais aucun qui ne se rattache, et
d'assez près, aux romans des époques précédentes.
Ce n'est donc ni dans la matière traitée ni en fin de compte dans
l'optique adoptée que réside l'originalité de certains de ces romans.
C'est dans une meilleure connaissance des techniques romanesques
d'une part, et dans l'emploi d'une gamme plus variée de possibilités
linguistiques de l'autre.
Gouverneurs de la rosée est le seul roman haïtien à avoir été traduit dans un grand nombre de langues. Le fait que Jacques Roumain
ait été le fondateur du Parti Communiste haïtien a contribué à sa diffusion dans le monde entier, mais n'enlève rien à la valeur évidente de
l'œuvre. Or, la trame en est très simple, et les personnages, tout d'une
pièce, d'une psychologie bien sommaire. Quant à l'idéologie implicite
du roman, elle est étonnamment peu réaliste. La valeur de l'œuvre, le
génie de l'auteur résident à mon avis dans la création d'une série de
registres linguistiques, orchestrés de façon à créer une nouvelle structure, déchiffrable sur plusieurs [125] niveaux et néanmoins parfaitement accessible à tout Francophone. Nous y reviendrons.
Si Gouverneurs de la rosée se caractérise par une technique romanesque élémentaire et une écriture très complexe, Compère Général
Soleil (1955) de Jacques-Stéphen Alexis me semble au contraire plus
remarquable par sa technique que par son écriture. Non que celle-ci
soit maladroite, au contraire, mais Alexis s'est visiblement inspiré de
Roumain, qu'il admirait, et qui apparaît d'ailleurs dans le roman sous
les traits de Pierre Roumel. Si, dès les premières lignes de Gouverneurs de la rosée, Roumain trouve le ton qu'il gardera jusqu'à la dernière page, la recherche de l'écriture artiste me semble un peu trop
évidente dans le premier roman d'Alexis. C'est plutôt, toujours à mon
avis, dans deux nouvelles du Romancero aux étoiles (1960) qu'Alexis
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
124
atteint à un style personnel et soutenu : « Le Sous-lieutenant enchanté » et « Chronique d'un faux-amour ».
Quoi qu'il en soit, Compère Général Soleil reste une « histoire », le
récit chronologique d'une vie, celle d'Hilarion Hilarius depuis le moment où, pousse par la faim, il cambriole une villa jusqu'à sa mort,
après qu'il a échappé de justesse au massacre, ordonné par Trujillo en
1937, de vingt mille Haïtiens établis en République Dominicaine.
La persona du narrateur, dont la voix omniprésente commente
chaque péripétie de l'action, fait tout l'intérêt du roman. Parfois lyrique, pour décrire la beauté d'une femme ou d'un paysage, parfois vengeresse pour dénoncer la misère et l'injustice, parfois prophétique pour
menacer les maîtres d'Haïti, parfois gouailleuse, ironique, attendrie,
cette voix passe d'un ton à l'autre sans effort apparent. La persona du
narrateur s'identifie par moments à la conscience d'Hilarion, joue
quelquefois le rôle de témoin impassible, ne craint pas à l'occasion
d'exprimer le ressentiment du peuple haïtien tout entier. De même
dans les descriptions, le narrateur emprunte parfois les yeux de ses
personnages, alors qu'à d'autres moments le personnage fait lui-même
partie de la [126] scène décrite. C'est dans ce déplacement constant du
point de vue, que soulignent les variations correspondantes du ton narratif, que me paraît consister l'art d'Alexis, qui s'est voulu théoricien
du roman et qui en a étudié et utilisé les techniques *.
L'époque contemporaine
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La dernière période qui nous intéresse ici est celle qui couvre les
vingt-cinq dernières années, pour lesquelles on relève soixante-cinq
romans. Il faut remarquer que vingt-sept de ces romans ont été publiés
à l'étranger (seize en France, neuf au Canada, un aux États-Unis, un au
Sénégal). Certes, bien des romanciers haïtiens, depuis Émeric Bergeaud, se sont fait publier à l'étranger. Mais ceux qui nous intéressent
*
J.-S. Alexis a exprimé ses idées sur le roman et - plus précisément - sur ce que
devait être le roman en Haïti, dans deux articles de Présence africaine : « Du
réalisme merveilleux des Haïtiens » (8-10, juin-novembre 1956, 245-271) et
« Où va le roman ? » (13, avril-mai 1957, 81-101).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
125
à présent n'avaient pas le choix : ils vivent ou sont morts en exil. Le
gouvernement Duvalier suscite en effet l'opposition de bon nombre
d'écrivains haïtiens. Certains choisissent l'exil ; d'autres sont expulsés.
Ce n'est bien entendu pas la première fois que les écrivains et le pouvoir s'entendent mal en Haïti. Mais jamais auparavant n'avait-on assisté à une telle diaspora des hommes de lettres. Jean Brierre, Félix Morisseau-Leroy, Gérard Chenêt, Roger Dorsinville gagnent l'Afrique ;
Franck Fouché et Anthony Phelps s'établissent au Canada ; René Depestre à Cuba, Edgar Numa aux USA ; Jacques-Stéphen Alexis tombe
à Bombardopolis, Francis-Joachim Roy meurt en France ; Marie
Chauvet et Philippe Thoby-Marcelin aux États-Unis.
Les romans publiés depuis 1956 me semblent pouvoir se diviser en
deux groupes. Ceux des écrivains de la génération précédente, c'est-àdire ceux qui avaient déjà commencé à écrire avant la révolution duvaliériste et ceux qui ont commencé [127] à écrire depuis. Parmi les
premiers on relève Jacques-Stéphen Alexis avec Les Arbres musiciens
(1957) et L’Espace d'un cillement (1959), Marie Chauvet, avec La
Danse sur le volcan (1957), Fonds des Nègres (1961) et Amour, Colère et Folie (1968), Félix Courtois, avec Scènes de la vie port-auprincienne (1975). Parmi les seconds, les « débutants » pour ainsi dire, nous distinguerons les romanciers en exil, Francis-Joachim Roy,
Les Chiens (1961), Roger Dorsinville avec ses trois romans « africains » et Mourir pour Haïti (1980), Gérard Étienne, avec Le Nègre
Crucifié (1974) et Un ambassadeur macoute à Montréal (1979), et
Anthony Phelps, avec Moins l’Infini (1972) et Mémoire en colinmaillard (1976) des romanciers restés au pays, tel René Delmas et
Alix Mathon, entre autres.
Si du point de vue de la quantité la production romanesque de ces
vingt-cinq dernières années est honorable, force est de convenir que sa
qualité laisse souvent à désirer. Car, outre les romans que je viens
d'énumérer et qui se recommandent tous, pour une raison ou une autre, un nombre relativement considérable d'œuvres dont on comprend
difficilement la raison d'être est publié, surtout en Haïti mais aussi
parfois par des Haïtiens à l'étranger. Ces « romans » sont visiblement
l'œuvre soit d'autodidactes, soit de personnes n'ayant qu'une très vague
notion de ce qu'une œuvre littéraire peut être. Il y en a même qui tombent dans l'amphigouri et en face desquels la critique s'avère impuissante.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
126
Ce n'est bien entendu pas la première fois, en Haïti ou ailleurs, que
des textes voient le jour sans autre justification que le désir de l'auteur
de voir paraître son nom en lettres d'imprimerie. Mais je ne pense pas
tomber dans l'impressionnisme gratuit en jugeant que leur nombre
augmente en Haïti, surtout depuis les quinze dernières années. Inutile
de citer des noms, d'autant plus que l'on peut toujours espérer que ces
premiers essais mèneront à d'autres textes, plus intéressants. Le cas
s'est vu : en 1949 paraît L’Exilé du ciel, de Pierre Papillon, auquel,
avec la meilleure volonté du monde, il serait [128] difficile de trouver
des qualités. Par contre L’Âme qui meurt, que le même auteur publie
en 1954, est mieux conçu, mieux construit, mieux écrit. Sans être un
chef-d'œuvre, il brosse un tableau saisissant des quartiers pauvres de
Port-au-Prince. Je n'hésiterais pas à prétendre que certains passages
n'en dépareilleraient nullement cet autre roman prolétaire, Compère
Général Soleil, qui allait paraître l'année suivante. L’Âme qui meurt
est à ma connaissance la dernière œuvre de Pierre Papillon.
Il n'est pas facile d'expliquer la récente prolifération de romans maladroits mais il me semble que le départ d'Haïti de tant d'hommes de
lettres y a contribué. Les débutants se sont en effet vus privés de ce
dont ils avaient le plus besoin : un conseiller expérimenté, une personne du métier, capable de leur signaler les erreurs de goût, les incohérences dans la structure, les invraisemblances psychologiques... et
même, à l'occasion, les pataquès et les contre-sens. De la même façon,
les jeunes Haïtiens dispersés à l'étranger, surtout dans des pays de langue étrangère, anglaise ou espagnole, auront du mal à trouver les mentors et le milieu qui les guideront dans leurs débuts.
C'est dire que je ne vois pas - dans un proche avenir - de renouveau
du roman haïtien en perspective. Ni parmi ceux qui sont restés au pays
et qui, outre les difficultés que nous venons de voir, ont à tenir compte
d'un pouvoir méfiant et tatillon : dans la mesure où tout roman est
analyse de la société, un minimum de tolérance est indispensable à
son éclosion. Ni parmi les jeunes en diaspora, car un contact intime et
fréquemment renouvelé avec le milieu décrit me semble indispensable
à la composition d'un roman. Ce qui, soit dit entre parenthèses, ne
s'applique pas nécessairement à la poésie ou au théâtre. Et je pense
que nous ne tarderons pas à voir paraître des romans qui se déroulent
en milieu haïtien exilé tout comme, dans le domaine américain, nous
trouvons des romans d'immigrés et de fils d'immigrés mexicains et
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
127
portoricains. Déjà Épaves de Karl Toulamanche [129] (1972) raconte
les tribulations d'un jeune Haïtien à New York et Gérard Étienne imagine l'arrivée d'Un ambassadeur macoute à Montréal (1979) pour enseigner à la municipalité comment mieux asservir le petit peuple québécois.
Il y a plus. Tant en Haïti qu'au dehors, une bonne partie de la jeunesse tend de plus en plus à considérer le créole comme la véritable
langue des Haïtiens, et affecte de considérer le français uniquement
comme une langue de culture et de communication internationales,
inapte à exprimer les réalités profondes du pays et de ses habitants. Je
ne veux pas dire que nous n'aurons plus jamais de grands romanciers
haïtiens de langue française. Mais il faut tout de même signaler que
c'est en 1975 que paraissent à Port-au-Prince les deux premiers romans écrits en créole : Dézafi de Franketienne et Lanmou pa gin baryè
d'Émile-Célestin Mégie.
Pour en revenir aux romans des vingt-cinq dernières années, nous
y relevons des romans paysans estimables, Fonds des Nègres de Marie Chauvet ou Clercina Destiné d'Edgar Numa, par exemple ; des
romans historiques comme ceux d'Alix Mathon ; une extraordinaire
chronique sous forme d'« audience », Les Chiens, de F.J. Roy, et des
romans prolétaires comme L’Espace d'une cillement de J.-S. Alexis.
Autrement dit, les genres traditionnels du roman haïtien sont toujours
représentés... bien qu'ils semblent s'épuiser à mesure que les années
passent.
Un nouveau genre se développe : le roman féminin ou, plus exactement, les romans haïtiens écrits par des femmes, et qui analysent la
condition féminine en Haïti. Marie Chauvet est de loin la plus intéressante de ces romancières ; Marie-Thérèse Colimon fait la biographie
d'une femme du peuple dans Fils de Misère, et Nadine Magloire dénonce la répression sociale et érotique de la bourgeoise haïtienne dans
Le Mal de vivre. Depuis 1930 on relève une douzaine de romancières
haïtiennes ; il serait intéressant de leur consacrer une étude.
Outre le roman féminin, il faut signaler les romans d'exilés qui attaquent le régime actuel et son fondateur. Je pense au [130] dernier
roman de Marie Chauvet, à ceux d'Anthony Phelps, au Nègre crucifié
(1974) de Gérard Étienne, au Mât de Cocache (1979) de René Depestre, à Mourir pour Haïti (1980) de Roger Dorsinville. La chose n'a
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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rien d'inusité en soi, nous avons vu que la politique est une préoccupation constante des romanciers haïtiens, et ce dès les origines. Ce qui
est nouveau, c'est l'extrême violence et l'obsession de la torture qui se
retrouvent dans les romans d'émigrés. C'est d'ailleurs Le Nègre crucifié qui me paraît le plus intéressant des romans publiés dans les vingt
dernières années... pour autant, toutefois, que ce soit vraiment un roman : l'auteur a sous-titré son œuvre : « récit ». Il s'agit en fait du long
monologue halluciné d'un prisonnier politique à la veille de son exécution, qui se voit et se dit crucifié, « cloué au Carrefour du Cimetière,
exactement à l'angle des rues Monseigneur Guilloux et Alerte » (11).
Cette litanie insoutenable dénonce les tortures et les exécutions, la misère, la saleté, la maladie et la famine du peuple, les plus sadiques
perversions sexuelles et le gouvernement des Américains par Haïtiens
interposés. D'une façon qui mériterait une analyse détaillée, Gérard
Étienne disloque la syntaxe pour la recréer selon une nouvelle logique, désarticule le temps et, à coups d'images inusitées, se forge un
langage personnel. Un exemple au hasard :
Une flamme sort de ma bouche. Je la lance en haut des châteaux qui sont deux siècles de typhoïde d'un peuple dépossédé
de sa matrice et de ses champs de banane.
…………………………………..
Fornique-moi, Chef, jusqu'au coucher du soleil. Forniquemoi. Parce que j'écris ton nom sur mes excréments, forniquemoi pour ça. Je sais qu'à ce moment on est en train d'écrire une
histoire semblable aux histoires des Révolutionnaires cocas
qu'on raconte, les soirs à la chandelle, celle d'un condamné à
mort, aux oreilles de bourrique, d'écrire mon enfance sur des
feuilles de cocotier, sur le sang, sur le mensonge (35).
Sans atteindre à ces extrêmes, des romans comme Amour, Colère
et Folie de Marie Chauvet et comme Mémoire en colin-maillard [131]
d'Anthony Phelps me semblent tournés dans la même direction : la
recherche non pas tant de nouveaux thèmes que d'un enrichissement
des thèmes existants par une nouvelle expression. Si un jour les jeunes
écrivains haïtiens peuvent se retrouver au pays natal, il me semble
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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qu'ils orienteront le roman haïtien dans le sens du « réalisme merveilleux » que réclamait Jacques-Stéphen Alexis. Et peut-être un jour
Alexis et Marie Chauvet, Séjour-Magloire, Gérard Étienne, Phelps et
Dorsinville seront-ils considérés comme les précurseurs d'une renaissance du roman haïtien.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
130
[132]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Chapitre IV
LA TERRE, LES HOMMES
ET LES DIEUX
1. LA TERRE
Retour à la table des matières
Un des rares analystes étrangers à s'être penchés sur Haïti sans ironie de mauvais aloi ni indulgence paternaliste est l'anthropologue Alfred Métraux. Outre son importante étude Le Vodou haïtien (1968), il
publia en 1957 un long essai : Haïti, la terre, les hommes et les dieux.
C'est à son sous-titre que j'emprunterai les rubriques où ranger une
série de thèmes qui se retrouvent dans le roman haïtien.
Je commencerai par essayer de montrer comment les romanciers
ont décrit et jugé leur pays et son histoire, et comment ils ont réagi à
la malveillance de chercheurs, d'écrivains, de journalistes étrangers
qui - dès l'Indépendance - se sont complu à donner d'Haïti une image à
la fois terrifiante et ridicule.
Les hommes, ensuite. Il s'agira de voir comment les structures sociales, et tout particulièrement les rapports entre riches et pauvres,
Noirs et Mulâtres et paysans et citadins ont été décrits et analysés par
les romanciers. Nous verrons également dans quelle mesure les problèmes sociaux sont à la fois cause et effet de la mentalité nationale,
telle qu'elle s'incarne dans les personnages.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
131
Enfin, la vision qu'ont les romanciers des particularités de la vie religieuse en Haïti mérite une étude détaillée. Non pas tant le catholicisme et le protestantisme haïtiens que le Vodou, pratiqué par la masse du peuple et - qu'ils l'avouent ou non - par bon nombre de membres de l'élite. Superstition [133] rétrograde pour les uns, religion populaire pour les autres, haute expression de l'haïtianité pour certains,
le fait reste que l'attitude envers le Vodou est une composante essentielle de l'image que chaque Haïtien se fait de lui-même. Elle ne pouvait donc pas manquer de devenir une préoccupation fondamentale du
romancier haïtien.
Par « la terre », j'entendrai « le pays », aussi bien dans son apparence que dans son essence. J'essayerai d'abord de montrer sur quels
aspects de la réalité matérielle les romanciers s'arrêtent lorsqu'ils décrivent les campagnes et les villes où ils situent leurs romans. Pour
autant que faire se puisse, il s'agira en somme de séparer dans le roman la peinture des choses de celle des hommes, la peinture de la terre
haïtienne de celle de ses enfants.
L'essence du pays ensuite ou, si l'on préfère, sa « personne », captée à présent dans son histoire, son destin, sa tragédie. Que savent les
romanciers haïtiens du passé de leur pays et comment l'interprètentils ? Et à quel avenir Haïti leur semble-t-elle promise ?
Le Général de Gaulle commençait ses Mémoires en affirmant :
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France ». Et cette idée, la majorité des Français la partageaient sans toujours se
l'avouer. Je voudrais dégager l'idée que les romanciers haïtiens se font
d'Haïti.
* * *
Le premier roman haïtien, Stella d'Émeric Bergeaud (1859), s'ouvre sur une exaltation de la beauté d'Haïti. Bergeaud insiste sur deux
caractéristiques du paysage. Sa grandeur sauvage :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
132
Des montagnes altières anoblissent l'aspect du pays, l'entourent et le protègent, comme une armée de Titans préposés à sa
garde (4), et la douceur du climat et la fertilité du sol, qui font
d'Haïti une sorte de Paradis terrestre où il n'y a, [134] chose remarquable, pas un reptile dangereux, pas une bête féroce, pas
un ennemi, enfin, pour disputer à l'homme les fruits abondants
de ses faciles labeurs (7).
On s'attriste à penser que, si cette riante description était déjà quelque peu idéalisée à l'époque, elle semble aujourd'hui cruellement ironique : le surpeuplement, le déboisement, l'érosion et l'épuisement du
sol ont peu à peu dégradé le Paradis. Les mornes haïtiens, jadis attrayants par leur luxuriance, ont pris de nos jours la beauté austère des
terres arides.
Cinquante ans après Stella, Frédéric Marcelin fait faire à ses protagonistes, Thémistocle et Monsieur Hodelin, une promenade à cheval
dans la région de Kenscoff. Sa description bucolique des campagnes
fertiles et des paysans vivant dans une honnête abondance ne correspondait sûrement pas à la réalité de l'époque, et les lecteurs de Marcelin devaient comprendre qu'ils avaient affaire à une convention littéraire. Le lecteur d'aujourd'hui, lui, a l'impression d'avoir été emporté
par l'imagination de l'auteur dans un autre univers. N'y voit-on pas un
vieux paysan, qui vient de devenir grand-père, expliquer que :
Les enfants, c'est encore la fortune de nous autres. La terre
ne nous manque pas ; c'est des bras qu'il nous faut (171).
Jacques-Stéphen Alexis a encore chanté certaines régions qui
avaient gardé l'aspect paradisiaque des origines : toute la partie lyrique
des Arbres musiciens (1957), par exemple, qui se déroule dans la région des Fonds-Parisien et de l'Étang Saumâtre. Mais il sait bien que
cette beauté risque d'être un trompe-l'œil, et qu'Haïti est le « faux paradis des hommes » :
La terre [...] d'Haïti étincelle de merveilles telles que nul
passant ne pourrait s'imaginer que la misère, la détresse eussent
pu prendre racines dans un pareil décor (10).
Depuis une vingtaine d'années, l'abondance et le bien-être sont généralement présentés comme les reliques d'un temps jadis de plus en
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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plus légendaire. La beauté d'un paysage, d'un coucher de soleil, d'une
maison ancienne servent le plus souvent [135] à faire contraste avec
des descriptions autrement réalistes et angoissées.
Quoi qu'il en soit, l'amour et la célébration du pays natal ont été et
restent encore des constantes du roman haïtien. Des constantes pour
ainsi dire obsessives : que ce soit en brossant de vastes panoramas, en
évoquant le charme de tel coin de campagne ou de telle ville de province, en donnant de rapides croquis du pittoresque port-au-princien,
rares sont les romanciers qui n'ont pas contribué à glorifier le pays.
Ce faisant, ils ont conscience de faire œuvre patriotique... et didactique. Leurs lecteurs risquent en effet de ne pas apprécier la beauté de
leur pays. Par parti-pris quelquefois : ils affectent de mépriser ce qui
est national - y compris les paysages - au profit de ce qui est étranger.
Par ignorance le plus souvent : le mauvais état des rares routes carrossables et la difficulté de trouver des moyens de transport font que bien
des Port-au-princiens ne connaissent pratiquement pas la province.
Dans Coup de tonnerre (1966) d'Anatole Cyprien, le jeune Serge a
réussi à trouver une vieille guimbarde pour promener sa fiancée, qui
s'exclame :
- Sergo chéri, avant de venir ici, j'ignorais que mon Haïti
était si jolie.
- C'est ce qui arrive à la plupart des citadins. Ils ne se déplacent jamais, et s'extasient devant certaines gravures, certains
paysages de l'étranger, alors qu'il existe chez eux des sites autrement plus merveilleux (23).
Les descriptions de la campagne haïtienne, surtout dans le roman
paysan, sont souvent d'une grande sensualité. La terre y est volontiers
identifiée à une femme, métaphore certes traditionnelle que l'on trouve
déjà dans la Bible. Mais, sous la plume des romanciers haïtiens, la
comparaison est soutenue et peut atteindre à une précision surprenante :
Le plateau avait été lavé à belle et grande eau toute l'aprèsmidi. Déjà, l'ombre débordait les ravins, échappée entre les
cuisses entr'ouvertes des collines au sommeil. [136] [le vent]
l'avait baisé [le plateau] sur la bouche, et il l'avait réveillé et se-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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coué et mordu dans sa chair, et la prairie s'était retournée sur sa
couche et avait tressailli tel un visage de femme qui attend
l'amour et qui sent le souffle qui va l'emporter bien loin dans la
faiblesse.
(A. Lespès, Les Semences de la colère, 1949, 125 ; 184.)
Ou comme chez Pétion Savain, dont le héros Rebelné pense
au pays là-haut, à son pays, couché entre deux grandes cuisses
de montagnes. Comme un sexe de belle négresse. Le sexe de la
maitresse de l'eau.
(La Case de Damballah, 1932, 22.)
Ou encore dans Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain
(1944), dont le lyrisme repose en grande partie sur l'identification de
la terre à une femme... et vice-versa :
[la terre] c'est comme une femme qui d'abord se débat, mais la
force de l'homme, c'est la justice, alors elle dit : prends ton plaisir... (4)
…………………………………………
Après s'être gourmé avec la terre, après qu'on l'avait ouverte
tournée et retournée, mouillée de sueur ensemencée comme une
femelle, venait la satisfaction (15-16).
Ghislain Gouraige a bien vu qu'avec le roman paysan le rôle de la
nature change. La nature ne fournit plus seulement le cadre où se déroule l'action, mais prend les dimensions d'un personnage ou - si l'on
préfère - d'un mythe. Comme une divinité capricieuse, elle envoie tour
à tour la sécheresse et l'inondation ruiner les espoirs de ceux qui la
servent. La nature est en Haïti « l'évidence d'une force qui transcende
les ressources humaines et laisse la créature désemparée » (G. Gouraige, Le Roman haïtien, 1971, 153). Même lorsqu'ils se réclament du
matérialisme scientifique, comme Lespès, Roumain et JacquesStéphen Alexis, les romanciers n'ont pas hésité à laisser à la terre, à
l'eau et au ciel leur dignité mystique... s'inspirant en cela des paysans
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
135
qui servent en Agoué Arroyo le dieu de l'eau et en Papa Zaka celui des
récoltes.
[137]
Bon nombre de romans haïtiens ont pour cadre Port-au-Prince,
« cette ville étrange qui, avec son expression d'abandon, semble avoir
une pensée » (F. Hibbert, Séna, 1904, 102). Mais, si dans les romans
de Balzac ou de Zola, par exemple, Paris devient une sorte de personnage mythique (comme Londres pour Dickens ou Lima pour VargasLlosa), il n'en va pas de même pour Port-au-Prince. Autant et plus que
les touristes étrangers, les romanciers haïtiens s'attachent surtout au
pittoresque, aux spectacles, aux bruits, aux odeurs, à cette foule qui
grouille dans les marchés, se déhanche dans les défilés de carnaval et
bavarde le soir, sur les trottoirs, à la lueur des lumignons. Mais tout se
passe comme si la capitale n'était qu'un lieu géographique, n'avait pas
sa propre physionomie, son propre passé. Ses monuments sont rarement décrits, les différences entre tel quartier et tel autre rarement
analysées. Ce n'est pas dans les romans qu'il faut chercher quel souvenir historique s'attache à tel bâtiment, à tel coin de rue. Et ce n'est certes pas que les Port-au-princiens se désintéressent de leur ville. Les
« Souvenirs du vieux Port-au-Prince », publiés en volumes ou dans les
périodiques, ne se comptent plus.
Les Chiens (1961) de F.-J. Roy évoque une journée particulièrement mouvementée de la vie de la capitale : les vingt-quatre heures de
décembre 1956 qui virent avorter la tentative de coup d'État du général Magloire. Roy promène le lecteur du Palais National aux petites
épiceries de quartier, des résidences cossues de Pétionville aux maisonnettes modestes de Poste Marchand. Mais plutôt que d'une vue
d'ensemble, c'est d'une série de vignettes qu'il s'agit, où l'on retrouve
cette curiosité amusée et attendrie caractéristique du flâneur port-auprincien. Ainsi cette description de la Grand-rue :
Par rafales, tape-tape et camionnettes passent dans un vacarme d'avertisseurs, chargés à couler bas de madan saras
[marchandes] caquetantes, de bidons de lait vides brinquebalant
sur les toits ou attachés par paquets bruyants à l'arrière. Elles se
frayent à grand-peine un passage à travers le conglomérat de
gens, de volailles, [138] d'ânes, de mulets qui encombrent
l'avenue Dessalines (10-11).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
136
Les romanciers haïtiens n'ont bien entendu pas braqué leur objectif uniquement sur les aspects plaisants du décor. Ils ont également
su décrire la misère sordide des taudis et les campagnes brûlées de
sécheresse ou dévastées par les cyclones. Mais cette vision négative
est relativement récente. Jusqu'à la « génération de 1930 », la misère
avait une existence pour ainsi dire abstraite, et son évocation n'impliquait qu'exceptionnellement celle des cahutes lépreuses, des bidonvilles, de la pourriture et de sa fétidité. Le mythe de la terre nourricière,
en particulier, aura la vie dure. Donnons-en un exemple, significatif
par sa fausse naïveté même. Dans le roman de Mme Virgile Valcin,
Cruelle destinée (1929), Mme Rougeot et ses deux fillettes se retrouvent sans le sou et sont expulsées de leur maison. Elles se réfugient
dans une campagne où, comme l'explique l'héroïne :
Ce feuillage touffu nous offrira un toit, ce tronc abattu par
une main charitable, regardez-le bien, nous servira de siège le
jour et d'oreiller la nuit... Voyez la quantité de manguiers que
nulle main n'a plantés et qui nous présentent leurs fruits juteux ;
écoutez le bruit de la rivière là-bas qui nous invite à boire de ses
eaux cristallines et à rafraîchir nos membres fatigués, humons
cet air qui nous caresse les joues, il ne peut qu'être un breuvage
utile à nos poumons abîmés par les chaleurs de la ville (14-15).
C'est ce genre d'image lénifiante qui domine jusqu'en 1930 et qui
se retrouve - un peu plus nuancé sans doute - chez certains romanciers
d'aujourd'hui.
Si une vision plus réaliste s'est enfin imposée, c'est à mon avis pour
plusieurs raisons. D'abord, de par l'idéologie à tendance populiste et
folklorisante des écrivains de la fin de l'occupation. Ensuite parce que,
si la misère du paysan haïtien a toujours été réelle, elle s'est aggravée
progressivement avec le déboisement, l'épuisement des terres, la
croissance démographique et le perfectionnement des mécanismes
d'exploitation des campagnards par les citadins et leurs alliés. Dans Le
Paysan haïtien (1961), Paul Moral [139] décrit de façon angoissante
le rythme uniformément accéléré de la dégradation rurale. Si en 1900
la condition paysanne était encore acceptable, si elle restait marginalement possible en 1950, dix ans plus tard, le monde des campagnes
présente
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
137
d'irrémédiables faiblesses, un grand épuisement, une détresse
souvent pitoyable. [...] Il nous faut aujourd'hui placer, pour ainsi dire, le décharnement des mornes avant le charme bucolique
des paysages, l'indigence des techniques et la précarité des rendements avant l'archaïsme pittoresque des genres de vie, le dénuement matériel et spirituel avant une sorte de bonheur des
premiers âges trop complaisamment évoqués. L'heure n'est pas
à une peinture en trompe l'œil de la « Perle des Antilles » (7-8).
En Haïti comme ailleurs, le romancier est rarement prophète ; ce
n'est en général qu'une fois les problèmes entrés dans leur phase critique que l'écrivain les évoque et les analyse. Ce n'est donc qu'à partir
des « romans paysans » qu'une vision navrante se dessine. Le romancier Marc Verne, parmi tant d'autres, est conscient de la détérioration
des conditions de vie du paysan. Il évoque avec attendrissement les
temps heureux, aux environs de 1900, où les propriétaires terriens régnaient sur d'importants domaines. Ce n'était pas sans doute la démocratie, mais :
En tout cas, on voyait rarement des paysans déguenillés
comme on en voit actuellement et qui produisent à peine de
quoi nourrir misérablement leur nombreuse progéniture.
(Marie Villarceaux, 1945, XIX.)
Nous avons vu que comparer la terre d'Haïti à une femme désirable
était devenu un lieu commun. Marie Chauvet va la comparer à une
femme d'une autre apparence :
De belles montagnes, oui, mais pelées comme des chiennes
galeuses [...] Pour la sonder, cette terre, pas grand-chose à faire,
ses os sont aussi visibles que ceux d'une femme maigre et elle
agonise comme une poitrinaire à ses derniers moments.
(Fonds des nègres, 1961, 3.)
[140]
Et dans Oubliés de Dieu (1976) Alix Lapierre ira plus loin dans
l'évocation brutale des campagnes dévastées par l’ouragan :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
138
Grelottant de froid, crevant de faim, mourant de soif les enfants allègrement léchaient la terre, bouffaient les herbes, croquaient les mouches. De grosses mouches vertes qui, après la
bourrasque, semblaient naître du sol quand chauffait le soleil, à
midi [...] La vapeur fusait droite, des cuisses ouvertes de la terre. Alors, les mouches par milliers prenaient leur vol. [...] Pays
de l'éternel printemps, Séguin, le petit village oublié derrière les
montagnes, était devenu ce bled affreux, cette vallée du cauchemar qui donnait la nausée (89-90).
Mais, à la persistance d'un décor haïtien enchanteur et rassurant,
Max Dorsinville proposait en 1933 une autre explication :
Certes, beaucoup d'Haïtiens ont écrit sur leur pays, en ont
vanté les charmes et les beautés, mais c'était plutôt une œuvre
pour l'exportation, où le souci d'amener l'étranger à résipiscence
nous donnait l'air intéressé du fabricant qui vante outrageusement sa marchandise.
(C.r. de « Le Drame de la terre »,
La Relève, 1 septembre 1933.)
Ce n'est pas une simple boutade ; il est bien évident qu'un passage
comme le suivant, par exemple, est effectivement destiné à l'exportation et qu'il s'adresse au lecteur étranger :
En Haïti, les fleurs ne connaissent pas de saisons : [...] Les
forêts même se parent des fleurs les plus rares, les plus précieuses. Quoi, vous souriez, lecteurs ? Eh bien, non, des touristes en
nombre ont découvert des variétés d'orchidées dans […] les
montagnes de la Selle.
(V. Valcin, Cruelle destinée, 1929, 92.)
Et en fait, la seule description réaliste des quartiers pauvres de la
capitale avant celles de Casséus ou de Jacques-Stéphen Alexis se
trouve dans le 16e épisode du roman-feuilleton anonyme Les Houngan Niqqxkon, paru dans Le Soir en juillet 1905. Un bourgeois se
fourvoie un soir dans les bas-fonds :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
139
Ce fut une sorte de cauchemar qui le prit, lorsqu'après avoir
[141] enjambé la rigole limoneuse et infecte, il alla donner sur
les marchandes de poissons, assises là à l'aise dans, dans le remous de milliers de mouches [...] Dans le relent empuanti du
Marché en Haut, tous les miasmes de détritus décomposés, mêlés à des odeurs humaines, il y avait quelque chose de fauve qui
le prit à la gorge. [...] Arrivé à la « Croix-des-bossales », partout
la même hideur, des maisons affreuses et délabrées semblables
à des cases de sauvages, des flaques d'eau recouvertes d'une
nappe de mousse verdâtre, et partout aussi de la misère les indélébiles marques dans la physionomie des hommes et des choses.
Il est probable que les aspects déprimants du paysage (rural ou urbain) d'Haïti ont à l'origine été tacitement considérés comme tabou.
Tout comme le Vodou. Et, tout comme le Vodou, ils ont été admis
dans les périodiques qui ne circulent qu'à l'intérieur des frontières
avant de l'être dans des volumes susceptibles d'être lus à l'étranger.
S'il se borne aujourd'hui à chanter la beauté de la campagne, le romancier haïtien aura l'impression de masquer la réalité, de participer à
cette conspiration du silence par laquelle les pouvoirs publics ont toujours réagi à la dégradation écologique et à la malnutrition généralisée. Et de même, devant les conditions de vie des classes populaires,
qui ne font qu'empirer, le romancier aura mauvaise conscience à
n'évoquer que l'élégance des quartiers riches.
En ce qui concerne la description du pays dans le roman haïtien,
nous assistons en somme à une double évolution. Le paysage rural
change dans la réalité d'abord dans la fiction ensuite. Ce qui fut jadis
luxuriance, abondance, volupté, deviendra sécheresse, dénuement,
souffrance. Tout comme le paysage urbain, d'ailleurs, où il devient
impossible de passer sous silence la lèpre des taudis qui menace les
beaux quartiers. Par ailleurs - et parallèlement, bien entendu -, le facteur humain devient de plus en plus important dans les descriptions
d'Haïti. Les campagnards et les ouvriers formaient jadis partie du décor ; on postulait leur bonheur et les peuples heureux n'ont pas d'histoire. On ne peut plus [142] se dispenser de raconter celle des paysans
et des travailleurs haïtiens, dont la condition est devenue catastrophique.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
140
En fin de compte, l'attitude du romancier haïtien envers la terre qui
l'a vu naître a toujours été ambiguë. En la célébrant, il exprime certes
un amour sincère et contribue consciemment à la faire mieux connaître à l'étranger. D'autre part s'il la critique - ce qui est presque toujours
le cas aussi - c'est par patriotisme sans doute mais dans une certaine
mesure par découragement et par insatisfaction profonde. Le romancier haïtien et son public ont reçu une éducation calquée sur la française, ont utilisé les mêmes manuels que leurs congénères de Lille ou
de Béziers, ont souvent fait des études secondaires ou supérieures soit
en Europe soit en Amérique du nord. Dans un sens, ils risquent fort
d'avoir été dénaturés, d'avoir appris à regarder et à juger le monde selon des critères esthétiques élaborés sous d'autre cieux. Leur éducation
leur a inculqué le goût des jardins à la française, des fermes-modèles
douées d'équipement moderne, de l'imposante régularité des grandes
métropoles. Or la réalité haïtienne est pratiquement à l'antipode de cet
idéal. Le regard jeté par le romancier sur le savant fouillis du jardin à
l'haïtienne, les minuscules kay-pay (cases à toit de chaume) habitées
par des paysans ne connaissant que la machette et la houe, l'anarchie
de l'urbanisme port-au-princien sera souvent affectueux bien sûr, mais
risque en même temps d'être dépité. Haïti a été considérée comme
« sauvage », puis « primitive », puis « arriérée », puis « sousdéveloppée » avant d'être « en voie de développement », selon le dernier euphémisme en vigueur. Et je soupçonne que le romancier haïtien
vit dans la tentation constante de considérer son pays avec l'œil de
l'étranger, c'est-à-dire comme une réserve de pittoresque exotique, où
il est agréable de se reposer, mais difficile de vivre sa vie.
En même temps, si le poète peut se permettre de chanter la beauté
pure, le pittoresque en soi, ce n'est pas le cas du [143] romancier, qui
n'est pas chantre mais analyste. Derrière les paysannes descendant au
marché, le romancier voit toute une structure sociale fondée sur l'inégalité et la méfiance ; derrière le champ de canne ou de maïs se profilent le régime de tenure de la terre et les mécanismes d'exploitation.
Objectivement et subjectivement, lorsqu'il regarde son pays, le romancier haïtien est donc constamment déchiré entre l'amour et le ressentiment, entre l'admiration et le dénigrement. C'est peut-être ce que
Henri Terlonge essayait maladroitement d'exprimer lorsqu'il écrivait :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
141
La cité, nous ne l'aimons guère ; la nature, nous ne l'avons
jamais regardée ; il semble que, sur le sol, nous n'ayons point
planté notre tente à perpétuelle demeure.
(« Redressement », Le Temps, 3 avril 1940.)
C'est en tous cas ce qu'exprime Nadine Magloire ; nombreux sûrement sont les romanciers qui pourraient écrire, comme elle : « Tant
de choses de ce pays m'exaspèrent. Pourtant je ne le quitterai pas. »
(Le Mal de vivre, 1968, 93.)
* * *
Si Stella s'ouvre sur une évocation de la beauté d'Haïti, le dernier
chapitre consiste en un résumé de son histoire. Et le romancier ne se
borne pas à rappeler les événements, il les commente. Ainsi, après le
récit des guerres de l'Indépendance, il écrit :
Cette révolution fut aussi grande que pas une. Le peuple
qu'elle émancipa peut aujourd'hui s'en glorifier ; il doit même
s'y reporter souvent par l'esprit, afin d'apprendre à ne pas déroger de son passé (322).
L'Histoire est une obsession des romanciers haïtiens. L'Histoire en
tant que discipline, qu'instrument de connaissance et de compréhension de la réalité nationale, et l'Histoire en tant que Mythe, que miroir
qui renvoie à l'Haïtien l'image d'une grandeur passée et d'un présent
déchu.
[144]
En tant que discipline, l'histoire d'Haïti reste fragmentaire et artisanale. La plupart des Haïtiens qui se sont penchés sur leur histoire n'ont
pas reçu de formation professionnelle adéquate. Il n'existe en Haïti
aucune grande bibliothèque de travail ; pour consulter les ouvrages
indispensables, le chercheur doit profiter d'un séjour en Europe ou aux
États-Unis. Ce qui est plus grave, c'est que les archives locales et nationales ont été laissées à l'abandon ; faute de protection, des masses
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
142
de documents ont disparu, et l'inventaire de ce qui reste n'a jamais été
entrepris. Quant aux collections rassemblées par les particuliers, elles
finissent souvent par être mises en vente à l'étranger.
À l'étranger, l'Histoire d'Haïti est pratiquement ignorée. Non seulement l'histoire depuis la fondation de la république, mais aussi celle
de la révolution. À l'origine, il s'est agi d'une conspiration du silence :
l'Histoire étant écrite par les Occidentaux, citoyens de pays à l'époque
esclavagistes, l'émancipation d'Haïti était vue comme un scandale et
un danger. Un scandale, parce qu'elle ne cadrait pas avec le mythe de
l'infériorité et de l'incapacité congénitale des Nègres, ni avec celui du
caractère sacré de la propriété privée (des Blancs), même lorsque cette
propriété privée se composait non seulement de terres mais aussi d'esclaves (noirs) chargés de les faire fructifier. Un danger, parce que la
lutte pour l'émancipation risquait de s'étendre aux Antilles anglaises et
espagnoles, au Brésil et aux États-Unis. Même lorsque l'esclavage fut
enfin aboli dans le Nouveau Monde *, les historiens occidentaux montrèrent un singulier manque d'empressement à se pencher sur la révolution haïtienne. Sans doute l'âge d'or de l'impérialisme colonialiste
n'était pas le moment indiqué pour rappeler [145] le souvenir de la
première victoire du Tiers Monde sur l'Occident.
Ce n'est que tout récemment que des historiens ont commencé à
étudier cet incroyable et scandaleux événement dont il faudra bien
finir par admettre l'importance. Mais, pour arriver à un exposé détaillé
et cohérent de l'histoire d'Haïti, il conviendrait d'entreprendre systématiquement des recherches partielles, tant sur les individus et les
groupes sociaux que sur les phénomènes de transformations ou, tout
bonnement, sur le déroulement exact des événements. L'effrayante
dispersion des documents - sinon leur disparition pure et simple - rend
la tâche bien difficile.
Dans ses Témoignages (1950), Mme Fortuna Guéry évoque l'éducation haïtienne « d'autrefois » :
*
L'esclavage fut aboli dans les possessions anglaises en 1833 ; la plupart des
républiques d'Amérique latine l'abolirent dès leur indépendance, sauf le Brésil
qui attendit jusqu'en 1878. L'abolition eut lieu dans les possessions françaises
en 1848, dans les possessions hollandaises en 1863. Les «États-Unis abolirent
l'esclavage en 1865, et à Cuba et à Porto-Rico il ne fut aboli qu'après la perte
de ces territoires par l'Espagne en 1898.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
143
... on apprenait que « notre pays c'est la France ». On
connaissait mieux la Marseillaise que la Dessalinienne. Le 14
juillet était célébré avec grande pompe et le Ier janvier [fête nationale d'Haïti] était seulement le jour des étrennes et des souhaits de bonne année. Les durs efforts, les immolations de nos
ancêtres se réduisaient à des phrases récitées, et l'épopée napoléonienne abolissait la Guerre de Trois mois (72-73).
Bien entendu, Madame Guéry avait été éduquée dans un pensionnat de religieuses françaises, mais c'étaient (et, dans l'ensemble, ce
sont encore) les écoles congréganistes qui éduquaient l'élite intellectuelle du pays. Et si la situation a évolué depuis « autrefois », il reste
que les Haïtiens risquent encore de connaître l'Histoire de France
mieux que la leur. Les manuels d'histoire d'Haïti s'en tiennent prudemment à l'histoire politique du pays et passent sous silence l'histoire
économique, sociale et intellectuelle. Ils constituent en fait des listes à
peine étoffées de noms de présidents et de dates de mandats. L'Haïtien
qui veut en savoir plus long sur son histoire que ce que l'école lui a
appris est donc obligé de rechercher des ouvrages étrangers (peu
nombreux et généralement introuvables en Haïti) ou les ouvrages
d'historiens, dont la plupart, depuis longtemps épuisés, n'ont jamais
été réédités.
[146]
Une autre difficulté se pose : l'Histoire d'Haïti a toujours été écrite
de façon tendancieuse. Certes, l'Histoire n'est pas une science et n'a
jamais été une discipline impartiale. Mais la partialité des historiens
prend en Haïti des formes particulières : elle y a été écrite soit pour
mettre le pays en valeur aux yeux de l'étranger, soit dans l'optique partisane d'une fraction de l'élite s'opposant à une autre fraction de l'élite.
(Encore une fois je prends ici le terme dans son acception la plus large, et comprends par « élite » ces 10% environ de la population qui
ont accès à l'enseignement et au pouvoir tant économique que politique).
Dès les origines, les historiens haïtiens se sont attachés à montrer
que leur pays méritait une place parmi les nations dites « civilisées ».
Ils insistaient sur le fait que l'élite haïtienne, ayant été à la meilleure
des écoles, celle de la France, était parfaitement capable d'assumer
l'organisation de la société selon les normes européennes, et de mener
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
144
le pays dans la voie du développement. Ces historiens ne manquaient
pas de souligner par ailleurs (et avec raison) que le pays avait toujours
été victime de l'indifférence, de l'hostilité et de la cupidité des grandes
puissances. Ils prétendaient et croyaient sincèrement, qu'avec le temps
et la bienveillance de l'étranger, l'élite accomplirait sa mission d'éducatrice de la masse. Bref, pour citer encore une fois ce romancierhistorien que fut Bergeaud :
Notre pays n'est pas étranger aux idées progressives du siècle. Dieu lui crie : Marche ! et, dans sa pénible ascension, nos
vœux sincères l'accompagnent.
(Stella, 1859, 324.)
Et ce sont les mêmes excellents sentiments qu'exprime Corinne,
l'héroïne de Delorme Lafontant :
L'élite n'a qu'une mission : celle d'élever par l'amour, la justice, l'honneur, son peuple, et de le conduire à la prospérité, au
respect et à l'admiration du monde par le travail manuel, intellectuel et moral.
(Célie, 1939, 143.)
[147]
Que l'élite et ses porte-parole historiens aient longtemps eu l'ambition de faire passer Haïti pour un petit coin noir de l'Occident ne fait
guère de doute. Mais de plus, les intellectuels haïtiens ont revendiqué
pour le pays la mission de défendre et d'illustrer la race noire :
... cette République noire [...] est la gloire de tous les nègres,
car c'est l'œuvre la plus noble, la plus virile de notre commune
mère la Race Noire.
(H. Price. De la Réhabilitation de la race noire par la République d'Haïti, 1900, 101.)
L'existence même d'Haïti, son acceptation par l'Occident (à
contrecœur si l'on veut, mais d'autant plus probante pour cela), illustraient l'égalité des Noirs. Lourde responsabilité que celle des Haïtiens, puisque :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
145
Si Haïti prospérait [...] toute une race avilie, le tiers du monde connu, pourrait lever haute et fière la tête en nous montrant.
(M. Lcorps, « F. Marcelin, »
Les Variétés [du Cap], 20 Oct. 1904.)
De même que la gloire d'Haïti rejaillit sur le peuple Noir tout entier, les citoyens conscients s'affligent, aux moments sombres de leur
histoire, de voir «leur Pays par trop malheureux, faisant honte à la Race, honte à l'Humanité » (J.-B. Cinéas, Le Choc en retour, 1948, 136.)
Évidemment, depuis que les États africains ont accédé à l'indépendance, Haïti est moins en mesure de revendiquer le leadership moral
de la Négritude. Mais, encore en 1964, Gérard de Catalogne soutenait
dans Haïti à l'heure du Tiers Monde que les doctrines duvaliéristes
étaient mutatis mutandis applicables au Continent Noir :
Si l'on voulait essayer de discerner le sens des grands mouvements qui animent l'Afrique, on ne pourrait mieux le faire
qu'en se rapportant au Catéchisme Haïtien (67).
Défendre Haïti et défendre les Noirs : bien des historiens haïtiens
ont composé, outre leurs travaux purement historiques, des ouvrages
aux titres révélateurs : Anténor Firmin, par exemple et son De l'égalité
des races humaines (1885), [148] ou Louis-Joseph Janvier, avec
L’Égalité des races (1884) et La République d’Haïti et ses visiteurs
(1883), (en réponse à De Paris à Haïti, recueil de chroniques injurieuses publiées à Paris par Cochinat dans La Petite Presse), ou encore
Hannibal Price, avec De la réhabilitation de la race noire par la république d’Haïti (1900) ou enfin J.N. Léger et Haïti, son histoire et
ses détracteurs (1907).
Les titres de ces ouvrages disent assez qu'ils sont avant tout destinés aux étrangers, pour défendre Haïti contre les critiques dénigrantes
et malhonnêtes, et lui donner une meilleure image de marque. Ils font
accessoirement appel au patriotisme du lecteur haïtien et lui inspirent
la fierté de ses origines et le sentiment de ses responsabilités. Ce ressentiment contre la malveillance étrangère et ce rappel des gloires
passées restent des composantes fondamentales de l'haïtianité. L'actuel Président de la République s'y réfère :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
146
Certains peuvent avoir tendance à nous considérer comme
des enfants bâtards de la communauté Américaine, mais ils
n'empêcheront pas que nous sommes le second État indépendant du Continent et qu'à ce titre nous avons promené le drapeau de la liberté sur les terres révoltées de l'Amérique Latine.
(J.-C. Duvalier, Discours reproduit par Le Nouveau Monde,
21 et 22 juin 1976.)
La plupart des ouvrages d'historiens haïtiens se rattachent à l'une
ou à l'autre de deux idéologies qui, dès l'Indépendance et jusqu'à nos
jours, inspirent l'élite haïtienne. Idéologies complexes, qui se recoupent sur certains points ; disons pour simplifier qu'elles se sont incarnées dans deux partis politiques, le Parti National et le Parti Libéral,
qui s'opposent entre 1870 et 1915. Dans sa Présocialogie haïtienne
(2e éd., 1970), René-A. Saint-Louis a bien montré que le programme
des deux partis ne faisait que codifier « deux idéologies distinctes
nées de conditions ethniques et économiques différentes » (108). Les
partis ont disparu, mais on pourrait aisément montrer que leurs idéologies continuent à s'opposer. Le parti National se voulait de « masse ». Face à la minorité [149] « mulâtre », il entendait défendre les
intérêts de la majorité «noire ». Ses cadres étaient généralement issus
soit de la petite bourgeoisie noire, soit des grands propriétaires terriens noirs. Son programme donnait la primauté au développement de
l'agriculture et préconisait la création d'écoles rurales. Il réclamait ide
pouvoir au plus grand nombre » et était partisan d'un « Pouvoir fort ».
Le parti Libéral, dont la plupart des cadres étaient mulâtres et
avaient fait leurs études à l'étranger, prônait le développement industriel, l'organisation de l'enseignement sur le modèle français. Il réclamait « le pouvoir aux plus capables » et les libertés démocratiques.
Le désaccord entre ces deux idéologies se manifeste dès avant la
Déclaration de l'Indépendance, quand le parti de Rigaud, chef des Métis, s'opposait à celui de Louverture, chef des Noirs. Plus tard, Pétion
s'opposera à Dessalines d'abord, à Christophe ensuite *.
*
Je résume ici l'exposé de René-A. Saint-Louis, La Présocioiogie haïtienne, 2e
éd., 1970, 103-110. On consultera également le livre de D. Nicholls, Front
Dessalines to Duvalier - Race, Colour and National Independence in Haïti,
1979.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
147
Jacques-Stéphen Alexis évoque, dans Les Arbres musiciens (1957),
la politique pro-mulâtre du président Lescot (1941-1946). La réaction
ne se fit pas attendre et
En revanche, de dangereuses et curieuses théories pararacistes
se développaient dans la petite bourgeoisie et le « collorisme »
pseudo-révolutionnaire faisait des ravages. [...] Sous la cendre
de la stupide politique «lescotiaque » se ranimaient les vieilles
luttes traditionnelles entre libéraux et nationaux du siècle dernier... (l55-156).
Sous des formes et avec une rhétorique qui évoluent, ce même
conflit de classes, de races et d'idéologies se perpétue jusqu'à nos
jours. Pour objectif qu'un historien se veuille, il reste forcé de pencher
pour l'une ou l'autre de ces idéologies, son choix le rendant immédiatement suspect aux partisans de l'idéologie opposée. Comme le constate Hénock Trouillot, à propos des historiens haïtiens :
Les uns tirent le drap de l'Histoire du côté de Pétion et les
autres [150] du côté de Dessalines ou de Christophe. C'est une
littérature confuse...
(Les Origines sociales de la littérature haïtienne, 1962, 94.)
Où, comme le remarquait, déjà en 1900, Ducis Viard, dans son
roman La Dernière étape :
Mais qui fouille les documents pour les mettre au grand
jour ? Personne. Qui les contrôle au moyen des choses accréditées ? Personne. L'histoire ne s'écrit que par ouï-dire ; elle devient alors anecdotique et ne découvre point la vérité. Elle la
gaze.
La plupart des écrivains qui se plaisent aux études historiques se contentent de rapporter les faits vécus d'après ce qu'ils
ont entendu dire ou vu écrire ou encore selon les intérêts qu'ils
peuvent avoir dans certains événements accomplis. [...] Voilà le
mal. Il ne faut pas déplaire : On a des tenants et des aboutissants (18- 19).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
148
« Il ne faut pas déplaire. On a des tenants et des aboutissants. »
L'historien et l'homme de lettres prudents passeront maîtres dans l'art
de se borner aux généralités inattaquables, de parer d'une rhétorique
intrépide une pensée inoffensive. C'est ce que déplore Frédéric Marcelin dans La Vengeance de Mama (1902) :
Il faut qu'elle [l'histoire] soit un enseignement ou un remords. Elle n'est ni l'un, ni l'autre, chez nous, tout au plus un
exercice d'enflure académique (125).
Marcelin est injuste de mettre ainsi dans le même tonneau des historiens consciencieux et des écrivaillons mondains. Il reste qu'il a toujours été difficile en Haïti d'écrire l'histoire sans s'engager, et pas d'un
engagement purement platonique ; lorsqu'on se penche sur l'histoire
contemporaine, bien entendu, mais aussi sur celle des générations passées, récupérées par les idéologies et les intérêts de classe d'aujourd'hui :
C'est au point que toute œuvre se référant au passé historique ou littéraire est censée être écrite contre un parti et qu'il n'y
a pas en Haïti d'autre critère pour apprécier les auteurs.
(G. Gouraige, La Diaspora d’Haïti et l’Afrique, 1974, 69.)
Voilà peut-être pourquoi, comme nous le verrons, certaines époques historiques n'ont, malgré leur caractère dramatique, [151] jamais
inspiré les romanciers. Peut-être pourquoi ils hésitent à identifier
nommément certains personnages historiques, même morts depuis
longtemps. Le romancier préfère laisser flotter un certain vague quant
à la date précise où se déroule son roman, de façon qu'un doute subsiste quant à l'identité d'un chef d'état, d'un ministre ou de tel ou tel personnage. Sauf évidemment dans les romans historiques, il est souvent
impossible de déterminer l'année ou même la décennie où l'action est
censée se dérouler : le romancier a pris soin de gommer tout ce qui
permettrait de déduire le moment chronologique. On ne saurait accuser un Frédéric Marcelin d'indulgence envers les moeurs politiques de
son pays ; il ne mentionne cependant un chef de l'état que sous l'appellation de « Général - Président » et précise, pour plus de précaution,
que, « on le savait pourtant, à défaut de perspicacité politique, coura-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
149
geux, militaire éprouvé » (La Vengeance de Mama, 1902, 238). Encore une fois, en Haïti le passé est toujours présent.
Le romancier haïtien et son public risquent donc de n'avoir de
l'Histoire d'Haïti qu'une connaissance fragmentaire et partisane. Et
pourtant, l'Histoire obsède le romancier ; non point tant le récit des
événements, mais l’Histoire comme accomplissement de la destinée
nationale... ou peut-être comme réalisation d'une malédiction originelle :
Quand je vois l'état du peuple haïtien, je me rappelle la mythologie grecque et je crie désespérément : Prométhée ! Prométhée ! Nous étions montés trop haut dans l'échelle des réalisations et en trop peu de temps. Les dieux pour nous punir de notre audace insensée ont provoqué notre chute, nous ont frappé
de cécité, d'impuissance et nous ont cloués sur un rocher.
(L. Mercier, « La Leçon de Christophe », Le Temps, 24 mats
1937.)
Si nous définissons le roman historique comme un roman dans lequel des événements précis tirés de l'Histoire déterminent ou influencent le déroulement de la trame et lui servent dans une large mesure
de cadre référentiel, à peu près vingt [152] pour cent des romans haïtiens peuvent être considérés comme des romans historiques. Ne rappelons, pour mémoire, que Francesca, Le Damné et L'Albanaise, de
Demesvar Delorme, qui s'inspirent de l'histoire, mais pas de celle
d'Haïti. D'autres romans évoquent la « préhistoire » de la république :
Le Flibustier (1902), « essai de roman en vers » d'Etzer Vilaire et La
Reine Anacaona, d'Émile Marcelin (1931), « sorte de roman historique librement écrit », qui rappelle la cruauté des Conquistadors et le
lâche assassinat de la reine des Indiens Arawaks, premiers habitants
de l'île. Dans Cœur de héros, cœur d'amant, d'Émeline Carriès Lemaire (1950), c'est bien d'un événement historique qu'il s'agit : le séjour
de Simon Bolivar en Haïti en 1815. Mais c'est autour des amours supposées du Libertador que tout le roman est construit et, comme le souligne l'auteur : « Cette 'nouvelle' brodée autour d'un thème historique
est une pure fantaisie. »
Quant aux autres romans historiques, il n'est pas surprenant qu'ils
s'attachent de préférence à mettre en scène des épisodes soit de la lutte
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
150
pour l'Indépendance, soit de l'occupation américaine. C'est à ces deux
moments que les Haïtiens se sont opposés à l'étranger plutôt que les
uns aux autres. Certes, au sein du commun combat, se déroulaient en
même temps des querelles intestines, et les romanciers n'ont pas hésité
à en faire état. Mais on luttait pour un idéal qui s'inspirait de la devise
de la République : « L'Union fait la force ». Et l'union a amené la victoire : l'Indépendance d'abord, la libération du territoire ensuite.
Je ne veux pas dire que, dans les romans de l'Indépendance et ceux
de l'Occupation, l'idéologie plutôt libérale ou plutôt nationale de l'auteur ne se manifeste pas. Il serait en fait passionnant de déterminer
comment l'une ou l'autre de ces idéologies opère dans chaque roman
historique, mais cela exigerait une étude détaillée que l'on ne saurait
même esquisser ici. Quoi qu'il en soit, la lutte pour l'Indépendance et
la libération du territoire sont aux yeux du romancier haïtien des [153]
interruptions dans cette longue suite de turpitudes et de cruautés, cette
« opérette sanglante » comme disait Fernand Hibbert, qu'est pour lui
l'histoire de son pays. Tout comme l'historien, le romancier veut d'une
part critiquer son pays et sa société dans l'espoir d'une amélioration ;
de l'autre, les défendre et les exalter aux yeux de l'étranger et galvaniser les énergies nationales. Et ce sont ces deux épisodes qui permettent la défense et l'illustration aussi, et non pas la seule dénonciation.
Comme l'écrit Alix Mathon dans La Fin des baïonnettes (1972) :
En dehors des pages de manuels d'histoire magnifiant la révolte des esclaves et la fondation de l'État haïtien, les professeurs trouvaient, il faut l'avouer, peu de matière pour susciter le
sentiment patriotique chez les élèves (76).
Si l'Histoire d'Haïti depuis l'Indépendance offre peu de matière au
pédagogue, elle aurait par contre dû constituer une mine inépuisable
pour le romancier. Mouvementée à souhait, les soulèvements y alternent avec les coups d'État, la cruauté cynique avec l'abnégation idéaliste, les épisodes grotesques avec les actions d'éclat. Et pourtant les
romanciers semblent s'être donné le mot pour ne s'intéresser qu'à certains moments bien définis de l'histoire : la lutte pour l'Indépendance
et la libération du territoire, comme nous l'avons vu, et aussi le gouvernement de François Duvalier, dans une série de romans publiés à
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
151
l'étranger par les opposants exilés *. À part cela on peut rappeler Romulus, de Fernand Hibbert, qui greffe les aventures de son héros sur le
récit circonstancié du siège de Miragoâne par les troupes gouvernementales [154] (en 1883), et l'extermination des exilés libéraux qui y
avaient débarqué. De ce roman, Ghislain Gouraige écrit :
Tout est historique dans le livre d'Hibbert : les notes abondantes, les références au journal officiel et les rectifications de
l'auteur en vue de fixer des points d'histoire ne trompent pas.
[…] Après quelques pages du début, le livre déborde largement
le personnage bruyant et coloré de Romulus. Hibbert recherche
la vérité, insiste sur l'exactitude des faits et sur la critique des
documents qui sont des procédés d'histoire et qui n'ont rien de
romanesque.
(Histoire de la littérature haïtienne, 1960, 135-137.)
Louis Joseph Janvier avait présenté la lutte des « piquets » dans Le
Vieux piquet (1884). Ducis Viard, lui, dans La Dernière étape (publié
en feuilleton vers 1900 dans Le Soir **), évoque le renversement du
gouvernement Salnave par les cacos de Boisrond Canal en décembre
1869.
Dans La Fin des baïonnettes (1972) et Le Drapeau en berne
(1974), Alix Mathon a brossé une impressionnante fresque d'Haïti à la
veille de et pendant l'occupation américaine. L'œuvre de Mathon
s'inscrit dans la tradition des Émeric Bergeaud, des Massillon Coicou,
des Fernand Hibbert : les aventures de ses personnages alternent avec
*
La lutte pour l'Indépendance a inspiré bon nombre de romanciers étrangers.
Victor Hugo, bien sûr, avec Bug-Jargal, et Kleist dans Die Verlobung in Santo-Domingo (Les Fiancés de Saint-Domingue, éd. originale, 1807, éd. française, 1830), parmi d'autres. Le meilleur de ces romans me semble être El reino
de este mundo, d'Alejo Carpentier (Le Royaume de ce monde, éd. originale
1949 ; éd. française, 1954). Signalons également deux bons romans étrangers
qui ont pour cadre l'Haïti de François Duvalier : The Comedians, de Graham
Greene (Les Comédiens, éd. originale, 1966, éd. française, 1966) et Black y
Blanc de Jaime Laso, ancien ambassadeur du Chili à Port-au-Prince (Santiago
de Chile, 1970).
** J'ai consulté la copie dactylographiée de La Dernière étape conservée à la
Bibliothèque Saint-Louis de Gonzague. Cet exemplaire ne porte pas de date.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
152
des passages purement historiques, qui donnent force détail sur la façon exacte dont les événements s'étaient déroulés.
Un lecteur qui ne disposerait pas de livres d'histoire pourrait en
somme apprendre dans les romans haïtiens ce qui s'est passé dans le
pays pendant la guerre d'Indépendance et l'occupation américaine : il
aurait quelques notions des piquets, des cacos, du siège de Miragoâne.
Mais des pans entiers de l'histoire d'Haïti resteraient dans l'ombre : il
ignorerait tout du règne du roi Christophe et de sa rivalité avec Pétion ; il ne soupçonnerait pas qu'en 1822, sous Boyer, la partie espagnole de l'île fut conquise par les Haïtiens qui [155] l'occupèrent pendant vingt-deux ans ; pas un romancier ne s'est penché sur la révolution de 1843, ni sur le règne de l'empereur Faustin Ier (Soulouque), ni
sur le soulèvement de 1859 qui mit fin à son règne. Il trouverait par
contre l'évocation d'événements précis, tels les « vêpres dominicaines » de 1937. Dans Compère Général Soleil, de J.-S. Alexis (1955),
par exemple, où les héros du roman, Hilarion et Claire-Heureuse,
échappent de justesse au massacre des travailleurs haïtiens par les sbires de Trujillo ; dans La Case de Damballah (1939) de Pétion Savain,
Céline raconte qu'elle vivait jadis heureuse, de l'autre côté de la frontière, jusqu'au jour où, ayant entendu des coups de feu, elle se cache
dans les bois et
Vers le soir, quand tout fut calme, je descendis avec les autres : ce fut pour contempler le plus grand malheur de ma vie.
Partout des cases brûlées, des habitations saccagées, des cadavres coupés en morceaux sur les chemins. [...] Je trouvai le cadavre de mon père, défiguré par les coups de machette, par terre
devant la barrière (25).
Dans Les Semences de la colère, A. Lespès dramatise les efforts
entrepris pour établir les rescapés du massacre sur des terres en friche,
efforts qui sombrent dans l'incompétence, la corruption et l'indifférence *. La « campagne anti-superstitieuse », entreprise sous le gouvernement de Lescot, en 1940, pour supprimer le Vodou, fournit le sujet
des Arbres musiciens, de Jacques-Stéphen Alexis (1957), et du trucu*
Les « vêpres dominicaines » ont inspiré un excellent roman à l'écrivain dominicain Freddy Prestol Castillo : Et Masacre se pasa a pie (Santo Donsingo,
1973).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
153
lent Tout les hommes sont fous des frères Marcelin, ainsi qu'un thème
secondaire à de nombreux autres romans.
L'Histoire est sujet de méditation, même dans la plupart des romans qui ne sont pas « historiques ». Rares sont les romans où la situation du pays ne fait pas l'objet de discussions entre les protagonistes et d'interpolations de la part de l'auteur. C'est en fait, me semble-til, une des particularités [156] du roman haïtien : les aventures individuelles ramènent le plus souvent les problèmes de la collectivité. Et
qu'il s'agisse du manque de civisme ou de rapports amoureux, d'antagonismes de classe ou d'emploi des loisirs, l'origine des problèmes est
cherchée dans l'Histoire.
Bien qu'il soit hasardeux de généraliser en la matière, on pourrait
dire que les romanciers haïtiens s'acharnent à comparer un présent
veule et mesquin aux années glorieuses et exaltantes de la lutte pour
l'Indépendance. La décadence du pays est un thème constant ; décadence non seulement par rapport à ce passé devenu mythique, mais
par rapport au passé tout court.
Déjà en 1895, après avoir décrit le traitement inhumain infligé à un
malheureux qui, poussé par la faim, avait volé à l'étalage d'une marchande, tandis que les escrocs de haute volée n'étaient jamais inquiétés, Antoine Laforest conclut :
Le pays agonise, s'en va ; Haïti n'est plus maintenant qu'une
mourante : elle expire, lasse, dégoûtée, abrutie.
(« Jean Valjean et Cartouche haïtiens », in Croquis haïtiens,
1906,
88.)
Le thème du bon vieux temps, traditionnel dans toutes les littératures, a une importance particulière dans celle d'Haïti. En même temps -
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
154
et de façon quelque peu paradoxale - le thème de l'immobilisme se
retrouve constamment : le romancier est hanté par le sentiment que les
mêmes problèmes fondamentaux se posent aux Haïtiens de chaque
génération successive. Et comme ces problèmes fondamentaux deviennent de plus en plus aigus, chaque décennie semble, avec le recul
du temps, plus heureuse que celle qui la suit. À tel point que toute
amélioration risque d'être perçue comme précaire et passagère, et
qu'un scepticisme fondé sur l'expérience devient la marque de l'Haïtien lucide :
On traversait à ce moment une période de liberté ou, plutôt,
d'apparence de liberté. Chacun se dépêchait d'en jouir pour les
[157] temps - et l'expérience avait établi qu'ils étaient toujours
proches - où l'on en serait privé.
(F. Marcelin, Marilisse, 1903, 258.)
Les romanciers haïtiens qui n'ont pas comparé, avec tristesse ou
indignation, l'Haïti de leur temps à celle des grands Ancêtres sont la
minorité. Émeric Bergeaud avait donné l'exemple dès 1859 en composant Stella, pour montrer à ses compatriotes les dangers de décadence
qui les menaçaient dès avant la victoire. Et c'est Rodolphe Charmant
qui dans La Vie incroyable d'Alcius (1946), a trouvé la formule la plus
cinglante pour accuser la descendance des Fondateurs :
L'histoire d'Haïti, celle dont nous avons raison d'être fiers
(car c'est la plus belle qu'il y ait dans le monde), s'arrête au
premier janvier 1804 (13).
Ou, comme l'affirmait déjà Jadéus Charlestan, porte-parole de Frédéric Marcelin dans La Vengeance de Mama (1902) : « Le passé n'est
que le chapitre unique d'un livre qui ne sera pas continué » (123).
Trente ans plus tard, Jean-Baptiste Cinéas écrira dans La Vengeance
de la terre :
Ce fut pourtant si beau, ce rêve [...] : une race méprisée qui
accomplit seule sa noble tâche de régénération [...]. Les Héros
sont morts. Leurs fils se révèlent indignes de leur grande mémoire. ... Nous avons régressé, nous régressons tous les jours
(100).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
155
C'est bien ce que pense le héros de Dans la mêlée (1971) de Gérard
Dorval, se demandant devant la misère paysanne
comment les descendants des preux qui nous ont donné l'indépendance [...] pouvaient être aussi résignés (43).
Ce qui rend l'impression de déchéance encore plus poignante, c'est
la trivialisation de l'épopée révolutionnaire, son évocation devenue
rituelle dans les manifestations officielles ou patriotiques, dans les
discours électoraux, dans les déclarations politiques. À tel point qu'il
suffit généralement d'entendre un personnage de roman haïtien en appeler aux « vanupieds sublimes » et aux mânes de Toussaint Louverture pour deviner qu'il s'agit d'un démagogue cynique. Dans Viejo
[158] (1935), Maurice Casséus mène son lecteur dans un meeting
électoral où l'orateur
Un petit vieux, ancien général, d'un noir huileux et luisant,
demanda la parole. Il leva les bras dans un grand désespoir pathétique et stupide, et sa voix vibra :
— Messieurs, chanta Josué Jéricho, quinze ans nous avons
subi la honte, les flétrissures du maître blanc, [...] Mais aujourd'hui le vieux sang de 1804 qui dormait en nous s'est réveillé
enfin et nous avons crié au maître : arrière ! [...] Messieurs, j'ai
l'honneur de déclarer publiquement que je suis candidat au Sénat de la République et à la Présidence (108).
Cette référence au « vieux sang de 1804 » est d'autant plus amère,
en l'occurrence, que c'est par Washington que les élections législatives
dont il s'agit ont été décidées. Dans Les Fantoches, de Jacques Roumain, le candidat Aristide Marau s'appuie sur les masses pour arriver à
la députation. Il proclame très haut que
Ce ne sont pas les gentlemen qui ont fait la guerre de l'indépendance, c'est le peuple, le peuple loqueteux, le peuple va-nupieds, le peuple déshérité (32-33).
Mais Marau n'a en réalité que mépris pour ce petit peuple dont il
est issu, et s'il attaque l'élite mulâtre, c'est pour la forcer à l'accueillir
et à l'assimiler.
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156
Dans le même roman, un épisode hallucinant symbolise le sentiment de décadence qui hante la jeunesse consciente. Au cours d'une
réception dansante chez un Conseiller d'État, l'un des protagonistes
monte à l'étage et - se trompant de porte -- entre chez le beau-père de
l'amphytrion, ancien général devenu sénile, qui passe ses journées à
faire manœuvrer des soldats de plomb et à chercher la meilleure stratégie pour défaire les troupes de l'occupant. Le vieillard affirme au
jeune homme qu'en Haïti, désormais, « Plus de généraux, plus d'armée, plus de drapeau. Ah, mon fils ! [...] Plus d'hommes ! » (92). Puis
le vieux soldat tire un gramophone de sous son lit :
Le disque tourna. C'était la marche guerrière 1804, mais
usée, [159] éraillée, et les notes sortaient de la machine, comme
d'une râpe, s'étranglaient, s'enrouaient [...] le gramophone pleurait sa musique dérisoire, le vieux général restait là, à quatre
pattes, devant ses soldats renversés. Une bave lente coulait dans
sa barbe, et ses mains, dans la poussière, tremblaient (93-94).
En somme, comparé à celui de l'occupation américaine, même le
temps des baïonnettes (que Marcelin et Hibbert avaient jugé marquer
le tréfonds de la déchéance) prend des allures de bon vieux temps. Le
vieux général sénile dénonce les Haïtiens de 1930, tout comme la statue de Dessalines faisait honte à ceux de 1910 dans « Ce que pourrait
dire la statue qui parle », de Victor Mangonès :
« M... vociférait Dessalines, f...-moi la paix, peuple infâme !
Pourquoi vous ai-je créé une patrie, oui, pourquoi ? L'héritage
que vous avec reçu qu'en avez-vous fait ? [...] J'ai fini par me
rendre compte que vous ne comprenez rien à 1804 : de cette
fameuse date vous avez fait une vibrante et fougueuse musique
au lieu d'en faire une boussole pour votre orientation de peuple.
[...] Je vous le répète, f...-moi la paix, je ne veux plus de vos
stupides manifestations autour de ma statue. Du bruit, de la parade, des discours.... de grands mots inopportuns, ressasser vos
fiers souvenirs historiques, voilà votre propre !
(in Dix contes vrais, chroniques parlées, 1934, 65.)
Tour à tour, chaque génération de romanciers haïtiens a vu en l'histoire du pays un processus de dégénérescence ponctué par les espé-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
157
rances déçues et les craintes réalisées. Ce n'est pas tant que l'on regrette les régimes politiques du passé, c'est l'état général du pays dont on
constate l'aggravation progressive. Aggravation qui se manifeste
d'abord par la décadence des mœurs et la détérioration des rapports
humains, ensuite par le déclin du niveau de vie des paysans.
Dans tout écrivain, surtout s'il n'est plus tout jeune, sommeille un
moraliseur ; l'écrivain haïtien ne fait pas exception à la règle. Rien
d'étonnant à ce que les femmes du temps jadis lui paraissent avoir été
plus vertueuses et les hommes plus respectueux et chevaleresques :
[160]
Le flirt, l'amitié, la bonne camaraderie entre jeunes hommes
et jeunes filles deviennent impossibles. [...] Nos petits jeunes
gens d'aujourd'hui [...] ont soif de jouissances grossières et bassement pratiques : tomber une beauté, compromettre la réputation d'une jeune fille, s'en vanter en faisant des gorges chaudes
[...] C'est l'époque qui le veut.
(V. Mangonès, « Jeunes hommes » (1915), in Dix contes
vrais, chroniques parlées, 1934, 131-132.)
Inutile d'accumuler les citations. On remarquera cependant que la
gangrène est généralisée et que ce n'est pas seulement les rapports entre hommes et femmes qu'elle attaque. De la jeunesse de son époque,
Mangonès condamne la mentalité toute entière :
Une Jeunesse ? naturellement nous l'avons, mais mort-née,
indifférente aux belles choses, inaccessible aux grands sentiments, incapable des nobles mouvements de l'âme, mais au rire
épais, sans panache, sans foi, sans pitié, sans élan... on a beau
dire, tous ces amoindrissements de la nature humaine constituent une espèce d'alluvions d'une époque de décadence ! (ibid.,
132).
Ce puritanisme est moins significatif que la disparition de la cohésion sociale que dénoncent les romanciers haïtiens. L'esprit d'entraide
et le respect d'autrui qui caractérisaient selon eux la société haïtienne
de jadis leur semble avoir disparu :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
158
À cette époque […] les habitants d'un même quartier vivaient cordialement, fraternellement, sans haine, sans jalousie,
sans arrière-pensée ; et le voisin n'allait pas, comme aujourd'hui, prêter une oreille indiscrète et perfide à la serrure de son
voisin. Les gens de ce temps-là étaient comme une nombreuse
famille [...]
Qu'il est loin de nous ce beau temps où la raison, unie au
sentiment, présidait aux actions humaines !
(F. Lavelanet, Corinne, 1907, 6.)
À tel point que Normil Sylvain justifie la création de la Revue Indigène par l'ambition de « Retrouver le temps ou les Haïtiens s'aimaient, où de vivre était chez nous une douceur » (« ChroniqueProgramme », La Revue Indigène, 1, 1, [161] juillet 1927).
Comment savoir si le pessimisme des romanciers haïtiens est justifié en l'occurrence, et si les Haïtiens de jadis vivaient effectivement en
meilleure intelligence ? Le fait reste que c'est un thème fondamental
du roman haïtien. La plupart des écrivains se bornent à constater le
phénomène de désintégration sociale et à s'en lamenter, sans en proposer d'explication. Avec toutefois quelques exceptions, chez les romanciers influencés par le matérialisme scientifique. Ainsi Anthony
Lespès, dans son passionnant roman Les Semences de la colère
(1949), montre comment toute une série de facteurs font échouer la
tentative de création de colonies agricoles au profit des paysans
échappés au massacre de 1937. L'incompétence d'abord (mauvais
choix initial du terrain et des semailles), la mésentente parmi les techniciens qui dirigent l'entreprise, mésentente qui porte aussi bien sur les
méthodes à utiliser que sur l'attitude envers les paysans, la corruption
en haut-lieu qui fait que les fonds affectés sont détournés, et ainsi de
suite. Lespès illustre comment l'union et la bonne volonté qui régnaient d'abord parmi les réfugiés se tournent peu à peu en égoïsme et
en rivalités, jusqu'à la débandade finale. Dans Les Arbres musiciens
(1957), Jacques-Stéphen Alexis étudie la désagrégation du sanctuaire
vodou de La Remembrance sous l'action combinée de la « campagne
antisuperstitieuse » et de l'expropriation des paysans au profit de la
SHADA (Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole),
compagnie américaine d'exploitation du sisal et de l'hévéa.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
159
Si c'est aux bouleversements délétères de la société paysanne que
ces deux romans ont trait, Marie Chauvet dans Folie (1968) et Anthony Phelps dans Mémoire en colin-maillard (1976) montrent des familles bourgeoises disloquées par la répression politique qui force les individus à s'avilir ou à se réfugier dans l'aliénation mentale.
Il est significatif que ces romans, qui datent d'après la deuxième
guerre mondiale, mettent l'accent sur les facteurs [162] économiques
et sociologiques. Jusqu'alors, c'étaient plutôt la faiblesse ou l'héroïsme
inné des individus qui intéressaient les romanciers. Les facteurs économiques, ou politiques, ou sociologiques donnaient aux personnages
l'occasion d'exercer leur personnalité, de la réaliser ; ils ne la modifiaient pas.
Pour en revenir à la décadence de la société haïtienne, les romanciers ont décrit maintes et maintes fois le déclin du niveau de vie des
paysans. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, par la bouche des cultivateurs, le regret du bon vieux temps prend des allures de litanie. À la
simple pauvreté (rachetée par la salubrité tant vantée de la vie au
grand air) succède la misère, la disette, voire la famine. Ainsi, dès Le
Choc en retour (1948) de Jean-Baptiste Cinéas, qui se passe à l'époque des baïonnettes, la vieille servante Olivina dit au ministre Catullus
Alcibiade Pernier :
À l'époque de votre naissance [c.-à-d. vers le milieu du XIXe
siècle], Dieu avait étendu sa bénédiction sur le pays. Jamais il
n'y eut autant d'argent : des récoltes étaient généreuses et se
vendaient bien, et la pêche aussi [...] À ce moment-là « voisinage c'était famille » (38-39).
Dans Fonds des Nègres de Marie Chauvet (1961), Beauville le
houngan (prêtre vodou)
se rappelait [...] le café mûr sur les branches touffues, le chant
des coumbites (travail en commun de la terre), les vaches broutant l'herbe au loin [...] et la volaille qui piaillait autour de la case ; l'immense chaudière posée sur le feu de bois ou cuisait le
manger du jour, l'odeur chaude de la terre piquée, retournée,
travaillée […] Et à présent, cette savane désolée ! (7)
…………………………………………………………...
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160
Il fut un temps où les gens des mornes vivaient proprement
et à leur aise (39).
Et le paysan Bleu-Marin, dans Oubliés de Dieu (1976) d'Alix Lapierre,
fumait en songeant au temps rêvé des lauriers, des fruits mûrs
arc-boutés aux clôtures, des pois sauvages tapissant les prés. Au
temps des contes, des danses, des légendes, des lagos [jeu de
cache-cache] [163] et des rondes à l'ombre des grands chênes.
…………………………………………………………
Que reviennent enfin ces temps de plénitude, ces jours heureux du temps passé qui, grâce à la coumbite faisaient de la
contrée cette espèce de paradis dont ils étaient tous fiers (66 et
104).
À mesure qu'ils illustrent dans leurs romans le déclin du niveau de
vie paysanne, les écrivains observent l'affaiblissement ou même la
disparition des facteurs de cohésion sociale : tradition de la coumbite,
solidarité familiale, répression collective des tendances anti-sociales,
fidélité à la terre, etc... Ils notent par contre les progrès de l'immoralité
(sexuelle et autre), de l'alcoolisme, de la superstition, de la « main
gauche », c'est-à-dire de la magie noire à base d'envoûtements et
d'empoisonnements, qui corrompt progressivement le Vodou.
Bref, en ce qui concerne les paysans, les romanciers ont dans l'ensemble admis que la dégénérescence du matériau humain était le résultat de la paupérisation progressive. Nous verrons qu'ils n'ont pas
hésité à accuser l'élite (rurale ou urbaine) qui n'a pas su empêcher cette dégradation... et qui y a même puissamment contribué.
Il n'est guère possible de savoir si la nostalgie du bon vieux temps
et le sentiment de la décadence des mœurs (en ce qui concerne la vie
de l'élite haïtienne) sont simplement des thèmes littéraires traditionnels et universels ou bien l'expression d'une réalité objective. Par
contre, pour ce qui est de la vie paysanne - et sans doute de celle du
prolétariat urbain - il ne fait guère de doute que c'est bien d'une réalité
qu'il s'agit. Les sciences humaines et la statistique le confirment, qui
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
161
s'accordent à constater l'abaissement accéléré du niveau de vie au sein
d'une population en constante croissance démographique *.
[164]
Quelle que soit la génération à laquelle il appartient, le romancier
haïtien exprime la nostalgie d'un passé facilement idéalisé et juge sévèrement le présent qui est le sien. Et les perspectives d'avenir ne lui
paraissent guère encourageantes.
Je n'ai trouvé aucun roman digne de ce nom qui constate une amélioration de la situation d'Haïti par rapport au passé (sauf, évidemment, dans les romans qui illustrent la guerre d'Indépendance). Nous
verrons plus loin que la possibilité de progrès - lorsqu'elle est exprimée - semble aux écrivains dépendre d'un problématique « changement de mentalités » dont on voit mal comment il pourrait se produire.
C'est un regard sans complaisance que celui du romancier haïtien.
Ce qui ne veut bien entendu pas dire que son pessimisme traduise un
manque de patriotisme, ou que sa vision du pays soit négative de parti-pris. Bien au contraire, le refus de s'associer à l'optimisme systématique et cynique des gouvernements successifs, la critique souvent féroce de l'élite, l'exaltation des qualités et des vertus haïtiennes qui ne
peuvent s'exercer pleinement dans un système oppressif sont une
preuve d'esprit civique tout à son honneur.
Dans un important essai intitulé « Les Deux tendances », Seymour
Pradel affirmait, à propos de Fernand Hibbert :
Le roman, avec Fernand Hibbert s'est fait, non pas réaliste,
mais réel. On y trouve, dominant l'affabulation, une critique aiguë du milieu, une compréhension très philosophique des causes de notre désagrégation. « Séna », « Les Thazar » ne sont pas
*
Outre les travaux classiques de Leyburn, Herskovits, Métraux et Moral, on
consultera le rapport de l'O.N.U., Mission en Haïti, 1949, Georges Anglade,
L'Espace haïtien, 1974 et le Rapport de l'Organisation des États Américains,
Haïti, mission d’Assistance technique intégrée, 1972. Également la dernière
en date des études sur le paysan haïtien, Mats Lundahl, Peasants and Poverty : A Study of Haïti, 1979.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
162
seulement que des romans. Ils renferment pour qui veut bien l'y
chercher une explication [ ...] des conditions dans lesquelles
évolue la société haïtienne, le monde politique haïtien, et des
raisons qui en font des organismes informes, et d'une hybridité
déconcertante.
(Haïti littéraire et scientifique, 5 janvier 1912, 14.)
Pradel a raison de souligner la « critique aiguë du milieu » que l'on
trouve chez Hibbert. Il aurait pu ajouter qu'on la trouve également
chez Marcelin, Innocent, Lhérisson et Lavelanet. Et nous avons vu
que les critiques de leurs successeurs ont été tout aussi sévères. Mais
je ne crois pas qu'Hibbert [165] et ses contemporains aient montré
dans leurs romans « une compréhension très philosophique » de leur
pays (si, par « philosophique », Pradel entend « scientifique »). Le
paysanne et le prolétariat, qui font vivre le « milieu » sur lequel les
romanciers se penchent, est absent de l'analyse. La psychologie de
leurs personnages reste individuelle, et ils n'ont dégagé ni les relations
de dépendance qui liaient Haïti aux grandes puissances étrangères, ni
la structure sociale que ces relations perpétuaient. Les romanciers ont
d'ailleurs été forcés d'avouer leur embarras. En désespoir de cause, ils
finissent par conclure qu'Haïti est un pays à part, dont l'essence
échappe à l'analyse rationnelle. Hibbert écrit : « Dans notre pays on
[n'a] qu'à vivre pour voir arriver les choses les plus invraisemblables,
les plus stupéfiantes » (Séna, 1905, 10). Car le romancier haïtien est
bien forcé d'analyser et de juger son pays selon les mêmes critères que
les analystes étrangers adoptent pour juger le leur. Mais tout se passe
comme si ces critères ne permettaient pas à l'Haïtien d'arriver au rationnel, au cohérent. Tout comme Hibbert, Justin Lhérisson constate
que « dans ce pays, l'impossible est possible et le possible impossible » (La Famille des Pitite-Caille, 1905, 61-62). Et ce ne sont pas
seulement les romanciers « réalistes » qui l'ont proclamé : témoin
Jean-Baptiste Cinéas dans Le Choc en retour (1948) :
Notre paradoxal pays est le pays de l'invraisemblable, le
pays de l'impossible (4).
…………………………………………………
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
163
... un Pays où seul l'impossible est possible, l'invraisemblable vrai (250).
Ce n'est pas la perspicacité des auteurs qui est ici mise en question.
Il est très possible (dans le cas de Marcelin, il est même évident) qu'ils
pouvaient être parfaitement à même d'expliquer les «invraisemblances », les « impossibilités » dont ils se plaignent. Ce n'est pas l'auteur
qui nous intéresse ici, c’est le roman, et la vision qui s'en dégage *. Et
d'ailleurs, [166] reprocher au romancier en tant que romancier de
n'avoir pas proposé une analyse scientifique de son pays n'a guère de
sens. Ce n'est pas à lui qu'incombe en premier lieu cette responsabilité, mais bien à l'historien, au sociologue, à l'économiste. Une fois dégagées les données des sciences humaines, le romancier peut s'en servir, les élaborer à travers la fiction qui les orchestre et les illumine. Or,
il ne disposait pas de ces données. Jusqu'à ces derniers temps, les
chercheurs étrangers sérieux se sont désintéressés d'Haïti. Quant aux
(rares) chercheurs haïtiens, ils ont trop souvent adopté l'optique de
l'étranger et, prisonniers de leurs préjugés de classe, n'ont pas vu - ou
n'ont pas voulu voir - les facteurs particuliers au pays. Analyser le régime de tenure de la terre, de distribution des charges fiscales, la politique suivie en matière d'éducation et de développement économique
aurait forcé de conclure à la persistance, voire au renforcement, d'un
régime de type colonial dans lequel l'élite jouerait - de façon passablement cynique et brutale - le rôle de puissance colonisatrice. Ce
n'est que tout récemment que cette conclusion, particulièrement pénible pour les héritiers de 1804, a été acceptée comme une vérité objective après avoir été utilisée par le passé comme figure de rhétorique.
Avec la « génération de 1946 », en effet, le roman haïtien devient
plus lucide et percutant ; en témoignent les œuvres de Jacques Roumain, de Jean-Baptiste Cinéas, de Jacques-Stéphen Alexis, de Marie
Chauvet, etc. C'est que ces romanciers ont profité des recherches et
*
Aucun romancier haïtien (à l'exception de Jacques Roumain), n'a fait l'objet de
biographie systématique ou d'étude portant sur l'ensemble de son œuvre publiée. Il serait pourtant intéressant d'étudier dans chaque cas les rapports entre
les romans et les autres textes du même écrivain. Qui étudiera les rapports entre les romans de Jacques-Stéphen Alexis et les chroniques de « Jacques-lacolère » ? À quand une étude en profondeur de Frédéric Marcelin, romancier,
ministre, financier, publiciste, conteur, historien ?...
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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des réflexions d'analystes tels que Price-Mars, Leyburn, Herskovits,
Métraux, et autres *. C'est également qu'Haïti fait désormais partie
d'un Tiers Monde conscient de son existence et de sa situation. [167]
Dans toutes les disciplines, la réalité haïtienne est étudiée de nos jours
dans un contexte général, et non plus comme quelque inexplicable
mutation. La « génération de 1946 » a en outre lu les romanciers
d'Amérique latine, ceux des pays de l'Est, les écrivains noirs des ÉtatsUnis. Et ce n'est pas par hasard que Gouverneurs de la rosée est le
premier roman haïtien à avoir été traduit.
Il est très probable que, lorsque la prochaine génération de romanciers haïtiens se manifestera, elle aura pris connaissance des nombreux travaux sur la réalité haïtienne qui paraissent en Haïti comme à
l'étranger. Il ne serait pas étonnant que les nouveaux romanciers haïtiens donnent de leur patrie des analyses plus cohérentes et plus proches de la réalité. Avant de changer le monde il faut le comprendre. Si
les romanciers haïtiens arrivent à une compréhension plus « philosophique » de leur pays (pour reprendre le terme de Seymour Pradel), ils
seront en meilleure posture pour réaliser leur ambition, qui est de
contribuer à le transformer. Ils proposeront peut-être de nouvelles
stratégies pour résoudre les problèmes fondamentaux du pays et lui
assurer un avenir meilleur. Car l'idéologie de leurs prédécesseurs a été
surtout négative. Frédéric Marcelin a bien plaidé en son temps pour le
retour au gouvernement civil, et l'auteur anonyme de Les Houngan
Niqqxkon pour un système d'éducation mieux adapté aux besoins d'un
pays où « il est curieux de voir tant d'avocats, alors que l'on n'y rencontre pas une seule charrue » (15e épisode). Mais la grande majorité
des romanciers haïtiens placent leur espoir dans un hypothétique
« changement de mentalité » qui rapprochera les nantis des nécessiteux, et les Noirs des Mulâtres, qui infusera aux fonctionnaires l'honnêteté et la sagesse, qui permettra en somme aux Haïtiens de vivre
dans la fraternité et le bien-être. Comme l'affirme plaintivement Pierre
Papillon dans L’Âme qui meurt (1954) :
La vie aurait pu être si belle sur ce coin de terre [...] si seulement les hommes se laissaient guider un peu moins par l'intérêt et davantage par l'amour et la générosité (45).
*
Sous le nom de Philips Benfield, Melville J. Herskovits est même un des personnages de L'héritage sacré (1945) de J.-B. Cinéas.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
165
[168]
Ghislain Gouraige, dans La Diaspora d’Haïti et l’Afrique, affirme
à propos du roman haïtien : « Le désespoir est dans l'objet observé et
dans le regard du romancier » (183). Certes, le romancier haïtien souhaite pour son pays une organisation sociale et politique équitable qui
permettrait d'accroître le niveau de vie. Mais la dégradation progressive de la situation lui semble prouver que ce sont les structures de base
qui sont viciées.
Si l'on croit ne pouvoir rien attendre d'une évolution pacifique, reste le recours à la violence révolutionnaire. Il ne semble pas que cette
solution ait séduit les romanciers. (Je parle bien entendu de leurs œuvres, pas nécessairement de leur vie.) Sauf Marie Chauvet dans Fonds
des Nègres (1961) et dans Amour (1968) ... encore que, dans le premier cas, il ne s'agisse pas de violence à proprement parler ; une simple manifestation pacifique de la part des paysans force les autorités à
donner gain de cause à leurs revendications... qui n'ont rien de révolutionnaire, d'ailleurs : il s'agit d'arrêter l'expropriation illégale des terres
au profit des citadins riches. Dans Amour, les oppresseurs sont massacrés et le roman se termine sur la vision de « la ville entière, debout ».
Mais parler ici de révolution serait abusif. Aucune structure de remplacement n'est prévue, et les révoltés n'ont aucun avenir. Marie
Chauvet ne le dit pas, mais il est bien évident que la force publique
reviendra écraser les rebelles et rétablir le statu quo ante. De même
dans Gouverneurs de la rosée, sur la réussite des paysans plane la
menace d'Hilarion, le chef de section (officier de police rurale), et de
ses complices, le lieutenant et le juge de paix, représentants du pouvoir.
Ainsi, dans les romans de Marie Chauvet comme dans celui de
Jacques Roumain, le dénouement paraît comporter un enseignement
général et non pas un projet d'action concrète. C'est grâce à l'union
que l'oppression qui étouffe la ville et la sécheresse qui dévaste
Fonds-Rouge sont « vaincus ». C'est une fois de plus à l'union entre
Haïtiens que le romancier fait appel. Avec toutefois une différence
importante : la solidarité [169] qui s'élabore ici est une solidarité entre
opprimés, un véritable mouvement de résistance, non pas un pieux
souhait de réconciliation nationale.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
166
Dans les romans de Jacques-Stéphen Alexis, le dénouement est
également symbolique. Au moment de mourir dans le tréfonds du dénuement, Hilarion voit rougir le soleil, ce Compère Général Soleil
annonciateur des lendemains qui chantent. Dans Les Arbres musiciens, le couple symbolique Gonaïbo-Harmonise abandonne l'Éden
naturel et archaïque pour participer à la marche de l'Histoire, qui le
transformera en le modernisant. Tout se passe comme si Alexis exhortait ses compatriotes à ne pas perdre courage, à faire confiance à
l'avenir. Mais on voit mal comment cet acte de foi amènera le progrès
souhaité.
Il ne s'agit pas, encore une fois, d'accuser le romancier de n'avoir
écrit ni le bréviaire de la révolution ni un projet de réforme des structures de base. Mais, puisqu'il s'est toujours voulu, engagé, remarquer
que les solutions qu'il propose (s'il en propose) n'ont au mieux qu'une
valeur symbolique contribue à expliquer qu'il envisage l'avenir « avec
le désespoir dans le regard ».
La vision que le romancier haïtien a de son pays est empreinte d'un
profond pessimisme. Il n'est pas exagéré de prétendre que, du roman
haïtien dans son ensemble, se dégage une vision tragique du pays. Vision tragique, issue de l'amour viscéral de la terre d'Haïti et de la
conscience lancinante de ses malheurs, qui me semble contribuer
puissamment à l'originalité du roman haïtien.
Dans la même mesure qu'un individu se détermine en fonction
d'autrui, un pays se détermine en fonction de ceux avec lesquels il est
en rapport. Autrement dit, l'image qu'une collectivité nationale se fait
de sa patrie est organiquement liée à celle qu'elle se fait de l'étranger.
Il serait intéressant d'entreprendre une série d'études sur l'image que se
font les Haïtiens de la France, de l'Afrique, des États-Unis, de la République Dominicaine. Dans l'optique qui est la nôtre on [170] pourrait certes, en se bornant au roman, relever les nombreuses références
aux pays étrangers qui se font par la voix des personnages ou dans les
interpolations de l'auteur. Mais une autre voie d'approche m'a paru
plus fructueuse. Je me propose de consacrer quelques pages aux personnages étrangers dans le roman haïtien. Car l'image de l'étranger
telle qu'elle s'incarne en personnages a l'avantage d'être concrète - et
peut-être plus nuancée - que celle qui se dégage de réflexions ayant
trait à ces entités malgré tout abstraites que sont leur pays d'origine. Et
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
167
l'étude du personnage étranger pourra en outre servir d'introduction à
l'étude de l'Haïtien, qui lui fera suite.
La république d'Haïti n'a pu voir le jour qu'au prix d'une lutte
meurtrière et héroïque menée contre les étrangers. Contre les Français
au premier chef, contre les Espagnols et les Anglais dans une moindre
mesure. De surcroît, l'indépendance d'Haïti fut l'issue d'un combat non
seulement anticolonialiste mais également anti-raciste. Il s'agissait de
revendiquer la dignité nationale face à l'oppresseur européen en même
temps que la dignité raciale face à des Blancs convaincus de l'infériorité congénitale des Africains et de leurs descendants.
La première constitution de la République reflète l'idéologie raciale des fondateurs : elle refuse à toute personne de race blanche la nationalité haïtienne et même, par son fameux article 6, le droit à la propriété foncière dans le pays. Elle donne par contre le droit d'asile et de
naturalisation à tout Noir, quelles que soient ses origines. Tout se passe apparemment comme si la xénophobie et la Négritude avaient présidé à la naissance d'Haïti. En réalité, les choses n'étaient pas si simples.
La politique intérieure des nouveaux dirigeants visait à conserver
leurs privilèges, voire à les accroître aux dépens de la masse paysanne. Quant à leur politique extérieure, elle avait un double but : faire
admettre l'indépendance d'Haïti par les grandes puissances, et sortir la
nouvelle république de [171] l'isolement auquel l'avaient prudemment
condamnée les Européens, et surtout les États-Unis et les républiques
d'Amérique latine.
Les gouvernements haïtiens accordèrent donc toutes sortes de privilèges aux commerçants qui venaient s'établir dans le pays. Même
dans les périodes de troubles (qu'on les accusait d'ailleurs de fomenter) ou sous les plus féroces dictatures, ils n'étaient jamais inquiétés et
leurs affaires prospéraient. À tel point que Monsieur Voum, qui, étant
étranger, parle en connaissance de cause, conseille à Eliézer PititeCaille :
Faites-vous Français, Allemand ou Américain. C'est le seul
moyen d'être protégé et respecté sur le sol d'Haïti. Vous pourrez
circuler librement à toutes les heures du jour et de la nuit ; vous
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
168
pourrez avoir votre franc-parler sur les affaires du pays. Vous
aurez la quiétude d'esprit, vous serez absolument libre.
……………………………………………………………..
Faites-vous donc étranger, et Haïti deviendra pour vous un
délicieux Paradis.
(J. Lhérisson, La Famille des Pitite-Caille, 1905, 80 et 82.)
Quelques années plus tard, dans La Danse des vagues (1914), Léon
Laleau accuse les étrangers établis en Haïti d'être la cause directe
d'une anarchie dont ils tirent profit :
C'est encore chez nous un des privilèges consentis aux
étrangers de marcher à n'importe quelle heure de la nuit, d'aller
où bon leur semble, sans crainte d'être mis au violon. Est-ce
parce que, le plus souvent, c'est quelques-uns d'entre eux qui
sont cause de nos guerres civiles, en commanditant toutes nos
révoltes ? Est-ce parce que c'est surtout eux qui rendent les
Chefs d'État impopulaires en amputant les mouvements financiers de la place ou en augmentant, sans crier gare, le prix des
marchandises ? (104).
Lorsque, par suite des guerres civiles ou par suite de simples sinistres, les commerçants étrangers subissaient des pertes, ils s'arrangeaient pour se faire amplement dédommager par le Trésor haïtien.
Ainsi, dans La Dernière étape, de Ducis Viard (vers 1900), Monsieur
Osiris, établi à Port-au-Prince depuis une dizaine d'années, voit tout ce
qu'il possède [172] détruit lors des émeutes qui entraînent la chute du
président Salnave. Il passe néanmoins pour un homme heureux car « il
pouvait espérer toucher une brillante indemnité en dédommagement
des pertes qu'il avait subies » (108). La menace des navires de guerre
français, anglais, allemands ou américains envoyés croiser au large
des côtes d'Haïti assurait la docilité du gouvernement. La situation a
peu changé depuis l'époque des baïonnettes ; les commerçants individuels et les compagnies multinationales continuent à réaliser en Haïti
de coquets bénéfices. Mais il faut remarquer que, si les romanciers ont
souvent dénoncé les agissements des étrangers établis en Haïti, ils ont
rarement montré qu'en matière économique la plupart des décisions
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
169
affectant le pays sont prises dans les capitales étrangères, et font généralement fi de ses intérêts. Il n'y a guère que Jacques-Stéphen Alexis à
l'avoir signalé. À propos du projet d'exploitation de l'hévéa, toile de
fond des Arbres musiciens (1957), il écrit :
... le lobby qui, à Washington, avait obtenu l'affaire pour la
S.H.A.D.A [Société Haïtiano-Américaine de Développement
agricole] était parfaitement au courant des us et coutumes politiques d'Amérique latine. À Port-au-Prince donc, le marché
immobilier connut un regain d'activité. Les représentants en automobiles, les agences de voyages, qui depuis les contrats de
l'« Atlantic Refining » et de la « Reynolds » n'avaient qu'une
activité sommeilleuse, virent le business se ranimer (63).
Comme par ailleurs les intérêts étrangers ont toujours su garder
leurs coudées franches en corrompant des fonctionnaires haïtiens,
l'accusation indignée de Fernand Hibbert dans Séna (1904) est parfaitement justifiée :
Sur le sol d’Haïti se sont rencontrés deux corps : Gouvernement haïtien et Étrangers dont les mouvements par trop compatibles ont abouti à ce résultat de la moindre action, consistant
dans la jouissance entière et absolue du travail de tout un peuple
par ces deux corps outrageusement parasites. Et voilà justement
ce qui fait qu'Haïti est si en retard (127).
D'autres sont allés jusqu'à accuser les commerçants étrangers [173]
d'avoir été à l'origine de tous les malheurs qui se sont abattus sur Haïti
depuis 1804 :
Et de ce jour [de l'Indépendance] aussi date une œuvre
sournoise, fine, discrète, insinuante et perfide. Les Métèques entrent dans la place et mènent la danse. [...] À la ruine et à la misère sordide, nous avons succombé par leurs menées ténébreuses. On sait le reste. C'est l'occupation et son cortège de maux...
(H. Terlonge, « Redressement », Le Temps, 3 avril 1940.)
La menace d'un retour offensif des troupes françaises ayant disparu
avec la reconnaissance officielle de l'Indépendance, honteusement
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
170
« accordée » par Charles X contre monnaie sonnante et trébuchante, le
contentieux franco-haïtien était à peu près liquidé. Les préférences de
l'élite s'accordent désormais avec les impératifs de la politique extérieure. La France en vient à faire figure d'alliée politique contre les
convoitises américaines, britanniques et allemandes, et d'inspiratrice
culturelle pour une élite se réclamant de la latinité.
L'occupation américaine de 1915-1934 resserra les liens sentimentaux entre Haïti et la France. Quelques semaines après le débarquement des « marines », le docteur J.C. Dorsainvil écrivait :
En parlant de la culture française, ne pouvons-nous dire que
c'est, là encore, une influence qui se dresse contre une action
américaine trop intensifiée en Haïti ? Cette dernière pourra
s'étendre dans le domaine économique, mais l'âme haïtienne lui
échappera. Elle est plus à l'aise sur les rives de la Seine que sur
les bords du Potomac.
(L’Échec d'hier et l'effort pour l'avenir, 1915, 19.)
Devant la grossièreté et le racisme virulent des Anglo-saxons, les
Haïtiens se réclamèrent, avec l'énergie du désespoir, d'une civilisation
française qu'ils imaginaient plus humaine, plus ouverte aux choses de
l'esprit, moins obsédée par le matérialisme. La Grande Guerre favorisa
cette francophilie. Les Haïtiens n'avaient pas oublié la visite de la corvette prussienne La Panthère et la continuelle ingérence de l'Allemagne dans les affaires d'Haïti sous prétexte de protéger les intérêts de
ses ressortissants établis dans le pays :
[174]
1916 : Dans les rues, les crieurs de journaux [...] francophiles au fond du cœur, proclamaient les défaites allemandes avec
fracas. De très belles fêtes étaient montées sur la scène du théâtre Parisiana où les chansons populaires comme « La Madelon » et les poèmes patriotiques étaient interprétés et quand l'orchestre entamait « La Marseillaise » c'était le délire.
(A. Bervin, La Vie étourdissante de Jean Lucksa, 1975,
198.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
171
Bref, l'élite voulait imaginer la France comme le porte-flambeau de
la civilisation, le pays du savoir-vivre et du savoir-faire, comme une
deuxième patrie, lointaine géographiquement, mais toute proche par
mille affinités affectives. Que ce fût là une image onirique n'est pas la
question. Quoi qu'il en soit, aucun romancier n'a évoqué l'impérialisme français en Afrique noire, ni mis en question le statut des « îles
sœurs », Martinique et Guadeloupe ... Pour être tout à fait exact, Roger Sinclair, le héros du Nègre masqué de Stéphen Alexis (1933), dit,
en parlant de la France :
Sa domination sur les races attardées est peut-être plus douceur que violence, mais son domaine est vaste. Ses élites, devant lesquelles on est obligé, par simple esprit de justice, de se
découvrir, savent-elles ce qui se passe d'horreurs, dans les coins
perdus de son territoire colonial ? (13)
Mais c'est la seule référence que j'aie réussi à trouver. Quant aux
romans qui ont trait à la guerre de l'Indépendance, ils établissent une
distinction nette entre les colons et les Français de la métropole. Les
crimes des colons sont certes détaillés dans Stella de Bergeaud (1859)
aussi bien que dans Deux amours d'Amédée Brun (1895), dans La
Noire de Massillon Coicou (1905) comme dans La Danse sur le volcan de Marie Chauvet (1957). Mais planteurs et petits Blancs y sont
vus comme des Créoles plutôt que comme des Français. Nés dans le
pays, ils ne sont pas vraiment des étrangers, ils constituent l'une des
trois classes (ou castes) dont se composait la société coloniale. Chose
significative, les quelques Français métropolitains récemment débarqués que l'on voit paraître n'ont pas la même mentalité, et condamnent
tant l'esclavage [175] que le préjugé de couleur. Même les soldats de
Leclerc sont traités en adversaires chevaleresques plutôt qu'en ennemis génocides. Bergeaud va jusqu'à faire un portrait nuancé du vicomte de Rochambeau, cette sanglante ordure qui prit le commandement à
la mort du beau-frère de Napoléon. Bref, les romans qui évoquent les
temps de la colonie ne montrent guère de francophobie et proposent
même une image lénifiante des Français.
Voyons à présent ce qu'il en est des Français non plus maîtres de
St-Domingue, mais hôtes de la république d'Haïti. Leur première caractéristique est d'être nombreux : nous trouvons des Français chez
Frédéric Marcelin, chez Fernand Hibbert, chez Léon Laleau, chez
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
172
Magloire St-Aude, chez Marie Chauvet, chez Stéphen Alexis, chez les
frères Marcelin, chez Edris St-Amand et chez Alix Mathon, pour ne
nommer que ceux-là. Ce n'est pas tant que la colonie française en Haïti ait été importante numériquement. C'est plutôt que la communauté
linguistique et culturelle d'une part, la francophilie de l'élite de l'autre
font du Français un interlocuteur de choix.
Nombreux, et valorisés : pratiquement aucun Français ne joue le
rôle du traître, du personnage stupide ou malfaisant. Tout au plus, le
lecteur haïtien sourira avec indulgence de sa perplexité devant une
société différente de la française, qu'il s'efforce de comprendre sans
toujours y arriver. Ainsi le Père Paul, dans Amour de Marie Chauvet
(1968), qui explique les malheurs d'Haïti par la colère divine :
— « Le bon Dieu est mécontent de vous, [...] vous vous
adonnez à la superstition, vous pratiquez le vaudou. Dieu vous
a punis. »
Depuis trente ans qu'il vit dans le pays et qu'il combat cette
religion, il n'a pas encore compris que rien ne pourra la déraciner (17).
Ou, dans un tout autre ordre d'idée, on pense à Mme Benoît, jeune
Française fraîchement débarquée, demandant en toute innocence
pourquoi on appelle un chef caco « Machette Trainin » : « Porte-t-il,
dit-elle... une machette plus longue que [176] les machettes ordinaires
pour qu'on lui donne ce sobriquet de « Machette Trainin » ? » (A. Mathon, La Fin des baïonnettes, 1971, 103.) Comme ce pittoresque surnom évoque certain avantage anatomique bien précis du rude guerrier,
l'hilarité est générale.
En fait, et ce depuis les origines, le rôle principal du personnage
français dans le roman haïtien est celui d'observateur critique, d'analyste perspicace, sévère mais bienveillant. Pour parler en termes psychanalytiques, le Français joue facilement le rôle du Père. Dans ses
relations avec les personnages haïtiens, il assume un rôle didactique :
aussi ne nous étonnerons-nous pas de le voir installé dans les fonctions de professeur ou de prêtre, professions toutes deux hautement
valorisées, dont les membres exercent une autorité morale, sont source
de vérité, de sagesse, bref ont une valeur exemplaire. Voyons-en deux
exemples : M. Hodelin, dans Thémistocle-Épaminondas Labasterre de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
173
Frédéric Marcelin (1901), et le Père le Ganet dans Le Choc de Léon
Laleau (1932).
M. Hodelin, professeur au Lycée National en vertu d'un contrat
passé avec le gouvernement haïtien, s'est pris de sympathie pour le
héros du roman, son élève Thémistocle-Épaminondas Labasterre. Hodelin vit modestement au Bel-Air, et si parfois, aux heures de spleen,
« il pense à ce qu'il aurait pu être dans un lycée de France », son
amour pour Haïti le console de son exil volontaire. M. Hodelin est le
bon sens personnifié, la modération faite homme. Non certes qu'il hésite à exprimer ses opinions ; on le voit protester contre le fanatisme
anti-clérical de l'oncle de Thémistocle, franc-maçon convaincu, sorte
de M. Homais port-au-princien. La tolérance du professeur s'étend au
Vodou. Il assiste à un service avec Thémistocle, qui ne voit dans la
religion populaire que superstition rétrograde, méprisable héritage
d'une Afrique plongée dans la barbarie. L'opinion d'Hodelin est plus
nuancée. Sans admirer la religion vodou, aussi absurde que les autres
à ses yeux de pédagogue laïc, il juge équitablement [177] le houngan
qui vient d'officier :
— Eh bien ! dit M. Hodelin s'adressant à Épaminondas, que
vous en semble-t-il ? Cet homme ne paraît pas si mal comprendre le devoir social. Selon ses convictions, il fait œuvre morale
autour de lui. Son enseignement, à tout prendre, vaut mille fois
mieux que celui de tant d'ambitieux de notre connaissance
(201).
L'ambitieux dont il s'agit est Télémaque, politicien démagogue et
opportuniste qui incarne aux yeux d'Hodelin - et de Frédéric Marcelin
dont il est le porte-parole - la plaie d'Haïti. Hodelin ou Télémaque, la
vérité ou le mensonge, le blanc ou le noir (au sens propre comme au
sens figuré), le progrès ou la stagnation, voilà pour le romancier le
choix qu'Haïti devra faire. Et Télémaque comprend bien qu'Hodelin
représente l'ennemi à abattre : il ne perd pas une occasion d'affirmer
qu'étant étranger le professeur ne saurait rien comprendre aux affaires
d'Haïti : l'article qu'il compose lorsque Hodelin meurt de fièvre jaune
est explicite :
Nous calquons trop servilement l'étranger [...]. Nos institutions, nos lois n'ont aucun caractère national. [...] Eh bien ! sau-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
174
vons au moins notre cerveau, l'âme des jeunes générations en ne
la confiant qu'à des professeurs indigènes. [...] Dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre religieux, nous avons, il faut se le
rappeler sans cesse, deux ennemis également funestes : le professeur étranger et le prêtre catholique. Haïti fara da se ! (216217).
Idéologie nationaliste que Marcelin récuse, et dont il souligne l'hypocrisie : Télémaque lui-même a été éduqué en France et ne s'en montre pas peu fier. Idéologie qu'il ne nous appartient de juger ni dans le
contexte de l'Haïti d'alors, ni dans celui de l'Haïti d'aujourd'hui. Le
significatif ici est que le romancier ait choisi un Français pour porteparole. A-t-il estimé qu'aux yeux de ses lecteurs la vérité aurait plus
de poids dans la bouche d'un Bourguignon que dans celle d'un Jacmélien ou d'un Capois ? La question se pose aussi bien dans le cas de
Jean-Baptiste Rénélus Rorotte, politicien véreux que Fernand Hibbert
envoie acquérir culture, honnêteté et sens civique sur les bancs de la
Sorbonne et du Collège [178] de France (Séna, 1905). Et il ne s'agit
pas là d'une tactique réservée à la première génération de romanciers
haïtiens. Nous la retrouvons dans Le Choc, de Léon Laleau, qui date
de 1932. Le Père Le Ganet y joue le même rôle auprès du protagoniste, Maurice Desroches, que M. Hodelin auprès de Thémistocle. Au
physique comme au moral, le Père Le Ganet incarne toutes les vertus
et toutes les élégances :
Élégant, sans pourtant viser à la coquetterie, c'était un joli
garçon et lorsqu'on l'avait approché, on devinait tout de suite
que son urbanité n'était pas que d'un léger frottis. [...] Il portait
sa science comme sa soutane, humblement, mais dignement.
[...] Encore qu'il fût aimé du beau monde, [...] il ne lui réservait
rien cependant qu'il refusât au peuple et s'il avait quelque prédilection c'était sur ses ouailles de la campagne qu'elle s'étendait.
[...] Il admettait bien qu'il y eût des infidèles de talent, des
athées de génie... (12-13).
Large d'esprit, le Père Le Ganet est également un fin politique et
même un visionnaire ; il prévoit l'occupation américaine, fustige l'inconscience et l'égoïsme de l'élite, prophétise que, sous les pressions
américaines, les prêtres français seront chassés d'Haïti et remplacés
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
175
par des missionnaires protestants. Maurice Desroches trouve en lui un
conseiller, un ami, un compatriote même : le Père Le Ganet lui
conseille de quitter Haïti : « - Et où aller, Père Le Ganet ? » « - Mais
où vous serez chez vous : en France ! » (165) Maurice suivra son
conseil. À la fin du roman, il s'embarque pour la France en guerre,
avec l'intention de se porter volontaire et de lutter pour la civilisation
latine contre ses ennemis germaniques.
Là encore, l'idéologie de Léon Laleau n'est pas notre sujet. Bornons-nous à remarquer qu'un fois de plus un personnage français est
choisi pour porte-parole par un écrivain haïtien. Dans Province
(1935), Jean Brierre évoque le Père Viélar,
[...] un Breton à grande barbe rousse [...] qui avait le cœur et
la conscience du beau Galiléen. Il aimait les enfants, soulageait
les misères et restait sans pain pour partager son repas entre des
enfants et des vieillards (53).
Et même de nos jours, lorsque Roger Gaillard compose ses [179]
Charades haïtiennes (1972), c'est un prêtre, catholique sans exagération mais Français jusqu'au bout des ongles, qu'il choisit pour alterego. Qu'il choisit, ou plutôt qu'il ressuscite : l'abbé Jérôme Coignard
d'Anatole France. Abbé si français, par son ironie bienveillante, sa
discrète érudition, sa sagesse sans fanatisme, Jérôme Coignard, sous la
plume de Roger Gaillard, tournera vers Haïti le même regard curieux
et pénétrant qu'il avait jeté, au temps d'Anatole France, sur son pays
d'origine.
Ce n'est pas à dire que le mauvais prêtre est absent du roman haïtien. On pense par exemple au fanatique Père Laënnec du Crayon de
Dieu, des frères Marcelin (1952), ou encore au Père Antoine de Bon
Dieu rit, d'Edris Saint-Amand (1952), grand mangeur devant l'Éternel
et coureur de jupons à ses heures. Ce sont des Français, certes, puisque la quasi-totalité du clergé haïtien de l'époque l'était. Mais ces personnages n'expriment que l'anti-cléricalisme de l'auteur, ne sont vus
qu'en tant que prêtres, pas en tant que Français. Leur ministère, et non
leur nationalité, fait l'objet de critiques ou de sarcasmes. Le Père Antoine, par exemple, « rose et joufflu », en Haïti depuis cinq ans, joue
exactement le même rôle que son collègue Monsieur Henri, pasteur
protestant et Haïtien de vieille souche.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
176
Passons maintenant à l'étranger qui, après le Français, figure le
plus souvent dans le roman haïtien : l'Américain. C'est bien entendu
entre 1915 et 1934 que le personnage prend ses véritables dimensions.
Nous l'avons vu à propos des « romans de l'occupation ». L'Américain, c'est le soldat. l'occupant, l'oppresseur. Qu'il s'agisse du lieutenant Smedley Seaton dans Le Nègre masqué de Stéphen Alexis
(1933), du lieutenant Martine dans Le Choc de Léon Laleau (1932),
ou du capitaine Morton dans Le Drapeau en berne d'Alix Mathon
(1974), l'Américain, c'est l'ennemi. Bien entendu, ces militaires ne
sont pas interchangeables, et chaque romancier les nuance à son gré ;
mais il les taille en fin de compte sur le même patron. Grands, athlétiques, très blancs de peau, [180] ils ont les yeux bleus, les cheveux
blonds ou roux. Ces pragmatistes n'ont pas le moindre respect pour les
valeurs intellectuelles et artistiques de l'élite haïtienne. Racistes, ils
confondent Noirs et Mulâtres dans le même mépris. Venus sous prétexte d'instaurer l'ordre, la justice et la démocratie en Haïti, ils se
comportent en conquérants, rétablissent l'esclavage sous forme de
corvée, censurent les journaux, font surveiller les particuliers par un
réseau de mouchards (les fameux « détectives »). Les prisons d'Haïti,
autant et plus qu'à l'époque des baïonnettes, sont remplies par leurs
soins de patriotes humiliés, torturés, exécutés au mépris du droit des
gens.
C'est avant tout le style, le comportement des personnages américains que les romanciers cherchent à camper. Style et comportement
qui contrastent avec ceux des personnages français. Les Français se
distinguent par leur élégance et leur politesse, les Américains par leur
grossièreté et leur vulgarité. Les Français sont sensibles aux choses de
l'esprit, ont tout naturellement des âmes d'artistes. Les Américains
sont matérialistes et ne s'intéressent qu'à l'argent. Les Français sont
des amants délicats, les Américains des brutes bourrées de complexes.
Les Français ne sont pas racistes... ou du moins sont capables de surmonter leurs préjugés. Pour les Américains, quiconque a une goutte de
sang noir dans les veines n'est plus un homme à part entière. Bref, le
Français est valorisé par sa nationalité, l'Américain malgré la sienne.
L'anti-américanisme du roman haïtien est tout aussi compréhensible que sa francophilie. Les États-Unis se sont toujours immiscés dans
les affaires d'Haïti ; la France moins... ou en tout cas de façon plus
discrète. Les États-Unis passent pour l'un des pays les plus racistes de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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la terre ; la France pour l'un des plus tolérants. Les États-Unis exploitent Haïti, directement ou par Haïtiens interposés ; les intérêts économiques de la France en Haïti étaient, jusqu'à tout récemment, minimes. Et l'on pourrait continuer.
Évoquons plutôt un autre roman, aux prétentions modestes, [181] à
l'écriture discrète, mais qui garde toute sa fraîcheur et toute sa force :
Mambo, ou la revanche des collines de Maurice Casséus (1950).
Mambo, la petite paysanne, vit heureuse, en étroite communion avec
la nature et dans l'intimité d'Aïda-Ouédo, la Maîtresse de l'eau. L'Histoire d'Haïti, Mambo ne l'a pas apprise dans les livres, mais dans les
rivières et les nuages, par la bouche du vent et des animaux familiers.
Et la leçon est simple et dure : ne pas oublier les souffrances des ancêtres ; ne jamais permettre que le peuple haïtien retombe sous la domination étrangère. Or, les Américains arrivent : non pas les soudards
qui rudoient l'élite port-au-princienne, mais les planteurs d'hévéas, qui
dépossèdent les paysans. Mambo accepte l'amitié d'une dame américaine, Madame Gaby, qui lui donne une pomme, la première qu'elle
ait jamais mangée, et des sandales, les premières qu'elle ait jamais
portées. Mais Aïda-Ouédo est triste, et les animaux familiers également : car Mambo a trahi, Mambo a oublié les leçons de l'histoire.
Puisque les Haïtiens n'ont pas su protéger leur terre, la nature s'en
chargera. L'ouragan détruira les plantations. Madame Gaby repartira
pour New York. Et Mambo ira retrouver Aïda-Ouédo au fond de sa
source.
La parabole garde toute son actualité, car elle pose le problème
fondamental : l'étranger ne donne jamais rien pour rien ; le développement qu'il propose, il en exige le prix, que ce prix soit la concession
de terrains ou, ce qui revient plus cher à long terme, l'intégrité d'un
mode de vie, d'une civilisation, au sens fort du terme, dont la disparition est une perte aussi irremplaçable que celle de l'âme d'une petite
fille des mornes. Le génie de Casséus est précisément d'avoir présenté
l'Amérique sous les traits d'une femme belle, bonne, sans préjugés,
mais néanmoins planteuse d'hévéas, et donc participant à une entreprise impérialiste et fondamentalement destructrice. Et l'on peut se demander si Madame Gaby n'est pas - en dernière analyse - une ennemie
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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plus dangereuse que ces brutes de Smedley Seaton ou de Captain
Morton *.
[182]
Dans Amour, premier panneau du triptyque de Marie Chauvet
Amour Colère et Folie (1968), un dernier personnage américain, Mister Long, mérite d'être évoqué ; d'autant plus qu'il sert de repoussoir à
un autre personnage étranger : le Français Jean Luze. Claire Clamont,
la narratrice-héroïne d'Amour, est une vieille fille qui touche à la quarantaine. L'action se passe en 1939 dans une ville de province, très
probablement Jérémie. Au règne séculaire de Mulâtres fous d'orgueil
et pourris de préjugés a succédé le règne de la petite bourgeoisie noire. La haute société est en pleine désintégration. Pour survivre, ses
membres sont obligés de s'humilier à leur tour devant ceux qu'ils
avaient l'habitude de mépriser. Quiconque résiste est emprisonné, torturé, abattu. Les trois sœurs Clamont réagissent chacune à sa manière : Félicia, l'épouse du Français Jean Luze, considère que tout est
perdu. Annette, la cadette, profite du désastre pour assouvir sa sexualité dévorante. Claire, l'aînée, la narratrice, englobe victimes et bourreaux dans le même mépris haineux. Plus noire de peau que ses sœurs
qui pourraient, elles, passer pour blanches, Claire, fille « mal sortie »,
au prénom ironique, est une solitaire, lucide et consciente de sa supériorité.
La région est livrée à la cupidité d'un Américain, Mr Long, directeur de l'Export Corporation, qui exploite les paysans, les dépossède,
et abat les forêts, vouant ainsi la terre à l'érosion. Comme l'écrit Marie
Chauvet, Mr Long
... qui achète à bas prix tout ce qui pousse et vit dans ce milieu s'est mis très adroitement à l'abri sous les ailes des autorités
pour nous sucer le sang. Et ces nègres imbéciles semblent flattés de l'amitié intéressée du blanc (26).
Et plus loin :
*
Sur l'image de l’Américain dans les lettres haïtiennes, on pourra consulter Y.
Gindine, « Images of the American ... », Caribbean Studies. Oct. 1974, 37-52
et L.F. Hoffmann, « Les États-Unis et les Américains ... », Études Littéraires,
août 1980, 289-312.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
179
Mr Long parle de son pays si riche, paraît-il, si beau, si bien
organisé. Qu'est-il donc venu chercher dans ce trou sinon la richesse ?
[183]
Qu'est-il venu tondre sinon les moutons que nous sommes ?
(30).
Tout cela grâce à l'appui de son complice Calédu, le chef de police,
sadique aigri qui prend plaisir à torturer les femmes de la façon la plus
odieuse. Calédu réprime les paysans qui protestent, noie dans le sang
une tentative de grève. Acculés au désespoir, les paysans se soulèvent.
À la faveur du désordre, Claire, sans trop savoir pourquoi ni comment,
poignarde Calédu.
Les deux personnages qui nous intéressent sont bien entendu Jean
Luze et Mr Long. Par certains côtés, Jean Luze correspond au stéréotype du Français idéalisé : il est grand, beau, sa diction est parfaite,
son regard « caresse inconsciemment ». Fin mélomane, ses préférences vont à Beethoven et à Chopin. Il connaît la vie et a eu des malheurs : engagé à dix-huit ans pour venger son père tombé au champ
d'honneur, il tue une cinquantaine d'Allemands avant d'être lui-même
grièvement blessé. Comment s'étonner que non seulement Félicia
mais Annette et Claire également tombent amoureuses de lui ?
Mais Jean Luze n'est ni prêtre ni professeur. Il est tout bonnement
chef comptable à l'Export Corporation. Et, peu à peu, il prend conscience des abus que commet son patron :
Tu sais ce que M. Long m'a proposé hier ? [...] Non, c'est
écœurant ! Il voulut me faire frauder la comptabilité pour prouver qu'il a payé le bois trois fois plus cher aux paysans. [...] M.
Long a fait choix d'un étranger comme comptable. Il sait bien
pourquoi. Car, au fond, qu'ai-je à y voir ? doit-il se dire. [...] En
travaillant pour M. Long, j'ai l'impression de commettre contre
vous une action malhonnête (92).
Jean Luze a l'originalité de ne pas aimer Haïti. Contrairement à ses
compatriotes, la douceur du climat, la beauté du paysage, le pittores-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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que de la vie quotidienne ne le console pas des horreurs dont il est témoin. Ce n'est pas avec l'indulgence d'un Hodelin ou d'un Père Le
Ganet qu'il juge Haïti et les Haïtiens. Claire se rend bien compte que
[184]
Il y a du mépris dans le regard et dans le sourire de Jean Luze. Il nous en veut de notre couardise, il nous la reproche par
toutes ses attitudes. Chacune de ses expressions est un soufflet
qui tombe sur notre joue (55).
Jean Luze s'adresse aux Haïtiens sans les précautions oratoires
d'usage qui masquent la condescendance de l'interlocuteur étranger :
... ce qui m'étonne chez vous et me dégoûte un peu, je vous
l'avoue, c'est ce fatalisme bon enfant qui vous fait docilement
descendre vos culottes pour recevoir le fouet. Je ne vois autour
de moi ni révolte, ni semblant de révolte... (69).
Bref, comme le constate Claire : « Qui, sans crainte, a eu le courage de nous crier la vérité sinon Jean Luze ? » (152) Et ce n'est ni la
résignation ni quelque vague philosophie d'ordre général que prêche
Jean Luze :
Il vous faut protester, répondre à ceci par une manifestation,
faire tous ensemble front au danger. Ils n'oseront jamais détruire une ville entière. Ces assassinats, ces supplices ne servent
qu'à vous terroriser. Qu'un seul d'entre vous se charge de soulever la ville et la peur changera de camp (54).
Ce Français ne sera bientôt plus capable de rester au-dessus de la
mêlée, de s'en tenir à son rôle traditionnel d'observateur critique. Le
jour du soulèvement, aux côtés des révoltés, Jean Luze fait le coup de
feu contre Mr. Long, Calédu et leurs soldats. Si à la fin du roman,
pour la première fois, « Les portes des maisons sont ouvertes et la ville entière debout » (187), il y a contribué. Entre Jean Luze et les Haïtiens la fraternité n'est pas un vain mot, une fleur de rhétorique née de
la francophonie et des sempiternels liens historiques. Elle est ancrée
dans l'action commune, et la notion d'engagement.
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Jean Luze n'est pas campé au départ une fois pour toutes. Il évolue : d'abord amusé par la province haïtienne, puis attristé par la misère des paysans, indigné ensuite par l'exploitation et la violence ambiantes, il finit par participer à la révolte, par combattre le système
dont il bénéficie. Son histoire est celle d'une âme, pas celle d'un stéréotype.
[185]
Il n'en va pas de même en ce qui concerne Mr. Long, que la misère, l'injustice et les hurlements des suppliciés laissent indifférent. Il
incarne le mal. Et, tout comme Mme Gaby dans Mambo, Mr Long est
vu non pas comme un raciste qui froisse les susceptibilités des riches,
mais comme l'impérialiste qui n'hésite pas à dépouiller et à affamer les
paysans pour remplir ses poches et celles de ses actionnaires. Ce n'est
pas dit explicitement, mais il est probable que, lorsque Jean Luze apparaît « une arme fumante au point », c'est sur son patron qu'il vient
de la décharger.
À part les Français et les Américains, peu d'étrangers apparaissent
dans le roman haïtien. Un consul d'Angleterre, un gigolo vaguement
cubain, un Martiniquais ou deux, la moisson n'est pas riche. Notons en
particulier l'absence de voisins dominicains, sauf dans Compère Général Soleil (1955)... encore ces Dominicains, coupeurs de canne ou
tueurs à la solde de Trujillo, y sont-ils observés non pas en Haïti mais
dans leur propre pays. Dans plusieurs romans apparaissent des pangnoles (prostituées dominicaines) qui allument le client dans les dancings de Carrefour. Toujours chez Jacques-Stéphen Alexis, les protagonistes cubains de l’Espace d'un cillement (1959)... encore que El
Caucho soit Haïtien de père.
Quelques mots enfin sur un dernier groupe ethnique, ou national :
les Syriens. Personnages ambigus, car généralement nés en Haïti, et
n'étant étrangers que d'ascendance. D'ascendance et de race : ni Noir
ni Mulâtre, le Syrien est un Blanc, et en tant que tel, peut susciter le
ressentiment de ses compatriotes. Ainsi pour Mario, le protagoniste de
Viejo (1935) de Maurice Casséus.
... le règne du dollar introduit dans l'île noire, la suprématie
de la peau s'étend comme une lèpre. Même ceux-là qui s'en
étaient venus de quelque lointain désert avec sur leur dos une
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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pacotille infecte, aujourd'hui ceux-là aussi doivent se pavaner
au premier plan, parce que simplement ceux-là aussi sont
blancs. Sales Syriens ! (21)
Mais la communauté haïtienne leur refuse en même temps le prestige dont, d'une façon ou d'un autre, elle auréole les [186] autres
« blancs ». Comme l'écrit Alix Mathon dans Le Drapeau en berne
(1974) :
Quant à ces immigrants venus du Moyen-Orient, la communauté haïtienne les reçut à titre de « Syriens » bien qu'ils fussent
pour la plupart des colporteurs libanais, vendeurs de tissus. Si
une attitude humble et modeste leur permit, sans donner l'éveil,
de s'emparer peu à peu du commerce de détail des articles dont
ils s'étaient fait la spécialité, il ne leur fut pas, pour autant, reconnu la qualité de « blanc » (17-18).
Un peu comme les prostituées pangnoles, ils sont rarement individualisés et n'ont pour état civil que leur qualité de Syriens. Ils font
partie (si j'ose un exécrable calembour) de la toile de fond ; je n'en ai
trouvé que deux qui méritent à la rigueur le nom de personnages : Habib Nahra, figurant épisodique de Compère Général Soleil, et, dans
Amour, Bob Charivi, que Marie Chauvet décrit comme « un Syrien de
la plus vilaine espèce qui tient à la grand-rue une maison de commerce » (11). Se mêlant le moins possible de la tragédie que les Jérémiens
sont en train de vivre, Bob Charivi n'a d'autre distinction que d'être, à
l'occasion, l'un des nombreux amants d'Annette Clamont.
Mis à part les romans paysans, la majorité des romans haïtiens
comportent un ou plusieurs personnages étrangers. Ce qui est déjà révélateur en soi, et permet de postuler ce qu'on pourrait appeler une
fascination pour l'étranger. Paradoxalement, les romanciers haïtiens
sont fascinés par l'étranger, mais indifférents aux voisins antillais.
Sans vouloir raisonner par analogie, c'est un peu comme si les romanciers français s'étaient désintéressés des Anglais, des Allemands, des
Italiens et des Espagnols, pour ne s'occuper, disons, que des Russes et
des Turcs.
C'est que, me semble-t-il, ce n'est pas en tant que personnage exotique que l'étranger intéresse l'Haïtien, mais en tant que regard posé
sur la société haïtienne. Les personnages étrangers sont avant tout des
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
183
juges, perspicaces ou aveugles, indulgents ou sévères, charitables ou
inhumains ; or, c'est aux [187] Français et aux Américains que le droit
de juger est reconnu, pas aux voisins antillais. Pourquoi ?
Peut-être parce que, fiers d'avoir été les premiers à conquérir l'indépendance, les Haïtiens s'estiment supérieurs aux Cubains, aux Dominicains, aux jamaïcains qui n'y ont accédé que bien plus tard. Peutêtre également parce que ni du point de vue politique ni du point de
vue économique les Antillais n'auraient su, du moins jusqu'à tout récemment, fournir un modèle.
Si le droit de regard est accordé aux Français et aux Américains ce
n'est pas seulement parce qu'ils sont citoyens de pays développés économiquement, socialement plus ou moins progressistes, fonctionnant
tant bien que mal sous le régime de libéralisme démocratique dont les
Haïtiens se réclament théoriquement. Ce n'est pas seulement parce que
la France et les États-Unis ont eu, à des titres différents, des contacts
suivis avec Haïti. C'est, à mon avis, parce que la France et les ÉtatsUnis symbolisent deux pôles d'attraction pour la mentalité haïtienne.
(Dès 1909, Nemours Auguste écrivait un long ouvrage Sur le choix
d'une discipline, l'anglo-saxonne ou la française.) La France, nous
l'avons dit, est - ou tout du moins fut jusqu'à tout récemment - le pôle
d'attraction culturel. Incarnation de la vie de l'esprit, signe de l'enrichissement spirituel, la France, c'est la littérature, la musique, les salons, les amphithéâtres universitaires, le chemin de l'humanisme universel, de la communion spirituelle. Les États-Unis sont le pôle d'attraction matériel. Incarnation de la vie physique, signe de l'enrichissement économique, les États-Unis, c'est la puissance militaire, le développement industriel, le chemin de l'efficacité, du pragmatisme. Ce
n'est pas un hasard si le terme de « civilisation latine » voisine si souvent, dans les romans comme dans les essais, avec celui de « mentalité
anglo-saxonne ». Le curieux est précisément que ces deux termes
s'opposent, voire qu'ils semblent irréconciliables. Tout se passe comme s'il fallait opter pour l'un ou l'autre, comme si le progrès matériel
(le modèle américain) entraînait l'abandon [188] de la vie de l'esprit
(le modèle français). Et ceux des romanciers haïtiens qui se sont cru
obligés de choisir, ont choisi sans hésitation le modèle français... quitte d'ailleurs à aligner quelques formules pieuses sur la misère du peuple et la nécessité du développement. Expliquer cela par un certain
simplisme, par quelque paresse intellectuelle innée serait inacceptable.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Il faut avoir le courage de proposer une autre explication, au risque de
froisser les susceptibilités. En choisissant le modèle français, les romanciers choisissent leur propre patrimoine ; et en refusant le modèle
américain, ils ne renoncent pas à grand-chose puisque, mutatis mutandis, ils en profitent déjà, bénéficiant de par leur appartenance à l'élite
des bienfaits du développement économique. Autrement dit, pour protéger un trésor spirituel auquel la masse n'a pas le moindre accès, les
romanciers récusent platoniquement des avantages matériels dont leur
classe sociale est la seule bénéficiaire.
Mais, consciemment ou pas, cela entraîne la mauvaise conscience,
le sentiment confus que le choix existentiel repose sur des mobiles
égoïstes et fait fi de l'intérêt national. Nous avons dit que le Français
joue le rôle du Père. C'est plus compliqué que cela. Le Père, à l'image
du dieu Janus, est à double face : le Français, ce serait le Père admiré,
au visage souriant, le protecteur et l'ami. L'Américain, ce serait le Père
redouté, au visage grimaçant, le castrateur et l'ennemi. Les psychanalystes nous assurent que, pour atteindre à la vie adulte, il faut tuer le
Père, que l'autonomie dépend du renoncement à l'adoration - comme à
la haine - de cette figure obsessionnelle.
Avant que la mort du Père ne puisse se produire, que l'image de
l'étranger dans le roman haïtien ne puisse changer radicalement, le
milieu qu'il reflète devra évoluer. L'obsession de l'étranger, la hantise
du regard d'autrui ne disparaîtront que lorsque la société haïtienne se
donnera d'elle-même une image acceptable. Pour cela, l'intégration de
toutes les couches sociales dans une double entreprise de développement [189] économique équitable et de revendication des valeurs spirituelles nationales est un préalable inéluctable. Ce n'est qu'à ce prix
que le roman haïtien deviendra adulte.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
185
[190]
2. LES HOMMES
Retour à la table des matières
Le problème de la définition de soi, au niveau collectif comme au
niveau individuel, est une constante obsessive de la pensée haïtienne.
Elle se manifeste dans le roman haïtien plus intensément que dans celui d'autres pays.
Nous avons vu, à propos de la notion de roman national, que les
circonstances historiques ont fait de la société haïtienne une société
extrêmement originale. Nous venons par ailleurs de voir qu'en Haïti
les périodes d'harmonie sociale et politique ont été exceptionnelles et
éphémères, ... pour autant qu'elles aient jamais existé. Le pays vit en
somme en état de crise permanente. Or c'est précisément lorsqu'une
société est en période de crise qu'elle s'interroge sur ses structures de
base et sur la mentalité de ses citoyens. Qu'on pense à la France au
lendemain de la défaite de 1940, ou aux États-Unis pendant la guerre
du Viet Nam et les scandales du « Watergate ». On comprend donc
que l'analyse critique de la société et des individus qui la composent
soit une préoccupation essentielle de la pensée haïtienne, partant, du
roman haïtien.
* * *
Le problème se complique du fait que tout se passe comme si deux
sociétés interdépendantes mais nettement séparées, l'« élite » des nantis et la « masse » des miséreux, cohabitaient sur le territoire de la république. Pas un analyste, haïtien ou [191] étranger, qui ne l'ait signalé. « Chez nous », écrit Rodolphe Charmant dans La Vie incroyable
d'Alcius (1946),
il y a ceux d'en haut, formant une petite élite de noirs et de jaunes égoïstes et jouisseurs qui ne veulent rien changer dans l'ordre national, et ceux d'en bas, une grande masse de paysans
dont les conditions d'existence sont à peu près ce qu'elles
étaient à l'époque de l'esclavage colonial du XVIIIe siècle (77).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
186
Autrement dit :
La société haïtienne se présente aux yeux du sociologue sous
la forme de deux organismes distincts, de deux couches sociales
superposées, différant l'une de l'autre tant par leur structure que
par l'ensemble de leurs inclinations.
(W. Bellegarde, « Psychologie de l'éducation haïtienne », in
Haïti littéraire et scientifique, 20 janvier, 1912.)
De surcroît, la différence est exacerbée par l'appartenance raciale
des membres de chacune des classes : les Mulâtres appartiennent à
l'élite et lui ont donné son orientation ; lorsqu'ils y pénètrent, les Noirs
doivent s'y adapter, tout en cherchant à en transformer l'idéologie. Ces
deux volets de l'élite n'ayant par ailleurs guère réussi (pour autant
qu'ils l'aient jamais désiré) à combler le fossé qui les sépare de la masse, entièrement composée de Noirs. Aussi :
... ... chez nous, sur le problème des classes qui est d'ordre
universel et scientifique, s'est greffé le préjugé de couleur.
(L. Denis et Fr. Duvalier, Le Problème des classes, 1965, x.)
Cela fait que pratiquement tous les romans haïtiens peuvent être
rangés en deux groupes. D'un côté la plupart des romans « réalistes »
de Marcelin et d'Hibbert, ainsi que la plupart des « romans de l'occupation » : les personnages principaux en sont des bourgeois, et la masse n'y est guère représentée que par des personnages secondaires, domestiques, vendeuses ambulantes, paysans rencontrés au cours d'excursions ou en villégiature estivale, etc. Ce genre de romans continue
bien entendu à se publier. Citons au hasard Moins l'infini et Mémoire
en colin-maillard d'Anthony Phelps, Le Mal [192] de vivre de Nadine
Magloire, Ninon, ma sœur d'Alice Hippolyte, Scènes de la vie portau-princienne de Félix Courtois, Les Chiens de Francis-Joachim Roy,
qui ont tous paru depuis 1960. De l'autre côté les « romans paysans »
et les quelques « romans prolétaires », où les gens de l'élite n'apparaissent pas ou peu et servent avant tout à illustrer les conditions de vie de
la masse et à mieux faire ressortir - par effet de contraste - sa mentalité collective. Ce genre de roman aussi continue à se publier : Les Laboureurs de la mer d'Hubert Parpailler a paru en 1959, Fonds des Nè-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
187
gres de Marie Chauvet l'année suivante, Clercina Destiné d'Edgar
Numa en 1975, Oubliés de Dieu d'Alix Lapierre un an plus tard. Certaines œuvres, comme Zoune chez sa ninnaine de Justin Lhérisson ou,
plus près de nous, Fils de misère de Marie-Thérèse Colimon, peuvent
être rangées soit dans l'une soit dans l'autre catégorie selon que l'on
considère les tout petits commerçants qui en sont les protagonistes - et
dont la situation est précaire et marginale - comme appartenant aux
couches inférieures de l'élite ou aux couches supérieures de la masse.
Rares enfin sont les romans dont les personnages principaux se partagent entre nantis et miséreux, comme c'est le cas dans Les Arbres musiciens de Jacques-Stéphen Alexis ou Les Semences de la colère d'Anthony Lespès.
Le romancier haïtien appartient bien entendu, par son éducation sinon par ses origines, à l'élite qu'il connaît et analyse de l'intérieur. Le
regard qu'il pose sur la masse est celui d'un observateur venu de l'extérieur, d'un « étranger » en somme, qui ne peut au mieux qu'en entrevoir les ressorts profonds. Il risque de se demander, comme cet intellectuel qu'évoque Alice Hippolyte dans Ninon, ma sœur (1976) :
« Mais comment font-ils pour vivre dans ces taudis, pour se
contenter d'une poignée quotidienne de maïs moulu, pour subsister, famille de six ou huit membres, avec une ou deux gourdes * par [193] jour ? » Le docte savant les observe pendant
quelques minutes comme s'il s'agissait d'êtres de conformation
physiologique et mentale différente de la sienne, puis les oublie
résolument, après avoir conclu par l'inévitable : « C'est inconcevable ! » (13)
Il est vrai que, quelle que soit leur nationalité, rares sont les authentiques prolétaires ou les véritables paysans qui deviennent romanciers. Le Balzac des Paysans ou le Zola de Germinal sont, eux aussi,
des observateurs venus de l'extérieur, tout comme le Steinbeck des
Raisins de la colère ou le Gorki des Bas-fonds. Le fait même d'écrire
des romans étant une activité essentiellement bourgeoise, le cas du
romancier haïtien n'a rien d'exceptionnel en soi. Mais si les différen-
*
Gourde : monnaie nationale haïtienne, liée au dollar u.s., lequel a également
cours ; vaut $0.20.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
188
ces et les antagonismes de classe sont universels, leurs manifestations
et leur intensité ne le sont pas.
L'élite d'une part, la masse de l'autre, ne sont pas des groupements
sociaux monolithiques. Chacun d'eux se subdivise et constitue un système hiérarchique stratifié. Ce qui est essentiel, et qui n'existe plus en
Occident, c'est le fossé qui les sépare. Tout Haïtien est conscient de
son appartenance première. Seule une petite minorité de boutiquiers,
d'artisans, de paysans moins pauvres que les autres sert de courroie de
transmission entre la masse et l'élite.
Peut-être la société haïtienne ne doit-elle pas être comparée à celle
de l'Occident mais à d'autres, avec lesquelles elle partage une ou plusieurs des caractéristiques que nous venons d'énumérer. Ainsi, des
intellectuels haïtiens ont insisté sur l'appartenance de leur pays à
l'Amérique latine. Et l'on peut remarquer que l'un des romanciers haïtiens les plus originaux, Jacques-Stéphen Alexis, a prôné la recherche
du « réalisme merveilleux » (l’expression est du romancier cubain
Alejo Carpentier) qui lui semble caractériser la vision du monde de
l'homme de l'Amérique latine. Les Arbres musiciens est effectivement
dans la ligne de romans tels que Les Hommes de maïs du Guatémaltèque Miguel-Angel Asturias ou Cent ans de solitude du Colombien
Gabriel Garcia Márquez.
Mais Alexis n'a guère fait école et d'ailleurs, comparer [194] Haïti
au Pérou ou à la Bolivie mènerait à la conclusion que les ressemblances sont superficielles, et les différences fondamentales.
Presque sans exceptions, les romanciers haïtiens se réfèrent explicitement à la mentalité de leurs compatriotes. Par la voix des personnages qui dialoguent ou méditent sur le thème, ou dans les interventions de l'auteur, leurs qualités et leurs défauts sont passés en revue et
abondamment commentés. On peut certes trouver la même préoccupation chez les romanciers de tous les pays mais, en l'occurrence, son
caractère obsessif contribue à l'originalité du roman haïtien.
Il ne faut pas oublier que, lorsqu'un romancier se penche sur l'homo haitianus, c'est à l'Haïtien de l'élite qu'il pense. De cette élite dont
Louis Mercier écrivait :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
189
Notre élite en est arrivée à croire qu'elle est tout le peuple
haïtien, que rien n'existe en dehors d'elle, que ses besoins sont
les besoins de tous, que quand elle est repue, tout le monde est
repu.
(« Le Fait haïtien », Le Temps, 26 octobre 1938.)
Ainsi lorsque Me Marisol, dans Province de Jean Brierre (1935),
rentre au pays après avoir fait son droit à Paris, il trouve « qui l'attendaient sur la carte sociale, les préjugés stupides des sociétés haïtiennes », et déclare que « toute l'Histoire mal écrite de ce pays semble
dénoncer au monde son inaptitude au bien » (49-50). Il est évident que
ce n'est pas au monde des miséreux que s'est heurté Me Marisol, mais
au monde de l'élite dispensatrice de bien-être matériel et de satisfactions d'amour-propre.
Même dans les romans paysans, une distinction implicite s'établit
entre la mentalité paysanne, décrite à la manière de l'ethnologue ou de
l'anthropologue, et la mentalité haïtienne qui caractérise précisément
ceux qui n'appartiennent pas à la masse, et qui sont décrits, eux, dans
l'optique du sociologue ou du psychologue.
La lecture des romans haïtiens mène à une première constatation :
le caractère national n'est pratiquement jamais valorisé. De leur société, les romanciers donnent une image [195] aussi sombre que de leur
Histoire. Et c'est en fait parce que la société est atteinte d'un pernicieuse maladie héréditaire, semblent-ils dire, que l'Histoire ne peut
être que la chronique de sa décadence. Chaque génération de romanciers haïtiens compose des variations sur ce même thème : dans un
milieu vicié, l'individu est forcé pour survivre de se cuirasser d'égoïsme, de se contenter de jouissances matérielles, de renoncer à tout
idéal. Tout se passe, et ce depuis les premiers romans haïtiens, comme
si à une race de titans avait succédé une race de pygmées. Comme si
les qualités collectives de courage, d'abnégation, de solidarité nationale grâce auxquelles les Haïtiens devinrent libres et indépendants
avaient disparu avec Toussaint, Dessalines et Christophe.
Nous avons vu les romanciers réalistes accuser le virus politique de
cet état de choses. Aimard Le Sage, dans L'Amant idéal (1926), va
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
190
plus loin et prétend que ce n'est pas seulement le corps social qui en
est infecté, mais bien la personnalité profonde de l'Haïtien :
[La politique] pénètre en nous par tous les pores, paralyse
notre élan vers les progrès scientifiques ou matériels, étouffe en
nous le moindre sentiment d'altruisme, nous prête un tempérament inquiet, un caractère changeant, une mentalité fantaisiste
(29).
Hénock Trouillot proposera dans Chair, sang et trahison (1947)
une explication de la corruption qui mine la vie politique haïtienne et
se reflète dans d'autres sphères :
Ce qui pousse à l'opportunisme tant de nos politiciens les
plus sincères et les plus convaincus, c'est ce marasme économique dont le pays est rongé. Les hommes les plus éloignés de
l'esprit de lucre, pour ne pas mourir misérables, courent aux
concessions les plus étonnantes et [...] après avoir acquis une
plus grande expérience de la vie haïtienne, renient par leurs actes et parfois par leurs paroles une jeunesse ardente et généreuse
(43).
L'un après l'autre, les romanciers dénoncent leur société, avec une
violence surprenante. Roger Sinclair (dans Le Nègre masqué de Stéphen Alexis, 1933) nie qu'il existe une élite en Haïti, car :
[196]
Il n'y a pas d'élite sans vertus morales, sans courage, sans
don de soi, sans effort de perfectionnement intérieur, sans altruisme, et qu'en dehors de ces qualités une élite n'en est que la
caricature (13).
André David (dans Viejo de Maurice Casséus, 1935) clame son
dégoût de cette « société de fats et de morveux » (88). En 1945, JeanBaptiste Cinéas critique dans L’Héritage sacré (1945) son « paradoxe
de pays »
où une fausse bourgeoisie, congestionnée de morgue, […] instable, sans dignité, crapuleuse, sans intelligence [...] se croit
dans sa stupide vanité d'essence divine et s'octroie tous les
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
191
droits, tous les privilèges, sur une masse dure au travail, mais
avilie par la misère et l'ignorance (39).
« L'égoïsme et l'indifférence, telles [sont] les règles de jeu », affirme Pierre Papillon dans L’Âme qui meurt, 1954 (44). Dans les Scènes
de la vie port-au-princienne de Félix Courtois (1976), Émile Mendesse ne voit, lui non plus, aucun espoir ; il attribue les malheurs du pays
à
l'abus que nous avons fait de notre indépendance […] nous entrons peu à peu dans une époque de misère sans espoir où l'affaiblissement des caractères nous fera perdre le peu qui nous
reste de nos vertus anciennes (195-196).
Et l'héroïne de Le Mal de vivre de Nadine Magloire se lamente
d'être née en Haïti
une petite île plutôt déveinarde. Un petit bout de terre dont tout
le monde s'en fout [sic]. À commencer par ses habitants [...]
Égoïstes jusqu'à la bêtise, voilà comment ils sont. Et cette rnaladie-là semble incurable (76).
…………………………………………………………….
La plupart de mes compatriotes [...] sont bouffis de prétentions,
égoïstes jusqu'à la bêtise et morbidement susceptibles et méfiants. Ils mentent par principe. La vérité, ça ne se dit pas (92).
Pour chercher une défense et illustration de l'élite haïtienne, il faut
chercher ailleurs que dans le roman. C'est dans Le Temps du 28 juillet
1934 qu'un chroniqueur anonyme, en réponse à un article du Daily
Worker (traduit dans Haïti-Journal) où le poète américain Langston
Hughes avait critiqué [197] la société haïtienne, écrit :
Qu'est-ce que notre élite a fait pour la masse ? L'élite a fait
une tête à ce grand corps, l'élite est l'âme de ces multitudes encore plongées dans l'ignorance et la superstition, elle est la partie noble de cette agglomération nègre, et la fierté de la masse
haïtienne, c'est d'avoir produit cette élite. [...]
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
192
C'est en vain que l'on peut opposer la finesse de notre haute
bourgeoisie à l'infériorité de nos couches profondes, car c'est de
ce fumier que sort cette fleur, et il est naturel qu'il en soit ainsi
[...]
N'est-ce pas nous, l'élite haïtienne, qui sommes la tête, l'âme,
la voix et même le cœur du peuple haïtien ?
Voilà qui se passe de commentaire. Pour en revenir au roman, l'on
pourrait au mieux trouver de timides tentatives de justification de l'élite. Ainsi Gérard Delhi, le porte-parole de Fernand Hibbert dans Séna
(1905), essaye de répondre à un Allemand qui lui demande brutalement « à quelles lois vous attribuez l'incapacité d'Haïti au progrès »
(126). Pour Delhi, les étrangers ont une grande part de responsabilité.
Plus encore que ces étrangers qui exploitent honteusement le pays et
font tout pour empêcher qu'il progresse, les colons français, instaurateurs du régime colonial dont les Haïtiens ont hérité, et qu'ils essayent
péniblement de réformer. Et Delhi de conclure que c'est « [le patriotisme] que nous portons au fond de notre cœur, qui fait que notre Haïti
ne périra peut-être pas ! » (131)
L'explication selon laquelle les maux du pays sont les séquelles de
la colonisation se retrouve maintes et maintes fois ; il serait facile
d'aligner les citations pour le démontrer. Les méfaits du colonialisme
sont rendus responsables non seulement des inégalités sociales, des
tyrannies politiques et du marasme économique, mais également des
particularités psychologiques des Haïtiens. Comme le déclare Jude
Deslandes :
Hélas, chacun de nous porte en soi un peu du colon, de l'affranchi, du commandeur nègre et de l'esclave. Notre personnalité évolue donc dans la frustration et dans la confusion, ce qui
explique, en [198] effet, cette inclination héréditaire que nous
avons à vouloir nous casser mutuellement la « gueule ».
(« Interview », Haïti-Observateur,
10-17 décembre 1976.)
D'après certains romanciers, les traces de la colonisation se retrouvent jusque dans la manière de parler des Haïtiens. La prudence dans
l'expression, condition nécessaire de survie des anciens esclaves, se
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
193
serait perpétuée chez leurs descendants. Puisque l'Indépendance est
loin d'avoir supprimé la répression arbitraire, l'ambiguïté, dans la parole et le geste, reste parfaitement fonctionnelle. Francis-Joachim Roy
a cocassement évoqué dans Les Chiens (1961) ces « dialogues de
sourds-muets » faits de
... toute une gamme de « Hem ! », de « Han ! », de
« Ayayaye ! », de mines, de petits sifflements, de grognements,
de gloussements, de branles du chef, par quoi les Haïtiens depuis les temps lointains de l'esclavage officiel, ont accoutumé
de se communiquer entre eux les nuances les plus subtiles de
leur pensée. Quelques proverbes aux sens multiples, mais dont
chacun, dans l'instant, saisissait celui qui convenait à la situation, terminaient ces échanges de vue où aucune parole n'avait
été prononcée (112).
De tous les fléaux qui affligent la société haïtienne, le préjugé de
couleur est celui que les analystes font unanimement - et avec raison remonter aux temps de la colonie. Il est admis par tous les romanciers
que le préjugé de couleur « n'est pas un vice de nature [...] mais simplement un vice d'éducation imputable aux maîtres de la Colonie » (D.
Lafontant, Célie, 1939, 150-151). Vice de nature ou vice d'éducation,
les nombreuses citations relevées dans les pages qui précèdent démontrent que le préjugé de couleur a été dénoncé par tous les romanciers
haïtiens pratiquement sans exception. Cela pour deux raisons. La
première est évidente : la persistance du problème à travers les générations. La seconde, du fait que l'idéologie officielle refuse d'en tenir
compte explicitement. Elle reconnaît certes l'inégalité sociale, mais
tait ou minimise systématiquement la dimension raciale de cette inégalité. Sauf aux moments de crises particulièrement [199] aiguës et
parfois pendant les campagnes électorales... lorsqu'il y avait des élections ; l'élite n'a bien entendu aucun intérêt à exacerber ses propres
tensions internes. Et l'opposition de gauche considère l'antagonisme
entre Noirs et Mulâtres comme un épiphénomène découlant de l'inégalité économique. Elle cite à l'appui de son point de vue le proverbe
créole bien connu : Nèg rich se mulat, mulat pòv se nèg (« un Noir
riche est un Mulâtre, un Mulâtre pauvre est un Noir »). Jacques Romain écrit, dans l’Analyse schématique du Parti Communiste haïtien
(1934) :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
194
Le Parti Communiste Haïtien considère le problème du préjugé de couleur comme étant d'une importance exceptionnelle,
parce qu'il est le masque sous lequel les politiciens noirs et politiciens mulâtres voudraient escamoter la lutte des classes. [...]
[le mot d'ordre au Parti est :] « La couleur n'est rien, la classe
est tout » (3-4).
Pour les Marxistes, on le sait, le racisme disparaîtra avec l'avènement du socialisme. Il ne s'agit pas ici de juger si leur analyse rend
compte du phénomène dans toute sa complexité. Ce qui nous intéresse, c'est de voir que les romanciers - quelles que soient par ailleurs
leurs convictions politiques - refusent de minimiser le problème, et
remettent constamment en lumière une caractéristique de la société
haïtienne sur laquelle on aurait préféré jeter un voile.
Le préjugé de couleur n'est bien entendu pas reconnu par la loi,
comme ce fut le cas aux États-Unis aux temps de la ségrégation, ou
comme c'est encore le cas en Union Sud-Africaine. Par ailleurs, il ne
s'avoue ou ne se discute en Haïti que dans l'intimité. Ce qui se comprend, puisque l'élite n'est pas racialement homogène et que toute la
gamme des types physiques y est représentée, depuis celui des fils
d'immigrants européens, jusqu'à celui des descendants d'Africains qui
n'ont aucun Blanc dans leur ascendance. Comme l'écrit René-A. SaintLouis dans La Présociologie haïtienne :
... le préjugé de couleur existe encore, enveloppant la notion
de [200] classe d'un contenu émotionnel. Il est vrai que ce préjugé n'est ni agressif ni virulent, et même inexistant en certains
endroits. [...] Rien n'empêche que sur le plan individuel les relations les plus étroites existent entre Métis et Noirs mais, s'ils
peuvent facilement être frères, ils acceptent difficilement d'être
beaux-frères.
... la question du préjugé de couleur [...] n'a jamais été soulevée ouvertement et objectivement. [...] Elle demeure un sujet
tabou dont on parle en famille ou entre intimes, jamais avec des
étrangers qu'ils soient Noirs ou Blancs. [... ] [L'Haïtien] nie
l'existence de ce problème dans son pays. (2e éd., 1970, 20 et
114.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
195
En l'occurrence, les romanciers haïtiens ont donc toujours fait, et
continuent de faire œuvre subversive et libératrice. Ils remplissent ainsi leur mission qui est, comme l'affirme Jean-Baptiste Cinéas dans la
préface de Le Choc en retour :
[soulever] le rideau sur une scène trop sombre [et] hurler […]
ce que les moins peureux murmurent au tuyau de l'oreille (I-II.)
Il faut cependant remarquer que le préjugé de couleur fonctionne
en Haïti à deux niveaux. D'une part, il constitue une barrière de plus à
la mobilité sociale, et contribue à différencier l'élite de la masse et à
maintenir cette dernière dans la dépendance et la servitude. De cela,
les paysans et les prolétaires qui apparaissent dans le roman haïtien
sont certes conscients. Mais il est évident que leur préoccupation quotidienne est avant tout de trouver les quelques sous nécessaires pour
survivre jusqu'au lendemain. La discrimination dont ils font l'objet est
perçue comme une réalité abstraite et attachée à leur condition. Il est
probable, mais rien moins que certain, que la conscience raciale du
paysan haïtien que nous présentent les romanciers correspond généralement à la réalité. En effet, les paysans n'ont que des contacts occasionnels avec l'élite. Ils s'identifient plus en tant qu’habitants, que
moun monn (campagnards), qu'en tant que Noirs ; de même, leurs oppresseurs sont identifiés comme moun lavil (citadins) plutôt que
comme Mulâtres ... d'autant que le « chef section », le juge, le notaire,
l'arpenteur, le spéculateur en denrées, membres de l'élite à qui il leur
arrive d'avoir affaire, sont fréquemment [201] noirs eux aussi.
La conscience raciale des personnages prolétaires est plus aiguë
que celle des personnages paysans. C'est là sûrement ce qui se passe
dans la réalité, puisque le prolétaire urbain a plus souvent l'occasion
de côtoyer les oppresseurs riches, et de constater que bon nombre
d'entre eux sont des Blancs ou des Mulâtres. C'est le prolétariat qui
fournit la domesticité, devant laquelle les patrons racistes ne se gênent
pas pour exprimer leurs préjugés. C'est enfin le prolétariat urbain qui
peut avoir l'occasion d'entendre un intellectuel subversif (venu de l'élite) confirmer l'existence et analyser les mécanismes de l'inégalité sociale, dont le préjugé de couleur est partie intégrante. C'est ce, que
font Claude Servin et ses amis révolutionnaires pour Mario, le héros
de Viejo de Maurice Casséus, et Pierre Roumel et ses camarades
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
196
communistes pour Hilarion Hilarius dans Compère Général Soleil de
Jacques-Stéphen Alexis.
C'est au sein de l'élite que le préjugé de couleur est ressenti comme
une réalité quotidienne. C'est au sein de l'élite qu'il sous-tend tout un
réseau de comportements individuels et collectifs, d'interdits, de
rancœurs, d'obsessions. Et, bien entendu, les romanciers, qu'ils soient
noirs ou mulâtres, appartiennent à l'élite et sont donc parfaitement familiers du préjugé dans ses manifestations les plus subtiles. Ils sont
conscients de l'influence que le préjugé de couleur exerce non seulement sur l'organisation et le fonctionnement des classes sociales, mais
également sur la mentalité individuelle des citoyens. Il est en particulier à l'origine du mépris de soi-même dont souffrent bien des membres de l'élite, et qui se traduit par le ressentiment et l'hostilité envers
autrui :
Pour nous, il faut que nous nous en rendions compte : Nous
sommes écrasés par cette conviction de notre infériorité qu'on a
inoculée avec une habileté perfide dans l'âme haïtienne.
(C. Werleigh, « Nécessité d'une mystique », Le Temps, 6
janvier 1937.)
C'est bien le cas de Jacques Dellegrini, ce personnage des [202]
Arbres musiciens (1957) de Jacques-Stéphen Alexis qui
avait une horreur presque physique de ses compatriotes trop négroïdes qui lui rappelaient que lui aussi il était de la race honnie
(95).
Si le préjugé de couleur est une si féconde source d'inspiration,
c'est précisément à cause de sa complexité, de la multiplicité des façons brutales ou sournoises dont il peut se manifester et être ressenti.
La situation en Haïti n'est pas la même qu'en Union Sud-Africaine,
par exemple, où l'appartenance de l'individu à un groupe ethnique est
non seulement rigidement déterminée, mais imposée par le législateur.
Dans certains pays d'Amérique latine, les criollos blancs se définissent
par rapport aux mestizos sang-mêlé et aux indios indigènes, l'appartenance ethnique coïncidant avec les privilèges sociaux qu'elle comporte. En Afrique du sud et ailleurs les races vivent séparées et hiérarchisées, leurs contacts n'étant jamais censés se produire sur le plan de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
197
l'affectivité. Le mécanisme de l'oppression fonctionne à sens unique.
Au sein de l'élite haïtienne, par contre, la distinction entre Noirs et
Mulâtres est au mieux approximative. Témoin la liste indéfiniment
variable de termes qui servent à décrire l'apparence physique en fonction de la pigmentation, de la qualité du cheveu et de la morphologie
des traits : « griffe », « grimaud », « marabout », « jaune », « mulâtre
brun », « caïmitte », « chabin » indiquent des nuances qui n'échappent
qu'aux étrangers. Le père d'Eliézer Pitite-Caille, vaillant guerrier et
impénitent trousseur de jupons, lui a donné soixante-neuf frères et
sœurs qui illustrent tout un éventail de types physiques. Le lecteur haïtien s'amusera d'en lire l'inventaire, dont la nomenclature ne le déroutera aucunement :
Ces enfants étaient de toute les nuances : nègres francs, nègres rouges, chabins, tacté-codinde, griffes, mulâtres, sacatras,
marabouts, tchiam-pourras, etc.
(J. Lhérisson, La Famille des Pitite-Caille, 1905, 17.)
Dans Marie Villarceaux (1945), Marc Verne décrit trois [203] jeunes frères, aristocrates capois, dont les copieuses libations altèrent le
teint :
Leur couleur était de trois palettes différentes : jaune clair,
presque blanc ; jaune paille ou plutôt jaune de citron trop mûr,
et bronzé. Les ailes du nez de Fred prenaient une teine céladon,
tandis que son frère changeait sa carnation brune pour une autre
de brique rouge (64).
C'est dire que l'Haïtien de l'élite se définit non seulement en tant
que Noir ou Mulâtre, mais aussi en fonction de toute une gamme de
nuances. À ses yeux, des lèvres fines compenseront un teint sombre,
un nez aquilin rachètera des cheveux crépus. La position dans la hiérarchie de la bonne société ne coïncide pas nécessairement avec le type physique, un Noir de l'élite pouvant parfaitement être plus haut
placé dans l'échelle du pouvoir et de la richesse qu'un Mulâtre clair.
Le mécanisme de l'oppression peut fonctionner à double sens. Le ressentiment de l'Haïtien de l'élite envers ceux qui sont d'un type physique plus « désirable » que le sien risque d'être d'autant plus lancinant
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
198
qu'il est le fait de la dignité blessée. Et c'est à l'illustration de ces subtilités psychologiques que se complaisent les romanciers.
C'est dans les rapports érotiques, préoccupation fondamentale de
tout romancier, que le préjugé de couleur se manifeste de la façon la
plus cruelle. Le prétendant éconduit par une jeune fille plus claire que
lui, la femme prise comme maîtresse puis abandonnée par un amant
qui en épouse une autre au type physique moins négroïde sont, comme
on pouvait s'y attendre, des personnages traditionnels. Comme le sont
d'ailleurs ceux qui se résignent à ce qu'on appelle pudiquement « un
mauvais mariage » pour renflouer leurs finances, quitte à faire ensuite
cruellement ressentir au conjoint son « infériorité ethnique ». Tel,
dans Chair, sang et trahison (1947) d'Hénock Trouillot, le Mulâtre
Georges Larue qui épouse une riche héritière, (da douce brunette »
Germaine Charles :
[204]
Georges eut honte, mais d'une seule chose : d'avoir eu à se
montrer durant les cérémonies éclatantes du mariage avec sa
femme, une noire, au public qu'il croyait ahuri de sa déchéance
(17).
Georges Larue tourmentera sa femme au point qu'elle finira par en
mourir.
L'observateur non prévenu pourrait s'attendre à ce que les romanciers montrent systématiquement des héros noirs en butte au préjugé
des Mulâtres. Et c'est effectivement ce qui se passe dans bien des cas.
Mais les Noirs ne sont pas toujours valorisés, loin de là. Pour plusieurs raisons. D'abord, parce que, lorsqu'à plusieurs reprises dans
l'histoire d'Haïti la fraction « noire » ou « noiriste » de l'élite a pris le
pouvoir, elle s'est cruellement vengée du snobisme dont elle est victime. Dans plusieurs de ses romans Marie Chauvet montre des Mulâtres
persécutés par les Noirs. Dans Amour, comme nous l'avons vu, mais
aussi dans Colère, où, pour sauver les terres de sa famille et faire obtenir à son frère un visa de sortie, la jeune Mulâtresse Rose est forcée
de se prostituer à l'un des maîtres de l'heure, à un « gorille » qui la
souille et l'humilie de toutes les façons, en lui expliquant :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
199
Sais-tu qui j'étais avant de devenir l'autorité qui étend sur ta
tête sa main puissante pour te protéger ? [...] Un mendiant
pouilleux, voilà ce que j'étais. Oui ma belle, un mendiant méprisé, honni par les inaccessibles têtes de saintes de ton espèce.
Et maintenant, ouvre les jambes (285).
Déjà dans Fille d’Haïti (1954), Marie Chauvet avait évoqué les
temps où, à la faveur des désordres politiques,
Une campagne de propagande entreprise par un groupe de
noirs, surexcita si fort les esprits que bientôt on ne parla plus
que du « massacre des mulâtres ». [...] Dans les rues à présent
désertes, les enfants et les femmes de couleur ne se risquaient
plus, de crainte d'être maltraités ou insultés (269).
Il est vrai que ceux de Marie Chauvet sont les seuls romans où les
choses soient dites aussi crûment. Par conviction ou par prudence, la
plupart des romanciers, en soulignant les antagonismes [205] de classes, n'insistent pas trop sur les antagonismes de races qui les recouvrent en partie. La discrétion est de rigueur. Le romancier laisse au
lecteur le soin de comprendre un langage voilé qui, par respect des
convenances, foisonne d'allusions, d'euphémismes et de sousentendus. Même dans Colère, il n'est jamais dit explicitement que la
victime est mulâtre et le bourreau noir. Un lecteur étranger ne trouverait pas la chose évidente ; pas un lecteur haïtien, par contre, ne risquerait de s'y tromper. Et c'est sans doute parce que la Mulâtresse Marie Chauvet a si sauvagement fustigé les préjugés et les ridicules de sa
propre caste qu'elle n'a pas hésité à dénoncer les abus dont elle a été
victime.
Dans le roman haïtien, les Noirs de l'élite qui protestent contre le
préjugé de couleur ont souvent des ambitions politiques. Leur protestation en est viciée à la base ; les romanciers n'y voient qu'une manœuvre démagogique par laquelle les politiciens « noiristes » récupèrent cyniquement des griefs réels. C'est leur intérêt personnel et non
pas celui des Noirs qui est leur souci. Nous avons vu le Marau des
Fantoches (1931) de Jacques Roumain exalter la Négritude ; nous apprendrons que :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
200
... c'est un grimaud qui enrage de ne pouvoir faire son petit
mulâtre. Savez-vous qu'à New York il lissait ses cheveux avec
une de ces pommades que l'on trouve chez tous les coiffeurs de
Harlem et se faisait passer pour hindou ? (34)
Cyniques, les politiciens « noiristes » arrivent à l'être inconsciemment, comme l'Hélenus Caton de Fernand Hibbert dans Les Simulacres (1923) :
M. Caton avait une grande admiration pour le bolchévisme.
Dépouiller une aristocratie au profit du peuple lui paraissait le
dernier mot de la justice et d'une politique digne de ce nom. Et
il rêvait de quelque chose de semblable pour Haïti et dont il tirerait de grands avantages personnels. Cet étrange communiste,
propriétaire de nombreuses maisons, halles et villas, entendait
conserver ce qu'il possédait et augmenter le nombre de ses propriétés bâties ou non, par la raison qu'étant un peu foncé, il se
croyait peuple (16).
[206]
On pourrait soupçonner que les Hélenus Caton, les Frédéric Germain et les Aristide Marau ont été créés pour servir les intérêts de caste de leur créateurs ... qui se trouvent être des romanciers mulâtres.
Mais ce serait méconnaître les mœurs politiques haïtiennes. Une fois
arrivés au pouvoir, les préconiseurs du pouvoir « au plus grand nombre » s'empressent de s'intégrer au système, et de ne partager le dit
pouvoir qu'avec leurs alliés au sein de l'élite. Les écrivains de gauche quel que soit leur type physique - ont dénoncé et continuent à dénoncer la pseudo-idéologie des opportunistes « noiristes ». Et comme,
quelle qu'ait été la composition du gouvernement au pouvoir, la misère et l'impuissance de la masse est restée la même *, il est difficile de
ne pas leur donner raison.
De même qu'ils critiquent les Mulâtresses qui cherchent un mari
blanc et les Mulâtres qui croient déchoir en épousant une femme noire, les romanciers dénoncent ceux des Noirs qui, au lieu de réagir
*
À l'exception peut-être des années 1946-1950, sous la présidence de Dumarsais Estimé. On consultera sur cette période le collectif « Parole », 1946-1976,
Trente ans de pouvoir noir en Haïti, 1976.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
201
contre cette forme de racisme, l'intériorisent et l'exercent contre leurs
propres frères de race. Dans Le Choc en retour (1948) de JeanBaptiste Cinéas, la Négresse Lydia dit ses quatre vérités à son ancien
amant Alcibiade :
Vous autres « Nègres noués » [hommes noirs], vous prenez
une femme par vanité. Vous la traitez selon sa couleur, selon
son rang. [...] Quand vous voyez une mulâtresse, vous êtes hors
de vous-mêmes, vous la parez de toutes les vertus, de toutes les
qualités. [...] Quand une femme blanche vous amorce avec un
sourire et vous englue de caresses hypocrites, vous êtes prêts à
vendre votre âme, pour avoir le plaisir de lui lécher les pieds
(265).
Ici, une parenthèse. Les romanciers haïtiens ont raison de signaler
qu'en Haïti comme ailleurs le racisme influence et dénature les rapports érotiques, que l'érotisme peut même exprimer le racisme (Sartre
l'a montré dans Réflexions sur la question juive). Mais l'attirance érotique envers une personne [207] de race différente relève-t-elle inévitablement du racisme ? Le succès en la matière des Blancs en Haïti
(ou des Noirs en Occident) ne me paraît pas s'expliquer toujours et
nécessairement par un sadisme déguisé ou un masochisme camouflé.
Il ne me semble pas exclu que l'on puisse être attiré par une personne
de race différente pour essentiellement les mêmes raisons qui déclenchent l'attirance envers un individu du même type ethnique que soi. Or
aucun romancier haïtien n'a considéré la question sous cette optique.
Quoi qu'il en soit, ce que le romancier reproche aux Noirs de l'élite
c'est de renier leur Négritude ; c'est d'avoir adopté les préjugés que les
Mulâtres avaient hérité des Blancs ; de participer à l'oppression de la
masse, dont ils auraient pu se faire les défenseurs les plus qualifiés.
On en arrive en somme à une situation paradoxale : c'est précisément dans la mesure où un Noir de l'élite se réclame de sa couleur et
se pose en porte-parole des siens qu'il devient suspect. À tort ou à raison, bien des membres de l'élite partagent, sans toujours l'avouer,
l'opinion de E.L. Vernet pour qui
... la plupart de mes frères bronzés qui, chez nous, s'occupent
de parler ou d'écrire sur les questions de race et de préjugés de
couleur, sont eux-mêmes remplis de ces préjugés. Leur défense
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
202
de la race [...] est chez eux plutôt empreinte de sentiments jaloux et d'un individualisme orgueilleux. Et plusieurs, pris en
particulier, cesseraient immédiatement de s'en occuper et se
sentiraient fiers, si seulement les blancs et les mulâtres prétentieux s'entendaient pour leur dire ceci : La race noire à laquelle
vous appartenez est réellement inférieure ; mais vous personnellement vous constituez une exception et vous êtes notre égal.
(Les Pires Ennemis d’Haïti, 1937, 14.)
Il aurait d'ailleurs été surprenant que le virus du préjugé dont souffre l'élite ait entièrement épargné tous les romanciers sans exception.
Il arrive à certains d'entre eux de commettre de regrettables lapsus
calami. Ainsi Milo Rigaud écrit, dans Jésus ou Legba ? (1933) :
[208]
La nature du nègre est ainsi faite que le moindre prétexte
transforme son éternelle tension vers la chair en un élan irrésistible (162).
À propos de l'occupation américaine, Annie Desroy prétend, dans
Le joug (1934, 69), que les Haïtiens « subissaient la morgue de l'occupant avec un fatalisme propre à la Race ». Enfin Deita (Mercédès
Guillard) décrit dans Les Désespérés (1964) le physique disgracieux
d'un de ses personnages en des termes qui montrent, pour le moins,
qu'elle a parfaitement adopté les canons blancs de la beauté féminine :
... Hélène était laide : un visage sans expression, souligné
d'un menton carré, des yeux ternes, une peau brouillée et pigmentée de taches de boutons, une bouche large et un nez épaté.
Seuls des dents très blanches et bien rangées et un ravissant
sourire agrémentaient ce masque ingrat, couronné de cheveux
crépus et rares (26).
Les romanciers haïtiens tiennent le préjugé de couleur à la fois
pour cause et pour effet d'une particularité de leurs concitoyens (de
leurs concitoyens de l'élite, s'entend) : Jean Price-Mars l'a baptisé le
« bovarysme collectif », formule empruntée à J. de Gaultier, et qui
désigne (da faculté que s'attribue une société de se concevoir autre
qu'elle n'est » (Ainsi parla l'oncle, nouvelle éd., 1973, 44). Il leur re-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
203
proche de ne revendiquer que l'héritage de leur ascendance française,
et de négliger, sous-estimer et parfois même nier leur héritage africain. De se voir et de se vouloir en somme comme Français et uniquement Français par tout (hormis l'acte de naissance) : par la langue,
la religion, les goûts, les mœurs, la sensibilité, par tout ce qui constitue le Weltanschauung d'un individu ou d'un groupe social.
De même qu'après avoir fait fortune aux colonies les Européens
reviennent en jouir dans la métropole, les Haïtiens riches s'établissent
volontiers en France. Dans Célie (1939) de Delorme Lafontant, un
ancien ministre d'Haïti à Paris explique :
Les Haïtiens qui habitent l'Europe sont ceux qui ont ramassé
le plus d'argent possible dans le pays, et qui s'en sont allés, le
laissant [209] à l'agonie. Je les ai vus et interrogés. Tant qu'ils
seront riches, ils ne reviendront jamais au pays [...] S'ils sont
pauvres un jour, nous les verrons infailliblement ici se refaire
pour repartir riches encore (165).
Comment la plupart de ces Haïtiens qui habitent la France « ont
ramassé le plus d'argent possible dans le pays », Maurice Casséus vit
nous l'apprendre lorsqu'il parle dans Viejo (1935) du Département de
l'Agriculture, qui
... [n'a] jamais eu pour le diriger - comme tous nos bureaux,
d'ailleurs, à peu d'exceptions près - que des types qui ne professent que l'idéal de s'enrichir, de trouver l'enchérisseur auquel
vendre leur âme et leur conscience à bon prix et puis après foutre le camp de l'autre côté de l'eau (84).
Le voyage en France fut à une époque le rêve de l'élite, le plus cher
désir des femmes, le plus beau souvenir des hommes qui avaient fait
leurs études au Quartier latin. Aucun doute : il a longtemps été espéré
comme un retour au pays natal. Dans un de ses truculents Croquis
haïtiens, Antoine Laforest brocarde un sien compatriote sur le point
de partir pour la Ville Lumière
Déjà, respirant par avance quelques buées d'air de Paris, Ti
Ladianne semble avoir aiguisé la lame de sa langue [...] car il
est tout au « petit pointu », il met sa bouche en croupion de
poulet pour parler. Une mimique « périsienne » égaie à plaisir
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
204
son angle facial. [...] Désormais, Ti Ladianne ne parle plus que
de « Péris », comme s'il y avait été déjà, [...] du « Hêvre », des
« ch'mins d'fer », de la « Teur Eiffel », de l'«Op’ra », du Thiâtre
français ou « l’on dit » d'sir et non désir ».
Il ne supporte plus la « benène », il n'y a que ces grossiers
haïtiens qui mangent de ce légume...
(« Ti Ladianne partant pour l'Europe », in Croquis haïtiens,
1906, 64.)
Le thème du voyage à Paris se retrouve dans de nombreux romans
haïtiens. Nous avons vu Hibbert et Cinéas envoyer leurs politiciens y
faire l'apprentissage du civisme (Rénélus Rorotte dans Séna et Catullus Alcibiade Pernier dans Le Choc [210] en retour). Roger Sinclair
s'y réfugie (dans Le Nègre masqué de Stéphen Alexis). Maurice Desroches part y combattre pour la civilisation latine (dans Le Choc de
Léon Laleau).
Si d'avoir visité la France pose dans la société port-au-princienne,
y avoir fait ses études confère un solide prestige. Bon nombre de personnages du roman haïtien ont fréquenté l'Université de Paris, dont le
diplôme sanctionne la pénétration de leur jugement et le bien-fondé de
leurs opinions.
Mais le séjour en France, surtout pour les jeunes Haïtiens qui vont
y parfaire leur éducation, comporte des risques. Il renforce dans bien
des cas l'aliénation à laquelle ceux de l'élite ne sont déjà que trop sujets :
Cet intellectuel déraciné [...] honteux de sa race, de sa famille, qui n'aspire qu'à fuir le milieu où il a pris naissance, vous et
moi, ne le reconnaissons-nous pas pour l'avoir trop souvent
coudoyé dans notre propre société...
(J.C. Dorsainvil, Préface à Desaix Baker, Dans les brousses
africaines, 1935, iv.)
C'est le cas d'Étienne, le fils unique d'Eliézer Pitite-Caille dans le
roman de Justin Lhérisson. À la mort de son père, ce boulevardier exi-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
205
lé dans sa propre patrie est incapable de s'y tailler une place et sombre
dans l'alcool.
L'éducation parisienne risque fort de « dénaturer » le jeune Haïtien,
de le couper de ses compatriotes, de sa famille, de ses congénères qui
n'ont pas eu la chance d'en profiter. Ces jeunes gens qui ne veulent ou ne peuvent - se réadapter à la réalité haïtienne deviennent facilement ce qu'on appelle, précisément, des inadaptés sociaux. Certains
émigrent ; d'autres, restés au pays, tombent dans le cynisme ou le découragement :
Combien de fois, hélas ! [...] de jeunes Haïtiens de remarquable intelligence et de solide instruction, revenus au pays
d'outre-mer, ont l'air de déracinés dans leur patrie et y sont à ce
point mal à l'aise, qu'ils se laissent parfois aller jusqu'à la prendre en grippe et à se moquer ouvertement de son archaïsme.
(P. David, « La Réforme éducationnelle », Le Temps, 11
septembre 1935.)
[211]
D'autant plus que l'éducation française n'est guère conçue en fonction des problèmes haïtiens. Le nouveau diplômé est souvent forcé de
constater que son savoir le laisse singulièrement démuni. Ainsi Léon
Dajobert, dans la Mimola d'Antoine Innocent (1906) : il rentre au pays
bien décidé à œuvrer pour
Faire aller le pays de l'avant, en l'affranchissant des vieux errements, des traditions surannées, des superstitions grossières.
Mais Léon
voulait rompre entièrement avec le passé, rebâtir sur des ruines
après avoir tout détruit, tout renversé (51).
C'était méconnaître son pays, sous-estimer la force de ses traditions (en l'occurrence le culte des loas), vouloir mettre en œuvre des
formes d'action peut-être efficaces en Occident, mais vouées à l'échec
lorsque c'est d'Haïti qu'il s'agit. C'est effectivement ce qui se passe.
Léon ne changera rien à rien ; les loas lui feront perdre l'esprit. À la
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
206
fin du roman, cette pauvre épave sera devenue aliénée, dans les deux
sens du terme.
Un autre exemple, savoureux celui-là, est celui du jeune Serge Benoît qui vient de terminer Saint-Cyr et se retrouve affecté à l'étatmajor du général caco Machette Trainin, qui lui demande :
— On t'a appris beaucoup de choses chez les Blancs ? - Oui,
mon Général.
—Ainsi, on t'a dit que l'armée adverse devait être détruite ?
— Oui, mon Général.
—Alors, dis-moi, ces Blancs-là, c'est pour tuer qu'ils font la
guerre ? Pour ta gouverne, capitaine Benoît, je vais t'apprendre
que l'Haïtien ne fait pas la guerre pour tuer. Il n'est pas assassin.
Nous ne faisons la guerre que pour renverser le gouvernement...
Cet aspect de la guerre avait en effet échappé à Serge Benoît et
les manuels de Saint-Cyr ne pouvaient lui être d'aucun secours
pour soutenir la discussion avec Machette Trainin.
Mathon, La Fin des baïonnettes, 1972, 74.)
[212]
Le grand mérite de Price-Mars a été d'oser dire et surtout d'articuler clairement ce dont bien des Haïtiens étaient depuis toujours conscients. À partir de la publication d’Ainsi parla l'oncle, et jusqu'à nos
jours, les études sur l'identité, la personnalité, la mentalité collective
des Haïtiens se multiplient. Les disciples de Price-Mars se sont systématiquement tournés vers le paysannat et ce fut le roman paysan. Ce
fut en tous cas l'affirmation de la Négritude, l'affirmation de l'originalité essentielle du fait haïtien :
... les écrivains haïtiens d'aujourd'hui arrivent à une réhabilitation de l'Afrique et de l'Africain : C'est d'ailleurs pour eux le
seul moyen de combattre le complexe d'infériorité qui a ébranlé
la culture haïtienne et qui est aussi un legs de l'esclavage et du
colonialisme.
(R. St-Louis, « Internationalisation des cultures », HaïtiRencontres, janvier-mars 1959, 11-12.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
207
Peut-être a-t-on trop tendance à considérer la mentalité haïtienne
comme une mosaïque de traits hérités de l'Europe et de traits hérités
de l'Afrique. Peut-être conviendrait-il d'insister sur le fait que c'est de
l'amalgame plutôt que de la juxtaposition que découle cette originalité.
Les études étymologiques sur la langue créole sont certes précieuses ;
il faudrait également étudier son influence sur la personnalité du créolophone. Rechercher les sources du Vodou dans les anciennes religions du Dahomey et dans certaines manifestations du christianisme
est légitime. On aimerait en savoir plus long sur le rôle du Vodou dans
la vie sociale et politique de la République.
Depuis une cinquantaine d'années, la composition et donc l'idéologie de l'élite se sont modifées : la petite et la moyenne bourgeoisies
ont pris une importance accrue ; l'influence française, surtout depuis la
Deuxième Guerre mondiale, se voit sérieusement concurrencée par
l'influence américaine ; une émigration importante d'Haïtiens de l'élite
(et de la masse) se produit en direction des États-Unis et du Canada.
Cependant, les sociologues, les économistes, les psychiatres et les
essayistes haïtiens ne semblent pas avoir constaté de [213] modifications dans la mentalité collective de leurs compatriotes par suite de
ces bouleversements. Et les derniers romans parus n'en reflètent pas
non plus. Peut-être est-il encore trop tôt pour que les inévitables effets
des transformations que la société haïtienne est en train de subir se
répercutent dans le domaine psychologique.
Quoi qu'il en soit, il est évident que la sévérité des romanciers haïtiens qui jugent leur pays s'étend à leurs compatriotes, et frôle parfois
le masochisme. Une dernière citation, particulièrement éloquente, exprime bien ce désespoir dont parlait Gouraige :
[Nos travers] sont aussi nombreux que les étoiles du ciel
[...]. Ils ne nous sont pas arrivés de l'Extérieur, ils n'ont pas été
importés. Fruits pourris de notre terroir ils nous appartiennent
en totalité. Ils ont poussé en notre milieu, un milieu vicié où ne
cesse de vibrer le souffle empoisonné de la sottise allié à une
grossière superstition.
(N. Chassagne, « Nos Travers », Le Temps, 15 juin 1938.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
208
Ce n'est pas que les personnages haïtiens de romans haïtiens soient
tous veules et malhonnêtes. C'est que leurs aspirations à l'idéal sont
vues comme des tentatives de subversion par une société matérialiste,
envieuse et impitoyable. Il est vrai que, depuis les Romantiques surtout, le conflit entre l'individu et la société sous-tend l'intrigue de la
plupart des romans. Mais il est frappant de voir avec quelle fréquence
les romans haïtiens débouchent sur la défaite, combien de personnages
principaux se suicident, sont tués, ou forcés de s'exiler, ou perdent la
raison, ou sombrent dans la débauche. Ghislain Gouraige remarquait
que l'on trouve « dans tout le roman haïtien l'image de l'individu écrasé du poids des choses et condamné » (La Diaspora d’Haïti et
d’Afrique, 1974, 182). Dans cette optique, le thème de la prison prend
des dimensions symboliques.
Que la prison hante le romancier haïtien n'a rien de surprenant. En
tant que membre de l'élite, il se sent particulièrement visé, puisque
aucun gouvernement haïtien n'a hésité [214] à incarcérer ceux qu'il
considère comme dangereux. Comme le dit un fonctionnaire à l'un de
ses jeunes collègues dans Deux pauvres petites filles (l920) de Félix
Courtois :
Je ne vous souhaite pas, mon fils, de connaître la prison,
mais vous en saurez tout de même quelque chose puisque vous
êtes Haïtien (64).
Étant donné que les droits du citoyen ont rarement été respectés en
Haïti, la répression par la prison y est particulièrement redoutable.
D'abord, elle est arbitraire. Celui qui est arrêté ignore le plus souvent
ce qu'on lui reproche. Il peut très bien être victime d'une simple vengeance personnelle, du ressentiment ou de la jalousie d'un homme au
pouvoir. À moins qu'il ne soit accusé d'un délit de droit commun, son
arrestation est rarement officielle. Dans bien des cas, sa famille ignore
l'endroit de sa détention, et les démarches entreprises pour avoir des
nouvelles du prisonnier se heurtent à une fin de non-recevoir... quand
elles n'ont pas de conséquences plus graves. Ainsi le fonctionnaire qui
donne à son jeune collègue des conseils de prudence lui raconte
qu'ayant appris l'arrestation de son ami Mairet :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
209
J'allai voir le Ministre de l'Intérieur, le Chef de la Police, le
Commandant d'Arrondissement. Je commis l'imprudence de
crier mon indignation à ce dernier qui m'envoya tout bonnement
rejoindre Mairet en prison (64).
Ce n'est pas seulement la liberté que l'on perd en étant écroué dans
une prison haïtienne : on risque fort d'y laisser la santé (comme Eliézer Pitite-Caille) et même d'y disparaître. Mairet est passé par les armes sans autre forme de procès. Après quelques mois en prison, Rénellus Rorrotte est trouvé mort dans son cachot. Dans Moins l'infini
d’Anthony Phelps l'étudiante militante Paula est torturée à mort. Car
la torture est chose courante :
Donner « guêpes » à quelqu'un au Bureau Central, c'est lui
appliquer une souffletade inouïe qui le rend méconnaissable en
quelques minutes.
(C. Desgraves-Valcin, « Le Voleur », Le Temps, 20 janvier
1937.)
[215]
Les supplices sont parfois plus raffinés. Stéphen Alexis dans Le
Nègre masqué, son fils Jacques-Stéphen dans Compère Général Soleil
et Anthony Phelps dans Mémoire en colin-maillard, parmi bien d'autres, en donnent des descriptions difficilement soutenables. Même
lorsque le prisonnier ne tombe pas dans les mains d'un sadique, les
conditions de vie y sont épouvantables. Elles ont été souvent décrites,
par Armand Thoby dans Jacques Bonhomme d’Haïti (1901), par
exemple. Rendant compte du roman, Georges Sylvain écrit :
Il y a dans Jacques Bonhomme d’Haïti une mise en scène
des prisons de Port-au-Prince [ces cloaques infects] en 1874 :
elle est encore effrayante d'exactitude !
(« Hommes et livres : Jacques Bonhomme d’Haïti », La
Ronde, 15 décembre 1901.)
Dans Mimola (1906), Antoine Innocent évoque des femmes qui
apportent à manger aux prisonniers. Acte de bienfaisance, soit dit entre parenthèses, qui est souvent exigé de leurs fidèles par les loas :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
210
Aussitôt sortent des cellules sombres où ils sont parqués par
vingt, trente, quarante, des monstres à forme humaine, à deminus, aux torses luisants et crasseux, aux pantalons effilochés,
aux guenilles sordides.
Tout ce bétail, couvert de carangues et d'autres vermines parasites, se rue sur ces femmes peureuses... Alors les coups de
bâton tombaient dans le dos, sur la tête de ces affamés qui se
sauvaient et revenaient encore sous cette grêle réclamer leur pitance (41).
À en croire des romanciers tels que Jacques-Stéphen Alexis (dans
Compère Général Soleil) ou Marie Chauvet (dans Amour), rien de cet
univers concentrationnaire n'a changé depuis le début du siècle. Et
dans ce long monologue halluciné qu'est Le Nègre crucifié (1974),
Gérard Étienne traduit la vision cauchemardesque d'une condition qui
n'a plus d'humaine que le nom.
Que cette obsession de la torture et de la prison imprègne le roman
haïtien serait facile à démontrer. Elle ne se retrouve [216] pas seulement dans les œuvres explicitement engagées, mais - ne fût-ce qu'incidemment - dans bon nombre de romans de mœurs, de ceux qui racontent des histoires d'amour, des adultères mondains ou quelque autre aventure inoffensive.
Cela est dû en premier lieu à la triste réalité, sans doute. Mais le
thème me semble s'inscrire dans celui, plus général, des frustrations,
des échecs, de l'impuissance auxquels est voué l'Haïtien de l'élite qui,
ne se contentant pas de constater les imperfections de la vie haïtienne,
désire également y porter remède. Il ne me semble pas exagéré de dire
qu'il en vient à voir dans le destin d'Haïti et les faiblesses de ses concitoyens un réseau carcéral au sein duquel l'action personnelle ou le
simple épanouissement de l'individu se révèlent impossibles.
Mais à ne signaler que le pessimisme qui imprègne le roman haïtien on risque d'en donner une image tendancieuse. Signalons dès à
présent, avant d'essayer de le démontrer dans un prochain chapitre,
que les romanciers ont également célébré les aspects de la vie et de la
mentalité haïtiennes qui relèvent de la joie de vivre et non pas du taedium vitae.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
211
Après avoir examiné l'image que les romanciers haïtiens donnent
de l'élite, il reste à examiner celle qu'ils se font de la masse, et plus
particulièrement du paysannat. Jean-Baptiste Cinéas écrivait en 1948,
dans Le Choc en retour :
L'écrivain haïtien a tout juste entamé [...] l'étude de l'âme
complexe, des mœurs étranges du paysan. Il n'en a encore donné que de rapides analyses et trop rares (IV).
Cette affirmation demande à être qualifiée. D'abord, parce qu'en
1948 des romans paysans tels que Le Drame de la terre et La Vengeance de la terre de Cinéas lui-même, La Montagne ensorcelée de
Jacques Roumain, La Case de Damballah de Pétion Savain et La Bête
de Musseau et Canapé Vert des frères Marcelin avaient déjà paru. Ensuite parce que - comme nous l'avons vu - le monde paysan était déjà
[217] présent dans bien des œuvres plus anciennes, comme Isalina
d'Ignace Nau (1836), Deux amours d'Amédée Brun (1896) et Zoune
chez sa ninnaine de Justin Lhérisson (1906), entre autres. La floraison
de romans paysans parus depuis 1950, montre néanmoins que l'appel
de Cinéas a été entendu.
Les romanciers ont très vite constaté, et dénoncé avec de plus en
plus de véhémence, la condition misérable du paysannat haïtien, sa
situation d'abjecte dépendance vis-à-vis de l'élite. Leurs œuvres en
sont rapidement venues à illustrer l'affirmation de l'économiste Jean
Luc :
La paysannerie est une classe sociale dont les membres sont
mal nourris, mal logés, en proie aux maladies de carence et aux
maux endémiques, analphabètes, dénudés, vivant aux limites de
l'état de nature. C'est la classe la plus exploitée et la plus opprimée de la nation haïtienne.
(Structures économiques et lutte nationale populaire en Haïti, 1976, 56.)
C'est à peu de choses près ce qu'écrivaient, après tant d'autres, les
frères Marcelin, dans La Bête de Musseau (1946) :
... bien que leurs ancêtres eussent aboli au prix du sang l'esclavage colonial, ces pauvres gens avaient toujours été maintenus
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
212
par la classe dirigeante dans les chaînes de la sujétion, de l'ignorance et de la misère. S'ils avaient des devoirs, ils ne savaient
point qu'ils avaient des droits, et l'on avait tout fait pour qu'il en
fût ainsi (24).
Les romanciers ne se sont pas bornés à ces constatations d'ordre
général. Ils ont essayé de montrer d'une part les origines de l'exploitation des paysans, de l'autre les mécanismes, par lesquels elle se perpétue. Les origines, nous le savons, remontent au lendemain de l'Indépendance, qui vit les affranchis et les chefs militaires prendre la relève
des colons. Que les plantations aient passé sous contrôle de l'État,
comme dans le royaume du roi Christophe, ou aient été morcelées et
distribuées à la nouvelle élite, comme dans la république de Pétion,
les anciens esclaves ne profitèrent guère de la redistribution des richesses. Sous Christophe ils restèrent attachés à la glèbe, sous Pétion
et Boyer ils durent soit cultiver les 218 terres d'autrui, soit défricher
des terrains restés incultes. Dans un cas comme dans l'autre, l'État n'a
jamais protégé les intérêts de la masse paysanne. Bien au contraire,
tout le système est conçu pour favoriser les nantis. Au fil des années,
l'élite s'arrange pour récupérer les terres à mesure qu'elles sont mises
en valeur par les cultivateurs. Avec des résultats dramatiques pour
l'économie nationale :
Personne ne songeait à en accuser le lent passage des terres
des mains du paysan aux mains du citadin. En majeure partie, le
mal était là. Du système des hypothèques et de la vente à réméré venait tout le déséquilibre. Plus de paysans solvables, plus
d'affaires, la vie économique de la province bloquée.
(F. Morisseau-Leroy, Récolte, 1946, 31-32.)
En fait l'État reste, aujourd'hui encore, le plus grand propriétaire
terrien de la République. Mais, autant et plus que les particuliers, il
impose des conditions draconiennes aux paysans a qui il afferme les
terres. Bref, comme le constate un paysan, dans Terre en gésine de
Gérard Duc (1954) :
Jamais vu ce propriétaire qui s'appelle l'État. Mais l'État
what [quoi] ? L'État, c'est la ville, l'élite, la belle société, les bureaucrates qui ne foutent rien derrière leurs bureaux, les grands
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
213
manitous qui pour un oui ou pour un non vous bottent le derrière. L'État, c'est pas les paysans, c'est pas la campagne (32).
Pour favoriser ses partisans, l'État n'a aucun scrupule à exproprier
les cultivateurs, à leur faire évacuer les lopins dont ils tirent une maigre subsistance. C'est ce qui est arrivé dans L'Âme qui meurt (1954) de
Pierre Papillon au père du prolétaire Dorvilien Dervile, qui
A été exproprié, chassé de cette terre qu'il avait arrosée avec
la sueur de son front, nourrie avec la force de ses muscles. Il
avait beau s'élever contre un pareil abus, sa voix s'était perdue
dans le tumulte des intérêts soulevés, sa voix avait été trop faible pour triompher de l'injustice et de la tyrannie (15).
Pour contrôler et manipuler les paysans, l'État exerce son pouvoir
par l'entremise de tout un réseau d'intermédiaires :
[219]
Le gouvernement use de toutes sortes de moyens d'intimidation, de fraudes, ventes simulées, pour céder des terrains aux
amis et partisans du régime [...]
Les notaires, arpenteurs, usuriers et chefs de section sont les
agents d'exécution les plus notoires de cette main basse.
(F. Laraque, Des impératifs de changements radicaux en
Haïti, 1976, 30-31.)
Morisseau-Leroy, dans Récolte (1946), allonge la liste des ennemis
du paysan :
Chaque jour le paysan - la force vive de la province - est exposé à d'autres catastrophes aussi terribles que l'inondation, par
exemple, la vente à réméré, les exigences des spéculateurs en
denrées, des huissiers, des fondés de pouvoir, des arpenteurs,
des prêtres, des houngans, des juges de paix, de petits magistrats communaux, des chefs de sections rurales (87).
Voilà qui explique que, dans les romans paysans, apparaissent inévitablement un ou plusieurs de ces personnages. À de très rares exceptions près, quiconque exerce une profession (arpenteur, notaire, spécu-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
214
lateur en denrées) ou est investi de quelque autorité officielle (chef de
section, magistrat, collecteur d'impôts) est présenté comme un être
malfaisant, comme l'incarnation du malheur qui menace les cultivateurs. Dans La Vengeance de la terre (1933), Jean-Baptiste Cinéas
détaille les efforts du notaire Calvin Myrtil, assisté de l'arpenteur Romulus Phaéton, pour escroquer la terre du patriarche Ulysse Turin. Ce
dernier trouve un allié en Pierre Deslys, grand bourgeois lui-même
propriétaire, qui juge sévèrement ceux de sa classe, et sait bien que
nul n'est à l'abri des favoris du pouvoir :
Un de ces quatre matins, ce ne serait pas étonnant qu'un
Calvin Myrtil vienne me chasser de mon habitation, avec la
complicité de l'État, contestant ma possession ou mes titres de
propriété (40).
Louis Defay campe, dans Ceux de Bois-Patate (1953), le portrait
haut en couleurs de Rémulus Trasybulle, écrivain public, bailleur de
fonds et secrétaire de l'Autorité, qui
[220]
... parvint, en exploitant féodalement les paysans qu'il menaçait,
à tort et à travers, des foudres de la procédure civile […] à se
tailler une situation enviable (57).
Dans Bon Dieu rit (1952), Edris Saint-Amand montre Prévilien, un
paysan pauvre, persécuté par Monsieur Cyrille, un riche planteur.
Bien que sa cause soit juste, aucun homme de loi n'accepte de s'en
charger, car
Se présenter au tribunal contre M. Octave Cyrille, n'était-ce
pas appeler soi-même la catastrophe, ou du moins perdre à jamais le client qui pourrait offrir les meilleures affaires ? N'étaitce pas s'attirer l'inimitié des amis de M. Cyrille et des amis de
ses amis, c'est-à-dire de toute la société ? (118)
Le chef de section vit parmi les paysans. Témoin de leur existence
quotidienne, connaissant chacun de ses administrés, au courant de tout
ce qui se passe dans sa section, il est le représentant le plus visible et
par bien des côtés le plus puissant de l'Autorité. Chacun a intérêt à se
concilier ses bonnes grâces. Les femmes hésitent à repousser ses
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
215
avances, les hommes à lui refuser une journée de travail ou quelque
service. Bref : « Le chef de section est en plus petit ce que le Président
de la République est en grand » (L. Defay, Ceux de Bois-Patate, 1953,
46).
Aussi le chef de section apparaît-il dans de très nombreux romans.
Par exemple, nous avons dans Zoune chez sa ninnaine (1906) de Justin Lhérisson, Lintofer qui « sous notre régime républicain, n'était
qu'un impitoyable commandeur colonial ». C'est de lui et de ses semblables que Fernand Hibbert écrivait dans Les Thazar (1907) :
... nos chefs de section sont tous des voleurs et des assassins.
En effet, ces êtres-là ne vivent que de rapines et de crimes (95).
Hilarion cherche à escroquer les paysans de Fonds Rouge dans
Gouverneurs de la rosée (1944). Son collègue anonyme s'allie à un
avocat et un arpenteur pour déposséder ceux de Fonds des Nègres
dans le roman de Marie Chauvet (1961). Tout comme Caridor, dans
La Case de Damballah (1939) de Pétion Savain :
[221]
Tant qu'il y aura dans le morne ce cochon de Caridor avec
ces nègres de la ville, on n'aura pas ici un moment de repos
(191).
Les gens de l'élite savent bien que la vie des paysans est dure et pourvu que les déclarations de principe ne se traduisent par aucune
mesure concrète - affirment volontiers qu'il faudrait se décider un jour
a faire quelque chose pour eux. Et encore, bien des bourgeois, tenant à
garder une entière bonne conscience, affirment que
Les paysans ne sont pas aussi malheureux que vous le prétendez. Ils n'ont pas de besoins. Ils n'ont pas vos besoins. C'est
une profonde erreur que de leur prêter votre logique, vos
conceptions, vos réactions psychologiques...
(A. Lespès, Les Semences de la colère, 1949, 72.)
Le romancier a souvent entendu ceux de cette classe avancer ce
genre de raisonnement, qui a toujours et partout été celui des nantis
vis-à-vis des miséreux, et des colonialistes envers les indigènes. Dans
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
216
La Vengeance de la terre (1933), Jean-Baptiste Cinéas rapporte avec
une ironie indignée les reproches faits à un défenseur des paysans que
l'on est en train d'exproprier :
Il ne comprend pas, l'animal : que le paysan n'a aucun frais,
qu'il ne se nourrit pas, qu'il ne s'habille pas, qu'il n'envoie pas
ses enfants à l'école, qu'il enterre son argent ou le gaspille en
cérémonies idiotes ou en pratiques superstitieuses, qu'il constitue un poids lourd qui arrête l'essor du peuple haïtien ; que c'est
nous de l'élite, les vrais soutiens du pays, la fine fleur de la nation, qui sauverons l'avenir, comme nous avons créé le passé.
[...] Le paysan a-t-il une âme ? Ce qu'il y a de certain, c'est que
nous sommes d'une famille différente. Peut-être même d'une autre race (81).
Et, dans un certain sens, le personnage de Cinéas n'a pas entièrement tort. On voit dans Les Semences de la colère une scène épouvantable : des bourgeois port-au-princiens sont venus en excursion voir
les baraquements où on avait loge les rescapés du massacre en République Dominicaine. Belles dames et petits messieurs sont venus en
auto « un peu comme on irait voir des bêtes au jardin d'Acclimatation » (25-26).
[222]
Loin de s'émouvoir, ils jugent les malheureux « pas dignes du tout,
mal tenus, sales, paresseux […] Ils [nous font] honte, en somme »
(26). Un journaliste va même jusqu'à approuver Trujillo, ne lui reprochant que son manque de savoir-faire :
Vingt mille tués d'un seul coup ! Non, c'étaient pas des façons. C'était excessif. [...] Des manières de militaire quoi, et qui
ignorait les usages. Alors que c'aurait été si simple ! Une petite
dizaine par-ci, une autre par-là, et le tour serait joué. Ni vu, ni
connu ... (28).
Même les bourgeois qui se veulent progressistes n'ont aucune
connaissance de la vie paysanne. Ce qui faisait dire à Monsieur Hodelin, déjà en 1901 :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
217
Quand je verrai un homme de votre bourgeoisie quitter les
villes, aller dans les montagnes [...] s'atteler à cette œuvre de la
lutte contre l'ignorance sous toutes ses formes, je croirai alors à
sa bonne foi ! Je penserai : Celui-là est un citoyen, et il en faudrait quelques-uns comme ça dans votre pays.
(F. Marcelin, Thémistocle-Épaminondas Labasterre, 1901,
121.)
Et, soixante-dix ans plus tard, lorsque le révolutionnaire Marco envoie sa camarade Paula faire de (l'agit-prop » en province, il lui fait
remarquer que « ce sera une occasion pour toi de prendre un contact
humain avec notre paysannerie » (A. Phelps, Moins l'infini, 1972, 24).
Car ce n'est pas de sa faute, bien sûr, mais Paula est un peu dans la
situation de Philippe, ce moun lavil qui, dans Les Semences de la colère, prend contact pour la première fois avec les masses rurales :
C'était comme un monde nouveau qu'il découvrait, un monde dont il avait pratiquement ignoré l'existence jusqu'ici. [...]
Les paysans, à ce qu'il avait cru comprendre, étaient comme des
gens égarés sur l'île, des gens qui n'appartenaient pas en propre
à ce pays, tombés de je ne sais où, ignorants, paresseux, des
manières d'animaux baroques qui, en somme, ne correspondaient en rien à la réalité port-au-princienne (163).
Mais il n'est pas si facile à un citadin de « prendre un contact humain » avec les paysans. Étant donné que les cultivateurs savent depuis toujours que les gens de la ville et les [223] représentants de l'autorité ne leur apportent que des ennuis, rien d'étonnant à ce qu'ils se
méfient d'eux. Dans La Bête de Musseau (1946) des frères Marcelin,
un paysan constate que
Nous sommes des pauvres nègres dans le pays d'Haïti. Et
nous savons qu'il y a des choses que la Loi ne connaît pas. Ce
n'est pas nous, ce sont les gens riches de la ville qui l'ont faite
pour leurs propres affaires, et ils n'ont aucune idée des nôtres
(137).
Devant les bourgeois, le paysan adopte le comportement que le
faible a toujours adopté face aux forts : le masque de la stupidité et de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
218
l'innocence, la discrétion, le mensonge, l'obséquiosité rusée. « Rien de
plus naturel à l'âme paysanne que la dissimulation », affirme Edgar
Numa (Clercina Destiné, s.d. [1975], 151). Et dans Fonds des Nègres
(1961), Marie Chauvet remarque, à propos de Grande Ga, la vieille
paysanne :
Ah ! Son air effaré devant le chef de section, cette fausse
stupidité qu'elle étalait si facilement sur son visage pour parler
au percepteur des contributions, les jours de marché, à l'avocat
et à tous ceux qu'elle appelait « ses supérieurs » [...] Certaines
attitudes étaient nécessaires sur les mornes (176-177).
Dans La Bête de Musseau (1946), les frères Marcelin prennent
pour thème le citadin fourvoyé dans les mornes. L'épicier Morin Dutilleul qui tient de ses lectures « un goût romantique de la vie rurale »
(ce qui prouve bien qu'il ne lisait pas de romans paysans haïtiens),
achète une propriété à Musseau afin de réaliser enfin son rêve : se faire planteur. Il croit naïvement pouvoir vivre en bonne intelligence
avec les paysans du voisinage et même faire prospérer la région. Mais,
comme il aurait dû s'y attendre, les habitants se liguent contre lui. Il se
rend bientôt compte que leur politesse déférente cache une implacable
hostilité. Berné, volé, trompé par ses voisins, il finit par renoncer,
abandonne sa propriété et rentre en ville noyer sa déception dans l'alcool.
Les romanciers haïtiens sont donc d'accord pour affirmer qu'un
fossé sépare le paysanne de la bourgeoisie, et qu'il est difficile sinon
impossible à un citadin de pénétrer dans le [224] monde rural pour
l'analyser. Cela étant, on peut se demander dans quelle mesure ils sont
eux-mêmes habilités à remplir la tâche qu'ils ont assumée : se faire les
interprètes du monde de la campagne auprès de celui de la ville. Certains d'entre eux ont longuement fréquenté les paysans : Edgar Numa
a passé le plus clair de sa vie en province comme juge de paix. Anthony Lespès s'occupait d'élevage. Jacques Roumain, en sa qualité
d'ethnologue, a parcouru les régions les plus reculées de la République. Mais puisque, de leur propre aveu, les campagnards se méfient
du moun lavil et, devant lui, modifient leur comportement en conséquence, quelle confiance peut-on accorder à leur témoignage ?
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
219
Pour répondre à cette question, il me semble indispensable de distinguer entre la situation et l'existence des paysans. Par situation nous
entendrons l'ensemble des facteurs historiques et des réalités objectives qui déterminent les rapports entre le paysannat et le reste de la nation, ainsi que les mécanismes par lesquels ces rapports s'établissent et
se perpétuent. Par existence nous entendrons les conséquences qu'entraîne la situation des paysans sur leur psychologie collective et individuelle, sur leur façon de voir le monde et sur les comportements qui
en découlent.
En ce qui concerne la situation du paysan haïtien, nous venons de
voir que les romanciers l'ont décrite et analysée dans le détail, et ont
su en proposer une analyse objective. Pour autant que tout romancier
est un observateur de la réalité sociale, un collaborateur en somme,
sinon un collègue, des chercheurs en sciences humaines, le témoignage des romanciers haïtiens me semble digne de confiance et d'admiration.
C'est en ce qui concerne l'existence du paysan que la question se
complique. Il s'agit de savoir si le romancier crée des personnages
conformes à la réalité, ou s'ils ne sont au contraire que le produit de
son imagination et de ses préjugés. Autrement dit, si les personnages
incarnent la façon d'être des habitants, ou s'ils appartiennent à cette
humanité livresque [225] et traditionnelle que l'auteur bourgeois façonne pour la délectation de son lecteur. Rappelons que, tandis que le
romancier occidental s'adresse aussi, du moins depuis le XIXe siècle, à
de possibles lecteurs ouvriers ou paysans, ce n'est pas le cas du romancier en Haïti. Le paysan haïtien n'a pas, et pour cause, la moindre
possibilité de juger si l'image qu'on donne de lui correspond ou non à
celle qu'il se fait de lui-même. Tout comme jadis les écrivains occidentaux, les romanciers haïtiens qui s'intéressent au paysannat n'ont
pas à craindre les critiques implicites ou explicites des principaux intéressés.
Lorsqu'on parle de l'existence du paysan, on peut distinguer ce
qu'il fait de ce qu'il pense. Ce qu'il fait, c'est-à-dire son labeur quotidien, sa façon d'occuper ses loisirs, la répartition des responsabilités
au sein de sa famille, ses pratiques religieuses, les rituels dont s'accompagnent ses rapports avec autrui, bref les aspects pour ainsi dire
visibles de son existence, facilement observables à quiconque en est
témoin. Ce qu'il pense, c'est-à-dire sa vie affective, ses rapports avec
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
220
la terre, ses désirs, ses ambitions, la façon dont il vit l'érotisme et les
inquiétudes métaphysiques, bref la façon dont il se conçoit et dont il
conçoit le monde, est évidemment plus difficile à déterminer.
Les aspects de la vie quotidienne du paysan que l'écrivain choisit
de présenter au lecteur dépendent dans une certaine mesure de l'intrigue du roman, de la leçon qu'il propose. S'il s'agit d'une histoire
d'amour, on choisira de montrer comment un paysan fait sa cour, les
usages qui président à la demande en mariage ou, plus fréquemment,
en placage *, la répartition des tâches au sein du ménage, etc... Si par
contre il s'agit de ses rapports avec la terre, on le verra organiser une
coumbite **, parlementer avec le spéculateur en denrées, envoyer sa
femme vendre au marché du bourg l'excédent de [226] sa production
et ainsi de suite. Cela n'est que trop évident. On peut cependant remarquer que, quel que soit le thème général du roman, certaines activités sont fréquemment décrites par le romancier. Nous en relèverons
quatre, qui correspondent chacune à un aspect important de la vie
paysanne : la manière de faire la cour (qui permet d'illustrer les rites
érotiques), le combat de coqs (qui occupe le temps du loisir), la
coumbite (qui symbolise le travail de la terre) et la cérémonie vaudou
(où se manifestent les rapports avec le divin).
Comme rares sont les romans, haïtiens ou pas, dont l'amour est absent, la fréquence des scènes qui montrent un paysan faisant sa cour
n'a rien de surprenant. Mais si de telles scènes, traitées de façon complaisamment détaillée, sont devenues traditionnelles, c'est aussi parce
qu'elles semblent exotiques au lecteur bourgeois, chez qui elles se déroulent selon un tout autre rituel. Sans entrer dans les détails, rappelons que, généralement, le citadin rencontre et courtise la femme qu'il
va aimer dans un endroit public, bal, réception ou à l'occasion d'une
sortie entre amis, par exemple. Avant de sortir seul avec elle, l'usage
veut qu'il se présente à ses parents et lui rende visite pendant un certain temps. La consommation du mariage est censée suivre la célébration. Le couple paysan, au contraire, commence le plus souvent par se
rencontrer et se fréquenter en secret, le mariage ou le plaçage venant
consacrer l'union charnelle. Il n'est d'ailleurs pas impossible que cette
*
**
Plaçage : Voir note, p. 119.
Un (ou une) coumbite (ou koumbit) : défrichage des terres effectué en commun par la collectivité.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
221
plus grande liberté dont jouit le couple paysan provoque chez l'écrivain bourgeois une jalousie inavouée *. Comme tous ceux de sa classe, il est lui-même soumis à une moralité quelque peu répressive. Il
pourrait même être tenté de la récuser sous prétexte qu'elle constitue
encore [227] un exemple du mimétisme culturel qui affecte, selon lui,
la mentalité haïtienne. Ainsi lorsque, dans l’Île damnée (1970) de Gérard Duc, un Don Juan au petit pied essaye de séduire une jeune fille
de la bonne société, il lui dit :
Suzanne, si tu veux un conseil : libère-toi au plus vite. Et
rappelle toi que tu as du sang nègre dans les veines (110).
Exotique également le combat de coqs, distraction préférée du
paysan, pour le bourgeois qui n'y a jamais assisté, ou qui n'a été à la
gaguerre * que par curiosité. Le vocabulaire du combat, le rituel qui y
préside, la façon pittoresque dont les paris sont offerts et tenus risquent de paraître aussi curieux que s'il s'agissait d'un cérémonial relevant d'une culture étrangère. Il est significatif que bien des lecteurs
affirment avoir du mal à comprendre le premier roman écrit en créole,
Dézafi, de Franketienne, à cause du vocabulaire de la gaguerre qui est
abondamment utilisé à travers toute l'œuvre (dont le titre même est un
terme technique qui signifie « défi »).
Il n'en va pas tout à fait de même en ce qui concerne la coumbite.
Certes, le lecteur a toutes les chances de n'avoir jamais assisté à cette
façon traditionnelle de procéder à la préparation du terrain et aux semailles ; la coumbite est donc tout aussi exotique pour lui que le combat de coqs. Mais la coumbite et le combat de coqs me semblent investis par les romanciers de jugements de valeur radicalement différents. L'idéologie bourgeoise condamne le combat de coqs, activité
improductive et sans valeur éducative. Le personnage paysan va perdre à la gageure les économies du ménage... on ne parle pratiquement
*
*
Il est curieux que la seule supériorité que l'on reconnaît aux groupes sociaux
que l'on méprise soit la supériorité érotique. Les Noirs pour les Blancs, comme les prolétaires pour les bourgeois, sont en la matière objet de crainte et
d'admiration mêlées. Il resterait d'ailleurs à prouver que le couple paysan jouit
effectivement d'une plus grande liberté sexuelle, et qu'il souffre de moins d'inhibition que les bourgeois.
Gaguerre ou gayere (de l'espagnol gallera) : sorte d'arène où se déroulent les
combats de coqs.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
222
jamais du paysan qui a parié judicieusement et a donc fait fructifier les
dites économies. Le combat de coqs n'inculque pas les valeurs d'effort
individuel et de participation collective que les sports tels le football
ou le tennis sont supposés inculquer aux participants. De surcroît,
[228] la fréquentation de la gaguerre s'accompagne de fréquentes libations. L'abus par le paysan des boissons alcoolisées est vu par le
romancier comme une des causes de ses malheurs.
Et la cupidité attisée par l'alcool mène souvent à des rixes qui peuvent entraîner mort d'homme. Les écrivains révolutionnaires, eux aussi, désapprouvent le combat de coqs, qui leur semble pouvoir mettre
en danger la solidarité paysanne :
Le dimanche à la gaguière, le clairin à la cannelle, au citron
ou à l'anis montait vite à la tête des habitants, surtout des perdants, et il y eut des cas où les bâtons se mirent de la partie ;
grâce à Dieu, ça n'allait pas plus loin, pas jusqu'à la machette,
heureusement et quelques jours plus tard on se réconciliait,
mais ce n'était pas tellement sûr qu'on ne gardait pas au fond de
soi un restant de rancune tenace ...
(J. Roumain, Gouverneurs de la rosée, 1944, 80.)
La coumbite est par contre une activité productive à haute valeur
éducative. Productive, cela va de soi. Éducative, parce qu'elle illustre
pour les participants les avantages de l'effort collectif et, par voie de
conséquence, les désavantages de cet individualisme exagéré que l'on
s'accorde, en Haïti, à considérer comme un obstacle au progrès de la
nation : Joseph Baguidy, dans son Esquisse de sociologie haïtienne
(2e éd., 1946), déplore que « bien souvent les réflexes individuels de
l'Haïtien s'opposent aux réflexes collectifs de la communauté » (2).
Mais ce n'est pas seulement l'éthique bourgeoise qui valorise la
coumbite. Les écrivains marxistes en ont dégagé la valeur symbolique : la révolution ne sera possible en Haïti que lorsque les paysans et
les ouvriers auront décidé de s'unir pour extirper les oppresseurs et
bâtir le monde de la justice, tout comme les paysans s'unissent à l'occasion de la coumbite pour débroussailler le terrain et planter la moisson future. Dans Les Semences de la colère d'Anthony Lespès (1949),
un militant déclare :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
223
Nous avons une richesse incommensurable qui se perd,
s'anémie, s'effrite : la force paysanne de travail. Cette force est
immobilisée. Et [229] si on la dégage, elle peut faire crouler les
montagnes comme une Jéricho (144).
C'est exactement ce discours que Manuel tenait à ses camarades,
sous une forme plus poétique, dans Gouverneurs de la Rosée :
Un jour […] nous nous lèverons d'un point à l'autre du pays
et nous ferons l'assemblée générale des gouverneurs de la rosée,
le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la
misère et planter la vie nouvelle (78).
Et la coumbite à laquelle prend part Bleu-Marin dans Oubliés de
dieu (1976) d'Alix Lapierre est
Prélude à la grande coumbite générale qui sera demain, la
corvée renouait l'amitié entre les paysans brassant le mortier de
la solidarité dans le monde des travailleurs * (51).
La vie religieuse du paysan est placée sous le signe des « services » qu'il doit aux loas, et la cérémonie vodou est un épisode de rigueur dans tout roman paysan. Mais le Vodou n'est pas l'apanage exclusif des moun monn, loin de là. Il se pratique dans le prolétariat urbain, dans la petite bourgeoisie, et plus ou moins discrètement, dans la
moyenne bourgeoisie.
D'aucuns affirment que les plus hautes couches de l'élite n'échappent pas entièrement à son emprise. Aussi est-ce dans le contexte du
roman haïtien (et non pas du seul roman paysan) que le Vodou doit
être considéré. C'est ce que nous ferons dans la troisième partie du
présent chapitre. Mais il faut dès à présent remarquer que les danses et
les crises de possession qui ont lieu lors des cérémonies semblent aux
observateurs comporter une dimension nettement érotique. Moreau de
Saint-Méry avait déjà remarqué que la « danse nègre » « offre un ta-
*
C'est, répétons-le, l'aspect symbolique de la coumbite qui intéresse les romanciers. Ils sont par ailleurs conscients du fait que la coumbite peut aussi être
utilisée par les grands propriétaires terriens pour exploiter les paysans pauvres.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
224
bleau dont tous les traits d'abord voluptueux, deviennent ensuite lascifs », et qu'au cours d'une crise les possédés
[230]
sont transportés, toujours en dansant, dans une pièce voisine, où
une dégoûtante prostitution exerce quelquefois, dans l'obscurité,
le plus hideux empire.
(Description ... de Saint-Domingue, 1958, 1, 64 et 68) [Ière
éd., 1797].)
Les romanciers haïtiens d'aujourd'hui sont certes moins impressionnables que le voyageur français de jadis. Pour la plupart, ils admettent que l'érotisme en question relève du sacré plutôt que de la
vulgaire lubricité. Reste qu'ils n'hésitent pas à en donner des descriptions précises :
Au milieu de la foule, terrassés par la peur et par le mystère,
les couples se pressaient, haletants. Emportés par la magie des
sons, les corps basculaient et mimaient leur désir.
(P. Papillon, L’Âme qui meurt, 1954, 34)
Stéphen Alexis évoque, dans Le Nègre masqué (1933), la danse
exécutée par la maîtresse vodouisante de Roger Sinclair :
La danse de Florecita était un jeu pervers de tout le corps.
Au rythme des tambourins, elle imprimait à ses épaules tantôt
rentrées, tantôt détendues, de petites secousses. [...] Parfois, la
danseuse mimait la mélancolie des chattes en chaleur... [...] Elle
offrait son corps vénuste, ses seins durs, sa langue rose, à quelque dieu païen, visible pour elle seule (78).
Et, dans Gouverneurs de la rosée, Jacques Roumain décrit deux
paysannes « montées » par les loas :
Mérilia et Clairemise chancelèrent, en frissonnant, le visage
ravagé : Elles dansaient maintenant, en se débattant de l'épaule,
dans l'étreinte forcenée des loas qui les possédaient en chair et
en esprit (68).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
225
L'évocation des travaux et des jours du paysan haïtien n'a en soi
qu'un intérêt pour ainsi dire documentaire ; elle n'est en fin de compte
que le cadre dans lequel se manifeste la mentalité paysanne telle que
les romanciers la conçoivent.
Pour autant qu'elle existe, cette mentalité est bien entendu fonction
d'une certaine réalité, mais également des préjugés [231] de l'observateur. Je veux dire qu'un romancier ne saurait guère tirer des personnages paysans de sa seule fantaisie. Il peut par contre accentuer tel aspect de leur personnalité plutôt que tel autre et, soit explicitement soit
implicitement, porter sur la mentalité paysanne dans son ensemble des
jugements de valeur que le lecteur aura tendance à entériner.
Aussi, pour bien faire, faudrait-il commencer par analyser dans le
détail l'image du paysan que donne chaque romancier haïtien. Ce n'est
qu'après ce premier dépouillement qu'on disposerait d'éléments qui
permettraient peut-être de généraliser non pas d'après une impression
d'ensemble mais sur une base objective.
En attendant que ce travail systématique soit mené à bien, force
nous sera de nous contenter de quelques généralisations dont la justesse demanderait à être vérifiée, et qui ne sont présentées ici qu'à titre
d'hypothèses de travail.
On peut commencer par remarquer que pratiquement aucun romancier n'a donné du paysan une image édulcorée. Le genre de
paysan vertueux et bien-pensant, satisfait de l'existence qu'il mène
dans un milieu bucolique (tel qu'on le trouve chez la comtesse de Ségur, par exemple, ou parfois chez George Sand), ne se trouve guère,
nous l'avons dit, que sous la plume de Frédéric Marcelin dans Thémistocle-Épaminondas Labasterre (1901). Et même dans ce roman, la
misère du paysannat et l'indifférence de l'élite à son égard sont par
ailleurs dénoncées sans complaisance.
Si Marcelin donne du paysan une image à l'eau de rose, son
contemporain Justin Lhérisson semble avoir noirci la sienne à plaisir.
Ti Coq et Sor Poum, les parents de Zoune, sont superstitieux, d'une
avarice sordide, aiment leur terre plus que leur enfant qu'ils négligent
honteusement et - à part leur ardeur au travail - ne semblent se recommander par aucune qualité. Comme le leur déclare carrément
Mme Boyotte, la ninnaine (marraine) de Zoune : Nou pas criquins
vivants, mé zamis ; nou cé bêtes nou vive cou bêtes (Vous n'êtes pas
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
226
des chrétiens, mes amis. Vous êtes des bêtes ; vous [232] vivez comme des bêtes) ... Et rien chez Lhérisson n'indique que ce jugement sévère s'applique à des individus et non pas aux paysans en général.
Précisément parce qu'elle est exceptionnelle, il faut enfin noter la
distinction que fait Delorme Lafontant entre les paysans qui acceptent
leur condition et « ceux qu'a gagnés le démon de l'imitation » (Célie,
1939, 34). Les premiers :
... gardent intacts [...] leur beauté naturelle, l'immutabilité de la
personnalité, leur indépendance de caractère, leur fraîcheur
d'âme, leur délicatesse de sentiment, leur grâce d'expression,
leur cœur vierge, sensible et chaud, et essayent de payer leurs
dettes de reconnaissance envers ceux qui les nourrissent et les
abritent, et ils élèvent leurs enfants (35).
Quant aux seconds :
Ils se rendent à peine compte de leur bouffonnerie ! Ils vous
reviennent de la ville, arrogants, la démarche raide, calculée,
pour débiter avec suffisance des mots scientifiques qu'ils ont
entendus en passant devant des hommes instruits. [...] Ils deviennent à la longue les pires démoralisateurs de leurs frères
campagnards. [C'est à cause d'eux que] si vous passez un jour
sur une habitation jadis florissante, occupée par des gens simples et bons, vous retrouvez maintenant le ridicule, la paresse,
l'ivrognerie, l'avilissement, la misère ! (34)
Lafontant illustre bien la pensée réactionnaire : le paysan soumis
est la somme de toutes les vertus, celui qui veut échapper à sa condition souffre d'un dangereux défaut caractériel qui mène à la démoralisation et au malheur.
Mais, encore une fois, ces visions simplistes de la mentalité
paysanne sont exceptionnelles dans le roman haïtien. Et c'est avec indignation que Placide David déclare :
Est-il croyable, qu'en certaines régions éloignées, les montagnards diffèrent à peine de ceux d'il y a cent trente ans. Il sentent, croient et pensent comme sentaient, croyaient et pensaient
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
227
ceux-là au sortir de l'atelier. En face des phénomènes de la nature et du spectacle de la vie, leurs réactions n'ont guère changé.
(« La Réforme éducationnelle », Le Temps, 11 septembre
1935.)
[233]
La majorité des romanciers haïtiens s'accordent à souligner le caractère archaïque de la vie, partant de la mentalité paysanne. Chacun,
bien sûr, à sa manière. Lespès et Cinéas avec l'indignation et le sérieux du romancier militant. Roumain, Casséus et Jacques-Stéphen
Alexis dans la langue poétique qui les caractérise. D'autres enfin avec
ironie, comme les frères Marcelin.
Mais si l'on se résigne à faire abstraction de l'intention de l'écrivain
et de la rhétorique qu'il adopte, il me semble possible d'élaborer ce
qu'on pourrait appeler le « portrait-robot caractériel » du paysan haïtien. Plusieurs dominantes se dégagent. Ses rapports avec la terre, en
premier lieu, sont présentés comme des rapports essentiellement affectifs. Il voit la terre comme un être envers lequel on contracte des
obligations, comme une personne qu'il faut soigner et cajoler, qui peut
souffrir de maladies, qui peut mourir si on la maltraite. Ce qu'est la
terre pour le paysan, Jean-Baptiste Cinéas le résume dans La Vengeance de la terre (1933) :
La Terre ? Ils en avaient la passion, comme d'une déesse
lointaine, inaccessible, comme d'une tendre mère, attentive à
tous leurs besoins, à leurs moindres fantaisies ; la vénération,
comme d'une image miraculeuse (44-45).
Rien d'étonnant à ce que la terre soit vue par le paysan comme une
femme, et que cela se traduise chez les romanciers par des comparaisons et des métaphores dont voici un exemple encore :
Ah ! mes amis, oh ! on va danser pour que la terre […] soit
toujours contente et ne se sépare pas de nous. Pour que touchée
au cœur, elle s'ouvre comme une femme à l'envie de son homme, à la grande aventure de l'amour. Pour que titillée, travaillée,
elle se jette à corps perdu dans la grande débauche des bourgeons et des fleurs, des feuilles et des fruits.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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(G. Duc, Terre en gésine, s.d. [1954], 11.)
L'attachement du paysan pour sa terre n'a rien d'exclusivement haïtien. Mais même les observateurs étrangers ont remarqué que celui de
l'habitant pour ses quelques « carreaux * » [234] est particulièrement
violent. Les romanciers ont traduit cet amour par l'indentification de la
terre à une figure féminine, déesse, mère et maîtresse à la fois. On
peut se demander si c'est là un procédé littéraire devenu traditionnel
avec la multiplication des romans paysans, ou bien si les paysans euxmêmes utilisent ce genre de métaphores : le créole des campagnes est
une langue très imagée. Mais les travaux de psycho-linguistique créole sont encore trop rares pour que l'on puisse conclure.
Quoi qu'il en soit, l'identification de la paysanne à la terre et à ses
produits est également très fréquente. Ainsi Jacques-Stéphen Alexis
évoque dans Les Arbres musiciens (1957)
Les femmes paysannes qui passent dans la rue avec leur
grand pas balancé, leur odeur de fruits mûrs et d'herbages, leurs
dents comme des pépins nacrés dans la goyave ouverte de leur
bouche (256).
Marina, l'héroïne de L’Âme qui meurt (1954) de Pierre Papillon,
est une fille de la plaine, une de celles qui « ont la terre dans le sang.
Elles répandent son odeur et sa chaleur » (38). Pétion Savain décrit un
enfant à la mamelle : « Ses mains pressaient un sein conique taillé
dans un bloc d'ébène et nourricier comme de la bonne terre des plateaux ». (La Case de Damballah, 1939, 15.)
Il n'y a pas que les nourrissons à considérer les paysannes comme
une nourriture. On pourrait faire une anthologie avec les passages qui
les décrivent, en gros et dans le détail, comme destinées à apaiser la
faim ou la gourmandise. Les amoureuses paysannes à la chair de muscat, aux joues de caïmittes et aux seins de sapotille sont légion. La
femme peut également être comparée aux « trempés », ces boissons au
tafia aromatisé dont les paysans ont le secret :
[Caroline est] une petite femme succulente qui [...] fait aimer
l'amour. L'amour au goût chaud de cannelle, à l'odeur forte de
*
Carreau : unité de surface correspondant à 1.29 hectares.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
229
tabac. L'amour nègre, siroté de mélasse, parfumé de vanille, sucré d'anis, de rhum [235] blanc et de zeste de citron, comme un
cocktail créole.
(A. Lapierre, Oubliés de Dieu, 1976, 22.)
Plutôt que de multiplier les citations, rappelons ce poème, que tout
Haïtien connaît, où Émile Roumer compare la marabout * qu'il aime
aux spécialités les plus piquantes de la cuisine créole :
Marabout de mon cœur
Marabout de mon cœur aux seins de mandarine,
tu m'es plus savoureux que crabe en aubergine.
Tu es un afiba dedans mon calalou,
le doumboueil de mon pois, mon thé de Z'herbe à clou.
Tu es le bœuf salé dont mon cœur est la couane
l'acassan au sirop qui coule en ma gargane.
Tu es un plat fumant, diondion avec du riz,
des akras croustillants et des thazars bien frits.
Ma fringale d'amour te suit où que tu ailles ;
ta fesse est un boumba chargé de victuailles.
On trouve à vrai dire ce genre de métaphores « alimentaires » appliquées aussi à des femmes de l'élite. Mais de façon moins systématique ; et c'est à des nourritures plus distinguées que le romancier compare les dames de son milieu. Telle cette Irène dont Jacques Roumain
écrit, dans Les Fantoches (1931) : « Elle avait une bouche un peu
grande, mais bien dessinée et pulpeuse comme la chair d'un fruit »
(19). Et lorsque le docteur Remo fait la cour à Madame Thazar, dans
Les Thazar (1907) de Fernand Hibbert, il lui murmure : « vous ressemblez à un beau fruit, une prune de Touraine, odorante et veloutée »
(159). Ce n'est pas comme pour Mariasol, la jeune Dominicaine qui,
tombée amoureuse du lieutenant Edgard Osmin dans Les Arbres musiciens (1957) de Jacques-Stéphen Alexis, « s'était ouverte à lui com-
*
Marabout : personne au teint foncé et aux cheveux lisses.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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me une patate douce boucanée, chaude et rose, vous offre presque
d'elle-même son cœur (216) ».
Dans le même ordre d'idées, on peut remarquer que les [236] romanciers haïtiens imaginent (ou en tous cas décrivent) la femme qui
se donne de façon différente, selon qu'il s'agit d'une paysanne (ou
d'une personne d'origine paysanne) ou d'une dame de la société. Non
pas, dans un cas comme dans l'autre, que ces descriptions soient particulièrement osées : Duraciné Vaval mettait ses concitoyens en garde :
Dans notre pays où l'on se montre si indulgent pour les
écarts de la conduite, on ne saurait l'être assez [sévère] pour les
écarts du langage.
(Histoire de la littérature haïtienne, 1933, 154.)
À quelques exceptions près (je pense en particulier à L’Espace
d'un cillement de Jacques-Stéphen Alexis et à Mémoire en colinmaillard d'Anthony Phelps), le conseil de Vaval a été suivi. Mais alors
que les romanciers hésitent à imaginer l'état d'âme d'une femme de
l'élite au moment de l'extase, ils décrivent volontiers celui d'une
paysanne. Et, pour essayer de traduire ses sensations, l'écrivain a facilement recours à toute une gamme de références telluriques. On se
souvient de la première étreinte de Manuel et d'Annaïse dans Gouverneurs de la rosée :
Elle ferma les yeux et il la renversa. Elle était étendue sur la
terre et la rumeur profonde de l'eau charriait en elle une voix
qui était le tumulte de son sang. [...] Son corps allait à la rencontre du sien dans une vague fiévreuse ; une angoisse indicible
naissait en elle, un délice terrible qui prenait le mouvement de
sa chair ; une lamentation haletante monta à sa bouche, et elle
se sentit fondre dans la délivrance de ce long sanglot qui la laissa anéantie dans l'étreinte de l'homme (140-141).
L'extase de Caroline sous l'étreinte de Bleu-Marin, telle qu’elle est
décrite par Alix Lapierre dans Oubliés de Dieu (1976), illustre encore
mieux notre propos :
Elle sentit la brûlure lui monter dans la gorge. Et ce fut
comme si la terre entière avec sa voix de vent, ses cheveux de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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feuilles vertes, ses bras de mer, ses colliers de rivière, son nombril de soleil, la terre entière avec ses oiseaux, la terre avec ses
plantes-fleurs, la terre avec ses montagnes, la terre et son cœur
de rosée, la terre et ses seins de [237] collines et son ventre de
plaines, s'était mise à danser, valser dans ses yeux noirs. Comme si toute la chantonnante musique des ruisseaux, toute la susurrante mélodie des rivières et des sources, mêlées à la grande
voix miraculeuse des cascades, des fleuves et des océans s'était
mise à sourdre, à chanter dans son cœur. (72).
Ce que la paysanne ressent au moment suprême, le romancier l'exprime en l'imaginant mystiquement confondue dans les forces primordiales de la nature. Et l'extase prend ainsi des dimensions religieuses,
que nous verrons soulignées par Marie-Thérèse Colimon dans Fils de
misère (1973). Lamercie vient d'arriver à Port-au-Prince de son village
natal de Roche-à-bâteau. Elle a seize ans, c'est le carnaval, les tambours battent, et la voici prise par « le démon de la danse » :
Le tam-tam ininterrompu, obsédant, tyrannique, démentiel,
le tam-tam, maître de la nuit, scandait les battements de tous les
cœurs, propulsait dans les veines un feu dévorateur, annihilait la
pensée au profit de l'instinct. Au cœur des ténèbres, un être dont
elle n'aurait pu déceler la forme s'était agrippé au dos de l'adolescente habitée par un dieu frénétique. Il l'avait enfourchée
comme un cheval de bataille, ses oripeaux lacérés avaient voleté
autour de sa tête ; un poids lourd l'avait écrasée, la face contre
le sol. Un corps dur avait labouré sa chair. Son cri s'était perdu
dans la clameur universelle. (17-18). [C'est moi qui souligne.]
« Habitée par un dieu », « enfourchée comme un cheval », c'est là
le vocabulaire de la crise de possession, au cours de laquelle le fidèle
« monté » par le loa lui sert de choual (cheval). Et Anthony Phelps a
recours à des références vodouesques aussi bien qu'à des références
telluriques lorsque, dans Mémoire en colin-maillard, il décrit le plaisir
de Claude et de sa servante Mésina :
« Tu es mon cheval, Mésina, ne le savais-tu pas ? »
« Oui, m'sieu Claude, je suis ton cheval. » [...]
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« Tais-toi et galope, Mésina. Plus vite, plus vite ! Haha ! je
suis le Roi de la forêt sauvage. »
« Oui, m'sieu Claude, »
« Le Maître des montagnes et des eaux. »
[238]
« Oui, m'sieu Claude. »
« Le Seigneur de la mer et du ciel. »
« Oui, m'sieu Claude, » [...]
Ce chevauchement éperdu ! Elle est la plaine martelée de sabots,
labourée en profondeur. Elle est la mer déchirée par l'étrave puissante,
fendue de part en part. [...]
« Rue, maintenant, Mésina. Rue ! »
« Je rue, m'sieu Claude. Et ton fouet me flagelle. Je rue encore et encore et tes éperons mordent en moi, Aïe !... je vais
mourir, m'sieu Claude. Aïe ! ... vous êtes un dieu, m'sieu Claude. Vous êtes le démon lui-même. » (104-106)
Le paysan haïtien, tel que nous le présentent les romanciers, entretient des rapports pour ainsi dire charnels avec sa terre, qu'il identifie à
une femme ; la danse rituelle et la possession par les loas, éléments
essentiels de sa vie religieuse, sont empreints d'érotisme ; son érotisme, enfin, a une très nette dimension mystique. Tout se passe comme
si ses rapports avec la terre, les hommes et les dieux étaient indifférenciés, comme si le monde invisible (les loas s'appellent également
les « mystères », les « zanges » et les « invisibles ») lui était aussi
immédiatement présent que le monde visible, lui-même chargé de
mystère. De ce point de vue, sa vision du monde relève de ce que les
anthropologues ont appelé « mentalité primitive ».
L'attitude du romancier devant la façon de vivre et de penser du
paysan, qu'il perçoit comme archaïque, est ambiguë. Comme il s'agit
d'intégrer la masse rurale au reste de la nation, de la mettre en quelque
sorte au diapason du monde moderne, il ne peut qu'en souhaiter la
transformation. Les rites de plaçage, la coumbite, les combats de coqs,
les « services loas » ont beau être pittoresques et attrayants, il est nécessaire au progrès du pays qu'ils soient remplacés par les formalités
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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de l'état civil, l'agriculture rationnelle et mécanisée, les mass-média et
l'idéologie politico-religieuse de notre siècle. Mais, par ailleurs, l'élite
à le sentiment que sa propre façon de vivre et de penser est d'emprunt,
qu'elle constitue [239] un mimétisme culturel qui trahit la personnalité
profonde de l'homme haïtien. C'est chez le paysan que s'est conservé «
l'héritage africain », cette dimension de l'haïtianité que l'élite a d'abord
voulu oublier et même détruire en elle-même. Depuis Price-Mars au
moins, l'intelligentsia s'est attachée à la découvrir, la célébrer et (ne
fût-ce que théoriquement) à la revendiquer. La majorité des romanciers ont œuvré dans ce sens, inspirés par une double ambition :
d'abord présenter la vie paysanne à des lecteurs qui, de par leur éducation et leurs préjugés, ne la connaissaient ni ne voulaient la connaître.
Ensuite, inspirer à ces mêmes lecteurs au moins le respect et peut-être
l'admiration pour cette majorité muette, exploitée et méprisée.
On peut dire, me semble-t-il, que les romanciers ont tenu la première partie de la gageure ; du moins les descriptions que font les romanciers de la vie paysanne cadrent-elles dans l'ensemble avec celles
que l'on trouve dans les travaux des sociologues, économistes et anthropologues qui se sont penchés sur la question. Reste à savoir si les
sentiments que ces descriptions suscitent chez le lecteur sont bien
ceux que les romanciers prétendent avoir voulu provoquer.
Devant la condition paysanne telle que la décrivent les romanciers,
il est difficile de ne pas ressentir pitié et indignation. Pitié devant le
dénuement du moun monn, indignation devant l'injustice et l'exploitation dont il est la victime. C'est déjà quelque chose.
Mais qu'est-ce que le lecteur est invité à admirer chez le paysan ?
Son assiduité au travail, bien sûr, mais il ne l'a pas choisie, sa survie
en dépend. Sa capacité d'endurer une condition inhumaine ? Frédéric
Marcelin l'avait déjà célébrée dans Choses haïtiennes (1896) :
Il faut vraiment que l'âme simple, naïve, forte, de notre
paysan ait été bien trempée pour résister victorieusement aux
leçons de choses que notre politique démente lui a infligées. Elle a résisté pourtant (4).
Mais cette qualité aussi relève de la passivité, et les adjectifs [240]
que choisit l'écrivain sont révélateurs : si l'âme du paysan est « forte »,
n'est-ce pas parce qu'elle est également « simple » et « naïve » ? On
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admire quiconque n'est pas vaincu par son destin. On' admire encore
plus quiconque s'insurge pour le transformer. Et les révoltes paysannes ont été fréquentes dans l'histoire d'Haïti : pendant l'occupation
américaine, mais également avant et après. Détail significatif, très rare
sont les romanciers qui ont montré les habitants luttant, le fusil ou la
machette au poing, contre leurs oppresseurs. Il y en a même qui dénoncent le recours possible à l'action directe. Ainsi dans Les Laboureurs de la mer (1959) de Hubert Papailler, un coupeur de sisal dans
une grande exploitation s'adresse à un camarade qui menace le
contremaître :
Non. [...] On ne détruit pas une injustice en se souillant d'une
autre injustice. Lorsque vous aurez descendu l'un après l'autre
tous vos oppresseurs, la vertu et l'honneur déserteront le bienfondé de votre cause parce que notre résistance sanglante aura
élargi les frontières du crime (37).
Les paysans ont besoin de routes, d'écoles, de dispensaires et aucun romancier ne nierait, qu'ils y ont droit. Mais de cela, les paysans
que nous montrent les romanciers ne semblent pas être conscients.
Parfois, il est vrai, un leader les exhorte à réclamer leur dû. Mais ce
leader leur arrive presque invariablement de l'extérieur : le Manuel de
Gouverneurs de la rosée a été formé à la lutte syndicale pendant quinze années passées à Cuba. L'El Caucho de L’Espace d'un cillement est
lui aussi un syndicaliste étranger. Ce sont les étudiants et les intellectuels bourgeois qui mènent l'insurrection dans Amour de Marie Chauvet.
La passivité et la résignation semblent caractériser les paysans.
Dans Les Arbres musiciens, ils n'opposent que des lamentations aux
ingénieurs de la S.H.A.D.A. qui les dépossèdent. Dans Les Semences
de la colère, les malheureux rescapés des « Vêpres dominicaines »
retournent passivement chercher fortune (si l'on peut dire) de l'autre
côté de la frontière. [241] Résignation compréhensible, certes : mais
guère digne d'admiration.
Lorsque le moun monn s'insurge contre ses ennemis, il s'agit d'une
action individuelle, et les armes qu'il utilise ne sont pas du meilleur
aloi. Ainsi dans La Vengeance de la terre (1933) de Jean-Baptiste Cinéas, Ulysse Turin (qui n'est d'ailleurs pas un paysan marginal mais le
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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propriétaire d'une coquette habitation) triomphe du malhonnête notaire Calvin Myrthil en faisant appel à la science d'un sorcier. Ce n'est
qu'après que ses enfants ont été empoisonnés que l'homme de loi
s'avoue vaincu. L'auteur à beau prévoir les objections du lecteur :
Crimes ? Allons donc ! Lâche morale que celle qui qualifierait de crime cette légitime défense : [...] Non, non, vous n'êtes
pas coupable, Ulysse Pierre Turin ... Vous vous défendez en bête, vous qu'on traite en bête... (148-149),
protéger sa terre en faisant assassiner les enfants de celui qui la menace n'est pas précisément héroïque.
La résignation, la passivité, le fatalisme de la classe paysanne dans
le roman haïtien ne peuvent que la dévaloriser aux yeux du lecteur.
Les individus qui la composent sont-ils plus dignes d'admiration ? Je
ne le pense pas. Les jalousies et les haines surgissent entre eux au
moindre prétexte, à propos d'un lopin de terre, d'un dédain amoureux,
d'un affront réel ou supposé. Rendons justice au romancier haïtien : il
n'a pas essayé de faire croire que le dénuement mène à l'abnégation ni
que la carence de numéraire est compensée par un surcroît de vertu.
Dans Gouverneurs de la rosée, une obscure question d'héritage a fait
couler le sang à Fonds-Rouge ; le village est divisé en deux clans qui
se méprisent et se détestent. Manuel sera lâchement assassiné par un
prétendant qu'Annaïse avait éconduit. Dans Fonds des Nègres, un habitant dérobe à Marie-Ange les soixante malheureuses gourdes qui
constituent toutes ses économies. Dans Les Semences de la colère, les
misérables réfugiés se heurtent à l'hostilité des [242] paysans de Billigny. Et ainsi de suite.
Le paysan haïtien vit dans la superstition et la terreur des forces
diaboliques. Il est prêt à croire que toute infortune, mort d'un enfant,
maladie, perte d'une bête ou accident banal est le résultat d'un sort
qu'un voisin malveillant lui a jeté. Sans rime ni raison, il choisit un
bouc émissaire. Dans La Montagne ensorcelée (1930) de Jacques
Roumain, la vieille Placinette et sa fille Grâce sont rendues responsables des malheurs du village et Sauvagement abattues à coups de machette. Dans Fonds des Nègres, le houngan Beauville, « monté » par
le loa Agoué, accuse faussement une vieille paysanne d'avoir empoi-
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sonné une jeune fille. Le village la bannira et l'enverra mourir de dénuement au fond d'une ravine.
Le paysan voit des présages dans le vol d'un épervier, dans le passage insolite d'un cochon noir, dans les hurlements nocturnes d'un
chien. Son univers est peuplé de revenants, de loups-garous, de zombis *. Les rêves sont pour lui des messages de l'au-delà. C'est surtout
aux paysans que Charles Bouchereau fait allusion lorsqu'il écrit :
Ayant, malgré 96 ans de liberté, des instincts de primitif encore inapaisés, est-ce étonnant que l'Haïtien, à l'imagination
toujours jeune, ait raccroché si fortement son esprit et son cœur
à tous ces éléments merveilleux et poétiques qui seuls font la
force de toute croyance : les superstitions.
(« Superstitions féminines », La Ronde, 15 février 1901.)
Impuissant devant les forces sociales qui l'oppriment, épouvanté
par un univers qu'il ne sait pas dominer, sujet à des terreurs irrationnelles et à de brusques accès de violence, le paysan tel que le décrivent les romanciers est identifié à un grand enfant. Qu'il le veuille ou
non, c'est là une image rassurante que l'écrivain donne à son public.
Car l'on n'a rien à craindre d'un enfant ; on peut se permettre de le juger en toute impunité ; et en contrepartie des devoirs qu'on se reconnaît [243] envers lui, on est en droit d'exiger sa docilité et son obéissance.
Cette assimilation du paysan à un enfant se manifeste dans le roman haïtien implicitement aussi bien qu'explicitement. Implicitement
par le rappel constant des contes et devinettes qu'affectionne le moun
monn. Dans Le Roman de Bouqui (1973), Suzanne Comhaire-Sylvain
a recueilli cinquante contes de Bouqui et Malice, ces personnages traditionnels du folklore paysan. Sous une forme ou sous une autre, plusieurs de ces contes sont intercalés dans des romans paysans, et tout
Haïtien comprend parfaitement lorsqu'un « habitant » identifie une
personne à l'un ou l'autre des deux compères. Madame ComhaireSylvain a tout à fait raison de relever dans sa préface la valeur littéraire de ces contes, et d'en dégager l'idéologie. Il n'est bien entendu pas
*
Zombi : mort ressuscité par sorcellerie, auquel la volonté et la parole ont été
retirées.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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question de reprocher aux romanciers d'avoir puisé dans ce trésor de
sagesse populaire. Mais il reste que, pour le commun des lecteurs,
formés à l'occidentale, les histoires de Bouqui et Malice sont de celles
que l'on ne raconte qu'aux enfants. Le lecteur haïtien les a entendues
jadis de la bouche de sa mère ou, plus probablement, de sa bonne.
Avec l'âge et l'éducation il en vient à les considérer comme puériles
quoique attendrissantes, un peu en somme comme pour le lecteur
français les histoires du Chat botté ou de la fée Carabosse. Que les
paysans adultes y prennent plaisir renforce la tendance à les considérer comme intellectuellement frustres. Il en va de même pour ce qui
est de ce genre typiquement haïtien de devinettes où celui qui les pose
désigne par une métaphore poétique la chose qu'il s'agit de deviner :
— Quand fouet papa m'fait kaou, lan Guinin tendé. [Quand
le fouet de mon père claque, on l'entend à l'autre bout du
monde.]
— L'orage ! [...]
— D'l'eau debout ?
— Cannes ! [à sucre]
— Ma grand-mère a des poules blanches qui pondent des
œufs noirs.
[244]
— Eh bien ! gousse [de] coton !
(P. Savain, La Case de Damballah, 1939, 93.)
Explicitement, à la situation déplorable du paysan, quels remèdes
proposent les romanciers ? Remarquons d'abord, une fois de plus, que
le roman n'est pas nécessairement la forme d'écriture qui convient le
mieux pour exposer systématiquement une doctrine ou un programme.
De nombreux romanciers se bornent à décrire la réalité paysanne laissant au lecteur, et au technicien du développement, le soin d'en tirer
les conclusions. Mais de nombreux autres suggèrent, dans leurs grandes lignes au moins, les mesures à prendre. Comme on pouvait s'y attendre, ce sont les mêmes que préconisent les membres de l'élite qui
ont une conscience sociale : d'une part l'amélioration de la condition
paysanne par des réformes de détail. Il s'agit de protéger le paysan
contre le citadin malhonnête, de limiter la toute-puissance du chef de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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section, de veiller à ce que le cultivateur ne soit pas escroqué par le
spéculateur en denrées, etc... D'autre part, de l'éduquer. Frédéric Marcelin, par la bouche de M. Hodelin, souhaitait voir les citadins s'en
aller scolariser les mornes. Selon Delorme Lafontant, pour faire disparaître les « obstacles paralysant la masse paysanne et campagnarde »,
il faut que « l'instruction soit parfaitement répandue dans les campagnes » (Célie, 1939, 192). Parmi les citations qui montrent l'importance accordée par les romanciers à l'instruction du campagnard, on n'a
que l'embarras du choix. Pour Justin Lhérisson, les progrès réalisés
par Zoune une fois enlevée à ses parents et prise en charge par sa ninnaine démontrent
... quelle transformation on pourrait opérer dans nos campagnes
- au point de vue physique, comme à tous les autres points de
vue -, si on s'était imposé la tâche de dégrossir, d'éduquer, de
moraliser nos paysans (31).
C'est bien ce que pense son contemporain Antoine Innocent, qui
écrit dans Mimola (1906) :
L'instruction ! Tout le secret est là. En conséquence, bâtissons des [245] écoles dans nos campagnes, ouvrons des bibliothèques, des salles de conférences partout où le besoin s'en fait
sentir (167).
Cinquante ans plus tard, les militants du Parti ont suivi le conseil :
dans Compère Général Soleil, ils tiennent bénévolement une petite
école du soir. Et, dans l'avant-propos de Ceux de Bois-Patate (1953),
Louis Defay déclare :
L'auteur du livre sera payé de sa peine […] si quelques
femmes de cœur, après en avoir parcouru les feuillets […] se
décidaient à participer effectivement à la croisade entreprise
contre l'ignorance, cause de tous leurs malheurs [aux paysans]
(XV).
On ne saurait nier que les mesures prônées par les romanciers sont
dignes d'approbation. Mais il convient de remarquer que c'est l'élite
qui les a choisies et qui se propose d'en accorder les bienfaits à la
masse, que le paysannat n'a pas voix au chapitre lorsqu'on décide son
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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destin. Dans le roman haïtien, il se lamente de son triste sort et identifie fort bien ceux qui en sont responsables. Mais aucun Spartacus ne
le pousse à la révolte, aucun Zapata ne lui infuse l'idéal révolutionnaire. Ses leaders sont des bourgeois en rupture de classe ou des cultivateurs « dénaturés », et l'idéologie de remplacement qui est censée le
mener dans la voie du progrès a été élaborée loin des mornes.
Peut-être n'y a-t-il en effet que ceux qui connaissent le monde moderne pour pouvoir montrer aux marginaux comment s'y intégrer ...
Reste que, pour en revenir à notre propos, le paysan est encore une
fois identifié à un enfant. Le romancier joue un peu envers lui le rôle
d'assistant social : il réclame en son nom, aux adultes qui sont l'élite,
un minimum de sécurité et de bien-être, et l'instruction élémentaire
sans laquelle il restera démuni ... et inutile.
La conclusion qui s'impose me semble être que (quelle que soit
l'appartenance politique des écrivains) l'idéologie du romancier haïtien
n'est pas révolutionnaire en ce qui concerne la condition paysanne.
Peut-être Anthony Lespès faisait-il allusion à ses confrères en parlant
de Philippe, ce bourgeois [246] de bonne volonté qui « malgré toute
son honnêteté et son désir de savoir »
ne se rendait pas compte qu'il vivait dans un monde fermé, un
système complet et logique en lui-même, et qu'au lieu de
condamner telle particularité de ce système, c'était celui-ci tout
entier qu'il fallait mettre en question.
(Les Semences de la colère, 1969, 165.)
* * *
Aussi bien en Haïti qu'à l'étranger, hommes de lettres et spécialistes de sciences humaines placent l'haïtianité sous le signe du syncrétisme. Des éléments occidentaux et africains en sont venus, avec le
brassage du temps, à constituer une réalité profondément originale.
Cette originalité se manifeste tout particulièrement dans les domaines
religieux et linguistiques. De façon un peu simpliste, on a défini le
Vodou comme un avatar de religions africaines influencées par le
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
240
Christianisme. Le processus de formation de la langue créole est mal
connu, mais les linguistes s'accordent d'une part à la faire « descendre » du français, de l'autre à souligner les très importantes modifications lexicales, sémantiques et structurelles qui s'y sont produites sous
l'influence de langues africaines et de diverses langues européennes.
C'est bien entendu le paysan qui a élaboré d'abord et conservé ensuite ces deux éléments fondamentaux de l'originalité haïtienne. C'est
dans lés mornes que l'on parle le créole le plus rèk (pur), c'est-à-dire le
moins contaminé par le français, officiel, et l'anglais, très répandu.
C'est dans les mornes que le Vodou reste protégé de la commercialisation, ou du moins de l'adaptation à l'esthétique urbaine qui le dénature
à Port-au-Prince et dans les villes de province.
L'attitude de l'Haïtien de l'élite face au Vodou et au créole est inévitablement problématique. Elle met en cause la vision même qu'il se
fait de son pays et la direction dans laquelle il souhaite le voir évoluer.
Rien d'étonnant à ce que la politique [247] à suivre, répression ou tolérance du Vodou, primauté accordée au français sur le créole ou viceversa, ait donné lieu à des prises de position tranchantes et retentissantes, puisque
Demander à un Haïtien ce qu'il pense du Vaudou, comme du
créole, c'est le porter à dévoiler non seulement ses positions de
classe, mais aussi sa vision politique, sa conception de la lutte
politique et sa vision de l'avenir de la société haïtienne.
(D. Bebel-Gisler et L. Hurbon, Cultures et pouvoir dans la
Caraïbe, 1975, 117.)
La présence du Vodou dans le roman haïtien sera examinée dans la
troisième partie du présent chapitre. Celle du créole dans le dernier
chapitre, qui aura trait à l'originalité de ce roman.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
241
[248]
3. LES DIEUX
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Remarquons tout d'abord que le christianisme est représenté dans
le roman haïtien par des ecclésiastiques, prêtres catholiques dans leur
majorité. La plupart de ces prêtres sont des Français ; jusqu'à tout récemment, c'est en effet dans un séminaire breton qu'était formé le
clergé destiné à Haïti. L'attitude du romancier envers ces prêtres missionnaires dépend bien entendu de ses convictions religieuses et de sa
francophilie. Il leur a longtemps voué admiration et gratitude ; c'est à
eux que Louis-Joseph Janvier faisait allusion en écrivant dans
L’Égalité des races (1884) :
La Bretagne a fourni sa large part à ce bataillon d'hommes
d'élite qui marche à la tête de la France, c'est-à-dire du monde
civilisé (15).
Mais, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale, l'image du prêtre français a changé. La sagesse, l'altruisme et la pureté ne sont plus
son apanage, mais au contraire l'intolérance, la cupidité et la luxure.
Dans Oubliés de Dieu (1976) d'Alix Lapierre, le père Castel « menait
la vie douce, la vie heureuse, se foutant bien de la misère des
paysans » (100). Dans Les Arbres musiciens (1957) de JacquesStéphen Alexis, lorsque la boutiquière Léonie va s'expliquer avec le
père Kervor, elle le trouve couché avec « une jeune femme aux trois
quarts dévêtue, languide ... faisant des mamours à son compagnon »
(14). Dans Le Crayon de Dieu (1952), des frères Marcelin, le père
Laënnec, « jeune curé breton, sombre et fanatique », n'hésite pas à
jeter la zizanie dans le ménage de [249] Diognène Cyprien.
La plupart de ces prêtres n'ont qu'une obsession : lutter contre le
Vodou. Ils participent avec enthousiasme à la « campagne antisuperstitieuse » entreprise pendant la Deuxième Guerre mondiale avec
l'assentiment tacite du président Lescot, brûlant les hounfors *, faisant
*
hounfor : temple vodou.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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des autodafés d'objets rituels, abattant les arbres sacrés reposoirs des
loas. Ce n'est pas la charité chrétienne qui étouffe ces nouveaux inquisiteurs, et les romanciers prennent un malin plaisir à illustrer la futilité
des efforts. Non par admiration pour le Vodou, mais par anticléricalisme, et aussi par ressentiment de voir des étrangers, généralement ignorant des choses d'Haïti, vouloir imposer de force leurs
propres conceptions religieuses. À lire les pastorales signées d'évêques français de villes haïtiennes et certains ouvrages comme ceux de
Monseigneur Kersuzan (Conférence populaire sur le Vaudou, 1896),
du père Kerboull (Le Vaudou : Magie ou religion, 1973), ou les mémoires du père Riou (Adieu la Tortue, 1974), on est tenté de partager
leur agacement.
D'ailleurs, si le christianisme a longtemps été valorisé par l’élite en
tant que facteur, et preuve de « civilisation », les romanciers n'ont pas
hésité à signaler qu'il pouvait fort bien comporter une dimension raciste. Dès 1906, Antoine Innocent rappelait dans Mimola que la religion
catholique avait enseigné « que le nègre était inférieur au blanc et,
comme tel, appelé à servir » (3). C'est ce que sent confusément le
paysan Désilus dans La Montagne ensorcelée (1931) de Jacques
Roumain :
Un jour à Mirebalais, il est entré à l'église. Là, il a vu : la
sainte Vierge blanche, saint Joseph blanc, saint Pierre blanc :
houng ! si le nègre souffre comme ça, est-ce que tu ne crois pas
que le bon Dieu est blanc et qu'il a du préjugé de couleur ?
(1972, 103-104 ; Ière éd., 1931).
[250]
Et dans Tous les hommes sont fous des frères Marcelin, le père Le
Bellec, à la tête de ses fidèles, s'en va détruire le hounfor d'Estinval
Civilhomme :
Un sourire de triomphe retroussait les lèvres du curé, qui
s'exaltait juvénilement du noble sentiment de remplir sa double
mission de prêtre et d'homme blanc, en conduisant dans la voie
du salut ce troupeau naïf de « fétichistes » dont la mentalité,
d'après lui, n'avait pas encore dépassé le stade « prélogique »
(122).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
243
Peut-être le catholicisme s'adapterait-il mieux aux besoins du pays
si ses prêtres étaient originaires des Cayes ou de Port-de-Paix plutôt
que de Quimper ou de Plouézec ? À son fils qui veut devenir séminariste, le juge Roscelin déclare dans L'Amant idéal d'Aimard Le Sage
(1926) :
[Il nous faut un clergé haïtien] affranchi, patriote sincère,
prêt à toutes les concessions, voire le cas échéant, provoquer
dans le sein de l'Église une scission (13).
Et dans « Conte de Pâques » (L’Essor, avril 1912) d'Hénec Dorsinville, un parrain explique à sa filleule qui veut prendre le voile :
La jeunesse du peuple, le soleil antiléen nous mettent dans
les veines un sang réfractaire à la soumission claustrale. [...] Et
cependant un clergé noir aurait été le Palladium de la République. [...] Si nous avions un clergé haïtien, ce clergé ferait monter notre pays dans le progrès, à la lumière.
Le seul personnage de roman à être un prêtre haïtien « natif-natal »
est le père Diogène Osmond des Arbres musiciens. C'est également le
seul à ne pas vivre dans le confort intellectuel, le seul pour qui la vocation sacerdotale soit source d'angoisse, le seul à se demander s'il ne
trahit pas les siens en participant à la campagne anti-superstitieuse.
Certes, il détruira le sanctuaire vodou de Nan-Rernembrance, mais il
perdra la raison tout de suite après. Malaria, « break-down », opine la
Faculté ; vengeance des loas, pensent les habitants. Quoi qu'il en soit,
la dernière fois que nous voyons le malheureux, il « marche éternellement à la recherche de la paix de [251] son cœur » (389).
Ainsi donc, les prêtres que l'on trouve dans le roman haïtien relèvent soit de la littérature Saint-Sulpice soit de l'anticléricalisme voltairien. C'est paradoxalement dans l'œuvre du communiste JacquesStéphen Alexis que paraît le seul prêtre à s'apparenter aux prêtres torturés de romanciers catholiques comme Mauriac, Bernanos ou Graham Greene.
Lorsqu'on parle des dieux dans l'optique qui est la nôtre, c’est à
ceux du Vodou que l'on pense. Dieux accommodants, d'ailleurs :
pourvu qu'on célèbre les « services » qu'ils exigent, les loas ne voient
aucun inconvénient à ce que leurs fidèles fréquentent l'église. Lorsque
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
244
Lamercie, l'héroïne de Fils de misère (1973), de Marie-Thérèse Colimon, n'arrivait pas à devenir enceinte :
Elle avait allumé des cierges aux pieds de toutes les statues
et de toutes les images tant des églises que des temples Vaudou,
elle avait fait chanter des messes pour, ses parents défunts et
organisé à ses frais des « services » en hommage aux dieux
africains (18).
Dans Gouverneurs de la rosée, on voit la vieille Délira se tourner,
avant de semer le maïs, vers le levant pour invoquer le Seigneur Jésus-Christ, puis vers le sud pour invoquer les Anges de Guinée (58).
Et, à l'agonie d'Accélon Balthazar, dans L’Héritage sacré de JeanBaptiste Cinéas :
Litanies et prières se confondaient. « Ogoum Ferraille » ...
Papa Legba...
Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Notre Père qui êtes
aux cieux, ne nous laissez pas succomber à la tentation. Maintenant à l'heure de notre mort. Maîtresse Zilie... AgoumTonnerre ! Aïza ! Tous les saints... tous les anges... (61).
Pour ceux des Haïtiens à qui le Vodou répugne, sa « coexistence
pacifique » avec le christianisme représente un grave danger. D'une
part, parce qu'elle rend pratiquement inefficaces les efforts des missionnaires : le problème n'est pas de convertir les vodouisants, la plupart d'entre eux acceptant volontiers d'aller à la messe. Ils ne comprennent simplement [252] pas pourquoi le culte de Bon Dié la Vierge
est incompatible avec celui des esprits ancestraux... d'autant plus que
certaines cérémonies vodou empruntent au catholicisme formes liturgiques, prières et cantiques. D'autre part, lorsque les prières des Haïtiens qui se pensent chrétiens ne produisent pas l'effet désiré, il leur
arrive de s'adresser aux loas, sans penser pour cela se livrer à des pratiques hérétiques. Par ailleurs, même l'Haïtien qui n'a jamais pratiqué
le Vodou respecte les connaissances thérapeutiques des houngans et
peut faire appel à eux lorsque la science médicale se révèle impuissante.
Facteur de sous-développement intellectuel et économique, responsable en partie de la mauvaise image de marque du pays aux yeux
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
245
de l'étranger, composante par ailleurs de l'originalité nationale sur le
plan de l'affectivité et de l'esthétique, le Vodou a toujours préoccupé
les Haïtiens. S'il est exact, comme l'écrit Rose Lhérisson Michel, que
« chez nous, du vodou on ne parle pas aisément, et surtout pas ouvertement » (Christianisme et vaudou, 1970, 7), les écrivains, eux, ont
toujours refusé de participer à cette « conspiration du silence ». Depuis Ignace Nau en 1836 jusqu'à Alix Lapierre en 1976, la plupart des
romanciers ont utilisé le Vodou, soit comme thème principal, soit pour
brosser la toile de fond sur laquelle se déroule l'intrigue *. Que le Vodou soit le sujet de certains romans, leur titre même l'indique : Les
Houngan Niqqxkon d'un anonyme, en 1905 ; L’Héritage sacré de
Jean-Baptiste Cinéas, en 1945 ; Jésus ou Legba ? de Milo Rigaud en
1933 ; La Montagne ensorcelée de Jacques Roumain, en 1931 ; La
Case de Damballah de Pétion Savain, en 1939. L'absurdité de la croisade anti-superstitieuse est abondamment illustrée dans Tous les
hommes sont fous, des frères Marcelin. L'utilisation du vodou par certains politiciens véreux est décrite dans Bakoulou d'André Chevallier
et Luc Grimard. [253] L'amitié d'une fillette et d'Aïda-Ouédo est racontée sur le mode lyrique dans Mambo de Maurice Casséus. Et, bien
sûr, pas un roman paysan qui ne comporte au moins une cérémonie
vodou.
Dans le « Vodou dans la littérature haïtienne » (Rond-Point, juinjuillet 1963), Pradel Pompilus écrit :
Le choix du vodou comme thème esthétique, ou comme sujet de réflexion n'est jamais indifférent : il est lié à un certain
non-conformisme, il implique une compréhension sympathique
de la culture populaire, parfois une volonté de braver l'incompréhension du milieu.
Ce qui ne veut pas dire que les romanciers célèbrent toutes les dimensions du Vodou ou, a fortiori, qu'ils veuillent y convertir leurs
concitoyens. Nombre d'entre eux en donnent au contraire une image
inquiétante, parfois même répugnante. Mais Pompilus a raison de si*
J'ai trouvé trois articles consacrés au Vodou dans la littérature : Edmund Wilson, « Vodoo in Literature, » Tomorrow, aut. 1954, 95-102 ; Pradel Pompilus,
« Le Vodou dans la littérature haïtienne », Rond Point, juin-juillet 1966 et
Maks Dominik, « Vodou ak litérati ayisyin », Sèl, août 1978, 26-31.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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gnaler que le choix du Vodou constitue souvent une bravade envers
l'élite. D'abord parce qu'il s'oppose à l'attitude qui consiste à minimiser son importance, à prétendre qu'il ne se pratique plus guère, ou que
ses adeptes sont de malheureux hystériques exploités par les houngans, ou qu'il n'est destiné qu'aux touristes en quête d'exotisme, ou
encore qu'il n'est pas autre chose que des chants et des danses folkloriques épicées par des tours de passe-passe dignes du music-hall. Les
romanciers s'acharnent à affirmer au contraire que le Vodou est pratiqué non seulement par des paysans arriérés et par des prolétaires ignorants, mais aussi, en secret peut-être mais non sans ferveur, par des
gens de l'élite. Les romanciers ne sont d'ailleurs pas les seuls à lancer
de si scandaleuses affirmations. « Il existe dans le pays une mentalité
vodouique à laquelle peu d'entre nous échappent », écrit J.-C. Dorsainvil (Vodou et névrose, 1931, 21). « J'ai remarqué que les Haïtiens
des classes les plus différentes fraternisent dans les croyances africaines », écrit Maurice Laraque dans un article sur Demesvar Delorme
(Cahiers d’Haïti, février 1945, 36). De façon plus nuancée, [254] c’est
ce que confirme un psychiatre, le docteur Legrand Bijou.
S'il est très difficile de se faire une idée précise de l'importance des croyances vodouesques dans notre communauté, nous
pouvons néanmoins affirmer honnêtement qu'il ne peut exister
aucun descendant de la race nègre, né et élevé en Haïti, à être
libéré de toute idée et de tout mode de réaction apparentés au
vodou.
(« Aspects psychiatriques du vodou haïtien », Rond-Point,
juin-juillet 1963, 21.)
Et les romanciers de surenchérir :
Sans crainte de se tromper, on peut dire que chez l'individu
haïtien : nègre grimaud, mulâtre, quarteron ou griffe converti au
christianisme romain ou au protestantisme le plus sincère, il y a
un dieu vodou qui sommeille ... et qui sait se réveiller.
(M. Rigaud, Jésus ou Legba ?, 1933, 47.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Ou encore Marie Chauvet, qui se demande dans Amour (1968)
comment empêcher ce peuple ignorant de s'accrocher à tout ce
qui représente à ses yeux une planche de salut quand ses représentants eux-mêmes, quand mon propre père, ce mulâtreparisien, servait ses loas régulièrement ! (17)
Déjà en 1907, Fernand Hibbert montrait le sénateur Altidor Désiré
accusant un voisin d'avoir « mangé » son fils, mort d'une banale
fluxion de poitrine (Les Thazar, 73). Et c'est l'hypocrisie d'un grand
bourgeois mulâtre, Georges Larue, directeur du Journal L’Événement,
que dénonce Hénock Trouillot, dans Chair, sang et trahison (1947) :
Il organisait des danses de loas en chambre et chez son bocor *,
où il dansait en compagnie de sa femme, d'une amie de celle-ci,
la femme d'un grand industriel, et des hounsis, c'est-à-dire des
enfants du chœur vaudouesque.
... Cependant aux colonnes de L'Événement ses collaborateurs
flagellaient le vaudou, cette tare de nos paysans, et réclamaient
[255] qu'une toi abolît définitivement ce genre stupide de religiosité (70).
L'affirmation de Pompilus selon laquelle (le choix du vodou ... implique une compréhension sympathique à l'égard de la culture populaire » demande à être nuancée. Car si bien des intellectuels (et la plupart des romanciers) en sont venus à considérer le Vodou avec tolérance et compréhension, il y en a toujours eu parmi eux qui l'ont voué
au gémonies. Avec, parfois, un fanatisme surprenant :
Les Mystères, ou lois, ne sont dirigés que par l'Esprit du
Mal, qui n'est autre que Satan, le prince des ténèbres. [...]
Nous savons par les faits que l'homme qui s'adresse à eux
[aux houngans] finit par être frappé par le Vrai Dieu qui le punit, en lui faisant connaître, avant d'achever sa carrière sur la
*
bocor : prêtre du Vodou.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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terre, les tortures d'une misère noire ou celles de la déchéance
physique.
(L. Dorsinville, « Le Fétichisme haïtien n'est pas une religion », Le Temps, 30 septembre 1932.)
Ou encore :
Hélas, ce peuple est plongé dans l'erreur et l'idolâtrie. Ce
peuple adore Baal ... À certaines heures de la nuit, le son des
tambours des pratiquants du vaudoux [se fait entendre]. Le catholicisme est impuissant à enrayer ce mal. Sauvons Haïti de
tant d'abominations !
(M. Gaspar, « Haïti et la question de religion », Le Petit Haïtien, décembre 1906.)
Et l'on a souvent jugé coupables d'une répréhensible indulgence les
romanciers qui laissaient Place au Vodou dans leurs œuvres. Ainsi le
poète Georges Sylvain, en rendant compte de ThémistocleÉpaminondas Labasterre pour La Ronde du 15 octobre 1901, écrit :
M. Marcelin, comme une bonne malice à l'égard du catholicisme, s'est ingénié à parer des couleurs de la poésie le répugnant spectacle que sont les danses du Vaudoux.
Dans Bakoulou (1950), roman qui ridiculise le Vodou et ses adeptes, André Chevallier et Luc Grimard accusent leurs confrères de
s'être fourvoyés lorsque [256] ... les houmfors et les loas, les houngans et les saints et les marassas * et leurs disciples furent chantés,
célébrés dithyrambiquement par des écrivains [...] dont quelques-uns
qui avaient du talent, galvaudaient ainsi leurs dons, dans l'exploitation
honteuse du Vaudou (79).
Autre détracteur du Vodou, Pierre Papillon voit en lui un « complot » tramé par les nantis pour exploiter les gens simples et les maintenir dans la soumission :
*
Marassas : jumeaux divins.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
249
L'ignorance et la superstition, telles sont les deux plus grandes plaies qui rongent ce pays. Mais comment les en extirper
quand c'est comme un complot tramé de toute éternité. [...] S'il
n'y avait pas le fétichisme, comment les pharmaciens sans scrupules feraient-ils pour liquider [...] ces eaux dégoûtantes qui
maintiennent ce même peuple dans un état voisin de la barbarie ?
(L’Âme qui meurt, 1954, 46-47.)
D'autres romanciers déplorent les dépenses, souvent accablantes
pour leur minuscule budget, que font les adeptes afin de satisfaire aux
exigences des loas. Léon Laleau, qui n'a pour le Vodou qu'un mépris
indigné, évoque dans La Danse des vagues (1918)
... les sons mystérieux et comme venus d'outre-tombe d'un tambour conique, rythmant, au cœur de quelque faubourg de la ville, les bacchanales sanglantes d'une danse-loi, ou l'orgie d'une
de ces cérémonies diaboliques au cours desquelles [...] on sacrifie aux tyranniques dieux du vaudoux, les porcs gras et les
moutons blancs acquis au prix de bien des mois de labeur (98).
Lorsque, dans Fonds des Nègres de Marie Chauvet (1961), MarieAnge décide de se faire initier, sa grand-mère hypothèque son pauvre
lopin de terre pour pouvoir payer la robe et les foulards rouges indispensables à la cérémonie :
Les dettes donc s'amoncelaient et c'était bien naturel, pensait
la vieille. Qui ne s'endetterait pas dans les mornes pour un deuil
ou pour parer une hounsi * ? (165)
L'ethnologue Jacques Roumain a pleinement compris et [257] célébré les dimensions mystiques et la haute valeur esthétique du Vodou. Ce qui ne l'a pas empêché de voir en lui (comme dans le catholicisme, d'ailleurs) l'opium du peuple. On trouve dans Gouverneurs de
la rosée l'étonnante description d'une cérémonie, qui, soit dit entre
parenthèses, a très probablement inspiré d’autres romanciers. Ayant
servi les loas,
*
Hounsi : homme ou femme initié qui assiste l'officiant.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Les habitants oubliaient leur misère : la danse et l'alcool les
anesthésiaient, entraînaient et noyaient, leur conscience naufragée dans ces régions irréelles et louches où les guettait la déraison farouche des dieux africains (73).
Cette déraison est celle qui aveugle les paysans de La Montagne
ensorcelée (1931) du même Jacques Roumain. Ils rendent coupables
de leurs malheurs non pas ceux qui les exploitent, mais Placinette et
Grâce, une pauvre vieille et sa fille, qu'ils soupçonnent de sorcellerie
et finissent par assassiner à coups de machette.
Les frères Marcelin affichent dans tous leurs romans le même dédain amusé pour la religion du Christ et pour celle des loas. Bref, aucun romancier n'est allé jusqu'à l'admiration inconditionnelle du Vodou. Ils ont certes été nombreux à le défendre contre ceux qui le dénigrent systématiquement et le méprisent en bloc. Mais s'ils en mettent
les aspects touchants et pittoresques en valeur, ils sont unanimes à
penser que le service des loas est une religion d'exploités. Elle perdra
peu à peu sa raison d'être une fois qu’Haïti se sera engagée dans la
voie du progrès. Thomas Lechaud dans sa Préface à L'Héritage sacré
(1945) de Jean-Baptiste Cinéas, écrit, à propos des vodouisants : « De
l’amélioration du mode de production de leur vie matérielle dépend la
libération progressive de leurs concepts religieux » (13). Où, comme
le prévoit plus loin le romancier : « le médecin tuera le bocor » (79).
Pour Chevallier et Grimard (Bakoulou, 1950), c'est déjà chose faite :
[Le progrès] a réduit à leur vrai rôle de tours de prestidigitation et [258] de magie noire toute l'habileté de nos magiciens et
de nos devineurs, seule subsiste maintenant une campagne
d'écrivains favorables à ces simagrées, indignes de notre peuple
(47-48).
Dans Les Arbres musiciens de Jacques-Stéphen Alexis, pour que
l'Histoire puisse reprendre sa marche et le Progrès pénétrer dans les
mornes, il faut que le sanctuaire vodou de Nan Remembrance, hautlieu de sagesse ancestrale et de réconfort pour les opprimés, soit rasé
par les bulldozers de la S.H.A.D.A.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
251
Dans la liste des exploiteurs du paysan dressée par MorisseauLeroy figurent côte à côte les prêtres et les houngans. Dans Oubliés de
Dieu d'Alix Lapierre, le bokor Carilus profite de la crédulité de ses
ouailles pour s'enrichir, tout comme le père Castel.
Carilus, planté sur ses 117 carreaux de terre semblait alors
un suzerain, un colon, un Seigneur du temps de la Féodalité
(102).
Hubert Papailler est encore plus agressif lorsqu'il décrit, dans Les
Laboureurs de la mer (1959)
Cet homme hirsute, ignorant, illettré, cet être sordide et foncièrement méchant [...] cet échantillon du mal - qu'il nous faut
chasser du paysage national ... si nous voulons étayer dans la
lumière notre marche vers la civilisation … […] qui s'appelle
sorcier, guérisseur, gangan ou le reste (74).
Le péché de luxure est particulièrement grave aux yeux de la morale bourgeoise : ce n'est pas pour rien que les écrivains anticléricaux se
sont toujours complu à montrer des ecclésiastiques succombant aux
tentations de la chair. Souligner la dimension érotique (réelle ou imaginaire, là n'est pas la question) des danses sacrées et des crises de
possession, c'est généralement les rendre suspectes. De la même façon, un houngan lubrique jette le discrédit sur le culte dont il est le
serviteur. Que le papa-loi n'ait pas fait vœu de chasteté, contrairement
à son collègue catholique, ne fait rien à l'affaire. Dans L’Héritage sacré de Jean-Baptiste Cinéas, le houngan Accélon Balthazar a été plusieurs fois condamné à la prison ; toujours [259] pour le même motif :
« Viol ou tentative de viol sur les patientes confiées à son expérience
et à sa conscience professionnelle ! » (18) Sa dernière victime, femme
d'un chef de la police rurale, a même succombé à la suite de ses
amours violentes. Balthazar mérite bien, on le voit, son surnom de
Boss Brutal. Le romancier a beau faire remarquer que ces crimes ont
été commis « au mépris des prescriptions formelles des loas », qu'ils
ont « souillé le temple sacré », le tempérament excessif du houngan
n'inspire pas un grand respect pour sa religion. D'autant plus qu'Aïza
Cédieu, son petit-fils et successeur à la direction du hounfor, abusera
lui aussi d'une cliente, Mulâtresse de l'élite venue lui demander de favoriser son mariage : il prend à ses yeux l'aspect du fiancé de la jeune
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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femme ; elle se donne à lui pendant trois nuits consécutives. Dans
Fonds des Nègres (1961) de Marie Chauvet, le houngan Beauville
essaye de séduire Marie-Ange. Dans L'Amant idéal (1926) d'Aimard
Le Sage, la mambo * Agathe Pancras s'attaque à la vertu du jeune instituteur Arthur Roscelin ; le chaste jeune homme échappe de justesse
aux philtres, invocations et diverses opérations magiques que la prêtresse met en jeu pour arriver à ses fins. Dans Bakoulou, le ministre
Missius Orlano, fervent adepte du Vodou, déchante après avoir vu,
par la fenêtre du hounfor, son épouse le tromper avec le houngan Similor.
De même que l'on trouve dans le clergé catholique des êtres admirables et de mauvais prêtres, apparaissent dans le roman haïtien des
houngans respectables et d'autres qui méritent réprobation. On y fait
généralement une distinction entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent de mettre leur science au service du mal. Ainsi Séraphin,
« grand prêtre du vaudou » dans Ceux de Bois Patate (1953) de Louis
Defay, « s'éloigne avec mépris des pratiques honteuses de la magie »
(219). Ainsi dans Les Arbres musiciens (1957) de Jacques-Stéphen
Alexis, le patriarche Bois d'Orme Létiro (qui, soit [260] dit en passant,
a toujours été fidèle à sa femme) s'oppose au gangan-macoute * Danger Dossou (qui, on s'en souvient, profite de la crédulité du lieutenant
Edgard Osmin pour séduire sa maîtresse Mariasol).
Mais être porté sur la bagatelle ou accepter de fabriquer des poisons ne suffit pas toujours à rendre un houngan méprisable. Beauville
protège ses ouailles contre les moun lavil qui veulent leur arracher
leurs terres, et si dans La Vengeance de la terre (1933) de JeanBaptiste Cinéas, le bocor Agassou Ti-Noël fournit les drogues qui
mèneront au tombeau les enfants de Maître Calvin Myrtil, c'est en fin
de compte pour la bonne cause, puisque c'est la seule façon de faire
échec au malhonnête notaire. Lorsqu'il accepte de fournir à Mama le
poison grâce auquel elle vengera son fiancé, assassiné par ordre du
ministre Télémaque, un vénérable houngan explique à la jeune femme :
*
*
Mambo : prêtresse du Vodou.
gangan-macoute : bokor pauvre, qui transporte ses philtres dans un sac en
paille (macoute) et n'hésite pas à fournir envoûtements et poisons,
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
253
... au colon barbare a succédé, trop souvent hélas ! le despote
sanguinaire sorti de nos rangs, de notre sein. Vous êtes trop
jeune [...] pour bien saisir les mystères de notre intervention sociale [qui] se manifeste encore en faveur de l'opprimé. [...] Et
quand un roitelet de village, un tyranneau de province, un bâtonneur d'humbles meurt subitement, c'est nous qui devançons
la Providence, c'est nous la Providence !
(F. Marcelin, La Vengeance de Mama, 1902, 206.)
Les houngans sont proposés à l'admiration du lecteur dans la mesure précisément où ils protègent les malheureux contre cette élite qui
affecte de mépriser le Vodou. Ce sont en somme des révolutionnaires,
tout comme leurs ancêtres esclaves qui prêchèrent puis menèrent la
révolte contre les Français :
Tous les grands chefs des marrons, dès le début de la colonisation étaient des prêtres du vodou. […] Hallaou, Hyacinthe,
Lafortune, furent aussi des prêtres du vodou. [...] Les Africains
qui ne s'étaient jamais soumis aux Français [...] pratiquaient le
vodou sous toutes [261] ses formes. [...] Tel fut le cas pour
Sans-Souci, Petit Noël Prieur, Lamour-Derance, etc.
(H. Trouillot, Introduction à une histoire du voudou, 1970,
42 et suiv.)
Et les romanciers ne se font pas faute de rappeler à leurs compatriotes le rôle du Vodou dans l'histoire du pays : « Crois-tu que si nous
avions été seuls, lors de la guerre de l'Indépendance, nous aurions
écrasé ce colosse qui s'appelait le régime colonial ? » demande le
houngan Jaubat à son neveu (Les Houngan Niqqxkon, feuilleton 20).
« C'est pour avoir pratiqué le culte des ancêtres que nos pères ont
vaincu », affirme la vieille Marguerite dans Mimola (1906) d'Antoine
Innocent (26). Et Jacques-Stéphen Alexis ne dit pas autre chose dans
Les Arbres musiciens (1957) :
Ces dieux avaient beau être capricieux et tyranniques,
c'étaient eux qui avaient soufflé dans les lambis, à travers les
ateliers d'esclaves domingois le mot d'ordre d'insurrection générale, Sous leur conduite, pour la première fois dans les temps
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
254
modernes, les colonisateurs blancs avaient mordu la poussière
(140).
Les romanciers décrivent le plus souvent le genre de cérémonies
auxquelles ils ont pu assister. Ces descriptions ne diffèrent généralement guère de celles qu'en donnent les ethnologues ... dont ils peuvent
d'ailleurs mettre les ouvrages à profit : dans une note liminaire de
Fonds des Nègres, Marie Chauvet signale que « les cérémonies vodous ont été tirées de l'étude du Dr Louis Maximilien, Le Vodou haïtien [Port-au-Prince, 1945] ». Contrairement à ce que l'on croit souvent, la plupart des services loas n'ont en effet rien de secret, et il n'est
aucunement indispensable d'être initié pour y assister. C'est le cas des
cérémonies liturgiques qui se déroulent à l'occasion de la Noël, de la
fête des Rois, de la Toussaint, ou pour honorer certains loas le jour de
la fête du saint catholique auquel ils sont assimilés : l'on fête Damballah le jour de la saint Patrick, Azaka le jour de la saint Isidore, Ogoun
le jour de la saint Jacques Majeur, etc. Chacun est libre de participer
aux cérémonies qui ont lieu au cours de pèlerinages [262] comme celui de Saut d’Eau en juillet, décrit en détails dans la Mimola d'Antoine
Innocent. Le vodouisant est tenu d'offrir périodiquement un service à
« ses » loas (c'est-à-dire à ceux qu'il a hérités de ses ancêtres, ou à
ceux qui l'ont choisi ou accepté pour serviteur). Le moun lavil peut
également se faire inviter à ce « devoir ».
Ce sont les aspects le plus spectaculaires de la cérémonie que soulignent les romanciers : les battements de tambour et - dans certains
cas - les coups de sifflet et les claquements de fouet, les chants et les
danses par lesquels on invite les loas à se manifester, les offrandes
sous forme de nourritures ou d'animaux rituellement sacrifiés qu'on
leur consacre, les vèvès, dessins symboliques que l'on trace à leur intention sur le sol, avec de la farine ou de la cendre, et surtout les crises
de possession. Il est en effet indispensable que les loas choisissent un
ou plusieurs participants pour les posséder. L'individu entre alors en
transe. Il est habité par le loa, dont il adopte le comportement : Ogoun
est un militaire plastronnant, Damballah et Aïda Ouédo des serpents,
Azaca un vieillard perclus de rhumatismes et ainsi de suite. Le loa
parle par sa bouche ; il manifeste sa satisfaction ou son mécontentement, donne des conseils à ses adeptes ou les met en garde contre les
dangers qui les menacent. Lorsqu'un participant est « monté », l'assistance a conscience d'être devant l'incarnation visible du loa, et agit en
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
255
conséquence. Au sortir de la transe, le choual (cheval) du loa ne garde
aucun souvenir de ce qui s'est passé. Nous verrons ainsi la grand-mère
de Florina « montée » par Erzilie Fréda Dahomey (dans Canapé-vert
des frères Marcelin), Dorméus et Beauville « montés » par Ogoun
(dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain et Fonds des Nègres de Marie Chauvet respectivement), Mimola « montée » par Legba (dans Mimola d'Antoine Innocent) et, dans la cérémonie sur laquelle s'achève La Case de Damballah (1939) de Pétion Savain, les
paysans dansent jusqu'à ce que
Tour à tour, tous les loas arrivent et les possèdent. Voici
Guédé, facétieux avec ses excentricités macabres. Olisha, démoniaque et [263] malfaisant. Anglessou, surnommé BassinSang, protecteur des faibles et vengeur des offensés. Agaou,
turbulent avec son grondement d'orage et d'eau en furie (210211).
Le lecteur haïtien peut n'avoir jamais assisté à un service. Il peut
avoir fréquenté un hounfor par curiosité ou pour complaire à un vodouisant : aux parents d'un enfant pauvre dont il est le parrain, ou à un
serviteur de confiance, ou au paysan qui cultive sa terre et qui l'invite
par diplomatie. Il peut aussi pratiquer lui-même, mais dans ce cas il
« servira » en secret, ne voulant pas que la chose s'ébruite dans son
milieu. De toutes façons, il lira la description d'une cérémonie vodou
avec un peu de la curiosité trouble que pourrait ressentir un lecteur
étranger.
Et c'est en partie pour satisfaire cette curiosité que les romans haïtiens foisonnent de
sérémoni Vodou ak dans loua ak kriz loua, minm si sa fè ou pèdi fil istoua y-ap rakonté a, minm si konsa liv la parèt plis tankou you ankèt pasé you roman.
[cérémonies vodoues, de danses liturgiques et de crises de possession, même si cela fait perdre le fil de la trame, même si cela
leur donne l'apparence d'enquêtes plutôt que de romans].
(M. Dominik, « Vodou ak litérati ayisyin », Sèl, 6, 41, août
1978, 27.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
256
Le romancier haïtien décrit également le vodouisant consultant un
houngan ou une mambo, et les « engagements » secrets qu'il peut, sur
leurs conseils, prendre envers les loas. Les houngans possèdent la
science des simples : ils sont ce qu'on appelle doktè-fèy (docteursfeuilles) et remplacent - ou suppléent - les médecins. S'ils décident
qu'une maladie est d'origine naturelle, ils la traitent par les décoctions
végétales ou les bains aromatisés. Lorsque, dans Fils de misère (1974)
de Marie-Thérèse Colimon, un enfant tombe malade :
En vain, la jeune mère l'avait trempé dans mille bains aromatisés, en vain, les bonnes femmes appelées à la rescousse
l'avaient macéré dans des compositions savantes, avaient essayé
par des breuvages amers et malodorants, par des signes cabalistiques tracés sur son [264] corps et par d'étranges colliers multicolores, des sachets enfilés à un cordon autour de son cou maigrelet, de chasser les mauvais sorts (18).
Le houngan peut juger que le mal n'est pas « naturel » mais « envoyé » (par un loa mécontent, ou par un sorcier agissant pour le
compte d'un ennemi du patient). Il prend alors d'autres mesures, pour
contrecarrer la fòs (puissance) du sorcier ou du loa persécuteur. Dans
le premier cas, il fournira les amulettes et conseillera les précautions
qui s'imposent. Dans le deuxième, il fera appel à d'autres loas pour
qu'ils interviennent en faveur de son client.
On peut également consulter un houngan pour se débarrasser d'un
ennemi, ou se venger d'un rival ; on peut aussi vouloir réussir en affaires, ou en politique. Là encore, l'intercession des « mystères » peut se
révéler indispensable. En contrepartie de leur aide, ils exigent des
« engagements » dont l'importance varie en fonction de la faveur demandée. L'engagement suprême consiste à « donner » un kabrit san
konn, autrement dit le corps et l'âme d'un être humain, généralement
un enfant. Ce qui veut dire qu'une fois que le demandeur a voué un
proche parent au loa, celui-ci le fera mourir en lui envoyant une maladie ou un accident. Ainsi, dans Jésus ou Legba ? (1933) de Milo Rigaud, Louis Bolo, candidat à la Présidence, s'adresse à Baron Samedi,
loa de la mort, par l'entremise du houngan Ti-Plaisir. Le pacte est
conclu. Devenu président, Bolo « donnera » périodiquement une âme
à son protecteur. Sa propre nièce, un neveu, un lieutenant de la garde
présidentielle, une parente de Ti-Plaisir et bien d'autres encore meu-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
257
rent de façon mystérieuse. Déterrés en secret, les cadavres sont transformés en zombis pour garder le sanctuaire que Bolo a consacré à Baron dans les caves du Palais National.
Seuls certains houngans acceptent de « travailler de la main gauche », c'est-à-dire de favoriser ces activités criminelles et, semble-t-il,
seuls certains loas acceptent de s'en faire les complices. Il ne s'agit
d'ailleurs pas de déterminer ici la part de légende qui entre dans cet
aspect du Vodou, ni dans quelle [265] mesure les houngans exploitent
la crédulité de leurs ouailles. Ce que tout le monde s'accorde à reconnaître, c'est que le Vodou comporte une dimension sinistre.
Pour en revenir aux romanciers haïtiens, ils sont nombreux à décrire des consultations privées demandées aux houngans, et des cérémonies qui relèvent de la « main gauche ». Mais on peut ici considérer le
témoignage du romancier avec un certain scepticisme. Car il est bien
évident que le genre de cérémonies ou de rites dont nous venons de
parler se déroulent à huis-clos et dans le plus grand secret. Si le houngan officie dans la seule présence du client, d'où le romancier bourgeois tire-t-il les détails qu'il offre à ses lecteurs ? De confidences,
peut-être, faites par quelque ancien pratiquant qui a renoncé à servir
les loas ? Plus probablement d'ouvrages sur le Vodou, d'inégale valeur scientifique. En la matière, ces ouvrages ne peuvent d'ailleurs que
rapporter, eux aussi, des confidences dont, dans le meilleur des cas, on
ne saurait contrôler l'authenticité que par recoupements.
C'est dire que lorsque le romancier décrit les agissements de la
« main gauche », il peut lâcher la bride à son imagination. Libre à lui
de brosser les fresques les plus grand-guignolesques, à grand renfort
de sépultures violées et de libations sanglantes, le public --- et tout
particulièrement le public étranger - étant friand de sensations fortes et
de livres à ne pas lire la nuit. Mais les romanciers haïtiens ont généralement repoussé cette tentation, par patriotisme. L'Haïtien n'est que
trop conscient des inepties malveillantes dont publicistes, écrivains et
cinéastes étrangers se sont rendus coupables à propos de ce qu'ils prétendent être du Vodou. Il ne s'étonne pas outre mesure de voir S.A.S.
Requiem pour tontons macoutes (1971) du Français Gérard de Villiers
s'ouvrir sur une scène de découpage rituel de cadavre dans le cimetière de Port-au-Prince, ni qu'un assassinat au poignard et le viol collectif
d'une jeune paysanne viennent en relever le piquant. Il déplore à juste
titre la confusion voulue faite par les plumitifs entre d'inoffensives
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
258
cérémonies liturgiques et des pratiques magiques [266] dont le côté
inquiétant est exagéré à plaisir :
Autant sinon mieux que nos révolutions, le vodou a contribué à perdre la réputation de notre pays. L'imagination de chroniqueurs bénévoles [...] s'est évertuée à découvrir dans les cérémonies si souvent inoffensives de ce culte, les plus répugnantes scènes de cannibalisme ou d'orgies.
(J.C. Dorsainvil, Vodou et névrose, 1931, 151.)
Le romancier Milo Rigaud déplore lui aussi les « légendes ingénues, absurdes et grotesques qui font la fortune de certains écrivains »
Jésus ou Legba ?, 1933, 49).
Après tant d'autres, et, malheureusement, avant bien d'autres encore, l'Américain William Seabrook publia en 1929 Magic Island, récit
de son voyage en Haïti. Dans ce livre (dont la traduction française a
été publiée à Paris en 1971 sous le titre L'Île magique) l'auteur affirme
avoir assisté aux plus horripilantes scènes de nécromancie et met sur
le compte du
Vodou toute une série d'histoires à dormir debout qu'il affirme tenir des sources les plus autorisées. Le livre ayant eu beaucoup de succès, les Haïtiens s'en émurent. Dans Le Joug, d'Annie Desroy (1934),
Frédéric Vernon explique à sa femme :
Tu n'ignores pas qu'un certain Seabrook a écrit, probablement sur commande, un livre intitulé « L'Île magique »où nous
sommes pris à partie comme d'habitude le font ces aventuriers
de la plume avides d'un succès de scandale. Entre beaucoup
d'autres calomnies, il parle de Zombis comme d'une chose réelle. [...]
La malveillance des dénigreurs systématiques, des larbins
littéraires à gages nous impose [un joug pénible] (111-112).
C'est sûrement à Seabrook que pense le poète Frédéric BurrReynaud lorsqu'en rendant compte du Drame de la terre pour Le
Temps du 9 septembre 1933 il écrit que
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
259
[Les pseudo-initiés américains], à prix d'argent, ont pu être
introduits dans les sanctuaires du Vaudou où ils ont assisté à
des spectacles préparés par le charlatanisme intéressé qui n'a
songé qu'à les éblouir par des services sophistiqués de cabotinage.
Et le voyageur américain, rebaptisé Leabrook par Mme [267] Virgile Valcin, est décrit dans La Blanche Négresse (1934) comme un
alcoolique prêt à publier n'importe quel mensonge à condition de
« faire de l'argent ».
S'il ne s'agissait que de titiller les lecteurs étrangers, passe encore.
Mais les frères Marcelin pensent que les descriptions du genre de celles de Seabrook peuvent exercer une influence néfaste sur la politique
des pays occidentaux envers la République. À une cérémonie particulièrement impressionnante,
L'Ambassadeur des États-Unis et sa femme se trouvaient sur
les lieux par accident, et l'on prétend qu'en touristes chevronnés,
chacun de son côté, ils avaient filmé la scène avec un courage
tout anglosaxon, persuadés qu'il s'agissait d'un rite de fertilité
digne d'être enregistré pour l'orientation de leurs parents et de
leurs amis, et surtout pour le briefing, à Washington, D.C., des
diplomates affectés à Port-au-Prince.
(Tous les hommes sont fous, 1980, 194.)
Les frères Marcelin n'avaient pas tout à fait tort de s'inquiéter.
Dans l'Area Book for Haïti, publié en 1973 par le gouvernement américain à l'intention de ses fonctionnaires en poste en Haïti, la rubrique
« vodoo » est composée dans un évident souci d'objectivité ; on y
trouve cependant des phrases de ce genre :
Under the influence of the snake god, for example, a man may
seem to glide up a tree in serpentine fashion in apparent defiance of the laws of gravity.
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260
[On peut par exemple voir une personne, sous l'influence du
dieu serpent [il s'agit de Damballah], sembler se glisser au haut
d'un arbre comme le ferait cet animal en apparent défi aux lois
de la pesanteur].
(T.E. Weil et al., Area Book for Haïti, 1973, 52.)
Il serait nettement exagéré de prétendre que les romanciers haïtiens
se soient fait les apologistes du Vodou. Ils ont eu le grand mérite d'en
souligner l'importance dans la mentalité collective de la masse. Ils ont
eu le courage d'affirmer que, malgré son affectation de ne voir en lui
que superstition rétrograde, l'élite n'échappe pas à son emprise. Ils ont
montré que, quels que soient par ailleurs ses aspects néfastes, il s'agit
[268] bien d'une religion à laquelle, comme l'écrit Alfred Métraux :
Ses sectateurs [...] demandent ce que les hommes ont toujours attendu de la religion : des remèdes à leurs maux, la satisfaction de leurs besoins et l'espoir de se survivre.
(Le Vaudou haïtien, 1958, 11.)
Si aucun romancier ne nie que le Vodou soit à l'origine de bien des
superstitions, ils font remarquer que les paysans occidentaux sont eux
aussi superstitieux. Et pas seulement les paysans : à son neveu qui revient de la Sorbonne et s'étonne de voir une vieille femme répandre
quelques gouttes en l'honneur des morts avant de boire, le houngan
Jaublat explique : « Cette vieille Nénette n'est pas plus ridicule que
l'une de tes gentilles Parisiennes qui quitte furtivement la table ou l'on
est treize » (Les Houngan Niqqxkon, feuilleton 19).
D'autres s'efforcent de donner une respectabilité au Vodou en le reliant aux mythologies originelles que l'homme adapte selon le temps
et le lieu. Jaublat explique que le Vodou a hérité « de l'Afrique aïeule
de la vraie science qui édifia ses magnifiques temples d'initiation, les
Pyramides, d'où Jésus a tiré son enseignement » (idem, feuilleton 20).
Dans l'Avertissement de Mimola (1906), Antoine Innocent écrit :
J'ai voulu tout uniment montrer, étant donné l'opinion défavorable de l'Étranger sur cet état de choses, les analogies, les affinités qui existent entre le Vaudou et les « religions » de l'anti-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
261
quité [...] que l'origine des divinités africaines est la même que
celle des divinités romaines, grecques et hindoues (XI).
De façon pas très convaincante d'ailleurs, Milo Rigaud dans Jésus
ou Legba ? identifie Legba à Jésus, Baron Samedi à Satan, puis à
Mars et enfin à Wotan, le culte des loas Pétro à celui de la Pythonisse
d'Endor et ainsi de suite.
Une dernière remarque : nous avons vu les romanciers haïtiens revendiquer la Négritude et dénoncer le mimétisme culturel de l'élite.
C'est dans cette optique que certains d'entre eux ont considéré le Vodou. Peut-être n'iraient-ils pas aussi loin que grande Ga qui affirme,
dans Fonds des Nègres de [269] Marie Chauvet : « être en communion avec les loas, les servir, c'est obéir à la religion des nègres véritables » (145). Mais, s'ils ne prêchent pas le culte des loas, ils refusent
de mépriser la danse qui l'accompagne et par laquelle le « nègre véritable » exprime sa personnalité profonde. Dans Gouverneurs de la
rosée, Manuel avait déclaré que :
... crier votre misère aux loas, offrir des cérémonies pour
qu'ils fassent tomber la pluie […] c'est des bêtises et des macaqueries.
Mais il ajoute :
L'autre nuit, à ce service de Legba, j'ai dansé et j'ai chanté
mon plein contentement : je suis nègre, pas vrai ? et j'ai pris
mon plaisir en tant que nègre véridique (96).
« Nègre véritable » ... « nègre véridique » ... le Vodou, soit dans sa
dimension métaphysique soit dans ses manifestations musicales et
choréographiques, semble aux romanciers haïtiens le symbole d'une
authenticité à la fois raciale et nationale. C'est ce qu'explique Ghislain
Gouraige :
Les Noirs disséminés en Haïti, au Brésil, à Cuba et dans certaines petites îles des Antilles, ont fait du tambour une valeur de
culture. ... Entre Haïtiens d'éducation différente, s'opère à travers le tambour une communication établie au niveau des sens.
Le même frisson voluptueux, naguère encore à dominante mys-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
262
tique, agite les individus en présence de tout ce qui, musicalement, transmet la tradition sacrée.
(La Diaspora d’Haïti et l’Afrique, 1974, 122.)
Mais cette authenticité est en fin de compte plus conceptuelle
qu'autre chose. Car ni le romancier ni son public ne veulent ni ne peuvent renoncer à ce qui, dans la mentalité haïtienne, se rattache à l'Occident. Ce que la plupart des romanciers semblent demander à l'élite
ce n'est pas de se convertir au Vodou, c'est de l'assumer, au même titre
que la Négritude et - nous le verrons - que la langue créole ; d'en reconnaître la beauté et la poésie ; de revendiquer une part de responsabilité pour ses aspects obscurantistes et parfois criminels ; de comprendre que mépriser le Vodou en perpétuant [270] la misère et l'aliénation qui le nourrissent est le comble de la mauvaise foi.
Si un lecteur étranger parfaitement ignorant du Vodou lisait les
romans haïtiens qui en parlent, il s'en ferait une idée à peu près juste.
Dans La Noire (1905) de Massillon Coicou, il en apprendrait les origines. Deux savants lui en révèleraient le fonctionnement dans
L’Héritage sacré (1945) de Cinéas. Pratiquement n'importe quel roman lui fournirait la description dans l'ensemble fidèle d'un service ou
d'une consultation. Dans Les Naïfs (1947) de Louis Vernet et Bakoulou (1950) de Chevallier et Grimard, il verrait des houngans escroquer
des gens de l'élite. Mais ces lectures le laisseraient malgré tout sur sa
faim. Je pense qu'aucun romancier (à l'exception possible de JacquesStéphen Alexis) n'a su intégrer le Vodou dans une vision du monde
cohérente. Je veux dire que le catholicisme informe les réactions psychologiques, les habitudes de pensée d'un personnage de roman français ; il en va de même pour l'hindouisme des personnages indiens, du
shintoïsme des Japonais. Imagine-t-on un Don Quichotte protestant,
ou que le capitaine Achab de Moby Dick puisse ne pas l'être ? Mais
dans le roman haïtien, le Vodou me semble en quelque sorte « plaqué » ; je ne suis jamais certain de comprendre ce que représentent les
loas dans l'âme d'un personnage, ni comment le fait de les servir influence sa façon de voir et d'interpréter le monde.
Le poète Carl Brouard affirmait : « Après tout, le vaudou est notre
seule originalité, c'est le gage certain d'une architecture, d'un mysticisme national » (Cité par R. Gaillard, La Destinée de Carl Brouard,
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
263
1966, 30). En admettant que Brouard ait eu raison, je ne pense pas que
les romanciers aient développé son point de vue. Sans doute ne le
pouvaient-ils pas et ne le pourront-ils jamais. Car, pour intéressé que
le romancier puisse être par le Vodou, il n'en reste que l'observateur ;
son regard, dans le meilleur des cas, est celui de l'ethnologue. LeviStrauss a dégagé les structures qui sous-tendent la vision du monde
des indiens Nambikwara ; il ne la partage pas pour [271] autant, ni ne
saurait la partager. Ses travaux la traduisent dans le langage du rationalisme occidental, qui est le sien. De même Innocent, Cinéas, Roumain ou Jacques-Stéphen Alexis : ils n'ont pas été élevés dans le
hounfor, mais se sont tournés vers le Vodou à l'âge adulte. Ils ont pu
arriver à une connaissance et à une compréhension approfondies de la
mentalité vodouesque. Mais, pas plus qu'Alfred Métraux ou que Louis
Maximilien, ils n'en sont pour cela capables de voir le monde avec les
mêmes yeux que les adeptes qu'ils ont fréquentés. Pourrait-on même
imaginer un romancier haïtien, écrivant en français, dont l'œuvre illustrerait « l'architecture », le « mysticisme national » dont parle Carl
Brouard ? Je ne le pense pas. Les psycho-linguistes me semblent avoir
raison d'affirmer que le code détermine le contenu du texte. La langue
française, en l'occurrence, ne peut que traduire la vision du monde du
vodouisant, et ce faisant le trahir.
Les réflexions qui précèdent s'appliquent évidemment au Vodou
« pur », à celui que pratiquent les paysans dans les régions les plus
isolées ou les sous-prolétaires dans les bidonvilles les plus négligés.
Ce que le romancier connaît sans doute, et intimement, c'est le Vodou
tel qu'il se manifeste dans son propre milieu, tel qu'il est pratiqué par
des gens qui parlent fort bien français, qui sont à la pointe de la mode,
qui préfèrent au rhum le whisky ou le Pernod et que L’Express ou Time Magazine tiennent au courant de l'actualité. Un grand nombre de
ces « vodouisants-occidentaux », si l'on ose dire, apparaissent dans les
romans. Tout se passe cependant comme si le Vodou n'affectait qu'une
partie de leur personnalité, et de façon intermittente. Dans Amour de
Marie Chauvet, la narratrice sait bien que son père, « ce mulâtreparisien », servait ses loas. Monsieur Clamont est un personnage important du roman, mais il semble que le fait de « servir » n'entraîne
aucune conséquence sur sa vision du monde. C'est un peu comme si
nous apprenions qu'il ne manque jamais la messe de Noël, le feu d'artifice pour la fête nationale ou l'arrivée du Tour de France.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
264
[272]
C'est peut-être précisément que la plupart des gens de l'élite qui
pratiquent le font par tradition ou à tout hasard : personne ne croit aux
zombis et aux loups-garous, bien sûr, mais consacrer un rogatoire
(sorte d'autel domestique) à Maîtresse Erzulie ne peut pas nuire. Peutêtre les rapports avec le Vodou ne relèvent-ils chez eux que de la simple superstition, sans toucher à l'essentiel ? Cela expliquerait que les
bourgeois vodouisants fassent généralement des personnages comiques : leur foi (comme celle des dévotes) est de trop mauvais aloi pour
être prise au sérieux.
Les romanciers qui commencent à composer en créole parviendront peut-être à concrétiser par l'écriture la vision vodouesque du
monde. Dézafi de Franketienne me semble aller dans ce sens. Mais il
serait, pour l'instant, vain de spéculer sur les possibilités d'une littérature qui est peut-être, et tout au plus, en train de naître. Même si elle
se développe, elle sera forcément l'œuvre d'écrivains, c'est-à-dire
d'hommes et de femmes formés, par leur milieu familial comme par
leur éducation, dans la Weltanschauung occidentale. On ne saurait
imaginer qu'un créolisant ignorant tout du français et de la culture que
cette langue véhicule puisse, dans un avenir prévisible, faire ce qu'on
appelle œuvre littéraire.
* * *
Juger qu'ils n'ont pas réussi à combler le fossé qui sépare la masse
de l'élite, ce n'est pas critiquer les romanciers haïtiens. Dans la mesure
du possible, ils ont donné une voix à cette majorité muette de leurs
concitoyens, et c'est tout à leur honneur. Mais cette voix ne pouvait
être que celle du ventriloque. Lorsque la masse arrivera enfin à se faire entendre de l'élite, les romanciers « progressistes » pourront être
fiers d'y avoir contribué. En attendant, force leur est de vivre dans
l'écartèlement et la frustration.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
265
[273]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
Chapitre V
L’ORIGINALITÉ DU
ROMAN HAÏTIEN
Retour à la table des matières
Arrivant au terme de notre étude, revenons à la question que nous
nous étions posée au départ ; qualifier le substantif « roman » de l'adjectif « haïtien » a-t-il un sens ?
Nous avons abordé la question en nous demandant si la nationalité
du romancier haïtien d'une part, les personnages qu'il crée et les thèmes qu'il traite de l'autre permettaient d'affirmer l'originalité de son
œuvre. Nous avons essayé de montrer que la société haïtienne est profondément différente des autres sociétés, aussi bien francophones
qu'antillaises. Les personnages de romans haïtiens, même lorsqu'ils
sont étrangers, évoluent dans un milieu sui generis qui ne peut manquer d'influencer leur comportement et leur vision du monde. C'est ce
que l'analyse des rapports, aussi bien objectifs que subjectifs, qu'ils
entretiennent avec la terre, les hommes et les dieux a eu pour but de
démontrer.
Huit seulement des cent cinquante romans publiés par des Haïtiens
n'ont pas trait à leur société ou à la mentalité de leurs concitoyens. La
nationalité du romancier, au même titre que sa situation par rapport à
son public, semble en l'occurrence déterminer le contenu de son œu-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
266
vre. Mais l'originalité du roman haïtien repose sur ses aspects formels
autant et plus que sur sa matière et son idéologie. C'est ce qu'il nous
reste à montrer.
Avant d'examiner le code - où plutôt les codes - qu'utilisent les romanciers haïtiens, arrêtons-nous à certains aspects [274] structurels de
leurs œuvres. Nous nous bornerons une fois de plus à une série de généralités, d'hypothèses de travail qui demanderaient à être vérifiées et
raffinées par des études de détail.
* * *
Nous avons déjà signalé que la majorité des romans haïtiens se caractérisent par une intrigue très simple, qu'un lecteur étranger risque
de trouver insuffisante pour soutenir le poids d'une œuvre romanesque. Du point de vue de l'esthétique occidentale, ces intrigues sembleraient mieux convenir à des contes ou à des nouvelles. Toujours de ce
point de vue, certaines nouvelles de Jacques-Stéphen Alexis, de Jacques Roumain ou de Jean-Baptiste Cinéas me semblent effectivement
d'entières réussites.
Mais ce serait à mon sens une erreur que de lire les romans haïtiens
dans une optique bourgeoise occidentale. Pour autant que le projet du
romancier n'est pas exactement le même en Haïti qu'en France ou en
Belgique, par exemple, rien d'étonnant à ce que cela se reflète dans sa
manière de composer. La simplicité de l'intrigue permet en particulier
d'étoffer l'ouvrage par des descriptions et par l'exposition d'une idéologie engagée :
Les écrivains haïtiens ont retranché du roman la séduction
du récit. Ayant aboli l'imagination, ils consignaient l'évidence,
accordant au don de voir une place plus importante dans la
composition littéraire que celui de créer.
(G. Gouraige, « Le Roman haïtien », 1971, 149.)
Et ce qu'écrivait Adolphe Brisson, en rendant compte de La Vengeance de Mama de Frédéric Marcelin pour Les Annales du 3 août
1902, s'applique aussi bien à un grand nombre de romans plus récents :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
267
L'historiette [...] est légèrement vieillotte ; mais j'imagine
que l'auteur n'y attache qu'une médiocre importance. Elle lui a
servi de prétexte pour exposer ses idées.
[275]
La simplicité de l'intrigue est souvent plus apparente que réelle,
d'ailleurs, grâce aux « audiences » insérées dans l'intrigue principale
de bien des romans. On appelle « audience » l'habitude qu'ont les Haïtiens de se réunir régulièrement afin d'échanger les derniers potins, de
commenter les nouvelles du jour, de raconter anecdotes et souvenirs et
d'opiner sur l'état de la République et de l'univers. Le talent de
l'« audiencier » consiste à rendre son propos aussi amusant et pittoresque que possible, en utilisant toutes les ressources de la mimique et de
la gesticulation, et surtout en adoptant une langue savoureuse et imagée. L'importance de l'« audience » dans la vie haïtienne est encore
plus grande que celle de la conversation de salon ou la discussion de
café en France, de la tertulia espagnole et de la cocktail-party américaine. Pour Jean-Baptiste Cinéas, c'est même « notre seule originalité,
notre plus belle invention, notre plus douce consolation, notre principale raison de vivre » (Le Choc en retour, 1948, ii).
Chaque « audiencier » a d'ailleurs sa spécialité. Dans Le Drapeau
en berne, Alix Mathon évoque plaisamment l'audiencier de veillées
funèbres :
Il est à observer que l'audiencier de veillée a un style particulier, différent de ceux des cafés publics et du bord de mer. Il a
une manière, propre à lui, d'ouvrir l'audience en consacrant
quelques propos à la mémoire du défunt. Ensuite il exprimera
des réflexions philosophiques sur la mort, invitant l'auditoire à
élever sa pensée au-dessus des basses contingences de ce monde... etc...
Tandis que ses auditeurs seront encore suspendus aux nuages de la métaphysique, l'audiencier brusquement abordera le
fait du jour et replacera l'assistance dans le cadre de la réalité
quotidienne. Il va attaquer le gouvernement. On le saura par le
ton de confidence qu'il jugera à propos (137).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
268
Le premier écrivain haïtien à avoir utilisé les ressources de
l'« audience » à des fins romanesques est Justin Lhérisson, dans ce
chef-d'œuvre qu'est La Famille des Pitite-Caille (1905). Lhérisson
prétend avoir transcrit fidèlement les paroles d'un narrateur, Golimin,
un de ses vieux amis qui « sait [276] tout », qui est (d'homme le
mieux documenté de la République », qui a « de l'expérience » ; aussi,
affirme le romancier, « gagne-t-on beaucoup à entendre ses audiences » (13).
Maximilien Laroche me semble avoir parfaitement raison de
considérer l'« audience » comme un genre littéraire qui
... chevauche le conte, le roman et la conversation dans sa forme spécifiquement haïtienne et constitue une combinaison de
l'histoire et des histoires, de la propagande politique *, de la légende, de l'humour et de la sagesse sceptique et fataliste.
(Le Miracle et la métamorphose, 1970, 68.)
L'art du romancier qui adapte l’« audience » aux exigences de
l'œuvre écrite est précisément de donner l'illusion de transcrire un langage qui est celui de la communication orale et, plus exactement, de la
communication orale telle qu'elle se produit dans son contexte social
très spécifiquement haïtien. Il ne s'agit pas seulement d'enregistrer le
lexique et la syntaxe de l'« audiencier », mais de matérialiser par
l'écriture le rythme de son discours, d'indiquer la gestuelle qui l'accompagne et la mimique qui le souligne. Bien des romanciers se sont
inspirés de Pitite-Caille ; aucun ne me semble l'avoir surpassé.
Dans la plupart des romans haïtiens, la trame est interrompue plus
ou moins fréquemment par des conversations entre amis. Ces conversations font rarement avancer l'intrigue ; elle serve soit à développer le
caractère de ceux qui y participent, soit à commenter des péripéties
déjà racontées, ou la situation dans laquelle l'action se déroule. Donnons-en deux exemples. Dans Le Nègre masqué de Stéphen Alexis,
Roger Sinclair, Pascal Darty et Louis Dorfeuil assistent à une réunion
électorale, puis vont s'attabler dans un bar. Ils commencent par discu*
Il faut entendre le mot « propagande » dans son acception haïtienne : « Fausses nouvelles que l'on répand en vue de troubler la paix publique et d'ébranler
le gouvernement. » (P. Pompilus, La Langue française en Haïti, 1961, 171.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
269
ter la scène à laquelle ils ont assisté et que le lecteur vient de lire. Ils
passent ensuite à des considérations [277] générales sur état du pays,
puis sur la malédiction qui semble peser sur la race noire toute entière.
Dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, le Simidor
(conteur) Antoine raconte sur le mode burlesque comment il a jadis
fait la conquête d'une sienne commère.
En soi, ce genre de pause dans le déroulement de l'intrigue n'est
pas bien entendu haïtien. C'est par sa fréquence qu'il est caractéristique. Quant à savoir si l'on a ou non affaire à une véritable « audience », tout dépend de l'habileté avec laquelle la transcription du langage
et du rituel donne l'illusion de la fidélité. Dans le cas de Stéphen
Alexis, le fond de la conversation cadre bien avec la définition de
Maximilien Laroche, mais sa forme n'est pas « spécifiquement haïtienne » : les trois amis s'expriment dans un français qui ne diffère en
rien de celui de l'hexagone, et leur comportement est exactement le
même que celui que pourraient avoir des intellectuels parisiens attablés au café. Il n'en va pas de même chez Roumain. La scène est bien
trop longue pour être citée en entier, mais le passage suivant illustrera
mon propos :
Il venait d'avaler coup sur coup deux verres de clairin. J'ai
traversé plusieurs fois la frontière : ces Dominicains-là, ce sont
des gens comme nous-mêmes, sauf qu'ils ont une couleur plus
rouge que les nègres d'Haïti, et leurs femmes sont des mulâtresses à grande crinière. J'ai connu une de ces bougresses, elle était
bien grasse, pour dire la vérité. Antonio, qu'elle m'appelait, voilà comment elle m'appelait. Eh bien, question de comparaison
avec les femmes d'icitte, rien ne lui manquait. Elle avait de tout
et de bonne qualité. Je pourrais faire un serment, mais Destine
me criera après. Destine chérie, ce n'est pas la langue qui compte, non, c'est le reste, tu peux me croire.
— Je ne suis pas ta chérie. Et tu es un vagabond, un homme
sans aveu.
Destine était hors d'elle-même, mais tous se mirent à rire :
Cet Antoine, quand même...
La bouteille de clairin circule à la ronde (38-39).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
270
Lorsque l'« audiencier » raconte une histoire, tirée de son propre
passé ou qui lui a été transmise, tout se passe comme [278] si un conte
ou une nouvelle s'encastrait dans le roman. Dans de nombreux romans
haïtiens, une série d'anecdotes succinctement racontées accompagnent
l'anecdote principale racontée, elle, dans les détails. Un bon exemple
de cette structure se trouve dans Les Chiens de Francis-Joachim Roy.
L'agitation règne à Port-au-Prince, la troupe patrouille les rues et la
prudence pousse quelques amis à s'enfermer dans une boutique pour
attendre que le calme revienne. On s'attable, on sert à boire et on
« baille audience ». De fil en aiguille, l'un des camarades en vient à
raconter l'histoire de la Gioconda, qu'il tient de son père, défunt Anselme Aristide. La Gioconda est un bateau de guerre italien, acheté
vers, 1907 par le gouvernement du Président Nord Alexis pour attaquer le port des Gonaïves, tenu par ses ennemis. Et l'audiencier de raconter les épisodes hauts en couleur qui marquent les cérémonies de la
remise du navire à l'amiral Océan Nérée, « commandant des flottes de
la République ». Le général Timoléon Thomas, ministre de la Guerre,
surprend sa femme dans la couchette d'un midship italien ; les canonniers haïtiens provoquent une explosion qui manque de couler l'exGioconda, rebaptisé Toussaint-Louverture ; une salve d'honneur mal
pointée frôle le Palais National et provoque la panique dans la capitale. Lorsque le navire appareille enfin (il a été endommagé de façon à
ne pouvoir naviguer qu'en marche arrière), c'est pour canonner par
erreur une ville fidèle au gouvernement. Cette truculente histoire, interrompue comme il se doit par les commentaires de ceux qui l'écoutent, occupe une vingtaine de pages des Chiens et na pas le moindre
rapport avec l'intrigue principale. Roy aurait aisément pu la publier
séparément ou, en l'étoffant un peu, en faire un roman historique burlesque.
Ce qui fait l'intérêt de 1'« audience », tant dans la vie quotidienne
que dans le roman, c'est la manière de raconter autant et plus que ce
qu'on raconte. Nous touchons ici à la caractéristique la plus intéressante du roman haïtien : son originalité linguistique.
[279]
Commençons par rappeler que le romancier haïtien dispose de trois
codes : le français, le créole et le français haïtien. Le français est la
langue officielle et, du jardin d'enfants à la Faculté, celle de l'enseignement. C'est le français que diffusent la plupart du temps radio et
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
271
télévision. C'est en français que sont rédigés les journaux. C'est en
français surtout que les écrivains composent poèmes, pièces, contes et
romans.
Rappelons également que l'on estime à entre 10 et 15% de la population ceux qui manient - avec plus ou moins de facilité - la langue
officielle, tandis que tous les citoyens sans exception parlent et comprennent le créole. Jusqu'à ces tout derniers temps, le créole n'était
qu'une langue parlée que l'on transcrivait en adoptant l'orthographe
française. On préfère aujourd'hui la transcription phonétique, mais le
désaccord a longtemps subsisté sur les règles à adopter pour la transcription de certains phonèmes. À titre d'exemple, voici le début de
l'adaptation créole par Georges Sylvain d'une fable de La Fontaine,
dans la transcription originale (1901) d'abord, et ensuite dans la transcription moderne :
Côbeau ac Reinna
Bon !... Doctè Còbeau, grand'm'matin
Té monté sou gnou pié bois-pin
Avec gnou tranch'fronmai-griyé
Li té fait qu’ranmassé bod-mè.
Kàbo ak Rinna
Bon !... Doktè Kòbo, gran-m’matin
Te monte sou youn pie boua-pin
Avèk youn tranch fronmaj-griyè
Li te fèk ranmase bodmè.
Ces détails ont leur importance : bien des Haïtiens prétendent avoir
du mal à lire le créole, surtout en transcription phonétique. Qu'ils y
mettent de la mauvaise volonté n'est pas la question. De plus en plus
nombreux, des intellectuels considèrent le créole non seulement
comme la langue du peuple, [280] mais comme la véritable langue
nationale, seul véhicule de l'expression authentiquement haïtienne.
Ces dernières années les émissions radiophoniques et télévisées en
créole ont fait leur apparition. De temps à autre les journaux publient
des chroniques en créole. Mais, paradoxalement, lire la « langue du
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
272
peuple » reste réservé à l'élite francophone ... dont les sentiments envers le créole sont pour le moins ambigus. Nous y reviendrons.
Pradel Pompilus a consacré une intéressante étude au « français
haïtien » : La Langue française en Haïti (1961). Ce qui intéresse
Pompilus, ce sont les particularités du français que le francophone
éduqué parle en Haïti, et dont Roger Gaillard écrit :
Nous tous, usagers du français dans cette île, nous l'utilisons
avec une intonation, une articulation, une tranche de vocabulaire, des tournures syntaxiques qui nous sont absolument propres
- soit que nous les ayons inventées, soit que nous les ayons, à
peu près les seuls, conservées.
(R. Gaillard, « Notions sur le français haïtien », Conférence
prononcée le 19 juillet 1974 ; texte aimablement communiqué
par l'auteur.)
Il est cependant à remarquer que si l'Haïtien éduqué parle sans
complexe le « français haïtien », il écrira le « français standard » ou
« français de France ». Le romancier réservera le « français haïtien »
pour certains dialogues, ou pour produire certains effets rhétoriques.
C'est dire que le romancier haïtien dispose d'un large éventail linguistique. Tout comme ses confrères de l'hexagone, il peut puiser à
tous les niveaux du français, depuis le plus classiquement châtié jusqu'à l'argot le plus imagé, en passant par tous les niveaux intermédiaires. Le « français haïtien » également présente toute une série de registres linguistiques, selon le niveau d'éducation du locuteur, le sujet
de la conversation et le contexte dans lequel elle se déroule. Et il en va
de même pour le créole, très différent selon qu'il est parlé par un
paysan illettré ou par un universitaire qui veut adapter [281] la langue
populaire aux spéculations intellectuelles.
La richesse du trésor linguistique dont dispose le romancier haïtien
est un atout qui ne va pas sans contre-partie. Car, par le fait même de
choisir un code, ou de les amalgamer, l'écrivain s'engage : français
standard, français haïtien et créole véhiculent des charges idéologiques et affectives qu'un étranger peut au mieux entrevoir, mais que
l'Haïtien perçoit dans toutes leurs subtilités.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
273
L'Haïtien « tri-glossique » n'utilise pas indifféremment les trois
langues qu'il domine. Son choix est déterminé par toute une série de
variantes : la personne à qui il s'adresse, le contenu du discours, l'importance qu'il lui accorde, l'endroit où il se produit et ainsi de suite.
Les analystes se sont efforcés de déterminer avec quelque précision
les lois qui régissent le choix du code *. Ce n'est pas facile. Car une
enquête sur sa pratique linguistique à toutes les chances d'être perçue
par 1’Haïtien comme une indiscrétion, voire une agression. Lui demander si, en parlant à telle personne de tel sujet dans telle situation il
utilise de préférence le français ou le créole, c'est le forcer à se demander comment sa réponse sera interprétée. S'il répond : « en français », l'accusera-t-on de prétention ? de mépris pour la langue du
peuple ? S'il répond : « en créole », soupçonnera-t-on qu'il n'est pas
entièrement à l'aise dans la langue officielle ? pensera-t-on qu'il est de
ceux qui rêvent de voir le créole détrôner le français ?
Par le choix du code, le locuteur se définit et - bien souvent - détermine le rapport avec l'auditeur : adopter le français, c'est s'identifier
à l'élite ; s'adresser à quelqu'un en créole peut marquer la condescendance ou la cordialité, selon le cas. Deux personnes de la société se
rencontrant [282] pour la première fois s'adresseront la parole en français, quitte à passer au créole un fois la glace rompue. C'est ainsi que,
dans L'Amant idéal (1926) d'Aimard Le Sage, le jeune instituteur Arthur Roscelin rejoint son poste à Beau-Lieu, où il est accueilli par son
prédécesseur, Monsieur Pancras, qui lui dit :
Vous êtes autorisé à parler le créole tout votre soûl, Monsieur Arthur. Vous êtes loin de Port-au-Prince. Au surplus, ma
femme n'en sera point vexée (30).
Ce qui montre bien que le fait de parler créole peut, dans certains
milieux et dans certaines circonstances, vexer ou scandaliser.
*
On consultera en particulier A. Valdman, « Créole et français en Haïti », The
French Review, XLIX, 2, déc. 1975, 176-185, et la thèse de J.A. Okezie, Social Factors Influencing Choice of Language and Linguistic Form, The American University, Department of Languages and Foreign Studies, 1972. La
seule enquête systématique que je connaisse est celle de Gérard A. Férère,
« Co-existence diglossique en Haïti. », Haïti-Observateur, 28 oct. - 4 nov., basée sur un questionnaire rempli par 50 Haïtiens.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
274
La querelle qui oppose les soi-disant partisans du français à ceux
du créole masque des antagonismes politiques, raciaux et personnels
extrêmement compliqués : parler « langue » est en Haïti presque aussi
délicat que parler « religion » ou parler « race ». Il existe, à n'en pas
douter, un problème linguistique en Haïti, qui affecte les aspects les
plus divers de la vie personnelle et sociale, qui s'inscrit dans l'antagonisme de classes, et qui contribue puissamment à l'originalité haïtienne.
Cela étant, il aurait été surprenant que le problème linguistique
n'ait pas été évoqué dans les romans haïtiens. Le thème mériterait une
étude détaillée ; je me bornerai ici à relever quelques attitudes possibles envers les trois codes dont le romancier dispose, et à suggérer
l'usage qu'il fait ordinairement de chacun d'eux.
Plus que la richesse ou que la nuance de l'épiderme, la virtuosité
dans le maniement de la langue française assure le prestige social. Les
enfants de familles uniquement créolophones souffrent donc au départ
d'un très sérieux handicap. Aussi la plupart des parents haïtiens qui en
sont capables s'efforcent-ils de parler français aux enfants et en leur
présence. Dans certaines familles, cela ne pose aucun problème. Dans
bien d'autres les rapports humains s'en trouvent sinon dénaturés du
moins nuancés... surtout lorsque le français n'est pour les parents
qu'une langue d'apparat, et que leur vie [283] intime et quotidienne se
déroule en créole. Bref, la langue officielle, le « français de France »,
n'est langue maternelle que pour une infime minorité de membres de
l'élite. Pour les autres c'est une langue apprise, à l'école toujours, au
foyer souvent. Milo Rigaud exagère à peine lorsqu'il affirme dans Jésus ou Legba ? (1933) qu'en Haïti
... il faut dix ou quinze années d'études à l'individu le plus doué
pour bien comprendre ce qui s'imprime dans les colonnes d'un
journal français... (78).
Pour la masse, le français est tout simplement une langue étrangère
qui, objectivement parlant, opère comme un obstacle particulièrement
efficace à la mobilité sociale. Arthur Lescouflair déclare sans ambages
que
La vérité est que l'obligation relative à la langue que nous
devons parler, obligation immuablement reproduite dans nos
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
275
différentes Constitutions, ne pouvait intéresser que l'élite : seule, en effet, elle en a tiré profit.
(« Que faire de notre créole ? », Le Temps, 30 novembre
1938.)
Bien des romanciers dénonceront cet abus. Ce n'est bien entendu
pas le français en soi qu'ils attaquent : l'écrivain haïtien partage avec
tous les Francophones un profond amour de la langue française et un
respect jaloux de sa « pureté ». Ce qu'il dénonce, c'est l'usage répressif
qu'en fait l'élite. Il ne prône pas l'abandon du français comme langue
officielle, mais sa mise à la portée du peuple grâce à un enseignement
rationnel. Car tant que le français sera l'apanage de la petite minorité
qui gouverne la République, cette minorité aura tendance à s'identifier
aux autres Francophones, plutôt qu'à la masse de son propre pays :
Une infime portion du peuple parle le français et devient
l'élite qui s'identifie non avec sa race, mais avec ceux dont elle a
appris la langue qui lui a valu sa position prépondérante et l'a
prédisposée à l'orgueil méchant et funeste.
(D. Lafontant, Célie, 1931, 143.)
[284]
Mais le problème linguistique est très compliqué, et une hypothétique campagne d'alphabétisation massive en français standard ne suffirait pas à le résoudre : « Que tous apprennent ou non le français, il
reste une langue d'emprunt », ajoute Lafontant... et nous verrons qu'il
n'est pas le seul. Si, comme tout semble l'indiquer, Lafontant est dans
le vrai, les Haïtiens ne peuvent guère manquer d'avoir des rapports
ambivalents avec leur langue officielle. Et le romancier tout particulièrement, puisque chez lui, comme chez tout homme de lettres, la
personnalité se confond avec le discours. Pour un écrivain des Antilles, l'usage du français académique peut mener à cette frustration que
Léon Laleau a exprimée de façon lapidaire dans son fameux poème
Trahison :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
276
Ce cœur obsédant, qui ne correspond
Pas avec mon langage et mes costumes,
Et sur lequel mordent, comme un crampon,
Des sentiments d'emprunt et des coutumes
D'Europe, sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D'apprivoiser, avec des mots de France
Ce cœur qui m'est venu du Sénégal ?
La romancière Nadine Magloire exprime le même découragement
lorsqu'elle écrit, dans Le Mal de vivre (1968) :
Comment s'y retrouver quand on veut écrire et qu'on se sert
d'une langue qui n'est pas vraiment la vôtre ! Le français, ce
n'est pour l'Haïtien qu'une langue d'emprunt (76).
Et Emmanuel C. Paul n'hésite pas à affirmer dans Culture, Langue,
Littérature (1954) que
... nos œuvres de langue française même les plus indigénistes ne
peuvent aboutir qu'à un certain MARGINALISME avec des
différences de degré (9).
Rien d'étonnant à ce que l'attitude envers le français de l'Haïtien en
général et de l'écrivain haïtien en particulier soit ambiguë. De la façon
et dans la mesure qui dépendent bien entendu de chaque individu, et
de son époque. Mais pour [285] tout écrivain haïtien le français est à
la fois apanage fièrement revendiqué et inévitable limitation à l'expression de sa propre authenticité et à celle de son peuple.
Dans la « chronique-Programme » de la Revue indigène (juillet
1927), Normil Sylvain voit dans l'appartenance d'Haïti à la francophonie une « glorieuse destinée » ... qui ne va toutefois pas sans présenter des inconvénients :
Dans cette Amérique espagnole et anglaise nous avons la
glorieuse destinée de maintenir avec le Canada et les Antilles
françaises les traditions et la langue françaises, honneur funeste
et périlleux car il nous valut un siècle d'isolement.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
277
Il n'est pas inutile de remarquer que Sylvain écrivait pendant l'occupation américaine. Comme bon nombre de ses compatriotes, il avait
la consolation de parler tout naturellement une langue dont la connaissance constituait - au pays des oppresseurs - une marque de supériorité intellectuelle. Déjà pour les premiers écrivains haïtiens, il s'était agi
de lutter contre le racisme en composant dans le plus pur français possible. On a beaucoup critiqué Demesvar Delorme de ne pas avoir situé
l'action de ses romans sous le ciel des Tropiques. Mais peut-être le
romancier s'y était-il résigné uniquement pour mieux prouver aux
Blancs que :
... les qualités de pureté et d'élégance propres à la langue
française ainsi que la richesse des idées peuvent se rencontrer
avec bonheur chez un écrivain de race dite inférieure...
(N. Hector, « Demesvar Delorme », Le Petit Haïtien, aoûtnovembre 1907.)
Nous n'en sommes heureusement plus là. Il reste que le souci de
correction et d'élégance est obsessif chez l'Haïtien qui parle français et
a fortiori chez celui qui l'écrit. Frédéric Marcelin l'avait signalé, non
sans humour, dans Thémistocle-Épaminondas Labasterre (1901) :
Cette diablesse de langue française, qu'elle nous donne de
soucis ! Les contentions auxquelles elle oblige font suer dans
un pays où c'est déjà si facile. Ce n'est pas tant de l'esprit, c'est
de la forme sur tout que l'on se préoccupe ici (203).
Mais ce purisme ne relève pas seulement de l'esthétique, et n'est
rien moins que désintéressé. Car l'aisance du verbe, surtout dans la
langue officielle, octroie un tel prestige qu'elle peut être assimilée à
une arme particulièrement efficace. C'est par crainte de l'émousser que
Madame Thazar, dans le roman de Fernand Hibbert, évitait de parler
créole et donc
... ne s'adressait presque jamais directement à ses domestiques,
afin de conserver dans toute sa délicatesse, le gracieux ton parisien qui faisait son orgueil (l11).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
278
C'est d'ailleurs d'une métaphore belliqueuse que Marcelin se sert
lorsqu'il ajoute :
On s'épluche à coups de lexique. Le javelot ne transperce
pas s'il n'est, on le pense au moins, très grammaticalement lancé
(idem).
C'est bien ce qu'illustre Frank Étienne dans Mûr à crever (1968) :
le jeune Raynand va se présenter aux parents de la jeune fille qu'il aime. Il reste seul avec le père de celle-ci, et l'auteur explique non sans
humour que
les deux hommes poursuivaient à bâtons rompus la conversation [...] C'était un véritable duel d'informations où, par fatuité,
les mots difficiles, employés le plus rarement [...] balafraient le
bon sens, blessaient la raison innocente. Raynand flaira au premier abord qu'il s'agissait d'une escrime où l'honneur exige une
victoire complète sur l'adversaire. Le salon se transforma aussitôt en une véritable arène ou s'affrontaient des gladiateurs dans
le vent des phrases creuses [...] Il suait.
(F. Étienne, Mûr à crever, 1968, 21.)
Une faute de syntaxe ou d'orthographe couvre de ridicule celui qui
l'a commise. Et c'est parfaitement dans la logique du système. Ceux
qui se sentent assez sûrs d'eux-mêmes pour braver les sarcasmes des
puristes se permettront seuls des critiques ou des protestations. Les
autres, empêtrés dans le sentiment de leur propre infériorité linguistique, hésiteront à s'exprimer. Voici, à titre d'exemple, comment le
chroniqueur du journal gouvernemental Le Temps commençait le 7
octobre [287] 1932 sa réponse à une lettre de lecteur :
Deux pauvres d'esprit, Haïtiens émigrés à Cuba, nous ont
écrit longuement pour exhaler leur indignation contre le Président Vincent et contre l'attitude du « Temps ». Cette indignation
s'exprime avec cent fautes de français et mille fautes d'orthographe ...
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
279
Le malheur est que l'on trouve toujours plus puriste que soi. Ainsi,
dans La Vengeance de la terre (1933), Jean-Baptiste Cinéas fait le
portrait d'un bourgeois mulâtre et phraseur qui parle
une langue qui n'avait pas la spontanéité, le naturel, la naïveté
de la langue maternelle, mais tout le guindé, la roideur d’une
langue apprise, une langue sans souplesse, sans image, dont les
plus heureuses trouvailles n'étaient que le pâle reflet de ses lectures (114).
Le lecteur français ne s'en rend peut-être pas compte, mais ce sont
là de cruelles paroles. Car critiquer le français d'un Haïtien, c'est en
quelque sorte s'attaquer à la marque de sa supériorité sociale, au signe
de son appartenance culturelle, bref à ce qui lui donne le respect de
soi-même. Il n'est donc pas étonnant que l'usage incorrect, ou ridicule,
du français soit un ressort favori de l'humour haïtien. Ainsi par exemple, un personnage secondaire des Houngan Niqqxkon vient de se faire nommer à un emploi subalterne dans la police municipale. Parvenu
au « pouvoir », il se doit d'adopter la langue du pouvoir, le français, et
il déclare :
— Je m'suis chef, n'est-ce pas ? C'est moi qui connu le degré
des choses, et qu'une affaire dans la famille peut maintenant déranger tout le monde.
Peu importe que personne ne le comprenne. Il a parlé français, c'est
le principal. Le français est emblématique pour les petites gens de
Port-au-Prince ou de la campagne, tout comme jadis le latin d'église
l'était pour ceux de Paris ou des villages. La sagesse populaire a beau
rappeler que bon franse pa lespri (ce n'est pas parce qu'on parle bien
français qu'on est intelligent), la langue française est sacralisée dans le
monde de la masse. Elle sert de langue liturgique à certains [288]
moments de cérémonies vodoues où l'on récite des prières et l'on
chante des cantiques catholiques. Elle sert aussi à composer les lettres
de demande en mariage (ou en « plaçage ») que les parents du garçon
font composer par l'écrivain public à l'intention des parents de la fille.
Ces deux usages que font du français les habitants sont illustrés
dans presque tous les romans paysans. À des fins comiques, le plus
souvent : à une fête de mariage, dans Ceux de Bois-Patate (1953) de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
280
Louis Defay, le chœur entonne des cantiques dont le texte originel,
incompréhensible aux créolophones qu'ils sont, subit de réjouissantes
transformations :
Seigneur, je viens vous adorer au pied de tête zorteil (de tes
autels)...
Volez, volez ange de la prière
À Joseph au plus haut des cieux
Offrez de notre amour sincère
L'acassan, le fromage et les œufs (les accents, l'hommage et
les vœux) (92).
Le comique ne découle pas forcément de la déformation du texte.
Il suffit parfois de le transcrire avec l'accent paysan, comme le fait
Lhérisson dans Zoune (1906) : Frère Philomène déclare solennellement à la petite fille qui vient de faire sa première communion :
Cé jour, c'est lé pli beau jou pou les chrétiens vivants : c'est
jou du Christ, c'est lé jou di sali, c'est le jou di tabènacle. Vous
êtes maintenant pli fort qué Satan ... (44).
Mais cette stratégie n'est pas nécessairement adoptée à des fins satiriques. À la veillée funèbre de Manuel, dans Gouverneurs de la rosée (1944), les habitants chantent :
Pa' quel excès dé bonté vous vous êtes cha'gé di poinds dé
nos crimes, vous avez souffè ine mô crielle pou' nous sauvé dé
la mô. [...] C'est mainténant Seigneu' qué vous laissez aller en
paix vot' servieu', sélon vot' parole (208).
Cette prononciation « défectueuse » devient profondément touchante et symbolique dans le contexte : plutôt qu'à [289] la divinité
catholique, la louange des paysans s'adresse à l'un des leurs, identifié
au Fils de l'Homme, à Manuel, qui a effectivement « souffert une mort
cruelle » pour les « sauver de la mort ». L'art du romancier, c'est d'utiliser ici un registre linguistique banal à des fins originales ; c'est en
somme de donner un sens plus pur aux mots de la tribu : loin de provoquer l'hilarité, le cantique tel qu'il est transcrit par Roumain ajoute
une note profonde à la douleur de ceux qui le chantent.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
281
Dans Gouverneurs de la rosée, Manuel avait commandé à M'sieur
Paulma, « un gros mulâtre » qui « connaît les écritures », la lettre de
demande en mariage destinée aux parents d'Annaïse. Citons plutôt
celle que l'on trouve dans Bon Dieu rit (1952), puisque St Amand assure en note que « ce texte est authentique » :
Monsieur et Madame,
Nous avons l'honneur de prendre la plume pour vous souhaiter le bonjour ainsi que votre respectable famille, dans le but,
Monsieur et Madame, d'après notre humanité chrétienne et en
intelligence des honnêtes gens tout en remplissant un devoir
d'honnêteté. Nous venons au devant de vous avec tendresse,
joie et sagesse, respect et satisfaction tout en demandant la main
de votre fille Mademoiselle Marilisse Aurélien que notre jeune
homme, jeune garçon nommé Silatois Morel, aimait tendrement, dont il nous a lu ses pensées tout en voulant créer une
famille avec la tienne, car ce devoir est l'humble aveu des gens
civilisés : alors, Monsieur et Madame, nous sommes ses gouvernants ; nous lui témoignons avec du courage et nous vous
assurons que nous serons responsables de tout ce qui arrive et
nous vous assurons que notre garçon est un enfant très sage,
docile et rempli de respect, obéissant envers les grands ainsi
que pour les petits et prétendant d'acquitter avec honnêteté,
avec fidélité notre devoir, en vertu de Monsieur et Madame de
ce grand témoignage que nous vous proposons tout en demandant à Dieu de leur protéger pour nous afin qu'un jour de témoignage, cette pareille satisfaction, demandant la gloire, le
respect et la science, l'union et la persévérance, en attendant de
vous réponse afin de savoir votre diligence. Et vous saluent
[290] d'une sublime amitié
Vos serviteurs
SAINTANISE JEAN-JACQUES, sa mère
ANDRESINE JOSEPH, son grand-père
et son parrain MARIUS JOSEPH.
Sa grand-mère, Mme MARIUS JOSEPH
(197-198).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
282
Ce texte macaronique amuse le lecteur haïtien autant et plus que le
lecteur français. On peut d'une part trouver un peu facile (et pas très
élégant) de rire aux dépens de misérables paysans illettrés. On peut
également voir dans ce genre d'humour une satire des Haïtiens qui
soutiennent, envers et contre l'évidence, que la langue officielle est
également la langue nationale. L'important reste que l'emploi défectueux du français provoque chez le lecteur haïtien un rire non toujours
exempt de nervosité. Car il n'y a pas que les paysans à écorcher le
français ; les bourgeois aussi risquent le ridicule ... comme ce jeune
avocat stagiaire, dans Dette d'honneur (1923) d'Abel Labossière, qui
déclare en plein prétoire :
Lorsque, revêtu de notre robe, nous sommes au banc de la
défense, le tribunal a pour devoir de nous traiter avec tous les
égards dû à une femme (20).
Les lecteurs susceptibles de commettre une pareille bourde sont rares, il est vrai. Ils sont par contre nombreux à courir un autre danger :
l'amour de l'éloquence est grand en Haïti, et aussi le risque de se laisser entraîner par elle jusqu'au ridicule. Ce sont les frères Marcelin qui
ont le mieux reproduit la manière dont les Haïtiens des différentes
classes sociales utilisant le français dans diverses situations. Voici par
exemple comment un petit magistrat de province, explique, au cours
d'une « audience », que le président Vincent a autorisé la « croisade
anti-superstitieuse » :
Le Chef, ce paladin des nobles inquiétudes civilisatrices de
la nationalité, pour ne pas dire de l'ethnie chamitique en sa totalité [291] parfaite, n'a-t-il point paraphé de sa plume de Tolède
une dépêche administrative à trajectoire circulaire, par laquelle
il mandait rondement, et même carrément, aux illustres préfets
de la République transcendante et ascensionniste d'Haïti, d'avoir
à prêter aide et assistance au clergé sacro-saint dans ses
congruentes démarches sociologico-religieuses et antipaganistes ?
(Tous les hommes sont fous 1980, 13.)
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
283
Ce genre d'éloquence est fort apprécié au village ; l'interlocuteur
du juge s'exclame :
Quant à parler avec élégance, vous damez le pion à tout le
monde. Et tonnerre me brûle, quel français ! où donc avez-vous
appris à le faire piaffer comme ça ? (14)
L'usage de « tonnerre me brûle », exclamation traduite du créole
tonè boulem ! trahit chez celui qui la lance une « infériorité » linguistique ; elle semble indiquer qu'il n'en connaît pas l'équivalent en
« français de France ».
Le discours du juge rappelle, bien sûr, celui du sous-préfet aux
comices agricoles dans Madame Bovary. De même que Flaubert avait
démarqué le discours d'un archevêque à l'inauguration du canal du
Midi, les Marcelin auraient pu trouver des exemples d'éloquence délirante en consultant la presse quotidienne de Port-au-Prince. La différence entre le lecteur de Flaubert et celui des Marcelin, c'est que pour
le premier le langage n'est pas un problème majeur : le français est sa
langue maternelle et s'il lui arrive de pécher contre la syntaxe ou
l'usage, cela n'entraîne guère de conséquences... c'est presque son privilège. Tandis qu'aux seconds - Frédéric Marcelin l'avait dit - le français provoque des sueurs : sueurs d'effort pour l'apprendre, sueurs
froides à l'idée de commettre un barbarisme suffisant à détruire l'image de soi qu'ils veulent imposer.
Si le français pose des problèmes à l'Haïtien, le créole ne lui en pose guère moins. Ne savoir parler que le créole c'est, à de rares exceptions près, rester entièrement à l'écart du pouvoir et être traité en inférieur par ceux qui le détiennent. Même pour l'Haïtien de l'élite le créole est problématique.
[292]
Dans la vie quotidienne, il se sent généralement plus à l'aise dans
cette langue... qu'on lui a longtemps appris à considérer comme un
« dialecte », un « jargon », un « patois », comme la langue des esclaves d'abord, des pauvres ensuite. Alors que la langue officielle, pour
ardu et artificiel que puisse en être le maniement, est jugée, elle, non
seulement plus prestigieuse mais intrinsèquement, et à tous points de
vue, supérieure à la langue maternelle. Autrement dit, bien des Haïtiens vivent angoissés par le français qu'ils ne sont pas sûrs de possé-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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der à fond, et dévalorisent en même temps le créole, qui seul leur
permet de s'exprimer sans entraves. Les psychologues et psychiatres
ne l'ont à ma connaissance pas encore fait mais il serait intéressant
d'étudier les effets que cette étrange situation linguistique peut avoir
sur le développement de l'individu et sur la mentalité de la collectivité.
Ce n'est pas que le créole ait jamais manqué de défenseurs. Pratiquement dès l'Indépendance, et de façon de plus en plus véhémente,
ses beautés, qualités et vertus ont été vantées par les intellectuels. Soit
dit en passant, si le créole a toujours eu besoin d'être défendu, cela
prouve qu'il a toujours été dénigré. Ce n'est là qu'une preuve par présomption, certes : le fait est que les dénigrements écrits du créole, s'ils
existent, sont difficiles à trouver. Et cela se comprend. Car il serait
absurde d'attaquer une langue en soi, et a fortiori la langue commune
de tous les Haïtiens. D'ailleurs, aujourd'hui encore ceux qui plaident
pour l'étude, la codification, l'impression, l'extension de l'usage, voire
l'adoption du créole comme langue officielle (sinon unique, au moins
à parité avec le français) le font, la plupart du temps, en français. L'élite ne conçoit pas que le créole puisse dans un avenir prévisible remplacer le français et donc lever la barrière que celui-ci oppose à la
mobilité sociale. Le créole n'est, jusqu'ici du moins, pas dangereux ;
inutile donc de l'attaquer.
L'attitude de l'élite haïtienne envers le créole va du mépris à l'exaltation passionnée, en passant par toutes les nuances de la tendresse
tolérante.
[293]
Ils ne sont plus guère nombreux, mais il reste encore des membres
de l'ancienne aristocratie pour qui le créole est le langage de la domesticité, un « petit nègre », un sabir grossier et utilitaire, impropre aux
spéculations intellectuelles, qui garde comme un relent désagréable
d'Afrique et de plantation. Ce n'est pas par hasard que, dans L’Amant
idéal (1926) d'Aimard Le Sage, la lubrique Agathe Pancras est à la
fois adepte du Vodou et partisane enragée de l'emploi du créole. Ce
qui n'est pas pour plaire au très bourgeois Arthur Roscelin, lequel, on
s'en serait douté, n'est pas sensible non plus à la beauté noire :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
285
Mélia, avec ses lèvres de chamelle assoiffée dont un seul de
ses baisers voluptueux éclabousse copieusement le visage. Ô
l'adorable congolaise ! À elle seule elle dissipe dans l'esprit le
moindre trouble érotique (51).
Bien sûr, L'Amant idéal est un roman inepte, mais c'est parfois à
travers la mauvaise littérature que l'idéologie s'exprime le plus clairement. Il y eut un temps où le préjugé de couleur, l'horreur du Vodou et
le mépris du créole allaient de pair. De nos jours cette belle cohérence
est devenue rare : il est désormais possible d'être raciste tout en exaltant le créole, ou de soigner son français tout en servant ses loas.
D'ailleurs, comme on pouvait s'y attendre, d'aucuns ont inverti le raisonnement des anciens aristocrates. Pour une certaine pensée qui se
déclare progressiste, la langue française et la religion chrétienne ne
sauraient être que des instruments de domination et des barrières au
progrès ; la révolution se fera sous le signe du créole et du Vodou. Serait-il impossible - est-on en droit de se demander - d'opprimer le peuple en créole, et le Vodou serait-il un opium moins délétère que le catholicisme ?
Ces attitudes sont généralement celles d'aristocrates nostalgiques et
d'idéologues passionnés. Au risque de généraliser abusivement, on
pourrait dire que pour la majorité des Haïtiens de l'élite le créole est
une langue qu'ils parlent et écoutent [294] avec plaisir et, dans l'ensemble, sans complexes. On devrait cependant ajouter que cette même
majorité ne va pas jusqu'à considérer le créole comme une langue à
part entière, telles le français ou l'espagnol. Nadine Magloire, dans Le
Mal de vivre (1968) a une phrase révélatrice : elle vient d'écrire que le
français n'est jamais pour l'Haïtien qu'une langue d'emprunt, et elle
ajoute :
Faire du créole une langue n'est pas la solution. Pourquoi
emprisonner la masse de ce pays dans un parler qui ne lui ouvre
aucun horizon ? Mieux vaut lui enseigner le français comme
une langue étrangère (78-79).
Pour la romancière, on le voit, le créole n'est pas une langue mais
un parler. Et je pense que pour bien des Haïtiens le créole est précisément la langue du « parler », non pas de l'oralité politique, ou juridique ou académique, mais du bavardage, de l'« audience », de l'in-
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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formel, du débraillé. C'est la langue que l'on parle dans l'intimité, mais
seulement avec ceux avec qui l'on est en confiance :
Je conviens que [le créole] n'est guère de mise en société,
qu'il donne parfois une certaine impression de vulgarité, que ce
n'est pas la langue des gens distingués ... lorsqu'ils sont en public ! Mais quel est l'homme select, quelle est la femme chic qui
ne parle créole à ses heures ?
Le lecteur se souvient peut-être d'avoir lu dans Séna un
« Gérard, m'rainmain ou nette ! » [Gérard, comme je t'aime !]
qui, modulé par des lèvres parfumées, avec la lente intonation
musicale qu'a comporte, est autrement plus troublant pour nous,
Haïtiens, que n'importe quelle déclaration d'amour dans le français le plus harmonieux, qui prend alors des allures d'exercice
littéraire.
(E. Douyon, « Philologie créole », La Relève, Ier février
1937, 21.)
Et certes le créole est de plus en plus accepté en Haïti : de plus en
plus d'Haïtiens l'adoptent pour s'adresser à un nombre croissant de
leurs compatriotes dans une plus grande variété de situations. Mais
cette acceptation au niveau de la vie quotidienne s'étend beaucoup
plus difficilement au [295] domaine littéraire. Félix MorrisseauLeroy, auteur de poèmes et de pièces en créole, écrivait dans son
« Plaidoyer » (Panorama, juin 1955) :
Un grand progrès a été accompli dans l'évolution du mouvement littéraire haïtien. Aujourd'hui tous les jeunes écrivains
intelligents ont acquis la conviction que le créole est une langue
et peut devenir une langue littéraire.
Depuis lors, un certain nombre d'œuvres en créole (certaines de
grande valeur) ont été publiées. Elles permettent peut-être d'affirmer
que le créole est devenu une « langue littéraire », mais le fait est que
la majorité des jeunes écrivains haïtiens n'ont pas choisi de l'adopter.
C'est surtout dans le contexte pédagogique que la coexistence du
français et du créole est problématique. La question est de savoir en
quelle langue l'alphabétisation d'une part, l'enseignement primaire de
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
287
l'autre doivent se faire. Question qui suscite des prises de position aussi passionnées qu'intransigeantes, puisqu'elles prétendent non seulement s'attaquer à un problème pratique, mais recouvrir des options
idéologiques. Encore si chacun des choix impliquait la même série
d'options ! Mais c'est que les arguments avancés en faveur du français
se réclament du même souci de promotion du peuple que ceux qui
sont avancés en faveur du créole. Les partisans de ce dernier font valoir qu'il est absurde d'essayer d'éduquer dans une langue que seulement 10% de la population domine au départ. Les partisans du français rétorquent qu'il serait ridicule d'éduquer dans une langue qui ne
permet l'accès ni à l'éducation supérieure ni à la participation à la vie
moderne. C'est, on le voit, une querelle de sourds. Un étranger, qui n'a
pas à prendre parti, peut néanmoins s'étonner qu'il ait fallu attendre
1981 pour trouver la solution qui consiste à mener de front l'éducation
élémentaire en créole et l'apprentissage de la langue officielle. On est
tenté de penser qu'il s'agit en fait d'une fausse querelle, d'un conflit
entre différentes factions de l'élite qui font fi des intérêts véritables de
la masse. Surtout lorsqu'on [296] lit, sous la plume d'Arthur Lescouflair, par exemple, l'argument suivant, avancé en l'occurrence en faveur de l'éducation en créole : « Loin de nous la pensée de préconiser
le créole comme langue culturelle pour le peuple haïtien », écrit Lescouflair, mais :
En maintenant [nos ruraux] dans l'atmosphère de la langue
maternelle, les pouvoirs publics [...] se sentiront à l'aise pour
entreprendre leur éducation civique [...] et les initier à une vie
démocratique saine, hors de l'atteinte des idées subversives qui
courent le monde
(« Que faire de notre créole ? », Le Temps, 3 décembre
1938.)
Ce qui nous concerne ici n'est pas le mérite respectif des arguments, mais qu'ils soient exposés dans bon nombre de romans. C'est
un exemple de plus du fait que les romanciers intercalent volontiers
dans la fiction des réflexions qui portent sur l'avenir du pays.
Quant aux ressources que fournit le créole aux romanciers qui
choisissent de l'utiliser, nous ne relèverons ici que les lexies en créole
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
288
pur, pour revenir plus tard sur les « créolismes » ou adaptations françaises d'expressions créoles.
Les lexies en question peuvent être constituées par des mots isolés,
par des proverbes et des chants ou par des répliques dans les passages
dialogués. Les mots isolés n'ont généralement pas d'équivalent exact
en français standard. Ils peuvent par exemple désigner des spécialités
culinaires, telles le griyo (porc mariné et grillé), le taso (viande assaisonnée puis séchée au soleil) ; ils peuvent appartenir au vocabulaire
du Vodou (nous avons déjà rencontré houngan, hounsi, marassa, rogatoua, etc...) ; ils peuvent désigner des jeux tels que le lago et le lobe, ou des habitudes telles que le kabicha (sieste) ou le kale ouest
(farniente) et ainsi de suite. Le lecteur non-haïtien les comprendra soit
par le contexte : (« Je suis fatigué, je vais faire un petit kabicha »),
soit grâce à une note en bas de page, soit encore parce que l'auteur
intercale l'explication dans le texte : dans Les Laboureurs de la mer
(1958) d'Hubert Papailler, un paysan voit la mer pour la première fois
de sa vie : « C'est un gaspillage. Si c'était du clairin - boisson fortement [297] alcoolisée obtenue en Haïti avec du jus de canne à sucre soupira Titac » (60).
Il en va de même pour les proverbes, grâce auxquels l'auteur résume sa pensée, ou qu'il met dans la bouche de ses personnages. Là encore, le lecteur français peut les comprendre directement (surtout lorsqu'ils sont transcrits en orthographe française) : Richesse pas bonheur
(Richès pa bonhè) ; sinon, on lui fournira une note explicative, comme le fait Jacques Roumain dans Gouverneurs de la rosée pour Pissé
qui gaillé pas cumin (Pise ki gaye pa kumin) : « Le pissat dispersé
n'écume pas ; équivaut à : Pierre qui roule n'amasse pas mousse »
(37). Toujours dans Gouverneurs, Roumain rapporte une chanson qui
commence :
Femme-la dit, mouché pinga
Ou touché moin, pinga
qu'il traduit : « La femme dit : Monsieur prenez garde à ne pas me
touchez, prenez garde » (7).
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
289
Dans les passages dialogués enfin, les romanciers peuvent illustrer
dans quelles circonstances et en s'adressant à qui leurs personnages
utilisent le créole. Ainsi lorsque dans les premières pages de Séna (de
Fernand Hibbert, 1905), le héros rentre chez lui, c'est en créole qu'il
s'adresse au domestique, en français à sa fille et dans un mélange des
deux à sa femme. Cette dernière s'inquiétait de son retard et lui croyait
déjà une maîtresse. Mais il lui apprend que s'il n'est pas revenu à
l'heure c'est qu'il intriguait pour obtenir un ministère :
— Ah ! bon, alors ou té doué dit m’ça d'abord [Vous auriez
dû me le dire tout de suite].
—Vous me connaissez, ma chère, ou konnin m’, ça m'étonne
que vous ayez eu des inquiétudes (10).
Dans son excellent roman Parias (1949), Magloire Saint-Aude expose en français et fait parler ses protagonistes en créole :
L'apothicaire, qui portait un costume blanc, délustré, parla
avec une intonation moqueuse :
[298]
— Mon chè, toute mouri cé mouri, an ! Il jeta sa cigarette et,
prenant Tissandier par le bras :
—An-all' chita en-dedans-an-non. Moin, m'bouqué campé
lan soleil-là.
L'appartement était comble. La mère de Gisèle faisait vis-àvis à Édith, la fille de Darah. Téléfis, serré dans son complet de
deuil, contemplait béatement son fils aîné (15).
Il est évident que les dialogues de Parias, publié à Port-au-Prince,
sont incompréhensibles au lecteur non-haïtien. Rendant compte de Les
Chiens de Francis-Joachim Roy pour la Nouvelle Revue française du
Ier juillet 1961, Elizabeth Porqueroi regrette « que le livre ne soit pas
écrit tout entier en ‘créole', ce patois haïtien qui transforme le français
du XVIle siècle en une superbe langue des tropiques ». On voit bien
que Madame Porqueroi n'a jamais ni lu ni entendu le créole.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
290
D'une façon générale, l'écrivain s'abstient de fournir explication ou
traduction lorsqu'il pense que ce qu'il écrit ne dépassera pas les frontières du pays. Dans « Métal pesant », publié dans Le Temps du 10
mars 1937, Frédéric Burr-Reynaud décrit un chef de police qui avait
rempli ses fonctions
... avec honneur et dignité, sans avoir perpétré aucun méfait, pas
même fait plonger un prisonnier politique, au bout d'une corde,
dans l'enfer du « to bout't » du Bureau Central.
Le lecteur français qui ignore ce qu'est au juste le to bout't l'apprendra dans Compère Général Soleil, que Jacques-Stéphen Alexis a
fait publier à Paris : « Le touboute [est] un réduit de soixante centimètres de large sur deux mètres, un cercueil de béton » (53).
Julio Célestin donne, en Avant-propos à son recueil de contes Sous
les manguiers (1976), une « Liste d'expressions régionales contenues
dans le texte » car, explique-t-il :
En vue de garder au récit le fumet du terroir, l'auteur a tenu à
émailler quelquefois son récit d'expressions régionales et de répliques authentiques.
[299]
Il a paru préférable de ne pas interrompre le discours par des
termes entre guillemets ou en caractères italiques et par des notes en bas de page : le lecteur pourra, s'il souhaite éclairer sa
lecture, chercher ci-après le sens d'expressions régionales.
Dans une note de Le Drame de la terre (1933), Jean-Baptiste Cinéas avait écrit :
L'auteur s'accuse et s'excuse du grand nombre d'idiotismes,
d'expressions créoles, de proverbes qu'il a dû employer [...]
Leur traduction française constituerait un contre-sens, sinon un
non-sens (171).
Burr-Reynaud rendit compte du roman dans Le Temps du 9 septembre 1933. Lui, qui n'hésitait pas à employer des expressions créoles dans ce qu'il écrivait pour ses compatriotes, se montre sévère pour
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
291
quiconque fait de même dans des ouvrages destinés à une plus large
diffusion :
J'en déplore l'excès [du créole] qui n'ajoute rien à la couleur
locale. Et puis, un livre haïtien n'est pas seulement écrit pour
Haïti. Il doit sortir de nos frontières pour solliciter, quand il en
vaut la peine, l'audience universelle.
Trente ans plus tôt, Edgard Fanfant avait été encore plus catégorique en critiquant Zoune pour Le Petit Haïtien de décembre 1906 :
Nous comprenons que […] dans un roman haïtien, dans un
roman où sont retracées nos mœurs, se trouvent des mots créoles. Il est parfois des cas où ils sont nécessaires, c'est quand [...]
ils sont comme la cristallisation d'une façon de sentir, de penser
et de vouloir propre exclusivement à nous-mêmes [...]. Mais
que, sous prétexte de couleur locale, de littérature nationale, on
les prodigue ici et là, voilà qui est inadmissible. Non, la littérature nationale ne consiste pas à « truffer » le texte français d'expressions créoles. À ce compte, c'eût été bien facile ! Et puis
ces phrases créoles qui le parsèment donnent au style un air
grotesque.
Il est vrai que rares sont les critiques haïtiens à avoir proscrit l'usage occasionnel du créole dans le roman. Il reste que l'écrivain qui a
l'ambition d'être lu hors d'Haïti est forcé d'utiliser la langue du peuple
avec circonspection. Voilà une [300] raison encore du sentiment de
frustration auquel le romancier haïtien ne peut échapper et qui pousse
un Louis Vernet (dans une note à son roman Les Naïfs, 1947) à adopter la solution de facilité. Il écrit, à propos de l'un de ses personnages :
Il doit être demeuré entendu, dès maintenant, que toutes les
déclarations de ce vieillard sont censées être faites en un créole
paysan, des plus malicieux ; et que c'est nous qui en traduisons
les idées en français, aussi fidèlement que possible, pour la
bonne compréhension de nos distingués lecteurs (4).
Mais cette note explicative ne saurait garantir Louis Vernet du genre de critique qu'Arthur Lescouflair adressait, dans Le Temps du 28
janvier 1934, à l'auteur de Jésus ou Legba ? :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
292
Mr. Rigaud prête à ses deux misérables paysans une langue
qui n'est tout de même pas la leur. Ils s'expriment dans un français recherché et prétentieux qui voudrait précisément être académique et ne réussit qu'à être grandiloquent.
Lescouflair conseille au romancier de s'inspirer de La Montagne
ensorcelée, « à la condition qu'il fasse parler aux paysans le langage
exact, vrai et profondément pathétique qu'a trouvé M. Roumain ».
Nous essayerons plus loin de voir en quoi consiste ce « langage
exact ».
Il reste à parler du français haïtien, difficile à définir. On peut bien
entendu le considérer comme une variation régionale parmi d'autres
du français « standard ». Ainsi, l'Haïtien aura tendance, en parlant
français, à employer laisser pour quitter, retourner pour revenir,
paraît-il pour semble-t-il, lessiveuse pour blanchisseuse, farandoleur
pour fanfaron, crème pour glace (dessert), crasse pour avare et ainsi
de suite. Vers 1900, par exemple, Ducis Viard utilise dans La Dernière Étape : Dominicanie (République dominicaine), confondu (trompé,
abusé), à cause que (parce que), propagande (fausse nouvelle), etc.
Cela ne pose pas de problème, et le romancier haïtien pourrait choisir
d'employer ce « français haïtien » sans avoir à craindre l'incompréhension des lecteurs francophones. Aussi critiques et essayistes n'ont
jamais hésité à en préconiser l'usage et y ont même vu une affirmation
d'indépendance [301] culturelle. Dès 1889, T. Carrié écrit, dans le
numéro d'octobre de La Ruche :
... on nous contesterait le droit de nous émanciper de l'Académie française, qui ne peut rien décider quand il s'agit de certains tours de phrases, de certaines expressions qui sont nôtres,
qui tiennent à notre climat, à notre genre de vie, à notre filiation
africaine ? Allons donc ! [...] Ce n'est pas que je voulusse que le
créole devint la langue officielle, mais je voulais que, de même
qu'il y a littérature américaine et littérature anglaise il y eut aussi la littérature française et la littérature haïtienne.
C'est bien l'opinion de Fernand Hibbert, qui écrit dans Les Simulacres (1923) :
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
293
Par l'action du milieu, le français que nous parlons et écrivons n'est pas plus le français de France que l'anglais des ÉtatsUnis n'est l'anglais des Îles Britanniques, et j'ajoute que rien
n'est plus ridicule qu'un puriste haïtien (66).
Mais limiter le « français haïtien » à certaines formes archaïques et
à une série d'inventions régionales ne rendrait pas compte de la réalité.
Car, à moins de s'en garder consciemment, la majorité des Haïtiens
parlent un français parsemé non seulement d'haïtianismes proprement
dits, mais de mots ou de phrases (ou de segments de phrases) en créole. Nadine Magloire le dit bien : « La langue quotidienne, c'est [...]
pour beaucoup, un mélange créole-français » (Le Mal de vivre, 1968,
76). Et la vieille plaisanterie selon laquelle en Haïti « Il est difficile de
commencer une phrase en français san ou pa fini-1 en kreyol »
confirme l'affirmation de la romancière. C'est que - au moins en ce qui
concerne le lexique - le créole descend essentiellement du français. Il
en a même conservé de nombreuses formes archaïques (que le français haïtien a lui-même abandonnées) : ainsi « donnez-moi » se dit bam (baille-moi) et « milieu » se dit mitan ; ale jouk nan ziltik signifie
« aller jusqu'au bout du monde » et vient de l'ancienne expression
française : « aller jusque dans les îles turques. » C'est d'ailleurs par
cette parenté que s'explique sans doute le mépris dont le créole a longtemps été [302] victime : on a été tenté de le considérer comme une
forme dégénérée du français, comme un « petit nègre » incapable de
précision et de subtilité alors que, selon Alfred Métraux, ce serait « la
dernière née des langues romanes, issue du français, tout comme celui-ci dérive du latin » (Haïti, 1957, 9).
Pour chaque lexie qui, dans un roman haïtien, s'écarte de l'usage
métropolitain, le linguiste déterminera si l'on se trouve devant un archaïsme (voire un régionalisme) français, ou un « haïtianisme », ou
encore un mot ou une expression créole. Mais dans bien des cas il
s'agira d'un autre, et passionnant, phénomène : d'une lexie qui n'appartient à aucun de ces codes, mais représente un création originale. Nous
pourrions l'appeler un « créolisme », puisqu'il s'agit d'une adaptation
de lexies créoles à un ensemble linguistique qui a le français pour base.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
294
Ce seront des écrivains indigénistes, Jacques Roumain notamment et à sa suite tous les romanciers de la terre, qui élèveront à la hauteur d'une méthode d'écriture le procédé qui consiste à intégrer dans leurs textes français des bribes de langage populaire ou même de donner à leurs phrases françaises une
conformation créole.
(M. Laroche, L’Haïtien, 1968, 88-89.)
Les illustrations que je donnerai ci-dessous sont tirées de Gouverneurs de la rosée. De nombreux autres romans haïtiens présentent à
différents degrés les mêmes caractéristiques, mais Jacques Roumain
est l'écrivain qui a utilisé cette technique avec le plus de maestria *.
Commençons par remarquer que Roumain renonce à adapter les
principales particularités syntactiques du créole : invariabilité du genre des noms, indication du pluriel par l'adjonction suffixe yo, invariabilité des pronoms personnels (mouin, ou, li, etc.), postposition de l'article défini ou indéfini, etc. : la syntaxe française est respectée. Roumain renonce également à l'emploi de l'onomatopée exclamative, si
importante [303] dans le créole. Les « Oh ! », les « Ho ! » les
« Ah ! », les « Hé ! » que l'on trouve dans le texte ont le même contenu sémantique qu'en français. Ce que l'on trouve en nombre considérable, ce sont des mots ou des expressions créoles que l'Haïtien n'emploie pas en parlant français. Roumain ne les transcrit pas directement,
mais par le mot français dont elles proviennent. Ainsi, avant d'entrer
dans une maison, la coutume veut que l'on dise Onè et qu'on attende la
réponse Respè pour passer avant. Ce que Roumain transcrit Honneur
et Respect. Le mot malédictionné n'existe pas : le créole dit madichonin, qui vient de madichon, déformation du français « malédiction »
(ou de l'espagnol « maldición » ?). Pour exprimer la surprise, le vieux
Bienaimé (père de Manuel) s'exclame : Tu ne me diras pas et la vieille
Délira : Ne me dis pas, ce qui traduit le créole : Ou pa ta dim sa ou
tout simplement : Pa dim. Pour « épilepsie », Roumain choisit mal
caduc, car cette maladie s'appelle mal kadi en créole. On pourrait multiplier les exemples et remarquer que Roumain emploie systémati*
Pour plus de détails, on voudra bien consulter mon article « complexité linguistique et rhétorique dans Gouverneurs de la rosée », Présence africaine, 2e
trimestre 1976, 145-161.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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quement le verbe bailler pour « donner ». Ce qui donne, pour le lecteur français, un parfum d'archaïsme paysan. Mais le lecteur haïtien
reconnaîtra dans « baille-moi ta main » : Ban-m min ou, dans « je
vous baille mon merci » : M ba ou mèsi mouin, et ainsi de suite. De
même pour héler, dans le sens d'« appeler », que l'on retrouve constamment. Le verbe créole est rélé, qui serait incompréhensible pour le
lecteur français : Roumain choisit donc le mot français originel, qui ne
s'emploie ni en créole ni en français haïtien. Ce souci d'intelligibilité
est bien illustré par une exception à l'emploi systématique de mitan
pour « milieu ». Mitan est uniquement créole, mais tout Haïtien sait ce
qu'est le poto-mitan (pilier central du hounfort, d'une haute valeur
symbolique et rituelle dans le Vodou). Or, lorsque Roumain l'évoque,
il utilise cette fois l'expression poteau central, le lecteur français risquant fort de ne pas comprendre le terme technique potomitan.
Outre ces adaptations du créole, Roumain emploie une [304] foule
de particularités linguistiques communes au français haïtien et au
créole : un exemple frappant est l'habitude de
souligner l'affirmation ou la négation par un oui ou par un non
[...] qui se prononce sur une intonation différente du reste de la
phrase.
(P. Pompilus, La Langue française en Haïti, 1961, 47.)
Et, en effet, nous trouvons - « c'est vrai, oui ; c'est un grand événement, oui ; il n'était pas honorable, non ; je ne sais pas, non », etc.
Un autre usage qui se retrouve à maintes reprises est l'emploi systématique du pronom personnel renforcé : « La misère, je la connais, moimême ; moi, j'aime les cigares bien forts, moi-même. Un péché, moi
je dis que c'est un péché, c'est ce que je dis moi-même. » On pourrait
également signaler « nègre/négresse » qui « s'emploie couramment à
la place de individu, homme, gens, parfois même pour désigner une
personne de la race blanche » (P. Pompilus, op. cit. 192) : « Gervilen
est un nègre boissonnier » (un homme porté sur la boisson) ; Délira
s'écrie. « Ô, Bienaimé, nègre à moué » (Ô, Bienaimé, mon homme *) ;
le père de Manuel constate : « Oui [...] en vérité le nègre est une pau*
Il est significatif que l'auteur transcrive moué et non pas moin, qui aurait nécessité une note.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
296
vre créature. » Ce dernier exemple illustre une fois de plus qu'il y a
deux lectures possibles de Gouverneurs de la rosée : celle de l'Haïtien
qui déchiffre en fonction de la langue de son pays, et celle du Français, qui risque fort une lecture « erronée », en donnant à tel mot ou à
telle expression une résonance qu'ils n'ont pas en Haïti. Le remarquable est que Roumain choisit ces ambiguïtés de façon à ce que les deux
lectures soient possibles. Bienaimé aurait pu vouloir dire que l'homme
en général est une pauvre créature (dans le sens philosophique), ou
bien que c'est le Nègre en particulier qui est une pauvre créature (dans
une société dominée par les Mulâtres de la ville). Le titre même du
roman illustre ce procédé : le lecteur français y voit une trouvaille
poétique ; le lecteur haïtien y reconnaît [305] le titre de gouvènè rouze
que porte, dans les campagnes, le paysan chargé de l'arrosage, de l'irrigation, bref de tout ce qui concerne la distribution d'eau *.
On pourrait enfin dresser une liste de mots qui se trouvent dans le
roman tout en n'étant pas (ou plus) utilisés dans le sens que Roumain
leur donne, ni en français métropolitain, ni en français haïtien, ni en
créole. Là encore, le lecteur n'aura aucun mal à les comprendre, soit
par analogie, soit par le contexte. Ainsi [Gervilen], « avait la soûlaison
amère » (sur le modèle de « pendaison » et d'« avoir le vin triste ») ;
« c'est un nègre remuant, un nègre mouvementé ; la moindre contrariaison le faisait bouillir », etc.
Deux autres particularités du texte mériteraient une étude systématique : l'abondance des proverbes, qui caractérise le créole, langue
hautement allusive et sentencieuse. Relevons : « Ce n'est pas si tellement le temps qui fait l'âge, c'est les tribulations de l'existence » ; « le
macaque ne trouve jamais que son petit est laid » ; « l'insolence, c'est
l'esprit des nègres sots » ; « avec les vieux bâtons on fait meilleure
route » ; « si le travail était une bonne chose, il y a longtemps que les
riches l'auraient accaparé », etc.
Une autre particularité du texte est difficile à analyser ; il semble
que Roumain a réussi à faire passer dans la langue de Gouverneurs de
la rosée l'allure saccadée de la phrase créole. Une étude morphologique et phonétique complète devrait contrôler cette affirmation quelque
peu impressionniste. Je me bornerai à proposer quelques exemples :
*
Feu Ghislain Gouraige m'avait aimablement donné ce renseignement.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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Quel est ce grand causer que tu avais à me faire, et comment, moi Annaïse, je voudrais bien savoir, je pourrais aider un
homme comme toi ?
L'eau, faut sauver l'eau. Les ramiers, ils battent de l'aile dans
le feuillage, les ramiers.
Manuel me disait, je l'entends encore, comme si c'était hier,
il me disait : la vie, c'est un fil qui ne casse pas, qui ne se perd
jamais et tu sais pourquoi ?
[306]
Pratiquement toutes les remarques qui précèdent semblent s'appliquer avant tout à la langue parlée et, par extension, à la langue dont
Roumain dote ses personnages. On pourrait croire que l'auteur, comme d'autres l'avaient fait avant lui, s'en tient au français académique
dans les passages narratifs et descriptifs, réservant les richesses de son
orchestration linguistique aux parties dialoguées. Mais ce n'est pas
ainsi qu'est construit Gouverneurs de la rosée. Certes, nous entendons
deux voix : celle de l'auteur, universitaire, ethnologue, diplomate, qui
manie le français avec autant de maestria que les meilleurs écrivains
de l'hexagone, et celle de Manuel, d'Annaïse, de Bienaimé, de Délira,
de Gervilen, bref des habitants de Fonds-Rouge, à qui Roumain a forgé une langue pour qu'ils puissent s'adresser aussi au lecteur français.
Voici par exemple une courte description ; c'est la voix de Roumain
que nous entendons :
Sous les lataniers, il y avait un semblant de fraîcheur ; un
soupir de vent à peine exhalé glissait sur les feuilles dans un
long murmure froissé et un peu de lumière argentée les lissait
avec un léger frémissement, comme une chevelure dénouée.
En guise de contraste, voici un fragment de conversation entre
Manuel et Annaïse :
— Je n'ai pas à te bailler d'explications. Je suis pressée ;
laisse-moi passer.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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—Réponds-moi d'abord. Je ne veux pas te faire des violences Annaïse. J'ai de la bonne amitié pour toi. Crois-moi, en vérité.
Elle soupira :
— Ay, mes amis, en voilà un homme entêté. On dirait qu'il
n'a pas d'oreilles pour entendre. Je te dis de me laisser continuer
mon chemin, oui.
On voyait qu'elle faisait un effort pour l'impatience et le mécontentement.
—Je t'ai cherchée tout partout, mais tu te cachais comme si
j'étais le loup-garou lui-même...
L'intéressant est que ces deux voix, ces deux styles, si l'on préfère,
se recoupent à chaque instant. De manière que [307] les habitants
peuvent très bien emprunter la voix de l'auteur, son vocabulaire, sa
syntaxe, pour devenir au sens propre ses porte-parole. Ainsi Manuel
dira aux gens de Fonds-Rouge divisés par la vendetta :
Je viens vous proposer la paix et la réconciliation. Quel
avantage avons-nous d'être ennemis ? Si vous avez besoin d'une
réponse, regardez vos enfants, regardez vos plantes : la mort est
sur eux, la misère et la désolation saccagent Fonds-Rouge.
Alors, laissez la raison parler. Le sang a coulé entre nous, je
sais, mais l'eau lavera le sang et la récolte nouvelle poussera sur
le passé et mûrira sur l'oubli.
De même, l'auteur est très capable d'abandonner son françaisfrançais pour parler au nom de ses protagonistes, et dans leur langue :
C'est que les choses prenaient mauvais visage, la faim se faisait sentir pour tout de bon, le prix du gros-bleu montait en ville, alors on avait beau raccommoder le linge, il y en avait dont
le derrière, sauf votre respect, paraissait par les bâillements du
pantalon comme un quartier de lune noire dans les déchirures
d'un nuage, ce qui n'était pas honorable, non, on ne pouvait pas
le prétendre.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
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On arrive à ne plus très bien savoir quel est l'auteur. Parfois c'est
un témoin impassible qui se borne à camper le décor et à décrire l'action. Mais parfois il intervient, il se solidarise explicitement avec les
habitants ; il lui arrive de passer brusquement de la troisième personne
du pluriel à la première :
Mais ces habitants des mornes et des plaines, les bourgeois
de la ville ont beau les appeler par dérision nègres pieds-à-terre,
nègres va-nu-pieds, nègres-orteils (trop pauvres qu'ils étaient
pour s'acheter des souliers) tant pis et la merde pour eux, parce
que, question de courage au travail, nous sommes sans reproche ; et soyez comptés, nos grands pieds de travailleurs de la
terre, on vous les foutra un jour dans le cul, salauds. [C'est moi
qui souligne.]
Celui qui signe Jacques Roumain, c'est un romancier qui fait honneur à la littérature de langue française, mais ne serait-ce pas aussi un
habitant en guenilles, qui souffre avec les [308] siens et qui rumine
leur rancœur ?
L'étonnement est que ce contrepoint, ces variations constantes, ce
passage parfois abrupt, parfois subtil, d'un registre à l'autre se produit
sans choquer à la lecture, sans laisser paraître sa nature de procédé
rhétorique. De façon que seule l'analyse attentive du texte (devoir du
critique, non pas du lecteur) permet de constater, non seulement la
richesse de la langue de Roumain, mais aussi et surtout la virtuosité
technique avec laquelle il l'utilise.
* * *
Les facteurs qui déterminent l'originalité du roman haïtien sont
multiples. Cette originalité relève - à différents degrés - de l'idéologie,
de la thématique, de la structure romanesque et du code. Pour mieux
l'apprécier, le lecteur étranger devra s'initier à la connaissance du pays
et comprendre de quels impératifs découlent les facteurs qui lui semblent étranges, voire maladroits. Le lecteur haïtien, lui, devra s'efforcer d'élargir les critères de son jugement esthétique. Revendiquer ses
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
300
romanciers et les encourager ne serait pas faire acte de chauvinisme,
mais reconnaître l'apport de son pays au trésor littéraire de l'humanité.
Le présent essai ne trouvera sa justification que dans la mesure où
il aura pu aider, combien modestement je n'en suis que trop conscient,
à mieux informer le lecteur.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
301
[309]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
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I. ROMANS HAÏTIENS *
Retour à la table des matières
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329
[325]
LE ROMAN HAÏTIEN.
IDÉOLOGIE ET STRUCTURE.
INDEX DES NOMS CITÉS
Retour à la table des matières
(Les titres d'ouvrages sont relevés sous la rubrique consacrée à leur auteur.)
A.L. : 76.
Airnard, Gustave : 78.
Alaux, Gustave d' : 68.
Alexis, Jacques-Stéphen : 43, 46, 60,
64, 76n., 80, 107, 110, 117, 119,
121, 124-129, 131, 134, 136, 140,
149, 155, 161, 166 et n., 169, 172,
185, 186, 192, 193, 201, 202, 215,
233-236, 240, 245, 248, 250, 251,
258-261, 270, 271, 274, 298.
Anon., Le Temps, 28 juil. 1934 : 196,
197.
Asturias, Miguel-Angel : 16, 193.
Auguste, Nemours : 187.
Baguidy, Joseph D. :32, 228.
Baker, Desaix : 210.
Balzac, Honoré de : 13, 61, 63, 74,
137, 193.
Alexis, Nord : 94, 278.
Batraville, Benoît : 115.
Alexis, Stéphen : 33, 87, 110, 113-116,
174, 175, 179, 195, 196, 209, 210,
215, 230, 276, 277.
Baudelaire, Charles : 63.
Amer, Michel : 102.
Beckett, Samuel : 19.
Anglade, Georges, 163n.
Bellegarde, Dantès : 8, 57, 93, 124.
Anon., Le Temps, 7 oct. 1932. 286,
287.
Bellegarde, J.B. Windsor : 191.
Anon., Le Temps, 15 jan. 1933 : 50.
Bebel-Gisler, Dany : 247.
Bergeaud, Émeric : 7, 31, 46, 82, 85,
87, 88, 90, 96, 98-101, 126, 128,
134, 143, 146, 154, 157, 174.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
330
Bernanos, Georges : 74, 251.
Catalogne, Gérard de : 147.
Berrou, Raphaël : 63, 70.
Cayeux, Jean-Baptiste : 18.
Bertrand, J. Wilfrid : 7l n.
Célestin, Julio : 298, 299.
Bervin, Antoine : 47, 174.
Céline, Louis-Ferdinand : 13, 62.
Bijou, Legrand : 254.
Cervantès, Miguel de : 15, 19, 270.
Blanchet, Jules : 60.
Césaire, Aimé : 36, 37, 39.
Bolivar, Simon, 152.
Chanson de Roland : 13.
Bonaparte, Napoléon : 23, 115, 175.
Charles X : 173.
Borno, Louis : 47.
Charmant, Rodolphe : 157, 191.
Bouchereau, Charles : 44, 242.
Chassagne, N. : 213.
Boulez, Pierre : 74.
Chateaubriand, Alphonse René de : 20.
Boulle, Pierre : 19.
Chaucer, Geoffrey : 13.
Boyer, Jean-Pierre : 47, 154, 217.
Brisson, Adolphe : 274.
Chauvet, Marie : 9, 30 n, 72, 76 n., 77,
79, 80, 95, 98, 107, 118, 124, 126,
[326] 127, 129-131, 139, 161, 162,
166, 168, 174, 175, 182-186, 192,
204, 205, 215, 220, 223, 240-242,
254, 256, 259-262, 268, 269, 271.
Brouard, Carl : 61, 270, 271.
Chenêt, Gérard : 126.
Brun, Amédée : 85-88, 90, 98-101,
174, 217.
Chenier, André : 52.
Breton, André : 13.
Brierre, Jean : 44, 109, 110, 113, 126,
178, 194.
Brutus, Edner : 65.
Chevallier, André : 33, 50, 71, 252,
255-259, 270.
Bulwer-Lytton, Edward : 18.
Chopin, Frédéric : 74.
Burr-Reynaud, Frédéric : 266, 298,
299.
Christophe, Henri : 32, 37, 149-151,
154, 195, 217.
Cicéron : 62.
Carpentier, Alejo : 36, 153 n., 193.
Cinéas, Jean-Baptiste : 53, 67, 71, 72,
83, 89, 96, 98, 116-118, 140, 147,
157, 162, 165, 166 et n., 196, 200,
206, 209, 216, 219, 221, 233, 241,
251, 252, 257-260, 266, 270, 271,
274, 275, 287, 299.
Carrié, T. : 301.
Claudel, Paul : 103.
Casséus, Maurice : 59, 119, 124, 140,
157, 158, 181, 185, 196, 201, 209,
233, 253.
Cochinat, Victor : 148.
Calixte, Nyll F. : 44.
Camus, Albert. 13, 15, 74.
Canal, Boisrond : 86, 154.
Colcou, Massillon : 98, 102, 154, 174,
270.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
331
Colimon, Marie-Thérèse : 119, 129,
192, 237, 251, 263, 264.
Desroy, Annie : 70, 109, 111, 112,
114, 115, 121, 208, 266.
Colomb, Christophe : 96.
Dessalines, Jean-Jacques : 47, 87, 108,
149, 150, 159, 195.
Comhaire-Sylvain, Suzanne : 243.
Condé, Franck : 56.
Conrad, Joseph : 19.
Corneille, Pierre : 63, 74.
Cornevin, Robert : 30n.
Courtois, Félix. 78, 102-104, 108, 127,
192, 196, 214.
Craige, John H. : 66.
Cros, Charles : 35.
Cyprien, Anatole : 135.
Devesin, Daniéla : 7l n.
Dickens, Charles : 13, 137.
Diderot, Denis : 75.
Dolcé, Jacquelin : 54.
Dominik, Maks : 252 n., 263.
Dominique, Jean : 84.
Dorsainvil, Justin-C. : 86, 173, 210,
253, 266.
Dorsinville, Hénec : 46, 71, 250.
Dorsinville, L. : 255.
Daninos, Pierre : 20.
Dante : 15.
Dario, Rubén : 16.
Darly, Muriel : 122.
Dartiguenave, Sudre : 47.
Daudet, Alphonse. 15,
Dauphin, Marcel : 111 n.
David, Placide. 210, 232.
Dorsinville, Max : 140.
Dorsinville, Roger : 32, 47, 84, 95,
126, 127, 130, 131.
Dorval, Gérard : 157.
Douyon, E. : 294.
Duc, Gérard : 218, 227, 233.
Dumas, Alexandre (fils) : 35.
Dumas, Alexandre (père) : 35, 48.
Duval, Amilcar : 58.
Defay, Louis : 114, 115, 219, 220, 245,
259, 288.
Déita : voir Guillard, Mercédès.
Delmas, René : 117, 127.
Duvalier, François : 47, 123, 153, 191.
Duvalier, Jean-Claude : 148.
Delorme, Demesvar : 48, 59, 84, 90,
91, 99, 152, 253, 285.
Estimé, Dumarsais. 123, 206n.
Denis, Lorimer : 191.
Étienne, Franck : voir Franketienne.
Depestre, René : 40, 95, 126, 130.
Étienne, Gérard : 47, 95, 127, 129-131,
215.
Desgraves-Valcin, C. : 214.
Deslandes, Jules : 197, 198.
Despeignes, Jacquelin : 28, 30.
Fabre, A. : 77.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
Fanfant, Edgard : 299.
Guérin, Daniel : 24.
Férère, Gérard A. : 281.
Guéry, Mme Fortunat : 145.
Firmin, Anténor : 89n, 147.
Guillard, Mercédès : 208.
Flaubert, Gustave : 18, 61, 291.
Guillén, Nicolás : 16.
332
Fleishmann, Ulrich : 7, 46, 71, 78, 89n.
Fouchard, Jean : 30n.
Hallaou : 260.
Fouché, Franck : 126.
Hector, N. : 285.
Fourcade, Jean : 77.
Héder : voir Dorsinville, Hénec.
France, Anatole : 101, 179.
Hérard, Rivière : 85.
Franketienne : 38, 129, 227, 272, 286.
Herskovits, Melville J. 163 n., 166 et
n.
Frédéric II (de Prusse) : 95.
Freud, Sigmund : 12.
Gaillard, Robert : 66, 79.
Gaillard, Roger : 52, 91, 102 n., 111n.,
178, 179, 270, 280.
[327]
Gal, H. : 76.
Garcia Márquez, Gabriel : 193,
Gaspar, M. : 255.
Hibbert, Fernand : 51, 68, 70, 74, 86,
90-93, 95-97, 99, 101, 102, 106108, 137, 153, 154, 159, 164, 165,
172, 175, 177, 178, 191, 197, 205,
209, 220, 235, 254, 286, 294, 297,
301.
Hippolyte, Alice : 192, 193.
Hippolyte, Florvil : 94.
Hoffmann, Léon-François : 85 n.,
182n., 302n.
Gaulle, Charles de : 133.
Les Houngan Niqqxkon : 98, 140, 141,
167, 252, 261, 268, 287.
Gaultier, Jules de : 208.
Hughes, Langston : 196.
Gindine (Tardieu-Feldman), Yvette :
90 n, 102, 182n.
Hugo, Victor : 13, 18, 19, 46, 87,
153n.
Goethe, Wolfgang : 15, 19.
Hurbon, Laënnec : 247.
Golon, Sergeanne : 60.
Hyacinthe : 260.
Gorki, Maxime : 193.
Gouraige, Ghislain : 37, 55, 61, 96
136, 150, 154, 168, 213, 269, 274 :
305n.
Innocent, Antoine : 67, 98, 101, 102,
164, 211, 215, 244, 245, 249, 261,
262, 268, 271.
Granier de Cassagnac, Adolphe : 66.
Greene, Graham : 20, 36, 153 n, 251.
Jadotte, Hérard : 37.
Grimard, Lue : 50, 252, 255-259, 270.
James, Henry : 62.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
333
Janvier, Louis-Joseph : 84-88, 89n.,
90, 98, 99, 148, 154, 248.
Lavelanet, François : 83, 97, 98, 160,
164.
Jeanty, Occide : 74.
Lechaud, Thomas : 257.
Joyce, James : 62.
Leclerc, général Charles : 175.
Lecorps, Marceau : 48, 69, 147.
Kerboull, Jean : 249.
Legendre, Franck : 117.
Kersuzan, François-Marie : 249.
Léger, Jean-Nicolas : 148.
Kipling, Rudyard : 13.
Léger, Love O., : 117.
Kleist, Heinrich von : 153n.
Lemaire, Emmeline Carriès : 152.
Lénine, Vladimir. 56.
Labelle, Micheline : 35n.
Labossière, Abel : 55, 290.
Lacombe, Lia : 77.
La Fontaine, Jean de : 74, 106, 279.
Lafontant, Delorme : 51, 122, 146,
198, 208, 209, 232, 244, 283, 284.
Le Sage, Aimard : 195, 250, 259, 282,
293.
Lescot, Élie : 122, 149, 155, 249.
Lescouflair, Arthur : 117, 283, 296,
300.
Laforest, Antoine : 56, 57, 156, 209.
Lespès, Anthony : 118, 124, 136, 155,
161, 192, 221, 222, 224, 228, 229,
233, 240, 241, 245, 246.
Lafortune, 260.
Lévi-Strauss, Claude : 270.
Laleau, Léon : 44, 55, 86, 105, 106,
109, 110, 112, 113, 171, 175, 176,
178 179, 210, 256, 284.
Leyburn, James G. : 163 n., 166.
Lamennais, Félicité de : 20.
Lhérisson, Justin : 8, 29, 70, 74, 90-93,
95-97, 99, 101, 102, 164, 165, 171,
192, 202, 210, 217, 220, 231, 232,
244, 275, 276, 288, 299.
Lamothe, Ludovic : 74.
Lhérisson Michel, Rose : 252.
Lamour-Derance : 261.
[328]
Lapierre, Alix : 115, 140, 162, 163,
192, 229, 235-237, 248, 252, 258.
Lubin, Maurice A. : 117, 118.
Laraque, Frank : 219.
Lundahl, Mats : 163n.
Lamartine, Alphonse de : 16, 74, 89.
Luc, Jean : 217.
Laraque, Maurice : 57, 253.
Laroche, Maximilien : 276, 277, 302.
M.M. : 76.
La Selve, Edgar : 66,67n.
Maeterlinck, Maurice : 15.
Laso, Jaime : 153n.
Magloire, Nadine. 34, 43, 50, 129,
143, 192, 196, 284, 294, 301.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
334
Magloire, Paul : 47, 86, 123, 137.
Moral, Paul : 113n., 138, 139, 163n.
Magloire-Sainte-Aude, Clément : 74,
87, 124, 175, 297, 298.
Morand, Paul : 36, 65.
Mairaux, André : 18.
Mangonès, Victor : 51, 159, 160.
Manigat, J.F. Thalès : 84.
Manigat, Leslie : 70n.
Moreau de Saint-Méry, Médéric : 229,
230.
Morisseau-Leroy, Félix : 44, 49, 71,
126, 218, 219, 258, 295.
Musset, Alfred de : 63.
Maran, René : 36.
Marcelin, Émile : 87, 152.
Marcelin, Frédéric : 35, 65, 67, 70, 74,
90-94, 96, 97, 99, 101, 102, 104,
118, 119, 134, 147, 150, 151, 157,
159, 164, 165, 166n., 167, 175178, 191, 222, 231, 239, 244, 255,
260, 274, 285, 286, 291.
Nabokoff, Vladimir : 19.
Nau, Ignace : 88, 89, 98, 100, 217,
252.
Nicholls, David : 35 n., 149n.
Numa, Edgar N. : 44, 117 n., 126, 129,
192, 223, 224.
Marcelin, Pierre : voir ThobyMarcelin, Philippe.
Okezie, J.A. : 281n.
Martini, Magda : 77.
Organisation des États Américains :
163.
Massoni, Pierre : 9.
Mathon, Alix : 96, 101, 110, 127, 129,
153, 154, 175, 176, 179, 186, 211,
275.
Mauriac, François : 20, 251.
Maximilien, Louis : 261, 271.
Mégie, Émile-Célestin : 38, 129.
Melville, Herman : 270,
Mercier, Louis : 30, 151, 194.
Métraux, Alfred : 132, 163n., 166,
268, 271, 302.
Michel, Henri Adam : 99.
Michelet, Jules : 52, 70.
Milton, John : 13.
Organisation des Nations Unies : 163n.
Palés Matos, Luis : 24.
Papailler, Hubert : 192, 240, 258, 296,
297.
Papillon, Pierre : 120, 121, 127, 128,
167, 196, 218, 230, 234, 256.
Paul, Emmanuel C. : 284.
Péralte, Charlemagne : 115.
Perrin, René : 18.
Pétion, Alexandre : 32, 47, 149, 154,
217.
Petit-Noël Prieur : 261.
Molière, Jean-Baptiste : 63.
Phelps, Anthony ; 47, 95, 126, 127,
130, 131, 161, 191, 214, 215, 222,
236-238.
Montaigne, Michel de : 13, 63,
Philoctète, René : 59, 84.
Mintz, Sidney W. : 26n.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
Pompilus, Pradel : 63, 70, 252n., 253,
255, 276n., 280, 304.
335
262, 269, 271, 274, 277, 288, 289,
297, 300, 302-308.
Pope, Alexander : 13.
Roumer, Émile : 235.
Porqueroi, Élizabeth : 298.
Rousseau, Jean-Jacques : 15.
Posy, Bonnard : 117, 118.
Rouzier, Gontran : 49.
Poujol-Oriol, Paulette : 87, 120.
Roy, Francis-Joachim : 8, 47, 60, 72,
76-78, 80, 86, 126, 127, 129, 137,
138, 192, 198, 278, 298.
Pradel, Seymour : 164, 165, 167.
Prestol Castillo, Freddy : 155n.
Price, Hannibal : 147, 148.
Price-Mars, Jean : 46, 109, 116, 117,
119, 166, 208, 210.
Proust, Marcel : 13, 62, 74, 103.
Sagan, Françoise : 52.
Saint-Amand, Édris : 89, 175, 179,
220, 289, 290.
Saint-Denys Garneau : 16.
Racine, Jean : 63, 74.
Saint-Louis, René A. : 7, 148, 149 n.,
199, 200, 212.
Raynal, Guillaume : 49.
Saint-Victor, Alex : 58.
Rebell, Hughes : 18.
SaInave, Sylvain : 86, 154, 172.
Reboux, Paul : 65.
Sampeur, Virginie : 98.
Revel, Jean-François : 53.
Sand, George : 62, 231.
Rigaud, André : 149.
Sans-Souci : 261.
Rigaud, Milo : 47, 49, 98, 118, 207,
208, 252, 254, 264, 266, 268, 283,
300.
Sartre, Jean-Paul : 36, 74, 206.
Riou, Roger : 249.
Savain, Pétion : 44, 49, 122, 136, 155,
216, 220, 221, 234, 244, 252, 262,
263.
Rochambeau, Donatien : 175.
Seabrook, William. 266, 267.
Rochefort, Christiane : 75.
Ségur, Sophie de : 59, 231.
Roméus, Wilhem : 8, 98. Rose, Max :
72.
Séjour, Victor : 35.
[329]
Séjour-Magloire, Francis : 45, 121,
122, 131.
Rosiers, Guy des : 49.
Séjourné, Georges : 104.
Roumain, Jacques : 16, 39, 40, 46, 55,
62-65, 76, 80, 89, 105, 106, 115118, 120, 123-125, 136, 158, 159,
165n., 166-168, 199, 205, 216,
220, 224, 228-230, 233, 235, 236,
240-242, 249, 251, 252, 256, 257,
Sennent de Strasbourg : 63.
Shakespeare, William : 13, 15.
Sienkiewicz, Henryk : 18.
Sigel, F. : 76.
L.-F. Hoffmann, Le roman haïtien. Idéologie et structure. (1982)
336
Soulouque, Faustin : 46, 155.
Valdman Albert : 281n.
Spartacus : 245.
Valéry, Paul : 103.
Steinbeck, John : 193.
Vargas Llosa, Mario : 137.
Stendhal : 74.
Vaval, Duraciné : 15, 46, 85, 236.
Sully, Pierre : 111 et n.
Verne, Marc : 124, 139, 202, 203.
Sylvain, Georges : 65, 215, 255, 279.
Vernet, E. Louis : 107, 207, 270, 300.
Sylvain, Normil : 160, 285.
Viard, Ducis : 85, 86, 150, 154, 171,
300.
Viatte, Auguste : 116n.
Terlonge, Henri : 143, 173.
Vieux, Damoclès : 55.
Texier, C. : 67n.
Vilaire, Etzer : 63, 67n., 91, 152.
Thabuteau, Amysan : 16.
Villaverde, Cirilo : 31.
Thibaudet, Albert : 20.
Villiers, Gérard de : 265.
Thoby, Armand : 68, 215.
Thoby-Marcelin, Philippe et Marcelin,
Pierre : 61, 62, 64, 83, 111, 117,
118, 124, 126, 155, 175, 179, 216,
217, 223, 233, 248, 250, 252, 257,
262, 267, 290, 291.
Villon, François. 13, 63.
Vincent, Sténio : 49, 122, 287, 290.
Virgile : 62.
Voltaire : 13, 52.
Tomlinson, F.C. : 31.
Toulamanche, Karl : 128, 129.
Weil, Thomas E. : 267.
Toussaint-Louverture : 47, 49, 85, 149,
157, 195.
Werleigh, Christian : 34, 201.
Trente ans de pouvoir noir : 123, 206n.
Wilson, Edmund. 57, 62, 252n.
Trouillot, Hénock : 88, 149, 150, 195,
203, 204, 254, 255, 261.
Wolff, Carl : 88.
Trujillo, Leonidas : 125, 155, 185, 222.
Williamson, Karina : 27.
Yacine, Kateb : 15.
Valcin, Mine Virgile : 67, 109, 110,
138, 140, 266.
Zapata, Emiliano : 245.
Valcin Yvon : 71, 72.
Zola, Émile : 74, 137, 193.
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