Le polyhandicapé et son soignant

Transcription

Le polyhandicapé et son soignant
Une aventure partagée
Il s’agit d’une nouvelle édition de l’ouvrage, devenu introuvable
depuis plusieurs années. Bernard Durey nous sensibilise à une
approche singulière de l’accompagnement de la personne polyhandicapée. Son souci de transmission en tant que lien essentiel
entre les êtres humains l’amène à nous faire partager la façon
dont s’articulent le soin, l’éducation et le quotidien dans la vie
avec les sujets en souffrance.
Son observation attentive, son implication rigoureuse nous invitent
à la plus grande proximité avec cette expérience.
Bernard Durey atteste que seul l’engagement de chacun dans un
projet thérapeutique d’équipe peut garantir l’espace du soin.
Chaque fois qu’un regard, qu’un geste trouvent une adresse, une ouverture symbolique émerge, tel est le témoignage d’espoir clinique que l’auteur propose à notre attention.
Bernard Durey est psychanalyste. Il est intervenu durant de nombreuses
années dans différentes institutions en tant que thérapeute auprès de personnes polyhandicapées et régulateur d’équipe.
ISBN : 2-913376-41-X
18 €
Le polyhandicapé et son soignant. Une aventure partagée
Le polyhandicapé et son soignant
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
Collection Pratiques de soins/pratiques éducatives
Bernard Durey
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Bernard Durey
Le
polyhandicapé
et son
soignant
Une aventure par tagée
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
Collection Témoigner / Transmettre
Bernard Durey
Le polyhandicapé et son soignant
Une aventure partagée
Aux résidants et aux professionnels d’Espagnet.
Tous droits de reproduction réservés.
Copyright © Théétète Éditions, 1997.
Théétète Éditions, Les Casers, 30700 Saint-Maximin.
ISBN : 2-9510860-1-6
Prologue
Avant de m’engager dans la conception de cet ouvrage, d’en définir l’esprit, sans doute est-il opportun d’évoquer pourquoi j’y suis
venu, par où et comment je m’y suis engagé, quelles ont été les hésitations que j’ai pu éprouver quant à la forme de l’énonciation ?
Dans mes recherches pour soigner les enfants autistes, j’avais
beaucoup appris. Au cours de mes tentatives en clientèle privée ou
partagées avec mes partenaires de Solstices, au gré des réussites ou
des difficultés, j’ai retenu tout ce pan de lumière qu’ils nous proposaient sur notre humanité. Dans tous les cas nous étions renvoyés
à des questions sur l’importance et la nature de la rencontre, ainsi
qu’à la relation avec autrui.
Le fait qu’on ait trop longtemps mis des mères au banc des accusés avait barré les investigations. Le fait qu’ensuite on n’ait plus osé
parler de psychogénèse de peur d’en revenir à l’erreur première a
engendré un nouveau barrage…
Je pense qu’il y a eu confusion entre ce qui n’est que de l’ordre
du constat et ce qui est reproche. Il est certain que les parents n’ont
que trop tendance à se culpabiliser. Pour les aider à être plus lucides,
il nous appartient de prendre en considération leur souffrance sans
culpabilisation et sans dénégation.
Tout ce que j’avais appris là, je me suis dit que cela pouvait nous
éclairer sur tout humain, du plus démuni jusqu’à celui qui est en
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pleine possession de ses moyens. Pour tous il était question d’interroger ce que je nomme « la structuration fondamentale » qui se
joue entre la conception et le stade du miroir.
J’ai donc eu le désir de vérifier dans quelle mesure il serait possible d’aider des personnes en grande difficulté, et d’autres qui le
seraient moins, en prenant en considération la globalité de l’être,
corps et parole, dans l’espace et dans le temps, comme je l’avais
engagé pour les autistes.
À peu près à la même époque, j’ai été sollicité pour travailler avec
diverses équipes, d’enfants, d’adolescents ou d’adultes, présentant
des troubles très divers allant des répercussions de graves perturbations familiales, d’effets d’abandon, des retards de développement,
des réactions caractérielles, dans les ordres de la névrose, de la psychose ou de l’autisme.
Dans la même période, le directeur d’un établissement comportant à la fois Maison d’Accueil Spécialisé, Foyer médicalisé et
Foyer de vie est venu me demander de venir faire de la formation
pour le personnel sur le thème de l’analyse des pratiques. Je me suis
d’abord demandé quels services je pourrais rendre à ces personnes,
mais voilà maintenant bientôt dix ans que je travaille là et c’est de
ce que j’y ai découvert que je veux témoigner dans ce livre.
Dans cette expérience-ci j’ai gardé la place de témoin. A part une
ou deux fois pour montrer un mode d’approche possible, je m’y suis
tenu. C’est-à-dire que mois après mois, les équipes me parlaient de
tel ou tel résidant ou résidante. Avec les données qui m’étaient apportées, je cherchais avec eux quelles pourraient être les modalités d’une
intervention aussi sensée que possible. Quand je dis « sensée » voici
ce que je veux exprimer : je me suis appuyé sur l’expérience, non seulement la mienne mais aussi celle des autres qui m’apportaient leurs
propres données ce qui permettait la confrontation des avis. Au
départ, et avant de tenter de dégager des hypothèses théoriques, il
fallait aider les professionnels à se délivrer du fantasme de confron4
tation à des « morts-vivants » et percevoir que le champ de leur engagement était celui d’une atténuation des souffrances. J’évoquerai
donc ce qui m’a personnellement beaucoup aidé à comprendre, pour
en arriver à un certain « savoir-faire » partagé, dans ma référence
constante à ce que je désigne comme un « fil conducteur » dont je ne
déroge pas. Il reste mon « pivot » mais j’admets qu’il peut, à tout
moment, être remis en question, infléchi, modelé et modulé par ce
que me donnent à voir et à entendre les personnes en souffrance auxquelles je m’adresse, comme les partenaires avec lesquels je travaille.
Il semble, qu’au long d’une vie professionnelle, et particulièrement dans le secteur médico-social, s’opère ce brassage entre la pratique et les approches théoriques. Chacun en viendra tôt ou tard, à
élaborer son propre code de références si tant est que nous ne pouvons nous situer que « par rapport à… », c’est-à-dire dans le relatif.
C’est la construction nécessaire pour travailler dans un certain ordre,
une cohérence, les données en fussent-elles évolutives.
D’aucuns partiront d’une information théorique au gré des enseignements et des lectures pour en arriver à se faire leurs idées personnelles et s’en servir. D’autres préféreront se confronter d’abord
à l’expérimentation pour s’y fonder avant de questionner les livres
et les auteurs. Que l’on passe par une approche ou par l’autre, il
s’opère, dans le temps, un brassage entre les enseignements pratiques
et ceux des théories, les uns et les autres se faisant mutuellement
évoluer. Pour ma part, j’ai toujours fait retour aux leçons du terrain
et c’est ce qui m’aura aidé, tant que faire se peut, à ne pas figer. Mes
hypothèses ont toujours appelé de ma part la vérification des effets
qu’elles pouvaient produire au terme de chacune des étapes de leur
mise en œuvre.
C’est ainsi que d’emblée, je n’avais abordé la lecture de Freud et
de quelques autres qu’après l’accomplissement de mon analyse personnelle initiale, sans oublier qu’une telle démarche ne peut constituer qu’un « coup d’envoi » pour ce qui va se poursuivre toute une
vie. On peut regretter que parfois des éducateurs aient tendance à
oublier que la formation initiale ne peut être que le commencement
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d’un travail à déployer tout au long d’une carrière, tant pour euxmêmes que professionnellement pour ceux auxquels ils s’adressent.
Dans mes recherches, j’ai donc fonctionné d’abord à partir de
mes intuitions puis de mes déductions, notamment en ce qui concerne les enfants autistes qui sont venus m’interpeller dans ma carrière de psychanalyste.
C’est seulement ces dernières années, après tout un parcours
fécond de mises à l’épreuve des suppositions partagées avec divers
partenaires, que j’ai abordé les écrits de Kanner. J’ai été émerveillé
par le travail de cet homme qui a su, très tôt, mettre à jour l’autisme infantile précoce et explorer toutes les voies possibles pour tenter d’en comprendre les origines et peut-être trouver les moyens
d’une approche thérapeutique.
Avant d’aborder Kanner, j’avais consulté quelques ouvrages concernant l’autisme. Je n’y avais trouvé, la plupart du temps que des descriptions très élaborées mais fort peu d’hypothèses de soin qui démontrent leur crédibilité. C’est ce qui m’avait incité à écrire Autismes et
Humanité et je me suis rendu compte combien ce témoignage s’articulait dans la foulée du dire de Kanner, et semble maintenant, sur
certains points, rejoindre la pensée de nombreux chercheurs, lorsqu’ils parlent directement des autistes, comme Geneviève Haag, ou
lorsqu’ils se penchent sur les données de la petite enfance, pour ce
que j’ai désigné comme période de la « structuration fondamentale » dont les conditions permettront, ou non, la naissance du sujet.
Des hésitations en ce qui concerne l’énonciation !
Devant le spectacle et l’approche d’une des plus grandes détresses
humaines, je dois dire aussi que j’ai été confronté à des problèmes
de style. Conduit à évoquer toutes sortes de souffrances, des douleurs extrêmes du côté du corps et du côté de l’âme, j’ai pensé aux
parents confrontés à leur enfant devenu adulte et toujours dans les
mêmes blessures. J’ai pensé aux soignants appelés parfois à des tâches
intolérables, à des confrontations indicibles, imparlables et quand
il n’y a plus de mots, seuls peuvent s’exprimer les corps. L’invitation
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était forte, pour tenter d’échapper à ces situations, d’en faire un
chant continu, un lamento, où la poésie sublimerait peut-être les
désespoirs, les courages, les plaies, les espérances, les croyances aussi !
Mais, en escamotant le réel, c’eût été m’aventurer, tricher, c’eût été
comme une échappée dans la symbolisation, comme un évitement
de la réalité subjective… C’eût été voiler ce fondement qui « fait »
la rencontre au quotidien.
J’ai donc choisi d’être surtout descriptif et commentateur avec,
ça ou là, un point émotionnel qui participe aussi au dire du sens
pour nous.
Il se trouve que les polyhandicapés dont je relate ici les parcours
ont tous été abandonnés ou délaissés par leurs géniteurs qui n’ont
pas su ou pas pu devenir parents.
Pourtant c’est aussi à des parents que je m’adresse et je sais combien il en est qui sont restés proches de leur enfant si mal en point
soit-il.
Gardons-nous de porter le moindre jugement sur les uns ou sur
les autres. Toute mère, tout père qui se trouve confronté à un enfant
anormal, sera forcément déstabilisé par ce qui est une douloureuse
blessure narcissique.
Certains vont organiser toute leur vie en fonction de cet enfant,
voire au détriment de la leur, de la fratrie ; d’autres vont tenter des
organisations destinées à maintenir un équilibre, d’autres encore
vont très vite avoir recours aux organismes de soin, dans l’espoir
d’améliorations…
Le travail des professionnels sera de les aider à gérer des relations
complexes avec leur enfant. Parfois il faudra déculpabiliser les parents
pour les aider à prendre des distances. Souvent ces enfants sont
mieux avec leurs semblables que confrontés à des frères et soeurs en
pleine possession de leurs moyens. Chaque situation est bien particulière et requiert toute la clairvoyance mais aussi la délicatesse
des soignants.
Par cet ouvrage, je veux aussi informer les parents qui ont été, à
un moment donné, obligés de se séparer de leur enfant, de ce qu’il
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peut en advenir dans nos institutions et de la qualité des soins qui
leur sont le plus souvent donnés.
Certes, je ne puis parler que de ce dont je suis témoin. Tout ce
que j’ai à dire ici prend appui sur cet établissement que j’ai déjà évoqué et dont je parlerai plus longuement plus loin.
C’est à partir de là que je m’adresse aussi à tous les professionnels, et je vais maintenant proposer quelques indications pour permettre à tous une lecture plus facile.
Diverses cultures, et en particulier la nôtre, ont eu tendance à
séparer ce qu’il faudrait unir. Sans doute ces séparations avaientelles parfois pour but de mieux cerner telle ou telle «partie» de ce
qui nous compose, mais, dès l’instant où nous n’en revenons pas à
une considération de l’ensemble, les risques d’erreurs et d’errements
ne peuvent que se multiplier.
Corps et âme sommes-nous, contenant et contenu tout à fait
indissociables. Tout ce qui est abordé par un bout fait écho à l’autre.
Cette conception spatiale rejoint celle du temps, en ce sens que
notre « corps et âme » est comme un livre où s’est inscrit une histoire. Les cicatrices des blessures de l’enfant que nous avons été
demeurent dans le corps et dans l’âme de l’adulte que nous ne cessons pas de devenir, même si elles s’estompent parfois. La pratique
analytique a magnifié l’approche du «soin» par le langage et elle a
fait ses preuves avec beaucoup de ceux qui en disposent mais il reste
tous les autres.
C’est pour ceux-là que j’écris aujourd’hui et pour aider le lecteur à mieux comprendre quel est le mode d’approche que j’ai choisi, je pense qu’il faut lui proposer quelques clefs.
C’est pourquoi, il me paraît ici important de rappeler un peu de
ce que j’écrivais voici quelques années à propos des polyhandicapés
mais en le situant dans un contexte plus général.
« Si le sujet en puissance n’est pas né à lui-même, comment l’aider à “ prendre corps ” ? Comment le corps-soma vivifié, revigoré,
peut-il atteindre la psyché et favoriser l’éveil du sujet ? »
« Mon expérience à partir de l’approche des autistes, qui l’ont
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été pour des causes psycho-génétiques, m’a incité à envisager comment elle pouvait m’aider à comprendre ce qu’il en était pour ceux
qui sont dans des états autistiques consécutifs à des problèmes physio-génétiques ou à des maladies organiques. »
« Avec mes partenaires, nous avons été conduits à nous demander, pour la plupart des résidants en M.A.S.1 si la part de la déficience organique était prédominante ou si les coupures relationnelles et affectives, dont la maladie avait été l’occasion, n’avaient
pas une part tout aussi importante dans leur histoire.»
« Dans cette dernière hypothèse, nous avons considéré que c’était
en tous cas la marge d’intervention qui nous était offerte et nous
verrons comment nous avons tenté chaque fois que c’était possible
de l’exploiter. »
« Dans tous les cas, vu la gravité de l’état de « nos résidants » et
l’ancienneté de ces états, nous ne nous sommes pas accordés d’autres
prétentions que d’atténuer leur souffrance, apporter un peu de
« mieux être », y mettre du “ vivant ”. »
Après ce préambule, je me penchais sur la question du sujet telle
qu’elle pouvait nous être posée à partir de ceux auxquels nous nous
adressions et j’écrivais :
« Du sujet, il y en a toujours en puissance et c’est pourquoi il m’a
paru utile de nuancer cette notion en termes adjectivants suffisamment significatifs. »
Une perception commune de la valeur des mots est toujours
importante mais peut-être encore davantage quand il s’agit d’échanger à propos de personnes humaines qui n’ont pas accès au langage. Je souhaite donc faire partager ce que recouvre le vocabulaire
que j’emploie, comme des clefs pour un partage du sens.
Sujet-potentiel-en-soi
Le capital est enfoui mais n’a pas pu fructifier. Peut-être que l’occasion ne lui en a pas été donnée du fait des circonstances et des
personnes rencontrées. Peut-être encore que le « terrain » du sujet
s’est avéré d’une grande vulnérabilité.
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Présumé-sujet à nos yeux
C’est le plus souvent l’attitude fondamentale des parents dans
leur désir et leur espérance d’éveil et d’épanouissement de leur enfant.
C’est aussi par cette attitude profonde du soignant que peut s’ouvrir une possibilité d’émergence. Si le soignant «attend» le sujet, il
dispose d’un pouvoir-potentiel à l’aider, bien sûr aussi selon et comment il s’y prendra. Si le « soignant » n’y croit pas, il se condamne
à une impuissance dans sa fonction. Si le soignant espère trop, il se
prépare à bien des déceptions. Il reste que c’est une forme d’attitude soignante primordiale que de reconnaître « du présumé-sujet »
là où le sujet n’apparaît pas encore.
Sujet-partiel
Il y a eu certaines acquisitions, notamment dans l’aptitude à
reconnaître l’autre et s’y reconnaître à divers niveaux, mais il reste
toujours une incomplétude. Si faible soit-il, c’est cependant l’espoir
des acquisitions que nous pouvons attendre qui produira un mieuxêtre. Nous pouvons travailler sur des « petits signes » d’évolution,
des innovations, des changements, ou sur le repérage de ce qui s’est
bâti sur certains versants seulement.
Sujet avéré
Il dispose de tous les moyens de base indispensables. Il a connu
de la rencontre. Il a franchi heureusement le stade du miroir. Il est
dans l’altérité. Il a fait sa vie avec ses moyens propres et particuliers.
Sujet amoindri
Il est né à lui-même en dépit de circonstances parfois difficiles. Il
est donc sujet avéré mais il ne peut utiliser son potentiel que bien
en-dessous de ses moyens. Il a toutes les données, mais les circonstances de la vie ne lui ont pas permis de donner toute sa mesure. Cela
peut être du fait du milieu de vie, des conjonctures et également de
son fait. J’avais utilisé ce terme de «sujets-amoindris» dans une conférence lors du colloque international sur les familles d’accueil à
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Strasbourg le 20 mars 1992, en évoquant le potentiel humain trop
souvent sous-utilisé chez les infirmiers psychiatriques ou les éducateurs, quand, en fonction de dispositifs mal conçus, de répartitions
de tâches insuffisamment pensées, ils étaient déresponsabilisés et se
trouvaient renvoyés à un rôle de « gardien du répétitif infécond ».
Vers l’entrée dans le propos
Des soignants et des soignés.
Quel est donc ce pari qui est le mien en osant parler encore d’humains qui n’ont pas accès au verbe et qui nous semblent, car ils ne
peuvent pas le dire, dans une souffrance extrême ? A moins que ce
ne soit de notre propre malaise qu’il s’agisse ? Quelle est la part qui
nous revient? La part du dire sur l’indicible ?
Pour ceux qui n’ont même pas les moyens d’exprimer des pulsions, pouvons-nous aller jusqu’à supposer que nous jetions là un
regard sur la préhistoire du désir? La plupart ne dispose même pas
des moyens de la plante, encore moins de ceux de l’animal !
C’est pourquoi, comme on le lira, j’ai accordé tant d’importance à la parole des soignants. Ils nous diront ce qu’ils éprouvent dans
la rencontre au quotidien et à travers « leur agir » pour mieux aider
ces polyhandicapés tout en s’aidant eux-mêmes. Si la parole ne passe
qu’à sens unique, des soignants vers les soignés, étant plus souvent
chargée d’un « sens éprouvé » plutôt que d’un « sens compris », il
apparaît capital que les soignants se parlent entre eux. Ils ont besoin
d’évoquer ce qu’ils vivent, d’exprimer ce qu’ils ressentent, partageant leurs questionnements, leurs espoirs, et leurs incertitudes dans
les moments difficiles.
C’est ici que l’équipe a tant d’importance. Accomplir le « travail » qui est à faire dans une mauvaise ambiance confinerait à l’insupportable, sans compter que les usagers en subiraient toutes les
répercussions. Moins ils peuvent dire, plus peut-être ressentent-ils
les ambiances, les mouvements des affects dans la relation.
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Certes les thèmes que j’aborde dans cet ouvrage nous invitent
inévitablement à une réflexion générale sur notre humanité !
Cependant je crois que le travail partagé avec le personnel d’Espagnet 2
et dont ici je témoigne, peut constituer un message de reconnaissance pour tous les personnels des M.A.S. et leur apporter un peu
d’aide.
Dans la foulée, il me paraît important aussi de faire entrevoir au
public quelle est la nature des tâches, quelles sont les compétences
requises tant professionnelles que personnelles. Les qualités d’engagement et de dévouement ne manqueront pas non plus d’apparaître. Retenons aussi qu’une bonne partie du « salaire moral », celui
que s’accorde le soignant, résidera dans le plaisir d’avoir su bien
aider.
Je vais donc tout autant parler des polyhandicapés que de la nature de leurs relations avec les soignants. Pour ces personnes en grande souffrance, comme je l’avais souligné en parlant des autistes, deux
données fondamentales seront notamment en jeu: la place de tout
humain dans les coordonnées de l’espace et du temps, avec pour les
articuler le mouvement, c’est-à-dire la vie.
Ceci suppose, dans toute institution, une attention toute particulière aux espaces physiques et aux espaces psychiques, comme aux
mouvements, aux déplacements, aux échanges qui s’y produisent.
Nous savons bien que la parole d’un directeur a ce pouvoir d’empêcher ou de permettre. Il peut être un homme seul et ne se fier
qu’à sa propre pensée, comme il peut être un homme, ou une femme,
de partage et ses décisions, les orientations qu’il donnera seront le
fruit de concertations préalables. Je pense que le directeur d’Espagnet
a fait un travail assez exemplaire sur lui-même et avec les autres pour
qu’il soit mentionné, aussi vais-je citer ici certains passages de l’introduction qu’il avait rédigée pour l’article collectif de 1993 déjà
évoqué.
« Le travail institutionnel doit être avant tout le fait d’un ensemble
cosmique de personnes ouvrant sur la même voie… »
« C’est de volonté délibérée que j’ai souhaité donner le champ libre
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à la recherche, pour une ouverture à la réflexion en vue d’une pensée
agissante.
Il fallait pour cela une implication de chacun laquelle, à mon sens,
passe d’abord par les chefs de service, par la communauté de pensée entre
eux et moi pour “ l’agir ”… »
« Il faut que la liberté de parole pour chacun soit toujours possible.
Cette dynamique entraîne quasi-obligatoirement l’émergence de la «
vérité du sujet » pour les personnels et se répercutera sur les relations
avec les résidants… »
« J’ai estimé que nous nous devions de remettre en cause nos modalités d’intervention: les actions individuelles et l’organisation institutionnelle… »
« Le personnel ne se dynamise que dans la reconnaissance de son utilité face aux besoins des résidants, mais sûrement pas dans la routine
d’une défense exclusive de ses droits… »
« Il ne fait pas de doute que seul l’intérêt de nos engagements peut
permettre de vaincre la résistance au changement. »
Je crois que tout directeur doit constamment se demander si son
attitude et les options qu’il propose ou auxquelles il adhère après
concertation seront de nature à libérer les énergies, sachant que
toute dynamique appelle une régulation. Chef d’orchestre, il doit
à la fois faire en sorte que chaque musicien produise le meilleur de
lui-même, tout en veillant à l’harmonie d’ensemble.
Le cheminement de chacun vers son devenir de sujet en dépend
tant pour l’épanouissement des compétences et de la personnalité
des professionnels que pour les usagers.
Si j’insiste ici sur l’importance de la fonction et du rôle d’un
directeur dans tout établissement de soin, c’est à cause de son lien
étroit avec la mise en place des dispositifs qui ne vaudront que dans
la mesure où ils favoriseront la qualité des interventions aidantes et
soignantes auprès des usagers, quelle que soit la nature du handicap. Je veux donc évoquer ici aussi tout autant l’agencement de l’espace : bâtiments, jardins, macro ou micro-structures que le jeu des
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répartitions de tous ordres: utilisation de ces espaces, horaires, fonctions, tâches, rôles… Je veux insister enfin sur les organisations de
la communication, des échanges, des instances d’analyse des actions,
sans oublier le champ des spontanéités. Attirons aussi l’attention
sur les équilibres à trouver entre les verticalités, les horizontalités,
les transversalités.
Une institution doit être un outil vivant et mérite ainsi une attention constante à son fonctionnement. N’oublions pas que c’est le
grain de sable qui peut bloquer la machine, et ici ce serait laisser
s’établir l’erreur, permettre les blocages endémiques, accepter les
pertes de sens.
Faut-il rappeler que nos constructions humaines, fussent-elles
de bois, de pierre ou bien de l’esprit, sont faites par l’homme pour
l’homme et qu’elles sont induites aussi par les tendances culturelles
du moment de l’évolution d’un peuple et du lieu ?
Les organisations de nos institutions de soin ne sauraient échapper à ces données sans oublier qu’elles sont destinées à abriter des
corps et des âmes diversement blessés.
La qualité du soin va donc dépendre tout autant des locaux, de
la personnalité du directeur, des compétences des soignants, de leur
humanité et de tout ce que j’ai évoqué précédemment.
En bref, l’émergence possible du sujet se trouve liée à tous les
dispositifs d’une institution, espace, temps, personnes, quelle que
soit la nature de ses difficultés ou de son handicap3.
Les polyhandicapés nous donnent souvent l’impression de ne se
sentir vivre que dans l’instant, et pourtant nous pourrons découvrir, dans la foulée de la dynamique thérapeutique que nous leur
proposons, comment ce qui a été reçu peut devenir un acquis, à la
fois témoin et producteur d’un peu de mémoire, d’un peu d’histoire.
Dans la rencontre avec les polyhandicapés, il s’agit surtout d’aider le personnel à se situer, à donner du sens aux interventions dans
la mesure où l’état de non-émergence des enfants, adolescents ou
adultes dont il s’agit ne leur a pas donné accès à la condition de
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sujet. Demeurés « sujets-potentiels », avec un capital souvent bien
appauvri dès leur conception ou en cours de gestation, ils le resteront dans la plupart des cas sans jamais disposer des moyens nécessaires à une véritable reconnaissance de soi.
Dans cet ouvrage, je vais nécessairement passer par la question
fondamentale des ancrages affectifs et, par voie de conséquence, j’en
viendrai à celle des réactions des «personnes professionnelles». Ces
engagements émotionnels peuvent apparaître différents selon les
uns ou les autres, soignants ou soignés. Si le fil conducteur reste le
même, dans tous les cas, il s’agit de situations particulières et délicates. Pour essentielles que soient les implications et leur analyse,
elles n’en sont pas moins éprouvantes. Elles peuvent devenir stimulantes selon la façon dont elles seront traitées. Disant cela, j’évoque
la tâche des soignants.
Peut-on alors parler de «transfert de soignant» au-delà d’un :
« J’aime bien ce que je fais pour toi et j’ai plaisir à constater que tu
vas mieux », retour gratifiant de son savoir-faire sur le sujet-soignant ? C’est aussi ce que nous examinerons. Ce plaisir à se dire
qu’on a bien travaillé suffit-il ou ne réduit-il pas le résidant à une
chose ? S’agit-il d’un intérêt ou d’un attachement très particulier à
« la personne-potentielle-inachevée » ? Cela peut-il se nommer « transfert » ou « contre-transfert » ?
Certains parleront d’attitudes ou de « contre-attitudes » ! D’autres
s’en tiendront à des sentiments d’attirance ou de répulsion, voire
d’acceptation, pour d’autres encore il ne s’agira que de mouvements
plus ou moins conscients de sympathie ou d’antipathie, voire d’une
volonté d’empathie. C’est toujours de la relation et de sa nature
qu’il s’agit. C’est donc à travailler.
N’avons-nous pas remarqué, à un moment ou à un autre de notre
vie, que nous éprouvions un malaise quand nous croisions une personne sérieusement handicapée, fut-ce physiquement ou mentalement. Ne nous sommes-nous pas demandés s’il fallait ou non la
regarder. Pris entre la gêne que nous éprouvions de l’inhabituel, de
l’insolite, fallait-il regarder d’un air faussement naturel, voire comme
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une bête curieuse ou au contraire détourner nos yeux ? Quel effet
cela peut-il produire sur la personne handicapée, qui tantôt ne sera
jamais regardée, comme si elle n’existait pas, tantôt se sentira fixée
de bien indiscrète façon ?
Absence ou violence du regard, cela ne s’ajoute-t-il pas aux conditions aléatoires de structuration dès la petite enfance.
Nous verrons, quand les conditions contenantes d’un dispositif
sont correctement agencées comment les membres du personnel
d’une M.A.S. peuvent, dans la rencontre avec les polyhandicapés
comprendre la nature de leurs souffrances et de leurs besoins et se
mettre à la portée de chacun selon son problème particulier. « On
s’y fait » dira-t-on aussi ! Méfions-nous de ce que cette « habitude »
puisse devenir une routine chosifiante si nous n’y prenons pas garde.
S’y faire peut provenir d’un bon système défensif de la part de l’adulte soignant. C’est ce qui se produira s’il ne peut pas s’appuyer sur
un projet partagé. Dans cette absence le soignant ne pourra «tenir»
que s’il se protège.
La tâche est difficile aussi, même quand il y a un programme
personnalisé, dans la mesure où les effets des interventions n’apparaissent pas toujours d’emblée. Ils ne sont pas toujours évidents
pour certains et se manifestent souvent dans l’infime. Pour un adulte qui n’évoluait guère, mais qui se montrait tout souriant tandis
qu’il était massé, Lucette Cazenave pour réconforter ses équipières
leur disait : « Ce qui est important, aussi pour vous, c’est que le
moment du massage soit pour lui un instant de bonheur ou de
mieux être ». Cependant le fait que, pour quelques uns, les résultats soient évidents, va stimuler les intervenants pour tous les autres,
en se disant que « le peu » qu’on parvient à leur donner est probablement « considérable » pour eux.
En ce qui concerne les polyhandicapés, je le redis, il a seulement
été question, pour mes partenaires et moi, de parvenir à atténuer
des souffrances pour eux-mêmes mais aussi pour leur parenté, pour
les soignants. Quand on réussit, par exemple, à éradiquer des conduites
d’auto-mutilation nous pouvons supposer que les intéressés se por16
tent mieux, mais soulignons aussi que la disparition du spectacle
affligeant de leurs agressions sur eux-mêmes constitue un grand soulagement pour les autres.
Je parle des « soignants » et non d’éducateurs. Dans le personnel, il y a des aides-soignantes, des A.M.P., des infirmières, des éducateurs etc… Sachant que chacun aura pris ce qu’il aura pu et voulu
dans la formation qu’il aura reçue, je crois que le plus important
réside dans ce qu’il en résulte pour la personne et dans ce en quoi
elle aura su en tirer profit. Quand je travaille avec une équipe, j’avoue
que j’ignore, sauf par hasard, quels sont les titres de chacun. Ce sont
leurs aptitudes à la rencontre qui m’intéressent.
Une M.A.S. n’est-elle pas, par excellence le lieu où le « savoirprendre-soin » s’articule nécessairement à la prise en considération
globale du sujet-potentiel ? Si la dimension du « sens » des entreprises soignantes est primordiale, elle s’articulera obligatoirement
avec le médical et l’éducatif voire les incorporera dans le projet individualisé.
Un ami m’écrit : « Mettre du sens, est-ce possible ? » Non seulement c’est possible, mais cela me paraît indispensable pour les soignants afin que le présumé-sujet soigné ait quelque chance de s’y
retrouver.
S’en tenir à donner une « signification » à nos tentatives serait
intellectualiser, et risquer de désincarner. Le sens, de par tout ce qu’il
concerne, outre l’intelligence des choses et la direction, est en soi,
dans le langage, inducteur de toutes sortes de données, qui, tout
compte fait, se rejoignent par des mots en l’être: sensationnel, sensé,
sensément, sensibilisateur, sensibilisation, sensibiliser, sensibilité,
sensible, sensiblement, sensiblerie, sensitif, sensitive, sensoriel, sensori-moteur, sensualisme, sensualité, sensuel… dans l’ordre du Petit
Robert. Certes « donner du sens » c’est concevoir comment s’articulent entre elles, dans un ensemble, des significations, mais tout à plat
il faut la sauce, et ici ce sera l’affect dont tous «les sens du sens» sont
tantôt les supports, tantôt les émetteurs… à mon sens tout au moins !
Comme je l’ai si souvent dit, ça ou là, tout travail thérapeutique
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se doit d’être relié et inscrit dans une communauté de sens. Ce doit
être un projet partagé, compris et respecté par tous les partenaires
pour qu’il ait des chances d’être efficient. En amont, il doit être inscrit dans le projet général (et ce sera sans problème si celui-ci est
fondé sur la réponse aux besoins des usagers). En aval il convient
qu’il soit articulé avec le médical, l’éducatif, le pédagogique. (S’il
n’y a pas de scolarité en M.A.S., il est souhaitable de s’y poser la
question d’une pédagogie des apprentissages, fussent-ils élémentaires.)
A travers les tentatives qui sont ici relatées nous verrons que l’éducation n’en est pas exclue, dans la mesure où éduquer c’est situer,
et où situer, c’est rassurer. Le cadre contenant et les «bonnes habitudes» à faire prendre à ces personnes ont aussi pour intérêt de les
désangoisser. Les rythmes des jours et des nuits, ceux des ablutions,
des repas, des activités favorisent une « attente » et par là, peut-être
une ébauche de perception du temps.
Les soignants aussi ont besoin de repères. Ils les partageront dans
un travail d’équipe rigoureux et amical. « Rigoureux » dans le suivi
du projet pour chaque résident, « amical » dans le respect et le soutien mutuel.
Le mouvement de présence-absence implique une transmission
sérieuse des informations des uns aux autres mais il permet ainsi
que les soignants soient plus disponibles à des rencontres parfois
éprouvantes, s’il y a des moments de distanciation pour « souffler »
et « penser ».
Nous verrons que l’analyse fine de ce qui a lieu dans l’archaïque
du sujet permettra de moduler en conséquence la nature des interventions, celle des dispositifs. En y mettant du sens, tout le monde
s’y retrouvera, soignés et soignants.
Par habitude et par tradition, nous envisageons la psychogenèse à partir de la naissance. Déjà, à propos des autistes, j’avais écrit
combien il importait de regarder du côté de ce qui avait eu lieu
avant, c’est-à-dire in-utéro, et particulièrement à l’époque de l’histogenèse.
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Avec les polyhandicapés nous voici propulsés jusqu’à l’organogenèse et ce n’est pas à négliger comme je m’efforcerai de le faire
entrevoir. L’organogenèse concerne le développement de l’embryon,
première ébauche qui va se répercuter sur l’histogenèse, puis sur la
psysiogenèse et finalement sur le développement du nourrisson.
Que se passe-t-il pour quelqu’un qui a connu des perturbations
si précoces ? Nous en voyons les traces apparentes. Et les autres ?
Celles qui sont cachées et sur lesquelles, peut-être nous pouvons
agir… !
Voici que j’avance la dimension du caché, le secret de tout être
humain. Aucun de nous ne peut avoir la prétention d’appréhender
l’autre dans sa totalité et pourtant… !
Si nous en restions là, peut-être en viendrions-nous à penser qu’il
vaut mieux ne rien faire, surtout ne pas entreprendre, tant le mystère d’un être nous paraît opaque. Ce serait l’abandonner à son sort
mais nous abandonner aussi. N’oublions pas que tout humain, en
difficulté majeure ou non, nous est de quelque façon semblable et
que le «programme de construction» des polyhandicapés, eut-il eu
bien des anomalies, bien des pannes et tant de retard, n’est pas différent de celui de tout autre humain. Pour comprendre il convient
de nous interroger sur nous-mêmes.
Si un bébé ne peut s’acheminer vers la condition de sujet d’abord
que dans le désir et l’amour de sa mère, de même nous savons bien
que l’autiste, fût-ce consécutivement à des accidents organiques, ne
peut être que présumé-sujet. Or pour qu’il y ait transfert affectif, il
faut qu’il y ait du sujet-avéré. C’est donc initialement le transfert
soignant qui permettra que s’opère un ancrage. A l’instar de la mère,
c’est dans le désir et la tendresse humanisante du soignant, un soignant unique au départ, comme on n’a qu’une mère, que le «patient»
(et il en faut de la patience) va puiser des ressources en l’autre d’abord
pour ébaucher son avancée vers un peu plus de sujet.
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