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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Jean Benoist, anthropologue
Une petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. [Tome II]
Texte inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, septembre
2008, 464 pp. Diffusion exclusive.
M Jean Benoist, anthropologue, nous a accordé le 26 juillet 2008 son autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.
Courriel : [email protected]
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Pour le texte : Times New Roman, 12 points.
Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word
2004 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition numérique réalisée le 18 août 2008 et modifiée avec
ajouts le 20 septembre 2008 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,
province de Québec, Canada.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
Jean Benoist
Médecin et anthropologue
Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III, France.
Une petite bibliothèque d’anthropologie médicale.
Une anthologie. [Tome II].
Texte inédit. Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 2008, 464 pp.
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Table des matières
Présentation de Jean Benoist.
Ali Aït ABDELMALEK et Jean-Louis GÉRARD, Sciences humaines et soins.
Manuel à l’usage des professions de santé. Paris, Masson, 2001.
Marlène ALBERT-LLORCA, Les Vierges miraculeuses : légendes et rituels.
Paris, Gallimard, 2002.
Marta ALLUÉ, Discapacitados. La reivindicación de la igualdad en la
diferencia, Barcelona éds. Bellaterra, 2003, 254 p.
Miguel Miranda ARANDA. De la caridad a la ciencia. Pragmatismo, interaccionismo simbólico y trabajo social. Zaragoza, Ed. Mira, 2005.
Paul-Laurent ASSOUN & Markos ZAFIROPOULOS (dir.) – Logiques du symptôme,
logique pluridisciplinaire. Paris, Economica - Anthropos, 2004, 191 p.
Antoine AUDOUARD, Une maison au bord du monde. Paris, Gallimard, Folio,
2001.
Ana Mariella BACIGALUPO, La Voz del Kultrun en la modernidad Tradición y
cambio en la terapéutica de siete machi mapuche. Santiago, Ediciones
Universidad Católica de Chile, 2001.
R.H BANNERMAN., BURTON J. et CHEN Wen-Chieh (éds). Médecine Traditionnelle et couverture des soins de santé. Textes choisis à l'intention
des administrateurs de la santé. Genève, Organisation mondiale de la Santé, 1983.
Janine BARBOT, Les Malades en mouvements. La médecine et la science à
l’épreuve du sida. Paris, Balland, 2002.
Philippe BATAILLE, Un cancer et la vie. Les malades face à la maladie. Paris,
Balland, 2003.
Heike BEHREND & Ute Luig, eds, Spirit Possession. Modernity and Power in
Africa. Oxford, James Currey/Kampala, Fountain Publishers Cape Town,
David Philip/Madison,The University of Wisconsin Press 1999.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Jean BENOIST, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie.
Tome I. Aix-en-Provence, AMADES 2002, [diffusion Karthala, Paris].
Catherine BENOÎT, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de
l’espace à la Guadeloupe. Paris, CNRS Éditions/Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 2000.
Anne BIADI-IMHOF (dir.), La santé mentale dans le rapport Nord/Sud, La revue Tiers Monde, vol. XLVII, n° 187, juillet-septembre 2006, 205 p.
Patrice BIDOU, Le Mythe de Tapir Chaman. Essai d’anthropologie psychanalytique. Paris, Éditions Odile Jacob.
Patrice BIDOU, Jacques GALINIER et Bernard JUILLERAT (dir.),
Anthropologie et psychanalyse.Regards croisés. Paris, Éditions de
l’EHESS, Collection « Cahiers de l’Homme », 2005, 228 p.
Claire BOILEAU, Dans le dédale du don d'organes. Le cheminement de l'ethnologue. Editions des archives contemporaines, 2002.
Doris BONNET, Doris & Jaffré, Yannick (dir.), Les maladies de passage.
Transmissions, préventions et hygiènes en Afrique de l’Ouest. Paris, Karthala (« Médecines du monde »), 2003.
Doris Bonnet, Catherine Le Grand-Sébille, Marie-France Morel, (sous la dir. de),
Allaitements en marge. L’Harmattan, 243 p., 2002.
Doris BONNET et Laurence Pourchez, Du soin au rite dans l'enfance. Erès,
2007, 309 pages et DVD.
Pierre BONTE, Anne-Marie Brisebarre, Altan Gokalp, s. dir., Sacrifices en islam.
Espaces et temps d’un rituel. Paris, CNRS Éditions, 1999.
Christiane BOUGEROL, La médecine populaire à la Guadeloupe. Paris, Éditions Karthala, 1983.
Véronique BOUILLER et Gilles Tarabout, éds, Images du corps dans le monde
hindou. Paris, CNRS Éditions, coll. « Monde indien. Sciences sociales.
XVe-XXe siècle », 2002.
Vincent CARADEC, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Paris, Nathan, 2001.
Danièle CARRICABURU & Marie Ménoret, Sociologie de la santé. Institutions,
professions et maladies. Paris, Armand Colin, 2004
Michel CASTRA, Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs. Paris, PUF, 2003.
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CASTRO A., et Singer M. (eds.) 2004, Unhealthy Health Policy. A Critical Anthropological Examination. Altamira Press, Walnut Creek.
Pascal CATHEBRAS, Troubles fonctionnels et somatisation. Comment aborder
les symptômes médicalement inexpliqués. Paris, Masson, 2006.
Centre de recherches et d’études anthropologiques (CRÉA) et Université Lumière
Lyon 2, Tohu-bohu de l’inconscient : paroles de psychiatres, regards
d’anthropologues. Actes de colloques. Bron, Éditions la Ferme du Vinatier.
Joël COLIN, L’enfant endormi dans le ventre de sa mère. Étude ethnologique et
juridique d’une croyance au Maghreb. Préface de Camille LacosteDujardin Perpignan, Centre d’études et de recherches juridiques sur les espaces méditerranéen et africain francophones/Presses universitaires de Perpignan 1998.
J.M. COMELLES, Stultifera navis. La locura, el poder y la cuidad. Ed. Milenio,
Lleida, 2006.
Piero COPPO, Les guérisseurs de la folie. Histoires du plateau dogon. Ethnopsychiatrie. Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998.
Geneviève CRESSON et François-Xavier SCHWEYER (dir.), Profession et institutions de santé face à l’organisation du travail. Aspects sociologiques.
Rennes, Éditions ENSP, 2000.
Laurence CREUSAT. Gestion traditionnelle de la maladie et politiques de santé
en Afrique du Sud. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal,
2000.
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l’EHESS, 2004.
Muriel DARMON, Devenir anorexique. Une approche sociologique. Paris, La
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des fièvres hémorragiques virales
Revue Diogène, janvier 2003, 396 : Chamanismes. Sous la direction de Roberte
Hamayon Paris, PUF, 2003
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160 p.
Revue L’Homme et la Société, « Les psy dans la cité », no 139, 2001/1,
L’Harmattan, 176.
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Ilario ROSSI (dir.), 2007, Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic, Monts, Aux lieux d’être.
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chez les Innus de Pessamit. Québec, Les Presses de l’Université Laval,
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Francine SAILLANT et Manon BOULIANNE (dir.), Transformations sociales,
genre et santé : perspectives critiques et comparatives. Québec et Paris, Les
Presses de l’Université de Laval et L’Harmattan.
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Evelyne SAMAMAm Les Médecins dans le monde grec Sources épigraphiques
sur la naissance d’un corps médical, Genève, Librairie Droz, 2003.
Volker SCHEID, Chinese Medicine in Contemporary China. Plurality and Synthesis. Durham, Duke University Press, 2002.
Olivier SCHMITZ Soigner par l’invisible Enquête sur les guérisseurs aujourd’hui. Paris, IMAGO, 2006
François-Xavier SCHWEYER, Simone Pennec, Geneviève Cresson, Françoise
Bouchayer (dir.), Normes et valeurs dans le champ de la santé. Rennes,
éditions ENSP, coll. Recherche, Santé, Social, 2004
Richard A SHWEDER., ed. Welcome to Middle Age ! (And Other Cultural Fictions). Chicago-London, The University of Chicago Press, 1998, XVIII +
302 p., ill., tabl.
Meredith F. SMALL, The Culture of our Discontent : Beyond the Medical Model of Mental Illness. Washington, Joseph Henry Press, 2006, 195 p., bibl.,
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index.
Sébastien ST-ONGE, L’industrie de la mort. Québec, Nota Bene, coll. Interventions, 2001.
Bernadette Tillard, Des familles face à la naissance. Paris, L’Harmattan, 2003.
Joseph TONDA, La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon). Paris,
Karthala 2002.
Anne VÉGA, Soignants soignés. Pour une anthropologie des soins infirmiers.
Paris, Bruxelles, DeBoeck Université, Coll. Savoirs et Santé, 2001.
Laurent.VIDAL, Femmes en temps de sida. Expériences d’Afrique. Paris, Presses universitaires de France, 2000.
Laurent Vidal, Fall, Abdou Salam & Gadou, Dakouri (dir.). – Les professionnels
de santé en Afrique de l’Ouest. Entre savoirs et pratiques : paludisme, tuberculose et prévention au Sénégal et en Côte-d’Ivoire. Préface de JeanPierre Dozon. Paris, L’Harmattan, 2005.
H. Gilbert WELCH, Dois-je me faire tester pour le cancer ? Peut-être pas et
voici pourquoi. Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 2005.
Roy WILLIS, Some Spirits Heal, Others Only Dance. A Journey into Human
Selfhood in an African Village. Oxford-New-York, Berg Publishers, 1999.
S. ZAMAN S., Broken limbs, broken lives. Ethnography of a hospital ward in
Bangladesh. Amsterdam : Het Spinhuis, 2005.
Hacina ZERMANE et Myriam, Mascarello, Sheh ! Bien fait pour toi ! Editions
des femmes, 2006
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
16
LITTERATURE, SANTE, MALADIE
Jacques CHAUVIRÉ, Passage des émigrants. Paris, Le Dillettante, 2003
Simone de BEAUVOIR La cérémonie des adieux (suivi de Entretiens avec
J.-P. Sartre), Paris, Gallimard Folio, 1981.
Geneviève DELAISI DE PARSEVAL, Le roman familial d’Isadora D. Paris,
Éditions Odile Jacob, 2002,
Jacques DRILLON, Face à face. Paris, Gallimard, 2003
Yasushi INOUÉ, Histoire de ma mère. Paris, Stock, 1991
Jean-Luc NANCY L'Intrus, Éditions Galilée, 2000.
Alice PARIZEAU Une femme, Montréal, Leméac, 1991, 477 p.
Jean-Bertrand PONTALIS L’amour des commencements, Paris, Gallimard, 1994 et L’adolescence volée, de Stanislas TOMKIEVICZ, Hachette, 1999.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Jean Benoist
Une petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie.
[Tome II]
Présentation
Par Jean Benoist
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Voici donc le volume 2 de la « Petite bibliothèque d’anthropologie médicale ». C’est le succès du premier volume qui a suscité sa préparation, qui n’était
pas prévue. Succès du livre paru chez Karthala, succès de sa diffusion récente sur
le site des « Classiques des sciences sociales » où il a été téléchargé 468 fois au
cours du premier mois de sa mise en ligne…
Ce volume ne diffère du précédent dans son principe ni dans sa composition.
La préface publiée alors, et les notes sur les revues qui ont permis ce travail, demeurent d’actualité et on peut s’y référer.
Cela permet de ne placer ici qu’une brève ouverture, juste pour signaler quelques points :
D’abord la présence en fin de volume d’une « Série littérature ». Elle est la
suite d’une initiative qu’avait prise Yannick Jaffré lorsqu’il avait publié dans le
« Bulletin d’Amades », sous le titre général « Lignes de vie » des présentations
d’ouvrages littéraires, essentiellement des romans et des essais, tournant autour de
la maladie, Ecrits de malades, écrits de proches, il fallait effectivement que les
anthropologues et tous ceux que concernent les sciences sociales de la santé,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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connaissent ces sources de réflexion, ces écrits d’où sourd la douleur. Mieux que
les travaux de recherche, ils font percevoir le cheminement de malades, ou de
ceux qui sont confrontés à l’âge, à la perte des proches. On trouvera donc quelques exemples de ces textes à la fin de ce volume
Ensuite, même si ce volume vient plusieurs années près le premier, on y trouvera quelques textes plus anciens, par souci de rattrapage de ce qui avait dû être
omis alors, en général faute d’accessibilité.
Une dernière remarque, porte sur la nature des ouvrages présentés. On a « balayé large ». Il ne s’agit pas nécessairement d’ouvrages répondant à la stricte définition de l’anthropologie médicale, s’il en est une. Le choix a retenu tout ce qui
peut être intéressant ou utile à celui qui aborde ou pratique ce champ de recherche. Il a aussi retenu quelques analyse qui font ressortir les aspects les moins positifs de certains ouvrages ou de certaines orientations de recherche. Au lecteur de
puiser ce qui le touche le plus, mais à tous sans doute de parcourir ce panorama. Il
ne s’agit pas d’y acquérir une érudition prédigérée, mais de saisir à travers la multiplicité des sources la diversité des problèmes, la variété des points de vue et des
approches théoriques, la diversité des thèmes, et, au delà de ce kaléidoscope, de
percevoir l’unité profonde de ce que les sciences sociales de la santé peuvent apporter au regard sur la maladie et à la pratique des soins,
Dernière remarque : il apparaît que les revues de langue française ne font
qu’une part insuffisante aux publications en langues étrangères. Le déséquilibre
des analyses est important vis-à-vis des écrits de langue anglaise, considérable
vis-à-vis d’autres langues. Malgré nos efforts il a été impossible à combler, à
moins de s’adresser à des publications étrangères, et de traduire leurs compterendus, ce que d’autres entreprendront peut-être un jour. Pour ma part, le coût que
cela aurait entraîné en temps et en effort m’a paru trop considérable au regard de
l’ambition, somme toute modeste et purement pédagogique, de cette « Petite bibliothèque ». Il importe cependant que tout chercheur sérieux n’ignore rien de ce
qui paraît en anglais, et, dans une moindre mesure dans d’autres langues.
Cette édition à la différence de celle du premier volume est exclusivement
électronique, l’éditeur étant « Classiques des Sciences sociales » dont je remer-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
19
cie » l’infatigable créateur-animateur, Jean-Marie Tremblay. Son enthousiasme
est entraînant, et je souhaite qu’il trouve de plus en plus de collaborateurs à son
« grand œuvre ».
En recevant les deux volumes de la « Petite bibliothèque d’anthropologie médicale » sur son remarquable site, il leur donne un écho qui est une grande contribution à la diffusion des idées, des connaissance et donc à la liberté des esprits.
Jean Benoist
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
20
Ali Aït ABDELMALEK et Jean-Louis GÉRARD, Sciences humaines et soins.
Manuel à l’usage des professions de santé. Paris, Masson, 2001, 388 p., illustr.,
gloss., bibliogr.
Retour à la table des matières
Il s’agit là d’un manuel, dont l’ambition est de présenter à des travailleurs de
santé en formation, initiale ou continue, professionnelle ou universitaire, un vaste
panorama des sciences sociales, notamment des principaux auteurs, ainsi que des
approches de la médecine et de la pratique soignante relevant de ces disciplines.
En quatrième de couverture, les deux auteurs, un sociologue et un cadre infirmier
formateur en institut de formation de cadres de santé, proposent cet exercice :
« Un public averti pourra faire le point sur un débat qui domine notre temps : la
« professionnalisation ». Car c’est bien un des attraits des manuels qui s’adressent
à des travailleurs en formation que de dévoiler les discours à l’œuvre dans la
construction d’une identité professionnelle.
L’ouvrage est structuré en trois parties. La première, « anthropologie des
soins », présente comme opposées les approches médicales (« un discours sur la
maladie, non sur l’humain ») et anthropologique (« un discours avant tout sur
l’humain »). La deuxième partie, après un exposé général des différentes dimensions de la culture et de l’identité, s’attarde sur les représentations sociales de la
santé et de la maladie. La dernière est consacrée aux organisations, plus précisément aux organisations de soins, et insiste notamment sur les formes de pouvoir.
Sans citer tous les auteurs évoqués, et les principaux le sont tandis que leurs travaux sont pris en compte et présentés dans l’ouvrage de manière assez fine pour
ne pas tomber dans le piège d’un didactisme pesant, soulignons la place accordée
à François Laplantine ainsi qu’à Erving Goffman. L’importance de ce dernier est
d’ailleurs d’autant plus significative que, bien que la traduction en fût parue aux
Éditions de Minuit en 1968, Asiles n’a été que tardivement utilisé en France en
dehors de l’étude du milieu psychiatrique alors qu’il s’agit d’un outil de premier
ordre pour une approche de l’hôpital général. Mais les grands absents sont les
historiens. On aurait pu s’attendre à trouver Olivier Faure ou Françoise Thébaud,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
21
voire Alain Corbin, au moins Yvonne Knibiehler, et à percevoir les travaux
d’histoire des femmes dont l’école historique a été féconde ces dernières décennies. Or, il n’en est rien. Il ne serait question d’en faire grief aux auteurs, tant le
temps long et la dimension historique sont en France largement oubliés dans les
milieux de la formation de personnels de santé. Ce n’en est pas moins significatif
du véritable handicap qui empêche de penser de manière dynamique la pratique
des soins et l’exercice médical.
Sans doute peut-on déplorer le recours trop fréquent et sans distance à des
écrits venant de l’intérieur même des professions, discours présentés sans véritable critique, mais c’est là la rançon de l’écriture d’un ouvrage qui s’adresse à des
publics captifs d’institutions prescriptrices. Dès lors, en adoptant peu ou prou la
position de ces institutions, en acceptant donc de se situer en concurrence avec le
corps médical, les auteurs entérinent une coupure plus institutionnelle que véritablement épistémologique. Or, cette distinction se construit, et elle se construit
notamment en présentant des ouvrages qui, de fait, malgré l’avant-propos (p. iv),
excluent les médecins, particulièrement les étudiants en médecine auxquels la
lecture de ce livre ferait le plus grand bien. On regrettera également que, pour
cette seconde édition, les auteurs n’aient pas pris en compte les récents travaux de
chercheuses en sciences sociales ayant largement renouvelé l’approche du personnel hospitalier, Anne Vega (2000) et Anne-Marie Arborio (2001) ni présenté
dans leur bibliographie de nouveaux ouvrages, comme Les nouvelles sociologies
de Philippe Corcuff (1995) qui peuvent rendre accessibles des travaux devenus
classiques.
ARBORIO A.-M., 2001, Un personnel invisible. Les aides-soignantes à
l’hôpital. Paris, Anthropos.
CORCUFF P., 1995, Les nouvelles sociologies. Paris, Nathan.
VEGA A., 2000, Une ethnologue à l’hôpital. L’ambiguïté du quotidien infirmier. Paris, Éditions des Archives contemporaines.
Christian Chevandier
Anthropologie et sociétés, 26 (2-3), 2002
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
22
Marlène Albert-Llorca, Les Vierges miraculeuses : légendes et rituels. Paris, Gallimard, 2002, 232 p., cartes, ill., fig. (« Le Temps des images »).
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C’est probablement pour légitimer le culte marial que les clercs réunissent à
partir de la seconde moitié du xvie siècle les légendes attachées aux vierges miraculeuses. Le Ciel les ayant révélées aux hommes, ces statues ont une « vertu propre » : c’est bien à cette vertu qu’est consacré le livre de Marlène Albert-Llorca.
Son titre pourrait laisser croire au lecteur pressé qu’il s’agit d’une étude iconographique ou d’un catalogue de Vierges espagnoles. Or c’est d’une véritable anthropologie du culte marial qu’il s’agit, nourrie à la fois, ce qui est rare, d’une ethnographie impeccable et de données historiques extrêmement variées.
Il est vrai que l’auteur s’intéresse moins à la Vierge Marie de l’Église qu’à ses
images investies par le peuple d’une valeur sacrée dont elle étudie la production.
C’est d’abord la légende qui promeut une statue en particulier par la relation de
son invention. Mais ce sont surtout les manipulations rituelles qui contribuent à
cette consécration, et c’est à elles que Marlène Albert-Llorca consacre ses plus
belles pages, puisant son matériel foisonnant en Catalogne et en pays valencien.
Marlène Albert-Llorca se penche sur le lien qu’entretient, à partir du concile
de Trente, le culte des images (celles de la Vierge en particulier) avec celui des
reliques. Une statue découverte par saint Gilles n’est-elle pas considérée comme
une relique de son inventeur ? Comme les restes des saints, les statues de la Vierge révèlent leurs pouvoirs dès leur découverte et les récits d’invention invitent à
les considérer comme un équivalent du corps de Marie. Un morceau de l’image
qui aurait été détruite, pendant la guerre civile par exemple, peut être réinséré
dans la nouvelle statue, celle-ci devenant ainsi une sorte de reliquaire. Cette équivalence entre image et relique est d’autant plus justifiée pour Marie que son corps
a été ravi aux chrétiens par le dogme de l’Assomption et que la liturgie catholique
ne dispose point de rite pour la présentifier. Message de l’au-delà pour convertir
les hommes comme Notre-Dame de Carramusada ou cadeau des anges comme la
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
23
Mare de Deu dels Desamparats, l’origine des statues sacrées montre la contribution des clercs à la dignité de celles-ci, tel saint Augustin qui explique la semblance des statues sacrées avec le prototype dont elles se distinguent.
C’est avec la même finesse que Marlène Albert-Llorca montre que l’on peut
identifier l’invention d’une statue à une apparition. D’abord parce que la découverte miraculeuse peut être mise en scène comme à Carcaixent (Valence) où le
spectacle devient rituel, ou mieux encore à Agres où le « théâtre de l’apparition »
donne à voir effectivement l’incarnation de la Vierge : « si l’on découvre un objet
(image ou relique) dans une apparition c’est une personne que l’on voit » (p. 51).
On peut aussi produire une apparition de la mère de Dieu elle-même à travers le
dévoilement ritualisé de son image comme lors de la « Découverte » de la Vierge
des Desamparats. Ce qui n’empêche pas cette image « vraie » d’avoir des copies
dont le statut est rendu ambigu par la dénégation de leur nature simulacre.
L’auteur ouvre ici une discussion passionnante sur les liens en abîme entre copie
et authentique.
Par ailleurs, Marlène Albert-Llorca mon tre excellemment comment les discours et les rites contribuent à suggérer que la Vierge découverte n’est pas seulement une image ni même une relique mais une entité singulière et même une personne vivante : elle est à la fois « la » Vierge et « une » Vierge. La source principale de cette individuation est sa localité : les statues sont indéfectiblement attachées au territoire où elles sont apparues. L’auteur souligne avec une acuité particulière comment cette autochtonie est construite par des « manipulations rituelles
qui font de la Vierge “notre” Vierge » (p. 133). C’est ainsi que le récit d’invention
exprime la dimension « civique » du culte de la Vierge locale. De fait, celle-ci est
bien souvent impliquée dans la vie de la municipalité qui décide par exemple de
sa translation lors d’une épidémie. Le maire se joint souvent au curé pour organiser les processions rogatoires, pour votar la treta (« voter la sortie ») de la statue
comme celle de Maiá par exemple. notre-dame de Lluch, patronne d’Alzira, a
reçu en 1948 le titre de « Mairesse honoraire supérieure et perpétuelle » de la ville
et sa statue a reçu des autorités le bâton qui symbolise cette dignité. Dès lors on
comprend qu’une communauté s’attribue un droit de propriété sur une statue découverte par l’un de ses membres. La Vierge d’une cité a d’ailleurs elle-même
conscience de sa territorialité : c’est ainsi qu’on raconte à Marés que les environs
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
24
du sanctuaire de Nuria n’ont jamais été frappés par l’orage, la statue miraculeuse
jouant le rôle de paratonnerre. On comprend aussi que l’appropriation d’une Vierge d’une telle puissance préventive donne lieu à des conflits dont les enjeux sont
aussi économiques, les statues miraculeuses recevant des donations parfois considérables de leurs dévots. C’est ainsi que la confrérie de la célèbre et riche NotreDame de la Cabeza, l’une des Vierges les plus vénérées d’Andalousie, décrète
dans ses statuts adoptés au xviie siècle que l’effigie « ne pourra jamais être intégrée à une église ou à un monastère [et aucun] clerc ne pourra demander des aumônes ni célébrer la messe dans le sanctuaire ni dans ses entours sans la permission de la confrérie » (p. 105). Les questions de préséance dans les processions
montrent l’importance des disputes autour des statues miraculeuses comme celle
de la Vierge des Neiges : la convention de 1776 définit avec une précision maniaque la place dans son cortège qui revenait au curé de chaque localité et au maire
d’Aspe. Aujourd’hui, la célèbre Virgen del Rocío qui règne sur l’Andalousie occidentale fait l’objet de disputes reproduites d’année en année au moment de son
pèlerinage : violences entre les garçons d’Almonte et ceux de Villamanrique pour
la porter, comptabilité du temps de ses visites à chacune des confréries, ordre hiérarchique strict de ses trônes à leur arrivée au sanctuaire, polémiques dans la presse locale sur la qualité de présentation des confrères, invectives contre le comportement du curé, du maire ou de la camériste… La Vierge d’ici ou de là est en
permanence au cœur des rivalités et des conflits entre communautés. Or celles-ci
sont soudées par cette compétition en une même unité cultuelle.
L’identité des Vierges est façonnée par des manipulations rituelles : porter la
Vierge, l’habiller, la couronner, la couvrir de fleurs, telles sont les opérations que
Marlène Albert-Llorca décrit avec la pré-cision et la force que lui donne une
connaissance intime de ces opérations. Les dévotes s’approprient « leur » Vierge,
en particulier par des offrandes qui viennent s’ajouter au corps même de leur statue. Certes, celle-ci est venue du ciel mais ce sont bien ses vêtements, ses bijoux,
sa perruque qui lui donnent son identité irréductible et aussi sa valeur. Or tout cela
est fabriqué par la communauté qui l’honore. La couronne joue un rôle particulier
dans ce processus puisque, bien souvent, les habitants d’un village racontent que
les bijoux qu’ils ont donnés à leur Vierge y ont été fondus et enchâssés. Cette
image d’une force toute durkheimienne donne à voir à la fois l’unité de la communauté et l’individualité des donateurs.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
25
Mais c’est probablement l’habillage de la Vierge que Marlène Albert-Llorca
analyse avec le plus de profondeur, poursuivant ainsi ses précédents travaux1 :
« habiller la Vierge, c’est la “faire”, et la “faire” collectivement, pour qu’elle
puisse cristalliser l’unité de la communauté » (p. 131). Mais habiller la Vierge
c’est aussi inverser les rapports de dépendance avec la divinité qui, pour une fois,
est tributaire du bon vouloir de simples mortels. Aussi les caméristes, que Marlène Albert-Llorca connaît bien, jouissent-elles de prestige et de pouvoir mais aussi
du plaisir tout particulier que leur procure une sorte d’appropriation de la Vierge
qui, de plus, est une reine : « l’illusion de vie qu’elles produisent en habillant
l’effigie » (p. 163).
On ne saurait épuiser la richesse de ce livre par les quelques thèmes évoqués
ici. On lira avec un intérêt particulier les pages consacrées aux relations
qu’entretiennent les dévots avec leur Vierge : le contexte courtois de la dévotion,
Marie comme la plus recherchée des jeunes filles, la relation qu’elle entretient
avec ses porteurs à la manière d’un mariage, ce ne sont que quelques-unes des
facettes des Vierges miraculeuses que Marlène Albert-Llorca examine avec une
sensibilité qui nous les rend si proches. Elle éclaire ainsi l’ensemble des rites espagnols qui manipulent l’identité de Marie avec la splendeur de la liberté : à la
fois mère et jeune fille recherchée, « elle correspond à l’image de la femme que
chaque mère souhaite pour son fils » (p. 199). Ajoutons que, à la fois mère et définitivement vierge, sans danger pour l’honneur des hommes menacés en permanence dans leur virilité par l’infidélité des femmes, elle est la femme idéale dont
ceux-ci rêvent dans les rituels.
Le livre de Marlène Albert-Llorca constitue un apport important non seulement à l’érudition du culte marial mais à l’anthropologie du rituel et à l’étude de
la genèse des images. Ses lueurs théoriques surgissent de l’ethnographie et non de
cogitations gratuites illustrées a posteriori, comme on le voit trop souvent dans
l’ethnologie actuelle. Il est de plus très agréable à lire grâce à une écriture limpide
et sensible. Il est aussi un bel objet, admirablement édité et illustré.
1
Cf. Marlène Albert-Llorca, « La Vierge mise à nu par ses chambrières », Clio : histoire, femmes et sociétés, 1995, 2 : 201-228 et « Les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
26
fils de la Vierge : broderie et dentelle dans l’éducation des jeunes filles », L’Homme, 1995, 133 : 99-122.
Antoinette Molinié
L’Homme 182, 2007.
_______________
Marta Allué Discapacitados. La reivindicación de la igualdad en la diferencia, Barcelona éds. Bellaterra, , 2003 (254 p.)
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S’il est déjà difficile de faire de l’ethnographie à partir de sa propre culture, à
plus forte raison à partir de son expérience personnelle. Du cœur de cette expérience, Marta Allué (auteur de Perder la piel, Planeta, 1996), nous présente cette
fois-ci un texte qui se veut explicatif et revendicatif, à partir d’un univers qui est
devenu le sien, celui du handicap.
Texte sérieux, teinté d’humour, mais dont la critique subtile qui caractérise
l’auteur n’est pas absente. Se plaçant du côté des handicapés – ou « personnes non
standard » –, elle analyse les relations qui s’établissent avec les autres. Les manifestations de ces relations – comparaisons, interactions souvent limitées, parfois
marginalisantes–, que l’univers des biens portants renvoie aux handicapés, signifient essentiellement l’exclusion des personnes ayant un handicap.
Tel un voyage initiatique sans possible retour, Marta part du point de rupture
qu’un accident a représenté dans sa vie et qui désormais la définit socialement
comme handicapée physique. Son travail est centré sur les attitudes des personnes
bien portantes face à la différence, dans notre ici et maintenant socioculturel.
L’ouvrage vise donc la « …description et l’analyse des barrières sociales qui se
dressent entre les uns et les autres, et les causes qui les produisent » (p. 20). Il
passe en revue les différentes manières « avec lesquelles les autres nous nomment ». L’auteur analyse le handicap en tant que stigmate (au sens de Goffman).
Elle parle de l’expérience de la perte à travers le témoignage de personnes qui,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
27
comme elle, pour différentes raisons (accident, maladie, …), « acquièrent » un
handicap : il y a un avant et un après en rapport au travail de deuil et aux difficultés liées à la récupération d’une totale autonomie personnelle et non seulement
motrice. Elle souligne l’effort personnel pour accepter comme nécessaires – et
même comme partie intégrante du corps – les instruments techniques et mécaniques qui facilitent cette autonomie (cannes, chaises roulantes, prothèses, …) et
l’ambivalence qu’ils provoquent : « les objets orthopédiques nous aident, suppléent et masquent les déficiences, les font plus aimables, mais le regard interrogateur des autres scrute toujours au-delà, sondant le stigmate » (p. 133).
Ainsi, c’est dans le regard de l’autre que se manifeste la première évaluation
sociale, la première réponse : « le regard de l’autre dans le processus d’interaction
entre les handicapés et les biens portants est un des sujets qui revient systématiquement dans l’analyse et la description des conduites face à la différence » (p.
135).
L’intéressant chapitre consacré aux barrières physiques est un abrégé
d’« anecdotes » qui pourraient être drôles si elles n’avaient pas un côté tragique. Il
s’agit de situations qui entravent sérieusement le déroulement d’une vie quotidienne « normale » et qui, souvent, transforment en terrible calvaire – saut
d’obstacles compris – ce qui serait une agréable promenade pour quelqu’un de
bien portant, par exemple une promenade à travers le vieux quartier de n’importe
quelle ville joliment restaurée et revêtue de pavés. Il faut prendre en compte que
les barrières architecturales limitent l’accès à l’espace social, aussi bien pour les
loisirs que pour le travail.
Ce texte apporte un matériel très riche à la réflexion générale sur l’exclusion.
Nous le considérons comme un matériel de travail essentiel pour les professionnels de la santé qui s’occupent des handicapés, car il nous offre une approche de
cette autre réalité qui est perçue par ce collectif comme proche et lointaine en
même temps.
Marta souligne, pour finir, que personne n’est à l’abri du handicap et que,
pour cette raison, le collectif des handicapés, au même titre que celui des biens
portants, est complexe et hétérogène : « les personnes handicapées ont donc des
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
28
problèmes communs, mais nous ne sommes pas égaux (…) ce qui nous unit est la
revendication de droits et la recherche d’une meilleure qualité de vie, qui suppose
nécessairement l’ouverture vers l’extérieur » (p. 238). En conclusion elle affirme
que toute proposition doit se situer dans l’inclusion et pas dans l’exclusion.
Le texte est préfacé par Françoise Loux et est accompagné d’une bibliographie commentée.
Josep M. Comelles et Marijo Valderrama
Amades 55
_______________
Miguel Miranda ARANDA De la caridad a la ciencia. Pragmatismo, interaccionismo simbólico y trabajo social. Zaragoza, Ed. Mira, 2005, 479 p.
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L’auteur, travailleur social depuis une trentaine d’années a développé sa carrière comme professionnel ainsi que dans l’enseignement universitaire. Il est aujourd’hui, directeur de l’Ecole de Travail Social à l’Université de Saragosse. Il
dirige la « Revista de Trabajo Social y Salud », dont nous avons fait état dans
d’antérieurs bulletins d’AMADES
Dans ce livre, issu de sa thèse de doctorat défendue a l‘Universitat Rovira i
Virgili (Tarragone, Espagne), l’auteur développe une hypothèse sur un des aspects
différentiels de la naissance du Travail Social en Europe et aux Etats Unis
d’Amérique, en tant que profession et discipline. Bien que fondé en même temps
des deux côtés de l’Atlantique à la fin du XIX siècle, fruit d’une industrialisation
puissante et de la problématique sociale qui en dérive, en Europe le travail social
se développa à partir d’une orientation, qualifiée plus tard comme « assistentielle » et fonctionnaliste. Il prend la relève des associations de charité et du volontariat social altruiste inspiré des idées religieuses et philanthropiques de l’époque.
Ces présupposés ont régi le développement professionnel des différents pays européens, Grande-Bretagne incluse.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
29
Aux États-Unis, l’histoire s’est déroulée autrement. En effet, la profession naquit sous l’inspiration des Sciences Sociales qui apparaissent à la même époque,
et qui partageaient une même motivation : la contestation des inégalités propres
d’une société en développement industriel, avec un taux d’immigration très élevé
et qui se questionnait « sur le chaos et le désordre qui entraînent la pauvreté, ainsi
que sur les possibilités d’intervention » (p. 19). Les Sciences Sociales naissantes
ont été donc la base d’inspiration méthodologique pour la formation des Travailleurs Sociaux américains, femmes pour la plupart. Ces dernières ont joué un rôle
très important dans le développement et la consolidation de cette discipline, telles
que J. Adams et M. Richmond, sous l’influence de l’École de Chicago, et plus
particulièrement de G. H. Mead. D’autres disciplines comme la Sociologie,
l’Anthropologie et Psychologie Sociale, ont apporté une méthodologie qui lui a
permis d’obtenir une rigueur scientifique
Tandis qu’en Europe, le développement professionnel s’est orienté vers des
interventions marquées par la continuité de fonctions assumées par les institutions
philanthropiques, « où la charité se faisait science », aux USA il s’orientait vers
une professionnalisation et vers l’élaboration des fondements théoriques de la
discipline, ainsi que vers sa politisation. Et M. Miranda essaie de revenir sur cette
nuance de l’histoire de cette profession, pour la récupérer d’un oubli causé par le
rejet dont avait souffert –dans sa globalité- la tradition anglo-saxonne.
Miranda soutient que le discrédit et l’étiquetage des premiers professionnels
qui ont contribué à établir les fondements de la discipline et du métier venait de
leur engagement, dans les mouvements des Settlements Housses comme dans les
C.O.S (Charities Organisation Societies). Le but de cet ouvrage est de récupérer
une partie importante et oubliée de l’histoire du Travail Social comme métier et
comme discipline et de souligner les influences de l’interactionnisme symbolique
dans la manière d’aborder l’analyse sociale et la planification des interventions. Il
souligne aussi l’influence du féminisme fleurissant, avec ses lumières et ses ombres (clair-obscur, ambivalences), dans la mesure où il s’agit d’une profession
fortement féminisée. Malgré le développement d’un travail théorique important,
ses pionnières furent éclipsées par leurs collègues masculins. L’auteur finit par
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
30
une analyse de l’histoire des différents pays de l’Europe où la profession s’est
développée, comme la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Espagne.
L’intérêt de l’ouvrage déborde les limites du Travail Social. L’approche méthodologique de l’auteur combine un parcours historiographique et érudit particulièrement poussé, qui se combine avec le regard anthropologique pour produire un
récit ethnohistorique dont l’objet est la réflexion actuelle sur la subalternité des
professions d’intervention. En plein débat sur l’anthropologie (médicale) appliquée l’approche de Miranda permet une réflexion comparative absolument intéressante.
JM. Comelles et Marijo Valderrama
Amades 69
_______________
Paul-Laurent ASSOUN & Markos ZAFIROPOULOS (dir.) – Logiques du
symptôme, logique pluridisciplinaire. Paris, Economica - Anthropos, 2004,
191 p.
Retour à la table des matières
Dans le prolongement d’une série d’ouvrages co-dirigés par Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos, ce livre rend compte de journées d’étude organisées
par l’équipe de recherche « Psychanalyse et pratiques sociales » du CNRS en
2002, que dirige ce dernier. Annoncé dans les premières lignes de l’introduction,
le propos est ici de poursuivre la réflexion sur ce que l’on pourrait appeler les
interpénétrations de la psychanalyse et des sciences sociales. Terme peut-être général, mais qui suggère la nécessité à la fois de poser un regard d’analyste sur des
pratiques sociales et de repérer les éléments de connaissance sur le social au cœur
même de réflexions psychanalytiques. Les figures de la violence servent de point
focal à ce projet. Les huit contributions de ce volume se fondent avec plus ou
moins de force sur un socle théorique psychanalytique et nous devons préciser ici
un point : notre lecture d’anthropologue sera de ce fait inévitablement et préférentiellement sensible aux arguments et développements familiers de la recherche en
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
31
science sociale, au risque, par conséquent, de ne pas rendre compte des apports à
la psychanalyse des interprétations effectuées.
Suivant cette grille de lecture de l’ouvrage, il convient d’insister sur le souci –
rappelé en introduction par Markos Zafiropoulos – de ne pas poser à tout prix des
correspondances entre faits sociaux et manifestations psychiques. Lire le social en
tant que psychanalyste, et inversement, n’autorise en effet pas à traduire toute
« catégorie sociale en « catégorie clinique » (p. 13). Illustrant ce constat, M. Zafiropoulos montre ainsi combien ce passage de l’ « immigré » au « sans nom » est
porteur d’un travestissement des réalités sociales et politiques dès lors que ce type
d’analyse voit dans « les immigrés » des sources d’insécurité. Le problème ici
soulevé est donc d’ordre épistémologique, et Paul-Laurent Assoun le reprend, en
défendant l’idée d’une transdisciplinarité de la psychanalyse : loin d’aboutir à son
instrumentalisation par les sciences sociales – ou par d’autres sciences 1 – cela
doit l’amener à s’approprier des « objets-carrefour » (p. 40) 2 .
À la suite de ces deux chapitres introductifs, des formes variées de la violence
sont alors explorées. Jacques Maître s’arrête sur celle que subit le corps, dans
l’anorexie, en soulignant la fécondité des approches socioreligieuses (les figures
de la sainte, de la mystique) et médicales et, concrètement, les apports des premières aux secondes. Dans une perspective sociologique et plus englobante, Michel
Wievorka pose les jalons d’une typologie des violences, en essayant d’y repérer
les transformations du sujet qu’elles opèrent : violence comme perte de sens ou
non-sens, violence pour la violence ou encore violence fondatrice. Représentation
du sujet qui renvoie d’abord à l’auteur de la violence, mais qui ne doit pas non
plus occulter, comme le rappelle M. Wievorka, à la fin de son propos, la victime.
Le sujet, dans ses rapports à la Loi, se retrouve au centre du propos de Raphaël
Draï, qui détaille les manifestations de la crise que connaît cette relation. Le « sa-
1
2
M. Zafiropoulos rappelle quelques pages auparavant la remarque de Freud selon
laquelle le psychanalyste « n’a pas besoin d’être médecin et ne doit pas être prêtre ».
Dans le registre des métaphores topographiques ou géographiques, je plaide —
dans l’espace thématique des sciences sociales de la santé — pour une attention
aux objets « aux marges » des autres disciplines (Vidal L. (2004) « Réfléchir
l’objet. Pour une rénovation des sciences sociales de la santé », Autrepart, 29 : 312).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
32
lut » de cette tension réside alors dans la jonction du « sujet juridique » et du « sujet psychique » qu’autorise, précisément, le droit hébraïque ce qui en fait, selon R.
Draï un « droit psychanalytique » (p. 92). Sa « mémoire profonde » est alors présentée comme un gage de sauvegarde du sujet humain, menacé par les dérives
suicidaires – aussi bien identitaires que globales – qui affectent les sociétés
contemporaines. En écho aux menaces qui guettent ce sujet, Olivier Clain
s’intéresse à ce qui l’unit à autrui, aux travers des formes de solidarité gouvernant
les relations sociales. Revenant sur les solidarités mécanique et organique de
Durkheim, et sur la solidarité statutaire de Luhman, il estime nécessaire de penser
une « solidarité chirale ». Rappelons que sont dites « chirales », « deux réalités
symétriques par rapport à un plan et de fait non superposables ». En ce sens, lorsque deux individus sont unis par une solidarité chirale ils sont perçus par un tiers
comme égaux. Mais, précise O. Clain, la mise en rapport de symétrie de cette
égalisation des individus « coexiste avec la réponse différente que chacun donne à
la réciprocité présupposée par lui » (p. 117). L’individu au sein du collectif est
aussi au cœur du propos de Denis Duclos mais en tant que porteur de la destruction du second et d’acteur de son autodestruction. Meurtres et suicides collectifs,
ou meurtre collectif suivi du suicide du meurtrier interrogent la finalité du collectif : quelle que soit son ouverture et sa diversité initiales, D. Duclos juge tout collectif comme « potentiellement suicidant ». Le suicide est alors l’idéal du collectif, D. Duclos prenant soin de ne l’assimiler ni à la société dans son ensemble, ni à
la culture.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage déclinent des réflexions plus explicitement sociologiques autour des représentations des sexes et de la sexualité dans
l’islam. Aline Tauzin se penche sur les représentations de la différence des sexes
dans la société maure, en montrant comment celle-ci — ou plus exactement ses
discours masculins — met en avant chez la femme, indissociablement son étrangeté, sa beauté, sa duplicité qui autorisent à la présenter comme « bienfaitrice et
mortifère » (p. 176). On peut y voir une fascination doublée de crainte de
l’homme face à sa « possible féminisation » : la musique, associée au féminin,
signe alors cette féminisation latente de l’homme, dès l’instant où elle mobilise
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
33
l’émotion plus que la raison 3 . Revenant sur la proximité des femmes et de la musique, A. Tauzin y voit le lieu d’expression d’une jouissance fondatrice, chez
l’homme, de formes de violence : violence foncièrement ambivalente dès lors
qu’elle porte sur une activité dont on ne peut en « supprimer la quête » (p. 181).
Féti Benslama clôt ce volume en s’interrogeant sur les mots pour dire le sexe, les
rapports sexuels et le genre en arabe. Est d’abord soulignée l’existence de termes
pour désigner le sexe mais l’absence de dérivé (sous forme d’adjectif) de ces mots
pour évoquer le sexuel (et partant la sexualité). Pour en rendre compte un nouveau
mot a donc été employé, aussi utilisé pour traduire la notion de « genre ». Ceci
étant précisé, F. Benslama s’interroge sur les conséquences de ce passage, qu’il
assimile à une perte, une « démolition » : dans l’invention syntaxique du « rapport
sexuel », le complexe de représentations inhérent au terme de « sexe » (autour de
la notion de manque) se trouve perdu. Le langage scientifique ayant introduit les
notions de genre et de rapport sexuel, celles-ci en viennent à recouvrir la notion
de sexe (s’inscrivant, elle, dans des référents religieux) dans un processus violent
et révélateur d’une « décomposition de la religion » (p. 191).
Au terme de la lecture, inévitablement partielle, de cet ouvrage,
l’anthropologue se partage entre deux points de vue. Dans un premier temps, dès
lors qu’il n’est pas spécialiste des débats passés et actuels dans le champs de la
psychanalyse, son intérêt glisse de ceux-ci vers les considérations d’ordre épistémologique (introduites par M. Zafiropoulos puis P.-L. Assoun) sur les échanges
entre lectures psychanalytique du social et sociologique des faits psychiques. Les
réflexions produites sont de ce point de vue d’un grand intérêt lorsque l’on
s’intéresse, aussi, sur les possibilités d’un discours et d’une analyse croisés de
disciplines variées des sciences sociales ou médicales sur un objet commun. Mais
ces ouvertures épistémologiques créent dans un second temps quelques frustrations – égoïstement anthropologiques, certes — dans la mesure où le propos se
développe principalement dans un registre psychanalytique en restant relativement modeste sur le plan anthropologique. Au-delà d’une réserve relative à cet
3
Nicolas Puig, dans son étude sur les musiciens de mariage au Caire, insiste sur
leur position fortement marginale dans la société urbaine, quand bien même ils
en constituent un des acteurs essentiels et participent de ce fait à la culture urbaine, loin de toute « sous-culture » (N. Puig, à paraître, « Musiciens de mariage au
Caire, une marginalité au cœur de la ville », in L. Laumonier & M. Morelle (dir),
Aux marges de la ville du « sud »).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
34
ouvrage, cette remarque se veut aussi à usage interne de l’anthropologie et de la
sociologie qui n’ont pas réellement su développer des collectifs de chercheurs
interrogeant – en miroir et complémentarité de ce que fait l’équipe de M. Zafiropoulos – les dimensions psychiques de pratiques sociales mais à partir d’un socle
de connaissances (théories et exercice du terrain) anthropologiques ou sociologiques.
Laurent VIDAL
Psychopathologie africaine, 2003-2004, XXXII, 3 : 325-327.
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Antoine AUDOUARD, Une maison au bord du monde. Paris, Gallimard,
Folio, 2001
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La maison de soins palliatifs de Gardanne est devenue depuis quelques années
une référence par la qualité de son accueil, de ses soins, de son personnel. Dans ce
petit livre, à l’écriture élégante et à la présentation extrêmement vivante, Antoine
Audouard en donne un portrait aussi présent que peuvent l’être un beau roman ou
un bon reportage, et aussi précis que le serait une excellente étude ethnographique.
Il s’agit moins pour lui de décrire que de faire sentir, par des rencontres. Tout
se passe comme une entrée en scène des acteurs de la tragique et belle « comédie
humaine » qui se déroule en ce lieu. Pas de masques. Tous les noms sont ceux de
ces acteurs sauf bien entendu quand il s’agit des malades). Ils se présentent en
courts chapitres les uns après les autres, et ils nous font face, comme s’ils nous
parlaient. De leur travail, et d’eux. On découvre leurs destins hachés par les malheurs, destins qui les ont préparés au travail dans ce lieu extrême, sur ce sommet
glacé balayé par la tempête qui arrache leurs malades à la vie. Et c’est dans leurs
propres malheurs qu’ils trouvent la force d’affronter ceux des autres
Longtemps après la lecture, ce n’est pas d’un livre que nous gardons le souvenir, mais d’une rencontre, d’une expérience. Ils défilent sans hiérarchie, comme il
en va dans le quotidien de « la Maison ». Certes la figure de Jean-Marc Riou domine-t-elle, comme malgré elle, le tableau. Il a quitté son cabinet d’Aix-en-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Provence et tout misé sur cette Maison, qu’il a conçue ; mais jamais il n’apparaît
comme le plus important. Car tous le sont, et on le sent véritablement au fil des
pages. Agents de service, psychologue, infirmières, aides-soignantes, administratifs, sont liés entre eux comme les pièces d’un engrenage. Destins des uns et des
autres, entrecroisés avec d’autres destins, ceux des malades qui vont bientôt partir
loin des vivants, et des familles que leur départ atterre. Tous vivent « avec un cimetière au cœur - un cimetière dont la terre ne cesse jamais d’être retournée ».
Avec le temps, le profil des malades a changé. Moins de cas de sida, mais des
malades de cancers, d’atteintes neurologiques incurables. Dans un chapitre, les
malades défilent eux aussi, en brèves notations : quelques traits de crayon, et on
les voit apparaître sur la page où leur visage peu après s’estompe. Ou alors ils se
superposent, une succession de visages qui trace au delà des individus un portrait
–robot, comme celui que garde sans doute en mémoire cette « canne qui a l’air de
se transmettre toujours au plus vieux séropositif d’Aix ». L’auteur, en relisant
cette évocation de « quelques-uns au milieu des six cents qui sont passés par la
Maison » y voit « comme une sorte de prière des morts.
Mais il ne s’agit jamais d’anecdotes. Le plus frappant, dans cette lecture, dans
la construction de ce livre, est qu’il trace, en filigrane, le tableau d’une institution,
de son organisation, de son fonctionnement. On voit apparaître les difficultés, les
tensions, mais finalement les réussites que la gerbe emmêlée de ces destins personnels a portée au long des années. Une oeuvre collective, une volonté partagée,
des tensions en général résolues, devant le rôle quotidiennement tenu et qui ne
tolère pas les fausses notes.
Un livre exceptionnel, donc. Pour l’anthropologue, sa lecture est presque un
terrain. Elle offre un modèle de ce que pourrait être le récit qui manque, en parallèle à bien des recherches, à l’écart du compassionnel politisé et naïf, à l’écart de
l’abstraction égocentrique de l’intellectuel qui veut séduite son milieu et assurer
sa c arrière. Message ? Rencontre. Une lecture indispensable
Jean Benoist
Amades
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Ana Mariella Bacigalupo La Voz del Kultrun en la modernidad Tradición y
cambio en la terapéutica de siete machi mapuche Santiago, Ediciones Universidad Católica de Chile, 2001, 273 p., bibl., ill.
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Le livre que consacre Ana Mariella Bacigalupo à l’étude du chamanisme mapuche a un objectif clair : montrer que les chamanes mapuche en particulier, et la
culture qu’ils modèlent et qui les modèle en général, sont fondamentalement dynamiques et capables de faire face aux multiples agressions du monde moderne.
Les chamanes (machi en mapudungun) ne sont pas les représentants d’une société
mapuche primitive ou traditionnelle qui aurait succombé aux pressions acculturantes de la modernité néolibérale, étatique et nationale chilienne. Ils, ou plutôt
elles (la grande majorité des machis sont en effet des femmes), jouent un rôle décisif dans la réponse indienne aux défis sociaux, psychologiques et culturels auxquels les Mapuche ont dû faire face depuis leur défaite militaire à la fin du XIXe
siècle.
L’auteure observe que non seulement le chamanisme – système religieux jugé
archaïque – ne disparaît pas sous l’influence déstructurante du monde moderne,
mais que « la demanda por los servicios médicos y religiosos tradicionales de las
machi se ha incrementado precisamente en las zonas cercanas a las ciudades
donde el efecto de la modernización occidental es más fuerte » (p. 10). Il s’agit
donc, pour cette anthropologue d’origine chilienne qui enseigne aux États-Unis,
de rendre compte de « este fenomeno de tradición, adaptación y cambio del rol de
machi en la actualidad » (p. 11). Un problème anthropologique classique (analyser les changements et les permanences) que l’auteure se propose de résoudre à
travers la comparaison des trajectoires de vie, pratiques et représentations de plusieurs chamanes dans le but d’échapper à l’illusion d’une culture mapuche homogène ou « typique », et en considérant la diversité des expériences chamaniques et
du rôle des individus dans la production culturelle. La Voz del Kultrun en la Modernidad comporte deux parties. La première, consacrée à la présentation
d’ensemble de la « culture mapuche », a pour but de fournir le background ethno-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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graphique minimum, nécessaire à la compréhension des cas de machis présentés
en seconde partie. Dans les cent vingt premières pages, sont abordés, en des termes généraux, la vision du monde, le chamanisme, la conception de la maladie,
les différents types de cures chamaniques et le nouveau rôle des chamanes dans
un contexte caractérisé par l’hégémonie wingka (non mapuche). L’auteure résume
ce qui a été dit et écrit au cours des quarante dernières années au sujet du dualisme mapuche (Louis Faron, Maria Ester Grebe), de la classification des maladies
(Luca Citarella, Ivonne Jelves, Ana Maria Oyarce) ou encore de la domination
exercée par la société chilienne (Guillaume Boccara, Wilson Cantoni, Roger
Kellner, Milan Stuchlik).
Cette synthèse est cependant décevante. Le contexte social est absent d’une
partie qui se veut pourtant ethnographique. Nous ne savons pas ce que représentent ces comunidades sur lesquelles l’auteure insiste fort justement puisque « las
machi ayudan a mantener la cohesión de la comunidad y su identidad frente a lo
foráneo a través del respeto por las tradiciones » (p. 22). Rien sur les unités territoriales, les groupes sociaux, le groupe domestique, ni sur les activités productives. Les relations de domination sociale, d’exploitation économique et
d’assujettissement politique sont à peine évoquées, alors que Bacigalupo considère à juste titre que celles-ci déterminent en grande partie le contenu et la nature
des pratiques et représentations chamaniques. Au reste, les auteurs ayant traité ces
problèmes en détails (José Bengoa, Rodrigo Valenzuela, Cantoni, Kellner, A.
Saavedra, Stuchlik) sont absents de la bibliographie. Au sujet de la classification
des maladies, des différents types de cures chamaniques et de la combinaison des
systèmes médicaux en Araucanie, l’auteure offre une présentation appauvrie de
l’ouvrage collectif publié en 1995, Medicinas y Culturas en la Araucanía (Santiago, Editorial Sud- Americana). De plus, elle est particulièrement laconique sur
deux thèmes : la conception de la personne et la conceptualisation de
l’environnement ; thèmes pourtant inévitables pour qui se propose d’étudier le
chamanisme en tant que système visant à l’interprétation, à la prévention et au
traitement du mal, de la maladie, de l’infortune ou des catastrophes « naturelles ».
À ce propos, il aurait été intéressant de montrer la richesse sémantique des termes
en mapudungun. Qui plus est, l’étude de l’usage discriminant que font les Mapuche des deux langues (espagnol et mapudungun) aurait été des plus instructives
car il varie en fonction du contexte, des thèmes abordés, de l’état psychique, etc.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
38
Leur capacité à passer d’une langue à l’autre, en opérant de véritables traductions
culturelles, nous aurait certainement appris beaucoup sur la superposition de deux
systèmes symboliques ou sur l’incorporation d’éléments exogènes à l’univers
mental indigène. Je partage l’opinion de Bacigalupo selon laquelle les chamanes
sont des agents médiateurs. Mais encore s’agit-il de la démontrer en restituant les
structures symboliques et les mécanismes complexes d’incorporation, d’emprunt,
de fusion ou de superposition. Les récents travaux de José Quidel et Juan Carlos
Gumucio sur le notion de che (personne) et ceux d’ethnobotanistes mapuche auraient dû être cités. La non-utilisation de textes en langue vernaculaire et
l’absence de réflexion sur le passage de l’espagnol au mapudungun expliquent le
manque d’attention portée, dans le discours mapuche, sur ce que l’auteure appelle
la modernidad. On connaît pourtant l’importance de la parole et du chant chez les
Mapuche (Mischa Titiev) et l’on sait que c’est à travers l’usage de figures rituelles et d’entités intermédiaires entre ce monde-ci et le monde-autre (witranalwe,
anchimallen, piwichen, sumpall, meulen, etc.) que ces Indiens donnent leur point
de vue sur l’histoire, la politique, l’économique, les relations de travail (Boccara,
Rolf Foerster).
On quitte cette première partie avec une idée simplifiée, ou consensuelle, de la
culture mapuche typique, pour entrer alors dans la seconde où cet édifice culturel
va s’effriter page après page. L’auteure explique tout d’abord qu’un Mapuche ne
consulte que rarement la machi de sa propre communauté, lui préférant celles des
communautés proches ou plus lointaines (pp. 214, 223). On apprend que la plupart des machis sont aussi des kalku (sorcières). Mais le problème du rôle des
chamanes dans les dynamiques sociales intra-, inter-communautaires et interethniques peut-il être résolu si nous manquons de données sociohistoriques de
base concernant les communautés en question ? Comment prendre la mesure du
rôle social et politique des machis et de l’importance de la vengeance au sein de la
société mapuche si nous ne savons presque rien des relations sociales au sein des
groupes étudiés. Les chamanes affirment pourtant eux-mêmes que « la información sobre la familia del paciente, las relaciones sociales, los incidentes que preceden la enfermedad y las relaciones con los vecinos son cruciales para diagnosticar las enfermedades y sanar el paciente » (pp. 232-233). Comment évaluer la
typologie dressée par l’auteure entre différents types de chamanes si nous ne savons rien de leurs chants et rythmes (seuls deux courts extraits de machi ül sont
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
39
retranscrits en espagnol, pp. 177, 181), des plantes qu’elles utilisent (aucune étude
ethnobotanique citée) et de leurs techniques de cure (description extrêmement
sommaire des principales cures). Une attention plus soutenue sur la catégorie de
newen (pouvoir) aurait certainement permis à l’auteure de s’apercevoir que lorsqu’une machi perd en pouvoir d’un côté, une autre machi gagne en pouvoir de
l’autre. Bref, l’absence d’usage du mapudungun et de tout contexte historique,
social et économique donne à cette seconde partie des airs de telenovela (pp. 202,
218).
En l’absence d’ethnographie minutieuse, on ne s’étonnera donc pas de
l’impossibilité de comparer si ce n’est des traits isolés entre eux. À partir des éléments qui nous sont fournis dans ce livre, nous ne pouvons pas juger de la validité
de l’hypothèse d’une supposée spécialisation récente des différents thérapeutes
(pp. 111-113), tout comme nous ne pouvons rien dire de la typologie dressée par
Bacigalupo, sinon qu’elle est bien « traditionnelle » dans la mesure où les machis
« traditionnelles » sont distinguées des machis plus « modernes » ou adaptadas (p.
265). L’auteure reprend ainsi la vieille dichotomie tradition/modernité (p. 239),
rejetée à juste titre en introduction (p. 9), ce qui la conduit à donner des réponses
peu satisfaisantes à des problèmes mal posés : « Aunque Rocio es una machi tradicional, ella acepta la tecnología moderna » (p. 150). Si l’on apprend que
l’auteure croit (tiene fe) aux machis et à leurs pouvoirs curatifs (elle a été soignée
par la plupart des chamanes mentionnés dans le livre), en revanche on ne sait rien
de la signification de la notion de fe pour les Mapuche et de ce qui détermine les
fluctuations de la foi. Il semble pourtant que l’auteure tenait là un élément essentiel qui lui aurait permis d’analyser les rapports entre culture, société et pouvoir
puisque comme elle l’écrit elle-même : « El elemento más importante en el poder
y el prestigio de una machi es la fe » (p. 268). Si l’on décrypte cette formule un
peu confuse, il semblerait que l’auteure se réfère à ce que l’on nomme ordinairement le pouvoir symbolique. Signalons pour finir quelques erreurs et manques.
Contrairement à ce qu’écrit Bacigalupo, il n’existe pas de matrilignage dans la
société mapuche (p. 155) ; la particule tun ne signifie pas cérémonie mais indique
une action (p. 87) ; le wetripantu n’est pas le Nouvel An mapuche mais la nouvelle sortie (we-tripan) du soleil (antü) célébrée depuis plusieurs décennies sous le
nom de San Juan et correspondant au solstice d’hiver ; il n’existe pas de race mapuche (p. 266), même s’il convient de préciser que pour ces Indiens le sang (moll-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
40
füñ) est un marqueur d’ethnicité (mais, de cela, l’auteure ne parle pas) ; konpapüllü ne signifie pas con espíritu (p. 84) mais de façon plus intéressante que le püllü
(une des multiples composantes du che) est venu (pa) et a pénétré (konün) la personne ; enfin le mudai est une boisson fermentée à base de blé ou de maïs (pp.
142, 155, 241
Pour continuer dans ce registre, on observera que pour les Mapuche le cœur
(piuke) et la pensée (rakiduam) sont deux composantes fondamentales de la personne mais elles ne sont que brièvement évoquées par Bacigalupo. Aucune analyse socio-ethnologique des principaux rites d’initiation (machiluwün) et de rénovation de pouvoir (ngeikurewen) n’est proposée, tout comme est absente une réflexion sur la valeur de la monnaie (pourtant cruciale pour l’efficacité des cures).
Les vêtements jouent effectivement le rôle de marqueur ethnique mais il est surprenant que Bacigalupo, qui s’intéresse aux relations entre genre et ethnicité, ne
signale pas que ce qui distingue une femme mapuche d’une chiñura (femme chilienne ou señora) est la façon d’attacher le foulard couvrant ses cheveux (les Mapuche nouent leur pañuelo sur le devant). Enfin, l’auteure n’entreprend aucune
étude de cas ou de trajectoire thérapeutique, ne fait qu’effleurer les effets de la
pénétration pentecôtiste et ne discute pas le nouveau rôle des machis dans la politique extérieure mapuche et dans la renaissance indienne.
Bref, voici un ouvrage assez décevant, dont on ne perçoit pas très bien comment il pourra changer les préjugés de la mayoría chilena (p. 9) à l’égard des machis et des Mapuche.
Guillaume Boccara
L’Homme 166 , 2003
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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BANNERMAN R.H., BURTON J. et CHEN Wen-Chieh (éds). Médecine Traditionnelle et couverture des soins de santé. Textes choisis à l'intention des administrateurs de la santé. Genève, Organisation mondiale de la Santé, 1983, 335
p.
Regards anthropologiques sur une encyclique sanitaire peu orthodoxe de
l’OMS
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On sait depuis longtemps que l’idéologie qui anime le Programme de Médecine Traditionnelle lancé par l’Organisation mondiale de la Santé vers 1978 et qui
transparaît nettement dans l’ouvrage que l’équipe de l’ex-directeur de ce programme, le docteur H.Bannerman, vient de faire paraître, s’inscrit directement
dans le prolongement des politiques générales de l’OMS en ce qui concerne la polarisation sur les soins de santé primaires et la participation des communautés à la
solution de leurs problèmes. Depuis 1978, discours et publications de l’OMS répercutent les décisions d’Alma-Ata et s’efforcent de sensibiliser les politiciens
et les administrateurs de la santé à la nécessité de restructurer radicalement
l’organisation des services socio-sanitaires de leur pays en les amenant à se centrer sur les problèmes prévalents de santé tels que ceux-ci se manifestent dans la
vie quotidienne des populations et en créant pour y répondre une nouvelle catégorie
d’agents de santé capables de vivre dans les communautés elles-mêmes et de répondre à leurs besoins les plus immédiats.
Les problèmes qui se posent dans ce contexte aux administrateurs de la santé
dans les pays en développement principalement sont de deux ordres : 1) qui faut-il
employer pour distribuer les services sanitaires de première ligne ; 2) quel que
soit le genre de personnes que l’on sélectionne, quelle forme doit prendre leur
intégration à l’intérieur du système national de soins ? Le livre édité par
l’équipe du docteur Bannerman propose dans ce débat une position très claire
dans laquelle il est recommandé aux autorités sanitaires de tous les pays d’étendre
la couverture sanitaire jusque dans les communautés rurales grâce à une participation concertée des guérisseurs traditionnels au sein des services officiels de santé.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
42
On ne dit pas dans l’ouvrage édité par les responsables du Programme de Médecine Traditionnelle de l’OMS que tous les agents de santé primaires doivent nécessairement être choisis parmi les guérisseurs qui existent déjà dans les communautés
mais on laisse entendre ouvertement que les guérisseurs offrent des services acceptables du point de vue culturel, que ces services sont disponibles à peu près
partout, que leurs coûts sont pris en charge par la population et que de nombreux
guérisseurs sont disposés à intégrer leurs services dans le système général de soins.
Cette prise de position globale qui n’est pas totalement nouvelle mais qui n’en présente pas moins une clarification de la pensée des dirigeants de l’OMS ou tout au
moins des responsables du Programme de Médecine Traditionnelle, est assortie d’un
certain nombre de considérations relatives à la nécessité de procéder parallèlement à
une évaluation sérieuse de l’efficacité des pratiques traditionnelles ainsi qu’à
l’élucidation du soubassement culturel et métaphysique de ces médecines ; de plus,
on est très conscient des nombreuses difficultés juridiques et organisationnelles que
posent les diverses formes de participation officielle des guérisseurs à la distribution
des services de santé.
Pour mieux faire passer le message, les responsables de cet ouvrage ont choisi
un genre littéraire assez voisin de l’encyclique sanitaire dans laquelle des auteurs
s’adressent à tous les pays du monde qui sont considérés comme également
concernés par l’existence d’une ou de plusieurs médecines parallèles susceptibles
d’être davantage utilisées dans les services officiels de santé.
On comprend qu’on n’ait pas voulu encore une fois particulariser le cas des
pays du Tiers-Monde et qu’on ait souligné « le regain sérieux d’intérêt pour les
aspects affectifs, spirituels et irrationnels de la santé » (p. 12) qui se manifeste
dans les pays occidentaux mais y a-t-il vraiment une commune mesure entre le
recours au guérisseur herboriste des villageois africains et l’utilisation de nombreuses formes de soins alternatifs dans les pays riches de l’Europe et de
l’Amérique ? À vouloir proclamer le même message à tout le monde comme le
veut tout projet d’encyclique, ne risque-t-on pas de se faire mal comprendre de la
plupart ? Comment un administrateur d’un ministère africain de santé réagira-t-il
devant ce que cet ouvrage dit de l’hypnose, du training autogène et de la pratique
du yoga ? Et le planificateur européen ou américain sera-t-il davantage prêt à
considérer le bien-fondé d’une officialisation des services offerts par les thérapeu-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
43
tes alternatifs de tous genres lorsqu’il aura pris conscience du fait que des grands
pays comme la Chine et l’Inde n’hésitent pas à donner une place importante aux
thérapeutes ayurvédiques et aux praticiens de la médecine chinoise ? Le manque
de distinctions sociologiques et culturelles élémentaires vient en quelque sorte
vicier radicalement un projet qui était plein de promesses mais qui se retournera
probablement contre la cause même que ses promoteurs ont désiré défendre. Je
me demande en effet si les administrateurs tant des pays du Tiers-Monde que des
pays industrialisés ne seront pas davantage prémunis face à l’utilisation potentielle des ressources thérapeutiques alternatives lorsqu’ils auront consulté cet ouvrage.
Il me semble important de creuser encore un peu ce problème fondamental. La
première partie du livre qui couvre près de la moitié des quelque 335 pages forme une
espèce de pot-pourri encyclopédique qui propose aux lecteurs une visite panoramique
de l’ensemble des médecines du monde. On y parle successivement des médecines
africaines (chap. 2), des médecines d’Amérique latine (chap. 3), et l’Ayurvéda
indien (chap. 4), de la médecine Unani des pays arabes (chap. 5), de la médecine traditionnelle chinoise (chap. 6-7 et 8), de la médecine allopathique occidentale et du courant de la santé publique en son sein (chap. 9) ; jusque-là, le voyageur
peut suivre assez facilement mais la suite surprend puisqu’il passe sans transition
à une série de discours sur l’homéopathie (chap. 10), la naturopathie (chap. 11), la
divination et l’exorcisme (chap. 12), l’hypnose (chap. 13), le yoga et la méditation (chap. 14), l’obstétrique (chap. 15) et finalement à des présentations succinctes (chap. 16) de la médecine anthroposophique, du traitement autogène, de la
chromothérapie, du traitement par les fleurs, de l’hydrothérapie, de la radionique,
de la réflexothérapie, etc. Les auteurs furent certainement conscients du fait qu’ils
faisaient voisiner sous un même titre des systèmes médicaux complets possédant
une base culturelle bien identifiable dans diverses régions du monde et des pratiques
thérapeutiques plus ou moins périphériques totalement ou partiellement déculturalisées.
Pour « ordonner ce qui peut à première vue sembler d'une déconcertante diversité » (p. 8) on a fait précéder cette première partie de l’ouvrage d’un texte
d'un des vétérans de l’anthropologie médicale américaine, le professeur George
M.Foster, qu’on a malheureusement intitulé « Introduction à l’ethnomédecine »
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
44
(chap. 1). Foster y définit l’ethno-médecine de la façon suivante : « les croyances
et pratiques liées à la maladie qui sont le produit d'un développement culturel indigène et ne découlent pas explicitement du cadre conceptuel de la médecine moderne » (p. 17). Une telle définition peut-elle rendre compte à la fois des caractéristiques des médecines ayurvédique, chinoise, gréco-arabe et allopathique qui reposent toutes sur un corpus de textes médicaux, des caractéristiques spécifiques des
systèmes médicaux africains et amérindiens qui sont d'orientation orale et des
caractéristiques multiformes des pratiques non-orthodoxes et alternatives qui se
sont plus ou moins récemment répandues dans les pays occidentaux. Bien que
l'expression d'ethnomédecine ou de médecine traditionnelle possède des contours
fort imprécis, j’ai l’impression que ce livre ajoute au désordre conceptuel
actuel lorsqu’il inclut de fait dans son examen des systèmes médicaux un peu
n’importe quelle forme de pratiques médicales. Une plus grande rigueur dans les
définitions aurait permis de distinguer nettement, sans préjudice pour les thérapeutes des diverses traditions médicales, entre les systèmes médicaux possédant
un ancrage culturel explicite et les pratiques déculturalisées qui possèdent certains
traits en commun avec l'un ou l’autre système médical mais qui demeurent généralement périphérique au sein de la culture médicale d'un pays. L’adoption de
cette définition aurait nécessairement conduit à une réorganisation du matériel présenté dans cette première partie de l’ouvrage. Je ne crois pas que les ressortissants des pays qui possèdent une tradition médicale profondément enracinée dans
leur culture d’aujourd’hui auraient mal réagi à ce que l’on écrive clairement que
c’est d’abord et avant tout chez eux que les planificateurs doivent s’interroger
sur le statut qu’il convient d’accorder à leurs thérapeutes. Ce n’est certainement
pas parce que les Etats-Unis ont accordé le droit de pratique aux chiropraticiens ou que l’Allemagne reconnaît l’homéopathie que les guérisseuses Zebola du
Zaïre ou les prophètes guérisseurs des églises Aladura du Nigeria pourront être
éventuellement invités par les planificateurs sanitaires à entrer officiellement
dans le réseau national de distribution de soins. Les contextes ne sont pas les mêmes de part et d'autre, et c'est en fonction de la spécificité de chacun des contextes que les décisions doivent être prises. Il est bien évident d'autre part que les responsables africains de la santé ne peuvent pas être indifférents aux attitudes et
politiques que des pays comme le Pakistan, la Chine ou l’Inde ont adoptées face
aux thérapeutes traditionnels. L’échange d’expériences et d’informations que
permet ce livre se révèle donc malgré tout intéressant et stimulant.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Lorsqu'on fait abstraction de la mauvaise organisation du matériel présenté et
qu'on se centre sur le contenu de chacun des chapitres de la première partie de
l’ouvrage, on constate que les éditeurs ont généralement fait appel à des spécialistes pour présenter chacune des traditions médicales. C’est le cas principalement
du texte du docteur M. KOUMARÉ qui présente en quelques pages une synthèse
équilibrée des médecines africaines dans laquelle trouvent leur place non seulement l’herboristerie mais également les pratiques divinatoires et la thérapie par
rituel ; se basant sur le fait que 80 % des Africains continuent à avoir recours aux
thérapeutes traditionnels pour se soigner et convaincu qu’il est de l’efficacité
de plusieurs de leurs interventions, le docteur Koumare fait un ardent plaidoyer pour qu’on légifère enfin dans un domaine où le laisser-faire ne peut que
desservir les intérêts de tout le monde. L’implication personnelle du docteur
Koumare dans de nombreuses recherches sur l’efficacité des thérapies des guérisseurs dit par elle-même qu’il faut assortir toute reconnaissance officielle des guérisseurs d’une véritable approche scientifique de leur pratique.
Ce serait trop long d’examiner en détail les autres présentations et je me limite
à dire un mot de quelques-unes d’entre elles. Le texte de C. GOLDWATER sur
la médecine traditionnelle d'Amérique latine est tout à fait incomplet et il risque
d'autant plus de décevoir qu'il n'a pas été écrit par un ressortissant de ces pays dans
lesquels les spécialistes de ce domaine sont pourtant fort nombreux. Pour les
médecines ayurvédique, unani et chinoise, on a fait appel à des chercheurs
chevronnés qui présentent aussi bien les aspects techniques de ces médecines que
leurs dimensions historiques, sociales et culturelles ; la seule limite qu’on peut
signaler est qu'ils n'écrivent nulle part que ces grandes traditions médicales n’ont
pas fait disparaître les médecines populaires ou folkloriques et que la population y
recourt jusqu’à aujourd'hui. Le chapitre sur la médecine allopathique occidentale
est d’autant plus étonnant que celle-ci est présentée dans sa seule version nordaméri-caine ; quand on sait la portion congrue réservée à la médecine préventive et à la santé communautaire dans les pays occidentaux, on peut s’étonner du
fait que les éditeurs aient jugé nécessaire d’y consacrer tant de pages. Évidemment l’intention est claire et personne n’est dupe du fait qu’on entend dire
aux pays en développement qu’ils ont intérêt à développer une approche de san-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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té publique qui prend en considération les croyances et les coutumes de la population puisque même les pays riches y ont recours.
Avant de passer à la revue critique des autres parties du livre, je veux
m’étonner du fait que le texte de S. COSMINSKI sur l’ethnoobstétrique, sans doute
la meilleure contribution à cet ouvrage, ait été intégré dans la première partie
dont l’objet était tout autre. La réflexion de Cosminski sur l’obstétrique traditionnelle et sur l’utilisation faite par de nombreux pays des accoucheuses aurait pu
servir soit de point de départ à la discussion menée dans la partie 4 sur les aspects organisationnels et juridiques soit de conclusion à la partie 1. Il est regrettable que ce texte ait été mal placé dans l’ouvrage.
La seconde partie comprend tout au plus une trentaine de pages dédiées à
l’examen des problèmes que posent les recettes médicinales traditionnelles et leurs
transformations en produits pharmaceutiques pouvant être fabriqués et vendus
localement dans les pays en voie de développement. Quand on sait que la plupart
des pays du Tiers-Monde dépensent environ 30 % du faible budget du ministère de
la santé à payer des médicaments le plus souvent importés, on ne peut que
souscrire à l’idée qu’il faille rapidement constituer des pharmacopées locales et
nationales, mener des recherches pharmacologiques et cliniques sur l’efficacité des
produits et développer en divers endroits de petites industries artisanales de production de médicaments. L’exemple de la Chine et de l’Inde pourra sans doute
encourager certains scientifiques africains qui luttent depuis des années à la mise
en place de laboratoires d’analyse phytochimique dignes de ce nom mais on ne
pourra dans le cas de l’Afrique tout au moins, actualiser cette politique que si on
affronte avec courage les véritables problèmes qui empêchent l'émergence d'une
industrie pharmacologique proprement africaine. Il n'y a pas de doute que les pays
africains seraient capables de produire aujourd'hui une bonne partie des médicaments qu'ils consomment non seulement à partir des recettes déjà employées par
les guérisseurs mais également à partir des plantes dont les propriétés thérapeutiques sont déjà reconnues dans la littérature internationale et que l'on trouve souvent en abondance dans la plus grande réserve forestière du monde que constitue
la forêt équatoriale. Outre les difficultés financières et le manque de personnel
spécialisé qui rendent évidemment difficile cette entreprise, il ne faut pas oublier que la structure actuelle des rapports économiques entre les pays riches et
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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les pays pauvres fait en sorte que les grands laboratoires pharmaceutiques constituent incontestablement un des obstacles majeurs au développement d'une industrie africaine des médicaments. J’aurais souhaité que les éditeurs osent s’attaquer
explicite-ment à cet important problème ainsi qu’à celui du « dumping » pharmaceutique dont sont victimes les pays du Tiers-Monde.
Dans la troisième partie qui est riche en informations, des fonctionnaires de
l’OMS, dressent un bilan de la situation des pratiques thérapeutiques traditionnelles dans chacune des six régions OMS du monde, l’Afrique, les Amériques, l’Asie
du Sud-Est, l’Europe, la Méditerranée orientale et le Pacifique occidental. Les
spécialistes d’une région particulière qui ont pu suivre ce qui s'est passé depuis
que l’OMS a commencé la promotion officielle des médecines traditionnelles en
1976 pourront critiquer certains vices d'informations et certains biais dans ces
rapports mais il n'en reste pas moins que les données fournies permettent généralement aux lecteurs de se faire une bonne idée du statut des médecines traditionnelles dans les diverses régions. Le rapport proposé par le Bureau régional de
l’OMS pour l'Afrique se limite malheureusement à fournir une liste de dates de
réunions ainsi que des listes de recommandations qui ont sans doute leur utilité
mais qui disent mal ce qui se passe vraiment dans les pays de la région. Pourquoi
par exemple le Mali s'est-il à ce point impliqué dans la promotion des médecines
traditionnelles alors que la Côte-d’Ivoire a préféré marquer ses distances face à ce
mouvement ? Il aurait fallu pousser un peu plus loin l'analyse pour répondre à des
questions de ce genre, chose que l'auteur s’abstient de faire. Par contre, les rapporteurs de plusieurs autres régions se sont engagés résolument dans cette voie ; à
leur lecture, on comprend par exemple l'attitude très positive d'un pays comme le
Pakistan face à la médecine Tibb-Unani.
Une fois admis que les thérapeutes traditionnels peuvent contribuer à la promotion des soins de santé, il reste à se poser la question des modalités organisationnelles et juridiques de leur intégration dans les services officiels de santé.
c’est précisément à ces problèmes qu'est consacrée la quatrième et dernière partie
de l'ouvrage : faut-il immatriculer les thérapeutes traditionnels et si oui, faut-il
indistinctement remettre un permis de pratique aussi bien à l'herboriste et à l'accoucheuse qu'au guérisseur qui guérit avec des prières ? Quel type de formation
faut-il donner aux thérapeutes que l'on désire enrôler dans les services officiels ?
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Quel type de services doivent-ils rendre à la population : offrir des soins curatifs
de base, faire de la prévention ou devenir des éducateurs sanitaires ? Qui doit
contrôler leur pratique et à quel code de déontologie doivent-ils se soumettre ?
Qui sera chargé de les payer pour leurs services ? Diverses réponses sont apportées à ces questions à partir des expériences nombreuses réalisées à travers le
monde sans qu'aucune ne semble cependant s'imposer comme la réponse idéale
parfaitement adaptée à toutes les situations.
La réglementation dans l’utilisation de la médecine traditionnelle semble s’être
faite à l’intérieur de l’un ou l’autre des quatre systèmes suivants : les systèmes exclusifs qui ne reconnaissent que la médecine moderne allopathique, les systèmes
tolérants qui ferment les yeux sur la pratique des médecines autres qu’occidentale, les
systèmes inclusifs qui reconnaissent la légitimité de la pratique de plusieurs traditions médicales, et les systèmes intégrés qui favorisent l’unification entre deux ou
plusieurs traditions médicales différentes. Il s’agit là d’une typologie utile
qui rend cependant difficilement compte de la réalité qui est souvent beaucoup
plus complexe que ce que les lois laissent entendre. Dans le cas du Zaïre par
exemple, que l’auteur situe dans le groupe des pays à système exclusif, on semble
avoir oublié que le code du Congo belge avait déjà indiqué clairement que toutes
les dispositions organiques du code ne concernaient nullement « les pratiques indigènes qui étaient admises aussi longtemps qu’elles ne troublaient pas l’ordre public ». Le code disait donc implicitement qu’il existe deux législations, une écrite pour la médecine occidentale et une orale pour la pratique des thérapeutes traditionnels. Les systèmes inclusifs et intégrés que l’auteur semble favoriser dans
cette publication de l’OMS ne sont pas suffisamment évalués du point de vue de
l’évolution de ces systèmes. Qu’il suffise de rappeler les aléas de la politique
d’intégration entre le système ayurvédique et le système médical occidental qui
avait été proposée en 1948 par la commission d’études présidée par R.N. Chopra,
politique intégratrice qui a dû être abandonnée assez rapidement à cause de son
inapplicabilité. Dans l’Inde d’aujourd’hui, les professionnels des deux médecines
s’inscrivent sur des registres différents et on ne recherche plus par exemple à harmoniser les conceptions ayurvédiques du corps avec les exigences de la biologie
occidentale. Le réexamen récent de la situation en Chine nous montre également que ce pays n’a jamais pratiqué une véritable politique d’intégration. Compte tenu de ces expériences, j’aurais souhaité que les auteurs se prononcent claire-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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ment sur la nécessité de favoriser un développement séparé et parallèle des systèmes médicaux de façon à permettre à chacun de se maintenir dans sa spécificité et
sa complémentarité.
Retournant vers la réalité dans un effort pour dépasser le cadre juridique théorique, l’anthropologue C. Leslie rappelle avec à-propos trois constatations : 1) on
trouve partout, aussi bien en Chine, en Inde qu’au Sénégal, une domination de la
médecine occidentale ; 2) les systèmes dits exclusifs sont souvent dans les faits
des systèmes pluralistes qui permettent à plusieurs traditions d'exister, et 3) les
systèmes intégrés qu’on aurait tendance à considérer comme la forme idéale excluent souvent en réalité des aspects importants des médecines traditionnelles.
Le but des auteurs de ce livre était de fournir des repères pour permettre aux
planificateurs et aux administrateurs de prendre des décisions éclairées quant à la
voie à suivre pour faire participer les thérapeutes traditionnels aux soins de santé
primaires. Je ne suis pas sûr que l'objectif soit atteint et cela pour toutes les
raisons que j’ai évoquées dans cette critique.
Ce livre est publié en anglais, en français et en espagnol, mais il est très évident que 26 chapitres sur 28 ont été traduits de l’anglais. La lecture en est
assez agréable mais certaines pages ont vraiment été mal relues. En voici un
exemple parmi plusieurs que je prends à la page 22 : « tout les exemples » ; « sans
examens critique_ » ; au deuxième paragraphe il y a un mot de trop dans une phrase.
Gilles BIBEAU
Psychopathologie africaine, 1983, XIX, 2 : 231-238.
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Janine Barbot Les Malades en mouvements. La médecine et la science à
l’épreuve du sida. Paris, Balland, 2002, 307 p. (« Voix et regards »).
Retour à la table des matières
L’épidémie de sida a suscité une mobilisation associative sans précédent dans
le champ de la prévention et dans celui de la recherche thérapeutique. Avec cet
ouvrage, Janine Barbot nous offre la première étude spécifique sur l’activisme
thérapeutique en France dans ce contexte d’épidémie. Couvrant deux décennies
(1982-2001), il met en évidence la manière dont les associations de lutte contre le
sida, au-delà de leurs divergences de points de vue, de modes d’expression et
d’organisation, sont parvenues à s’imposer comme interlocutrices incontournables
des acteurs du monde biomédical et à influer le cours des innovations thérapeutiques. La richesse de cette étude tient à sa méthodologie, empruntant à l’enquête
sociologique et à l’ethnographie, et au soin apporté par l’auteur à croiser le regard
des acteurs impliqués dans l’épidémie. Des entretiens ont été conduits avec des
militants associatifs, une trentaine de spécialistes du VIH et soixante-trois personnes séropositives ou malades du sida 1. Des observations ethnographiques ont été
menées dans plusieurs associations, au cours de leurs réunions internes et externes. L’étude d’ouvrages spécialisés et de la presse associative complète le recueil
des données. L’ouvrage se compose de deux parties. La première brosse le tableau
de l’espace de mobilisation associatif autour de la recherche biomédicale, et décrypte les associations dans leur hétérogénéité. La seconde partie montre comment un front interassociatif s’est imposé face aux autorités publiques et aux firmes pharmaceutiques pour agir concrètement sur le développement des molécules, défendre l’intérêt des patients et accélérer l’accès aux traitements. Les associations de lutte contre le sida, si elles poursuivent un même but (défendre
l’intérêt des malades), présentent une diversité de « formes d’engagement » qui
recouvre leurs modes d’identification publique et les enjeux de leur mobilisation.
On distingue ainsi les associations de première génération – Aides et Arcat-sida,
apparues respectivement en 1984 et 1985 – des associations de seconde génération – Act Up-Paris et Positifs, créées en 1989, et Actions Traitements, fondée en
1991. Si Aides et Arcat-sida occupent toutes deux une posture de « médiateurs »
distanciée de la condition de victime, la première entend assurer la défense des
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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malades et lutter contre la stigmatisation, alors que la seconde met en avant son
professionnalisme – ses cofondateurs sont médecins – et se donne pour objectifs
l’information des malades et du public ainsi que le contrôle des informations diffusées dans les médias. Les associations de la seconde génération adoptent quant
à elles une attitude de victimes. Elles entendent ainsi donner la parole aux malades et restaurer leur dignité dans l’espace public en instrumentalisant les médias
de manière plus ou moins prononcée. À l’approche pragmatique d’Actions Traitements (le patient est un « consommateur de soins » dont il faut satisfaire les
intérêts particuliers), Act Up-Paris oppose une approche « politique » de
l’épidémie : l’association dénonce les rapports de domination qui déterminent le
profil de l’épidémie – le virus atteint en priorité les populations défavorisées ou
marginalisées –, les pouvoirs publics, l’Église et les industries pharmaceutiques.
Dans cette perspective, les militants d’Act Up n’hésitent pas à subvertir les médias par des mises en scène spectaculaires. Si chaque association a élaboré un
modèle de malade, toutes ont en commun de valoriser la figure d’un malade informé, actif dans la recherche d’informations sur les traitements et à même de
renverser les positions hégémoniques, de devenir acteur de ses choix thérapeutiques (pour Act Up et Actions Traitements), voire d’être l’expérimentateur de thérapies qui échappent à l’alignement général des conduites thérapeutiques sur des
indications officielles (pour Positifs). Le comportement de patients « ordinaires »
s’écarte cependant de ces figures de malades. Le médecin demeure le plus souvent la principale référence et la seule légitime dans le recours thérapeutique,
même si certains patients s’informent et observent leur état afin d’établir un dialogue avec lui et d’obtenir un traitement personnalisé. Seule une minorité d’entre
eux considère que le savoir est partagé par des instances hétérogènes (dont les
associations) et qu’il convient d’articuler les avis en présence dans une gestion
personnelle des soins. Le début des années 1990 marque un tournant dans
l’histoire de l’activisme thérapeutique. L’échec de la recherche biomédicale pousse les associations à s’engager sur ce front. Afin d’obtenir une véritable légitimité
vis-à-vis des autorités publiques, et notamment de l’ANRS2, cinq associations 3
s’allient pour créer le groupe TRT-54 pendant l’été 1992. Les représentants du
groupe parviennent à faire entendre leurs voix (et celles des malades) au cours de
réunions de « concertation » qui ont lieu à l’ANRS dès 1993. Ils s’engagent tout
d’abord sur le front de l’expérimentation. Leur mobilisation porte sur
l’amélioration des conditions de réalisation des essais thérapeutiques afin que les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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patients en tirent les meilleurs bénéfices. Le second front de mobilisation concerne l’accès des malades aux nouvelles molécules. En négociant avec l’Agence du
médicament, en faisant pression sur les laboratoires pharmaceutiques, en se tenant
informés des dernières molécules testées en France et à l’étranger, les représentants de TRT-5 contribuent à propulser sur le devant de la scène de nouvelles molécules, élargir la définition de l’impasse thérapeutique et influer sur la disponibilité des médicaments. Les négociations avec l’ANRS ou avec les firmes débordent
parfois sur la scène publique lorsque les revendications du groupe ne sont pas
satisfaites. C’est au cours de ces crises – en 1994 au sujet de l’essai du saquinavir,
l’année suivante en ce qui concerne plusieurs essais réalisés en Afrique, et dans
l’affaire de la pénurie du ritonavir en 1996 – que les divergences entre les associations composant le TRT-5 se font particulièrement visibles, ce qui souligne combien chaque association a su préserver son autonomie et ses formes d’engagement
tout en assurant la cohésion du groupe. La mobilisation interassociative a joué un
rôle non négligeable dans le tournant thérapeutique des années 1995-1996, lequel
provoqua une crise au sein du groupe TRT-5 : une crise financière – due à la chute des dons et à la baisse des subventions de l’État – et une crise existentielle –
liée à la démobilisation de certains de ses membres. Le groupe redéploie cependant ses efforts autour de nouveaux enjeux : l’observance des traitements,
l’impasse thérapeutique dans laquelle se trouvent de nombreux patients, les effets
secondaires des médicaments. Les progrès thérapeutiques n’ont pas réduit à néant
l’activisme thérapeutique. Celui-ci a au contraire produit un mode d’engagement
durable dans une redistribution des rapports de compétences et de pouvoir au sein
du monde biomédical.
1. Ces entretiens ont été réalisés avec la collaboration de Nicolas Dodier
et de Lindinalva Laurindo da Silva.
2. Agence nationale de recherches sur le sida.
3. Il s’agit d’Act Up-Paris, d’Actions Traitements, d’Aides, d’Arcat-sida
et de Vaincre le Sida.
4. TRT : Traitements et recherche thérapeutique.
Dolorès Pourette
L’Homme 164 – 2002
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
53
Philippe Bataille, Un cancer et la vie. Les malades face à la maladie. Paris,
Balland, Collection « Voix et Regards », 2003, 359 p.
Retour à la table des matières
Cet ouvrage est le fruit d’une longue enquête sociologique de trois années qui
vise à restituer l’expérience de la maladie cancéreuse à partir de la réflexion de
personnes soignées pour un cancer sur leur expérience vécue, et de leur action
pour « renverser les logiques sociales dominantes qui tiennent le malade à distance et le contraignent au silence sur soi » (p.315). Un des principaux mérites de
cet ouvrage est de donner une part prépondérante à la parole des personnes qui
vivent avec un cancer que l’auteur présente comme une réflexion, plus qu’une
parole spontanée, et une expression de soi plus qu’un témoignage. Cette place
donnée à la parole des malades ou d’anciens malades est telle, et tellement enchâssée dans l’analyse de l’auteur, que le lecteur ne sait parfois plus qui parle –
l’auteur ou le malade. La forme de l’ouvrage contribuant à cette fusion en ne
différenciant pas (pas de changement de police de caractères par exemple) les
discours des interviewés et les analyses fines (et souvent à la limite du champ de
la psychologie) de l’auteur. Cette parole raconte l’insupportable : la violence de
l’effondrement de son monde pour celui qui bascule dans la maladie, l’agression
des traitements qui dégradent le corps et brisent la vie sociale. Elle raconte la déconstruction mais aussi la reconstruction du soi à l’épreuve de la maladie, et la
reconstruction de l’identité sociale à travers l’expérience de la maladie. Elle dénonce des violences institutionnelles dans le champ des soins faites aux personnes
atteintes d’un cancer (consultation d’annonce en particulier), dont les acteurs
n’ont pas conscience et qui sont à l’origine des difficultés futures de la relation
soignant-soigné. L’auteur explique aussi les difficultés des soignants du fait des
contraintes institutionnelles (surcharge de travail) qui entraînent une division du
travail médical et une séparation du « technique » et du « relationnel ». Il décrit la
variabilité des conduites et des pratiques des médecins et la complexité du travail
médical quand cette variabilité des professionnels interagit avec celle des personnalités des malades et des situations sociales. Il dénonce le manque de formation à
la difficulté de l’annonce, tout en décrivant les diverses manières d’annoncer un
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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cancer, souvent maladroites, avec leurs conséquences psychologiques, mais aussi
familiales.
Au fil de l’ouvrage, on comprend qu’il est difficile de parler des anciens malades du cancer et d’en faire une catégorie d’analyse (anciens malades ? malades
en rémission ? malades guéris ?). Aussi, P. Bataille propose de parler de « soignés
du cancer », terme qui fluctue entre la maladie et la guérison sans se fixer sur
l’une ou l’autre et qui est accepté par ceux qu’il désigne (p.169). Les soignés du
cancer refusant la banalisation de la maladie cancéreuse et la nouvelle conception
biomédicale du cancer comme une maladie chronique qui, si elle permet
« d’adoucir » la représentation sociale du cancer comme une maladie mortelle,
éloigne l’idée d’une guérison et expose le soigné du cancer à des discriminations
sociales. Et le livre est riche en discours qui révèlent les ségrégations sociales
rencontrées par les soignés du cancer, où l’on retrouve le poids des représentations sociales stigmatisantes. Si l’ouvrage ne les analyse pas, le lecteur retrouve
dans les discours et les situations présentées les représentations sociales du cancer
décrites ailleurs (maladie mortelle, maladie contagieuse, idéologie de l’espoir et
du combat, honte du soi malade) et la quête du sens de la maladie, thème privilégié de l’anthropologie de l’expérience de la maladie.
Néanmoins, on peut s’interroger sur le contexte d’énonciation de cette parole.
La méthodologie développée (méthode d’intervention sociologique – définie par
Alain Touraine – dans quatre villes, associée à des entretiens individuels et à
l’observation d’une consultation d’oncologie d’un hôpital universitaire et la participation à des réunions institutionnelles) ne prend en compte que la parole des
soignés du cancer qui ont eu la force de témoigner ou de sortir de leur isolement,
et parfois la volonté de transmettre des demandes ou des récriminations. Dans ces
« espaces de paroles » ouverts par le chercheur, préambules souvent à la création
de collectifs de malades, la parole des malades est aussi une « action de transformation sociale » en dénonçant la violence institutionnelle, les manquements de
l’institution et des médecins dont ils ont été l’objet.
Aline Sarradon
Amades bull. 62
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Heike Behrend & Ute Luig, eds, Spirit Possession. Modernity and Power
in Africa. Oxford, James Currey/Kampala, Fountain Publishers Cape Town, David Philip/Madison,The University of Wisconsin Press 1999, XXII + 170 p., index.
Retour à la table des matières
Les deux éditrices de ce volume, professeures à Cologne et à Berlin, souhaitent attirer l’attention sur la modernité des rituels de possession qu’elles présentent dans leur dynamique particulière : ils sont à la fois réaction à des contacts
extérieurs, culturels ou violents, appropriation de nouveaux codes sociaux et recréation d’une histoire devenue support d’identité. Ce travail, coordonné outreRhin, confirme le cloisonnement entre francophones et anglophones. Mais il démontre aussi la convergence d’études menées séparément qui s’accordent pour
remanier de façon étonnamment semblable l’observation des rituels de possession. De part et d’autre de la frontière linguistique il y a aujourd’hui accord parfait
pour réfuter quelques hypothèses qui ont dominé la réflexion depuis 1971. Ne
voyant que des femmes dans le zar éthiopien, Ioan M. Lewis en a conclu que les
rituels de possession témoignaient de leur volonté de se venger des hommes qui
leur imposaient un sort peu enviable1. L’intraduisible (pour moi) expression
« bargaining of weakness » a ainsi nourri les réflexions des anthropologues, aussi
bien hommes que femmes, pendant près de trente ans. Nous avons accepté, pendant toutes ces années, de considérer ces rituels comme l’expression d’une volonté de pouvoir refoulé, assortie d’actes de vengeance imaginaires perpétrés par les
femmes contre la gent mâle (variante : par des loqueteux contre les riches). De
même, nous nous sommes efforcé(e)s, comme Luc de Heusch le recommandait en
1971, d’étiqueter chamanisme ou possession, adorcisme ou exorcisme, la richesse
multiforme et proliférante des manifestations d’esprits possesseurs. Un peu plus
tard, nous avons succombé aux facilités de la surinterprétation thérapeutique sous
la houlette de Victor W. Turner et de John M. Janzen qui n’en demandaient pas
tant. Les relations de genre sont ainsi réexaminées. Elles ne sont plus une variante
de la guerre des sexes, mais expriment une réelle coopération. En Zambie, les
femmes possédées ont traduit en théâtre les rencontres, souvent malheureuses,
faites par les hommes partis travailler au loin, et aujourd’hui, selon l’étude réali-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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sée par Ute Luig, les possédés sont masculins. S’agissant du zar, dont les membres restent exclusivement féminins, Susan M. Kenyon souligne qu’il n’est jamais
question de se venger des hommes ni de compenser un statut inférieur. Le « pouvoir » acquis par ces femmes est une sorte d’énergie spirituelle qui leur permet, au
minimum, de traiter les malheurs graves de leurs consœurs par des rituels qui
semblent dériver assez directement de ces « affaires de femmes » que sont les
rites de naissance, de circoncision et de mariage. Toutefois, la critique des approches antérieures n’est pas le but principal de cet ouvrage qui recourt à d’autres
outils d’observation et de compréhension. Si, dans l’Afrique tant rurale
qu’urbaine, les rituels ne diminuent pas, bien au contraire, c’est que les « esprits »
peuvent coexister avec ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Les esprits du
candomblé, ceux des Ashanti et des Yoruba se manifestent dans les villes allemandes (p. XIII). Ils ne sont aucunement fixés à des « traditions » immuables ou
archaïques. Il apparaît ainsi qu’un des principaux moteurs de leur expression en
Afrique n’est autre que l’historicité incluse dans les rituels de possession. Examinant la personnalité des esprits, leur biographie et leur variabilité dans le temps,
plusieurs auteurs sont amenés à démystifier les apparences obscures et atemporelles des relations entre humains concrets et esprits extrahumains. Ils dépouillent
ces derniers de leur seule définition surnaturelle et les transforment en représentants de la mémoire sociale. Matthias Krings nous fait assister, sur cinq décennies
en Afrique de l’Ouest, à la multiplication des esprits étrangers classés, aux côtés
des esprits des forgerons (babule, turawa), dans une catégorie agressive et dominatrice ; ce sont des militaires enrôlés par les colonisateurs, les colons euxmêmes, etc. La colonisation allemande, pourtant plus lointaine et plus brève que
l’anglaise (mais plus violente), est ainsi mémorisée au Nigeria comme en Afrique
de l’Est où Linda L. Giles voit évoluer des Allemands en queue de pie coiffés
d’un casque à pointe. La classification qu’elle fait des esprits actifs dans la société
swahili correspond aux strates de peuplement qui se sont superposées pendant
plusieurs siècles en raison de la traite esclavagiste arabe. Au Togo, les Mina, naguère actifs esclavagistes de la côte, font (aussi) revivre leurs exclus et leurs esclaves du XIXe siècle, que Tobias Wendl identifie dans le culte de Tchamba. Il
parle à ce propos de mode de conscience rituelle, « ritual consciousness » ; le rite
rendrait la pensée plus agile et la ferait accéder à une mémoire qui affleure. La
mémoire théâtralisée, revécue sinon exorcisée, n’est qu’un des aspects de
l’activité rituelle. De même, les cérémonies de possession ne constituent qu’une
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
57
partie de la réflexion menée par les groupes sociaux. En Zambie, il s’agit aussi de
reconstituer la cohésion de populations déplacées de leurs terres noyées par le
barrage de Kariba sur le Zambèze, incapables de poursuivre leur commerce avec
les esprits possesseurs des lieux d’origine. Ute Luig montre l’agglomération progressive et changeante d’esprits venus des pays voisins, et dont les manifestations
contribuent à élaborer une « localité » sociale, un nouvel ensemble acceptable. En
Ouganda, une situation plus récente et plus désastreuse de guerres sporadiques et
incessantes a donné naissance à des populations parallèles d’esprits qui viennent
conforter les mouvements de résistance locale. Outre quelques centaines d’anges,
on y rencontre des infirmiers, des médecins et des membres d’états-majors invisibles, conseillers en stratégie, prêts à guider, soigner et rendre invulnérable, comme le rapporte Heike Behrend à propos de la biographie d’Alice Lakewa et de ses
successeurs. L’historicité, la capacité d’agir sur une identité localement construite,
voire de se projeter dans l’avenir, deviennent également perceptibles lorsque
l’observateur, comme les acteurs locaux, reconnaît les changements apportés par
la durée. Les rituels bori, qui se présentent comme immuables, « traditionnels »,
sont depuis peu contestés par des guérisseurs d’un nouveau genre qui les jugent
affaiblis et contaminés par une modernité définie comme une course immorale à
la richesse et aux biens matériels. Sous un titre provocateur, « L’invention de
l’anti-tradition », Adeline Masquelier décrit les adeptes de Dodo dont les succès
thérapeutiques s’inscrivent dans des comportements qui s’opposent assez explicitement aux manifestations du bori : le médium ne se fait pas payer, donne la poussière du sol en guise de médicament, refuse d’employer des véhicules à moteur…
Sa vie professionnelle est souvent brève, car elle est subordonnée à la fantaisie de
Dodo qui, s’il n’a pas, à part ses quatre yeux, de forme ni de représentation visualisables, exige la plus grande pureté de cœur et le plus grand désintéressement,
qualités difficiles à conserver longtemps. Dans cet ensemble d’observations qui
soulignent le foisonnement des esprits et l’inventivité sociale, deux auteurs francophones abordent des rituels très anciens qui ne s’adaptent pas aux conditions
d’existence modernes. Dans les îles Bidjogos, au large de la Guinée-Bissau, les
adolescentes possédées par l’esprit d’un homme mort jeune suivent une formation
initiatique semblable à celle des hommes. Celles qu’on nomme « défuntes » (defunto) passent de longs mois dans la forêt des îles, soustraites au mariage et aux
maternités, et surgissent dans les villages en brandissant les armes que les jeunes
morts n’ont pu utiliser. Alexandra O. de Souza souligne qu’un même mot, orebok,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
58
désigne les statues anthropomorphes du dieu villageois, le lieu que rejoignent les
défunts initiés et les femmes qui « portent » l’âme des défunts non initiés. Le
créole né de la colonisation portugaise lui confère trois sens : l’âme, le fétiche (la
statue iran) et le défunt. Nous avons là un exemple des difficultés de traduction
dues à l’originalité profonde de la culture bijago et qui sont un obstacle majeur
dans l’étude des rituels de possession. Chez les Minyanka du Mali, observés par
Jean-Paul Colleyn, les médiums, exclusivement masculins, sont choisis dans certains lignages et leurs aptitudes ne sont jamais révélées par une maladie. Le futur
« cheval de Nya » peut être désigné avant sa naissance et les possédés participent
aux rituels selon une séquence très précise de gestes, postures et paroles. Parce
qu’il lutte efficacement contre les sorciers, il est évident que Nya est le sorcier
suprême. Nya (et sa « bouche ») avait un rôle judiciaire aujourd’hui réservé aux
tribunaux du Mali, si bien que ses manifestations bisannuelles sont très affaiblies.
En revanche, les possédées royales de Madagascar, saha, continuent d’intervenir
dans la vie politique et économique de l’île, comme le rapporte Lesley A. Sharp.
Les bibliographies qui suivent chaque texte suscitent d’autres réflexions, suggérant notamment une possible insularité de la recherche française sur ces sujets. Si
nous avons adopté les rituels « d’affliction » de Victor Turner et la guerre des
sexes de Ioan Lewis, pour nous rendre compte de leur rigidité, nous avons refusé
l’approche de Paul Stoller (dont le livre In Sorcery’s Shadow 2 n’a pas été traduit)
qui proposait une relation plus intimiste, plus ouverte, moins sujette aux absolus
théoriques. L’historicité (qui semble ne pas avoir franchi la frontière linguistique)
s’appuie sur une « ritual consciousness » qui renvoie à cette réelle capacité
d’investigation mentale qui s’exerce au cours des cérémonies de possession. Tobias Wendl, Susan M. Kenyon ou Ute Luig nous invitent à utiliser nos sens, à
ouvrir nos yeux, nos oreilles, notre propre mémoire, nos narines et notre peau lors
des observations. La force et la puissance des esprits possesseurs ne sont pas que
mystification ou théâtre. Il s’agit tout autant d’une excitation de la pensée, d’un
renforcement des capacités de connaissance, d’un exercice cognitif, même si le
mot n’est pas employé dans ce livre aussi agréable à lire que stimulant pour la
réflexion. .
1. Ioan M. Lewis, Ecstatic Religion : An Anthropological Study of Spirit
Possession and Shamanism, Baltimore, Penguin Books, 1971...
Marie-Claude Dupré
L’Homme 160, 2001
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
59
_______________
Jean BENOIST — Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. Aix-en-Provence, AMADES 4 , 2002, 366 p. (Supplément N°6 au Bulletin
d’AMADES) ISBN : 2-84586-265-2. [diffusion Karthala, Paris].
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Ce genre d’ouvrage est trop rare — pour ne pas dire carrément exceptionnel
—, dans sa conception dans l’édition française pour que l’on n’en souligne pas
d’entrée de jeu tout l’intérêt pour la communauté des chercheurs et des professionnels concernés par les domaines divers et les registres variés de
l’anthropologie médicale en France et dans le monde. Médecin et anthropologue,
spécialiste du monde caribéen et créole, ancien professeur aux universités de
Montréal et d’Aix-Marseille, Jean Benoist s’est fait connaître, entre autres, pour
ses travaux d’anthropologie médicale à la Réunion et dans l’Océan indien. Il a
fondé l’Amades en 1988 avec des chercheurs en provenance des milieux de
l’anthropologie d’une part, et de la médecine d’autre part, qui se sont rencontrés,
animés d’un large esprit d’ouverture, pour aborder les questions posées par la
connaissance et la prise en compte des faits de société et de culture dans les actions et les programmes à visée de santé ; dans le prolongement de ces préoccupations il dirige une collection d’anthropologie comparée de la maladie “Médecines
du monde” chez Karthala.
De manière générale en France le travail documentaire, bibliographique est
généralement tenu en si peu de cas dans les milieux universitaires et de la recherche qu’on ne trouve que fort peu de collections spécialisées ayant pour souci majeur une politique documentaire conséquente se faisant périodiquement et régulièrement le reflet des développements dans les divers domaines de la recherche
dans un champ disciplinaire donné (Aucun équivalent par exemple de Annual
Review of Anthropology qui propose des articles critiques faisant le bilan des dé-
4
Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
60
veloppements récents de la recherche dans le monde sur un objet donné ou une
thématique particulière des recherches en anthropologie). Aussi l’initiative de
Jean Benoist de proposer au lecteur une vue panoramique ouverte, sans parti pris
étroit d’école, sur la littérature professionnelle dans le domaine de l’anthropologie
médicale dans ses multiples aspects me semble particulièrement bienvenue. Elle
rappelle un peu un ouvrage, déjà ancien maintenant, de David L. Easterbrook
Africana Book Reviews 1885-1945. (An index to books reveiwed in selected English-language publications. Boston, G.K. Hall & Co, 1979, XIII-247 p. [Bibliographies and Guides in African Studies]) qui présentait les références des comptes
rendus bibliographiques d’ouvrages sur l’Afrique parus dans 44 périodiques anglophones sur une période allant de la fin du XIXe siècle à la fin de la seconde
guerre mondiale ; l’ensemble des références rassemblées par Easterbrook fournissait ainsi un reflet précieux de l’importance accordée par le milieu professionnel
lors de leur parution à ces ouvrages africanistes recensés. Jean Benoist pour sa
part a choisi de reproduire in extenso une sélection de 150 recensions d’ouvrages
représentatifs des développements récents de l’anthropologie médicale dans le
monde à travers un dépouillement d’une dizaine de revues francophones pour la
plupart encore vivantes, ayant accepté le principe d’une telle réédition d’extraits
de leurs rubriques de revues de la littérature : Anthropologie et Sociétés (Québec),
Bulletin d’AMADES (Aix-en-Provence), Cahiers d’Études africaines (Paris), Écologie humaine (publication ayant cessé de paraître), l’Ethnographie, Ethnologie
française (Paris), Études créoles (Aix-en-Provence), l’Homme (Paris), Psychopathologie africaine (Dakar), Santé, Culture, Health (Montréal, à cessé de paraître),
Sciences sociales et Santé (Paris). Le maître d’œuvre, conscient des limites de son
entreprise souligne qu’il a « privilégié d’une part ceux qui donnaient un résumé
clair et complet du livre, d’autre part ceux qui en faisaient une véritable analyse,
appuyée sur un point de vue théorique ou personnel nettement exprimé, mais on
ne peut en la matière éviter un certain arbitraire. » (présentation, p. 12). En tout
état de cause, malgré ses limites, cette petite anthologie constitue une contribution
documentaire précieuse à saluer comme telle et à recommander à toute personne
intéressée par ces domaines de recherche. Un regret toutefois, celui de n’avoir pas
proposé aux lecteurs et aux usagers de cette anthologie un index matières, qui à
mon sens s’imposait d’évidence pour ce type d’ouvrages. Faut-il voire là encore
un autre signe d’une spécificité française trop souvent caractéristique du monde
de l’édition en France : concevoir un livre comme tout … sauf à le considérer
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
61
comme un outil de travail ? Comme il semble que l’auteur semble envisager des
prolongements à cette première livraison, nous ne saurions trop l’inviter pour
ceux-ci d’envisager de les doter d’un tel complément indispensable à la mise en
valeur même de la richesse de la collection proposée à l’attention des lecteurs.
1. Le lecteur intéressé peut se reporter au compte rendu que j’ai fait de
cet ouvrage dans Psychopathologie africaine, 1980, 16, 2 : 233-234.
2.
René Collignon
Psychopathologie africaine, 2003-2004, 32, 2 : 233-234.
_______________
Catherine Benoît Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de
l’espace à la Guadeloupe. Paris, CNRS Éditions/Éditions de la Maison des sciences de l’homme 2000, 309 p., annexes, bibl., ph., pl., cartes
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Issues de la colonisation et du système de plantation esclavagiste, les sociétés
créoles de la Caraïbe ont longtemps fait, comme le rappelle Catherine Benoît dans
les premières pages de son livre, l’objet d’analyses en termes d’absence : absence
qui se situerait notamment dans une incapacité d’appropriation du territoire et de
l’histoire. Face à de tels développements théoriques, en vigueur au moment où
l’auteur entreprit ses enquêtes de terrain il y a plus d’une dizaine d’années, on est
ici invité à considérer les conceptions et les pratiques guadeloupéennes concernant le corps et l’espace comme un ensemble structuré qui témoigne, malgré des
mutations constantes, de « cosmogonies » fondatrices d’identité. L’ouvrage
s’articule autour de trois axes : les savoirs sur le corps et la maladie,
l’organisation de l’espace habité, la cohabitation de pratiques thérapeutiques liées
aux différentes affiliations religieuses. Après une introduction qui renseigne sur la
construction de la recherche et la manière dont a été conduite la pratique de terrain, l’auteur présente de façon critique et détaillée les théories élaborées pour
appréhender les phénomènes culturels des sociétés de la Caraïbe (chap. I). Cela
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
62
lui permet, d’une part, d’exposer les thèses nées au sein du débat anthropologique,
rarement synthétisées dans des travaux de langue française, et, d’autre part, de
s’inscrire dans un cadre conceptuel. Elle propose, pour l’étude des processus de
créolisation des systèmes médicaux en contexte pluriethnique, de retenir deux
notions, respectivement développées par Thomas H. Eriksen 1 et Lee Drummond2. La première est celle de « jeu de langage ». empruntée à Ludwig Wittgenstein, et considérée ici comme « la vision du monde dans laquelle s’inscrivent
les recours thérapeutiques » (p. 44). La seconde, celle d’« intersystème » ou de
« continuum culturel », rend compte de « la multiplicité et de la variabilité des
références » (p. 45) et des interprétations auxquelles les individus peuvent avoir
recours. Reprenant la distinction établie par Orlando Patterson 3, Catherine Benoît
aborde successivement les savoirs sur le corps et l’agencement de l’habitat, communs à l’ensemble de la population, comme le produit d’une « créolisation synthétique », puis les connaissances et l’activité thérapeutiques dans lesquelles intervient « l’étiologie sorcière », résultat d’une « créolisation segmentaire », distincte pour chaque groupe. Cette approche de la créolisation, déclinée selon ces
deux aspects, montre l’attention portée à une situation marquée par une hétérogénéité culturelle. Les représentations guadeloupéennes du corps et du mal sont
examinées dans le chapitre II. Elles renvoient à une compréhension humorale
selon laquelle l’état de santé dépend de la circulation des fluides corporels, de leur
équilibre et des qualités physiques qui leur sont associées. On notera l’importance
de la notion de chaud et de froid en tant que principe classificatoire de l’étiologie,
de la nosologie et du traitement de certaines maladies, mais aussi des aliments,
des plantes, des caractéristiques du sol et des activités quotidiennes. La mise en
évidence de ces catégorie introduit à une conception de la personne et du monde
selon laquelle la prévention d’une affection – qui provient toujours de problèmes
avec l’entourage social et surnaturel – requiert certaines techniques. Celles-ci,
régies par un ensemble de règles journalières pouvant nécessiter l’intervention
d’un guérisseur, consistent à « protéger », « fermer » et « nettoyer » l’organisme
et le lieu habité. Ce dernier, analysé dans les chapitres III et IV à partir d’une lecture de la structuration des jardins de case, apparaît comme un miroir dans lequel
se reflètent les relations avec l’environnement social et le monde des morts, en
même temps qu’il est la continuation du corps. Après une plongée dans l’histoire
coloniale, Catherine Benoît retrace le devenir de ces jardins depuis leur attribution
aux esclaves. La mise en valeur du paysage participerait d’une construction iden-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
63
titaire aux niveaux écologique et symbolique. L’auteur nous entraîne ensuite dans
l’exploration des jardins contemporains, envisagés dans leur dimension spatiale,
biologique et sociale. L’analyse cartographique de huit relevés, dont cinq appartiennent à des guérisseurs, met en lumière une distribution et une composition
floristique commandées par l’usage ornemental, thérapeutique ou alimentaire des
plantes (l’identification botanique est présentée en annexe). Ainsi,
l’ordonnancement de l’espace habité – analysé à partir du jardin jusqu’à
l’intérieur de la case – dévoile différentes « coquilles » (p. 174) constituées par les
plantes protectrices, la zone extrêmement soignée qui entoure la case, ses murs,
puis les chemins labyrinthiques qui mènent aux pièces principales. Ce réseau protecteur, à l’intérieur duquel les occupants s’abritent d’éventuelles agressions de la
part d’étrangers, de voisins ou des esprits des morts, rejoint le système de savoirs
qui concerne le fonctionnement corporel. Les chapitres V et VI portent sur les
itinéraires thérapeutiques suivis par les différentes composantes de la population.
Les recours, de la part des guérisseurs et des patients, aux pratiques issues du catholicisme, qualifié ici de « christianisme païen », et de l’hindouisme sont successivement envisagés. Sollicités de manière cumulative dans la recherche de
l’efficacité, c’est donc en tant que « jeux de langage » qui s’établissent le long
d’un « continuum de savoirs et de pratiques » (p. 241) qu’il convient, selon Catherine Benoît, d’appréhender ces différents systèmes. Une telle perspective l’amène
à poser la question suivante : cette coexistence, qui met en jeu les conceptions de
groupes aux expériences historiques distinctes, et qui furent pour certains celle de
l’esclavage, pourrait-elle être liée à d’éventuels « inconscients ethniques » (p.
257) dont témoignerait la mémoire sociale et familiale ? À cet égard, on aurait
aimé qu’avant de conclure l’auteur précise davantage la signification qu’elle attribue à cette notion et la manière dont elle entend l’utiliser. À travers l’analyse de
l’inscription de la société guadeloupéenne dans son environnement, ce livre pose
un regard original sur l’histoire sociale et les modalités selon lesquelles
s’élaborent les définitions identitaires dans les contextes créoles. Ce faisant, il
apporte un nouvel éclairage à l’étude des sociétés créoles.
1. Thomas H. Eriksen, « The cultural context of ethnics differences », Man,
1991, XXVI : 127- 144 ; Us and Them in Modern Societies : Ethnicity and Nationalism in Trinidad, Mauritius, and Beyond, Oslo, Scandinavian University Press,
1992. 2. Lee Drummond, « The cultural continuum : a theory of intersystems »
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
64
(Correspondence), Man, 1980, XV (2) : 352-374 ; « Ethnicity, “ethnicity” and
culture theory », Man, 1981, XVI (1) : 693- 6963. Orlando Patterson, « Context
and Choice in Ethnic Allegiance : A Theoretical Framework and Carribean Case
Study », in Nathan Glazer & Daniel P. Moynihan, eds, Ethnicity : Theory and
Experience, Cambridge, Mass.-London, Harvard University Press, 1975 : 305349.
Maud Laethier
L’HOMME 160 : 2001
_______________
Anne BIADI-IMHOF (dir.), La santé mentale dans le rapport Nord/Sud,
La revue Tiers Monde, vol. XLVII, n° 187, juillet-septembre 2006, 205 p.
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La revue Tiers monde se consacre aux questions de développement économique et social en suscitant des débats théoriques transdisciplinaires et une mise en
perspective des acteurs qui ne manquent ni de critiquer la vision des « développeurs » et de leurs échecs successifs, ni de donner une place aux visions des « développés », qui peuvent être plus caricaturés que réellement entendus. L’usage
abusif du culturalisme pour expliquer les « freins » au développement est là pour
nous rappeler la vigilance critique qui incombe aux anthropologues. C’est dans
cet esprit que s’organise ce numéro thématique sur la santé mentale dans le rapport Nord-Sud en réunissant trois articles et deux témoignages. Contrairement à
bien des collectifs mettant surtout en avant un bilan de l’état de la santé mentale
des populations du tiers monde à partir de statistiques épidémiologiques, l’accent
est ici porté sur l’histoire et la pertinence de pratiques thérapeutiques imposées ou
exportées.Dans sa présentation, la coordonnatrice, sociologue, relate ainsi les
grands tournants de l’histoire de la psychiatrie en s’appuyant principalement sur
Robert Castel et Marcel Gauchet.Elle fait également écho aux soucis répétés de
bien des professionnels d’humaniser leur pratique et de protéger leur clinique (ou
fonction thérapeutique) de la fonction sociale de la psychiatrie(gérer une forme de
déviance) ou, plus récemment, d’une médicalisation totale de la folie (l’abus de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
65
médicaments). Ce souci est d’autant plus impérieux lorsque la psychiatrie est appliquée en situation coloniale ou aujourd’hui encore, en situation postcoloniale et
humanitaire.C’est d’ailleurs dans ce contexte que le psychiatre italien Luciano
Carrino livre l’expérience de son engagement au sein d’un programme de l’ONU
(Prodere) visant à substituera aux effets pervers du développement strictement
économique – facteur de guerre, pauvreté et exclusion – un « développement humain » répondant aux souffrances psychiques et aux besoins matériels des populations. Du point de vue de la sociologie des professions, sa réflexion est intéressante, car elle porte sur le mandat professionnel et social du psychiatre, sa posture
critique à l’égard de l’establishment bureaucratique et l’histoire de la désinstitutionnalisation italienne à laquelle l’auteur a autrefois contribué.Pour sa part, René
Collignon, directeur de la revue psychopathologie africaine, retrace l’histoire de
la naissance de l’ethnopsychiatrie dont Franz Fanon (École de Fann, Sénégal) fut
le principal artisan en réaction contre la psychiatrie coloniale et raciste d’Antoine
Porot (École d’Alger, Algérie). Mais de cette genèse, il reste encore de nombreux
points à éclaircir et, 15indiquant le décalage existant entre les travaux anglophones et francophones sur le sujet, ouvre une piste stimulante d’histoire croisée de
l’anthropologie et de la psychiatrie en Afrique.Lorsqu’elle est présente localement, la psychiatrie n’est pas pour autant un recours évident. Dans le contexte
brésilien, l’anthropologue Marion Aubrée décrit ainsi le recours préférentiel aux
thérapies spirituelles (afro-brésilienne, kardéiste, néo-pentecôtiste) pour appréhender les « maladies nerveuses » plutôt que la psychiatrie. Le rapport opacité(irrationalité)-efficacité (rationalité) se trouve alors inversé, un observateur extérieur attribuant spontanément l’opacité aux thérapies spirituelles et l’efficacité à la
psychiatrie. Toujours dans le même contexte, mais au Nordeste, l’ethnopsychiatre
Antonio Mourao Calvacante relate l’histoire d’un cas dans l’esprit de Georges
Devereux et de Tobie Nathan. Le sens du mal est également présent dans
l’entretien d’une femme congolaise que la coordonnatrice retranscrit et commente.Ce témoignage montre bien l’inscription collective, et non individuelle, du désordre en rejoignant les études d’anthropologie de la maladie de Marc Augé. Le
dernier mot, synthétique, est laissé au psychiatre Bernard Doray qui plaide, en
définitive, pour un humanisme moderne dans les pratiques de santé mentale.Audelà de cette dialectique d’humanisation que l’on peut voir se dessiner, comme en
filigrane, dans l’histoire de la psychiatrie et qui satisfait en particulier le goût du
progrès ou de progressisme de la profession psychiatrique, il est cependant dom-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
66
mage que le dossier n’interroge pas en retour l’économie morale au principe de
l’omniprésence contemporaine du discours humaniste à l’évidence supposée. À
cet égard, une anthropologie politique et morale de la psychiatrie humanitaire (par
exemple), de la souffrance et du « traumatisme psychique » pourrait nous en apprendre un peu plus sur ce qui fait le ressort et l’essor de cet impératif moral bouleversant les frontières de l’intolérable. Et plus largement, comment se rejoignent
pratique psychiatrique, discours moral et stratégies politiques des organismes internationaux onusiens.Dans cette perspective, l’appel psychiatrique à l’humanité
et à la dignité peut avantageusement servir d’analyseur pour suivre les transformations sociales et les enjeux contemporains de la santé mentale.
Samuel Lézé
Anth. & Soc. 31, 2, 2007
_______________
Patrice BIDOU, Le Mythe de Tapir Chaman. Essai d’anthropologie psychanalytique. Paris, Éditions Odile Jacob, 2001, 259 p. Bernard JUILLERAT,
Penser l’imaginaire. Essai d’anthropologie psychanalytique. Éditions Payot,
Lausanne, 2001, 309 p., bibliogr. Index.
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Qu’est-ce que l’anthropologie psychanalytique ? Deux ouvrages récents en
tracent les contours : Au cours de divers séjours chez les Tatuyo (Nord-ouest de
l’Amazonie), Patrice Bidou a recueilli, auprès de cinq informateurs, des récits qui
forment la trame du Mythe de Tapir Chamane. Il propose d’en révéler le ressort
profond, la sexualité, qui expliquerait pourquoi le corpus de cette région, pourtant
très riche en documents, fut délaissé par Lévi-Strauss dans sa fresque des Mythologiques. S’il ne néglige pas la dimension narrative du mythe, qu’il entend même
réhabiliter contre le structuralisme, Patrice Bidou procède avant tout, le long des
six derniers chapitres, à une exégèse psychanalytique du « matériel narratif » qui
ne tient aucun compte des diverses situations d’interlocution de ces récits (qui,
quand, comment, pourquoi) et ses éventuels enjeux. Une fois isolés et rassemblés
ces récits en texte, l’auteur leur donne cohérence et sens avec cet idiome commode qu’institue la psychanalyse. L’effet est indiscutable : tout se tient, tout est dit.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
67
Comme si du travail ethnographique même ne se dégageait rien d’autre que des
informations complémentaires, mais composites – des fragments – subordonnées
et à la disposition de l’intelligibilité du texte.
Patrice Bidou spécifie sa démarche par deux décisions conceptuelles majeures : 1. Contrairement à une influente tradition d’anthropologie psychanalytique, il
distingue et hiérarchise clairement le mythe et le rêve : le mythe traite du rêve et
lui fait des emprunts. Le mythe ne se confond pas avec le rêve, c’est une forme de
cure : « Le mythe n’est pas un rêve, mais le traitement d’un rêve ancien et récurrent, comme dans une cure » (p. 21). 2. D’où le parallèle entre les mythes et les
vignettes cliniques freudiennes qui sont, dans la bouche du Chaman Tatuyo, à la
fois récit de maladie et de traitement. On ne saisit pas très bien la pertinence de
cette analogie qui escamote aussi bien la façon de faire de Freud que du chaman ;
Freud au contraire du Chaman ne prétendait pas soigner avec ces vignettes. Il
s’avère alors que la question de l’efficacité symbolique reste en suspens : prétendre soigner avec des récits dans un langage indirect (situé dans un autre temps,
avec d’autres acteurs tout en semant des référents et des métaphores communes
pour y insérer progressivement le ou les auditeurs). Dès lors, si l’unique vertu de
l’anthropologie psychanalytique est de faire voir autrement par un certain arrangement des « données » le symbolique, l’ethnologue doit ou se résoudre à produire lui-même une forme moderne et savante de mythologie (l’anthropologie ?) ou
convenir que l’intelligibilité s’obtient essentiellement par un surcroît
d’ethnographie.
Alors que l’activité symbolique, question léguée par Marcel Mauss, est au
cœur des préoccupations de l’anthropologie, les ethnologues n’ont guère cessé
d’en rendre compte en des termes empruntés à la psychologie, notamment. C’est
pourquoi, si débat il y a, il se réduit ordinairement à la question de savoir à quel
modèle psychologique recourir pour expliquer au mieux le « matériel » ethnographique. Ainsi, le recueil de textes de Bernard Juillerat s’ouvre-t-il sur une critique,
fort pertinente et depuis longtemps attendue, de l’anthropologie cognitive représentée en France par Dan Sperber et Pascal Boyer. Elle porte essentiellement sur
deux aspects : la réduction du mental au biologique qui relève de l’acte de foi ; la
confusion entre mécanisme psychologique et origine psychique. Bernard Juillerat
néglige néanmoins ce raccourci essentiel : l’anthropologie cognitive prétend ex-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
68
pliquer la production de significations par un traitement défectueux de
l’information. Après avoir épinglé les dérives cognitivistes de l’anthropologie,
Juillerat réitère et prolonge hélas ! un Manifeste, cosigné avec Patrice Bidou et
Jacques Galinier dans le numéro 149 de L’Homme, pour une anthropologie psychanalytique. Il lui importe donc de défendre et d’illustrer, travaux à l’appui,
l’apport de la psychanalyse freudienne à l’étude d’objet symbolique réputé bien
circonscrit comme les mythes, les rites, croyances, cosmologie… son programme
étant de « reconstruire les processus inconscients partagés par les individus d’une
même société et la façon dont ils sont traduits en symboles culturels partagés par
tous » (p. 11).
Aussi croise-t-il ses propres articles ou chapitres d’ouvrages pour tisser la
trame historique et théorique d’une collaboration fructueuse entre anthropologie
et psychanalyse non sans en rappeler les handicaps. Il pense trouver une issue à ce
dialogue dans une stricte division et hiérarchisation des rôles. S’il inclut la psychanalyse au sein d’une anthropologie pluridisciplinaire, et en fait l’étude d’un
psychisme universel et autonome, il en restreint l’application à « certains types de
matériaux ». À aucun moment il ne s’interroge sur l’hétérogénéité de la psychanalyse ni sur la sociohistoire qu’exigerait la notion de psychisme avant tout usage.
Son problème est plutôt de montrer le nombre de médiations nécessaires pour
expliquer comment les représentations inconscientes individuelles passent au collectif... Ce qui est en effet très problématique. Pour étayer sa démarche, il réunit
ensuite des travaux menés sur son terrain de Nouvelle-Guinée auprès des Yafars.
La lecture a de quoi laisser perplexe, voire sceptique. La facilité avec laquelle
Juillerat propose des interprétations analytiques est d’autant plus curieuse qu’il
relève sur ces « matériaux » des références œdipiennes évidentes. On ne peut pas
s’empêcher de penser qu’il révèle ce qu’il présuppose. Il est donc permis de
s’interroger en amont sur l’opportunité de recourir à des modèles psychologiques
ou des théories du mental pour aborder l’activité symbolique, mais aussi, plus
généralement, pourquoi l’anthropologie, dans le sillage de Claude Lévi-Strauss,
tend à se doter ou s’identifier à une psychologie ?
Samuel Lézé
Anth. & Soc. 28-3, 2004
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
69
Patrice BIDOU, Jacques GALINIER et Bernard JUILLERAT (dir.), Anthropologie et psychanalyse. Regards croisés. Paris, Éditions de l’EHESS, Collection « Cahiers de l’Homme », 2005, 228 p
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Le ton nuancé de ce collectif est assez remarquable. Qu’ils soient anthropologues ou psychanalystes (d’obédience freudienne), les neuf auteurs avancent à pas
de loup des propositions pour une « anthropologie psychanalytique bien comprise » (je souligne, p. 8) et redoutent l’hostilité de ceux qui sont supposés craindre
l’intrusion de la « sorcière métapsychologique » sur leur juridiction. C’est pourquoi se détache un discours qui invite simplement aux regards croisés et aux interrogations réciproques en promettant de ne pas réduire une discipline à l’autre.
Force est cependant de constater que le regard, un peu louche, manque de réelle
réciprocité puisqu’il consiste surtout à convaincre du bien fondé de l’usage de la
psychanalyse (une « psychanalyse accompagnée » plutôt qu’appliquée, euphémise
Monique Schneider, p. 217) en anthropologie, la psychanalyse se gardant bien de
discuter et de transformer sa propre anthropologie, fondée sur des travaux aujourd’hui périmés.Je ne reviendrai pas ici sur les critiques que j’ai déjà formulées
à l’encontre de l’anthropologie qui recherche la résolution de ses problèmes dans
la psychanalyse ou la psychologie cognitive, plutôt que leurs dissolutions dans la
production de concepts anthropologiques à partir du seul travail de terrain (Lézé
2005). Il n’en demeure pas moins que pour justifier de sa pertinence, le projet
théorique d’une anthropologie psychanalytique devrait se soumettre clairement à
au moins deux épreuves (Manning 2005) :1) Donner une traduction méthodologique pertinente de la psychanalyse en tant que pratique ; que pourrait être alors
pour l’ethnologue l’équivalent de la libre association et du divan du psychanalyste ? Au lieu de quoi, règne un postulat très discutable, même s’il sait s’entourer ici
de multiples précautions : les prodiges de l’analogie entre activité symbolique
collective (mythe,pensée primitive, métapsychologie, adulte, rituel, etc.) et activité symbolique individuelle (rêve,inconscient, enfant, névrose, etc.) est en effet
fécond en surinterprétation. Que nous apprend vraiment l’interprétation de Bernard Juillerat sur le culte du cargo chez les Yafar (Papouasie-Nouvelle-Guinée)
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
70
lorsque le culte devient à la fois un fantasme d’appropriation du cargo et une défense contre l’angoisse de castration face à la modernité ? (p. 81-97). Ou celle
d’Antoinette Molinié qui dévoile à propos du rituel de la semaine sainte à Séville
un travail de l’inconscient que tend à voiler le puissant refoulement imposé par
l’Église (pp. 153-182) ?2) Élaborer un programme de recherche démontrant à la
fois sa capacité à résoudre des problèmes anthropologiques et l’impossibilité de se
dispenser d’une théorie du mental comme l’école Culture et personnalité (et actuellement l’anthropologie psychologique américaine) avait réussi pendant un
temps à le faire penser. Or, l’enjeu ici, est de savoir ce qu’est un problème anthropologique... Comment ne pas rester perplexe sur le second postulat de ce collectif :réhabiliter l’archaïque en anthropologie (Jacques Galinier, p. 183-204),
concept frontière avec la psychanalyse puisque :Dans la mesure où ces discours
tournent autour des mêmes énigmes, en les présentant différemment, toute traduction réciproque ne saurait être que redondante et aporétique alors que leur rapprochement dans leurs multiples versions singulières individuelles ou collectives nou
smet sur la voie de leur sens » (Sophie de Mijolla-Mellor, p. 150)En échouant
systématiquement à faire la preuve de sa validité, l’anthropologie psychanalytique
constitue presque un genre nouveau plutôt qu’un véritable domaine de recherche,
qui ne cesse de prouver la force de la réalité inconsciente à travers les signes de sa
présence dans les matériaux anthropologiques. Dès lors, elle risque à tout instant
de sombrer dans une anthropologie sans rigueur (par surinterprétation ou recherche d’un sens caché) et une psychanalyse sans exigence (isolée de sa pratique
réelle) À tenter le double jeu pour gagner aussi peu, au mieux une somme nulle, il
est certain que ces partisans s’isolent des véritables débats de l’anthropologie
contemporaine. C’est la seule crainte qui anime ceux qui ne mange pas de ce
pain-là.
LÉZÉ S., 2005, « Le sens de l’équivoque. Les usages de la psychanalyse en
anthropologie », Anthropologie et Sociétés, 29, 1 : 205-214.MANNING P., 2005,
Freud and American Sociology. Cambridge, Polity Press.
Samuel Lézé
Anth. & Soc. 31, 2, 2007
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
71
C. Boileau, Dans le dédale du don d'organes. Le cheminement de l'ethnologue. Editions des archives contemporaines, 2002, 153 p., 21 euros
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Cet ouvrage, issu d'une thèse d'anthropologie, présente une analyse fine, approfondie, documentée, des enjeux culturels autour du don et de la greffe d'organes. L'auteur, déjà familiarisée avec le milieu médical et le monde de l'hôpital, a
mené une exploration ethnographique de la greffe d'organes et de tissus (sans s'attacher plus particulièrement à un type de greffe spécifique) dans sa phase hospitalière (en s'intéressant moins à d'autres phases telles que celle des représentations
des receveurs à distance de l'intervention, explorées par d'autres auteurs dans une
approche plus psycho-sociologique). La séquence qui fait l'objet de l'ethnographie
est limitée : elle comprend le moment du diagnostic de la mort, le prélèvement et
la préparation du greffon, certes contextualisés dans l'observation d'une coordination et d'un service hospitalier, mais n'inclut ni la demande d'accord à la famille
en amont, ni la greffe et ses suites chez le receveur en aval. Sur ces derniers thèmes, seules des données d'entretiens ont été utilisées. Ces limites attestent de la
difficulté du sujet, qui relève de l'intime et des aspects les plus profonds des représentations sociales, et que la dispersion des actes, suivant la dispersion des
organes prélevés, empêche d'appréhender dans une observation continue. L'auteur
nous montrera d'ailleurs que cette dispersion géographique assortie d'une fragmentation de l'intervention permet le changement de statut de l'organe. La question fondamentale est en effet la suivante : comment un organe, "morceau" d'une
personne, peut-il changer par deux fois de statut pour s'intégrer dans l'identité d'un
autre individu ? Le caractère fondamental de ce questionnement se mesure à l'aune du trouble ressenti face à la réflexion de la mère d'une fillette de deux ans, sauvée par une greffe d'organe : « Est-ce qu'ils prendront le foie d'un mort ? ».
Pour comprendre l'émergence de cette interrogation anthropologique, l'auteur
commence par retracer les étapes de l'approche juridique de la mort en France. En
effet, si les textes qui définissent l'appréhension médicale de la mort ont successivement pris en compte l'arrêt du cœur, puis de l'activité cérébrale (circulaire Jean-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
72
neney du 27 avril 1968, puis décret du 2 décembre 1996), c'est que l'état de mort
cérébrale sans arrêt cardiaque peut à partir des années 1960 être prolongé du fait
des progrès de la réanimation, et d'autre part que les prélèvements d'organes exigent de redéfinir cet état limite. L'auteur met en regard l'analyse des textes
concernant les prélèvements (Loi Caillavet de 1976, puis lois de bioéthique de
1994) et celle des effets sociaux de ces textes. Les interrogations concernant les
modalités du consentement sur le prélèvement d'organes ou de tissus sont nombreuses (comment identifier les "proches" qui doivent témoigner de l'absence
d'opposition antérieure au prélèvement de la part du donneur ? qu'est-ce qu'un
témoignage ?...) mais c'est autour de la définition de la mort que se posent les
questions les plus complexes. Les propos de chacun des professionnels, tenus lors
d'entretiens ou dans le cadre de leur activité, expriment à un moment ou à un autre, volontairement ou malgré lui, des interrogations sur le statut des personnes en
état de mort encéphalique, en particulier en cas des mouvements réflexes. Ceci
conduit l'auteur à développer une interprétation remarquable sur le statut respectif
du cœur et du cerveau dans les représentations du corps et de la vie. L'analyse de
la manière dont la preuve de la mort est produite conduit l'auteur à revisiter toute
l'anthropologie de la mort dans nos sociétés, en se basant sur des travaux autant
historiques qu'ethnologiques et anthropologiques. Cette synthèse est en soi intéressante dans la mesure où elle actualise et affine, grâce à un corpus de travaux
désormais substantiel, la notion de "mort escamotée", prééminente dans l'œuvre
de Louis-Vincent Thomas dont le regard a dominé les deux dernières décennies
de la "thanato-anthropologie".
L'apport ethnographique et ethnologique de cet ouvrage se situe probablement
dans l'analyse des multiples actes et mots qui produisent la transformation de l'organe prélevé, au travers d'une dispersion évoquée plus haut, associée à d'autres
procédures d'anonymisation et de désincarnation, nécessaires pour que l'organe
soit accepté par le receveur sans bouleverser la perception de son identité et de
son intégrité corporelle. Le titre de l'ouvrage nous semble ne pas refléter exactement le processus : plus que de dédale, il s'agit de ruptures, de translations, supports d'inversions symboliques, qui permettent le changement de statut. Ça et là,
l'ethnographie suscite des questions qui renvoient à chaque instant à la place respective du symbolique, du technique et du sociologique ; on ne citera ici qu'un fait
dont l'interprétation reste ouverte : lors de l'intervention chirurgicale au cours de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
73
laquelle sont généralement prélevés le foie, le rein et le cœur, les urologues sont
chargés de l'incision, alors qu'ils ne disséqueront "leur" organe qu'une fois que les
équipes de chirurgie cardiaque et viscérale auront disséqué le leur. Cette séquence
est-elle expliquée par des motifs fonctionnels, par une histoire corporative ou par
des aspects symboliques ?
Le troisième axe d'analyse proprement anthropologique de ce travail est celui
du "don". Reprenant les "classiques" sur ce thème, l'auteur examine en quoi le
"don d'organes" est réellement un don, et ce qu'il signifie pour nos sociétés modernes considérées comme marquées par l'individualisme. Sur ce thème également, l'analyse est fine, même si toutes les pistes d'interprétation ne semblent pas
avoir été empruntées.
En guise d'ouverture, l'auteur invite à s'interroger sur une possible réforme du
droit, qui, actuellement basé sur le droit "romain", ne reconnaît que deux statuts
possibles : celui de "personne" et celui de "chose", auxquels les greffons peuvent
difficilement être soumis. La deuxième piste est celle des xénogreffes, qui résoudraient sans doute le problème de la pénurie d'organes, mais susciteraient de nouvelles interrogations sur le statut culturel des organes et leur nécessaire "humanisation".
Ce résumé, forcément trop rapide, se veut une incitation à lire cet ouvrage,
qui, illustrant -s'il en était encore besoin- combien l'anthropologie de la santé peut
être une véritable anthropologie, soulève des questions multiples et fondamentales
et les analyse avec beaucoup de clarté, sans jamais être superficiel. Un seul petit
regret : que la perspective soit "franco-française", alors que les remerciements à
une équipe tunisienne, en exergue de l'ouvrage, laissaient attendre des ouvertures
qui, d'autre part, auraient été justifiées vis-à-vis d'autres sociétés dans lesquelles le
don d'organes peut s'inscrire dans une échange monétarisé.
Alice Desclaux
Bulletin d‘Amades 51
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Doris Bonnet, Catherine Le Grand-Sébille, Marie-France Morel, (sous la
dir. de), Allaitements en marge. L’Harmattan, 243 p., 2002
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Cet ouvrage est issu de séminaires accueillant des chercheurs de disciplines
différentes, de 1998 à 2001. Parmi les sujets abordés, une série d’interventions
concernaient l’allaitement de l’enfant dans des circonstances singulières, qui ont
été rassemblées ici. L’allaitement, acte biologique, se décline sous différentes
formes selon les circonstances, les cultures, les époques ; il est influencé par la
position sociale de la femme et le discours médical, lui-même soumis à la
conjonction d’une culture médicale et des politiques familiales et de santé publique. L’aborder par le prisme de « marge » met en lumière ces enjeux complexes.
L’intérêt de l’ouvrage vient particulièrement du croisement des recherches sur les
pratiques d’allaitement à travers les continents et le temps.
Les premières contributions révèlent l’importance de l’impact des programmes de santé publique sur les pratiques des femmes. Que ce soit dans le Nord de
la France (Bernadette Tillard) ou à l’île de la Réunion (Laurence Pourchez), les
effets du discours médical des années 1960-70, recommandant l’allaitement artificiel, sont encore d’actualité. B. Tillard analyse la réappropriation de cette pratique
par les jeunes femmes qui continuent à donner le biberon. Au-delà des contraintes
économiques, les pratiques familiales se sont organisées autour du biberon, tandis
que l’allaitement maternel apparaît comme un mode d’alimentation incertain. Le
poids du discours médical dans la durée met en valeur l’importance de la prise en
compte de cette « mémoire » sociale constituée autour des représentations de pratiques avantageuses. Si l’analyse de ces comportements permet d’éclairer les
orientations des pratiques et discours médicaux, elle met en valeur les risques et
les dérives des institutions sociales et médicales.
La subtilité et la délicatesse de ces orientations retentissent à travers l’article
d’Alice Desclaux, quand l’allaitement est confronté au risque de transmission du
VIH. En effet, alors que l’ensemble des articles de l’ouvrage souligne
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
75
l’importance accordée à l’allaitement maternel, elle pose ici les limites de cette
politique issue d’une lutte contre les multinationales comme Nestlé. La volonté de
promouvoir ce mode d’alimentation du nourrisson a conduit à l’instauration d’un
projet de loi ivoirien qui inscrit l’utilisation de substituts au lait maternel dans
l’illégalité lorsqu’elle est choisie par la mère, en 1998, alors que l’allaitement
comporte un risque de transmission du VIH pour près de 15% des nourrissons
d’Abidjan. Ces objectifs apparaissent alors comme déconnectés des objectifs de
santé publique. Les conséquences en sont la nécessité pour les mères atteintes de
créer des stratégies pour faire face aux injonctions d’une part des familles, là où
l’allaitement artificiel est peu ou pas admis, d’autre part des agents de santé, qui
font la promotion de l’allaitement maternel. On ne peut s’empêcher après lecture
de cette contribution de lire les autres articles avec cet éclairage, d’autant plus
qu’ils présentent les pratiques adoptées en cas de situations singulières.
Si les contributions de Claudie Haxaire et de Saskia Walentowsy rapportent
les stratégies familiales dans des situations d’urgence (décès maternel ou maladie), elles exposent l’importance symbolique donnée au lait maternel.
L’importance du lien affectif est ici mise en valeur, se mêlant au soutien chez les
Gouro de Côte-d’Ivoire et à l’honneur chez les Touaregs de l’Azawagh au Niger.
Cette dernière contribution apporte un regard original sur le lait non-maternel, le
« lait des autres » étant considéré comme positif pour assurer le lien aux autres.
Cette mise au sein non maternel peut être d’autant plus multipliée quand l’enfant
est orphelin car il éveille beaucoup de compassion.
Cette notion de compassion trouve écho dans les articles suivants (MarieFrance Morel, Didier Lette) qui analysent les représentations entourant les allaitements extraordinaires et prodigieux (allaitement par le pis animal, montée de lait
miraculeuse de grands-mères, allaitement par la vierge, allaitement ou refus du
sein maternel par des saints) dans l’histoire occidentale. La compassion et plus
précisément la charité sont mises en valeur à travers l’acte d’allaitement.
La suite de l’ouvrage est centrée sur les institutions françaises, héritières des
caractéristiques attribuées à l’allaitement maternel. Catherine Le Grand-Sébille
relate les contraintes à l’allaitement que l’on faisait subir à de jeunes mères dans
une institution dénommée « la Maison maternelle », lieu d’accueil pour des mères
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
76
souhaitant cacher leur grossesse et l’enfant qu’elle laissait ensuite. Dans la même
optique, l’article de Marie-Pierre Mackiewicz mérite une attention particulière
pour la qualité de son analyse qui met en valeur la complexité des codifications
des règles d’allaitement. L’analyse des pratiques d’alimentation des nourrissons
dans une pouponnière montre que la place de la mère biologique et celle de
l’auxiliaire auprès de l’enfant deviennent un enjeu qui pointe les limites des représentations sociales en matière de bien-être ou mieux-être de l’enfant. Les recommandations médicales et de soins prodiguées par la direction placent la mère et
l’auxiliaire chargée de nourrir cet enfant dans une situation où ni l’une ni l’autre
ne maîtrise le lien à l’intime et au socialisé avec l’enfant. « Nourrir l’enfant selon
les normes ne peut peut-être se faire, pour les mères comme pour les « nourrices », que si le lien instauré est suffisamment clair : s’il permet à l’enfant la possibilité des attachements premiers, et l’inscription dans un groupe
d’appartenance. » L’allaitement est ainsi posé dans une problématique
d’affiliation tout en mettant en perspective des stratégies de femmes souhaitant
l’instaurer outre ou avec l’environnement social.
L’allaitement d’enfants très prématurés hospitalisés (Véronique Mirlesse,
Marcelle Voyer, Isabelle Guillemaut) montre de manière très fine la difficulté
pour les mères de nourrir leur nourrisson avec leur lait, alors que biologiquement,
ce serait le mieux pour l’enfant. « Pour ces mères surprises par leurs enfants venus trop tôt, il n’y a souvent pas d’évidence dans la décision d’allaiter ou non
(…). C’est avant tout la mise en place d’une relation fondamentale avec la mère
qui importe pour le devenir du nouveau-né. Avec ou sans alimentation au sein,
cette relation pourra se construire grâce à l’aide positive et éclairée des personnels
soignants. »
Sylvie Epelboin, dans cette optique, récapitule les recommandations prodiguées aux mères de jumeaux quant à l’allaitement ou non allaitement au sein et
qui s’avèrent être contradictoires. Elle met à nouveau, ici, en valeur l’importance
de l’accompagnement de ces mères quant à leurs choix et pratiques d’allaitement
et de soin ; Odile Reveyrant-Coulon clôt l’ouvrage par un article sur les comportements d’allaitement adoptés par une mère guinéenne en situation de migration.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
77
Cet ouvrage apporte ainsi un ensemble de documents provenant de plusieurs
disciplines, lieux et époques qui ouvrent la réflexion, au-delà de l’allaitement, sur
la complexité des rapports : mère biologique-nourrisson/enfant ; mère nourricièrenourrisson/enfant ; mère-enfant-groupe social proche ; mère-milieu médical ; milieu médical-héritage culturel ; mère-milieu médical-politiques de santé publique.
Il aurait peut-être été intéressant d’élaborer un fil conducteur analytique afin de
mettre d’autant plus en valeur les contraintes, voire les contradictions qui accompagnent les questions de l’allaitement, particulièrement complexes et fondamentales face au risque de transmission du VIH et dans une période de questionnement
et de critique sur les pratiques ou politiques médicales.
C’est aussi le regard sur des populations du Nord et du Sud qui fait toute la richesse de cet ouvrage, permettant d’établir des liens entre les problématiques
culturelles, les représentations symboliques, les comportements de survie d’ordre
affectif ou biologique, les uns apportant des éclairages aux autres. La pluridisciplinarité, la diversité géographique et temporelle sont fondamentales pour élargir
la réflexion, tant du milieu médical que des parents. Si ce livre peut accompagner
de nouvelles orientations dans la pratique de soins, il doit aussi faire réfléchir sur
la pratique anthropologique elle-même qui peut ne pas échapper à des a priori
consensuels.
Madina Querre
Amades
_______________
Doris Bonnet et Laurence Pourchez, Du soin au rite dans l'enfance. Erès,
2007, 309 pages et DVD.
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En octobre 2000, se tenait à Paris, à l’IRD, un passionnant colloque « Soins et
rites. Approches interdisciplinaires de l’enfance » (cf Bulletin d’Amades n°44).
Organisé par le Groupement de Recherche Interdisciplinaire du CNRS « Anthropologie de l’enfance », il a constitué en quelque sorte le point d’orgue de ce groupe de recherche qui se réunissait au cours d’un séminaire mensuel au Museum
d’Histoire naturelle organisé par Doris Bonnet, Suzanne Lallemand et Alain
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
78
Epelboin. L’ambiance conviviale dans ce lieu historique apportait un supplément
d’âme à la richesse des exposés et des échanges qui faisaient une large part à
l’anthropologie visuelle, et nous sommes nombreux à regretter l’arrêt de ce séminaire sous cette forme. Au cours de ces trois jours, des historiens, des anthropologues, des psychologues, des soignants travaillant dans le monde entier ont fait part
de leurs travaux, soulignant ainsi l’importance de cette discipline trop peu connue
qu’est l’anthropologie de l’enfance et ses liens avec d’autres disciplines permettant de confronter des pratiques de soins et des rituels dans différentes sociétés et
différentes époques.
Le livre « Du soin au rite dans l’enfance » était donc fort attendu… Sous la direction de Doris Bonnet et de Laurence Pourchez, il présente l’originalité
d’associer textes et films dans l’esprit du séminaire.
Après une introduction sur l’histoire de l’anthropologie de l’enfance et sur
l’importance de l’anthropologie visuelle dans ce domaine, le livre comporte deux
parties : « les façonnages du corps » et « l’enfant, acteur de rituel. »
Dans la première partie, le but est de « montrer que le soin constitue à la fois
une technique, un rituel (ou un ersatz de rituel) ainsi qu’un révélateur de l’identité
et du statut social de l’enfant et de sa famille » (p.27).
La petite enfance est une période clé dans toutes les cultures, lieu du biologique et du culturel par excellence. Il ne s’agit pas seulement d’assurer à l’enfant les
conditions de sa survie et de sa croissance, mais aussi de l’inscrire dans une famille, dans un lignage, dans une communauté. Partout et de tous temps, les nourrissons sont l’objet de protections particulières. Etres dont la fragilité s’associe à une
proximité de la mort, situés souvent entre deux mondes, ils nécessitent toutes les
attentions pour les attirer du côté des humains, du côté de la vie. Etres inachevés,
il s’agit de terminer leur « humanisation ». Les façonnages du corps qui incluent
les toilettes, les massages ou encore l’emmaillotement y contribuent.
Une étude des soins au corps du bébé et du jeune enfant - soins qui ne se réduisent pas à la seule dimension biomédicale - dans des contextes variés permet
d’appréhender la place de l’enfant, son statut, les croyances et les représentations
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
79
à son égard dans différentes sociétés. Cela permet aussi de repérer la place des
divers acteurs, d’observer les pratiques et d’en restituer le sens, d’en repérer les
modalités de transmission.
Les soins ont une dimension pratique et symbolique. Prenons l’exemple de
l’emmaillotage, « technique du corps » selon Marcel Mauss, commune à de nombreuses cultures, sans être cependant universelle. On lui trouve une fonction pratique : l’habit qui protège du froid, mais aussi la contenance qui calme l’enfant en
l’empêchant de trop bouger, ou encore la facilité de portage ; il revêt également
une fonction symbolique : donner une forme droite à l’enfant qui le place du côté
des humains et lui ôte son animalité… Marie France Morel resitue la dimension
historique alors que l’étude de Charles-Edourd de Suremain porte sur la Bolivie
actuelle.
Alors que la première partie de l’ouvrage concerne l’enfant objet de soins, la
deuxième partie nous montre l’enfant acteur de rituel. « Les jeunes acteurs, certes
souvent plus âgés, participent à leur propre développement, voire l’orientent » (p.
30). Ainsi, Danièle Jonckers analyse comment les enfants minyanka bamana du
Mali pratiquent transes et sacrifices selon un rituel propre aux enfants dans lequel
les adultes n’interfèrent pas. L’enfant est reconnu dans son activité rituelle qui ne
constitue pas un jeu.
Mais l’enfant qui participe à un rituel peut aussi jouer au rituel comme le note
Véronique Duchesne chez les Anyi de Côte d’Ivoire filmant un rituel de possession. Les enfants y ont un rôle précis, ouvrant « l’espace sonore » du rituel au
moyen d’instruments de musique et de chants avant de passer le relais aux adultes ; ces mêmes enfants, durant leur temps libre, jouent ensemble et reproduisent,
parmi leurs jeux les rituels de possession d’une façon assez fidèle. Ailleurs, Jacqueline Rabain montre la mise en scène d’un mariage par des enfants Wolof du
Sénégal, « traités comme membres responsables d’un groupe dans lequel ils ont à
assumer une tâche, s’engagent dans une activité partagée et enseignent aux plus
jeunes ce qu’ils ont déjà maîtrisé » (p 252).
Ces exemples illustrent des modalités éducatives dans lesquelles jeu et responsabilité alternent selon des modalités d’apprentissage très différentes de celles
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
80
des sociétés occidentales contemporaines et qui sont analysées tout au long du
livre.
Le seul regret est de ne pas avoir de chapitre sur ce qui se passe « chez nous »
pour pouvoir, dans une vision comparative, montrer les soins et les rites ici et
maintenant. Pour autant, les auteures mettent en garde face à « deux excès : soit le
rejet de toute culture exogène à la notre, soit une exotisation aveugle de la culture
de l’Autre ».
Ainsi, loin de tout culturalisme ou exotisme, ce livre, en montrant l’existence
d’autres rationalités que celles du monde occidental contemporain, devrait aider
les soignants et les éducateurs à réfléchir dans le contexte actuel d’importantes
migrations internationales. Il incite à « mieux aiguiser notre regard sur la diversité
des normes en matière de puériculture et d’adapter les modes d’intervention des
acteurs médico-sociaux ou éducatifs au sein d’une famille ou d’une communauté,
d’une manière qu’on peut espérer davantage dans le registre de la ”négociation” »
(p.303), ouvrant la voie à une acculturation réciproque des soignants et des familles. Dans cette alliance avec les parents pour une « aide au grandir » des adultes
envers les enfants, les pratiques se modifient et prennent sens pour chacun.
« La prime enfance doit être le lieu par excellence de la reconnaissance de la
diversité, du respect de l’autre et de son développement » (p. 305). Une question
éminemment politique, comme l’aborde la conclusion.
Marie-Laure Cadart
Amades
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
81
Pierre Bonte, Anne-Marie Brisebarre, Altan Gokalp, s. dir. Sacrifices en
islam. Espaces et temps d’un rituel. Paris, CNRS Éditions, 1999, 465 p., bibl.,
gloss., index
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Peut-on dégager des éléments d’un système sacrificiel un tant soit peu unifié
en islam ou faut-il se contenter de repérer, dans le vaste corpus des usages des
populations qui subissent l’influence de cette religion, l’ensemble des pratiques
attestant d’une orientation ou d’une dimension sacrificielle ? L’intérêt limité de la
littérature anthropologique, pourtant prospère dans ce domaine, pour le sacrifice
en islam procéderait-il du caractère éclaté et souvent marginal de ces mêmes pratiques ? Serait-ce du côté de la théorie anthropologique du sacrifice, largement
orientée par l’analyse des matériaux indiens (brahmanisme) et africains, qu’il faut
chercher les raisons de ce déficit d’intérêt pour les pratiques sacrificielles en terre
d’islam ? Qu’en est-il de l’objet « sacrifice » lui-même en tant qu’objet anthropologique ? Correspond- il à une configuration universelle assignable ou relève-t-il
d’une constellation ethnographique qui ne serait qu’une somme d’institutions et
de pratiques locales et particulières ? Les contributions de cet ouvrage collectif,
qui cherche à explorer les « traces de représentations plus systématiques au-delà
des ambiguïtés et de la diversité des rituels sacrificiels en islam » (p. 17), fournissent à la fois une riche matière première et une réflexion aussi dense que multiple
pour aborder ces questions – et bien d’autres – dans une aire qui s’étend du Pakistan à l’Europe en passant par le Moyen-Orient, l’Afrique noire et le Maghreb.
Dans l’avant-propos, les trois responsables de l’édition rappellent les jalons essentiels de l’évolution de la réflexion anthropologique sur le thème du sacrifice. Au
XIXe siècle, Tylor y voyait un don fait aux esprits ou aux dieux marquant la distance révérencielle que les hommes bâtissent avec les forces surnaturelles qu’ils
souhaitent séduire ou domestiquer, tandis que Robertson Smith, examinant le sacrifice dans les sociétés sémitiques, se représentait au contraire le repas sacrificiel,
réunissant les hommes et leurs divinités, comme un moyen d’abolir rituellement
la distance qui les sépare. L’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de Hubert et Mauss (1899) fait la synthèse de ces deux points de vue en soulignant à la
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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fois l’idée de séparation et celle de passage entre le profane et le sacré dans le
processus sacrificiel. On connaît leur célèbre définition : « Le sacrifice, écriventils, est un moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par
l’intermédiaire d’une victime. » Plus récemment, René Girard, inspiré à la fois par
Freud et par Durkheim, explique que l’origine du sacrifice doit être recherchée
dans la rivalité mimétique entre les hommes et dans l’absence subséquente et
croissante de repères dont le seul moyen de venir à bout serait la mise à mort collective d’une victime émissaire, arbitrairement chargée de tous les maux, meurtre
rituel qui ouvrirait la voie au rétablissement des identités et des différences abolies par l’impérieux désir de ressemblance. Les historiens/anthropologues de la
Grèce ancienne (Gernet, Vernant, Detienne) mettent quant à eux l’accent sur la
dimension locale, la portée civique des « cuisines du sacrifice » (Detienne) en tant
que vecteurs de la (re)production du lien social. À la suite de Lévi-Strauss qui ne
voyait dans le sacrifice qu’un « discours particulier », dépourvu de contenu classificatoire, Detienne en vient à rejeter la notion de sacrifice telle qu’elle se présente
chez Hubert et Mauss qui auraient accordé un privilège peu justifiable, suspect de
surcroît de christocentrisme, à la dimension adorciste des manifestations sacrificielles qu’ils ont analysées. Une autre démarche, celle de Luc de Heusch, pourtant
également fortement influencée par Lévi-Strauss, s’oriente, à partir des terrains
africains, notamment celui des Dogons, vers la mise au jour de contenus classificatoires du logos sacrificiel, soulignant l’oscillation qui le structure entre
l’oblation brahmanique d’un homme divinisé « qui se sacrifie pour entretenir la
force vitale des dieux » et celle d’un « dieu anthropomorphisé, ancêtre des hommes, qui se sacrifie pour eux dans les rites dogons » (Luc de Heusch, cité pp. 1314). Tout ce cheminement conduit les éditeurs vers l’idée du sacrifice comme
règlement d’une dette (qui peut se transformer, dans la logique du don, en crédit
asservissant), opération de restauration ou d’instauration d’un ordre des choses et
du monde, discours singulier à vocation cosmique, engageant, selon un schéma
développé par les continuateurs de Marcel Griaule, une relation particulière et
intentionnelle entre la victime animale et les acteurs du rituel, et participant d’une
logique générale des classifications (le masculin et le féminin, le pur et l’impur, le
licite et l’illicite, l’ordre et le désordre, le chaud et le froid, le cru et le cuit,
l’humide et le sec, etc.) qui déborde le cadre posé par Hubert et Mauss. En relation partielle avec l’évolution théorique ci-dessus esquissée, les études relatives
au sacrifice en islam se sont développées dans deux directions : 1) les rituels sa-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
83
crificiels liés à des cultes de possession (zâr, gnâwa, ‘issawa...) ; 2) les systèmes
sacrificiels au Maghreb, dont d’ailleurs le thème précédent procède en partie. Plutôt que de tenter de donner un aperçu – qui serait forcément plus que sommaire –
des diverses contributions, j’ai choisi de centrer les remarques qui suivent sur les
principales questions soulevées par le chapitre introductif de Pierre Bonte qui,
bien qu’assumé comme l’expression d’une somme de prises de positions personnelles, n’en résume pas moins, sans en escamoter les différences de perspective et
les divergences, ce qui peut être retenu de ce remarquable ensemble monographique et théorique. Un double constat parcourt l’introduction de Bonte : comparé
aux modèles mazdéen (Ishtar et Gilgamesh), pharaonique (Isis, Osiris et Horus)
ou même biblique (Sarah et Agar) dont il porte les traces, l’islam ne dispose pas
d’une véritable « théorie du sacrifice » ; le « modèle ibrâhîmien » qui lui fournit
sa principale matière à penser le rituel sacrificiel porte l’empreinte d’un irrémédiable « inachèvement ». « La sublimation transcendantale de la pratique sacrificielle comme soumission du musulman à Dieu à travers le “modèle ibrâhîmien”,
écrit-il, n’a pas éliminé d’autres logiques qui définissent cette pratique [...], parce
que, d’une part, l’élaboration symbolique de cette sublimation est restée “inachevée”, et parce que, d’autre part, les pratiques sacrificielles musulmanes, qu’elles
concernent la naissance, le mariage, la mort, ont joué de cet “inachèvement” pour
développer leur propre logique » (p. 36). Inscrit dans l’orthodoxie véhiculée par la
tradition (sunna), le sacrifice concernera essentiellement les célébrations de al-’ îd
alkabîr et les festivités marquant la naissance d’un enfant (‘aqîqa) ; géré par les
« maîtres du désordre » (Bertrand Hell) de « l’islam sauvage » (Altan Gokalp), le
sacrifice fera intervenir des configurations plus nettement marquées de transgression où se révèlent l’ambivalence et la polysémie des gestes et des matériaux qu’il
mobilise, et tout particulièrement le sang. Le principal sacrifice « orthodoxe » en
islam est donc celui de la bête immolée le dix dhu-l-hijja, en souvenir, affirme la
tradition, du geste accompli par Ibrâhîm (Abraham) sur son fils Ismâ’îl en signe
majeur de soumission à la volonté divine, geste auquel Dieu répondit en substituant un mouton à la vie offerte de l’adolescent. Commémoration d’un pacte initial avec Le Créateur, la « geste ismaëlienne », qui fonde généalogiquement la
captation arabe – Ismâ’îl est « l’ancêtre » des Arabes – de la lignée prophétique,
procède aussi de la thématique du rachat et de l’expiation selon des théologiens
comme al-Shâfi’î. Le sacrifice opéré au septième jour de la naissance, quoi qu’il
ne soit pas situé sur le même plan dans l’échelle des actions rituelles véhiculées
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
84
par la sunna, est lui aussi tantôt associé à l’idée de rachat, tantôt situé du côté des
moyens de solenniser et de ritualiser l’imposition du nom (tasmiya). Certains
segments du rituel (coupe des cheveux du nouveau-né...), certains indices
d’identification de la victime sacrificielle et de l’enfant (traitement précautionneux de la bête abattue : ne pas briser ses os...) ont été interprétés comme marqueurs d’une rupture de celui-ci d’avec sa parenté maternelle (Robertson Smith)
ou comme « rançon » (Morgenstern) de la vie qui lui a été offerte. En fait, la ‘aqîqa sépare moins les paternels des maternels qu’elle ne sépare l’enfant de sa mère,
coupure symbolisée par la coupe des cheveux qui ont poussé dans l’utérus. La
rupture ainsi organisée s’explique par la crainte du danger – associé au sang féminin versé à l’occasion de la naissance – que représente le passage de la vie in utero à la vie tout court. On trouve par ailleurs des traces de ce danger dans les analyses consacrées par Leach à l’Ancien Testament, analyses qui laissent entrevoir
une pratique ancienne du sacrifice du premier-né parce qu’il « ouvre l’utérus » et
inaugure une menace dangereuse de contagion pour la mère autant que pour son
environnement immédiat. Bonte, à la suite d’autres contributeurs, souligne la dimension classificatoire fondée sur le genre qui se développe à l’occasion du rituel
‘aqîqa et de quelques autres (zâr soudanais, isgar du Haut Atlas marocain, culte
des rab chez les Lébu du Sénégal...) où sont clairement désignés et séparés des
lieux, des formes et des moments d’intervention des hommes et des femmes.
Même si ces dernières sont généralement exclues du moment le plus solennel du
rituel, de l’acte de mise à mort proprement dit, elles ont, du fait de ce partage des
tâches, une place nettement affirmée. L’opposition du sang féminin (virginité,
menstrues, naissance) et du sang sacrificiel s’inscrit partiellement dans cette
configuration et montre la multiplicité des lectures possibles du « modèle ibrâhîmien ». « Les logiques symboliques en œuvre dans les rituels sacrificiels musulmans sont ainsi fondées, écrit Bonte, sur la distinction, la conjonction et la séparation de principes que l’on peut réduire ultimement à une opposition du masculin
et du féminin et qui se développe de manière classificatoire au fondement de ces
rituels » (p. 34). Si, dans la vision « orthodoxe » musulmane des choses, le rituel
sacrificiel ne peut prétendre être le véhicule d’une communication directe et immédiate entre les hommes et Dieu, la pratique populaire du culte peut difficilement s’accommoder, elle, d’une coupure radicale entre Le Créateur et ses créatures. Et puisque le règne du vivant témoigne de l’action et de la présence divine sur
terre, toute mise à mort pourra fournir l’occasion, au moyen de quelque procédure
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
85
rituelle, de rendre hommage à Celui qui dispense la vie. Mais le rapprochement
avec Dieu mobilisera aussi, à l’occasion, tout un univers invisible d’agents
d’intercession plus ou moins publiquement fréquentables – awliyyâ (saints), esprits, démons, etc. –, et qui, « obligés » par le sacrifice, apporteront un concours
positif au but recherché (guérison, succès, protection...). Dans l’opération
d’intercession, le sang, à la fois réalité physique et système de représentations,
occupe une place centrale. Véhicule du souffle vital (rûh, nafs), il doit, sauf exception canoniquement réglementée (la chasse...), être répandu « au nom de
Dieu », rituellement séparé de la carcasse, pour que la viande de l’animal abattu
soit consommable. Il est agent de pollution et de souillure, mais aussi signe de
pureté (le sang du shahîd, du martyr, dont il ne sera pas débarrassé pour son enterrement) et vecteur de protection ; il marque la frontière entre le pur et l’impur, le
licite et l’illicite. Autour de cette substance éminemment ambivalente se rejoignent abattage rituel et rite sacrificiel, halâl et harâm, au sein d’un réseau plus
large d’oppositions classificatoires qui concernent les interdits matrimoniaux et
sexuels, les prières, le Pèlerinage, etc. Dans les rites de possession, comme chez
les Gnawa du Maroc étudiés par Bertrand Hell, l’effusion de sang s’accompagne à
la fois de transgressions (maculage et ingestion de sang, manducation de viande
crue) et d’actes spectaculaires et dangereux qui témoignent de l’état second du
possédé et de son aptitude à « digérer » le désordre (blessures infligées au moyen
d’instruments contondants, ingestion ou manipulation de produits dangereux :
verre, venin, braises...). Le sacrifice gnawa inscrit, comme les autres sacrifices
« non orthodoxes », dans une demande à dominante propitiatoire et thérapeutique,
ne réalise nulle intention de « soumission » ou de « purification ». Il procède plutôt, suggère Hell, des « ruses de la thérapisation » sur fond de partage : « le sang
pour les génies, la chair pour les hommes » (p. 402). La demande d’intercession
peut aussi s’adresser à des partenaires moins sulfureux que les esprits malfaisants
avec lesquels le thérapeute « sauvage » a coutume d’engager ses difficiles négociations rituelles. Le sacrifice animal entre alors dans un crédit de reconnaissance
destiné à « obliger » un saint et à activer sa protection contre les agressions des
jnûn. Le sacrifice se fait ici instrument de constitution ou de consolidation de hiérarchies, outil de maintien ou de création du lien social. Rapprochant naguère les
« frairies berbères » des « frairies antiques », Gernet avait montré le rôle social du
repas sacrificiel (ma’rûf ) pris en commun. Detienne, dans la même ligne de pensée, souligne la dimension civique des « cuisines du sacrifice » : la fonction ma-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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jeure du partage de la viande sacrificielle est de définir les limites de la communauté, de produire du lien social. C’est la même idée que l’on retrouve dans le
sacrifice d’allégeance (t’argîba) des tribus maures du nord-ouest saharien, dans la
dhbîha ou le ‘âr maghrébin... La création du lien social au moyen du sacrifice
opère dans le même mouvement comme instrument de construction de l’altérité et
d’intégration/exclusion des « marginaux » les plus visibles des rituels sacrificiels
plus ou moins stigmatisés (et souvent, en sous-main, sollicités...) par les orthodoxies régnantes. « On s’aperçoit, conclut Bonte, que les rituels que nous venons
d’examiner et les panthéons surnaturels auxquels ils se réfèrent, sont centrés sur
une construction de l’altérité qui en est constitutive dans un double mouvement :
celui, d’une part, d’une universalité locale qui en fait des instruments cognitifs de
soi et des autres, conviés prioritairement à ces cultes, et celui, d’autre part, de la
redéfinition de l’autre par rapport à l’islam, qui l’inclut aussi, fut-ce aux marges,
en lui attribuant alors les formes transgressives qui apparaissent tout aussi nécessaires au statut du croyant, du “soumis”, confronté à l’infortune et au malheur,
que l’exercice canonique de cette soumission qu’incarne le modèle ibrâhîmien »
(p. 59). Autant de traits de la complexité des rituels sacrificiels en islam que les
diverses contributions de ce bel ouvrage contribuent à éclairer.
Abdel Wedoud Ould Cheikh
L’Homme 156 : 2000
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Christiane BOUGEROL. – La médecine populaire à la Guadeloupe. Paris,
Éditions Karthala, 1983, 179 p. Biblio.
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Sur la médecine populaire dans les îles de l’aire caraïbe nous disposions jusqu’à présent de nombreux articles ou ouvrages surtout en anglais ou en espagnol,
les travaux en français dans ce domaine restant peu nombreux. Le livre de Christiane Bougerol vient donc appor-ter une importante contribution aux recherches
sur la médecine populaire antillaise, même si on peut regretter que les dimensions
de l’ouvrage n’aient pas toujours permis une analyse plus en profondeur et plus
détaillée sur des points essentiels. Mais tel qu’il est et bien que l’auteur ait tenu à
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
87
centrer son sujet sur la Guadeloupe, l’intérêt de son travail déborde ce cadre géographique et apporte des éléments nouveaux dans la perspective de comparaisons
à une échelle régionale plus large.
Comme la plupart des îles de l’Arc Antillais, la Guadeloupe fut peuplée, à
partir du XVIIe siècle (après l’extermination plus on moins rapide des amérindiens)
par des Européens, ici des Français, venus exploiter de nouvelles colonies. Les
besoins en main-d’œuvre dévelop-pèrent la traite des Noirs et l’esclavage dans le
Nouveau-Monde. De la rencontre entre maîtres blancs et esclaves noirs originaires de diverses ethnies africaines, est née progressivement une culture créole où la
marque des dominants fut dans la plupart de ses aspects plus forte que celle des
dominés. Le même phénomène se retrouve dans ce qui concerne le rapport au
corps, les conceptions sur la santé, la maladie, ainsi que dans les modes thérapeutiques. Une médecine populaire à la fois originale et vécue comme locale,
mais dont on peut retracer les origines historiques s’est ainsi développée dans
toutes les Antilles, ainsi que dans une grande partie de l’Amérique Latine.
La première partie du livre de Christiane Bougerol est consacrée à la médecine populaire en Guadeloupe. L’auteur y présente avec clarté les conceptions locales du corps et de ses maladies et décrit les principales affections reconnues comme des entités nosologiques ainsi que les causes des maladies selon la pensée
guadeloupéenne. Dans ce contexte, l’impor-tance des notions symboliques de
« chaud » et de « froid » est particulièrement mise en relief. Cette première partie
se termine par l’inventaire des divers types de thérapeutes traditionnels en Guadeloupe, qu’il s’agisse des matrones, des « frotteurs », des guérisseurs ou d’autres
thérapeutes, globalement appelés « sorciers » qui font appel à des pratiques de
magie ou de sorcellerie dans leurs cures.
À notre avis, cette première partie est la meilleure de cet ouvrage. Elle est
construite sur des données ethnographiques, s’appuie a plusieurs reprises sur le
discours même d’informa-teurs, et la présentation de ces conceptions et de ces
pratiques populaires comme formant un système ayant sa logique propre, est faite
avec clarté.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
88
La deuxième partie : « Provenance des catégories du chaud et du froid », recherche dans l’Histoire les concepts qui sous-tendent encore actuellement de
nombreux aspects de la médecine populaire guadeloupéenne. Mais, ce faisant,
l’auteur se lance souvent dans des voies spéculatives et n’arrive pas toujours à
convaincre le lecteur, surtout lorsqu’elle s’ap-puie essentiellement sur des textes
des XVIIe et XVIIIe siècles pour projeter sur le présent guadeloupéen des notions qui
ne sont pas confirmées par des données ethnographiques actuelles. À plusieurs
reprises, et déjà dans un chapitre de la première partie, intitulé « Chaud et froid,
Noirs et Blancs », l’auteur élargit le domaine d’application des notions de chaud
et de froid en y incluant le psychologique et le social. En créant l’association
Blanc/froid/force opposée à Noir/chaud/faiblesse, une nouvelle donnée est introduite, celle de l’opposition raciale, de la théorisation de l’infériorité du Noir. Or,
si ce sentiment d’infériorité a bien été inculqué par les dominateurs Blancs au
point d’être intériorisé chez les Noirs, pas seulement Guadeloupéens, nous ne
trouvons rien dans la démonstration de l’auteur qui permette d’affirmer que dans
la pensée guadeloupéenne actuelle il y ait corréla-tion entre la dualité raciale et
sociale Blanc-dominant/Noir-dominé et l’opposition chaud/ froid. Les réserves
que nous émettons sur la validité de certaines affirmations de l’auteur, sont à la
fois d’ordre épistémologique et méthodologique. En effet, les documents et les
théories historiques utilisés pour soutenir cette thèse appartiennent à des conceptions développées au XVIIIe siècle, en particulier par Montesquieu sur l’influence
des climats sur les races et les sociétés. Le recours à l’Histoire pour expliquer on
éclairer le présent est, certes enrichissant, mais sa manipulation peut entraîner de
nombreuses distorsions. Dans de nombreuses parties de son travail, Ch. Bougerol
allie avec adresse sources documen-taires historiques et données ethnographiques
de terrain pour expliquer comment la perception du corps et la médecine des anciens maîtres blancs ont fourni le cadre concep-tuel de la médecine populaire
guadeloupéenne qui persiste à l’heure actuelle. Mais solide-ment attachée à ce fil
historique, cette démarche intellectuelle minimise, dans le même temps,
l’importance du processus d’autonomisation des cultures et des médecines populaires. La médecine populaire antillaise actuelle n'est plus celle des médecins et
chirurgiens du XVIIIe siècle. Elle en est issue, mais elle s’est transformée, a inventé, a trouvé de nou-veaux schémas explicatifs et surtout elle est vécue par les Antillais comme taisant partie de leurs propres traditions populaires. Car, à l’heure
actuelle, ce n’est pas une médecine empi-rique européenne, morte depuis long-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
89
temps, que la médecine populaire antillaise trouve en face d’elle, mais bien la
médecine moderne, occidentale, officielle. Or cette confrontation actuelle est à
peine évoquée.
En se détournant dans la deuxième partie de son ouvrage du discours populaire actuel pour s’appuyer sur des textes anciens, I’auteur semble se perdre dans une
problématique qu’elle ne domine pas toujours. De plus, on ne voit plus où se termine l’analyse de la pen-sée guadeloupéenne et où commencent les extrapolations.
Malgré ces réserves qui peuvent paraître sévères, La médecine populaire à la
Guadeloupe est un livre intéressant à plus d’un titre. D’un style clair et agréable,
ses qualités comme ses défauts et ses lacunes suscitent des interrogations et des
réflexions dans le domaine encore neuf des recherches sur les médecines populaires.
Alice Peeters
Psychopathologie africaine, 1983, XIX, 2 : 239-240.
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Véronique Bouillier & Gilles Tarabout, eds. Images du corps dans le monde hindou. Paris, CNRS Éd., 2002, 511 p., bibl., carte, ill.
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Les réflexions sur le corps sont dans l’air du temps. On ne compte plus les publications consacrées à ce thème au cours des dernières années et pas seulement
chez les ethnologues. Le corps s’avère particulièrement intéressant du fait de sa
dualité : à la fois réalité biologique et production socioculturelle, à cheval entre
nature et culture. L’ensemble de textes recueillis par Véronique Bouillier et Gilles
Tarabout s’inscrit dans ce mouvement d’idées. Comme son titre l’indique, il est
centré sur les images du corps dans le monde hindou, un monde où les sources
textuelles remontent à plus de deux mille ans. Il s’agit, nous est-il dit,
d’appréhender « les façons par lesquelles le corps est explicitement pensé et dé-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
90
crit » (p. 8) à l’intérieur de l’aire culturelle indienne, et plus spécifiquement dans
l’hindouisme. On est donc ici clairement du côté des représentations, voire de
l’imaginaire, des conceptions, des spéculations philosophiques. Cependant, à côté
des représentations savantes, très présentes à juste titre tout au long de l’ouvrage,
une place est faite aux pratiques, aux usages, aux traditions populaires, bref à ce
que peuvent fournir les données de l’ethnographie. Il n’est guère possible dans
une recension de ce type de rendre compte de manière exhaustive des dix-sept
contributions qui composent le livre. Je m’en tiendrai aux lignes directrices et à
quelques articles qui m’ont paru significatifs.
L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première, intitulée « Logiques descriptives », présente les différents modes de discours descriptif dont le corps, en
Inde, est l’objet. Le chapitre écrit par Dominik Wujastyk retient tout particulièrement l’intérêt, car c’est le seul à présenter des images locales, de type iconographique, du corps humain. L’auteur montre bien que le corps tantrique, dont on
possède quantité de représentations, est davantage un condensé de conceptions
philosophiques, « une réplique en miniature de l’univers » qu’un corps anatomique. Selon l’auteur, les planches proprement anatomiques du corps humain, présentant en détail les organes constitutifs, seraient assez rares en milieu indien.
Elles viendraient plutôt de Perse et du Tibet, plus attentifs au réalisme des viscères que leurs homologues indiens. Quant à Gilles Tarabout, il nous fait voir, entre
autres, comment les temples sont assimilés au corps humain dans les pratiques
astrologiques du Kérala.
La deuxième partie, « Univers ésotériques », met l’accent sur les correspondances entre corps et cosmos, les homologies entre les composants organiques de
l’être humain et ceux de l’univers. Ces correspondances font l’objet de spéculations particulièrement poussées dans le tantrisme et les conceptions du Hatha Yoga. Le corps se voit ici attribuer une valeur des plus positives. Au praticien qui
sait contrôler les organes de respiration et les voies de reproduction, il devient un
moyen d’atteindre un plan supérieur et de se fondre dans une totalité englobante.
David White nous montre comment le yogin doit chercher à intégrer dans son
propre corps le monde extérieur et devenir un « corps-univers » en adoptant la
vision même de la divinité cosmique. France Bhattacharya pour sa part met en
évidence les conceptions cosmicisantes dans les chants dévotionnels baul du Ben-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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gale et les idées (proches du Hatha Yoga) qu’on y trouve associées au sang menstruel et au sperme. La rencontre maîtrisée des deux, suivie de leur union, provoque chez le Baul « la joie suprême de l’unité ontologique recouvrée ».
La troisième partie a pour titre « Mises en scène ». Elle s’intéresse aux diverses images du corps offertes en public. Gérard Colas nous apprend qu’en milieu
vishnuite tamoul le corps du dévot, loin d’être identifié au divin, est imaginé
comme un corps idéal, « qui tend vers Dieu comme une amante contemplerait un
corps désiré ». Le très beau chapitre que Sarasvati Joshi consacre ensuite aux
chants nuptiaux du Rajasthan révèle les réelles capacités de séduction que recèle
le corps de la jeune épouse auprès de son mari. Par sa parure, ses fards, la femme
s’assure lors de son mariage le contrôle de son époux, elle le transforme « en marionnette ». Son charme agit de façon quasi magique, il ensorcelle au sens plein
du terme, inversant le rapport de pouvoir habituel entre le mari et la femme. En
contrepoint, Josiane Racine analyse les épreuves ascétiques que l’on fait subir au
corps à l’occasion de certaines fêtes du pays tamoul en l’honneur du dieu Murukan. Le corps des pénitents – il s’agit d’hommes pour l’essentiel – est alors transpercé de lames, les pieds chaussés de socques à semelles de bois transpercées de
clous, pointes en l’air. Et des crochets métalliques sont plantés dans la peau du
dos. Tout cela doit se faire, dit-on, sans souffrance si la personne veut bénéficier
de la protection du dieu. Comment supprimer la douleur ? En se préparant longtemps à l’avance au moyen d’une ascèse dévotionnelle. Ces miracles sont un signe manifeste de la toute-puissance divine.
La quatrième et dernière partie, qui retiendra tout spécialement les anthropologues, est consacrée aux « Constructions sociales ». Elle envisage le corps comme objet de rapports sociaux multiples. Chez les travailleurs du cuir du Maharashtra, des hors castes relégués au plus bas de l’échelle sociale, hommes et femmes
subissent au plus profond d’eux-mêmes le contact dégradant avec des substances
particulièrement impures, en l’occurrence des carcasses animales dont on traite
les peaux (M.-C. Saglio-Yatzimirsky). Le rapport quotidien à ces substances, les
odeurs pestilentielles dans lesquelles vivent ces travailleurs contribuent grandement à leur stigmatisation sociale. On retrouve un même marquage idéologique
des corps dans le code de loi népalais de 1853. En analysant un certain nombre
d’articles de ce code civil et pénal, Véronique Bouillier montre à quel point les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
92
corps sont hiérarchisés selon les castes. L’impureté provoquée par l’ingestion
orale de certaines substances, excrément, urine, sperme (mais aussi sang menstruel), nourriture, entraînait à cette époque une codification extrêmement complexe, et des peines plus ou moins graves, selon la matière ingérée et le statut social des deux parties. Pour le dire brièvement, le montant de l’amende était
d’autant plus élevé que la caste de la personne qui a ingéré ladite substance était
haute. L’excellent chapitre de Filippo et Caroline Osella nous offre enfin les réflexions spontanées des habitants d’un village du Kérala sur ce qui est inné et sur
ce qui est acquis dans le règne des humains. Significativement, les villageois accordent une place aux influences du mode de vie, du climat ou de
l’environnement sur les corps et les personnalités. Ces possibilités d’adaptation au
milieu contredisent la hiérarchisation des castes sur la base de la seule naissance.
Ce volumineux dossier forme, on l’aura compris, un ensemble des plus intéressants, à la fois érudit et vivant. Qui plus est : il s’agit à ma connaissance du
premier recueil consacré spécifiquement à ce thème sur le monde indien. Les anthropologues pourront regretter de temps à autre l’absence de réelles perspectives
sociologiques. Ils regretteront aussi le manque de matériel ethnographique de base
sur les parties du corps, les pieds, la tête, la droite et la gauche, les substances
corporelles, si importantes dans les définitions de la pureté et l’impureté, les représentations des émotions aussi. Mais la perspective réellement interdisciplinaire
est louable et compense largement ces lacunes. Surtout, il faut savoir gréé aux
deux co-éditeurs scientifiques, deux ethnologues, d’avoir su restituer la diversité
des points de vue indiens sur le corps et d’avoir écarté les faux contrastes habituels entre Occident et Orient.
Gérard Toffin,
L'Homme, 175-176 2005
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
93
Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Paris, Nathan, 2001, 128 p. (« Sociologie »).
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La collection « 128 » des Éditions Nathan s’est donné pour objectif de présenter, en 128 pages, l’état des recherches sur un thème donné. Dans le champ des
sciences sociales, la vieillesse est un domaine d’investigation récent pour lequel
l’intérêt des chercheurs s’est manifesté vers la fin des années 1960. Sur la période
couvrant les trente dernières années, Vincent Caradec s’attache à distinguer trois
objets d’étude pour la sociologie de la vieillesse et du vieillissement : la strate
d’âge de la vieillesse, le groupe d’âge des personnes âgées et le processus du
vieillissement individuel. L’étude de la strate d’âge de la vieillesse (1re partie)
concerne la construction sociale de cet âge de la vie, les représentations qui lui
sont associées ainsi que la mise en forme des rapports entre générations. La construction d’une nouvelle catégorie sociale, celle des retraités, est liée à l’invention
de la retraite ; elle s’accompagnera d’une dévalorisation sociale, à l’origine
conjointe à une dévalorisation économique. En 1962, le rapport Laroque, qui prône une politique visant l’insertion des personnes âgées dans la société, contribue à
l’émergence de l’image activiste du 3e âge : celle de personnes bien intégrées
dans le circuit de consommation. Cette image fera naître, presque naturellement,
celle du 4e âge, où dominent l’immobilité et l’incapacité. Autour des années
1990, on assiste ainsi à l’éclosion des seniors, toujours consommateurs mais plus
soucieux d’engagement, et à l’apparition de la vieillesse dépendante, l’un des
principaux enjeux désormais, avec le financement des retraites, de la politique de
la vieillesse. Les représentations de la vieillesse, qui, comme nous l’avons nousmême montré dans cette revue1 puisent leurs fondements dans l’imaginaire de la
pensée occidentale, sont ainsi marquées d’ambivalence : « La polarisation des
catégories apparues depuis les années 1960 en atteste : d’un côté, l’image souriante du troisième âge et des seniors ; de l’autre, la vision beaucoup plus sombre du
quatrième âge et des personnes âgées dépendantes » (p. 37). Pour conclure cette
première partie, Vincent Caradec se penche sur la mise en forme des rapports
entre générations. Il montre les différentes organisations possibles de ces rapports
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
94
selon le type d’État providence dans lequel ils s’inscrivent, et souligne
l’interdépendance des solidarités publiques et familiales en confrontant les analyses parfois contradictoires des chercheurs, selon qu’ils s’attachent davantage à
l’aspect économique ou à l’aspect relationnel des aides qui circulent entre les générations. On regrettera ici que ne soient pas abordées les actions dites « intergénérationnelles « qui prennent de l’ampleur au sein de la sphère sociale et qui font
l’objet de travaux de recherches depuis déjà quelques années. Dans la deuxième
partie, Caradec aborde l’étude des personnes âgées : quelle spécificité, quelle homogénéité, quelle place sur la scène publique pour ce groupe d’âge ? Au delà de
la spécificité due à « l’effet d’âge », à « l’effet de génération » ou à « l’effet de
période », il insiste sur la diversité des pratiques et sur leur évolution depuis les
années 1970, en reprenant différentes typologies imaginées par les chercheurs.
L’hétérogénéité qu’il souligne ne constitue pas un obstacle à la mobilisation des
retraités dans des mouvements associatifs ou revendicatifs. Mais la diversité demeure un trait essentiel des « personnes âgées » : jeunes retraités vivant en couples, mobiles et disponibles, personnes très âgées repliées sur l’espace domestique, en baisse de sociabilité, ou personnes âgées dépendantes, on ne peut faire
l’amalgame. L’auteur rappelle ici la critique adressée au terme « dépendance »,
trop souvent assimilé à la perte d’autonomie, et montre l’incidence de cette confusion notamment sur les pratiques institutionnelles qui peuvent prendre la forme de
l’infantilisation. Le vieillissement individuel fait l’objet de la troisième partie. Se
situant au niveau microsociologique, l’auteur s’interroge sur les transformations
du rapport au monde au cours de l’avancée en âge, de la vieillesse jusqu’à la mort.
On s’est intéressé au vieillissement comme à un phénomène qu’il convenait
d’analyser de l’extérieur en proposant des outils théoriques d’explication. Ainsi
les théories de l’activité et du désengagement, bien que dépassées aujourd’hui,
aident-elles à décrire les mouvements contraires qui traversent et s’imbriquent au
cours de l’avancée en âge. On peut aussi appréhender la vieillesse de l’intérieur.
De plus en plus nombreux sont les chercheurs qui s’intéressent au vécu intime du
vieillissement. Mettre l’accent sur la parole des vieux, l’expérience individuelle,
est le seul moyen de comprendre l’être vieux. Entre le devenir vieux et l’être
vieux, le paraître et l’être, le décalage peut être grand et difficile à vivre. Le vieillissement apparaît aussi comme un produit des interactions : le phénomène de
« déprise » peut se lire dans une trajectoire relationnelle ; ou encore l’âgisme,
attitude de rejet et de discrimination à l’encontre des personnes âgées, permet de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
95
comprendre des comportements de repli. Dans la perspective constructiviste et
interactionniste, les moments de transition que sont la retraite, le veuvage ou
l’entrée en maison de retraite provoquent des changements pertubateurs pour
l’identité. Il s’agit, pour l’individu, de renégocier une définition de lui-même alors
que son environnement relationnel se transforme et que ses « routines » de la vie
quotidienne se trouvent déstructurées. L’approche de la mort constitue la dernière
transition dont le point de départ, la conscience de sa propre finitude, est plus subjectif. La conclusion de cet ouvrage honnête et bien documenté est une mise en
garde contre les dangers de la catégorisation. Employer l’expression « personne
âgée » risque de conduire à l’homogénéisation et à la décontextualisation. Pour
éviter des dérives d’ordre politique, médical ou social, il est bon de le rappeler.
Jacqueline Trincaz
L’Homme 163 / 2002
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Danièle Carricaburu & Marie Ménoret, Sociologie de la santé. Institutions, professions et maladies. Paris, Armand Colin, 2004,235 p., bibl., index.
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Alors que les recherches portant sur les questions sanitaires et biomédicales se
sont considérablement développées et renouvelées, contribuant depuis une cinquantaine d’années à édifier ce que l’on appelle aujourd’hui « la sociologie de la
santé », les manuels et ouvrages de synthèse présentant les principaux acquis actuels de cette sociologie faisaient défaut. Le livre de Danièle Carricaburu et Marie
Ménoret vient combler ce manque, et c’est à ce titre qu’on peut saluer ce manuel
dont l’objectif, précisent les auteurs, est double : présenter, d’une part,
« l’évolution des principaux thèmes abordés historiquement par la sociologie de la
médecine d’abord, puis par la sociologie de la santé » et, d’autre part, « viser à
favoriser la compréhension des débats actuels autour des questions de santé qui se
trouvent à la frontière de multiples objets » (p. 7).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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C’est autour de trois axes, comme l’indique son sous-titre, que l’ouvrage, volontairement et nécessairement sélectif, s’articule : l’étude de l’institution hospitalière, de la médecine en tant que profession et celle, enfin, du rôle du malade et de
l’expérience de la maladie.
Dans la première partie consacrée à l’institution hospitalière, les auteures en
analysent les fonctions sociales (chap. i), montrent la diversité de ses origines,
rappellent ses nouvelles missions consécutives à la réforme Debré et concluent
sur les inégalités persistantes au sein de l’hôpital. Le second chapitre porte quant à
lui sur l’organisation hospitalière. Les auteures y examinent « l’ordre négocié » de
l’hôpital, présentent l’application de la sociologie des organisations et de
l’analyse stratégique à l’hôpital, à partir notamment des travaux d’Henri Mintzberg, Olgierd Kuty, Marianne Binst, Carine Vassy, Charles Perrow, puis
concluent sur la question des réseaux de santé. Dans une deuxième partie, plus
longue et plus consistante, portant sur l’activité médicale, Danièle Carricaburu et
Marie Ménoret présentent de manière détaillée et critique les travaux des fonctionnalistes et des intéractionnistes américains sur la profession médicale, en particulier les analyses aujourd’hui classiques de Talcott Parsons et d’Eliott Freidson
(chap. iii), avant d’aborder les recherches consacrées à d’autres groupes professionnels du monde médical : les travaux d’Everett Hugues sur la profession
d’infirmière, l’étude d’Anne-Marie Arborio sur les aides-soignantes qui souligne
les spécificités de ce travail singulier auprès des malades et les raisons de son
attractivité. Le chapitre qui clôt cette deuxième partie s’intéresse aux relations
entre les médecins et les patients, et s’attarde sur la question de l’émergence de la
notion de personne dans la médecine, les analyses d’Isabelle Baszanger sur
l’émergence après la Seconde Guerre mondiale d’une nouvelle façon
d’appréhender la douleur et sur la mise en œuvre pragmatique d’une médecine de
la personne totale, les études sur les patients hospitalisés, les analyses d’Anselm
Strauss sur le « travail des patients », la tradition de l’observation participante
dans laquelle s’inscrit la sociologie médicale s’établissant après 1945, de nombreux travaux étant ici cités qui correspondent à une telle approche : l’ouvrage
d’Erving Goffman, Asiles ; le travail de Jean Peneff sur les urgences ; l’approche
sociocognitive d’Aaron Cicourel sur l’activité médicale comme acte de parole ;
l’étude de l’emploi du temps des personnes hospitalisées atteintes de tuberculose
menée par Julius Roth, ou celle des personnes atteintes de poliomyélite par Fred
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Davis, ces deux auteurs mettant en évidence l’importance du travail de
l’incertitude par rapport au temps de rétablissement des patients chez les médecins afin de contrôler leurs patients, thème abordé par d’autres travaux cités, notamment sur le cancer (Marie Ménoret). La plupart de ces travaux sont repris et
analysés dans la troisième partie consacrée aux malades et maladies, aux côtés de
très nombreuses autres enquêtes sur les maladies chroniques, leur normalisation
(chap. vi) et leur gestion par les malades (chap. vii). Un chapitre sur les recherches qui se sont ces dernières années multipliées sur la question du « sida dans
l’espace public » clôt cette partie. L’ouvrage se conclut sur la recomposition du
monde de la santé, objet d’une quatrième partie où les auteures abordent les inégalités face à la santé dans un chapitre intitulé « Déchiffrer la santé ». Elles présentent ensuite plusieurs travaux portant sur le dispositif associatif du domaine de
santé et les mobilisations collectives de malades et usagers de santé : Ligue nationale de lutte contre le cancer étudiée par Patrice Pinell, Association française
contre les myopathies étudiée par Florence Paterson et Catherine Barral, associations de lutte contre le sida. Les auteures introduisent notamment les travaux de
Sophie Rosman et soulignent le phénomène de précarité qui touche une population déjà fragilisée, à partir d’une étude monographique sur l’Association pour la
gestion d’appartements de relais thérapeutique et social ; ceux de Philippe Adam
insistent sur le rôle de socialisation de ces associations ; les analyses de Michael
Pollack montrent le rôle de ces dernières dans la constitution d’une cause dont les
enjeux doivent concerner la société tout entière. Le chapitre se conclut sur la
question, abordée rapidement, des relations entre savant et profane, à partir de
l’affirmation d’un « acteur qui monte : l’usager de santé ou le collectif aplani ».
Les auteurs évoquent le travail de Pierre Lascoumes sur le Comité interassociatif
sur la santé (CISS) pour faire le point sur cette nouvelle participation de l’usager.
Cette dernière partie se clôt sur un chapitre qui, intitulé « À nouvelles techniques,
nouvelle critiques ? », est plus voire trop hétérogène, et aborde de manière souvent cursive de nombreuses questions aussi différentes que la médicalisation et
ses critiques, les incertitudes pesant sur la définition de cette notion et sa dynamique, l’innovation médicale et des questions de bioéthique, ou la « crise des coûts
du système de santé ».
Les choix effectués quant aux thèmes étudiés et à la construction (didactique
et non démonstrative) de l’ouvrage, s’ils contribuent à la clarté et à l’efficacité de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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ce manuel, en dessinent aussi les limites : de nombreux aspects importants ne sont
pas traités ou le sont cursivement (politiques de santé, contradictions actuelles
entre logiques comptable et médicale, prévention et précaution, sociologie des
savoirs médicaux, vieillesse, handicaps, maladie mentale, toxicomanie, alimentation, pratiques dites de santé, santé et grande précarité sociale, le corps et les pratiques corporelles, les questions de bio-éthique…). L’on ne peut donc que souhaiter que d’autres synthèses critiques viennent compléter cet ouvrage, déjà très utile
pour les étudiants et les universitaires en sciences sociales, santé et médecine.
Corinne Delmas,
L'Homme, 179 - , 2006
_______________
Michel Castra, Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs. Paris, PUF,
2003, 369 p., bibl. (« Le lien social »).
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D’une rupture brutale et définitive, la mort est devenue un processus autonome. Une progressive médicalisation la (re)qualifie « fin de vie ». Une fois isolée
cette phase du cycle de vie, une nouvelle discipline autonome peut se développer :
les soins palliatifs. C’est dans cette séquence particulière que Michel Castra inscrit son travail de terrain 1. Et s’il fallait encore démontrer la fécondité d’une approche ethnographique en sociologie, cette enquête menée sur une unité de soins
palliatifs y contribuerait sans aucun doute. La perspective retenue rend opératoires
de nombreuses catégories d’analyse développées dans des enquêtes très hétérogènes 2, souvent réduites à l’étiquette « interactionnisme symbolique », et dont la
plupart des ethnologues s’acharnent à ignorer ou caricaturer les apports méthodologiques et conceptuels. La constitution de l’objet se fait par triangulation et comparaison successives : l’observation du travail de l’ensemble des groupes
d’acteurs en présence est informée de nombreux entretiens (avec les pionniers de
la discipline notamment) et complétée par l’analyse de contenu de la presse spécialisée et quotidienne (soit un corpus s’étendant de 1970-1995). Issue d’une thèse
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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de doctorat, l’étude s’organise en deux parties quelque peu académiques. « Le
patient en fin de vie » est le produit d’une double construction sociale. Michel
Castra relate ainsi comment la mort est devenue un problème social et 1. Le travail de terrain s’est effectué en deux temps : après avoir participé à trois services
(durant trois mois), Michel Castra a privilégié l’observation d’une unité fixe (durant six mois). 2. Sans pouvoir mieux les définir, le compte rendu signale en italique quelques catégories analytiques développées au cours d’un travail de terrain
par des chercheurs d’esprits aussi différents que Howard Becker, Irving Goffman,
Everett Hughes, Anselm Strauss, etc. Dans cette perspective, on peut lire l’étude
de Michel Castra comme une introduction en acte à cette perspective de recherche. un scandale médical. Ce premier processus révèle une transformation des
sensibilités : la mort n’est plus ce qu’elle était. Dans nos sociétés, ce sont principalement les maladies chroniques de longue durée qui entraînent la mort. Elle se
déplace donc à l’hôpital. La gestion médicale de la mort est-elle possible ? C’est
dans ce contexte que doit se comprendre un second processus, l’émergence d’une
nouvelle discipline médicale – un segment professionnel, une activité inédite : les
soins palliatifs –, qui fait l’objet d’un emprunt aux États-Unis. Elle est partagée
par divers acteurs engagés dans un travail de légitimation (i.e. de définition, de
délimitation et de valorisation). Une identité collective apparaît ainsi qu’une doctrine commune. Ce segment a pour propriété remarquable de s’ancrer dans un
monde social particulier : c’est-à-dire un réseau (d’unités de soins et
d’associations) qui coordonne et intègre des acteurs parfois profanes (bénévoles et
non-médecins) provenant de divers horizons autour d’une même activité. Ce
monde est l’œuvre prosélyte de promoteurs (des pionniers) ou d’entrepreneurs de
moral qui élaborent, en tentant de les imposer, de nouvelles normes concernant le
« bien mourir ». Michel Castra constate que cette phase du cycle de vie est isolée
en raison de la place accordée à la psychologie du patient. La médecine curative
étant impuissante face à ces patients, seul peut se justifier un accompagnement
moral – palliatif – de sujets, autonome et irréductible. La genèse de ces nouvelles
normes n’est donc pas entièrement médicale mais psychologique. Le mourant est
devenu un déviant. Un traitement particulier lui est désormais réservé à travers
une trajectoire particulière. Michel Castra propose ainsi de décrire comment
s’organise concrètement le travail d’une unité de soins palliatifs. En marge de
l’hôpital, le site fait rupture en se présentant comme un « lieu de vie », où toutes
les formes de sociabilité sont favorisées. La lenteur et la personnalisation des
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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soins sont clairement observables, ils en deviennent des prestations de service où
dominent l’écoute et la disponibilité des membres de l’équipe. Cette attention
marquée par les manières de faire et de dire, proches du maternage, concourt à
maintenir la vie sociale du mourant. De ce fait, l’importance des bénévoles et la
présence de proches dans ce cadre se comprennent aisément. L’activité des infirmières est centrée sur le travail de confort et celle des médecins sur l’évaluation et
l’anticipation de la douleur. Michel Castra en montre également une subtile division sociale. Prendre soin du « mieux-être » du mourant se substitue donc aux
soins de réparation. Ce travail demande un engagement personnel et affectif.
Comment gérer cette pénibilité physique et morale ? À partir d’un idiome commun (i.e. un langage et des normes partagés), les réunions d’équipe facilitent la
coordination et l’ajustement à des situations par nature incertaines. La référence
constante et implicite à une norme du « bien mourir », mais aussi l’évaluation
sociale et morale du mourir forment un cadre pour l’équipe. Il s’agit de dispositifs
de distanciation comme les « groupes de paroles », dirigés par un psychanalyste,
qui autorisent la libre expression des émotions. Chaque membre peut par ailleurs
développer une rhétorique de l’épanouissement personnel en valorisant une expérience extrême sous forme de « leçon de vie ». Cette subjectivation du travail de
soin est aussi au cœur de l’accompagnement des mourants. Cette activité, essentiellement symbolique, opère une double transformation du patient : il passe de
curable à incurable ; il est institué sujet. Le soin devient ainsi thérapie par la parole : le contrat de la relation de soin en fait un partenaire actif. Chaque membre de
l’équipe, selon son registre propre, suscite et encourage l’expression du sujet non
sans suggérer de grossières interprétations par le passé. L’expression de la parole
est facilitée et orientée vers le « passé » ou sur l’histoire du sujet qui sont jugés
propres à donner du sens à la « fin de vie ». L’objectif est d’amener progressivement le sujet à la conscience ouverte de la mort prochaine. Certains patients peuvent néanmoins déployer des stratégies de résistance au « traitement » (par la noncoopération, la négociation ou le repli sur soi). Ce travail du contexte de conscience révèle qu’il existe donc des trajectoires acceptables de fin de vie et par là,
un modèle normatif du bien mourir. En articulant ces deux échelles d’analyses,
l’étude de Michel Castra rend compte de façon convaincante des enjeux sociaux
et professionnels de ce monde social qui s’est édifié sur une nouvelle discipline
médicale et une puissante normativité psychologique. Comment ne pas voir dans
ce processus une extension à la « mort » des traitements modernes de l’individu ?
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Samuel Lézé
L’Homme 173 : 2005
_______________
Castro A., et Singer M. (eds.) 2004. Unhealthy Health Policy. A Critical
Anthropological Examination. Altamira Press, Walnut Creek, New York, Toronto, Oxford. 387 p. Index.
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Depuis le début des années 1980, et tout particulièrement au cours des dix
dernières années, l’anthropologie médicale américaine est marquée par
l’émergence d’un courant qui se définit lui-même comme critique. En réaction
aux approches classiques qui mettaient l’accent sur l’analyse des constructions
socioculturelles du sens de la maladie, des soins et des soignants, cette « critical
medical anthropology » est d’abord préoccupée par l’impact des inégalités sociales (ethniques, de genre, de classe sociale, internationales) sur la distribution et la
transmission des maladies. Le présent ouvrage s’inscrit en continuité avec cette
tendance critique. L’accent est toutefois déporté vers les impacts négatifs des politiques de santé, nationales et internationales, qui loin de lutter contre les effets de
ces inégalités, s’en feraient les courroies de transmission et de reproduction. Le
rôle des anthropologues n’est plus seulement, selon les éditeurs de l’ouvrage, de
contribuer à rendre les politiques plus efficaces (en informant les planificateurs
sur les déterminants sociaux et culturels locaux du recours aux soins). Leur mandat devrait être de procéder à une critique des impacts négatifs, prévus ou imprévus, des politiques sur la vie et le bien-être des populations ciblées. Les politiques
de santé supposées œuvrer à l’amélioration de la santé des populations ciblées,
dans les faits, contribueraient surtout à reproduire les inégalités face à la maladie
et deviendraient pathogènes. Le présent ouvrage se donne donc comme objectif de
transcender une anthropologie « dans » les politiques en faveur d’une anthropologie « des » politiques.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
102
Chacune à leur façon, les vingt-trois contributions regroupées ici illustrent,
tant pour les sociétés du Nord que du Sud, de quelles façons les politiques de santé publique représentent une menace structurelle à la santé des populations vulnérables et marginalisées. La notion de politique réfère ici autant aux lois et autres
guides d’action codifiés qu’aux politiques implicites dans les actions programmées qui ont un lien indirect mais réel sur la santé. En ce sens, chacune des
contributions montre que ces politiques sont élaborées sous l’influence de plusieurs facteurs extérieurs à la santé elle-même, voire en l’absence de toute véritable préoccupation pour la santé publique. Reflétant les conflits de pouvoir entre
classes sociales ou groupes d’intérêts, les politiques de santé sont perçues comme
reproduisant la violence structurelle enracinée historiquement dans les processus
économiques et politiques.
Dans la première de trois parties, les textes illustrent la distance séparant les
politiques de santé telles qu’élaborées par les institutions internationales et les
réalités locales, particulièrement en Amérique latine, en Afrique et en Asie. A
titre d’exemples, Arachu Castro et Paul Farmer, comparant Haïti et Cuba, soutiennent que l’inefficacité des politiques internationales de lutte au sida en Haïti
peut être attribuée au mauvais usage des outils d’analyse de type coût bénéfice et
à la politisation des arguments invoqués par la communauté internationale pour
justifier ou non l’aide aux pays pauvres, alors que les succès cubains
s’expliqueraient par une politique nationale efficace. D’autres analyses illustrent
l’impact des politiques des institutions financières internationales sur la tendance
à la privatisation des systèmes de santé en Amérique latine (Franscisco Armada et
Carles Muntaner) et en Inde (Imrana Qadeer et Nalini Visvanathan), politiques
qui servent plus les intérêts des corporations nationales et internationales que ceux
de la santé des populations. Dans la même ligne de pensée, James Pfeiffer montre
que ces mêmes politiques internationales axées sur l’impératif des « ajustements
économiques structurels » ont consacré une fragmentation des services de santé
au Mozambique. Mais les impacts de ces politiques se manifestent aussi dans la
disqualification du travail des sages femmes au Pakistan (Fouzieyha Towghi) ou
des soins de santé primaires au Chili (Joan Paluzzi), ou dans l’inefficacité des
pratiques de contrôle des naissances au Mexique (Arachu Castro). Pour sa part
Alice Desclaux analyse les impacts négatifs des politiques de frais minimaux sur
l’accès aux traitements antirétroviraux en Afrique.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
103
En seconde partie, les textes traitent de l’impact des politiques nationales de
santé sur l’exclusion sociale des populations souvent les plus vulnérables. Des
exemples en sont les analyses de Linda Whiteford et Graham Tobin montrant que
les politiques de relocalisation des populations écuatoriennes touchées par une
éruption volcanique ont accru leur exposition aux risques pour leur santé ou encore l’analyse que fait Didier Fassin des choix politiques qui ont conduit la France,
même dans le contexte d’une politique d’accès universel aux soins de santé, à
accroître les inégalités sociales. D’autres exemples traitent des impacts négatifs de
telles politiques nationales sur l’accès aux services de santé mentale dans l’État
américain de New Mexico (Cathleen Willging et al.,) sur la réponse aux besoins
des diabétiques aux Etats-Unis (Claudia Chaufan), sur l’accès aux seringues propres pour les toxicomanes américains (David Buchanan et al.,), ou encore des
impacts sur les jeunes noirs américains dans le cadre des politiques répressives de
lutte à la toxicomanie (Merrill Singer). Enfin, la troisième partie de l’ouvrage
regroupe des textes traitant de l’impact des politiques sur la pratique de la médecine. Y sont concernés les impacts sur la subordination des médecines alternatives
à la biomédecine (Hans Baer), sur l’hyper technologisation des traitements du
cancer du sein (Catherine Hodge McCoid) et la marginalisation du travail des
sages-femmes (Robbie Davis-Floyd). Paul Farmer signe enfin un texte dans lequel il réaffirme sa position faisant de la pauvreté une forme de peste moderne et
des politiques de santé, des formes de relais de la violence structurelle.
L’ouvrage offre au lecteur une multiplicité d’exemples des plus pertinents sur
l’inadéquation des politiques nationales ou internationales pour faire face efficacement aux défis posés par la maladie. La démonstration ne peut être plus claire
quant au fait que ces politiques reflètent et consolident plutôt qu’elles ne combattent les inégalités sociales. Les contributions s’inscrivent fidèlement (et cela n’est
pas toujours coutume dans de tels ouvrages à plusieurs auteurs) dans le cadre du
projet proposé par les éditeurs d’un ouvrage, soit d’illustrer, à travers une pluralité
de lieux, le riche potentiel d’une telle anthropologie critique des politiques.
Condensés, structurés, mais sans concessions aux nuances nécessaires, ces textes
contribuent à faire de cet ouvrage un livre de référence démontrant la pertinence
d’une telle lecture critique des politiques de santé. Personne ne peut nier, suite à
sa lecture, la pertinence de ce champ de recherche pour toute anthropologie médi-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
104
cale contemporaine. Ce qui ne l’empêche pas d’adopter parfois le ton un peu
dogmatique qui caractérise cette approche critique qui tend à se présenter comme
la seule voie possible pour une anthropologie souhaitant demeurer une discipline
pertinente dans le monde moderne. L’analyse ethnographique détaillée des rapports à la maladie et aux soins serait désormais disqualifiée comme non pertinente
au regard de la mondialisation de l’économie, de la culture et des politiques de
santé. Or, dans la mesure ou les sociologues, les politologues, les géographes,
voire les philosophes de la santé se reconnaissent souvent le même mandat, la
spécificité de l’analyse « anthropologique » de la santé reste à définir. Pourtant,
plusieurs des contributeurs les mieux connus de cet ouvrage ont déjà fait, dans les
dernières décennies, de vibrants plaidoyers en faveur d’une approche soucieuse de
la complémentarité des divers niveaux d’analyse, micro et macro sociétal, culturel
et politique, local et international. Un tel plaidoyer demeure des plus pertinents,
mais cette fois pour rappeler l’importance d’un souci pour le microsocial, les savoirs locaux, la culture comme processus interprétatif et l’expérience quotidienne
vécue de la maladie par les personnes.
Raymond Massé
Amades
_______________
Pascal Cathébras, Troubles fonctionnels et somatisation. Comment aborder
les symptômes médicalement inexpliqués. Paris, Masson, 2006, ISBN 2-29401652-1
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Ce livre a été écrit à l’usage des médecins, confrontés à des plaintes, souvent
récurrentes, qu’aucun examen clinique ou biologique ne parvient à expliquer.
Mais c’est aussi pour cela qu’il concerne très directement l’anthropologue. Car
ces plaintes qui ne trouvent pas réponse, ces états de douleur ou de malaise qui se
transforment en mal de vivre, font le soubassement d’autres formes de soin, et
d’autres modèles d’explication. Là s’enracinent aussi les discours sur les échecs
de la médecine.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
105
Pascal Cathébras, professeur de médecine interne et chef de service hospitalier, a travaillé depuis de nombreuses années sur ces questions. Il accueille dans
son service hospitalier ces maladies « médicalement inexpliquées ». Mais il
n’oublie pas sa formation d’anthropologue, et la sensibilité qu’il a acquise en fréquentant longuement la psychiatrie sociale montréalaise, elle-même très liée à
l’anthropologie de la maladie. Il résulte de cette expérience un livre très riche,
dont la lecture pour le non-médecin est à la fois difficile et indispensable.
S’appuyant sur une énorme bibliographie (plus de 800 références), dont il fait la
synthèse, il donne un tableau systématique mais nuancé des types de pathologie
inexpliquées. Au cœur de la démarche : quelle est la part du somatique dans ces
symptômes ? Il s’agit de faire la part égale à une investigation poussée qui permette de déceler une pathologie d’expression atypique et à une estimation des
composantes psychosociales de la plainte et des formes qu’elle prend en un lieu et
à une époque donnés.
Problème important, quand on sait que les « somatisants chroniques » subissent « presque autant d’investigations, de traitements médicaux et davantage
d’opérations chirurgicales que les non-somatisants (p.12) ». Les conséquences
peuvent en être sérieuses, le malade se trouvant confirmé dans l’idée de
l’organicité de son mal ; attitude médicale qui s’explique, ainsi que le remarque
M.Balint, par le fait que les médecins craignent bien plus de manquer un diagnostic organique que d’entretenir une névrose… Le dilemme est difficile à trancher,
car ces plaintes, que la parole et les symboles soulagent souvent mieux que les
médicaments, font toujours craindre une lésion masquée. Et d’ailleurs, bien des
travaux ont montré une surmortalité à moyen terme chez ceux qui les émettent.
De plus, les patients espèrent, grâce à la découverte d’une pathologie somatique,
échapper à la suspicion de maladie imaginaire, voire de déséquilibre mental, si
bien que la moitié des patients déprimés ou anxieux se présentent pour des signes
somatiques.
La somatisation est elle-même un concept qui mérite clarification. Expression
« masquée » de troubles psychiatriques ? Groupe de trouble psychiatriques spécifiques ? Conduite de maladie transnosologique ? Les critères de définition varient,
ils rendent le concept confus ; pour plusieurs raisons : « il est difficile pour des
enquêteurs non médecins de percevoir la nature médicalement inexpliquée d’un
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
106
syndrome ; il y a de grandes différences dans l’expression culturelle des émotions
et de la détresse psychologique » (p33). Aussi se trouve-t-on souvent devant un
conflit d’attribution entre le patient (qui voit une cause organique) et les soignants
(qui renvoient au psychique). De toute façon les interférences de la pathologie
organique, des troubles mentaux et de codes culturels d’expression de la détresse
demandent une approche au cas par cas, malgré les efforts nécessaires de systématisation.
Pour y voir clair, il convient donc de procéder avec ordre. C’est ce que fait
Pascal Cathébras en passant en revue les troubles somatiques fonctionnels : il
étudie successivement le syndrome de fatigue chronique, la fibromyalgie, le syndrome de l’intestin irritable et divers syndromes plus rares, mais parfois « pleins
d’avenir » comme le syndrome d’hypersensibilité chimique multiple. Il en ressort
une double image. Celle de la diversité de ces syndromes et celle de leurs ressemblances. Et le débat reste ouvert sur la question de l’existence de plusieurs syndromes fonctionnels ou au contraire des expressions multiples d’une même configuration pathologique.
Là encore l’anthropologue se sent « chez lui », bien des syndromes qui lui
sont familiers, tel le susto, faisant écho à ce que montrent la clinique,
l’épidémiologie et les divers facteurs étiologiques présentés dans ce livre.
Reste la thérapeutique. P.C. s’élève contre « l’attitude médicale nihiliste qui
prévaut trop souvent face aux symptômes fonctionnels » (p.175). Après avoir passé en revue les traitements médicamenteux et physiques, les approches comportementales et cognitives et diverses formes de psychothérapie, il concentre son
attention sur la nécessaire collaboration entre les somaticiens et ceux qu’il nomme
« psychistes ». Ils doivent tenir compte des recours aux médecines alternatives à
propos desquelles il note : « le médecin doit s’intéresser aux motifs de ces recours
qui sont souvent multiples (…). Certaines médecines alternatives s’appuient sur
des représentations étiologiques retrouvées chez beaucoup de patients (« circulation » de l’énergie, vertèbres « déplacées », etc.) ». Il en conclut que « ces recours
doivent être respectés, en vertu du principe d’autonomie, même lorsque le médecin juge incohérents les concepts sous-tendant les traitements, et que les traitements éprouvés qu’il propose sont refusés » (p.215-216). L’effet placebo lui-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
107
même « ne doit pas être perçu comme un polluant (mais bien) comme un ingrédient fondamental de l’efficacité thérapeutique » (p.184). Chaque partie du livre
est suivie d’un encadré qui résume l’essentiel et quoique adressé aux praticiens
peut aussi donner à l’anthropologue une excellente synthèse.
Très dense, très technique, mais animé par une longue expérience et une grande culture, ce livre devrait être une référence pour les anthropologues qui travaillent sur les représentations de la maladie. D’abord parce qu’il traite de ce qui fait
le fondement de beaucoup des représentations qu’ils rencontrent. Et aussi parce
qu’il exprime lui-même la représentation par la médecine de notre temps de thèmes qui ont de tout temps hanté les soignants de toute nature.
Jean Benoist
Amades
_______________
Centre de recherches et d’études anthropologiques (CRÉA) et Université
Lumière Lyon 2, Tohu-bohu de l’inconscient : paroles de psychiatres, regards
d’anthropologues. Actes de colloques. Bron, Éditions la Ferme du Vinatier,
2001, 80 p.
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Ce petit livre est le premier volume d’une série de quatre publications1 issues
des rencontres intitulées « Tumultes et silences de la psychiatrie » organisées par
le Centre Hospitalier Le Vinatier, une institution psychiatrique de la région lyonnaise (France), dont le but était de « favoriser les mouvements entre
l’établissement hospitalier et son environnement social et urbain » (p. 7), comme
le note la responsable du projet Carine Delanoë-Vieux, et cela autour de trois
axes : un axe patrimonial et muséographique, un autre centré sur la production et
la diffusion artistique, le dernier enfin centré sur la recherche et le débat en sciences sociale. Faisant alterner les contributions d’ethnologues (François Laplantine,
Jean Benoist, Axel Guïoux et Evelyne Lasserre), d’un psychiatre (Jean Guyotat)
et d’un écrivain (Sylvie Doizelet), le propos est ici de s’interroger sur la nature du
dialogue qui peut s’établir entre la psychiatrie et l’anthropologie aujourd’hui.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Dans son texte, Jean Benoist s’interroge sur les relations entre approche clinique et approche ethnographique. Alors que « ce qu’essaie de connaître
l’anthropologue, c’est l’expérience de la vie que représente ce fardeau, la façon
dont cette expérience se construit au croisement de ce qui est le plus individuel en
eux et de ce qui est modelé par la société » (p. 17), le psychiatre quant à lui « pénètre nécessairement dans le même territoire, même si sa préoccupation est de
comprendre, par delà sa culture et son histoire, l’individu, tandis que celle de
l’anthropologue est de découvrir, à travers l’expérience de l’individu, sa culture »
(ibid.). Ainsi le regard du clinicien et celui de l’ethnologue n’est pas le même et
les informations que chacun d’eux tire de ses observations sont différentes.
L’écart entre les deux démarches n’interdit pas le dialogue des deux disciplines.
Si l’anthropologie a un message à livrer à la médecine, c’est celui de la contextualisation, car l’individu n’existe finalement pas en tant que tel, mais de par sa position dans un faisceau de relations. Toutefois, cette contextualisation ne peut se
cantonner à l’attitude de la clinique interculturelle qui en s’intéressant par exemple à « l’immigré » le fige dans sa culture d’origine en oubliant qu’ils s’agit d’un
individu « en trajectoire », ce qui doit amener, selon Jean Benoist, à se méfier des
situations où le « culturel » est un alibi, un faux-semblant. Si la médecine et la
psychiatrie ne sont pas à l’abri d’une utilisation dévoyée de l’anthropologie,
l’ethnologie n’en est pas moins protégée d’une utilisation vulgaire de la psychiatrie ou de la psychologie. Et l’auteur de rappeler avec Georges Devereux que s’il
faut « postuler l’interdépendance de la donnée sociologique et de la donnée psychologique » (p. 24), cela nécessite de « postuler en même temps l’autonomie
absolue tant du discours sociologique que du discours psychologique » (ibid.).
La contribution de François Laplantine expose, à la manière d’un cours et
pour ensuite la critiquer, l’approche ethnopsychiatrique de Georges Devereux.
S’inspirant des travaux de la physique quantique 2 pour élaborer sa théorie de la
complémentarité, Devereux estime que tout phénomène est redevable de deux
explications, l’une psychologique, l’autre ethnologique, mais que cette double
démarche ne peut se faire en même temps. L’ethnopsychiatrie (ou ethnopsychanalyse) n’est pas une approche additive. Psychologie et ethnologie se distinguent par
leur méthodologie mais sont incluses réciproquement, « le psychisme étant de la
culture intériorisée et la culture du psychisme projeté » (p. 30). Des théories quan-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
109
tiques, Devereux tire une autre idée, celle de la réintégration du rôle du chercheur
dans le champ de l’observation. La présence de l’observateur ne doit pas seulement être considérée comme une source de déformation qu’il s’agirait de minimiser par l’objectivation mais comme une source d’information qu’il faut exploiter
par l’analyse de la situation transférentielle et contre-transférentielle qui se joue
dans l’interaction. En postulant l’existence de sociétés malades, Devereux interroge à la fois la psychiatrie et l’ethnologie « et c’est sur ce point, comme le note
Laplantine, que le relativisme culturel des ethnologues rejoint le dogmatisme des
psychiatres qui s’accordent à définir le pathologique par l’inadaptation » (p. 31).
La pensée de Devereux ébranle sur ce point le modèle fonctionnaliste qui est incapable de penser le changement et dont le paradigme « d’ordre et de non-temps »
neutralise les dimensions historique et affective des phénomènes. Enfin, dans la
continuité de Freud, il utilise une méthodologie des correspondances et « utilise
des phénomènes culturels comme instruments révélateurs d’organisations psychologiques et de troubles psychopathologiques » (p. 33). Reconnaissant l’apport de
Devereux, Laplantine formule toutefois une série de critiques autour de son idéal
positiviste et universaliste. Pris dans une logique où chaque culture est une recomposition d’invariants, la pensée de Devereux relève du « bricolage » levistraussien et « permet bien de penser le recyclage mais nullement le métissage ».
Ainsi, l’universalité de Devereux se présente « comme un bloc à l’abri de
l’histoire » et Laplantine de fustiger « le côté obscur de la pensée des Lumières
qui [...] ne retient que les aspérités, les contrastes, [...], et répugne à penser les
contradictions, [...], les nuances chromatiques, mais aussi épistémologiques » (p.
35). Pour Laplantine, il ne faut pas renoncer à tout critère du normal et du pathologique, dont le critère est la souffrance, mais un sentiment tel que la mélancolie
par exemple est un sentiment métis qui « n’a pas la pureté et la franchise d’un
“tableau” psychopathologique clairement indentifié » (p. 37). De fait Laplantine
plaide en faveur d’un changement de regard de l’anthropologie. Estimant que « la
recherche ethnopsychiatrique [...] ne peut être stabilisée aujourd’hui dans des unités discursives apaisées » (p. 38), il dénonce l’écriture sur la folie comme trop
linéaire et régulière, catégorielle et classificatoire, et estime que l’ethnographe à
beaucoup à apprendre des textes littéraires en ce domaine. Nous ne suivrons pas
Laplantine sur ce dernier point, dans la mesure où l’entreprise ethnologique reste
à nos yeux, quitte à ne pas suivre la vague postmoderne qui caractérise
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
110
l’anthropologie contemporaine, une entreprise de raison et non une entreprise
littéraire.
Au final si ce petit livre, dont nous n’avons rendu compte que partiellement,
témoigne de la richesse de l’entreprise pour ses participants et de l’ouverture du
centre psychiatrique de Bron, le lecteur reste toutefois sur sa faim et aurait préféré
qu’on laisse plus de place, à côté des réflexions épistémologiques, théoriques et
parfois rhétoriques sur le dialogue entre les deux disciplines, aux résultats de travaux d’enquête de terrain sur la psychiatrie, comme le titre le laissait entendre.
David Michels
Anth. & Soc. 28, 3, 2004
_______________
Joël Colin, L’enfant endormi dans le ventre de sa mère. Étude ethnologique
et juridique d’une croyance au Maghreb. Préface de Camille Lacoste-Dujardin
Perpignan, Centre d’études et de recherches juridiques sur les espaces méditerranéen et africain francophones/Presses universitaires de Perpignan 1998, 384 p.,
bibl., gloss., index, tabl.
Retour à la table des matières
La croyance est quasi générale en islam que les grossesses peuvent se prolonger bien au delà de neuf mois, et que l’enfant peut être porté par sa mère durant
des périodes de deux à sept ans selon les régions et les écoles. Les écoles juridiques musulmanes ont en effet codifié et interprété ces grossesses prolongées, qui
sont conçues non pas comme « miraculeuses » mais comme relevant de causes
« naturelles », et nous informent sur les représentations de la procréation et de
l’embryogenèse. L’ouvrage que consacre Joël Colin à ce thème commence par
une minutieuse enquête dans le domaine du droit (fiqh), enquête d’autant plus
éclairante que la casuistique joue un rôle important dans l’élaboration de celui-ci
et nous fournit, par l’intermédiaire des fatwa (réponses circonstanciées d’un juriste à une question), de nombreux exemples de cette croyance. La position des écoles varie d’ailleurs quelque peu. Les malékites fixent à cinq ans la période maxi-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
111
male de grossesse, et se réfèrent volontiers au fait que le fondateur de cette école,
le Médinois Mâlik ibn Anas, aurait été lui-même porté trois ans par sa mère. Ils
renvoient par ailleurs explicitement à une pratique coutumière ( ‘urf ) qui semble
avoir été plus particulièrement répandue à Médine. C’est, au reste, de Médine
qu’est issu al-Shâfi‘î, le fondateur de l’école chaféite, qui fixe une durée maximale de quatre ans, en tentant de rapporter cette croyance à la « tradition » prophétique. En fait, les fondements scripturaires sont faibles : le Coran ne donnant
d’indications, indirectes, que sur la durée minimale de la grossesse (six mois), ce
sont quelques hadith (traditions rapportées) qui sont invoqués à l’appui de cette
croyance. La position des autres écoles apparaît en conséquence plus hésitante
(les hanbalites, par exemple, oscillent entre deux et quatre ans) ; seuls, cependant,
les zahirites rejettent cette idée de grossesse prolongée et maintiennent la durée
maximale de la gestation à neuf mois. C’est au Maghreb, région où Joël Colin a
poursuivi son enquête, que cette idée d’un allongement de la durée de la grossesse
au-delà de la période normale est la plus forte. Le Mi‘ yar, recueil de fatwa rassemblé au milieu du XIV e siècle, à Fès, par Ahmed al-Wansharîsi, cite plusieurs
exemples de grossesse de sept ans, celle, par exemple, de l’épouse d’un homme
tué à la bataille de Tarif en 1340. La croyance s’appuie sans nul doute sur
l’influence malékite dominante au Maghreb, mais aussi, relève l’auteur, sur des
représentations locales préislamiques, vraisemblablement berbères. Elle prend un
tour particulier : l’idée d’un « enfant endormi » (bû mergûd) pour une période
plus ou moins longue dans le ventre de sa mère. Joël Colin consacre de longs développements, où la casuistique alimente la réflexion, à l’évolution de cette
croyance dans le contexte du droit colonial et postcolonial. La troisième partie de
l’ouvrage, « Éléments d’ethnologie et essais de théorisation », est d’un intérêt plus
inégal. L’énumération des « fonctions » que peut remplir cette croyance (éviter
les naissances illégitimes, fonder la filiation paternelle, assumer la stérilité, exprimer un désir d’enfant...), pas plus que l’étude détaillée d’un exemple contemporain, ne nous fournissent l’interprétation théorique vers laquelle nous orientent
pourtant certaines des données présentées. Joël Colin distingue expressément
l’expression maghrébine de ces représentations (« l’enfant endormi ») et leur
contenu classique qui se réfère à un hadith attribué au calife ‘Umar, compilé par
Mâlik ibn Anas. Consulté à propos d’une grossesse de cet ordre (une femme veuve et remariée donne naissance, quatre mois et dix jours après ce remariage, à un
enfant qu’elle attribue au défunt), et après avoir consulté les femmes âgées, celui-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
112
ci conclut que l’enfant, conçu par le premier mari, s’est desséché (« son enfant
s’est desséché », fa hashsha waladu ha) après le retour des règles, et que le sperme
du second mari a réalimenté le foetus qui a repris sa croissance jusqu’à maturité.
Certaines des données citées par l’auteur amènent à relativiser les différences entre les exemples maghrébins et classiques. Une autre fatwa, d’origine andalouse et
datant de 796, rapportée dans le Mi‘yar, se réfère aux arguments du hadith de
‘Umar : l’enfant « se contracte » dans la matrice par suite du retour du sang menstruel ou en l’absence de rapports sexuels, puis se ranime et grandit grâce à de
nouveaux rapports ou à l’interruption des menstrues. Dans le Sous berbère marocain, l’enfant amexsur est un enfant « abîmé », « détérioré », voire « malade » –
parfois à cause du « mauvais œil » –, dont la croissance se poursuit après la reprise des rapports sexuels, fût-ce avec un autre homme que le père ; il en est de même en Kabylie, au Sahara à Tabelbala, etc. On se trouve donc devant un ensemble
de représentations qui renseignent plus généralement sur la conception et
l’embryogenèse. La transformation du sang menstruel en sang nourricier, dans la
tradition de Galien, est cohérente avec la vision coranique de l’embryogenèse à
partir de la croissance d’un caillot de sang. L’idée du sperme nourricier est exprimée clairement, à Médine, à travers la notion de ghayla, interdiction de la mise en
nourrice, le lait nourricier véhiculant des apports masculins extérieurs, alors que
les rapports sexuels sont autorisés, voire conseillés, durant l’allaitement et la grossesse. Il est intéressant de rapprocher cette notion des représentations médinoises
de la grossesse prolongée qui inspirent le malékisme et le chaféisme. Il est notable
aussi, à travers le débat sur la ghayla engagé par le Prophète lui-même, qu’à La
Mecque cette notion soit traitée à l’inverse1 – permission de mise en nourrice,
interdiction des rapports sexuels pendant l’allaitement et la grossesse –, ce qui
témoigne de la complexité des représentations en ce domaine. Joël Colin, et c’est
bien dommage, n’explore pas ce thème susceptible d’apporter des éclairages nouveaux sur les apports féminins et masculins relevant de cette « transmission des
fluides » dont Françoise Héritier 5 a montré le rôle constitutif dans les conceptions de la personne et de la parenté. La spécificité du cas maghrébin pourrait
5
Françoise Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, Éditions Odile Jacob, 1996. [Cf. Emmanuel Terrray, « La pensée de la différence », L’Homme, janv.-mars 1997, 141 : 131- 136.]
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
113
alors correspondre à l’importance accordée aux apports féminins dans la société
berbère, que l’on observe aussi dans le monde touareg.
1. Cf. Édouard Conte, « Choisir ses parents dans la société arabe. La situation à l’avènement de l’islam », in Pierre Bonte, s. dir., Épouser au
plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de
la Méditerranée, Paris, Éditions de l’EHESS, 1994 (« Civilisations et
sociétés »).
Pierre Bonte
L’Homme 156 / 2000,
J.M. Comelles, Stultifera navis. La locura, el poder y la cuidad. Ed. Milenio,
Lleida, 2006, 407 p.
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L’ouvrage est issu du "Mémoire d’agrégation en Anthropologie Sociale" de
l'Université de Tarragone où l’auteur enseigne l'anthropologie médicale depuis
plus de 25 ans. Ce texte s'inscrit dans le noyau central des recherches de J. M.
Comelles : l'histoire sociale de la médecine. L’auteur y conduit une étude approfondie sur l'histoire des soins en santé mentale de sa ville, Barcelone, d'une manière originale. A travers une analyse de l'évolution historique des soins aux personnes internées dans les institutions psychiatriques, il met en parallèle les modalités de gestion institutionnelle d’assistance et de soins aux personnes qui ont vécu
dans ces institutions, avec l'évolution sociopolitique, économique et immobilière
de la ville. Le récit qui en découle est rythmé par les changements qui se sont
produits pendant le XXº siècle, notamment de la période qui va de l'Asile à sa
transformation en hôpital psychiatrique, puis à sa réforme (qui pour nous reste
encore comme "matière à passer"). L’auteur propose ainsi une description à deux
échelles : celle de l'évolution historique de l'institution (de sa structure, de sa gestion économique et son fonctionnement), ainsi que celle de l'évolution des soins
en santé mentale. Sa recherche retrace le parcours des soins en santé mentale allant du modèle d'assistance asilaire, jusqu'aux changements suscités par les débats
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
114
et confrontations entre l’ancien modèle de soins en santé mentale et les nouvelles
propositions d’une "Réforme Psychiatrique" qui se forgeaient alors en Europe.
Sa double formation en psychiatrie et en anthropologie lui a permis de réaliser
cette recherche entre 1973 et 1980 dans l'ancien asile de la ville de Barcelone où il
travaillait comme psychiatre. C’était un établissement appartenant à l'hôpital Sant
Pau. Pendant cette période, l'hôpital hébergeait un grand nombre de malades mentaux chroniques, femmes et hommes de la province (département) de Barcelone,
dans un vieil édifice dont la vétusté des salles témoignait d'une gestion de l'espace
et des soins aux malades ancrée dans le modèle de l’asile et encore loin des nouveaux modèles proposés par la Réforme Psychiatrique.
L'hôpital psychiatrique fut construit à la fin du XIXº siècle dans la périphérie
de la ville grâce aux apports de fonds provenant de quelques familles appartenant
à l'oligarchie catalane. Le développement de la ville et l'aménagement progressif
de nouveaux quartiers l'avaient situé dans une zone considérée comme privilégiée
du point de vue immobilier, augmentant ainsi la valeur des terrains. Pendant ces
années, l'hôpital de Sant Pau, propriétaire de cette "maison des fous", décida de
régler ses dettes moyennant la vente d'une partie de son extension aux sociétés
immobilières. L'auteur met en rapport l’entrelacement de l'histoire de l'hôpital
psychiatrique de Barcelone, avec celle du secteur immobilier de la ville, pendant
la fin du franquisme. Dans cette perspective il s’efforce de comprendre non seulement l'asile, mais aussi la transition politique espagnole au sein de sa ville …. et
lui-même, dans sa double identité de psychiatre et d'anthropologue.
Ce qui avait commencé comme un projet d'analyse des interactions entre malades et personnel soignant inspiré par la psychologie sociale est devenu grâce à
sa formation en anthropologie, un essai pour expliquer et s'expliquer à soi-même
une réalité complexe dans laquelle il ne se sentait pas à l'aise : « perdu dans le
labyrinthe de mes ambivalences, je ne comprenais ni l'agonie de l'asile ni celle de
la dictature, pas plus que celle d'une psychiatrie qui exigeait de moi de faire le
compte rendu de mon "savoir-faire" professionnel ».
Il s'agit donc d'un essai explicatif ainsi que du récit d'un voyage en solitude
dont le but est double : pour l’auteur, d’une part, de démêler le conflit avec un
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
115
hôpital psychiatrique ancré du point de vue architectural et de l’assistance dans
une conception dépassée de la folie. D’autre part, de démêler les différentes dimensions de son identité, celle de médecin, de psychiatre et d’anthropologue, et
de pouvoir le faire dans un contexte médiatisé par la Réforme Psychiatrique, la fin
de la dictature, et l'essor des affaires immobilières.
Cette recherche est complétée par un travail réalisé a posteriori dans les archives de la ville et du même hôpital, afin de faire sortir de l'oubli une histoire écrite
mais occultée. Une magnifique collection d'images illustrant l'histoire de l'assistance en santé mentale accompagne le texte. Cet ouvrage apporte un matériel très
riche pour l’analyse des réformes des institutions psychiatriques espagnoles, dans
une période historique relativement proche et marquée par un contexte sociopolitique complexe.
Marie José Valderrama
Amades, 72
_______________
Piero COPPO Les guérisseurs de la folie. Histoires du plateau dogon. Ethnopsychiatrie. Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998, 163 p. (« Les empêcheurs de penser en rond »).
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Ce « petit livre rouge », loin d'être un manifeste empli de certitudes, est le
fruit d'un projet quasiment « thérapeutique » pour son auteur : raconter les cinq
jours ayant précédé son départ de Bandiagara en pays dogon. Ce récit est donc
aussi l'occasion de parfaire un « travail de deuil ». Le ton de l'ouvrage en est parfois nostalgique, mais aussi souvent drôle, et toujours sincère.
Neuropsychiatre et psychothérapeute, Piero Coppo a été de 1986 à 1990 le
coordinateur de l'équipe pluridisciplinaire et internationale du centre de médecine
traditionnelle de Bandiagara. Ce centre est né d'un programme de coopération
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
116
technique 6 destiné à introduire la médecine traditionnelle dans les structures sanitaires de base. L'auteur retrace dans l'avertissement le contexte scientifique et
politique de ses premières interrogations sur les liens entre culture, société et prise
en charge de la folie.
De multiples thèmes sont abordés dans le cadre d'un récit qui tâche de reproduire « aussi fidèlement que possible les temps et les modes du récit africain »,
des guérisseurs au fonctionnement quotidien du centre en passant par l'évocation
et la description de rituels funéraires et thérapeutiques. Sont également évoquées
d'autres histoires de l'Histoire : celles de la fondation des villes, des luttes intestines entre Dogon et Peuls, celle enfin, de la colonisation. Le dernier chapitre rend
compte d'événements plus récents, de la guerre menée contre les Touaregs aux
émeutes de 1990, ayant débouché sur la chute du régime de Moussa Traoré.
L'inventaire ne saurait rendre compte de la richesse de l'ouvrage. Deux thèmes
plus particulièrement sont abordés. Le premier, celui du « mythe des Dogon »
souligne le statut particulier de ce groupe dans l'histoire de l'africanisme, en même
temps qu'il illustre une question épistémologique plus vaste. En second lieu le
récit dogon, non pas d'un mythe, mais de « leur » deuxième guerre mondiale, est
évoqué car sa retranscription constitue sans doute l'un des « temps forts » de ce
livre.
Les Dogon qui vivent sur le plateau malien sont en effet des sortes de « totems » de l'anthropologie africaniste en particulier, et de l'ethnologie française en
général. Le 31 mars 1931, le départ de la fameuse mission Dakar-Djibouti « est
une date décisive, non seulement dans la carrière de Griaule mais dans l'histoire
de l'ethnologie française qui, comme discipline de terrain, trouve là son acte de
naissance officiel » 7 .
6
7
La division de Médecine traditionnelle de l'Institut national de la recherche en
santé publique du Mali, la direction générale de la Coopération au développement du ministère des Affaires étrangères italien et l'Institut de psychologie
du Conseil national de recherche italien.
Cf. M. Izard, « Griaule Marcel », in P. Bonte & M. Izard (dir.), Dictionnaire
de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 1991.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
117
À l'appui d'observations de terrain concernant, entre autres, les représentations
de la maladie, observations développées ailleurs 8 , l'auteur affirme : « Il nous est
souvent arrivé de ne pas retrouver ce que nous avions lu dans les livres des ethnologues » et souligne, après d'autres auteurs 9 , que l'aventure de Griaule sur le plateau « n'aurait pas débouché sur la découverte d'une culture africaine, jusque-là
insoupçonnée, mais sur la construction d'un mythe composite, échafaudé aussi
bien par les Blancs que par les interprètes et les informateurs locaux, beaucoup
plus présents et plus actifs que les chercheurs ne l'imaginaient : une construction
où se côtoient confusions, inventions et transcriptions de la réalité, fragments de
mythes européens et africains amenés par les uns et les autres ».
Quelques anecdotes du livre montrent encore les « effets sociaux » de ces mythes et leur utilisation stratégique, voire ironique, dans l'objectif du développement de l'économie touristique. L'utilisation stratégique de la culture dogon a également été soulignée par Jacky Bouju, qui analyse la création en 1992, à Bamako,
de l'Association malienne pour la protection et la promotion de la culture dogon,
Ginna Dogon, comme une stratégie de légitimation des pratiques politiques et
économiques des fonctionnaires et hommes d'affaires dogons 10 .
La totalité achevée, la parfaite cohérence dans laquelle vivent, pensent et se
pensent les Dogon serait donc un mythe issu de l'interaction des intentions intéressées des informateurs, et des attentes et projections des anthropologues 11 . Les
analyses de l'auteur à ce propos font du « mythe des Dogon » un cas d'école au
sein de ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan a appelé l'« espace de la surinterpré8
Cf. P. Coppo & A. Keita (dir.), Médecine traditionnelle. Acteurs, itinéraires
thérapeutiques, Trieste, « E », 1990.
9 W. E. A. van Beek, « Dogon Restudied : A Field Evaluation of the Work of
Marcel Griaule », Current Anthropology, XXXII (2), 1991, pp. 139-167. Cité
par l'auteur. Voir aussi J. Clifford, Malaise dans la culture. L'ethnographie, la
littérature et l'art au XXe siècle, Paris, École nationale supérieure des BeauxArts, 1996.
10 J. Bouju, « Tradition et identité. La tradition dogon entre traditionnalisme
rural et néo-traditionnalisme urbain », Enquête, 2, 1995, pp. 95-117.
11 C'est à partir d'une critique semblable de la notion de « mythe », que certains
vont jusqu'à proposer d'abandonner l'utilisation de ce terme en anthropologie.
Cf. J.-L. Siran, L'illusion mythique, Le Plessis-Robinson, Institut d'édition Sanofi-Synthélabo (« Les empêcheurs de penser en rond »), 1999.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
118
tation » en anthropologie, dont l'obsession de la cohérence constitue une des figures récurrentes 12 .
Loin d'être figée et univoque, la réalité décrite par l'auteur est aussi mouvante
que polymorphe : le devin Ambakêné lit les traces laissées par le renard sur le
sable et les interprète devant des journalistes et chercheurs occidentaux en fixant
la caméra de télévision italienne. Grande est également son habitude des photographes. Les augures sont bonnes, mais son travail d'enseignant à l'école, où il
risque une réprimande du proviseur s'il a un retard, l'empêche d'assister au sacrifice du veau et à la consommation de sa chair par des enfants mâles non circoncis
comme il l'a prescrit. D'autres guérisseurs, « parmi les plus célèbres du pays »,
défilèrent couverts d'amulettes en 1991 pour venir au secours du régime... Là encore, l'auteur illustre l'inanité des catégorisations complaisantes et duales en termes de « tradition » et de « modernité », en exemplifiant la « contemporanéité » 13 des stratégies discursives et pratiques des guérisseurs 14 .
À la profusion d'études ayant contribué au « mythe dogon » s'oppose la rareté
de matériaux disponibles sur l'histoire sociale de la Deuxième Guerre mondiale du
« point de vue de l'indigène ».
Le récit de Mamadou Kansaye vient combler en partie cette absence. Ami de
l'auteur, Mamadou Kansaye, chef des chasseurs du plateau, vieillard de noble
ascendance, a en effet été fonctionnaire du gouvernement français et, un temps,
du Mali indépendant. Recruté par l'armée française avec une affectation dans les
« tirailleurs », il a combattu en Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale aux
côtés des alliés. Il nous relate les conditions de son enrôlement en 1933, le racisme et le mépris quotidien de certains « Blancs », l'utilisation des « tirailleurs »,
12 J.-P. Olivier de Sardan, « La violence faite aux données. De quelques figures
de la surinterprétation en anthropologie », Enquête, 3, 1996, pp. 31-59.
13 Selon l'expression de Marc Augé.
14 Sur l'ambivalence de ces catégories et leur mise en perspective dans le cadre
d'une anthropologie de la « modernité religieuse » en Afrique, voir J.-P. Dozon, La cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine,
Paris, Éditions du Seuil, 1995.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
119
sans formation préalable et mal armés, comme « chair à canon » dans une guerre
dont les causes leur restaient en grande partie obscures.
Fait prisonnier par les Allemands en 1940 avec Senghor, il participera, après
s'être enfui en 1941 (et après un périple allant de Dakar à Tripoli, Djibouti, Tunis,
Bizerte et Naples), à la libération de Paris. C'est le moment entre autres de la découverte de certaines « étranges et barbares » pratiques culturelles, « épouiller et
raser les femmes », par exemple. Si Mamadou a maintenant la vie sereine d'un
vieillard tenant un hôtel-bar à Bandiagara, sa narration « brute », vivante et touchante fait un singulier écho à d'autres « histoires » plus contemporaines : celles
des actuelles conditions de vie et difficultés en France des « sans-papiers », la
plupart du temps ressortissants de l'ancien empire colonial, fil(les)s et peti(te)sfil(le)s de ces mêmes « tirailleurs » dont une partie de l'histoire nous est relatée.
Les « histoires », non seulement des guérisseurs, mais de tous les Dogon de ce
livre vont bien au-delà de la question de la variance ou de l'invariance de la structure psychologique et des phénomènes psychothérapeutiques, au fondement de la
rencontre de l'auteur avec le Mali. C'est toute la complexité des héritages et des
réalités d'une société, de ses tensions et conflits actuels, dans le contexte de la
récente « transition démocratique », qui nous est contée. C'est aussi, pour l'auteur,
une façon de traiter « le thème fondamental du travail de toutes ces années : celui
de la rencontre avec l'Autre, de l'indispensable effort pour le connaître en dépassant les stéréotypes et les peurs ». C'est enfin l'illustration de la pertinence et de la
fécondité d'une ethnopsychiatrie contextualisée 15 .
Sandrine Musso
Cahiers d'études africaines, 158, 2000
_______________
15 Sur les dangers d'une pratique décontextualisée de l'ethnopsychiatrie, voir Y.
Jaffré, « L'interprétation sauvage », Enquête, 3, 1996, pp. 177-190.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
120
Geneviève CRESSON et François-Xavier SCHWEYER (dir.), Profession
et institutions de santé face à l’organisation du travail. Aspects sociologiques.
Rennes, Éditions ENSP, 2000, 222 p.
Retour à la table des matières
L’organisation du travail dans l’industrie est un phénomène sur lequel se sont
penchés économistes et chercheurs en sciences sociales ; elle est particulièrement
adaptée à un secteur de production de biens. Dans les services, la question peut se
poser de sa pertinence, tant les phénomènes de productivité sont difficiles à cerner. À l’hôpital, la taille réduite des services de soins et donc des effectifs qu’il est
possible de prendre en compte, l’éparpillement des malades accru par la disparition dans les années soixante-dix des salles communes (ce que l’on a appelé
l’« humanisation » des hôpitaux), mais également un encadrement légal et réglementaire théoriquement fort contraignant alors que le glissement des tâches est
constant, tout se conjugue pour rendre plus malaisée l’appréhension de
l’organisation du travail. C’est cette gageure qu’ont affrontée les quatorze auteurs
de cet ouvrage qui, à l’initiative du Comité de recherche 13 « Sociologie de la
santé », de l’Association internationale des sociologues de langue française, présente des travaux récents. Si le système de santé et les hôpitaux français sont placés au centre de l’étude, la dimension comparative est prise en compte avec une
approche du système chilien et de la profession médicale en Algérie, mais également par les expériences anglaise, canadienne, belge, analysées dans plusieurs
articles. L’étude comparative des carrières et relations au sein du corps médical
hospitalier en Europe, par Carine Vassy, permet ainsi de mieux percevoir que les
spécificités françaises sont bien réduites et que des dynamiques semblables se
retrouvent dans les divers pays. De même, sans que soit négligé le métier-roi des
services de soins, celui de l’infirmière (et Isabelle Féroni explique bien à quel
point la rhétorique de l’identité infirmière élaborée par ses élites se révèle un
« piège »), d’autres professions sont prises en compte : les médecins, bien sûr,
mais aussi les aides-soignantes, les directeurs (François-Xavier Schweyer se demande ainsi quel rôle peuvent jouer dans l’organisation des soins les directeurs
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
121
d’hôpital4 qui ne disposent pas de la légitimité technique que possèdent, par
exemple, les médecins), les cadres de santé, les pharmaciens.
L’hôpital est aujourd’hui confronté à des modes de gestion qui, au-delà de
certains aspects loufoques (qui relèvent de l’acclimatation de méthodes de management à un milieu qui s’adapte mal à des pratiques creuses et superficielles), sont
passionnantes à étudier et reviennent peu ou prou dans la plupart des contributions. L’informatique également, qui depuis un quart de siècle a bouleversé
l’organisation de l’ensemble de l’activité économique, n’a pas épargné l’hôpital.
Quant à la dimension émotionnelle du travail, elle y est essentielle. Elle a été récemment étudiée dans ses aspects sociologiques (Arborio 2001), ethnologiques
(Vega 2000) et psychologiques (Molinier 2003). Eléonore Lépinard revient sur ce
point, n’hésite pas à évoquer une « division du travail sentimental », notamment
des soignantes, par exemple en direction des parents de jeunes opérés, qui permet
précisément de mettre en œuvre cette distanciation qui est « la condition de leur
pratique professionnelle ». Dans la dernière partie, c’est le cas extrême des services de soins palliatifs, euphémisme qui désigne l’accompagnement de la fin de
vie, qui remet en cause une division du travail qui a toujours eu du mal à être appliquée. Le premier de ces services, destiné à des patients en phase terminale de
cancer et de tuberculose, a été institué en Grande Bretagne en 1967 ; ils se sont
largement développés à la fin du siècle. Face à la mort, il semble que s’estompent
les frontières des qualifications, précisées pour que les malades ne soit pas victimes de l’incompétence de travailleurs hospitaliers accomplissant des tâches qui
nécessiteraient un autre niveau de formation. Le glissement des tâches, assez général à l’hôpital, n’est pas en ce cas contingent, mais bien une nécessité de
l’organisation du travail, et cela nous renvoie bien sûr à la dimension émotionnelle de l’exercice hospitalier. On peut cependant se demander s’il n’y a pas quelque
danger, par les fins mêmes de ces services, à les percevoir (ou même à suggérer
cette perception) comme des prototypes d’une organisation du travail hospitalier,
qui pour le coup en serait bouleversée. Dernier élément, et non des moindres, la
personnalité du patient et de sa famille sont de plus en plus pris en compte, évolution qui fait disparaître les derniers vestiges de l’hôpital des indigents, du temps
du Grand Renfermement. Geneviève Cresson n’hésite ainsi pas à parler de
« l’activité parentale » lors de l’hospitalisation d’enfants mucoviscidosiques5.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
122
Bien sûr, malgré une indéniable volonté de mise en perspective, la dimension
historique est souvent lacunaire, à l’aune des travaux sur le personnel et le travail
hospitaliers au XXe siècle. Ainsi, en France, le monde de l’hôpital semble être
aujourd’hui fort troublé par une réduction de la durée du travail, au demeurant
sans commune mesure avec l’accroissement des effectifs hospitaliers qui entre
1950 et 1995 ont été multipliés par six. Or, les administrations hospitalières ont
déjà été confrontées à une réduction imposée par la loi, notamment pour la journée de huit heures en 1919, et ont su s’en tirer pour le plus grand profit des malades et des travailleurs hospitaliers qui, dans les services de soins parisiens, ont vu
la journée de travail passer de 12 h 15 à 8 h. Cet ouvrage de sociologie est riche,
et il indique des pistes sur lesquelles les historiens pourraient avec bonheur
s’aventurer.
ARBORIO A.-M., 2001, Un personnel invisible. Les aides-soignantes à
l’hôpital. Paris, Anthropos.
MOLINIER P., 2003, L’énigme de la femme active. Égoïsme, sexe et
compassion. Paris, Payot.
VEGA A., 2000, Une ethnologue à l’hôpital. L’ambiguïté du quotidien infirmier. Paris, Éditions des Archives contemporaines.
Christian Chevandier
Anth. & Soc. 28,3, 2004
_______________
Creusat, Laurence. Gestion traditionnelle de la maladie et politiques de
santé en Afrique du Sud. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal,
2000, 273 p., cartes, glossaire, index, bibl.
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Laurence Creusat nous propose un ouvrage construit en deux parties et six
chapitres. La première partie captivera tous ceux qui, anthropologues, sociologues, ou soignants, s’intéressent à l’Afrique du Sud. L’auteure retrace dans un
style clair et concis le contexte historique et social de l’émergence des problèmes
de santé dans ce pays. En décrivant l’organisation en royaumes des peuples afri-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
123
cains et la colonisation de la région par des missionnaires et différents groupes de
populations d’origine européenne, elle rend compte de la complexité sociale de la
région à laquelle l’exploitation des mines de diamants, l’urbanisation, l’apartheid
et diverses Églises noires ont donné une structuration particulière. Aussi la problématique de cet ouvrage dépasse très largement le cadre « ethnique » pour poser
la question de la santé dans une Afrique du Sud plurielle.
Laurence Creusat nous montre comment, dès les années 1920, « le nombre de
malades noirs attire l’attention car il pose un double problème : le risque de
contagion des Blancs et d’un point de vue pragmatique un danger pour la maind’œuvre disponible » (p. 83). Le cas du Transvaal présenté ici parmi d’autres est
intéressant à plus d’un titre, car il nous permet d’observer les réponses apportées
aux problèmes de santé. En 1988 l’administration de cette province a instauré une
« formation médicale de base » pour les thérapeutes traditionnels des villes noires,
afin de toucher les populations et de les conduire à faire confiance à la biomédecine. Cette tentative de communication entre les deux médecines devait amener
les thérapeutes traditionnels à envoyer leurs patients à l’hôpital. Un registre des
malades envoyés par les guérisseurs évitait à la personne souffrante de se sentir
victime de jugements dépréciatifs pour avoir consulté en premier lieu un thérapeute traditionnel.
La seconde partie de l’ouvrage, plus ethnologique, intéressera tous ceux qui
travaillent sur les notions de maladie, santé, infortune et « cultes de détresse ».
Bien qu’en Afrique du Sud l’accusation de sorcellerie soit officiellement illégale,
elle existe. Cependant, elle n’est pas la seule étiologie avancée. Dieu, les esprits,
les ancêtres, la magie, le génie de l’eau, l’oiseau de foudre et la souillure sont
autant de causes d’affections.
Au-delà du niveau scolaire de la personne il existe des passages entre des représentations « occidentales » et « africaines » de la maladie. Être agent de santé,
par exemple, n’interdit pas d’envoyer les membres de sa famille chez le guérisseur.
Pour l’auteure, « s’écarter d’un état de santé, comme y revenir, ne peut être
appréhendé qu’en fonction de critères normatifs et de jugements de valeur euxmêmes soumis aux expériences du sujet malade » (p. 174). Aussi se demande-t-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
124
elle si la santé est une simple absence de maladie ou si elle peut également être
vue comme une capacité de la personne à se relever d’une affection « pour instaurer un nouvel ordre ». La bonne santé peut alors apparaître comme un « luxe biologique ».
Le dernier chapitre présente les différents thérapeutes traditionnels
d’aujourd’hui. Le déroulement des soins qu’ils pratiquent consiste à rendre visible
les choses obscures. Cet accès à l’invisible permettra la mise en œuvre d’une action de remise en ordre.
Enfin, la conclusion ouvre plusieurs pistes de réflexions. L’intégration des devins-guérisseurs au système médical moderne reste à sens unique car il consiste
plus à intégrer les thérapeutes que leurs pratiques de soins, à l’exception, explique
l’auteure, de la psychiatrie et de la pharmacopée. Or la maladie est bien « une
construction progressive et évolutive qui s’appuie largement sur une définition
culturelle du malheur » (p. 227). Au-delà des maladies classifiées comme « naturelles », il existe des pathologies anxiogènes liées à l’environnement social, politique et urbain dont il convient de rechercher la causalité invisible. En définitive,
si le médecin soigne la pathologie, le guérisseur s’occupe à la fois de la pathologie et de la représentation sociale que le patient a construite autour de son affliction.
Les lecteurs de cet ouvrage trouveront dans les pages proposées par Laurence
Creusat des perspectives et des problématiques qui enrichiront leur réflexion sur
la cohabitation entre la médecine dite traditionnelle et la biomédecine.
Maria Teixeira,
Cahiers d'études africaines, 167, 2002
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
125
Michèle Cros, Résister au sida. Récits du Burkina. Paris PUF, 2005, 293p.
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Cet ouvrage rapporte une étude menée de 1992 à 1996 par l’auteur sur son ancien terrain de thèse, en pays Lobi au Burkina Faso. En utilisant 35 récits, 24
contes, 10 témoignages, 30 dessins, des chants de rituels de fécondité et de veillées festives des jeunes, elle construit une réflexion ethnographique sur les représentations de la contagion chez les Lobi. L’avènement du sida permet l’analyse de
la dynamique de mise en œuvre de stratégies collectives de résistance à une menace collectivement ressentie. À travers une observation participante plus ou
moins objectivée, l’homonymie sur-signifiante entre le personnage mythique de
l’araignée appelée sida en langue Lobi et la maladie sida sert de trame narrative à
cet ouvrage qui se présente en trois parties.
Dans la première partie, à travers contes, récits et dessins, apparaît le personnage mythique d’une araignée multiforme, mais toujours rusée, gloutonne, vantarde, avare, insatiable et bavarde. L’araignée, appelée sida en lobiri, est présentée
à travers les différentes facettes de son personnage qui concourent toutes à lui
donner le profil final de trickster en anglais ou décepteur en français. L’accent est
mis sur la symbolique de la valence négative et féminine de l’araignée sida dans
la culture lobi. Dans ces contes, il apparaît notamment que le sacré transcende le
biologique dont l’araignée est tant dépendante.
Le questionnement sur la nature de l’araignée incriminée aboutit à une typologie qui présente dix sortes d’araignées connues par les Lobi, dont deux utiles à
l’homme (l’une procurant une toile utilisée dans la confection du balafon, l’autre
comestible). La plus redoutée de toutes, l’araignée-bouton ou kiéfon est localisée
dans les forêts ivoiriennes. Elle procèderait autant par morsure (ce qui donne des
plaies) que par piqûre (ce qui donne les fameux boutons). La morsure-piqûre de
l’araignée-bouton présenterait, outre le danger immédiat de mort, d’autres réactions telles la diarrhée et des boutons sur le corps.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
126
Ces profils mythiques et physiques permettent à l’auteur d’établir non seulement une homologie clinique entre la morsure-piqûre de l’araignée-bouton et certaines manifestations dermatologiques du sida en Afrique mais aussi une homonymie entre la maladie provoquée par l’araignée-bouton et la maladie sida.
D’autres rapprochements comme les représentations populaires des migrants
« sidéens » revenant de la Côte-d’Ivoire et la localisation de la seule araignée
vraiment dangereuse pour l’homme dans les forêts ivoiriennes sont mis en évidence. Antérieure à l’utilisation des traitements antirétroviraux, l’étude présente
une situation de peur collective face au sida auquel se trouve ainsi associé le spectre de la mort. Dans un univers social et culturel où la mort ne s’annonce pas,
l’évocation du mutisme des agents de santé permet de rendre compte de toute la
problématique de l’annonce du VIH.
La seconde partie de cet ouvrage est consacrée à la maladie sida telle qu’elle
est perçue en pays lobi avant l’annonce de la découverte de la trithérapie.
L’analyse des représentations liées à l’homologie clinique montre que si elles sont
plus accentuées chez la majorité analphabète, elles n’en restent pas moins tenaces
dans l’esprit des jeunes collégiens. L’unanimité est cependant faite autour du
nouveau mal qui fait « maigrir-mourir » les migrants de retour de la Côted’Ivoire, et que ni médecins ni guérisseurs ne savent soigner. Tandis que les quiproquos et autres confusions restent encore possibles, l’auteur décrit la prise de
conscience de l’arrivée de la nouvelle maladie appelée sida et qui viendrait en fait
du pays des Blancs, via la Côte-d’Ivoire.
L’ouvrage montre que dans un « pays » lobi aux mœurs sexuels anciennement
assez libres, la sexualité redevient l’objet d’une gestion collective, les jeunes se
souciant de préserver les filles du village des assauts amoureux des autres (citadins, revenants de la Côte-d’Ivoire) aux fins de se préserver eux-mêmes du sida
par contagion.
L’analyse laisse aussi apparaître les mécanismes par lesquels le sida contribue
à la modification du visage de la migration. Contrairement au passé où les migrants étaient consacrés par un surcroît de prestige et de biens matériels, ce sont
maintenant des moribonds qui reviennent, juste pour mourir sur la terre de leurs
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
127
ancêtres. La mise en relation entre migration, sida et décès, donne un sens particulier aux funérailles lobi qui comportent une exposition de la dépouille, suivie de
paroles de funérailles évoquant les raisons du décès. Avec les migrants qui meurent de sida, les paroles des funérailles deviennent les « paroles du sida » à travers
lesquelles une sorte de généalogie étiologique du mal est retrouvée et recomposée,
qui permet à l’assistance de s’imprégner des mécanismes de propagation de la
maladie. Associées à ces funérailles, la fête rituelle de jeunes (biir) est représentée
comme un des plus grands moments de prévention collective à travers chansons et
danses sur le thème du sida.
La représentation de la personne associant un double (thu) à la personne physique introduit le sida dans l’univers de l’immatériel à travers rêve et divination.
La perception du sida sur le modèle de la tuberculose comme une maladie transmissible « qui colle » ou encore ko manani attribue au double (thu) un rôle dans la
transmission. Le caractère inguérissable du sida (contrairement à la tuberculose)
contribue à amplifier la peur qu’il suscite. L’extension des possibilités de contamination à des entités supra naturelles telles que le thu élargit les représentations
de la contamination à de nouveaux facteurs comme les humeurs (urine et salive),
sans que la transmission directe du sida ne soit occultée. Les représentations des
modes de transmission s’étendent ainsi au-delà de celles diffusées dans les messages de prévention, pour englober des craintes spécifiques comme la peur de
partager la nourriture du malade ou de toucher ses vêtements. Elles rendent compte des conditions de certaines pratiques à première vue discriminatoires des familles envers leurs malades du sida, notamment la tendance à le faire accompagner
par des personnes âgées ou à préférer le laisser à l’hôpital plutôt qu’à son domicile, et cela en l’absence de médicaments.
Dans la troisième partie de l’ouvrage, la transmission sanguine et le don
sexuel involontaire sont présentés à travers un comportement de réciprocité généralisée décrivant les multiples chaînes de transmission possible, et allant au-delà
de l’intention maligne de « coller la maladie ». Le rappel de la spécificité lobi de
la perception du sida intégrant les risques mortifères liés à la manipulation des
humeurs du corps et surtout du sang menstruel permet de démontrer comment
certains actes hautement socialisants (regroupement autour de la bière de mil,
partage d’un repas) peuvent être re-interprétés en temps de sida comme des prati-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
128
ques à risque. La peur de la contamination est d’autant plus grande qu’elle intègre
également la notion du transfert thérapeutique attribuant au malade atteint d’une
« maladie qui colle » une inévitable tentation de la transmettre.
Sida et mort apparaissant comme les avatars d’une intervention délétère du
pouvoir de l’argent en pays lobi à travers les revenants de la Côte-d’Ivoire, la réaction des lobi est donc présentée en termes de souci de maîtrise d’un « désordre » social. Ce désordre est autant attribué à la monétarisation de la société
qu’aux mœurs sexuelles occidentales ou encore aux transgressions diverses sur les
« thila » ou fétiches protecteurs. La logique de la transgression place le sida, en
tant que maladie physique, en seconde position dans les causes de la mortalité. La
prime contamination est souvent attribuée à la vengeance d’un fétiche (thila), et
consisterait à l’abandon du corps par le double, le laissant ainsi à la merci de la
maladie.
Les funérailles lobi telles que décrites plus haut deviennent alors des cérémonies d’arrêt ou de refus du don funeste pour deux raisons : la nécessité de bien
congédier le mort pour assurer la paix aux vivants, mais aussi le besoin de la prévention, justifié par les « paroles du sida ». L’analyse de la dynamique des us de
mort montre que les « paroles du sida » chantées au rythme du balafon permettent
d’une part aux vieux d’exprimer leurs regrets, d’autre part aux jeunes de participer une fois de plus à des séances de prévention dans une ambiance ludique. Une
certaine « résistance animiste » à la logique d’autonomisation est ici évoquée.
C’est ainsi que de mort en mort, cet ouvrage saisit un réseau de sens qui se trame
pour une maîtrise collective de l’épidémie.
L’analyse in situ du lien cognition-action est utilisée pour montrer, au-delà de
l’acceptation du préservatif, les réalités du vécu implicite invitant le candidat à
l’amour, face à ses envies sexuelles, à savoir faire preuve comme l’araignée,
d’une intelligence situationnelle pour se préserver du piège du sida. La référence à
la multiplication des actions de prévention et des associations de lutte contre le
VIH contribue, à la fin de l’ouvrage, à rendre compte d’une tentative de gestion
collective de la pandémie.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
129
Si l’on considère cet ouvrage comme un témoignage d’une ethnologue accomplie, portant autant sur la nécessaire implication du chercheur dans une problématique aussi sensible que le sida que sur la pertinence des dessins, contes,
récits dans la connaissance de l’état des représentations sociales, il apparaît alors
plus qu’indiqué à la lecture de toute personne intéressée par cette discipline.
Blandine Bila-Ouédraogo
Amades 64
_______________
Sébastien Dalgalarrondo, Sida : la course aux molécules. Paris, Éd. de
l’EHESS, 2004, 379 p., bibl., tabl. (« Cas de figure » 2).
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LA MOBILISATION des malades du sida a fait l’objet de plusieurs études
mettant en évidence les spécificités de cette action collective, qui se distingue de
l’action des groupes antérieurs de malades (diabétiques, hémophiles, insuffisants
rénaux…) par l’apparition de pratiques nouvelles au sein de ces associations, par
les particularités de leur composition, par l’effectivité de leur rôle (l’aide associative étant cruciale dans la prise en charge de la maladie) et par leur conception de
la relation entre soignant et soigné. Le rôle de « réformateur social », la légitimité
acquise par ces associations et l’importance de l’épidémie du sida dans
l’émergence d’une « démocratie sanitaire » ont largement été soulignés dans des
travaux tendant parfois à faire de cet activisme thérapeutique un modèle de participation et d’expertise profane 16 . Contrastant avec cette littérature, l’ouvrage de
16 Cf. M. Callon, P. Lascoumes & Y. Barthe, Agir dans un monde incertain, es-
sai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001. Sur la mobilisation des
malades du sida : J. Barbot, Les Malades en mouvements : la médecine et la
science à l’épreuve du sida, Paris, Balland, 2002 ; S. Epstein, La Grande Révolte des malades, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001 ; D. Lestrade, Act Up, une histoire, Paris, Denoël, 2001 ; P. Pinell et al., Une épidémie
politique : la lutte contre le sida en France (1981-1996), Paris, PUF, 2001.
Pour une chronologie récente des principaux épisodes de la lutte contre le sida
et une approche sensible à sa dimension internationale et aux transformations
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
130
Sébastien Dalgalarrondo, issu d’une thèse de doctorat de sociologie 17 qui porte
sur le rôle joué par l’industrie pharmaceutique, les pouvoirs publics et les associations de patients dans l’organisation de la recherche clinique dans ce domaine
(pour une période allant de la mise sur le marché en 1986 de l’AZT, premier antirétroviral, à 2003, soit six ans après le virage thérapeutique initié par les trithérapies), se propose pour sa part de montrer les effets pervers de certaines interventions d’associations de malades. Dans le cadre de cette enquête, fondée sur des
entretiens auprès du milieu associatif, de l’industrie pharmaceutique et de cliniciens hospitaliers, sur un travail d’observation, particulièrement au sein du collectif TRT-5 (Groupe interassociatif traitements et recherche thérapeutique), et sur
des revues de presse, l’auteur insiste sur l’instrumentalisation de l’action des associations de malades par les laboratoires. Ces derniers jouent en effet avec
l’expertise et avec le rôle de ces associations dans l’accélération de la mise sur le
marché de certains médicaments. L’affirmation de l’expertise associative et d’une
« recherche négociée », liée au passage progressif d’une maladie sans thérapeutique efficace à une pathologie en voie de « chronicisation » et ses effets pervers
sont abordés suivant une trame chronologique. Ainsi, l’auteur commence par retracer les débuts du groupe interassociatif TRT-5 dans le cadre d’une première
partie concernant l’ère des monothérapies, qui est aussi une phase d’organisation
de la communauté médicale et du milieu associatif face à la nouvelle pathologie,
marquée par de grands essais mis en place par la toute nouvelle Agence nationale
de recherche sur le sida (ANRS) dont l’essai Concorde (1986-1993). L’auteur
analyse dans une seconde partie consacrée à la période des bithérapies et de la
confirmation de la puissance des inhibiteurs de la prothéase (1993-1995), les effets de l’accélération de la recherche et de la complexification de la thérapeutique
sur l’activité du TRT-5. La plupart des membres de ce groupe se lancent alors
dans une montée de l’expertise accrue tandis que d’autres adhérents considèrent
ce mouvement comme incompatible avec le modèle de la politisation des problèmes scientifiques, mode d’action jusqu’alors privilégié par le TRT-5. Sébastien
de la médecine et de la place de l’État en résultant : N. Dodier, Leçons politiques de l’épidémie du sida, Paris, Éd. de l’EHESS, 2004.
17 Sébastien Dalgalarrondo, Analyse sociologique des essais thérapeutiques.
Stratégie des firmes, recherche clinique et activisme thérapeutique. Les médicaments contre le virus du sida en France, Thèse de doctorat de sociologie,
Paris, IEP de Paris.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
131
Dalgalarrondo étudie ensuite, dans une troisième partie, les modifications engendrées par l’arrivée des inhibiteurs de la protéase sur le marché français en 1996, le
« rôle de portier joué par les industriels dans la recherche thérapeutique »,
l’importance de la mise à disposition pré-AMM et compassionnelle d’une nouvelle molécule, le 3 TC, qui aurait constitué un « moment d’apprentissage important » (p. 34) pour les associations qui « découvrirent peu à peu la possibilité
d’une manipulation ou du moins d’une utilisation de leur puissance médiatique
par les laboratoires », renforcée par la possibilité d’un tirage au sort des malades
en 1996. Cela conduit l’auteur, dans la quatrième et dernière partie consacrée à
une « reprise problématisée », à insister sur les effets pervers engendrés par la
place centrale occupée par l’industrie pharmaceutique dans la recherche clinique,
la compétition alliée à la démarche incestueuse de laboratoires souhaitant promouvoir leurs propres molécules dans le cadre des polychimiothérapies pouvant
parfois constituer un obstacle à la recherche. D’où le rôle essentiel de régulateur
joué par des institutions telle l’ANRS et la nécessité selon l’auteur d’une recherche académique au niveau européen. Le cas des essais mis en place par l’ANRS
pour répondre à la situation des patients en échec thérapeutique, marqué par la
longueur des négociations et les volte-face de certains laboratoires plaçant
l’agence dans une situation difficile, montrerait cependant combien la recherche
clinique académique apparaît « comme une activité subordonnée qui doit pour
exister s’accommoder des exigences industrielles dont elle est censée, par ailleurs,
pallier les insuffisances » (p. 338), tandis que la présence d’un activisme thérapeutique français, puissant, organisé et bien informé, en obligeant les promoteurs
à justifier en permanence leurs choix et à évaluer en amont l’acceptabilité des
essais, a constitué un travail de vigilance plutôt qu’une contre-expertise, le domaine de la recherche restant finalement très hermétique à l’expertise associative.
Face à une recherche restant aux mains de spécialistes, les activistes français ne
parviennent selon l’auteur à avoir une influence directe sur l’activité scientifique
qu’en sortant des débats restreints de l’arène scientifique et en contraignant les
cliniciens ou les industriels à négocier par le biais d’une politisation des problèmes scientifiques dont bénéficieront finalement les industriels. Outre l’intérêt de
la démarche, consistant à prendre pour objet le médicament en tant que résultat de
démonstration scientifique, produit commercial capable d’améliorer l’état de santé d’une population de malades donnée et donc pouvant susciter des « tensions
éthiques portant sur leur disponibilité ou leur accessibilité » (p. 18), en focalisant
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
132
sur la « course aux molécules » et les essais thérapeutiques, cette analyse met en
lumière les difficultés et les limites d’un activisme thérapeutique et d’une « recherche négociée » dans un contexte d’urgence et d’incertitude scientifique.
L’apport de ce travail peut donc se lire en termes de « démythification » de
l’action associative en matière de recherche et de lutte contre le sida. Et l’analyse
apporte beaucoup sur les questions de l’expertise et de la contre-expertise, de la
conciliation entre politisation d’un problème et travail de contre-expertise, sur les
tensions entre activisme et expertise, sur les limites d’une expertise « autonome »
et de l’intervention des « profanes » dans la recherche thérapeutique. L’étude aurait toutefois gagné en nuances à moins se focaliser sur les discours et la médiatisation des activités d’associations telle Act Up – l’action des militants ne pouvant
se mesurer à leur seule médiatisation – et à davantage prendre en compte la réflexivité des acteurs et la congruence des intérêts des différents partenaires (dont
les associations de malades, sans doute moins « naïves » que l’analyse ne tend à le
suggérer).
Corinne Delmas
L’Homme 174 , 2005
_______________
Muriel Darmon, Devenir anorexique. Une approche sociologique. Paris, La
Découverte, 2003, 350 p., bibl.
Retour à la table des matières
La psychopathologie n’est pas un fief incontesté. Aucune définition consensuelle de la maladie mentale ne s’est réellement imposée en psychiatrie et psychologie clinique. La « santé mentale » semble d’ailleurs redéfinir et étendre avantageusement ce champ. C’est pourquoi les sciences sociales – l’histoire et
l’anthropologie de la psychiatrie en particulier – se sont très tôt emparées de
l’étude des catégories médicales les plus vulnérables, soit pour en restreindre
l’universalité, soit pour jeter un doute sur ce que pouvait recouvrir ce type
d’étiquetage. Dans les deux cas, la construction sociale de la catégorie est révélée
par l’histoire sociale du diagnostic ou la sociologie du rôle social imputé au
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
133
« fou ». Muriel Darmon a mis en œuvre un programme quelque peu différent. La
sociologie de la « carrière » des fumeurs de Marijuana de Howard S. Becker 18
est un cadre d’analyse particulièrement heuristique. Dans son sillage, elle propose
une étude originale de l’anorexie comme processus et activité dans laquelle
s’engagent des individus : l’anorexie est considérée comme un type d’activité qui
définit une carrière déviante spécifique. Le processus central est un travail de
transformation de soi. En faisant une « sociologie de la place de la sociologie » (p.
59), elle assume également une approche sociologique autonome face au discours
médical et psychologique institué en science, refusant fermement « l’assignation
du social à l’extérieur d’un noyau (médical ou psychanalytique) » (p. 67), c’est-àdire au seul éclairage du contexte socioculturel. L’examen des conditions historiques et sociales d’établissement d’un diagnostic d’anorexie n’en demeure pas
moins un préalable incontournable. Pour que cette catégorie s’applique et
s’inscrive dans la taxinomie médicale, le « corps » doit devenir un objet
d’observation et de surveillance. À la fin du XIXe siècle, s’institutionnalisent en
effet de nouvelles normes familiales, le jeûne et la maigreur sont valorisés pour
eux-mêmes (chap. I). L’explicitation de la situation d’enquête (principalement
dans deux hôpitaux à l’idéologie opposée), de la relation et de la constitution d’un
corpus d’entretiens en milieu médical et scolaire forme également un second préalable méthodologique (chap. II). À cet égard, elle montre comment le discours
sur soi des interviewés est modelé par les entretiens cliniques (pp. 46- 47) et décrit précisément la négociation de l’entrée sur le terrain (pp. 67-69). La réflexivité
de la démarche est exemplaire. Le travail de terrain repose essentiellement sur des
entretiens ethnographiques. L’analyse du « devenir anorexique » peut alors
s’ébaucher. Muriel Darmon propose assurément la plus rigoureuse présentation de
la notion de « carrière » écrite à ce jour en français, (pp. 83-103). Elle précise ses
trois lignes de force : 1) le « faire » et l’« être fait » ; 2) la récurrence et la variation ; 3) l’action et les réactions. La carrière est définie par un type d’activité. Il
s’agit ici d’un travail de transformation de soi. Bien qu’unique, ce processus social d’apprentissage laisse place à la variation individuelle. Il faut donc restituer
l’espace des possibles. Mais aussi la chaîne d’actions de l’individu engagé dans ce
processus et de réactions (i.e. l’interaction sociale) de divers acteurs significatifs
(chap. III). La carrière anorexique procède de quatre phases. L’engagement dans
18 H. Becker, Outsiders, Paris, Éditions Métailié, 1985 [1963].
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
134
une « prise en main » de son corps (et parfois du scolaire et du culturel), faisant
rupture biographique, indique l’entrée dans la carrière (chap. IV). Celle-ci ne devient véritablement déviante qu’au cours des deux autres phases. Le maintien de
cet engagement dans l’acquisition de nouvelles dispositions corporelles (chap. V),
réitéré malgré les alertes et les surveillances (chap. VI), aboutit à la dernière phase
de la carrière : la prise en charge par l’institution médicale (chap. VII). Ce processus ne recouvre pas exactement la carrière du malade mental décrite par Erving
Goffman 19 dans un autre contexte, puisque l’essentiel de la carrière anorexique
se situe en amont de l’institution. Tout à chacun ne peut embrasser cette carrière.
Quelles sont les conditions sociales de cette transformation de soi ? Paradoxalement, la déviance est une forme extrême de distinction volontaire d’adolescentes
d’origines sociales moyenne et supérieure. Vouloir se faire un corps et une culture, c’est actualiser un ethos socialement situé de contrôle de son destin corporel et
social. Le corps devient un « capital distinctif total ». La hausse de
l’investissement scolaire comme la transformation sociale des goûts alimentaires
révèlent une posture élitiste et la valorisation d’un modèle légitime. Ces deux types de capitaux (corps et culture) font l’objet d’un investissement sans limite et
sont orientés dans l’espace social vers l’excellence (chap. VIII). En étudiant les
« résistances » de ces patientes comme un ensemble de stratégies, rendues possibles par certaines ressources, Muriel Darmon soutient l’hypothèse que le « refus
du cadre » de l’hôpital s’explique aussi par la volonté de se distinguer des autres
patients. Par conséquent, une même logique se dégage de l’espace social hospitalier (chap. IX). La démonstration est extrêmement convaincante. S’attacher à ce
que font les individus permet d’une part, de faire rupture avec les prénotions savantes et d’établir une perspective d’analyse autonome ; d’autre part, de restituer
la complexité des activités des individus étudiés, ordinairement qualifiées (les x
sont y) ou assignées à une identité « explicative » (les x font y en raison de leur
culture, etc.) par les sciences sociales. Muriel Darmon complète ce programme en
restituant à la carrière anorexique sa dimension historique et sociale, les théories
pragmatistes se contentant le plus souvent d’établir des « régimes d’actions » typiques. Une difficulté demeure cependant. Peut-on envisager une extension de
cette perspective à l’ensemble des catégories psychopathologiques ? Je pense aux
catégories plus indéterminées comme celles de « souffrance psychique » ou de
19 Erving Goffman, Asiles, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
135
« stress » ? Plus précisément, dans quelle mesure cette théorie sociologique de
l’anorexie est-elle « circonscrite » ou peut-elle être généralisée ?
Samuel Lézé
L’HOMME 173 : 2005
_______________
Simon Dein, Religion and Healing among the Lubavitch Community in
Stamford Hill, North London. A Case Study of Hasidis. Préface de Roland Littlewood, Lewiston (NY) – Queenston (Can.) – Lampeter (GB), The Edwin Mellen
Press, 2004, XXIII + 271 p.
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Voici un livre qui traite de religion et guérison chez les hassidim de Loubavitch à Stamford Hill, quartier hassidique londonien. Pour sa recherche, Simon
Dein, qui est psychiatre, dit avoir utilisé la méthode ethnographique, mais fait
siennes les théories des « postmodernes » qui cherchent essentiellement le dialogue avec les enquêtés plutôt que la description et l'analyse de l'observateur ; hélas,
il donne fort peu à voir de la vie des adeptes de cette communauté londonienne et
nous livre, par contre, nombre de citations d'informateurs, se rapportant notamment aux guérisons, aux miracles, au rôle du Tanya, l'ouvrage du fondateur du
hassidisme de Loubavitch, Shneur Zalman de Lady, publié en 1814, assise théorique essentielle de ce mouvement. Par ailleurs, ses informateurs sont, comme il le
reconnaît, surtout des « experts » ou des rabbins, et non des fidèles de « base », ce
qui donne à connaître des pensées souvent savantes mais ne correspondant pas
tout à fait à ce que la plupart des spécialistes de Loubavitch relèvent parmi les
fidèles et sympathisants ordinaires. Cela dit, malgré l'application de « l'épistémologie » postmoderne, on trouve tout de même dans ce livre des descriptions et
analyses pertinentes propres à l'auteur.
Celui-ci rappelle d'abord la présence de pratiques magiques anciennes parmi
les populations juives, pratiques qui furent également le fait du fondateur du has-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
136
sidisme, le Baal Shem Tov (1700-1760) ; il est difficile de démêler les parts respectives de la magie et de l'enseignement dans l'attirance que celui-ci et ses disciples exercèrent au cours de la grande période de popularisation du hassidisme,
aux XXVIIIe et XIXe siècles. L'auteur donne des informations, plutôt maigres,
sur Stamford Hill où coexistent divers mouvements hassidiques parmi lesquels
Loubavitch qui compterait 70 % de « convertis », majoritairement d'origine juive,
mais on y trouve aussi quelques néophytes d'origine chrétienne ; on ignore toutefois quel est le nombre de fidèles, non différenciés des proches sympathisants –
comme il y en a habituellement en milieu Loubavitch. À Stamford Hill, un comité
de onze rabbins assure les décisions et la gestion au jour le jour, mais il est difficile d'établir avec exactitude le fonctionnement de l'ensemble des institutions Loubavitch. L'auteur affirme (p. 69) qu'il y a dans les écoles Loubavitch quatre-vingts
maîtres pour cinq cents élèves, ce qui paraît excessif, mais on suppose qu'à Londres comme à Paris, il y a dans les écoles des enfants de non hassidim. En tout
cas, près de la moitié de la communauté de Stamford Hill travaille pour l'organisation elle-même, comme enseignants, employés et administrateurs mais, là encore, on ne sait si cette moitié se réfère aux fidèles proprement dits ou à un milieu
plus large.
Les chapitres suivants constituent le thème central du livre : les miracles, les
guérisons et leurs fondements religieux. Comme pour d'autres rèbbe, chefs de
mouvements hassidiques, les fidèles racontent, avec plaisir, les nombreux miracles du dernier Loubavitcher rèbbe, Menachem Mendel Schneerson (1902-1994) :
en 1993, le mouvement a publié un ouvrage consacré aux divers miracles dus aux
intercessions de Schneerson et de ses prédécesseurs. L'auteur décrit une des procédures majeures de l'intervention de Schneerson, ce qu'il appelle les « dollars » :
après avoir fait la queue, parfois plusieurs heures, le suppliant peut échanger
quelques mots avec le rèbbe qui lui donne sa bénédiction et lui remet un dollar,
rituel censé susciter des prodiges.
L'auteur consacre un chapitre au Tanya, qui, malgré son caractère ésotérique,
constitue pour les fidèles, un ouvrage fondamental, à étudier, à lire, à discuter.
S. Dein expose utilement quelques traits majeurs de ce livre, notamment ceux
concernant les caractéristiques de l'âme, qui compte trois dimensions intellectuelles, sept qualités émotionnelles et trois issues : la pensée, la parole et l'action. En-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
137
fin, il étudie l'attitude des Loubavitcher de Stamford Hill face à la maladie : normalement, pour des problèmes courants, ils recourent à la médecine, mais lorsque
la situation s'aggrave, les appels au rèbbe, soit par une visite, avec le rituel du
dollar, soit par courrier, y compris par fax, sont habituels ; aujourd'hui, il n'y a
plus de rèbbe mais un bureau Loubavitch à Crown Heights qui se charge de déposer les requêtes sur la tombe de Schneerson. Il est intéressant d'observer que, de
son vivant, le rèbbe, en réponse aux demandes d'intervention, faisait couramment
savoir au solliciteur qu'il avait à vérifier la conformité aux prescriptions judaïques
des fils et nœuds de son châle de prière ou de l'état des mezouzot (étuis contenant
quelques versets bibliques, fixés sur le chambranle des portes) : souvent la découverte et la réparation d'une anomalie suscitaient d'étonnants miracles dont de
nombreux cas sont exposés, dans les propres termes des enquêtés : à Stamford
Hill, les adeptes parlent essentiellement l'anglais.
Un chapitre est consacré aux espérances messianiques à Stamford Hill. Chez
les hassidim de Loubavitch de New York et d'ailleurs, il y eut, à partir de la fin
des années quatre-vingt une recrudescence de la ferveur – d'ailleurs encouragée
par le rèbbe – ce qui créa la croyance que Schneerson en personne était le Messie.
Néanmoins, en public, les notables locaux, notamment par crainte du ridicule,
restaient discrets à ce sujet. Malgré cela, nombre de fidèles firent leur cette
croyance et une partie d'entre eux le proclamèrent haut et fort. Le décès de
Schneerson en 1994 ne mit pas fin à ces croyances, mais le chef de la communauté de Stamford Hill déclara qu'il n'y avait pas lieu de les proclamer ouvertement
(p. 174) : une trentaine de fidèles, en désaccord avec cette attitude, créèrent une
synagogue dissidente où l'on affirme publiquement que Schneerson, qui n'est pas
vraiment mort, est bien le Messie qui reviendra très bientôt (p. 175).
D'après S. Dein, Loubavitch rejoint les « nouveaux mouvements religieux »
en mettant l'accent sur le développement du soi et la présence d'un leader charismatique autour duquel le groupe se fixe et auquel il fait appel pour les guérisons.
Dans leur existence quotidienne les fidèles, qui, on le sait, sont des hassidim particulièrement modernistes, se conforment à des critères positifs ; comme bien
d'autres groupes et individus, ils vivent certaines dissonances cognitives.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
138
En définitive ce livre laisse une impression mélangée car il comporte des éléments de grand intérêt et des insuffisances surprenantes.
Jacques Gutwirth,
Archives de sciences sociales des religions, 132 (2005).
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Yves DELAPORTE, Les sourds, c’est comme ça. Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2002, 400 p., illustr., bibliogr., index.
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Les sourds, c’est comme ça est une brillante réflexion sur la culture sourde
française. Entre l’analyse ethnolinguistique et le compte rendu analytique de terrain, puisé à même une impressionnante banque d’observations « participantes »,
Delaporte explore les contours identitaires de ce groupe de personnes qui se font
appeler les sourds.
L’origine de la culture sourde française est intimement liée à leur prise en
charge éducative, commencée par l’Abbé de l’Épée, et l’émergence d’une première forme systématisée de langage signé en Occident. Cette nouvelle concentration
de sourds fera naître, comme l’explique l’auteur, une identité peu à peu revendiquée, protégée et transmise par ces Françaises et Français qui communiquent désormais avec leurs mains.
Les sourds se trouvent régulièrement en rapport conflictuel avec le monde des
entendants. Confrontés à des familles qui refusent d’apprendre la langue des signes ainsi qu’à des professionnels de l’éducation ou de la santé qui les traitent en
« débiles », les sourds sont ainsi mis à l’écart ou pris en charge de façon excessive
et inadéquate. Cette situation engendre bien souvent une expérience commune
d’exclusion et de frustration qui a donné à cette communauté, au fil de sa courte
histoire, un sentiment d’homogénéité identitaire.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
139
Pour les personnes vivant avec une surdité, être sourd n’est toutefois pas un
handicap. C’est d’abord et avant tout une spécificité linguistique, une identité qui
se transmet par le langage des signes et qui est articulée autour d’un certain nombre de valeurs propres à leur communauté. Tout au long de son livre, Delaporte
utilise plusieurs façons de le dire : être sourd est seulement une autre façon
d’« Être ». Pour la communauté sourde, les « vrais » sourds demeurent toutefois
les individus qui possèdent une identité sourde forte. Ces « sourds-puissants »,
tels qu’ils sont appelés par les autres sourds, font partie de familles de sourds ;
leurs parents, leurs grands-parents, les membres de leur fratrie et de leur descendance compte et plusieurs personnes vivant avec des incapacités auditives. Toutefois, les « vrais » sourds sont d’abord et avant tout ceux qui maîtrisent très bien la
langue des signes.
L’importance de cette langue et de son utilité ne peut être comprise qu’en la
mettant en relation avec le passage des sourds dans les institutions éducatives
spécialisées, véritables « Pays des sourds » pour l’auteur, ayant permis de faire
naître les premières solidarités et amitiés. On y recevait un nom qui reflétait quelque chose de soi pour la première fois. Les plus grands enseignaient aux plus petits les « vérités » sur la surdité et les bases essentielles pour donner un sens à leur
expérience. Plusieurs formeront une véritable « famille sourde » au sein de ces
institutions. C’est souvent à ce moment qu’est expérimentée pour la première fois
l’intolérance du monde des entendants face à leur différence : l’obstination des
maîtres à faire de leurs élèves quelque chose qu’ils ne sont pas mènera plusieurs
sourds à développer des sentiments de révolte ou de soumission à l’égard du
monde entendant.
La culture sourde, au sein de laquelle se sont développées au cours des années
de nombreuses associations, n’est pas uniquement un lieu d’affiliation, mais un
lieu de conflits. Loin de présenter une vision idyllique de la communauté sourde,
Delaporte décrit comment l’identité sourde se forme aussi dans les oppositions
qui divisent les sourds entre eux. Confrontation entre les « vrais » sourds et les
faux ou entre les sourds et les entendants, les contours identitaires de cette culture
se délimitent aussi à travers une certaine dualité.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
140
Ce n’est pas sans humour que les sourds ont repris la confrontation qui les oppose, bien malgré eux, aux entendants. Inversion symbolique, l’humour sourd
devient une sorte d’échappatoire pour la communauté sourde dont les membres
s’épuisent à signer aux entendants « comprenez-nous » ! L’ouvrage d’Yves Delaporte soulève une question fondamentale à l’exploration de cette dualité entre le
monde des entendants et celui des sourds : quelle est la place de la différence des
sourds au sein d’un système « audiocentriste » ? Explorer la culture sourde révèle
que l’Occident s’est ouvert uniquement à certaines formes d’altérités et que de
nombreuses personnes doivent encore vivre leurs singularités comme des fardeaux. Ces singularités demeurent toutefois un témoin d’expériences riches et
complexes. Les sourds c’est comme ça est un livre qui rend possible
l’appréciation de la différence d’un groupe de personnes trop souvent soumis à
des logiques qui séquestrent leur expérience.
Charles Gaucher
Anth.& Soc. 27, 1, 2003
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Philippe Denis et Charles Becker. (dir), L’épidémie de sida en Afrique subsaharienne. Regards historiens. Paris, Karthala, 2006
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En 2004, l’université de Louvain la Neuve organisait un colloque sur l’histoire
du sida en Afrique, avec l’ambition de retracer la genèse spatio-temporelle de
l’épidémie. L’ouvrage collectif que publient Philippe Denis et Charles Becker
dans les suites de ce colloque traite le sida comme un fait historique, en affichant
quatre axes d’analyse : la dynamique de l’épidémie, sa situation dans l’histoire
des épidémies, les réponses sociales, et les débats et controverses qui jalonnent la
production historique. Cette réflexion est basée sur des contributions concernant
des pays anglophones et francophones de toutes les sous-régions d’Afrique au
Sud du Sahara (même si la photo satellite de couverture ignore l’Afrique australe), qui impliquent, outre les historiens : épidémiologistes, éthiciens, sociologue,
anthropologue, médecin, et politologue. L’ouvrage est de plus complété par un
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
141
bilan bibliographique riche, suivi d’un index des ressources (sites internet, bibliographies générales, bibliographies nationales) très utiles pour les chercheurs et les
étudiants.
L’importance de cet ouvrage est liée à son champ : bien que l’Afrique soit le
continent le plus touché par le sida, malgré l’ancienneté de l’épidémie, cet ouvrage est le premier qui en établisse une synthèse. L’historiographie des épidémies,
connue au-delà du monde scientifique pour les récurrences de mécanismes sociaux qu’elle met à jour, ne s’était pas encore intéressée au sida, dont cet ouvrage
tente de préciser le caractère exceptionnel. Les arguments en faveur de la spécificité du sida dans l’histoire des épidémies évoquent ici les effets de la durée de
latence du virus, la rapidité de la mondialisation de l’épidémie, et son traitement
social soumis aux « effets de la culture des droits de l’homme » (chapitres
d’Echenberg et Carton), discutés de manière théorique. À l’opposé (par la méthode utilisée et les résultats de l’analyse), en termes d’impact social, l’ethnographie
de Colson en Zambie montre comment des formes de solidarité et de résistance
« traditionnelles » en zone rurale ont persisté après l’apparition de l’épidémie. La
spécificité du sida parmi d’autres épidémies est cependant indiscutable pour ce
qui concerne son ampleur : en Afrique australe son impact est majeur au plan démographique. Bien que présenté comme un fil conducteur de l’ouvrage, ce questionnement sur l’exceptionnalité de l’épidémie de sida livre des conclusions hétérogènes et encore parcellaires.
Pour les historiens, penser le sida c’est entre autres le périodiciser, en tentant
d’éviter un réductionnisme dû notamment à la volonté d’établir une périodisation
à l’échelle du continent, alors que les hétérogénéités épidémiologiques sont
connues. Les tentatives de périodisations sont basées non seulement sur les dynamiques épidémiques, mais aussi sur l’histoire sociale, ou sur une histoire subjective écrite par ses acteurs. Les contributions à cet ouvrage juxtaposent l’histoire
vécue par les médecins (Kocheleff), par les personnels de santé en Afrique du Sud
(Bayer et Oppeinheimer), les virologistes au Cameroun (Lachenal), et les comités
d’éthique notamment au Sénégal (Becker). Trois grandes périodes sont retracées
par Caraël : celle du déni (1984-88), celle de la réponse institutionnelle internationale verticale (1989-94), celles d’une réponse internationale multilatérale cordonnées et articulée aux réponses locales (1995-aujourd’hui). Ces périodes sont
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
142
probablement celles des institutions du sida, mais elles ne parviennent pas à fournir un cadre pour penser les périodicités et les transitions locales, collectives et
individuelles, évoquées par ailleurs dans le livre, qui ne tente pas de mettre en
cohérence ces différents niveaux.
Plusieurs chapitres remarquables s’intéressant essentiellement à l’histoire de
la gestion coloniale des épidémies rappellent les usages politiques de la gestion
sanitaire et ses procédés, recourant notamment à la racialisation du discours médical, en particulier lors de l’épidémie de peste bovine en Afrique du Sud en 1896 et
de l’épidémie de grippe espagnole au Sénégal en 1918 (Carton, Echenberg),
D’autres chapitres d’intérêt plus local apportent des informations sur la chronologie des changements sociaux et des mesures collectives liés à l’épidémie – tels
que la mise en place de formations ou de réponses médicales.
Cet ouvrage suscite plusieurs réflexions. Plusieurs de ses chapitres constituent
des documents de micro ou macro-histoire qui restituent l’épaisseur diachronique
de l’épidémie ; leur valeur à cet égard doit être reconnue. Néanmoins, les ambitions affichées vont au-delà de l’historiographie, et revendiquent des objectifs que
l’ouvrage n’atteint pas toujours.
L’objectif de produire une périodisation de l’épidémie bute notamment sur les
limites de l’historiographie : en effet, les éléments les plus récents pris en compte
semblent dater de 2003 ; ils ne font pas mention de l’arrivée des traitements antirétroviraux, et à plus forte raison de leur décentralisation, disponibles pourtant dès
1998 dans le cadre de projets pilotes. Délai méthodologique, ou cécité
d’approches davantage focalisées sur les réponses communautaires que sur les
systèmes de soin ? Cette arrivée des traitements (dans le cadre de programmes
publics d’ampleur nationale dès 2000), suivie d’une multiplication des dépistages
et des prises en charge, puis d’une révision à la baisse des données de prévalence
sur de nombreux pays (2005-2006), marque clairement une rupture et inaugure
une période nouvelle dans le traitement social de l’épidémie en Afrique – marquée notamment par sa renégociation à l’échelle internationale. L’absence de référence aux programmes d’accès aux traitements mis en place par les pays, dont la
dimension en tant que moteur et effet de transformations sociales dépassant le
système de soin semble avoir échappé aux auteurs, constitue une limite importan-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
143
te de l’ouvrage. C’est notamment le cas à propos du Sénégal (où Putzel, basant
son analyse sur le discours d’un militant associatif dont il reprend les propos à son
compte, avance des informations erronées sur les acteurs de soin et semble ignorer l’existence du programme national, Initiative considérée comme un modèle
par de nombreux autres pays africains qui l’ont répliquée). Certains domaines de
l’histoire sociale, tels que celui des mouvements communautaires, sont absents de
l’ouvrage sans que les raisons en soient explicitées.
Une autre limite de l’ouvrage tient à la méthode, dès lors qu’il s’agit
d’expliquer des faits sociaux et plus seulement de les décrire. Parfois, des éléments relevant de pays différents sont mis en correspondance sans tenir compte
des spécificités contextuelles, comme si l’analogie pouvait tenir lieu d’analyse.
Certains auteurs s’aventurent sur le terrain de la santé publique qu’ils ne maîtrisent pas, ce qui les conduit à des observations infondées ou des affirmations triviales ou excessivement générales. Parfois, l’analyse est peu différente de celles
que l’on trouve dans les documents d’Onusida, comme si la perspective historique
ne parvenait pas à se dégager d’une perspective « sociale » au sens large. Comme
c’est souvent le cas, en particulier pour l’Afrique du Sud, le travail historique justifie une analyse qui ne voit dans les tensions actuelles que l’empreinte d’un héritage politique, comme si les dimensions sociales de l’épidémie ne pouvaient, notamment dans ce pays, faire l’objet d’analyses renvoyant à une autre échelle ou
une autre temporalité de l’histoire (ou, pour l’Afrique du Sud, à des déterminants
distincts de l’apartheid). Les approches des auteurs, dont certains chapitres sont le
résultat d’études approfondies nourries par un point de vue théorique et une démarche méthodologique, alors que d’autres semblent restituer des enquêtes superficielles réalisées au cours de missions rapides, sont très hétérogènes.
Une base théorique et méthodologique partagée, explicitée, aurait peut-être
permis à l’ouvrage d’apporter une contribution plus significative sur les objectifs
affichés. On peut penser qu’un questionnement de départ plus spécifique - à propos, par exemple, du rôle joué par l’histoire politique des pays avant l’épidémie
dans la production de différences épidémiologiques - aurait conduit à des analyses
transversales plus puissantes.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
144
Cette base commune aurait pu proposer une réflexion sur la posture de
l’historien vis-à-vis de ceux dont il retrace l’histoire, et dû imposer des précautions supplémentaires en matière d’éthique, un des auteurs relatant des histoires
de cas qui permettent l’identification des personnes, sans expliciter les conditions
de ces dévoilements.
Malgré ces limites, on retiendra la valeur de cet ouvrage, dont certaines insuffisances sont liées au fait que, s’agissant du premier ouvrage, le champ abordé ne
pouvait être couvert que de manière hétérogène et partielle. Souhaitons qu’une
suite, centrée par une démarche d’historien, nourrie par des contributions nombreuses, vienne compléter l’entreprise. Etudiants et chercheurs y trouveront en
tout cas de nombreuses informations, notamment pour une introduction aux questions des sciences sociales concernant l’épidémie en Afrique, et matière à réflexion sur la production des sciences sociales.
Alice Desclaux
Amades 71
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Bruno Dujardin, Politiques de santé et attentes des patients. Vers un nouveau dialogue. Karthala/Edition Charles Léopold Mayer, Paris 2003, 370 p.
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Malgré l’idéalisme apparent de son sous-titre, cet ouvrage n’est pas une nième
déclamation rhétorique sur la santé dans le tiers monde, la participation, les inégalités devant la santé. Au demeurant de tels travaux ne sont pas inutiles, mais plutôt
impuissants pour faire des propositions concrètes, au-delà des bons sentiments.
Bruno Dujardin, après 25 ans de pratique en santé publique, évite cet écueil
parce qu’il connaît bien son sujet, ses acteurs et les institutions concernées. "Notre
propre intérêt est de construire une réelle altérité entre Sud et Nord", écrit-il dès
l’introduction (p. 18).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
145
Après quelques exemples des habituels gâchis stratégiques observés dans les
hôpitaux, au Nord comme au Sud, l’auteur souligne que ces constats laissent entière l’absence d’analyse et d’explication des causes de ces malentendus mortifères entre institutions médicales et malades. Dans un excellent chapitre sur le paradigme pasteurien, Bruno Dujardin y trouve des éléments de cause des dérives
observées. Les patients n’ont pas de place dans le paradigme pasteurien (p. 268).
La recherche d’une solution miracle est pathogène (p.75). Les formations professionnelles héritées du paradigme pasteurien sont inaptes à s’ajuster aux conditions
réelles, sociales et humaines. Ce sont ces formations qui creusent le fossé avec les
malades.
Au-delà de l’héritage pasteurien qui à force d’éradiquer les germes éradique la
vie, qui est altérité (sic), l’auteur désigne d’autres responsabilités : la gestion exclusive des ressources, l’activisme forcené et l’urgence permanente : l’excès
d’informations qui stérilise les interventions, un mécanicisme rigide, une spécialisation excessive menant à l’impuissance décisionnelle.
Bruno Dujardin, au terme de ce constat amer mais non accablé, nous dit, à juste titre, sa compréhension des révoltes désespérées, et de leurs dérives terroristes
aujourd’hui au Sud. Nous avons, dit-il, notre part de responsabilité. Fort de cette
critique des logiques institutionnelles aveugles, l’auteur s’interroge sur que faire ?
Il évoque un combat idéologique fondé sur une appropriation par les acteurs,
l’ajustement aux contextes, la participation de plusieurs types d’acteurs. Cela suppose des formations professionnelles différentes, basées non sur l’évidence de
quelques faits sélectionnés, mais sur le contexte global et toutes ses composantes.
Pédagogue et moraliste, comme Ivan Illich, Bruno Dujardin prône une plus
grande autonomie et "une meilleure auto-estime des individus et des communautés" (p. 277). Il n’est pas le premier, mais il met toutes ses convictions de médecin
de santé publique, choqué par l’énorme gaspillage de ressources et de capacités
dans la santé, au service d’un humanisme, non pas académique, mais militant.
C’est une attitude respectable et passablement courageuse, exprimée dans un ouvrage rendu attachant par la force de ses convictions. Il plaira à tous ceux qui ne
se satisfont pas du statut quo disciplinaire, qu’il soit médical ou anthropologique
et qui considèrent que la dignité vaut plus que la santé. "Morale à l’usage des mé-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
146
decins … mourir fièrement, quand il n’est plus possible de vivre avec fierté"
(Nietzche, p. 10).
L’ouvrage se termine par un poème de Ben Okri dont voici le dernier vers :
"Nous sommes plus grands que notre désespoir". Un bel ouvrage de guérillero de
la santé publique, qui vaut bien plus que son titre.
Pour rester dans la problématique, je suggèrerais que derrière les problèmes de
communication évoqués apparaissent des questions de pouvoir et de prise de pouvoir, puisqu’il faut bien arracher le pouvoir à certains pour que d’autres (les Autres) le prennent. C’est bien pourquoi je partage avec Bruno Dujardin et ceux qui
l’ont formé la conviction que la santé publique est un champ politique et qu’il faut
s’avancer au-delà des bonnes intentions pour le modifier. Les intentions ne suffisent pas et trente ans de santé publique en apportent la preuve.
Alice Desclaux
Amades
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Jacques Dupâquier, ed. L’Espérance de vie sans incapacité Faits et tendances, premières tentatives d’explication. Paris, PUF, 1997, X + 286 p. (« Sociologies »)
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Au commencement était la démographie. Fruit d’un colloque organisé à Paris
en décembre 1995, l’ouvrage, publié sous la direction de Jacques Dupâquier,
aborde la question du vieillissement démographique des populations par le truchement d’un concept qui donne son titre à l’ouvrage. Derrière la technicité d’un
intitulé qui peut dérouter le lecteur, se cache un mouvement de longue durée propre à nos sociétés dont Dupâquier (pp. 1-4, 77-92) rappelle les grandes lignes. Au
cours des deux derniers siècles, la tendance à l’augmentation de l’espérance de
vie a été ininterrompue ; de 1820 à aujourd’hui (en 1992) la durée moyenne de la
vie a doublé (de 38,8 ans à 77,8 ans), tendance de fond qui résulte de plusieurs
évolutions. À un gain continu de l’espérance de vie à la naissance qui s’explique
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
147
par le recul séculaire de la mortalité infantile s’ajoute, depuis les trente dernières
années, un recul de la mortalité du troisième âge (60-74 ans, « les jeunes vieux »)
et du quatrième âge (75 ans et plus, « les vieux vieux » ou le grand âge).
L’amélioration de l’état de santé des populations s’explique par le reflux des maladies infectieuses et, plus récemment, des maladies cardiovasculaires et de certains cancers ; le risque de tomber malade se trouve dissocié en partie du risque de
mourir. L’augmentation continue de l’espérance de vie se surimpose, dans les
pays développés, à la baisse de la fécondité amorcée en 1965, date à laquelle cesse la phase de baby-boom caractéristique des décennies qui ont suivi la Seconde
Guerre mondiale. Ces différents mouvements se traduisent par un « vieillissement
démographique des populations », c’est-à-dire une modification de la structure
par âge des effectifs à cause de l’augmentation, en nombre relatif et absolu, des
individus âgés de 60 ans et plus, augmentation dont on constate actuellement les
premières manifestations mais qui s’amplifiera dans les décennies à venir lorsque
les baby-boomers deviendront à leur tour des anciens. Les tenants et les aboutissants de ce changement que les auteurs qualifient de « nouvelle aventure démographique », de « changement de régime démographique », ou encore « de révolution démographique » nécessiteront des recherches approfondies dans les domaines les plus divers, allant de la question de la longévité potentielle de l’espèce
humaine à celle de la longévité différentielle selon les catégories sociales et à celle des inégalités sociales face à la mort, en passant par le contenu des politiques
publiques puisqu’elles conditionnent les mesures à prendre qui anticipent ou accompagnent les changements. Le débat sur le régime des retraites peine à progresser et celui sur le système de santé est tout juste amorcé. C’est à ce dernier problème que s’attelle l’ouvrage en se focalisant sur ce que recouvre l’augmentation
de l’espérance de vie du point de vue de la santé et de la maladie. Étant donné que
la probabilité de décéder à certains âges a diminué, de quoi sera faite la tranche de
vie ainsi gagnée, et dans quel état allons-nous mourir ? Sachant que ces années
gagnées sont sans précédent, en tout cas mesurable, dans l’histoire de l’humanité,
quels concepts et quels outils permettront de connaître l’évolution de l’état de
santé des populations « vieillissantes », d’apprécier les besoins et de prévoir les
investissements et les dépenses de santé publique dans les décennies à venir ?
Divers scénarios existent (Jean-Marie Robine, pp. 7-31), selon que l’on table, ou
non, sur l’expansion de la morbidité et sur l’existence d’un mur biologique infranchissable : les maladies qui ne se révéleraient qu’à un âge avancé auraient
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
148
tendance, ou non, à augmenter. C’est à ces interrogations importantes que cherche
à répondre le concept d’« espérance de vie sans incapacité » (EVSI), encore appelé « espérance de santé ». Comme tout indicateur, l’EVSI soulève des problèmes
d’ordre statistique, mais aussi d’ordre idéologique, puisque tout outil
d’évaluation, outre ses propres limites, est porteur, implicitement ou explicitement, de représentations et de jugements de valeur qui peuvent biaiser ou gauchir
son utilisation et son utilité. Fruit d’une réflexion collective entre démographes,
épidémiologistes, sociologues, économistes, psychologues, gériatres, l’ouvrage,
composé de dix-sept communications suivies de discussions, s’articule autour de
ces deux ordres de préoccupation.
Anne-Marie Peatrik
L’Homme 167-168 : 2003
_______________
Maurice DUVAL, Un ethnologue au Mandarom. Enquête à l’intérieur
d’une « secte ». Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Ethnologies, 222 p.,
bibliogr.
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L’une des caractéristiques des travaux anthropologiques est de porter sur des
sujets d’étude (groupes ethniques minoritaires, vulnérables, précaires au plan de la
survie économique ou culturelle, opprimés) qui sont automatiquement sympatiques aux yeux de l’ethnologue chercheur comme aux yeux de ses collègues.
L’énergie dépensée est alors mise au service d’une description minutieuse de la
culture et des pratiques sociales de ces sujets d’étude ou encore d’une défense
engagée de leurs droits. L’ouvrage que nous offre Maurice Duval s’inscrit pourtant dans un tout autre registre, celui de la défense du droit de faire l’ethnographie
d’une communauté sociale fortement stigmatisée, telle la « secte » du Mandarom,
souvent qualifiée de dangereuse par les médias français, et ce, dans le respect de
la communauté religieuse à l’étude et du chercheur qui s’y aventure. Tout en présentant une analyse ethnologique classique d’une « secte » religieuse, cet ouvrage
est donc aussi porteur de questionnements fondamentaux sur l’éthique de la re-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
149
cherche et sur l’intolérance affichée par la communauté scientifique (et la population générale) face à certains objets d’étude.
Soulignons d’abord l’intérêt ethnologique de l’ouvrage. Un séjour prolongé
dans la petite communauté permanente (douze membres) de la « Cité sainte de
Mandarom », située dans les Hautes-Alpes françaises et des entretiens en profondeur réalisés auprès de fidèles qui vivent à l’extérieur de la communauté ont permis à l’auteur de présenter avec force détails l’organisation physique des lieux et
la vie quotidienne des résidents permanents (les moines et moniales) et des « chevaliers » (sympathisants vivant « dans le monde »). Sont alors présentées au second chapitre les règles alimentaires, les prières et les implications des divers renoncements « extérieurs » liés à la sexualité, au vécu des affects, au silence ou au
confort, ce renoncement aux choses concrètes de la vie étant perçu comme la vie
obligée du renoncement « intérieur », le plus difficile, soit le renoncement à soi et
la mise entre parenthèses de l’ego. Le troisième chapitre présente un portrait du
Messie lui-même, mais surtout celui de 22 adeptes de la « secte ». La richesse du
matériel contenu dans ces portraits demeure malheureusement peu exploitée.
L’analyse sociologique des aumistes (membres de la secte) présentée au chapitre
4 ne comble que très partiellement cette lacune, puisqu’elle repose plutôt sur une
analyse quantitative de certaines caractéristiques sociodémographiques collectées
à partir des réponses à un questionnaire que l’auteur a remis à 108 « chevaliers »
et 13 résidents de la cité sainte. Le dernier chapitre se consacre à l’analyse du
système de croyances proposé par le gourou de la secte, Seigneur Hamsah Manarah, alias Gilbert Bourdin, qui se présente comme l’une des incarnations de Dieu
aux côtés de Moïse ou de Mahomet et s’autoproclame Messie Cosmo-Planétaire.
D’inspiration hindouiste, mais intégrant divers éléments chrétiens, cette « secte »,
qui répondrait plutôt d’après l’auteur aux critères définitionnels des Églises proposés par Weber, présente une richesse de croyances associées aux mythes de
création, aux temps cycliques, au Paradis, au karma, aux sacrements, ainsi qu’au
rôle des Lémuriens, peuple des étoiles composé de scientifiques extra-terrestres
venant de la Lémurie qui anéantit toutes les âmes endormies et passa au laser
scientifique les Sages de l’Hyperborée (p. 185). Bref, on est ici face à un ouvrage
ethnologique minutieusement construit à partir de méthodes classiques de collecte
de données sur le terrain.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
150
En réalisant cette recherche dans le contexte d’une campagne publique agressive contre la secte Mandarom, l’auteur a fait l’objet de pressions de la part de
collègues et de membres de son entourage. Certains craignaient pour sa sécurité et
son équilibre psychologique, mais à cause du climat de suspicion, l’auteur fut
parfois soupçonné de collusion avec la secte. Des membres de la communauté
scientifique lui ont reproché sa position insuffisamment « critique » et trop exclusivement axée sur une approche émique qui risquait de banaliser les méfaits engendrés par cette secte. L’accès au financement de la recherche et à la publication
dans des revues spécialisées en fut radicalement compromis. Bref, le sujet de recherche, tabou, fut rejeté, car il ne s’inscrivait pas dans une dénonciation tout
azimut des exactions censément commises par la secte. La censure ethnologique
avait condamné à l’avance le Mandarom ramené au rang de sujet intouchable. En
dépit du constat fait par l’auteur de l’absence totale de fondements aux accusations portées contre la secte (viol d’adeptes, détournement d’argent, manipulations mentales, usage de drogues, etc.), ces données demeurent suspectes dans la
communauté scientifique. D’évidence, rappelle Maurice Duval, les gourous œuvrant en France, surtout s’ils sont français d’origine, font l’objet d’un traitement
nettement plus critique que les divers « prophètes » africains ou autres, étudiés par
d’autres anthropologues. Deux poids, deux mesures ? Cela n’est pas sans rappeler
le contraste entre, d’une part, le discours éminemment critique de l’anthropologie
sur la biomédecine et les médecins et, d’autre part, le discours complaisant tenu
sur les pratiques de « thérapeutes » traditionnels et certaines ethnomédecines,
pourtant non exemptes à l’occasion de charlatanisme.
L’intolérance frapperait-elle aussi au cœur même du haut lieu de la défense du
« comprendre avant de juger » que sont les sciences sociales et, en particulier,
l’ethnologie ? Tel semble bien être la conclusion à laquelle en arrive Maurice Duval. L’ouvrage déborde alors de façon très pertinente sur un questionnement des
préconceptions, de la censure, qui servent une rectitude anthropologique définissant certains sujets d’étude comme tabous. Il montre surtout comment il est devenu à peu près impossible d’appliquer impunément à l’étude des sectes l’approche
émique et les méthodes de l’entrevue en profondeur et de l’observation directe.
Ce livre courageux soulève la question de la rectitude et de la pression vers la
conformité aux idées en vogue, attitude qui se situe aux antipodes d’une anthropologie qui se targue de ne pas juger avant d’avoir cherché à comprendre. Si
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
151
l’anthropologie s’inscrit dans une tension constante entre défense des sujets
d’étude et objectivité, entre militantisme et analyse sensible, ici c’est le primat de
la critique et de la déconstruction qui s’impose. Ne faut-il pas ramener les chercheurs sur le chemin de la raison, et non de la passion, dans la dénonciation des
« sectes » demande l’auteur en conclusion.
Raymond Massé
Anth. & Soc. 27, 1, 2003
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Alain Ehrenberg & Anne M. Lovell, eds La Maladie mentale en mutation :
psychiatrie et société. Paris, Odile Jacob, 2001, 311p., bibl.
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Le champ psychiatrique français est l’objet, depuis ces trente dernières années, d’une série de transformations et d’extensions considérables qui en redéfinissent à la fois la fonction et la nature : l’émergence d’une culture du malheur
intime et son corollaire, la large diffusion et prescription en France des psychotropes, sont ainsi la conséquence d’une expansion des pathologies mentales et de
l’intérêt affiché pour les souffrances psychiques (addictions, dépressions et leur
lien à des situations de précarité) aux dépens des troubles psychotiques. Mais aussi, la diversité des modes de prise en charge qui inclut la psychiatrie institutionnelle dans le champ plus général et social de la santé mentale et de sa promotion.
Sur un plan plus méthodologique, l’importance d’un nouveau manuel diagnostic
(DSM-IV) 20 et l’essor des neurosciences entérinent une rupture de paradigme et
le déclin de la psychanalyse. Ces quatre transformations qui introduisent cet ouvrage collectif dirigé par Alain Ehrenberg et Anne Lovell, membres du CESAMES 21 , démontrent combien la psychiatrie ne peut plus être cernée par les seuls
repères classiques « folie », « asile » et « contrôle social ». Or, bien qu’il propose
20 Diagnostic and Statistical Manual of MentalDisorders – Fourth Edition
(DSM-IV), Washington, American Psychiatric Association, 1994.
21 Centre de recherche psychotropes, santé mentale, société (CNRS-UMR 8136,
Paris V).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
152
d’en dégager les nouveaux enjeux en croisant une dizaine de contributions de
psychiatres, de sociologues, d’anthropologues, d’historiens et de philosophes explorant trois grands axes de recherche, l’ouvrage néglige les enjeux pratiques et
politiques du monde libéral de la santé mentale ainsi que le recours largement
répandu dans les milieux urbains contemporains aux thérapies par la parole.
L’émergence d’un champ de la santé mentale ne peut donc être entièrement identifié à la dissémination sociale de dispositifs publics de soins. Il faut retenir de ce
collectif les deux premières parties car on y trouve, à côté des interrogations sur
les rapports de la biologie et du mental qui en forment une troisième 22 , des indications suffisamment précises pour former le point de départ de recherches sociologiques utiles. Mais l’on ne trouvera pas cette sociologie de la psychiatrie en
action qu’appellent pourtant de leurs vœux Alain Ehrenberg et Anne Lovell et que
l’on était en droit d’attendre à propos 1. Diagnostic and Statistical Manual of
Mental Disorders – Fourth Edition (DSM-IV), Washington, American Psychiatric
Association, 1994. 2. Centre de recherche psychotropes, santé mentale, société
(CNRS-UMR 8136, Paris V). 3. Avec les contributions de Marc Jeannerod, Vincent Descombes et Paul Rabinow. des traitements et des diagnostics psychiatriques, notamment. La plupart des contributions, d’esprit fort différent ou divergeant, sont somme toute traversées par une ligne de force qui implique un certain
consensus critique à l’encontre du Manuel diagnostic et statistique (DSM) des
troubles mentaux dont les versions successives à partir de 1952 furent développées à l’initiative de l’Association américaine de psychiatrie (APA). Un premier
axe de recherche, singulièrement disproportionné, porte ainsi sur l’apparition de
diverses pathologies mentales : alors que Jacqueline Carroy retrace l’histoire de la
première apparition d’une double personnalité en France (XIXe siècle), le cas
Félida publié par le chirurgien Azam, et en dégage les enjeux dans le cadre d’une
querelle sur l’unité du moi entre médecins et philosophes, Sherrill Mulhern relance et prolonge cette analyse dans les États-Unis des années 1980 où apparaissent
et proliférèrent des cas de troubles de personnalité multiple (TPM) suite à
l’introduction du DSM-III 23 dans un contexte de reformulation psychopathologique d’incestes et de maltraitances. Pour expliquer cette « épidémie » soudaine,
22 Avec les contributions de Marc Jeannerod, Vincent Descombes et Paul Rabi-
now.
23 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders – Third Edition (DSM-
III),Washington, American Psychiatric Association, 1981.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
153
elle propose une sociogenèse des TPM. Allan Young montre que l’éviction de la
notion de névrose du DSM-III n’a pas atteint la notion de névrose traumatique
pourtant absente du manuel. Il révèle les conditions du succès de cette notion à
travers une substitution terminologique : le trouble de stress posttraumatique
(PTSD). En marge des classifications psychiatriques habituelles soupçonnées de
construire les cas, Anne Lovell relève, suite à un travail ethnographique très original de près de dix ans, l’existence de symptômes peu connus, les « délires
d’identification des personnes », et touchant en particulier les SDF de la ville de
New York. De même, Byron J. Good et al. donnent, à partir de divers récits tirés
d’entretiens, une description culturaliste d’un cas de psychose à Java. En proposant une lecture de Byron et de Styron, Pierre Pachet tente de montrer en quoi
l’écriture de soi d’un Byron inaugure une époque de faiblesse du moi (dépressive). Les traitements et diagnostics psychiatriques font l’objet d’une seconde partie
largement rédigée par des psychiatres qui se démarquent de la psychiatrie américaine. Attachés à l’apport freudien, Daniel Widlöcher soutient une psychogenèse
des dépressions, Jacques Gasser & Michael Stigler procèdent à une comparaison
critique des modèles inférentiels (diagnostics DSM-III et IV) et des modèles relationnels (diagnostics psychodynamiques). À partir d’une analyse de la presse médicale depuis 1950, Claude Legrand, l’unique sociologue de cette partie, dégage
les modes de légitimation de la prescription de psychotropes en médecine générale dans les cas de dépression. Georges Lantéri-Laura conclut par un bilan des rapports de la psychiatrie à la société française au travers de la question d’une sociogenèse des troubles mentaux. Il ressort très nettement de ce collectif un intérêt
essentiellement porté aux conséquences de cette rupture de paradigme
qu’occasionne le DSM. Aussi, une telle démarche de sociologie de la psychopathologie contemporaine s’établit-elle aux dépens, semble-t-il, de l’étude des politiques de santé mentale qui étendent le champ et redéfinissent la fonction sociale
de la psychiatrie.
Samuel Lézé
L’Homme 169 , 2004
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
154
Mari Luz Esteban, Antropología del cuerpo : Género, itinerarios corporales, identidad y cambio. Bellaterra, 2005, 263 p.
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Cet ouvrage, qui relève de l’anthropologie féministe, porte principalement sur
les inégalités de genre. L’auteur emploie des données recueillies dans le cadre de
recherches faites au Pays Basque, et développe une proposition méthodologique
pour son analyse. S’inspirant des notions de « moral carreer » de Goffman, et de
« itinéraire thérapeutique », elle propose le terme « itinéraires corporels » pour
décrire et analyser des trajectoires personnelles relatives au corps et à la sexualité
sous une perspective orientée aussi bien vers la construction individuelle du vécu
(le soi-même), que du relationnel (le social et sa capacité d’induire des changements aussi bien relationnels que sociaux). L’œuvre se situe dans le domaine des
études du corps, qui ont émergé à partir des phénomènes culturels et sociaux tels
que l’usage particulier que l’Occident fait du corps. Dans cette perspective les
tendances revendicatrices et répressives d’un ordre social, culturel et politique,
propres au capitalisme contemporain, font du corps un espace privilégié pour explorer les contradictions sociales. Le corps est aussi considéré comme champ directement relié aux débats épistémologiques et méthodologiques dérivés de la
critique post-structuraliste et féministe.
Du point de vue théorique, Mari Luz Esteban fait état des inégalités de genre,
et propose, pour les analyser, un déplacement à la fois épistémologique et empirique par rapport aux théories actuelles sur le corps. Elle considère le corps pas
uniquement comme objet mais comme sujet en lui-même, identifiant les Ego et
les corps, afin de lire d’une autre manière les trajectoires de vie. Ce déplacement
lui permet de contester le masculin et le féminin comme catégories stables, fixes
et sans fissures, et de montrer comment les identités de genre et les identités corporelles assignent le genre au sujet à partir d’une corporalité (au sens physiologique) déterminée. De ce point de vue, les pratiques du genre sont considérées
comme des pratiques physiques, sensorielles, motrices, émotionnelles, etc. Les
débats, les défis et les luttes féministes peuvent être considérés comme une lutte
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
155
« embodied » (T. Csordas, 1994, concept qui prétend intégrer les relations entre le
corps individuel et le corps social et politique). L’auteur se sert donc, dans sa démarche, de concepts tels que les « itinéraires corporels » déjà mentionnés, les
identités corporelles et « l’empowerment ». Elle affirme que « l’empowerment »
social des femmes devra toujours être corporel.
Le livre se divise en trois parties. La première présente une révision des théories sur le corps développées par les sciences sociales et par le féminisme ;
l’auteur signale les plus significatives et montre les connexions avec les différents
courants sociologiques et anthropologiques du XXe siècle. À la fin de cette première partie elle réalise, sous forme d’une auto ethnographie, l’analyse de sa trajectoire de 14 ans de recherche sur la santé et sur le corps. Dans la seconde partie
elle expose, avec comme référent les relations de genre, un panorama général des
conceptualisations et des usages du corps dans les sociétés occidentales.
La troisième partie, qui constitue le noyau central du livre, fait le recueil des
« itinéraires corporels » de dix femmes et deux hommes sélectionnés. Les itinéraires ont été considérés comme des itinéraires d’auto transformation. Dans la première partie on trouve des entretiens de personnes qui ont une profession ou une
activité étroitement définies avec un travail corporel spécifique, au sens de Wacovant, (1995). Il s’agit de personnes qui ont une activité comprenant un exercice
physique intense, un remodelage corporel et le maintien d’une image corporelle
déterminée, dans le cadre de la profession de mannequin (mannequinage), la danse ou les sports. Dans ces entretiens n’apparaissent pas d’une manière significative les projections publiques des changements individuels ; mais en ce qui concerne les femmes, elles font état d’une permanente réflexion en s’interrogeant sur
leur identité et sur leur manière personnelle d’être femmes. Dans la deuxième
partie sont regroupés trois entretiens correspondant à des femmes caractérisées
comme ayant été imprégnées des théories féministes. Avec cette distinction on
prétend montrer que les transformations des pratiques et des identités prennent
plus d’importance et sont davantage perceptibles dans l’espace public, dans la
mesure où ces femmes ont profité des réflexions et des questionnements proposés
par le féminisme.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
156
De toute manière et en laissant de côté le fait que l’objectif du texte est
d’offrir des analyses générales, avec ce texte, l’auteur a l’intention de montrer
aussi bien les singularités que les complexités de ces itinéraires, en tant que parcours perméables, parfois contradictoires et toujours ouverts. Il s’agit donc d’un
travail sérieux et suggestif, qui offre une perspective particulière sur les processus
de construction identitaire et corporelle.
J.M. Comelles et M.-J. Valderrama
Amades
_______________
Sylvie Fainzang, Médicaments et société. Paris, PUF, 2001, 156 p., bibl.
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Aller chez un médecin, se voir prescrire une ordonnance, acheter ensuite les
médicaments et en gérer l’utilisation… autant de comportements en apparence
sans lien avec les traditions culturelles auxquelles se rattachent les protagonistes.
C’est pourtant sur ces conduites que Sylvie Fainzang s’est penchée, cherchant à
retrouver dans les gestes les plus infimes, dans les pratiques les plus anodines,
celles précisément qui semblent le moins chargées de sens, les signes d’une appartenance culturelle même enfouie, voire oubliée. L’auteur propose ainsi dans
des termes nouveaux l’explication des différences d’attitudes des individus face à
la maladie, au médecin et au traitement qui leur est prescrit, et rend compte des
raisons culturelles profondes de ces différences au sein d’un même milieu social
tout en soulevant des questions plus générales, notamment le rapport à la chose
écrite, au savoir et à l’autorité. Ce livre est issu d’une recherche menée pendant
cinq ans dans les départements de l’Hérault et du Gard en milieux rural et urbain,
auprès de malades, de familles de malades, de médecins, d’infirmières, de pharmaciens et de membres de communautés religieuses (évêque, prêtres, pasteurs,
imam, rabbin, aumôniers des hôpitaux). Elle s’est déroulée dans des contextes
variés (en hôpital, en hôpital de jour, au domicile des personne) et concernait des
pathologies différentes. Il importait de saisir le maximum de situations possibles
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
157
dans lesquelles observer les conduites individuelles et repérer les systèmes de
valeurs sur lesquelles ils se fondent. Cette perspective a permis de restituer
l’histoire singulière des sujets, considérés dans leur caractère à la fois « agi et
agissant » d’individus soumis aux déterminants culturels et sociaux du milieu
dont ils proviennent, « inféodés à des lois qui les dépassent » en même temps
« qu’auteurs, maîtres de leurs actes » (p. 12). La dimension culturelle choisie est
l’appartenance ou l’origine religieuse. L’idée de départ est que celle-ci « modèle
les individus et que cette empreinte se lit en partie dans leurs conduites quotidiennes » (p. 9). Comme le remarque l’auteur, entre les catholiques, les protestants, les
juifs et les musulmans, les frontières culturelles sont relativement floues. Ce qui
fait sens ici, ce n’est pas la pratique religieuse elle-même, mais des gestes quotidiens, ceux que Claude Lévi-Strauss disait « en apparence insignifiants » et « protégés par cette insignifiance même ». Ces conduites, qui habitent les personnes à
leur insu, sont mues par des systèmes de relations au monde qui les dépassent.
Ainsi, par delà les appartenances sociales, les types d’activité professionnelle et
les différents modes de vie, il y aurait comme un fil tendu entre des individus relevant d’une même culture religieuse. En ce sens, qu’on y adhère ou pas, qu’on la
pratique ou pas, la religion d’origine est un bon indice pour différencier les attitudes et les relations au monde des personnes étudiées. Elle structure la pensée
comme un fond de culture qui, à l’insu des protagonistes, construit, commande les
rapports à soi. On reste ici dans une « version soft du religieux » puisque, parmi
les croyants, seuls sont retenus les individus qui ont une religiosité moyenne.
Dans ce même ordre d’idée, les nouveaux venus dans une religion ne sont pas pris
en compte, puisque précisément ce qui est recherché c’est l’empreinte, la trace,
les « résidus » culturels d’une tradition sur les façons d’être et d’agir. Il s’agit
finalement de repérer ce que Claude Lévi-Strauss a appelé les « seuils culturels
inconscients ». Les résultats de ce travail sont à la mesure de cette ambition : les
comportements vis-à-vis de l’ordonnance, du médecin et du médicament disent
avec une grande constance les modèles culturels les plus enfouis, les façons de
comprendre le corps, d’assumer la souffrance et la maladie, de vivre les relations
à l’autorité (le médecin) et à la chose écrite (l’ordonnance) qui sont propres à la
sphère culturelle à laquelle appartiennent les sujets. Ces résultats sont d’autant
plus remarquables que les patients n’ont pas nécessairement de conviction religieuse et que leur origine religieuse n’a parfois apparemment plus aucune influence sur leur vie. Une des questions fondamentales du livre est celle de la sou-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
158
mission à l’autorité, et particulièrement à l’autorité de la chose écrite. C’est ainsi
que l’analyse s’ouvre sur l’usage de l’ordonnance, sur la façon dont elle est utilisée et conservée. Si l’observance de la prescription est le thème central de ce volet
de l’enquête, il est considérablement enrichi par celui de la place de l’écrit dans
les traditions catholique, protestante, juive et musulmane. Il s’agit en effet de savoir si on retrouve dans le rapport à l’ordonnance, et dans le texte écrit en général,
les mêmes relations que celles qu’entretiennent les protagonistes avec l’Écriture
sainte et avec la doctrine. Comment comprendre, par exemple, le fait que
l’ordonnance soit l’objet d’une quasi-dévotion chez de nombreux musulmans,
d’une circonspection et d’une interrogation chez la plupart des patients juifs,
d’une attention critique chez les protestants et d’une certaine convoitise chez les
catholiques ? On repère des différences culturelles profondes dans la soumission
aux prescriptions que contient l’ordonnance, mettant en scène des configurations
de rapports sociaux au sein de relations hiérarchiques. Chez les musulmans, dont
le nom luimême signifie soumission totale à Dieu, la soumission est fortement
valorisée. Par contraste, les juifs – ainsi que certains médecins catholiques notamment s’en plaignent – posent beaucoup de questions (sur leur mal, sur leur
traitement, sur les causes et les conséquences) : à l’impératif de l’interprétation
prônée par la tradition talmudique s’ajoute la nécessité de la question. Sont ainsi
mis en relation les attitudes des sujets face au médecin et à l’autorité qu’il représente en fonction d’un fond culturel et religieux, mais aussi dans leur rapport à
l’histoire, la culture étant envisagée dans une perspective dynamique. Par exemple, la forte tradition de lutte chez les réformés cévenols a produit ses effets dans
d’autres domaines : leur refus de l’autorité en général et de l’autorité médicale en
particulier semble renvoyer à leur passé de persécutions infligées par les autorités
politiques en place. La gestion des médicaments eux-mêmes est elle aussi pleine
d’enseignements. On retiendra ici que, même non consommés, ceux-ci sont
conservés dans l’espace domestique comme s’ils y possédaient une efficacité. Il y
aurait donc assimilation entre espace corporel et espace domestique. Le médicament « est ainsi fréquemment placé dans un endroit accessible […] puis rangé,
sans avoir été consommé, quand le besoin ne s’en fait plus sentir et que le mal a
disparu » (p. 45). Là encore, l’empreinte culturelle et religieuse est forte. Un des
aspects qui différencie les conduites des patients relevant des groupes examinés
est l’importance qu’ils accordent à la fonction des médicaments qui leurs sont
prescrits : tandis que les catholiques et les musulmans se préoccupent peu de sa-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
159
voir ce qu’ils absorbent, les protestants et les juifs cherchent à avoir un contrôle.
Par ailleurs, on remarque un souci de disposer de leur corps chez les protestants et
une tendance à s’en déposséder chez les catholiques. Enfin, la conduite des individus à l’égard de la prescription diffère selon les domaines pathologiques
concernés et les lieux du corps impliqués dans la maladie. Ce qui nous vaut de
belles pages sur le statut et l’image du corps dans ces diverses traditions. Ces différents points débouchent sur de multiples questions, telles celles du don
d’organe, de la douleur, de la gestion du temps, à travers notamment le délai que
l’on octroie au médicament pour produire son effet. Le cas des psychotropes est
étudié tout particulièrement, mettant en évidence, peut-être plus que d’autres médications, certains traits culturels saillants par rapport à des notions telles que la
mémoire et l’oubli, ou encore le contrôle sur son avenir et son destin. Derrière la
relation à l’ordonnance et au médicament, il y a la relation médecinpatient. Évoquant les travaux de l’école interactionniste, Sylvie Fainzang remarque qu’on
pourrait s’attendre à ce que, par delà les différences individuelles et sociales, les
patients observent de nos jours des comportements qui façonnent ce qu’on pourrait appeler le « patient contemporain ». Or, ses recherches montrent qu’il existe
des tendances profondes qui vont à l’encontre de cette idée et redonnent tout son
poids à la thème central de la soumission à l’autorité et à la hiérarchie. Remarquons enfin, tout au long de l’ouvrage, l’emploi fréquent du terme « logique ». Il
s’agit de ce fil ténu qui relie la tradition, la culture, les pratiques, les façons de
gérer ordonnance et médicaments, les modes de relation à soi et à celui qui l’a
prescrit, à des valeurs fondamentales apparemment sans lien avec ces domaines.
L’identification de ces logiques et la typologie construite en fonction des appartenances culturelles utilisées ici se sont donc révélée fort riches de relations avec de
nombreux domaines. La problématique des empreintes culturelles s’avère ainsi
étonnamment féconde. Elle fait apparaître des cohérences entre des pratiques sociales particulières et des fonds culturels enfouis. Elle permet de mettre en rapport
des attitudes appartenant aux sphères de l’intime et des systèmes de valeurs fondamentaux auxquels se rattachent les sujets. Les analyses très fines présentées
dans cet ouvrage apportent un regard neuf sur des domaines variés qui intéressent
aussi bien l’ethnologue et le sociologue que les professionnels de la santé et les
responsables politiques, notamment en ce qui concerne les raisons et les logiques
d’utilisation des médicaments au sein de la famille, le traitement de la douleur, et,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
160
plus généralement, ce qui touche aux relations médecins/malades comme cas particulier d’une relation hiérarchique et comme symptôme d’une culture.
Anne Marcovich
L’Homme 162 : 2002
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Sylvie Fainzang, La Relation médecins/malades : information et mensonge.
Paris, Presses universitaires de France, 2006, 159 p., bibl., index
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Cet ouvrage présente les résultats d’une recherche stimulante sur les questions
de l’information et du mensonge dans la relation médecin-malade. Depuis les
années 1960, ce thème a fait l’objet de nombreuses études, qui, partant généralement d’une perspective psychologique, ont souvent été conduites dans le contexte
d’une maladie grave. Dans son ouvrage, Sylvie Fainzang a fait le choix innovant
de « dépsychologiser » ce thème et de s’intéresser à ses mécanismes sociaux. Pour
cela, elle a conduit un travail de terrain riche dans des services hospitaliers, essentiellement en cancérologie, auprès de médecins et de malades. En adoptant une
posture anthropologique fondée sur l’immersion et l’empathie, elle a observé de
nombreuses consultations de différents types (consultations d’annonce du diagnostic initial ou de rechute et consultations de suivi de la maladie), conduit un
très grand nombre d’entretiens formels et informels et fait varier leurs contextes
(bureau, salle d’attente, domicile des malades), ce qui lui a permis d’obtenir un
matériel extrêmement riche et d’accéder aux mécanismes de l’information, jusqu’à en percer ce qui est encore considéré comme un tabou dans le monde médical : le mensonge. Après une introduction particulièrement intéressante, le livre
est composé de trois parties.
• Du côté des médecins. Dans la première partie, Sylvie Fainzang analyse les
arguments et les conduites des médecins à l’égard de l’information. Elle montre
l’existence d’une doctrine quasi unanime : « la vraie information c’est de répon-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
161
dre à la demande des malades » (p. 30). Pour détecter cette demande, les médecins disent se fier à leur capacité à « sentir » le besoin d’information, et à « observer » des signes, comme, par exemple, le regard du patient. Cette posture témoigne, selon l’auteur, de l’omniprésence de l’analyse psychologique dans le champ
médical et nie totalement la dimension sociologique de l’échange verbal. Pour
Sylvie Fainzang, le critère qui fonde l’information donnée au patient est pourtant
largement social. Elle constate en effet que les informations précises sur l’état de
santé, ainsi que celles relatives aux risques d’un traitement sont plus volontiers
données aux personnes d’un niveau socioculturel élevé même lorsque celles-ci ne
demandent rien. À l’inverse, les malades issus de milieux populaires sont souvent
réduits à l’ignorance du fait qu’ils ne savent pas formuler les bonnes questions ou
qu’ils n’osent pas en poser aux médecins hospitaliers.
Concernant le mensonge (dissimulation d’une vraie parole ou production
d’une fausse parole), les médecins justifient son recours par le fait que les patients
ne sont pas capables d’entendre la vérité. Toutefois, grâce aux observations, Sylvie Fainzang met en lumière les préjugés sociaux et culturels à partir desquels les
médecins jugent un patient apte ou inapte à entendre la vérité d’une part, et montre, d’autre part, que le discours mensonger est souvent produit dans un dessein
bien précis : inciter le malade à prendre le traitement prescrit. La rétention
d’informations ou la production d’une fausse parole concernant les risques ou les
effets nocifs d’un traitement permettent aux médecins de parvenir à cet objectif.
Cette observation rejoint celle évoquée par l’anthropologue Anne-Mei The
concernant les essais cliniques dont les médecins taisent parfois les risques afin
d’assurer la participation du patient1. Le mensonge peut également prendre la
forme d’une manipulation terminologique. Ainsi, lorsque les médecins évoquent
devant le patient la nécessité de faire une « pause thérapeutique », ils signifient en
réalité l’échec du traitement. Sylvie Fainzang note que le mensonge est davantage
accompli à destination des malades issus de milieux populaires.
• Du côté des patients. La deuxième partie du livre est consacrée aux arguments et conduites des patients à l’égard de l’information. L’auteur dégage des
logiques collectives particulièrement intéressantes. Ainsi, le désir des patients
d’obtenir des informations est à la fois lié à la nécessité de bien suivre le traitement thérapeutique, de mieux anticiper et gérer ses effets négatifs, mais aussi à la
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
162
conviction qu’une meilleure connaissance peut prévenir l’aggravation de leur état
et à la volonté d’organiser leur temps de vie. Toutefois, les patients ont parfois le
sentiment que leur quête d’informations est traitée avec mépris par les médecins ;
ils supportent mal les ambiguïtés dans le discours des médecins, par exemple
lorsqu’ils rassurent avec un « il ne faut pas s’inquiéter » tout en prescrivant des
examens complémentaires pour confirmer un diagnostic.
La plus ou moins grande facilité avec laquelle les patients interrogent leur
médecin est fortement liée à leur niveau socioculturel. Ils mobilisent aussi des
stratégies pour obtenir des informations comme, par exemple, poser les mêmes
questions à différentes consultations ou à différents moments. Lorsque les patients
soupçonnent une rétention d’informations, ils cherchent à interpréter des gestes,
un regard ou une décision (envoi dans un autre hôpital, par exemple). Certains
gestes pour rassurer (la main sur l’épaule) sont généralement interprétés comme
des signes de gravité de leur état. Sylvie Fainzang montre très bien que l’usage
récurrent du mensonge par les médecins n’est pas sans conséquences : perte de
confiance chez les malades, avec une remise en question des « bonnes nouvelles », et nomadisme médical.
Les patients aussi peuvent dissimuler ou manipuler des informations. Le mécanisme le plus fréquent est de minimiser les symptômes pour éviter des examens
et, éventuellement, la confrontation avec un diagnostic signalant une aggravation
de leur état. Le mensonge est davantage accompli par les patients de statut social
inférieur.
• Les malentendus. La dernière partie est consacrée aux conditions dans lesquelles apparaissent les « malentendus » entre les médecins et les malades. Dans
le contexte des essais thérapeutiques, la notice d’information peut conduire à des
incompréhensions. Les malentendus sont aussi créés par les polysémies. Sylvie
Fainzang donne des exemples intéressants, montrant que les usages contraires de
mêmes termes peuvent conduire à des inquiétudes ou à des joies injustifiées chez
les patients. Mais les malentendus résultent également de surinterprétations du
discours de l’autre. Ces analyses sont l’occasion d’une réflexion sur les notions de
« démocratie sanitaire », de « consentement éclairé » ou de « pouvoir de décision ».
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
163
Ce livre est non seulement passionnant à lire mais il apporte aussi un nouvel
éclairage sur un sujet trop peu exploré par les sociologues et les anthropologues. Il
contribue très efficacement à une meilleure compréhension des positions, conduites, enjeux et contraintes des médecins et des malades à l’égard de la transmission
d’informations dans le cadre d’une maladie grave. Enfin, il propose une réflexion
anthropologique sur le mensonge dans ses relations au secret et au pouvoir, dans
un contexte où les rôles sociaux du médecin et du malade évoluent et où
s’affrontent les anciennes et les nouvelles valeurs qui y sont associées.
1. Anne-Mei The, Palliative Care and Communication : Experiences in
the Clinic, Buckingham-Philadephia, Open University Press, 2002.
Sophia Rosman
L'Homme, 184, 2007
_______________
Toyin FALALO & Dennis Ityavyar (eds), The Political Economy of
Health in Africa. Athens, Ohio University Center for International Studies. 1992,
xii-246 p. (Monographs in International Studies, Africa Series, 60)
Retour à la table des matières
Les auteurs sont pour la plupart Nigérians, Ghanéens et Kényans, formés en
Amérique du Nord et enseignent, principalement dans des universités d’Afrique
de l’Ouest, la géographie, l’histoire, la sociologie, la psychologie et la science
politique, mais aucun – le fait est notable – l’économie. Il est ainsi intéressant de
noter la filiation existant, dans le domaine de la maladie et de la santé, entre économie politique africaine et les courants radicaux nord-américains en sciences
sociales.
Après une introduction qui décrit et justifie la construction du livre, tout en
plaçant l’urgence de son propos dans le contexte de la faillite non seulement des
dispositifs sanitaires, mais aussi des modèles de santé eux-mêmes, l’ouvrage se
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
164
décompose en deux parties de cinq chapitres chacune. La première présente « Les
systèmes indigènes et l’héritage colonial » la seconde « Les crises et les contradictions contemporaines ». Ainsi les enjeux actuels de la santé publique en Afrique se donnent-ils à lire selon un schéma diachronique, en partant des situations
précoloniales et coloniales.
Le texte de T. Falola qui ouvre le livre, “The crisis of African health services”,
dresse un tableau sombre de l’état de la santé sur le continent africain. La médecine coloniale est accusée d’avoir déstructuré les pratiques thérapeutiques locales et
I’ordre post-colonial est jugé responsable de la recrudescence des maladies endémiques et de l’aggravation des inégalités devant la santé. La dénonciation de
l’ordre mondial porte plus particulièrement sur les rapports économiques internationaux avec leurs effets dévastateurs sur l’état nutritionnel et sanitaire des populations, les politiques de l’industrie pharmaceutique a l’égard de pays considérés
comme non solvables et peu regardants, les opérations de déversement incontrôlé
de produits toxiques indésirables en provenance des autres continents. La fin de
l’article évoque la nécessité de mettre en œuvre des solutions nouvelles : au-delà
des soins de santé primaires (SSP), dont l’A. fait une description favorable, mais
qu’il se garde d’évaluer précisément, il en appelle plus radicalement à une « révolution de la santé publique remplaçant l’approche curative par des actions préventives, transformant le système de soins pour le rendre plus équitable, mobilisant
tous les acteurs à commencer par les thérapeutes traditionnels (traditional healers)
et les agents de santé de base (barefoot doctors).
La partie intitulée « Systèmes indigènes et héritage colonial » comporte cinq
chapitres. Las deux premiers proposent des analyses générales sur les pratiques
thérapeutiques précoloniales (D. Ityavyar), et sur la médecine coloniale (Koft
Bonsi). Il s’agit de lectures de phénomènes très globaux sur « l’articulation des
modes de production » et sur « les intérêts de classe de la bourgeoisie médicale ».
Las trois textes suivants portent sur l’histoire de la santé dans trois pays : le Nigéria (D. Ityavyar), Ic Kénya (F.M. Mburu), et le Ghana (Patrick Twumasi). On y
trouve des présentations plus circonstanciées introduisant des indications historiques notamment sur la médecine des empires coloniaux et des missions religieuses.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
165
La seconde partie, qui analyse les « crises et contradictions contemporaines »
débute par un chapitre assez inattendu sur la recherche et l’enseignement en
sciences sociales sur la médecine à partir d’une étude menée dans douze universités nigérianes (Isidore Ubot). Elle comprend également deux textes sur les relations de concurrence et de complémentarité des médecines moderne et traditionnelles (U.A. Igun) et sur les politiques actuelles de santé et leur pertinence pour la
continent africain (Robert Stock & Charles Anyinam). Deux chapitres enfin mettent en relation l’ordre social et politique, d’une part, et les conditions de santé, de
l’autre, la premier autour des questions de violence (D. Ityavyar), la seconde sur
les inégalités de santé (Tola Olu Pearce).
Cet ouvrage collectif présente ainsi une vision cohérente de la santé en Afrique anglophone, à partir d’une série de textes qui s’inscrivent tous dans une perspective marxistc telle qu’elle s’est développée autour de Ray Elling, Meredeth
Turshen et surtout Vicente Navarro intégrant les théories de la domination coloniale de Frantz Fanon et du capitalisme périphérique de Samir Amin. De manière
moins explicite que ce n’est le cas pour leurs collègues nord-américains radicaux,
les auteurs de ce livre offrent donc un contrepoint à la majorité des travaux de
sciences sociales sur la maladie et la médecine en Afrique qui s’intércssent plus
volontiers aux dimensions culturelles et cognitives qu’aux aspects économiques et
politiques de la santé. C’est là ce qui fait l’importance de ce recueil de textes et
son originalité, tout au moins pour la littérature africaniste, car il existe parmi les
travaux latino-americanistes, un grand nombre d’ouvrages se situant dans la même ligne, an moins depuis les années 70.
Comme ces prédécesseurs d’outrc-Atlantiquc, les AA. du présent livre pèchent par un excès d’encadrement théorique par rapport aux données empiriques
et par une contamination de la réflexion conceptuelle par une idéologie monolithique. On peut regretter à cet égard que les références, les apports et les débats
des deux dernières décennies en anthropologie de la maladie et en histoire de la
colonisation n’aient pas été réellement mises à contribution. Non par une quelconque nécessité académique, mais simplement parce que les travaux anthropologiques ont appris à s’interroger autrement sur les médecines traditionnelles et sur
leurs relations avec la biomédecine et parce que les études historiographiques ont
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
166
révélé des situations riches et complexes qui s’accommodent mal des simplifications présentées.
La récurrence de modèles évolutionnistes est aujourd’hui difficilement acceptable, surtout dans la torsion ultra-schématiquc qui en est donnée le premier stade
de l’histoire de la médecine est ainsi « l’ère de l’ignorance, quand rien ou presque
n’était connu sur la nature des maladies et comment les soigner » (p.4). Trente ans
après La pensée sauvage, cette vision primitiviste peut surprendre.
L’ethnocentrisme et l’anachronismc des descriptions des médecines traditionnclles sont également discutables : les conceptions de la santé et de l’individu sain
étaient aussi larges que celles de l’Organisation mondiale de la santé » (p. 37), on
encore : « les services de médecine et de santé dans l’Afriquc précapitaliste
étaient décentralisés » (p. 40). Une interrogation sur la pertinence de ces catégories dans des contextes historiques et culturels aussi différents est formulée depuis
plus d’un quart de siècle par les anthropologues.
La critique du système colonial, si l’on peut volontiers y souscrire dans son
principe général, aurait mérité un approfondissement à la lumière des travaux
nombreux sur la colonisation, son idéologie et sa médecine, la diversité de ses
réalisations concrètes et les phénomènes de résistance qu’elle a suscités. De même, l’analyse de la santé publique actuelle devrait dépasser l’énoncé des principes
fondateurs de la politique des SSP pour les montrer concrètement à l’œuvre, ce
qu’une série de recherches menées au cours de la dernière décennie aurait du
permettre.
Outrage nécessaire donc, tant le politique a été négligé dans la plupart des travaux sur la maladie et la médecine en Afrique, au moins jusqu’à une période récente. Ouvrage stimulant aussi, en particulier dans les chapitres sur la violence et
les inégalités, où sont jetées les bases d’une réflexion plus générale sur
l’incorporation de l’ordre sociopolitique. Mais ouvrage demeurant prisonnier de
modèles qui ont ouvert, dans les années 60 et 70, de nouvelles perspectives sur la
santé dans le tiers-monde, mais qu’il faudrait, deux décennies plus tard, confronter avec les résultats de recherches en sciences sociales menées dans l’intervalle.
On saura gré aux AA. de la vigueur de leur propos, mais l’analyse du politique
mérite plus de rigueur dans la critique.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
167
Didier Fassin
Psychopathologie africaine, 1997, XXVIII, 1 : 122-125.
_______________
Farmer, Paul. Pathologies of Power. Health, Human Rights, and the New
War on the Poor. Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press,
2003, 402 p.
Retour à la table des matières
Comment est-il possible qu’à une époque caractérisée par l’opulence et les
progrès scientifiques, le droit le plus élémentaire, celui de survivre, ne soit pas
garanti à tous les hommes et comment réagir face à cette réalité ? C’est à ces deux
questions que Paul Farmer se propose de répondre dans cet ouvrage en développant, d’une part, le concept de « violence structurelle » (structural violence) pour
l’analyse des mécanismes de pouvoir qui s’appliquent sur les individus et, d’autre
part, une posture de « solidarité pragmatique » dans le but de transformer la posture du témoin compatissant (« l’être là ») en une action concrète orientée vers le
soutien aux victimes de cette violence structurelle.
Le concept de « violence structurelle » apparaît dans les écrits de Paul Farmer
dès 1996 dans un article publié dans la revue Daedalus 24 . Il est également le su-
24 Paul Farmer, « On Suffering and Structural Violence : A View from Below »,
Daedalus, 125 (1), 1996, pp. 261-283 (réédité in A. Kleinman et al. (eds.), Social Suffering, Berkeley, Los Angeles-London, University of California Press,
1997, pp. 261-283). La question de la violence structurelle et de l’impact des
inégalités sur la santé des populations sous-tend l’ensemble des travaux de
Paul Farmer. On pourra consulter : Sida en Haïti. La victime accusée, Paris,
Karthala, 1996 ; (avec M. Connors & J. Simmons), Women, Poverty, and
aids. Sex, Drugs, and Structural Violence, Monroe, Maine, Common Courage
Press, 1996 ; Infections and Inequalities : The Modern Plagues, Berkeley, Los
Angeles-Londres, University of California Press, 1999.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
168
jet de sa leçon inaugurale au collège de France en 2001 25 . Dans le présent ouvrage, comme dans les écrits précédents, la « violence structurelle » relève plus
d’une catégorie aux contours flous que d’un outil analytique précis comme le précise lui-même l’auteur : « Dans ce livre, comme ailleurs, j’utilise cette expression
comme une rubrique générale incluant une quantité d’offenses envers la dignité
humaine : pauvreté extrême et relative, inégalités sociales allant du racisme aux
inégalités de genre, et enfin les formes de violence les plus spectaculaires et qui
constituent incontestablement des violations des droits de l’Homme, certains
d’entre eux s’exerçant sur des individus après qu’ils aient tenté d’échapper à la
violence structurelle […] » (p. 8). De manière plus générale, Paul Farmer utilise
l’expression « violence structurelle » comme synonyme de « structures sociales
inégalitaires » (p. 230) et tente d’en discerner la nature afin d’analyser leur rôle
dans la distribution des « souffrances humaines ». Pour ce faire, Paul Farmer réitère ici encore son credo pour les principes méthodologiques avancées dans le
cadre de ses travaux sur l’épidémie de sida en Haïti et qui consistent en une analyse géographiquement étendue (geographically broad), profonde historiquement
(historically deep), et devant considérer différents facteurs sociaux de manière
simultanée (simultaneous consideration of various social « axes »), comme le
genre, l’ethnie, la race, la classe sociale, le statut légal (migrant, demandeur
d’asile), ou la préférence sexuelle… À ces trois axes s’ajoute, dans Pathologies of
Power, un quatrième puisque Paul Farmer entend décrire les « maux du pouvoir »
à partir d’une enquête multi-sites. Celle-ci est construite à partir de son expérience
au sein de « Partners in Health » 26 auprès de diverses populations qu’il rencontre
à la fois comme médecin et comme anthropologue. Des paysans haïtiens du plateau central, aux habitants du Chiapas en passant par les prisonniers russes infectés par la tuberculose (ou par des formes multirésistantes) ou les détenus haïtiens
séropositifs d’une base américaine à Cuba, Paul Farmer dénonce les liens impla25 Paul Farmer, La violence structurelle et la matérialité du social. Leçon inaugu-
rale faite le vendredi 9 novembre 2001 au Collège de France, Paris, Collège
de France, 2002.
26 Le site de l’association « Partners in Health » peut être consulté à l’adresse
suivante : http ://phi.org. L’association a été créée en 1987 par Paul Farmer,
Thomas J. White, et Todd McCormack dans le but de soutenir les activités
d’un projet de santé communautaire fondé à Cange, dans un district rural
d’Haïti (Pour une présentation de l’historique de cette association, cf.
http ://www.pih.org/whoweare/history.html#background).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
169
cables entre un ordre du monde dicté par les puissants et reposant sur l’idée d’une
relativité de la valeur de la vie humaine, idée bien souvent défendue plus ou
moins innocemment selon l’auteur par les tenants du relativisme culturel.
L’ensemble de l’ouvrage présente ainsi des récits, parfois en miroir, de violences
subies par les individus et relevant du déni de droits (emprisonnements abusifs,
coups d’État) ou/et du déni de la vie même (assassinats politiques, refus
d’administration d’un traitement efficace, mais plus onéreux, contre la tuberculose multirésistante). Ces pratiques des puissants, qui relèvent de la violation de la
déclaration universelle des droits de l’Homme, sont analysées comme
l’aboutissement logique de jeux de pouvoirs allant de décisions unilatérales prises
soit par des organismes internationaux de santé au nom du « bien-être de tous » et
du rapport « coût/efficacité », soit par des États tout-puissants imposant leurs vues
et défendant leurs intérêts dans un rapport de force inégal.
S’inscrivant contre un relativisme culturel caractérisant certains travaux anthropologiques, Farmer estime que « les violations de la dignité humaine ne doivent pas être acceptées au nom d’une idéologie locale ou une longue tradition. Au
contraire, l’anthropologie — en commun avec les perspectives sociologiques et
historiques en général — nous autorise à situer dans des contextes plus larges à la
fois les violations de droits de l’Homme et les discours (et toutes les autres réponses) qu’ils génèrent. En outre, ces disciplines nous permettent de faire reposer
notre compréhension des violations des droits de l’Homme sur des analyses plus
larges du pouvoir et de l’inégalité sociale. Alors qu’une approche purement légale
des droits de l’Homme a tendance à obscurcir les dynamiques des violations des
droits de l’Homme, les disciplines contextualisantes les révèlent comme des pathologies du pouvoir. Les inégalités sociales fondées sur la race ou l’ethnie, le
genre, l’orientation religieuse, et — par-dessus tout — la classe sociale sont la
force motrice derrière la plupart des violations de droits de l’Homme. En d’autres
termes, la violence contre les individus est généralement ancrée dans une violence
structurelle bien établie » (p. 210).
Refusant donc de laisser la question des droits de l’Homme entre les mains
des experts juridiques et des avocats, Paul Farmer exhorte ses collègues médecins
et/ou anthropologues à sortir de leur réserve et à prendre la mesure de ce qu’ils
observent — à savoir que les maux s’abattent inéluctablement sur les pauvres —
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
170
et à en tirer des conséquences du point de vue de l’action, c’est-à-dire à se demander : « Notre action aide-t-elle ceux qui souffrent ou pas ? » (p. 226).
Cette question que pose l’auteur à ses deux communautés de référence (médecins et anthropologues) repose sur une lecture de la « théologie de la libération »
retenant l’un de ses principes méthodologiques 27 : « observe, juge, agis »
(p. 140). Cela implique non seulement de donner une voix aux victimes de la violence structurelle mais, leur discours une fois entendu et l’analyse réalisée, d’agir
en conséquence et de manière pragmatique. Paul Farmer explique ainsi sa position : « La solidarité est un bien précieux : les gens exposés à de grandes difficultés expriment souvent leur reconnaissance pour les prières et les bons vœux de
leurs frères humains. Mais lorsque les sentiments sont accompagnés de nourriture
et de services qui peuvent atténuer l’injuste difficulté, alors cette solidarité s’en
trouve enrichie. Aux yeux de ceux qui vivent dans un besoin extrême, la solidarité
sans composante pragmatique a si souvent l’air d’une piété abstraite […] »
(p. 146).
Cette approche pragmatique consiste non seulement à découvrir « les causes à
l’origine de la pauvreté et à lutter contre elles concrètement, mais également à
obtenir les expériences et les vues des pauvres et à les incorporer dans chaque
observation, jugement et action » (ibid.), ce que l’auteur appelle la « solidarité
pragmatique » (pragmatic solidarity). Ce constat impose donc de « prendre parti
pour les pauvres » (to make an option-for-the-poor) et les soigner constitue pour
l’auteur une première réponse concrète. Il invite également à « penser localement
et globalement et à agir en réponse à ces deux niveaux d’analyse » (p. 159). C’est,
d’après l’auteur, par ce travail à différentes échelles qu’il est possible
« d’affronter les structures qui créent et maintiennent la pauvreté et les structures
ayant sur les individus un effet pathogène » (ibid.).
On ne peut que souscrire à l’ethnographie multi-sites de Paul Farmer et reconnaître la pertinence d’une inscription des biographies individuelles dans une matrice plus large ayant des ramifications, au-delà des enjeux locaux, dans des relations de pouvoir à analyser dans le cadre d’une économie politique internationale.
27
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
171
De même sa dénonciation des conséquences du relativisme culturel emblématique
d’une anthropologie nostalgique, partisane du statu quo et myope face aux mécanismes de reproductions des inégalités est salutaire. Enfin sa volonté de prendre la
question des droits de l’Homme non pas seulement comme une question sérieuse
mais comme un agenda, incitant ainsi ceux qui ont « les yeux ouverts » à dépasser
la position somme toute confortable de témoin pour développer une « solidarité
pragmatique » donne effectivement à penser à ceux qui fréquentent les « victimes
des violences structurelles ». Paul Farmer souligne avec justesse que la Déclaration universelle des droits de l’Homme comporte une dimension sanitaire explicite (article 25, alinéa 1) 28 dont la lecture donne le vertige au regard de la situation
concrète de la majorité de la population mondiale 29 .
Cependant l’analyse martelée de l’auteur souffre de deux travers. En voulant
embrasser sous la rubrique de violence structurelle la totalité des inégalités auxquelles les individus sont confrontées, Paul Farmer dissout dans le bain des injustices la spécificité de phénomènes dont il parle. En quoi l’usage de la notion de
violence structurelle permet-elle une analyse plus pertinente des diverses violences qu’il décrit ? Peut-on vraiment analyser finement les mécanismes et les logiques en jeu dans les violences politiques en Amérique du Sud, dans celles faites
aux femmes, dans le traitement des séropositifs haïtiens avec le même outil ?
Qu’ajouterait l’usage de la notion de violence structurelle à l’analyse de l’univers
des revendeurs de crack d’El Bario 30 , à celle des réseaux illicites de revente
d’organes ou à la compréhension des facteurs conduisant au Brésil des mères à
28 Paul Farmer s’inspire notamment des travaux de Jon Sobrino, dont on pourra
consulter en Français : Jésus en Amérique latine : sa signification pour la foi
et la christologie, Paris, Éditions du Cerf, 1986.
29 Paul Farmer renvoie ainsi à un rapport émanant de la Banque Mondiale
(D. R. Gwatkin & M. Guillot, The Burden of Disease among the Global Poor :
Current Situation, Future Trends, and Implications for Strategy, Washington,
DC, The International Bank for Reconstruction and Development-The World
Bank, 2000) dont les données sont éloquentes à ce propos. P. Farmer note :
« Sur l’ensemble du globe, les maladies contagieuses qui ne causent que
7,7 % des décès chez les riches, sont à l’origine de 58,6 % des décès chez les
pauvres et de 34,2 % des morts totales » (p. 320, note 25).
30 P. Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Éditions du
Seuil, 2001.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
172
laisser mourir de faim leur jeune enfant 31 ? Si la légitimité du propos de Paul
Farmer n’est pas en doute, l’intérêt du concept de violence structurelle, comme
catégorie analytique l’est plus. L’ambiguïté de cet ouvrage, c’est qu’écrit du double point de vue de Paul Farmer (médecine et anthropologie, le tout envisagé simultanément), le texte vise en réalité un public plus large que les audiences associées à ces deux activités. Paul Farmer s’adresse aux « gens de bonne volonté »
refusant de rester inactif devant l’évidence. Ce propos qui n’est finalement pas
très nouveau pour Paul Farmer (il caractérise ses travaux précédents) prend des
accents de prophétie et repose sur des accents moralistes dont l’objectif n’est pas
au fond d’affiner l’analyse mais partant de son expérience de créer bel et bien
« un élan pour les pauvres ».
5 Déclaration universelle des droits de l’Homme, 1948, article 25, alinéa
1 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer
sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour
l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi
que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en
cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou
dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de
circonstances indépendantes de sa volonté. »
Frédéric Le Marcis
Cahiers d'études africaines, 178, 2005.
_______________
31 Sur les réseaux illicites de vente d’organes, voir N. Scheper-Hugues, « Theft
of Life : The Globalization of Organ Stealing Rumours », Anthropology Today, 12 (3), juin 1996, pp. 3-11. Sur la mortalité infanto-juvénile au Brésil,
voir N. Scheper-Hugues, Death Without Weeping ; The Violence of Everyday
Life in Brazil, Berkeley-Los Angeles-Oxford. University of California Press,
1992.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
173
Fassin, Didier (dir.). Afflictions. L’Afrique du Sud, de l’apartheid au sida.
Paris, Karthala (« Hommes et Sociétés »), 2004, 295 p. (Avant-propos de Malegapuru William Makgoba, Postface de Paul Farmer).
Retour à la table des matières
Afflictions constitue pour la recherche en sciences sociales sur le sida en Afrique une très bonne nouvelle. De celles que l’on savait imminentes et dont le
contenu est à la hauteur de l’attente intellectuelle et de l’intérêt scientifique. Si
c’est une « bonne nouvelle », les « nouvelles » contenues dans le livre ne sont
pourtant pas réjouissantes. En République sud-africaine (rsa), une affliction a
remplacé l’autre. L’apartheid semble avoir préparé le terrain à l’expansion de
l’épidémie du sida dans un mécanisme que l’on pourrait définir en empruntant
une expression que Didier Fassin a utilisée dans un travail précédent :
l’incorporation des inégalités. À celles-ci se greffe un contexte de violences quotidiennes, symboliques, physiques, sociales, en un mot structurelles. Le terrain
sud-africain de Didier Fassin et de ses collègues paraît avoir été façonné sur mesure pour éclairer la scène de la tragédie du sida par tous les faisceaux de notions
que ce chercheur avait constitués sur d’autres terrains depuis les années 1980 :
« pouvoir et maladie », « l’incorporation des inégalités », « l’espace politique de
la santé » et son corollaire le « gouvernement de la vie »… C’est donc le paradigme des inégalités structurelles dans le champ de la santé qui trouve ici une
terre d’élection, à l’interface du défunt apartheid et du présent tragique du sida.
Cet ouvrage consacre une série de recherches menées d’abord sous la direction de
Didier Fassin, puis sous la double tutelle du même auteur et de Helen Schneider,
professeure associée à l’université de Witwatersrand (Center for Health Policy).
Pour celles et ceux qui s’intéressent aux dynamiques sociales et politiques qui
accompagnent et répondent à l’expansion de la pandémie du sida en Afrique australe, ce livre illustre aussi la constance des efforts consacrés par D. Fassin depuis
plusieurs années pour rendre intelligibles les logiques sociales et politiques de
l’épidémie du sida en rsa ; constance d’une problématique et d’un travail de recherche, des échanges scientifiques entre « le Nord et le Sud » et, enfin, de la
promotion de jeunes chercheurs dont cette publication collective montre les res-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
174
sources scientifiques ainsi qu’un certain renouvellement de la réflexion sur le sida
en Afrique.
Ceux qui ont lu les textes écrits ou co-écrits par D. Fassin depuis le début de
la décennie 2000 peuvent mesurer la constance de la progression de ce travail
concernant « les sociétés post-apartheid » face au sida. C’est dans la droite ligne
d’une double confrontation initiale que se situe le fil d’Ariane de la réflexion : la
collusion entre « la fin de la contention politique » et l’avènement dramatique de
l’épidémie de sida en Afrique australe. Pour autant, l’auteur nous invite à éviter
les relations de causalité factices autant que les distinctions arbitraires pour instruire le procès de l’économie politique du sida dans « la Nation arc-en-ciel ».
« Assimiler les deux situations n’est toutefois pas sans risque, non seulement parce que les enjeux politiques sont de nature radicalement différente, mais aussi
parce que ce rapprochement insistant tend à mettre le gouvernement
d’aujourd’hui, dénoncé pour ses incohérences face à l’épidémie, dans une position
similaire au pouvoir raciste et criminel d’hier — ce qui est évidemment intolérable pour ceux-là mêmes qui en ont été les victimes et l’ont pendant tant d’années
combattu » (p. 10). Pour autant, pour cette épidémie qui touche directement près
de cinq millions de Sud-Africains ce qui en fait le pays qui compte le plus de personnes vivant avec le vih/sida, il s’agit bien d’une tragédie qui s’explique autant
par un passé de discriminations et de ségrégations sociales et raciales que par le
présent. Le livre propose ainsi de déconstruire patiemment les différentes dimensions de la concaténation des facteurs qui façonnent le problème du sida en rsa
aujourd’hui. « C’est de cette empreinte du temps que traite ce livre, trace profonde d’un temps court, celui des années de la fin de l’apartheid et de la libération de
l’oppresseur, d’un temps long aussi, celui de décennies de ségrégation, de domination et d’exploitation violentes à l’égard principalement des populations sudafricaines noires » (pp. 10-11).
Une des questions par lesquelles Didier Fassin et ses collègues ont appréhendé
l’épidémie sud-africaine est celle du rôle politique et symbolique de la rsa dans le
contexte d’une Afrique du Sud libérée et confrontée à des défis sociaux, économiques et politiques inédits. Avec une constance de métronome, D. Fassin a occupé, article après article, l’espace scientifique de l’appréhension idéologique du
drame sud-africain à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il fait ainsi partie, pour les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
175
oreilles qui ont accepté d’entendre sa voix, de ceux qui ont tôt fait de relativiser
l’impact des postures dissidentes du Président Thabo Mbeki et de les replacer
dans une dialectique complexe qui mettait à distance le « global » et
l’« universel » dans les exigences d’apparence contradictoire du gouvernement
sud-africain. Le sida est un immense défi pour la rsa, notamment à cause du nombre, sans précédent, de personnes nécessitant une prise en charge sociale et médicale dans un contexte de mutations de tous ordres et sur fond de violence multidimensionnelle. Ce travail collectif va au-delà des vicissitudes de l’inscription de
la rsa dans l’ordre (ou le désordre) mondial et nous fait plonger dans l’univers
composite d’une société dans laquelle le sida se greffe à la brutalité des changements sociaux, passés et présents. Depuis les travaux de Paul Farmer en Haïti, le
sida a rarement été de manière aussi abrupte le syndrome symétrique d’une vie
quotidienne portée par des relations sociales quasi anomiques et pourtant d’une
violence symptomatique d’un « ordre » social : entre générations, entre hommes
et femmes, entre Blancs et Noirs, entre minorités aisées et majorités précaires,
entre patrons et employés, etc. Entre toutes ces disparités qui, selon la problématique de Fassin et Farmer, marquent les corps, le livre aborde en neuf chapitres les
enjeux politiques, sociaux et relationnels que génère la pandémie du sida en rsa.
Les auteurs mettent un point d’honneur à situer leur propos dans le temps, de manière diachronique, pendant et après l’apartheid.
Après la reprise par D. Fassin d’un thème qui lui est cher, comme nous
l’avons dit plus haut (« L’incorporation de l’inégalité », chap. 1), Deborah Posel,
professeure de sociologie à l’université de Witwatersrand, décrypte une nouvelle
fois la controverse sur le sida en rsa à partir de plusieurs niveaux de lecture (« Politique de la vie et politisation de la sexualité », chap. 2). Elle décrit avec beaucoup de finesse en quoi devrait consister l’anthropologie du sida en Afrique du
Sud : « C’est une anthropologie morale [et ? du ?] politique où la grande histoire
de la nation rencontre la petite histoire des individus, où le président et le villageois parlent de domination à travers leur expérience personnelle et où chacun les
comprend, que j’essaie de faire ici » (p. 22). De ce « site » d’observation dialectique, la sociologue revient sur la controverse et analyse la posture du « Moi africain » du président Thabo Mbeki comme un nouveau modèle « d’être en Afrique » qui se veut en rupture avec les idées reçues sur le sida en Afrique et sur
l’Afrique en général. « Ainsi la controverse sur le sida en Afrique du Sud a été à
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
176
la fois profondément immergée dans, et saturée par, des lectures plus globales du
sida en Afrique, et une longue histoire de la sexualité et de la maladie en Afrique
du Sud qui se sont croisées dans une stigmatisation du corps noir. […]. Du point
de vue du discours, le “déni” de Thabo Mbeki, envisagé dans le contexte de son
invocation pour une Renaissance africaine, constitue un refus de marcher sur ces
“empreintes de désespoir”, selon sa formule » (p. 72). Pour autant, l’auteure mesure aussi l’impact que la position ambivalente du président sud-africain a pu
avoir sur la lutte contre le sida dans le pays. « En effet, pour ceux responsables de
gérer l’épidémie, sa résistance à reconnaître le besoin de confronter avec détermination les réalités du “sexe à risque” est l’un des héritages les plus lourds de la
controverse du sida dans le pays » (p. 73).
Helen Schneider dresse l’évolution épidémiologique du sida en Afrique du
Sud (« Le passé dans le présent », chap. 3), en insistant sur les apories des études
épidémiologiques sur le sida malgré une longue tradition sud-africaine d’analyse
en économie politique des maladies. Celle-ci semble se heurter au caractère différentialiste de la société sud-africaine qui brouille les pistes et surtout les croisements nécessaires entre recherche clinique et recherche biomédicale d’une part, et
l’épidémiologie sociale du risque trop souvent reléguée à des études « comportementales » voire « culturalistes » d’autre part. Dans cette épidémie « explosive »
que connaît la rsa, Helen Schneider note que « la “racialisation” de l’épidémie
crée un dilemme central dans le discours de la santé publique sur le sida » (p. 86).
Après une vague qui touchait en priorité dans les années 1980 des personnes
blanches et homosexuelles, les vagues actuelles touchent de plein fouet les personnes noires hétérosexuelles. Elle insiste sur les inégalités de tout ordre qui
structurent ce phénomène. Duane Blaauw, médecin de santé publique, traite pour
sa part des « Transformations de l’État et réforme de la santé », (chap. 4) en insistant sur le passage d’un État « raciste, fragmenté et centralisé » (p. 116), caractéristique de la période de l’apartheid, à un État démocratique qui paie la facture de
l’autre et tente d’inscrire ses actions dans un projet de décentralisation et de réforme du système de santé.
Loveday Penn-Kekana, anthropologue, aborde la question des professions de
santé à l’épreuve du sida (« Chronique hospitalière », chap. 5), à partir des services de santé maternelle. Le petit hôpital local de Thoyalowo sert de site à la des-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
177
cription d’un monde qui change, de ces structures jadis réservées aux Blancs qui
se démocratisent et d’une forme de déclassement socio-sanitaire en temps de sida.
Une « anecdote signifiante » (p. 146) résume bien les collisions de représentations
portées par le sida à travers l’histoire d’un « nouveau-né séropositif né d’une mère
séronégative ». L’impact du débat politique sur le sida en Afrique du Sud touche
donc pleinement les structures et les personnels de soins, mais Loveday PennKekana note aussi que « tout se passe comme si les professionnels de santé étaient
en quelque sorte “endurcis” par leur propre expérience de la souffrance » (p. 157).
Katinka De Wet aborde la question du « militantisme social » (chap. 6). Sous cette apparente redondance, la sociologue épingle l’effet de naturalité que voudraient
donner les autorités aux mobilisations dites « communautaires » qu’elles appellent
de leurs vœux. Katinka De Wet rappelle d’abord le caractère partiel et partial de
l’appréhension de la maladie par les anciens responsables de la période de
l’apartheid. La prise en charge des malades par traitement antirétroviral induit la
mise en œuvre par le gouvernement de la thématique du volontariat et des « volontaires » dont le paradoxe est qu’ils sont présents dans la rhétorique officielle et
« marginaux » dans les dispositifs institutionnels. La « scène » choisie par
l’auteure est le Free State, province rurale située au centre du pays et précisément
le township de Mangaung qui jouxte la commune de Bloemfontein. Au cœur de
l’héritage historique de la ségrégation, Katinka De Wet décrypte comment, avec
la fin de l’apartheid et l’avènement du sida, se construisent et se reconstruisent
des liens sociaux. De la « famille élargie » à « la communauté », elle met en exergue les constructions sociales de l’une comme de l’autre qui entourent la dynamique du « volontariat » en montrant par exemple « la division sexuée du travail
volontaire à l’intérieur de la famille » qui fait « de la femme un “véritable agent
de soins de santé primaire” » (p. 171). Pour la sociologue, « l’appel au volontariat
contient à la fois un enjeu pratique et une signification idéologique » (p. 177).
Judith Hayem, anthropologue, aborde les conditions de la mobilisation contre
le sida dans les mines sud-africaines (« Histoire collective et responsabilité individuelle », chap. 7). Entre sociologie du travail et des organisations dans le monde
ouvrier d’une part et anthropologie du sida, l’auteure rapproche des faits symptomatiques des dominations subies et effectuées dans le double registre du travail et
des avatars de l’apartheid. Dans ce cadre, le sida s’érige en « miroir des relations
industrielles sous l’apartheid » (p. 218). L’accès aux arv constitue une des batail-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
178
les-clés des syndicats de mineurs, et Judith Hayem va au-delà des explications
économicistes de la prise en charge par les entreprises de leurs employés, malgré
la réalité de la « domination ». « En effet, fournir du soin sur la base du lieu de
travail peut être lu comme un double engagement au regard des ouvriers : les aider à survivre plus longtemps au sida, d’une part, leur permettre de continuer à
travailler pour vivre malgré leur état de santé, de l’autre » (p. 226). Elisabeth Deliry-Antheaume, géographe urbaine et photographe, offre son regard sur des visions picturales d’artistes à travers les murs peints des villes et des townships en
temps de sida (chap. 9). « Spectatrice de la campagne de prévention du sida de
1996 à 2003, j’ai tenté ici de montrer cette sémiologie urbaine spécifique […].
L’utilisation du sida comme sujet et métaphore pose la question de la représentation d’une pratique qui implique une esthétisation d’un sujet complexe » (p. 284).
Frédéric Le Marcis signe à nos yeux le chapitre le plus saisissant de l’ouvrage.
« L’empire de la violence » (chap. 8) est un condensé de tous les autres thèmes du
livre. L’anthropologue a pris le parti de la biographie, à partir d’une jeune femme
sud-africaine, Ntombi. Après un point méthodologique emprunté à Jean-Claude
Passeron sur le dessein sociologique de la biographie, entre produit des forces
structurelles et agency des acteurs (p. 241), l’auteur nous arrime pratiquement à
un « bateau ivre » de violence : la société sud-africaine post-apartheid. En figure
de proue, l’itinéraire biographique « ordinaire » de la jeune Ntombi (25 ans) est
une concaténation de drames liés au sida, à la violence domestique et « ordinaire » : celle des parents, des amants, de la survie, de la sexualité, de l’infection à
vih, etc. La brutalité des rapports hommes-femmes, l’exiguïté des portes de survie
qui s’appuient sur la sexualité de crise et les relations sentimentales qui
l’accompagnent constituent le tournis littéraire auquel nous soumet la plume de
F. Le Marcis. Avec une économie subtile d’adjectifs, dans un style sobre et percutant, l’auteur décrit le passé de l’apartheid et le présent du sida dans les townships
sud-africains et dans toutes les autres structures (services de santé, prisons, familles). Il montre aussi la recomposition des liens sociaux, après les naissances et
décès comme dans le champ de la mobilisation associative des personnes vivant
avec le vih. Ntombi est passée d’un drame à l’autre, perdant son enfant, sa mère,
son amant ; elle passe aussi par toutes les recompositions : sociales, affectives,
physiques, etc. F. Le Marcis ne se contente pas d’un vrai talent d’ethnographeécrivain. Il entrecoupe la course folle de Ntombi par des petites pauses concep-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
179
tuelles. L’auteur et le lecteur reprennent leur souffle en replaçant le parcours
chaotique de Ntombi dans une « histoire collective ». Par exemple, « l’occasion,
notion centrale du concept de tactique développé par Michel de Certeau […], est
la chance du faible, comme la ruse son outil, en opposition avec les stratégies
basées sur l’accumulation et la planification relevant du pouvoir. Par définition,
ces occasions sont fragiles. En outre, Ntombi ne contrôle pas toutes les règles du
jeu et ne peut capitaliser ou construire sur ces rencontres dont l’issue lui échappe
finalement » (p. 248). Cette jeune femme semble être la passagère de la classe
inférieure d’un « Titanic » qui prend l’eau. « L’empire de la violence » de F. Le
Marcis n’a pas besoin d’un épilogue. C’est à la société sud-africaine et à ses partenaires de l’écrire. Il y a urgence. Le parcours de Ntombi incarne, dans tous les
sens du terme, un système de reproduction de la violence structurelle, et leurs
corollaires que constituent les exclusions et le silence. « L’analyse anthropologique en décryptant l’expérience quotidienne d’individus vivant en marge des townships à partir du récit de Ntombi a rendu ce silence sonore » (p. 268). Remarquable.
Paul Farmer clôt l’ouvrage par une belle postface où il s’agit de souligner plus
que jamais que le sida est « une épidémie de la modernité » (p. 290).
Fred Eboko
Cahiers d'études africaines, 178, 2005
_______________
Fassin, Didier. Les enjeux politiques de la santé. Études sénégalaises, équatoriennes et françaises. Paris, Karthala, 2000, 344 p., bibl.
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Dans cet ouvrage, Didier Fassin a le projet ambitieux de mettre à l’épreuve
différents terrains en faisant sienne la ligne de recherche de Michel de Certeau, à
savoir l’analyse des pratiques politiques au quotidien pour comprendre les réponses des groupes dominés aux mécanismes de la domination. Pour y parvenir,
l’auteur visite quatre terrains géographiquement distincts en focalisant son attention sur l’importance du politique dans le champs de la santé. Vision foucaldienne
de la santé, où ce qui compte c’est le « rapport historiquement constitué, entre
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
180
l’être physique et psychique, d’un côté, le monde social et politique, de l’autre »
(p. 10). Cinq parties orientées sur les épreuves de l’inégalité, du pouvoir, du gouvernement, de la cité et du sida regroupent les vingt chapitres du livre dont cinq
sont totalement inédits. Les autres études sont des articles déjà publiés qui ont été
revisités et retravaillés pour alimenter la problématique de l’auteur.
Le projet est ambitieux et en grande partie accompli : le lecteur ne peut que se
féliciter de la clarté du propos d’ensemble, de l’évidence de la démarche et de la
pertinence à penser l’anthropologie de la santé comme une anthropologie politique. De la question du commerce illicite des médicaments au Sénégal et des liens
indéniables entre l’État et la confrérie mouride dans l’exploitation de ce commerce, en passant par celle de l’histoire de la médecine coloniale qui va peu à peu
s’appuyer sur des raisons culturalistes pour valider son attitude raciste envers les
populations qui font l’objet de ses soins, ou encore par l’étude des comités de
santé dans la banlieue de Dakar et la démocratie locale qui reproduit en double les
hiérarchies locales, sans oublier le mauvais usage de l’anthropologie dans la production de la santé reproductive, etc., Didier Fassin nous alerte sur tous les pièges
dans lesquels la médecine, l’épidémiologie et l’anthropologie tombent – séparément ou ensemble – dans cet aveuglement à ne vouloir prendre en compte que des
objets isolés, comme si la santé pouvait être analysée autrement que comme un
rapport dynamique entre soi et l’Autre. La multiplicité des contextes, des angles
d’approches, des thèmes abordés, dresse un tableau plutôt complet des questions
que posent l’élaboration et la mise en place de politiques de santé publique. Entre
l’État, les ONG et les stratégies des populations locales qui se déclinent en termes
de genre, de hiérarchie sociostatutaire et/ou socio-ethnique, il y a tant d’éléments
à prendre en compte, d’attitudes à analyser pour les comprendre qu’il est parfois
difficile de ne pas ressentir un certain découragement face au caractère inextricable de cet écheveau complexe. L’auteur s’en défend en mettant en avant la nécessité impérieuse de faire collaborer l’anthropologie, la médecine et
l’épidémiologie. Vœux pieux et bons sentiments qu’il n’est pas si facile de réaliser, même si beaucoup reconnaissent aujourd’hui l’impératif devoir de collaborer,
notamment face à l’épreuve du sida.
Parfois cependant, le synthétisme du propos d’ensemble peut laisser le lecteur
sur sa faim et certaines oppositions schématiques peuvent lui laisser entendre que
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
181
l’auteur n’est peut être pas entièrement à l’abri des procès d’ethnocentrisme et de
culturalisme qu’il instruit contre certains de ses collègues. Ainsi l’opposition entre
pouvoir de mort des tradipraticiens et pouvoir de vie des médecins, qu’il retient,
nous paraît participer d’une vision bien chrétienne de la morale. Les représentations du médecin comme démiurge ou comme démon existent, son pouvoir de vie
ou de mort nous paraissent peu différents de ceux que l’on prête au guérisseur, et
ce dernier, à l’égal du premier, revendique pour son compte une certaine moralité
de sa pratique. On pourrait dire, somme toute, que pour l’un comme pour l’autre,
la fin justifie souvent les moyens.
Par ailleurs, dans le chapitre intitulé « L’invention des tradipraticiens »,
l’auteur, reprenant la vieille distinction weberienne, oppose légitimité traditionnelle, légitimité charismatique et légitimité rationnelle-légale : or, le cas des maisons de candomblé au Brésil montre bien qu’on peut très bien toutes se les approprier et pas seulement au niveau des pratiques. À Bahia, c’est même devenue la
règle parmi les plus grandes maisons de culte dirigée par des grandes figures charismatiques que d’associer légitimité traditionnelle et légitimité rationnelle-légale
dans le recours aux subsides publics pour fonctionner. Et pour en terminer avec
l’énumération des quelques réserves critiques qui nous viennent à la lecture de
l’ouvrage, il nous semble que Didier Fassin semble oublier le danger que peut
représenter l’usage systématique des statistiques, lorsqu’il exprime le regret qu’il
n’y ait pas d’études épidémiologiques en France prenant en compte le statut
d’immigré de la personne. Il y a, nous semble-t-il, des questions éthiques qui pèseront toujours plus lourds que les succès sanitaires escomptés si nous en faisions
fi. Il y a certains pays où cela ne fait pas très longtemps qu’on a cessé d’identifier
l’individu en fonction de critères raciaux et les sursauts identitaires de plus en
plus nombreux et violents en cette aube du troisième millénaire doivent inciter à
la prudence en ces matières. Comme le remarque d’ailleurs fort justement l’auteur
lui-même, dans son chapitre sur « La loi du silence », il est un droit de ne rien dire
qui doit être analysé pour être compris, et nous ajouterons volontiers qu’il est un
droit/devoir de ne pas tout savoir à tout prix. L’auteur ne manquera pas d’être
d’accord avec nous lorsque nous affirmons qu’il y a des enquêtes anthropologiques fines qui valent mieux que des enquêtes statistiques lourdes.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
182
Malgré ces quelques remarques, le dernier livre de Didier Fassin est à mettre
dans toutes les mains des chercheurs et des professionnels de la santé intéressés
par les enjeux sociaux de la santé.
Emmanuelle Kadya Tall,
Cahiers d'études africaines, 165, 2002
_______________
Didier FASSIN, Faire de la santé publique. Rennes, Édition ENSP, 2005, 58
p., bibliogr.
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Ce petit ouvrage de Didier Fassin publié par l’ENSP reprend la conférence
inaugurale qu’il a prononcée le 8 décembre 2004, lors des journées de l’École
Nationale de la Santé Publique (ENSP), à Rennes. Le texte de 54 pages a pour
ambition déclarée de montrer au lecteur « ce que c’est que faire de la santé publique, c’est-à-dire comment elle s’est faite au quotidien » (p. 7). C’est également
une version remaniée d’un article publié dans Public Health as Culture un numéro
spécial du British Medical Bulletin (George Deavey Smith et Mary Shaw)
« Culture of Health, Culture of Illness ».
Le texte se divise en deux parties, la première, dite généalogique, pose le
contexte et le cadre théorique de Fassin et la seconde, dite sociologique, ancre
cette théorie dans un cas pratique, l’étude du l’émergence d’une épidémie de saturnisme. La partie généalogique (en référence à Foucault) est donc présentée
comme traitant de « la constitution des corps et des populations dans le temps et
l’histoire » et dans la deuxième partie, l’étude de cas permet l’analyse de la construction d’une politique sanitaire à partir de l’exemple du traitement du saturnisme, étude qu’il a effectuée avec Anne Jeanne Naudé sur « la réinvention de
l’épidémie de saturnisme » dans le cadre d’une « Action Initiative » du ministère
de la Recherche français.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
183
Projet ambitieux donc, d’autant plus que le texte est court.
Dans l’introduction, Fassin met en vis-à-vis la définition de l’hygiène publique établie par Charles-Edward Winslow, initialement publiée dans la revue
Science en 1920, et celle incluse dans la déclaration de la charte d’Ottawa de
1986 ; définitions qui tentent toutes deux, à des époques différentes correspondant
à des ordres de rationalité distincts, de définir la santé publique. Leur reprochant
d’être de grandes déclarations d’intentions tout à fait creuses, il se propose de
brosser une définition qui serait davantage descriptive (ce qui se fait) que prescriptive (ce qui devrait se faire), car selon lui la santé publique « n’est pas dans ce
qu’on en dit mais dans ce qu’on en fait » (p. 13). Négligeant ainsi le caractère
performatif du discours - la production de vérités ayant des effets notables sur la
réalité - la définition de la santé publique et du bien-être proposée dans la Charte
d’Ottawa influence nécessairement la pratique de la médecine.
La partie généalogique (partie 1) tente donc de rendre compte en 14 pages de
la manière dont s’est construit le gouvernement des vivants. Dès le départ, Fassin
donne le ton en rapportant deux expériences différentes qu’il range dans la catégorie de la prévention soit « une intention collective de remédier à un problème
collectif qui menace l’intégrité du groupe » (p. 15). Ce faisant, il confond deux
pratiques très différentes (rituel de purification dans un village africain et politiques de prévention occidentales qui, si elles sont là toutes deux pour prémunir la
population contre un danger, ne reposent pas sur le même ordre de rationalité). Se
concentrant ensuite sur le monde occidental, il montre comment, dès l’antiquité,
l’Empire romain sous Auguste, s’appuyant sur une définition de l’État différente
de celle des Grecs, met en place un système de santé publique à l’échelle de
l’Empire. Le problème ici est que Fassin nous présente cette nouvelle attention
pour la santé de la population comme une forme du pouvoir pastoral à la Foucault. Or, chez ce dernier, le pouvoir pastoral vient d’une idée inédite et étrangère
au monde antique selon laquelle chaque personne doit être guidée par un rapport
d’obéissance et qui provient de la pratique de la pastorale chrétienne. Rappelons
que l’empereur Auguste naît en 63 avant J.-C. et meurt en 14 de notre ère : le
pouvoir pastoral ne saurait donc se développer sous son règne, car, au moins chez
Foucault, il est une extension, dans le domaine laïque, de la systématisation de la
confession (au XIIe siècle). L’auteur passe ensuite de la Rome antique à
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
184
l’exemple de l’empire Inca au XVe siècle, pour montrer, on le suppose, que le
souci de la santé de la population est constant dans tous les grands empires. Mais
si ces exemples nous montrent que les empires, de par leur structure politique, ont
pour tradition de prendre en compte la santé de leur population, on ne peut pas
qualifier ce souci de pastoral, du moins dans le sens que Foucault donne à ce terme. Fassin, qui fait souvent référence à Foucault, connaît bien l’importance
d’effectuer un retour sur la constitution de nos catégories de pensée, seulement ici
il va trop vite, mêlant des conceptions de la santé très différentes et s’intéressant
davantage aux empires qu’à l’État nation, contexte où pourtant, comme l’a montré
Foucault, se mettent en place les biopolitiques qui font du vivant un souci constant du pouvoir.
Faisant pourtant un clin d’œil appuyé à Foucault dans le titre de sa partie suivante (« surveiller et prévenir »), Fassin avance sans creuser plus avant (malheureusement, car c’est ici que réside le cœur de son propos) que « Avant d’être un
savoir, la santé publique manifeste donc un pouvoir », (p. 20). Il s’en suit une
définition du problème de la santé publique dont Fassin montre bien vite les limites (il cite par exemple les travaux de Haking sur la maltraitance infantile et sa
constitution en problème de société). Ainsi, selon l’auteur, et nous abondons dans
son sens, c’est par un retour à la pratique que l’on peut comprendre comment un
problème social se réécrit en problème sanitaire.
Dans la deuxième partie, « Sociologie », l’auteur entend montrer que la santé
publique est avant tout une pratique culturelle. Dans une perspective constructiviste et réaliste (qui renvoie donc à la « manière dont les agents sociaux construisent un problème de santé et l’inscrivent dans l’agenda politique » p. 32) qui permet de comprendre en quoi les problèmes sont le « résultat de structuration et
d’agencement du monde social » (p. 32), il nous présente, de manière fort documentée et argumentée, la constitution de l’épidémie de saturnisme en France en
problème de santé publique. Cette partie, contrairement à la partie généalogique à
notre avis, est particulièrement réussie. Ainsi, il est démontré de façon convaincante comment l’émergence d’une épidémie n’est pas tant le fait d’une augmentation des cas que de celle de la sensibilité des indicateurs et des pratiques. Ainsi on
voit très bien comment le saturnisme « change de main » : d’un problème toxicologique, il devient un problème d’intervention sociale ; de nouvelles formes de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
185
pratiques (enquête de voisinage) sont mises en place pour dépister la maladie, la
liste de symptômes s’étend jusqu’à une forme asymptomatique de la maladie, etc.
Ce faisant, il pointe du doigt les insuffisances du système de santé qui,)
d’explications culturalistes bancales (la Pica, pratique géophagique qui expliquerait pourquoi les enfants mangent de la peinture au plomb) en jugements à
l’emporte-pièce (même sous le sceau de la science) stigmatisent des segments de
la population française sans pour autant les aider. Le saturnisme étant tout d’abord
dû à l’insalubrité des logements occupés par les tranches les plus pauvres de la
population, c’est sur la pauvreté qu’il faudrait agir, mais comme le note Fassin,
« force est de constater qu’il y a loin de la loi à son application. Deux ans après le
vote de la législation sur la prévention du saturnisme infantile, moins d’un pour
cent des personnes exposées avaient été relogées ou avaient bénéficié d’une réhabilitation de leur logement » (p. 53).
Ce court ouvrage, on l’aura compris, prête à discussion. Tout d’abord, ni
conférence, ni article, ni monographie, ni essai, il n’arrive à atteindre les exigences d’aucun format. Il s’agit davantage d’un copié collé que d’un ouvrage dont
l’ensemble aurait été pensé avec cohérence. La première partie, et c’est fort étonnant, est très imprécise. La deuxième, et c’est là la force de Fassin, est une belle
mise en perspective de la construction d’un problème de santé publique. À cet
effet, il peut s’avérer un livre intéressant pour ceux qui, débutant dans les champs
de la sociologie ou de l’anthropologie de la santé, souhaitent comprendre comment donner une cohérence à leurs notes de terrain. Mais si l’ambition du livre
était bien de nous montrer comment la santé publique s’est faite à la fois dans
l’histoire et au quotidien (p. 7), force est de constater que le propos est manqué,
du moins pour la partie historique.
Il est fort regrettable que les éditions de l’ENSP aient bâclé un ouvrage qui
n’est ni à la hauteur du travail de Fassin (qu’on pense à Des mots indicibles. Sociologie des lieux d’écoute), ni à celle des ouvrages habituellement publiés par
l’ENSP (qu’on songe à Lecorps et Paturet, Santé publique du biopouvoir à la démocratie).
FASSIN É., 2004, Des mots indicibles. Sociologie des lieux d’écoute. Paris, La Découverte.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
186
LECORPS P., 1999, Santé publique du biopouvoir à la démocratie. Rennes, ENSP.
Laure Blein
Anth. & Soc. 30, 3, 2006
_______________
Armando R. FAVAZZA & Ahmed D. FAHEEM. Themes in Cultural Psychiatry. An annotated bibliography, 1975-1980. Columbia (Missouri) & London,
University of Missouri Press, 1982, 194 p. Secondary Author Index ; Subject Index.
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Depuis un certain temps, le besoin se faisait sentir de disposer d’une bibliographie spécialisée témoignant des orientations des travaux et du développement
de la recherche dans les domaines de la psychiatrie sociale au sens large, ainsi que
de la prise de conscience croissante de l’intérêt d'une prise en compte des dimensions anthropologiques, sociales et culturelles dans l’approche des problèmes de
santé et de la pathologie mentales. Les sources classiques telles que : Index Medicus, Psychological Abstracts, Sociological Abstracts, en raison de leur dispersion
et de l’absence d’entrées adéquates ne pouvaient donner qu’au prix d’une assez
longue recherche cette vue d’ensemble du développement d’un champ nouveau :
celui de l’ethnopsychiatrie on de la psychiatrie transculturelle.
Aussi ce fut avec un intérêt certain qu’a été accueilli le premier ouvrage présentant une telle approche : Armando R. FAVAZZA & Mary OMAN, Anthropological and Cross-Cultural Themes in Mental Health : An Annotated Bibliography, 1925-1974 (University of Missouri Press, 1977). Ce premier volume recensait 3 634 entrées significatives récoltées dans les revues de psychiatrie et de psychologie anglophones et couvrait un demi siècle de publication ; il acquit aussitôt
le statut d’un classique reconnu. Cet accueil était bien sûr de nature à encourager
les auteurs à poursuivre l’entreprise si brillamment engagée. Le présent volume
avec ses 1643 références annotées, bien que ne couvrant que cinq années, témoi-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
187
gne éloquemment du développement rapide qu’a connu ce champ de recherche
nouveau au cours de la dernière décennie. Les sources ont été é1argies aux supports éditoriaux — périodiques mais également ouvrages — représentatifs dans
les domaines psychiatriques, psychologiques et anthropologiques non plus seulement anglophones, mais également aux publications paraissant dans les grandes
langues éditoriales sur le plan international.
L’introduction propose un bref aperçu suggestif des développements de la
psychiatrie culturelle, en fait ressortir les axes majeurs, attire l’attention du lecteur
sur les travaux particulièrement remarquables et propose une brève chronique des
développements institutionnels nouveaux, dans le domaine : création de sociétés
savantes, de revues, congrès... Suit une partie qui esquisse un bilan des travaux
récents en les regroupant par grandes aires culturelles – l’Asie, les sous-cultures
américaines, l’Afrique, l’Europe, les indigènes nord-américains, le Moyen Orient,
I’Amérique latine et du sud, l’Océanie –, chacune regroupant les travaux plus
spécifique portant sur certains groupes ethniques ou culturels. Tout particulièrement intéressante est la brève synthèse des thèmes spécifiques tels que : les classiques mais toujours discutés ‘culture-bound syndromes’, ainsi que les concepts
nouveaux on connaissant un intérêt renouvelé avec les développements de
l’anthropologie médicale (‘healing’) ou plus cliniques (psychothérapie, psychanalyse, dépression, suicide, agression et violence, mort et deuil ...), sans oublier les
travaux orientés sur le changement social, la famille et l’alliance, les ‘social networks’ et ‘support groups’, lc maternage et les problèmes du vieillissement, les
recherches transculturelles dans une perspective comparatiste, ainsi que les problèmes de l’organisation de I’assistance psychiatrique dans les pays en voie de
développement, enfin l’essor remarquable des travaux très divers sur les femmes.
Un index matière et un index auteurs complètent ce remarquable ouvrage de
référence à recommander aux cliniciens en contact avec des patients d’origines
ethniques et culturelles diverses, aux chercheurs dans les champs de la psychiatrie
culturelle, de l’anthropologie médicale et psychologique, de la psychologie sociale et transculturelle. Une petite déception toutefois : celle de constater une relative
sous représentation des travaux francophones, même lorsque certaines revues font
l’effort, comme Psychopathologic africaine, de présenter des résumés en français
et en anglais de tous les articles publiés, et qu’elles fournissent en outre des tables
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
188
systématiques de leurs publications et certaines bibliographies commentées. Les
publications en français sont rarement citées si elles ne paraissent pas dans des
revues nord américaines ou bilingues ; encore dans ce cas risquent elles d’être
citées sous un titre anglais en dépit du fait qu’elles soient parues en français (la
réf. n°15 par exemple, p. 24, sur laquelle l’introduction attire l’attention : cf. p.
13, première ligne).
René COLLIGNON.
Psychopathologie africaine, 1983, XIX, 2 : 245-246.
_______________
Claude FAY, ed. Le sida des autres. Constructions locales et internationales de la maladie. La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube/IRD, 1999, 183 p.
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À ceux qui s'intéressent aux enjeux politiques nationaux et internationaux de
la lutte contre le sida, ce numéro 12 de la revue Autrepart apportera des éléments
de réponse et de réflexion pertinents. En effet, Le sida des autres rassemble huit
articles précédés d'un texte introductif remarquable de Claude Fay, éditeur scientifique de ce numéro. Témoignant à partir de nombreuses régions du monde -- Indonésie (Husson), Chine populaire et Taiwan (Micollier), Malaysie (Vignato),
Inde (Bourdier), Cameroun (Eboko), Caraïbe (Benoît) --, les auteurs sont tous
spécialistes du problème du sida. On soulignera tout l'intérêt des analyses conceptuelles de Laurent Vidal et de Karine Delaunay qui mettent en perspective la formation et l'évolution de concepts (vulnérabilité, empowerment, groupe à risque,
etc.) dans un contexte de lutte internationale contre le sida. Ces deux auteurs critiquent particulièrement l'écart entre ces concepts et les réalités sociales auxquelles
ils prétendent se rapporter. Les études de cas développées dans les autres contributions mettent plutôt l'accent sur la dynamique des représentations locales, les
tensions sociales internes « socio-idéologique », de même que les relations politiques, idéologiques et économiques internationales.
L'expansion du sida a contribué à la cristallisation des tensions Nord-Sud
(Bourdier, Eboko) au point d'admettre la distinction entre un sida du Nord et un
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
189
sida du Sud. Or, une telle distinction est à relativiser. Car, comme le souligne
Laurent Vidal, les taux d'infection de certains quartiers pauvres de grandes villes
américaines sont comparables à ceux identifiés dans certaines régions africaines.
De même que l'absence de traitement d'une MST soit un élément favorable à l'infection par le VIH s'observe au Sud comme au Nord pour les personnes qui ont
peu accès au système de soins. La dichotomie sida du Nord/sida du Sud qui se
fonde par exemple sur un « modèle africain de sexualité » et qui, par conséquent,
fait de l'Afrique le berceau du sida, ne contribue-t-elle pas in fine à amplifier davantage la disqualification des États africains sur le plan de l'économie politique
(Delaunay) ?
Par ailleurs, les notions-clés dans les discours scientifiques sur le sida se succèdent dans le temps. Ainsi, de l'utilisation de la notion de « groupes à risque »,
on est passé à celle de « comportements à risque » puis à celle de « vulnérabilité »
individuelle et collective (Delaunay). Critiquant l'utilisation abusive des concepts
de vulnérabilité, d'empowerment et de communauté ainsi qu'un effet globalisant
qui les caractérise, Laurent Vidal revendique une analyse plus fine des termes
utilisés pour une meilleure traduction des phénomènes observés. Selon cet auteur,
en considérant par exemple une plus grande vulnérabilité des femmes à l'infection
du sida, on établit une confusion de plusieurs niveaux de réalités (biologique, socioculturelle, etc.). Plutôt que de vulnérabilité, on pourrait parler de « susceptibilités », de « prédispositions », de « situations facilitant... » l'infection par le VIH
(Vidal, p. 22). En outre, les risques d'infection au VIH s'établissent en fonction de
situations mais également à partir « des négociations, des conflits, des prédispositions (biologiques), des contraintes » (Vidal, pp. 22-23) plus ou moins difficiles à
gérer et à affronter selon les individus. Le présupposé d'inspiration féministe qui
réduit souvent l'autonomie des femmes à un critère socio-économique ramène
ainsi les rapports entre hommes et femmes à la seule gestion de la sexualité. Ce
présupposé, comme le remarque Karine Delaunay, aboutit à une contradiction
dans les messages de prévention : en même temps qu'il fait des femmes les « vecteurs de propagation du sida », il suppose également que les femmes ont une vulnérabilité à tout le moins passive face à l'infection VIH. Cette conception résulte à
la fois d'une logique qui fait de la culture un obstacle à toute tentative de développement et d'un « néo-universalisme » associée à toute condition humaine, précaire
et/ou féminine.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
190
Un autre concept utilisé sans qu'une attention particulière soit accordée à son
contenu est celui d'empowerment. Une insuffisance critique à l'égard d'un tel
concept conduit elle aussi à des contradictions au sein des messages de prévention : on recommande généralement l'utilisation du préservatif pour « se protéger
de l'autre » tout en encourageant la solidarité avec les personnes atteintes par le
VIH. Autrement dit, l'incitation à la peur du sida, telle la comparaison du sida à
un assassin (Malaisie), ou l'appellation « liaisons dangereuses » pour désigner un
centre de lutte contre le sida (Caraïbes), s'accompagne d'une sensibilisation des
personnes infectées et affectées par la maladie à se mobiliser dans les stratégies de
prévention. Cela est fait sans mesurer les risques de stigmatisation, c'est-à-dire le
« coût social » de leur engagement. On pourrait parler de « mouvement social
contrarié » pour reprendre l'expression de Fred Eboko, dans des univers sociaux
où le sida est associé à une « maladie de la honte » et où l'engagement sur la place
publique des personnes qui en sont atteintes reste problématique (Eboko). Aussi,
le même auteur parle-t-il d'« épidémie du conservatisme » par opposition à l'idée
d'« épidémie progressiste » dans les pays du Nord proposée par D. Durand. Il
semble donc nécessaire de se pencher sur « la nature du lien communautaire ».
À ce propos, le concept de communauté est lui aussi employé dans les discours et dans les écrits scientifiques sans définition préalable, ou du moins, le
contenu qui lui est associé se trouve-t-il « en porte-à-faux avec l'utilisation habituelle » en anthropologie (Vidal et Delaunay). De fait, l'idée de communauté dans
les écrits sur le sida se résume davantage à une question spatiale qu'à des différences socioculturelles et à des tensions observables à l'intérieur du groupe étudié
(Vidal, pp. 26-27).
Si la distinction entre sida du Nord et sida du Sud comporte un risque de
« surculturaliser » la maladie, l'écart entre les concepts et les réalités sociales
conduit, quant à lui, à une « sous-culturalisation » du sida. Éviter ces biais constitue une tâche anthropologique par excellence, afin de rendre compte du sida dans
le « réel des autres ». Il n'en demeure pas moins que ces biais résultent de la volonté de « rendre compte de phénomènes complexes, aux causes multiples et aux
expressions tout aussi variées, à travers un unique concept, tout en voulant
conserver la possibilité de le mobiliser pour décrire des situations ou des compor-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
191
tements spécifiques » (Vidal, p. 25). Prendre des distances à l'égard des concepts
de « vulnérabilité », d'empowerment et de « communauté » serait nécessaire pour
pouvoir mobiliser les notions de « dangers perçus », de « négociations permanentes engagées », « d'entités villageoises, de quartier ou religieuses » dans la traduction des réalités étudiées (Vidal, p. 33).
La prise en compte de la diversité géographique (Afrique, Asie, Caraïbes)
dans cette livraison illustre la variété dans la construction des imaginaires sociaux
et la dynamique des enjeux autour de la lutte contre le sida. Mais en dépit de cette
diversité géographique, le sida renvoie dans la plupart de ces sociétés à une « maladie de l'Autre » (les étrangers, les touristes, les migrants, les prostituées, les homosexuels, les transporteurs, etc.). Cet Autre est perçu comme le porteur et le
propagateur de la maladie. On observe ci et là l'émergence de discours identitaires
au début de l'expansion du sida (cf. l'article d'Evelyne Micollier sur la Chine populaire et Taiwan). Ces replis identitaires expliquent souvent -- à tout le moins au
début de l'épidémie du sida -- le refus des autorités nationales d'associer la lutte
contre le sida à des projets de développement de santé (Inde). Il existe au début de
l'épidémie du sida une espèce de croyance en l'immunité nationale. Perçu comme
la conséquence d'un écart aux normes sexuelles, le sida est synonyme
d'« immoralité », de « déviance sociale », de « transgression religieuse », de
« sauvagerie ou dégénérescence » (Fay, p. 7).
De multiples formes de stigmatisation trouvent alors leur fondement dans des
logiques de culpabilisation sous-tendues largement par un présupposé « médicomoral » qui met l'accent sur la responsabilité individuelle et le sentiment de faute.
La politique nationale de lutte contre le sida en association avec les instances religieuses fonde la prévention sur des préceptes moraux et religieux (Indonésie, Malaisie). En dépit d'un développement économique et d'une accessibilité des centres
de soins en Malaisie, l'État réagit à l'expansion du sida en établissant une « équivalence entre risque et immoralité » pour développer une théorie du right sex
(rapports sexuels corrects) au détriment du safe sex (rapports sexuels protégés).
Le contrôle des personnes à risque s'effectue souvent par des méthodes d'exclusion du pays (Caraïbe) ou bien par des méthodes de réclusion (Malaisie). Il va
sans dire que de telles méthodes contribuent à accentuer la stigmatisation à l'égard
des personnes infectées par le virus du sida. Par exemple, Silvia Vignato note
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
192
comment, en imposant des règles d'hygiène particulières vis-à-vis du traitement
des cadavres des morts de sida, les autorités nationales malaises ont sous-estimé
le risque de stigmatisation (des proches du défunt) en rendant ainsi publique la
cause de la mort. En outre, les parents redoutent la faute consécutive au manquement aux funérailles « bien faites ». Ici, deux logiques de la contagion se confrontent dans la mesure où, pour les citoyens, la contagion sociale paraît plus dangereuse que la transmission d'un virus, alors que, pour le gouvernement, le danger
de la contagion de l'immoralité semble plus importante (Vignato, p. 93).
Du fait d'une méconnaissance des personnels de santé en matière de sida et
d'une faible accessibilité aux soins, les personnes infectées ont recours dans la
plupart des cas à la médecine traditionnelle et/ou à des structures à caractère non
médical qui ont souvent l'avantage d'aider à la resocialisation des malades (Malaisie, cf. Vignato). Le ciblage des messages de prévention se fait sur des groupes
bien définis.
Si le dépistage volontaire n'est pas courant à cause du risque de stigmatisation
en cas de séropositivité, le « dépistage sauvage » est souvent pratiqué sur les
femmes enceintes, les parturientes, et toute personne supposée appartenir à un
« groupe à risque » dans les centres de soins privés (Inde). Indépendamment du
fait que la notion de « groupe à risque » soit sociologiquement inopérante, les
études qui se basent sur cette notion ne démontrent pas en quoi la connaissance du
statut sérologique modifie les comportements sexuels (Bourdier, p. 114). De plus,
comme le souligne Fred Eboko (p. 126), certaines études sur des groupes dits « à
risque » soulignent « une protection différentielle suivant le type de partenaire »,
mais concluent néanmoins sur une « aversion culturelle » envers le préservatif.
Le retard repérable de part et d'autre dans la lutte contre le sida est dû à des
facteurs idéologiques, politiques et économiques. On remarque une inégalité géographique des campagnes de dépistage (Inde, Cameroun, Indonésie, Malaisie). La
diversité des ONG impliquées dans la lutte contre le sida ne correspond pas toujours à une répartition équitable de leurs zones d'intervention au niveau national.
Cette inégalité des zones d'intervention s'explique surtout par l'influence et la reconnaissance sociale acquise par des nationaux auprès des bailleurs de fonds
comme au Cameroun (Eboko). La compétition entre acteurs et la « professionnali-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
193
sation des ONG » résultent de la dépendance quasi totale des ONG envers l'aide
extérieure, et de la quantité des financements versés dans le champ de la lutte
contre le sida.
Cette compétition conduit souvent les acteurs nationaux et internationaux à
privilégier tantôt les campagnes de soins et de suivi des malades aux dépens des
campagnes de prévention et tantôt l'inverse, en tenant moins compte des réalités
locales que des attentes des bailleurs de fonds (Fay, Eboko). La compétition pour
la captation des subventions se base sur le flou des stratégies et surtout sur l'apprentissage de discours-clés qui s'accompagnent souvent de pratiques de corruption, de clientélisme, d'opportunisme. Si l'on note du côté de la médecine une
construction culturelle de l'étiologie de la maladie faisant de la culture une entrave
aux conduites face au sida, il existe aussi chez les politiciens une réappropriation
des représentations médicales pour légitimer leurs discours. Une différence des
contenus des messages de prévention se fait donc en fonction des enjeux politiques (Caraïbe, Inde, Cameroun).
On observe, dans la plupart des cas abordés dans ce numéro, la faiblesse des
mouvements communautaires qui ne survivent pas à la compétition pour la captation des rentes attribuées à la lutte contre le sida (Inde, Cameroun). Tels sont les
« processus constituants ou parasitaires de la lutte internationale contre le sida » et
« l'internationalisation des enjeux » dans cette période de mondialisation, qui sont
analysés dans Le sida des autres. Chez les différents acteurs, on distingue trois
types de discours : un discours d'inspiration féministe qui replace le thème du sida
dans la question plus large des rapports de genre, ensuite une tendance sociologique qui est plus critique par rapport à une vision culturaliste du sida, et enfin un
discours des droits de l'Homme et de l'éthique qui s'élève contre les discriminations (Delaunay, p. 47). Les descriptions empiriques de ce numéro de la revue
Autre part montrent combien la lutte contre le sida s'insère dans « l'espace politique de la santé », pour reprendre l'expression de Didier Fassin.
Fatoumata Ouattara,
Cahiers d'études africaines, 162, 2001
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
194
Jacqueline FERREIRA, Soigner les mal soignés. Ethnologie d’un centre de
soins gratuits. Préface de Sylvie Fainzang. Paris, L’Harmattan, 2004, 387 p., bibliogr.
Retour à la table des matières
Sur la base d’un travail de terrain comparatif de trois centres Mission France
de Médecins du monde (1995-1998), Isabelle Parizot avait publié en 2003 une
étude sur la carrière morale des acteurs pris en charge, la manière dont ils négocient leur identité et le sens de leur expérience, c’est-à-dire l’évolution du self
sous l’angle de l’institution (Parizot 2003 : 296 ; Parizot et al. 2005 : 1369-1380),
sans décrire le travail thérapeutique en tant que tel. C’est au contraire le point de
départ de l’enquête de Jacqueline Ferreira un an plus tard (1999). Qu’est-ce que
soigner lorsque la médecine s’exerce dans une petite structure très singulière, pour
tout dire unique en son genre : le centre de soin parisien de Médecins du monde ?
Comment comprendre l’activité de cette mission humanitaire en plein cœur de
Paris ? Que peut nous apprendre cette description des logiques humanitaires, des
inégalités de santé et de l’accès aux soins d’une population en situation de précarité ? De quelles transformations sociales participe cette gestion de la souffrance
médicale et sociale ?
Jacqueline Ferreira s’attache ainsi à rendre intelligible, dans une perspective
interactionniste, les dimensions et les tensions – entre cure et care (Keller et Pierret 2000) – de la catégorie « soin » dans ce type d’organisation. Les segmentations successives qui ont marqué l’histoire de l’humanitaire et la production de
discours nouveau ont bien pour enjeu ce qui constitue un « bon » soin, son extension ou non à certaines « populations » ou à des « troubles » qui s’éloigne du simple registre médical (chapitre 1). En jouant de son statut équivoque
d’anthropologue médecin d’origine brésilienne (ce qui assure le dépaysement du
regard tout en exigeant une distanciation du regard médical, chapitre 2), ce travail
de terrain original explore à des postes d’observation variée, depuis la salle
d’attente jusqu’à la salle de soin, et de façon très approfondie, la gestion d’une
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
195
population hétérogène, les « mal soignés » (chapitre 3), principalement des étrangers en situation irrégulière.
C’est au cœur même des situations d’interactions quotidiennes entre bénévoles et bénéficiaires que se révèlent les difficultés et les ambiguïtés de l’articulation
du sanitaire (traiter, réparer) et du social (écouter, informer de ses droits, prendre
en charge, orienter), mais aussi le travail moral au principe d’un ordre social particulier. Comme dans toute organisation, les acteurs de ce centre de soin produisent un registre de valeurs et de catégories d’évaluation différentes, voire divergentes (par exemple, les différents usages qu’en font les bénéficiaires : le chapitre
10 décrit dans le détail la demande de soin d’un stigmate de certaines femmes
africaines, la stérilité). Dès l’accueil, un tri s’opère. Il ne suffit pas d’être « mal
soigné » et malade, encore faut-il rendre légitime sa demande en justifiant être
victime de sa pauvreté. S’y distinguent les « habitués », « les immigrants » et les
« touristes », catégorie de public jugée illégitime qu’il s’agit de soustraire des
« exclus du soin ». Pour restituer la complexité des situations et la singularité de
ses acteurs, l’auteure en retrace l’histoire sous la forme de quelques portraits biographiques et s’éloigne de l’étude des carrières morales ou déviantes, qui
s’attachent certes à la variabilité des situations, mais sur fond d’une régularité des
phases dans un processus unique.
Le travail de soin s’organise autour d’une équipe constituée en 2000 de 147
bénévoles répartis en demi-journées (chapitre 5). Cette organisation du travail
paradoxale, qui rend impossible tout suivi thérapeutique et projet de guérison, a
évidemment un impact sur les logiques de travail des soignants, les amenant à
redéfinir leur propre compétence de façon à concilier engagement personnel et
responsabilités collectives. Bien qu’il s’agisse pour la plupart d’entre eux de catholiques pratiquants, leurs discours se démarquent cependant du discours strictement religieux, politique et militant. Leurs logiques se divisent en deux registres
qui ne recoupent pas les phases de la carrière du bénévolat dégagées par Serge
Paugam (Paugam et al. 1997) : pragmatique (le bénévolat en tant qu’extension du
travail professionnel) et relationnel (le bénévolat en tant qu’accomplissement
d’une mission sociale et morale) (chapitres 5, 6, 7). Dans ce contexte, les médecins revalorisent l’examen clinique (interroger, examiner, toucher) comme outil
de soin privilégié (chapitre 8). Mais du point de vue diagnostique, toutes les plain-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
196
tes n’ont pas la même importance ; toutes ne sont pas considérées comme relevant
du soin humanitaire. La légitimité de la plainte fait ainsi l’objet d’une négociation
dans laquelle la douleur est considérée et valorisée comme un critère pertinent
(chapitre 9). Le diagnostic s’inscrit donc dans une définition particulière de la
situation.
Cette étude riche en détails, au style clair et direct, fait parfois songer aux travaux anthropologiques de Lorna Rhodes, aussi attentifs aux acteurs singuliers
qu’aux contradictions inhérentes à certaines activités thérapeutiques (soigner dans
une unité d’urgence psychiatrique ; punir et soigner dans une prison de haute sécurité), inscrites au cœur même de l’ordinaire.
P.-H. KELLER et J. PIERRET (dir.), 2000, Qu’est-ce que soigner ? Le
soin, du professionnel à la personne. Paris, Syros.
PARIZOT I., 2003, Soigner les exclus, Identités et rapports sociaux dans
les centres de soins gratuits. Paris, Presses Universitaires de France.
PARIZOT I., P. CHAUVIN, S. PAUGAM, 2005, « The Moral Career of
Poor Patients in Free Clinics », Social Science & Medicine, 61 : 13691380.
S. PAUGAM, I. PARIZOT, J. DAMON et F. FIRDION, 1997, « La relation humanitaire. La mission France de médecins du monde à paris » :
s.p., in Rapport Médecins du monde, janvier 1997.
Samuel Lézé
A & Soc 30, 1, 2006
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
197
Christian FORTIN et Joseph-J. LÉVY (collaboration de Véronique Provost), Mourir à trop aimer. Sexualité, VIH/SIDA et prévention dans
l’imaginaire des jeunes Québécois. Québec, Les Presses de l’Université Laval,
2003, 185 p., réf.
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J’ai peut-être connu plus de trente gars en moins d’un an, mais je suis toujours
en santé. […] J’ai peut-être parfois fait des choses que je regrette maintenant, j’ai
aussi exagéré, mais tout ce que ça m’a rapporté du point de vue de ma maturité, je
n’aurais pas pu l’acquérir autrement. Je ne suis pas une fille facile, même si c’est
ce que tout le monde croit. […]. Mais ça ne fait pas de moi une garce, car je les ai
tous aimés. (p. 115-116)
Cet extrait d’un des scénarios du concours québécois « Passe ton message
[mais sage] d’amour » mené en 1997-1998, pourrait résumer à lui seul
l’ambivalence des adolescents et jeunes adultes Québécois (14-25 ans) face à
l’amour, à la sexualité, mais aussi aux infections sexuellement transmissibles
(IST) et au VIH-sida.
Les auteurs de l’ouvrage, largement illustré de passages de scénarios, ont réalisé une analyse lexicale et thématique sur une sélection de 327 textes participant
au concours. Le double objectif de leur recherche, en marge du concours, est,
d’une part, de mieux comprendre l’imaginaire et les représentations sociales des
adolescents et jeunes adultes quant aux IST et au VIH-sida et, d’autre part, de
concevoir des stratégies de prévention plus appropriées.
Dire que le modèle biomédical est largement prégnant ou que les représentations de l’amour se trouvent largement influencées par les mythes véhiculés en
Occident relève presque du lieu commun, en tout cas cela confirme ce que l’on
savait par ailleurs et que les auteurs affinent ici en montrant les écarts de genre,
d’âge ou d’origine géographique des jeunes.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Les tensions entre l’amour, la sexualité et la maladie transparaissent. L’amour
reste un élément fondateur de la trajectoire individuelle ; la sexualité est conçue
comme un rite de passage, de plus en plus autonomisée. Quant à la maladie, IST
mais bien davantage VIH-sida, elle est posée comme une sanction, une rupture,
porteuse de remords et chargée d’incertitudes face à son développement et à
l’affrontement de la mort. Les scénarios semblent plus faibles en ce qui concerne
l’expérience de la séropositivité. La distinction entre séropositivité et symptômes
du sida reste floue et refléterait une méconnaissance des différents stades de la
maladie, cependant considérée par tous comme mortelle. L’annonce de la séropositivité reste problématique, tant pour les personnages qui doivent l’annoncer – ou
la cacher – que pour les scénaristes qui peinent dans ce registre.
Car si la connaissance du VIH-sida qu’ont les jeunes Québécois provient des
cours dispensés, des médias ou des livres, il reste que bien souvent ils la jugent
limitée et pas de nature, soulignent les auteurs, « à assurer des conduites de protection efficaces et généralisées ». Du côté de la transmission, les relations sexuelles sont largement pointées du doigt – les relations homosexuelles occupent ici
une place mineure – montrant que tout un chacun peut être touché. La prostitution
et la consommation de drogues, comportements jugés déviants, sont les autres
modes de transmission dominant.
Les stratégies de prévention, qui concluent l’ouvrage, couvrent deux aspects.
D’un côté, les jeunes décrivent les actes de prévention lors d’un rapport sexuel.
L’utilisation du condom et des tests de dépistage sont les moyens les plus fréquents, plutôt que la connaissance du passé sexuel des partenaires ou la stabilité
du couple. Les auteurs relèvent des obstacles d’ordre psychologique, social,
contextuel, affectif, ou relatif au préservatif lui-même qui freinent l’utilisation des
condoms.
Par ailleurs, les auteurs proposent des stratégies à mettre en place pour la santé
publique. La répétition d’un concours de scénarios comme celui qui a sous-tendu
leurs analyses leur apparaît primordiale. D’une part, afin de parfaire et
d’actualiser la « dynamique des transformations socioculturelles […] donc de
mieux orienter les stratégies de prévention » et d’avoir du matériel pour les campagnes ; d’autre part, l’écriture, à tout le moins la diffusion des scénarios, devrait
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
199
faciliter les discussions durant les programmes d’éducation sexuelle, voire engagerait une démarche de création artistique, plus à même de faire passer des messages ; ils suggéraient aussi d’accentuer une dimension philosophique sur la responsabilité, l’altérité, l’érotisme, la passion, etc.
On peut regretter que les auteurs n’aillent pas plus loin et, surtout, qu’ils ne
mettent pas plus à profit l’entourage familial ou social dans lequel évoluent les
jeunes. D’autant qu’ils montraient comment la mère est le pivot dans « la négociation de la vie des jeunes qui […] se voient confrontés aux pressions familiales » et
comment la sexualité et la maladie ressortissent du réseau d’amis et de pairs.
Philippe Lorenzo
Anth. & Soc 29,1,2005
_______________
Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France.
1973-1974. Paris, Gallimard, 2003, 393 p.
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La parution inédite de ce cours illustre parfaitement les nombreuses recherches entamées par le philosophe dès sa nomination en 1970 à la chaire d’histoire
des systèmes de pensée au Collège de France. En revenant sur ce qu’il appelle
l’histoire (le terme de généalogie serait sans doute plus adéquat) de la protopsychiatrie, période relativement courte qui débute en 1838 avec en particulier en
France la loi sur l’organisation des hôpitaux psychiatriques et qui se termine avec
l’épisode des hystériques de la Salpêtrièrie, dans la décennie 1860-1870, Michel
Foucault confirme ce qu’il avait développé dans son Histoire de la folie à l’âge
classique (1961), à savoir que ce type d’institution ne relève aucunement du système médical et thérapeutique mais se fonde spécifiquement sur des principes
disciplinaires, en particulier avec la figure du psychiatre.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
200
Le pouvoir disciplinaire, qui est sans doute la notion foucaldienne la mieux
connue et la plus interprétée, se définit généralement à partir de trois points que ce
cours souligne de manière intéressante. Tout d’abord la discipline est une question
de lieu. L’asile comme l’hôpital et la prison sont avant tout un espace disciplinaire ; il faudrait plutôt dire que la discipline demande pour fonctionner un dispositif
spatial clos sur lui-même. Le fou, le malade et le délinquant sont fondamentalement pour Michel Foucault des corps enfermés. L’espace ainsi que l’architecture
sont à ce titre de véritables opérateurs du pouvoir. La technique disciplinaire, dans
son fonctionnement, repose sur un dispositif qui contraint les corps par le simple
jeu du regard comme le dispositif panoptique dans le cas de la prison. On comprend d’ailleurs mieux pourquoi ce procédé inventé par Jeremy Bentham est devenu pour Michel Foucault le diagramme d’une société qui s’intéresse au regard.
Dans l’optique foucaldienne, l’asile psychiatrique correspond à un lieu de
pouvoir qui établit aussi un véritable corps à corps entre le malade et le médecin.
C’est à proprement parler ce corps qui devient pour lui le modèle et le fil directeur
de ses analyses portant sur le pouvoir. Véritable surface d’inscription du pouvoir
psychiatrique, le corps du fou lui a déjà donné l’occasion, dans son Histoire de la
folie, de montrer que la rigueur inhumaine avec laquelle on le traite n’a pas disparu avec l’ancien régime ; dans le cas présent, son cours lui permet de souligner
qu’une tout autre contrainte existe, celle de la relation aliénante, à savoir la relation entre savoir et pouvoir, entre le psychiatre et ses pratiques thérapeutiques et
le patient. Rappelons simplement que, pour le philosophe, le savoir dont se prévalent scientifiques et experts de toutes sortes ouvre sur une relation de pouvoir ;
symétriquement, le pouvoir qui est une microphysique, un pouvoir diffus dans
l’ensemble de la société, devient indissociable du savoir. Deux corps sont mis en
avant dans l’analyse, celui du fou, dans son déchaînement mais aussi celui du
psychiatre qui, par sa seule régularité, organise tout le pouvoir de l’asile : « l’asile
c’est le corps du psychiatre, allongé, distendu, porté aux dimensions d’un établissement étendu au point que son pouvoir va s’exercer comme si chaque partie de
l’asile était une partie de son propre corps » (p. 179). Cette façon de traiter du
corps du psychiatre et de sa relation avec le fou est la marque d’une période ou le
travail théorique de Foucault trouve encore sa place dans le vaste processus de
dénonciation de l’asservissement des corps, dénonciation venant surtout de la
critique marxiste qui y voit une institution de classe historiquement variable. En
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
201
ce qui le concerne, il est évident qu’il considère, jusque dans le milieu des années
1970, le désir de guérir, de réformer ou de rééduquer un individu comme réductible à une ruse de la raison. Ici, le corps des individus assujetti à une discipline
(qui exerce une coercition insidieuse du corps dans ses mouvements et attitudes)
est de l’ordre d’un corps-machine, d’une anatomo-politique.
Le dernier élément inscrit dans ce cours est l’idée que cette discipline, jouant
d’abord dans un lieu clos, se dissémine dans toute la société. Dans ce cas, il apparaît que pour Foucault, ce qu’il appelle l’« effet psy » est une médicalisation de
l’existence. L’obsession de la norme et, par extension, de la normalité qui préside
à nos sociétés contemporaines trouve elle aussi son point d’origine dans cette période historique de la proto-psychiatrie (1830-1870). Il rappelle d’ailleurs que
« tout ce qui est anormal par rapport à la discipline scolaire, militaire, familiale,
etc., toutes ces déviations, toutes ces anomalies, la psychiatrie va pouvoir les revendiquer pour elle » (p. 219).
Certes pour Michel Foucault – du moins dans ce cours qui nous offre un état
de sa pensée in statu nascendi – cesser d’être fou c’est obéir, mais outre ses pages
lumineuses sur le panoptique et sur la distinction entre pouvoir royal et pouvoir
disciplinaire que l’on retrouve dans Surveiller et punir, ce cours lui permet de
traiter de l’actualité, en suivant, comme il aimait à le dire, « les lignes de fragilité
d’aujourd’hui ». Dans le cas de la psychiatrie, la principale ligne de fragilité est
celle que tracent les nombreux mouvements anti-psychiatriques qui ont parcouru
l’univers social et posé les bases d’une critique du pouvoir du médecin et de la
violence inhérente à ce type de relation. Dans un article intitulé « Faire les fous »
paru dans Le Monde en 1975 à l’occasion de la sortie du film L’histoire de Paul
de Paul Feret, Michel Foucault reprend cette analyse de l’internement et des pratiques thérapeutiques de la folie en rappelant l’importance des paroles des médecins et de la discipline de l’asile. Il y aurait une « douceur » de l’asile aujourd’hui,
mais cette prétendue douceur passe par l’adjonction de nouvelles règles disciplinaires. Désormais on demande aux patients autre chose, en particulier d’ingérer,
d’avaler : « tu avaleras tes médicaments, tu avaleras tes repas, tu avaleras nos
soins, nos promesses et nos menaces… ». Le fou continue d’être infantilisé, d’être
soumis à une répression physique et morale, mais surtout, d’être contraint à
l’enfermement.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
202
FOUCAULT, M., 1961, Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Plon.
—, 1994, « Faire les fous », in Dits et écrits. Tome II. Paris, Gallimard.
Jean-François Bert
Anth. & Soc. 28,2, 2004
_______________
FRANCFORT (Henri-Paul), HAMAYON (Roberte), eds. The Concept of
Shamanism : Uses and Abuses. Budapest, Akadémia Kiadó, 2002, 408 p. (bibliogr.).
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Cet ouvrage collectif est le second issu de la 4e conférence de la Société Internationale de Recherches Chamaniques qui s’est tenue en 1997 à Chantilly. Le
premier volume, intitulé La politique des esprits – Chamanismes et religions universalistes a été publié en 2000 par la Société d’Ethnologie à Nanterre. Le présent
ouvrage est fort différent du premier dans la mesure où il est centré sur la validité
du concept de chamanisme lorsqu’il est utilisé « hors contexte », c’est-à-dire hors
de l’étude de certaines aires culturelles bien identifiées (les sociétés de chasseurscueilleurs d’Asie et d’Amérique, principalement) par la tradition anthropologique.
Après une brillante introduction générale signée par R.H., qui pose clairement les
enjeux des différentes études réunies, une première partie traite de l’usage du
concept de « chamanisme » en préhistoire. Elles sont en fait toutes orientées
contre la thèse de Clottes et Lewis- Williams (Les chamanes de la préhistoire –
Transe et magie dans les grottes ornées, Paris, Seuil, 1996) selon laquelle les peintures rupestres seraient un exemple d’art « chamanique » paléolithique. À peu
près toutes les régions du monde sont couvertes par des spécialistes afin de démontrer l’inanité de cette thèse que H.-P.F. définit en quatre points : le cerveau
humain est par nature capable d’atteindre des « états altérés de conscience » ; il en
dérive une religion primitive universelle associée à des visions de formes géomé-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
203
triques et de transformations réversibles de l’homme en animal ; l’art pariétal est
l’expression de cette religion ; enfin, le chaman est un artiste visionnaire. Or, les
données de terrain collectées par les archéologues infirment un tel rapport entre
art paléolithique et religion « primitive ». Il n’existe aucune preuve empirique de
ce que les hommes du paléolithique eurent de quelconques expériences de « conscience modifiée », et s’ils en ont bien eues, rien ne prouve que les peintures rupestres en sont dérivées. Le lien postulé entre ces deux activités n’est « démontré »
qu’au moyen d’arguments tautologiques, qui supposent ce qu’il faut prouver. Le
terme lui-même de « chaman » désigne des réalités très variables dans le temps et
dans l’espace, des activités sociales que la théorie de Clottes et Lewis-Williams
ne prend pas en compte. Il n’existe pas de « chamanisme universel ». Quant à
l’idée que tout art a quelque chose de « chamanique », elle va contre tous les travaux en sciences sociales dans ce domaine. Après ce salutaire exercice de critique
rationnelle d’une hypothèse pour le moins incertaine, l’ouvrage réunit des contributions de nature très différente. Il s’agit cette fois d’études consacrées au « chamanisme dans les sociétés modernes ». Le premier article de cette section, qui fait
office d’introduction à ce sous-ensemble, est signé par Ulla Johansen. Il est
consacré à la différence entre le chamanisme et le néochamanisme. Le chamanisme des années 1930 a-t-il survécu sans changement ? U. Johansen décrit un
exemple de transformation accéléré chez les Tuvas de Sibérie. Quatre caractéristiques distinguent le chamanisme classique du néo-chamanisme qui se développe
depuis la disparition de l’URSS. La première concerne le système cognitif : tandis
que les chamans étaient généralement analphabètes et immergés dans une culture
relativement close, les néochamans sont passés par les institutions d’enseignement
soviétiques et ont un accès à des visions du monde variées, grâce à la télévision et
à la presse. Ils ont aussi connaissance d’autres religions qui pénètrent dans la région : bouddhisme, orthodoxie, islam et même les doctrines protestantes et « jéhovistes ». La seconde concerne la dimension internationale du néochamanisme.
Alors que les chamans « classiques » exerçaient dans quelques villages seulement,
les néo-chamans voyagent et participent même à des congrès internationaux où
l’on attend d’eux le plus souvent qu’ils présentent un chamanisme conforme à
l’idée qu’en a l’Occident. Le troisième point concerne les destinataires de la séance chamanique : les néochamans ne s’adressent plus nécessairement à des individus appartenant à leur propre culture. La cérémonie est plus courte, elle a lieu de
jour pour permettre l’enregistrement vidéo. Enfin, le néo-chamanisme est associé
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
204
à une sorte de « nationalisme » ethnique. Il s’agit apparemment de revaloriser une
culture méprisée du temps de l’Union Soviétique, mais aussi d’unifier artificiellement un ensemble de pratiques qui étaient hétérogènes, même à l’échelle du
pays Tuva. Les néo-chamans composent ainsi des vêtements cérémoniels à partir
d’éléments variés glanés dans les musées ethnographiques. Néanmoins, U. Johansen conclut que les racines les plus profondes du chamanisme, à savoir « la
croyance en l’existence des âmes et la représentation de leur apparence et de leur
comportement » (p. 302), n’ont pas disparu, y compris dans le cas de certains
chamans apparemment « modernes ». Parmi les textes restant du recueil, trois
d’entre eux nous intéressent ici particulièrement car ils traitent, à des degrés divers, des effets de l’introduction de l’écriture sur le chamanisme. Magali Demanget prend pour objet les transformations induites par le développement du tourisme sur le chamanisme des Mazatec du Mexique. Ici aussi, il est difficile de distinguer chamanisme « classique » et néo-chamanisme, et c’est plutôt la dynamique
de transformation, la délimitation d’une frontière nette entre deux systèmes qui
intéressent l’auteur. L’un des facteurs les plus importants de changement a été
l’intervention dans les années 1950 d’un ethnobotaniste, Gordon Wasson, qui
décrivit l’usage religieux de champignons hallucinogènes et qui rendit célèbre une
chaman mazatec nommée Maria Sabina. L’ouvrage de Wasson attira beaucoup de
visiteurs en quête d’expériences psychédéliques dans les années 1960 et 1970.
Aujourd’hui, il s’agit d’un tourisme très assagi, mais la figure de Maria Sabina
reste largement utilisée par les autorités locales et par les commerçants à des fins
de promotion culturelle et économique. On propose discrètement aux touristes
curieux de participer à une cérémonie chamanique : celle-ci fait dorénavant partie
du complexe touristique. Le texte de Boudewijn Walraven porte sur l’expansion
de la culture écrite chez les chamans coréens. Ils ne se contentent pas de lire des
ouvrages d’anthropologie, ils en écrivent aussi. Considérés pendant des siècles
comme des analphabètes (ce qui était inexact), y compris par l’élite coréenne lettrée, les mudang montrent aujourd’hui qu’ils peuvent utiliser publiquement les
mêmes outils que leurs détracteurs. Les publications des chamans prennent des
formes assez variées, qui vont de l’autobiographie romancée à la transcription de
chants rituels. Peut-on considérer ces textes comme de « nouvelles sources » pour
l’étude du chamanisme coréen ? s’interroge l’A.. La réponse est affirmative, si
l’on ne cherche pas à identifier une quelconque « authenticité » chamanique, mais
si l’on veut étudier ses aspects les plus contemporains. « Ces livres, écrit-il, sont
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
205
intéressants pour connaître le chamanisme coréen contemporain précisément parce qu’ils témoignent des contacts avec les médias, avec le monde académique,
avec les autres groupes sociaux (ce que les folkloristes ‘à l’ancienne’ considèrent
comme un manque d’authenticité) ». Si l’anthropologie du chamanisme veut éviter de se transformer en une entreprise de conservation folklorique, elle a tout
intérêt à suivre le conseil de B. Walraven pour se constituer en étude du chamanisme en modernité, sans nostalgie. Danièle Vazeilles prend pour objet le chamanisme et le New Age chez les Sioux Lakota, qui sont eux aussi les auteurs
d’ouvrages associant ces deux sources religieuses. Depuis les années 1960, le
« tourisme chamanique » s’est développé chez les Sioux : des Américains anglosaxons se rendent dans leur territoire pour participer aux cérémonies de la « Sundance », de la « sweatlodge » ou de la « Vision Quest ». Les livres de Carlos Castaneda et de Michael Harner contribuèrent largement à cette recherche de spiritualité alternative, souvent liée à des thérapies de groupe. Simultanément, les médecines « douces », le végétarisme, la manipulation de cristaux, l’astrologie,
l’écologie, les spiritualités orientales et la science fiction (entre autres)
s’articulèrent de façon peu systématique en un discours sur l’« énergie positive »
qui se trouve au cœur du mouvement « New Age ». Le chamanisme indien, ou
plutôt l’idée que les « New Agers » s’en faisaient, a été intégré aux influences
hétérogènes qui composent leurs croyances. Des ouvrages publiés par des Sioux
se sont ainsi placés sur ce marché de la littérature « New Age ». Ils donnent du
chamanisme une présentation acceptable pour un lecteur pénétré par les croyances
« New Age », en présentant le chamanisme comme « holistique », « écologique »,
« mystique ». Ces catégories n’ont pas grand sens dans le contexte social traditionnel sioux, mais par un effet en retour, on peut supposer qu’ils peuvent supplanter le chamanisme « classique ». Danièle Vazeilles semble ainsi regretter que
certains Sioux « exploitent sans vergogne leur propre culture ». Les derniers paragraphes de l’article nous font craindre que l’A. n’échappe malheureusement pas à
la nostalgie folkloriste que dénonce justement B. Walraven. Au total, aussi bien
dans sa partie de préhistoire que dans celle consacrée au néochamanisme,
l’ouvrage fera date. En effet, cette entreprise de critique argumentée de la notion
de « chamanisme » n’est pas sans rappeler la déconstruction du concept de « totémisme » par C. Lévi-Strauss. Elle a les mêmes vertus heuristiques.
Erwan Dianteill.
Archives de Sciences sociales des religions, 124 (2003)
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
206
_______________
Sarah Franklin & Helena Ragoné, eds. Reproducing Reproduction. Kinship,Power and Technological Innovation. Philadelphia,University of Pennsylvania Press,1998 245 p.,index,ill.,graph.,tabl.
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Cet ouvrage collectif, écrit dans la dynamique de la rencontre de l’Association
Américaine d’Anthropologie (AAA) tenue en 1993, confronte les thèmes de la
reproduction et de la parenté avec les nouvelles technologies. Le but est de redéfinir les contours culturels de ces thèmes au moyen des jeux de miroir offerts par
les technologies récentes et des lieux de pouvoir politique, administratif ou professionnel. Deux articles, enrichissants mais placés, contre toute logique, dans le
dernier tiers du livre, rompent la progression et l’ancrage technologique. Ils proposent des approches traditionnelles de la reproduction et de la parenté. Il s’agit
de l’étude de Laury Oaks, où l’on apprend que les femmes irlandaises, du fait des
lois d’exception qui régissent l’avortement dans leur pays, ne bénéficient pas des
même droits de circulation dans l’Europe de Maastricht que les autres citoyens
européens ; et de celle de Judith Modell, qui propose une ethnographie des procédures de placement à Hawaï et observe une « déshawaïsation » des enfants donnés
en garde, le plus souvent à des familles de culture états-unienne
Excepté ces deux textes, l’agencement du livre va crescendo dans l’ordre de la
technique. Abordée d’abord dans ses liens avec la grossesse et la fabrique
d’enfants, la reproduction est envisagée en fin de recueil dans les applications que
suggère son modèle social en ce qui concerne la création de programmes informatiques « intelligents ». À travers une recherche sur l’échographie, Janelle S.Taylor
montre bien les glissements entre un examen initialement prescrit en cas de doute
sur la « normalité » du fœtus, et un recours à l’échographie qui tend à devenir
systématique et à créer, avant la naissance, un sentiment d’attachement à ce qu’on
ne considère plus comme un fœtus, mais comme une personne. Selon cette logique, l’échographie offre une arme aux militants opposés à l’avortement. Les arti-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
207
cles de Charis Cussins et Sarah Franklin portent sur les traitements de l’infertilité.
Alors que plus de la moitié des causes d’infertilité viennent des hommes, ce sont
les femmes qui continuent à ingérer le plus de drogues et à subir le plus
d’examens. Les temps d’espoir et de désespoir sont réglés par les menstrues, et la
réussite du traitement passe, dans les discours recueillis, par la grossesse de la
femme et non par la venue d’un nouveau-né (Charis Cussins). Ainsi, les nouvelles
techniques utilisées pour « produire » des enfants, et les professionnels qui les
mettent en œuvre, calquent les procédures sur les modèles normatifs présents dans
la société. Dans le même ordre d’idée, Nancy Press et al. notent que les femmes
cherchent à avoir des « bébés parfaitement normaux » et non des « bébés parfaits ». Helena Ragoné, pour sa part, développe l’idée qu’avec les traitements de
l’infertilité, les fécondations in vitro et les mères porteuses, on entre dans un espace de reproduction lié à des choix et à des demandes de consommation. La
grossesse n’est plus nécessairement consécutive à un rapport sexuel, et, en même
temps que le lien organique entre la mère et le fœtus est mis à mal, il y a dispersion des niveaux de parenté. L’auteur explique aussi en quoi, avec les technologies modernes, en « défamiliarisant » ce qui était jusqu’ici perçu sur le mode de la
production « naturelle » des humains, on fait perdurer l’espoir d’avoir coûte que
coûte des enfants, ancrant des sentiments de culpabilité en cas d’échec. Le dernier
article est le seul écrit par un homme, Stefan Helmreich. Le sexe de l’auteur
n’aurait pas de sens particulier si celuici n’observait que le domaine dont il rend
compte, la production d’ordinateurs, reste une chasse gardée masculine (de même
que la réflexion sur la grossesse et la production d’enfants semblent majoritairement réservées aux femmes, si l’on s’en tient au sexe des auteurs des articles précédents). Son propos est de montrer comment les conceptions occidentales traditionnelles de la reproduction et de la parenté sont transplantées dans la production
de programmes informatiques évolutifs. Il explique de quelle façon il est possible
de tracer le sexe (masculin) des programmateurs dans les programmes que ceux-ci
inventent, et comment ces programmes, une fois lancés, deviennent des entités
féminines chargées de donner naissance à la progéniture informatique, comparée
à une progéniture humaine. Faisant tout d’abord penser à un roman de sciencefiction, cet article de clôture se révèle tout à fait stimulant et novateur. Dans
l’ensemble, le pari, affirmé en introduction, d’insister sur la construction sociale
de la reproduction et de la parenté est tenu. Excepté Sarah Franklin, qui ne discute
pas son choix de ne s’intéresser qu’à des témoignages de femmes ou de mères, les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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autres chercheurs réfléchissent, en amont des analyses et des résultats, sur
l’incidence de leurs problématiques et de leurs méthodologies. Dans un domaine
où les errances essentialistes sont fréquentes, y compris de la part de sociologues
et d’anthropologues, on est ravi de constater que les auteurs ont su éviter beaucoup d’écueils et produire une forme convaincante d’épistémologie « en direct ».
Catherine Deschamps
L’HOMME 154-155 : 2000,
_______________
Éric GAGNON et Francine SAILLANT (dir.), De la dépendance et de
l’accompagnement. Soins à domicile et liens sociaux. Paris et Québec,
L’Harmattan et Presses de l’Université Laval, 2000, 232 p., ann., réf.
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Si quelques travaux envisagent aujourd’hui le lien existant entre soins et professions de santé (notamment Loux 1990), peu d’ouvrages avaient jusqu’à présent
abordé la question de la dépendance et de sa prise en charge. Analysant les pratiques d’aide et de soins à domicile des intervenantes qui œuvrent au Québec, soit
de manière bénévole, soit dans des organismes privés ou des centres locaux de
services communautaires, les auteurs de cette étude apportent une contribution
fondamentale à la compréhension de ces phénomènes.
Exemplaire du point de vue de sa construction, l’ouvrage est structuré en cinq
chapitres.
Le premier, « Pratiques de soins, figures du lien », expose les bases théoriques
de la recherche, la méthodologie employée, introduit les divers partenaires en
présence et définit la problématique de l’étude : « Dans quelle mesure les pratiques d’aide et de soins ne représentent-elles pas une forme de relation qui implique un lien qui, ni familial ni électif, aurait sa propre spécificité ? » (p. 13).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
209
Le second, « Des organismes en mouvance », présente la manière dont les différents organismes sont apparus, qu’il s’agisse d’associations de bénévoles pour
l’aide à domicile, d’entreprises privées ou d’économie sociale. Les auteurs montrent comment la création de ces divers organismes, leur fonctionnement, sont
révélateurs du rapport de notre société à la dépendance.
À la fois réflexion de fond et ethnographie minutieuse, le troisième chapitre,
« Des relations et des liens » précise toute l’importance de la relation dans les
pratiques d’aide et de soins, détaille les constantes des liens qui se tissent entre
aidés et intervenantes comme le respect, la temporalité, la confiance, la sécurité et
la liberté et tente de définir la « bonne distance », faite de mesure et de proximité
avec les aidés. Plus largement, la relation s’établit entre les intervenantes, les aidés et l’ensemble du monde social. Ce travail de lien constitue alors une véritable
naissance sociale, que les auteurs mettent en opposition avec l’idée de mort sociale souvent évoquée dans des contextes similaires. D’où la mise en perspective au
regard des idées de naissance et de mort ; les auteurs, citant les écrits de Françoise
Loux, rappellent que dans les rituels anciens de la naissance, la naissance physique était indissociable de la naissance sociale.
Avec le quatrième chapitre « L’étrangère chez soi », il s’agit d’analyser la relation elle-même au regard de la famille de l’aidé, de son fonctionnement. La tâche est délicate pour les intervenantes qui dans certains cas deviennent presque un
membre de la famille.
En contexte pluriethnique, la relation à établir est plus complexe encore, car
soumise à des facteurs tels que la langue et la culture propre aux aidés. Les auteurs montrent l’importance de l’inscription de l’intervenante dans la communauté
concernée, la manière dont ces interventions vont venir renforcer les liens déjà
existants au sein de cette même communauté. Ils précisent que l’objectif n’est pas
ici « “d’ethniciser” un problème qui n’est pas strictement ethnique » (p. 193) mais
davantage de permettre à des personnes âgées de même origine, qui souvent ne
parlent ni le français, ni l’anglais, de rompre leur isolement.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Deux figures de l’intervenante émergent alors : l’enfant (quand l’intervenante
est considérée comme l’enfant de la famille), et l’étranger (quand elle demeure
extérieure à la famille), pôles extrêmes auxquels il est difficile d’échapper.
Le cinquième et dernier chapitre, « Sphère privée, sphère publique : résonances », constitue la synthèse et l’analyse de l’ouvrage. Trois paires, formant six
figures du lien social se dégagent : le bénévole et le salarié, l’ami et le professionnel, l’enfant et l’étranger, ces couples étant susceptibles de s’opposer ou de se
compléter. Des constantes dominent néanmoins dans les rapports interpersonnels
ou politiques : nécessité de préserver une distance, difficultés d’assurer l’aide.
Dans cette société, où l’État joue un rôle d’arbitre dans la définition et
l’établissement des liens, les risques sont majeurs et les personnes dépendantes
risquent l’exclusion, la misère ou la souffrance sociale.
Ce qui est en jeu, c’est également l’autonomie de l’intervenante elle-même,
son inscription dans le tissu social avec des implications d’ordre tout à la fois politique et personnel. Car la place de l’intervenante se trouve entre l’aide apportée
par la famille et celle que fournissent l’État et les organismes bénévoles, intermédiaires ou privés, entre le « formel » (l’État) et « l’informel » (la famille). Ainsi,
l’image de la maisonnée se modifie : il n’existe plus de cloisonnement entre espace privé et espace public et la notion d’espace domestique devient fluide.
S’appuyant sur l’importance de la relation intervenante-aidé, elle-même significative du lien social, les auteurs de cet ouvrage vont bien au-delà des catégories
d’analyse fonctionnalistes d’examen des pratiques d’aide et de soins comme une
aide au maintien à domicile. Ils insèrent leur analyse dans un champ beaucoup
plus vaste représentatif de la fluidité et des réorganisations de la société moderne,
tant du point de vue politique, que de celui de la famille.
Avec la mise en évidence du rôle de l’État dans l’organisation des pratiques
d’aide et de soins, de son incursion dans la sphère privée, l’interrogation sur le
lien intervenante-aidé et la place occupée par cette relation dans les relations de
parenté, les auteurs ouvrent de larges perspectives de recherches tant dans le domaine de l’étude de la famille et des liens qui la composent que dans celui de
l’analyse du politique.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
211
LOUX F., 1990, Traditions et soins d’aujourd’hui : anthropologie du corps
et professions de santé. Paris, InterÉditions.
Laurence Pourchez
Anth. & Soc 27,2, 2003
_______________
Armelle Giglio-Jacquemot, Urgências et emergências em saúde : perspectivas de profissionais e usuários. Rio de Janeiro, Coleção Antropologia e Saúde,
Ed. Fiocruz, 2005, 143 pages.
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Armelle Giglio-Jacquemot mène depuis plusieurs années des recherches au
Brésil. Sa thèse de doctorat était consacrée à un réexamen de la religion syncrétique de l’Umbanda à partir d’une approche en anthropologie de la santé résolument nouvelle. C’est dans cette perspective qu’elle nous propose dans ce livre une
réflexion passionnante sur les deux notions d’urgence et d’émergence, deux notions qui engagent un rapport au risque (objectif ou subjectif) ainsi qu’à des formes de temporalités extrêmement rapides.
Armelle Giglio-Jacquemot concentre son attention sur les « prontossocorros » (lieux d’urgence fonctionnant 24 heures sur 24) de la ville de Marília
située dans l’Etat de São Paulo. Elle observe avec une extrême précision ce qui
s’y passe et conduit des entretiens d’une très grande richesse tant avec les professionnels de la santé qu’avec ceux qui font appel à eux. Elle montre que les points
de vue des uns et des autres sont tantôt convergents, tantôt contradictoires. Mais
elle ne fait pas seulement qu’observer et écouter. Elle accompagne physiquement
(en voiture, en autobus, en ambulance, puis au service d’accueil) les personnes
blessées, accidentées ou menacées par l’émergence brutale d’un symptôme alarmant. Elle s’imprègne de ces situations auxquelles elle se trouve confrontée. Elle
les filme également.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
212
Nous sommes très loin dans cette recherche de la position de Raymond Depardon. Dans Urgence (1987) réalisé au service des urgences de l’Hôpital de
l’Hôtel-Dieu de Paris, le cinéaste installe, comme Wiseman, le spectateur au milieu de situations en train de se dérouler. Mais il ne fait pas partie lui-même du
dispositif d’échange. Il s’exclut des interactions à partir d’un point fixe
d’observation. Ce qui est au contraire caractéristique de la démarche d’Armelle
Giglio-Jacquemot est la mobilité de la chercheuse. A une médecine ambulatoire,
elle réagit par une anthropologie participante d’une extrême mobilité.
Ce que nous permettent de comprendre les analyses proposées à partir de cette
implication est que les notions d’urgence et d’émergence c’est-à-dire aussi de
gravité ne peuvent se réduire à une conception (et aussi une action) exclusivement
biomédicale. Nous nous trouvons notamment confrontés à des situations de discrimination sociales et nous réalisons que pour les classes sociales les plus défavorisées d’un pays (et plus encore d’un Etat) économiquement riche mais qui ne
cesse de reproduire de l’exclusion), l’urgence médicale est une « porte d’entrée à
l’hôpital ».
Je conseille vivement la lecture de ce petit livre extrêmement stimulant qui interroge une réalité d’une très grande complexité et appelle des études comparatives. Je souhaite aussi que les lecteurs non lusophones puissent disposer rapidement d’une traduction et d’une édition en langue française.
François Laplantine
Amades
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Global aids : Myths and Facts. Tools for fighting the Aids Pandemic. Cambridge MA, South End Press, 267p.
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Ce livre part du constat que l’obstacle majeur à la mobilisation dans la lutte
contre le sida est une désinformation relative à l’épidémie. En dehors du problème
de la mystification dont ce fléau fait l’objet, la question de la fragmentation des
sujets et des disciplines est tenue pour responsable de la dilution de l’information.
En effet, la spécificité des champs de recherche et des groupes de discussion entre
par exemple les spécialistes de la clinique, de la prévention ou de l’économie de
la santé, tend à effacer les questions de fonds autour de la lutte contre l’épidémie.
L’argument central du livre est que si l’ignorance génère la passivité, le pessimiste, la résignation, ou la conviction que le sida c’est surtout l’affaire des autres,
l’appropriation d’une information claire permet de prendre la mesure de l’urgence
de la situation. L’objectif des auteurs est donc de diffuser une information corrigée concernant dix « idées fausses » véhiculées sur le VIH/sida et d’inviter le
lecteur à refuser les arguments erronés qu’il rencontre dans des publications, des
débats politiques, des cours, des séminaires ou des conversations informelles.
Les dix « mythes » analysés et réfutés dont il est question dans ce livre sont la
spécificité africaine de la maladie, les comportements à risque, la corruption,
l’opposition entre prévention et traitement, l’arrivée prochaine d’un vaccin, le
pouvoir des industries pharmaceutiques, etc. Cette vaste opération de démystification est le fruit d’un travail multidisciplinaire qui réunit des acteurs exerçant dans
les champs de la médecine, de la santé publique, de l’épidémiologie, de la microbiologie et des sciences sociales, aussi bien dans des travaux académiques que des
actions de soignants et de militants. Tous sont membres de l’organisation Partners
in Health et de sa composante recherche : « The Institute for Health and for Justice ». Sur la base d’investigations de terrain, de témoignages et de ressources bibliographiques, les dix « mythes » décortiqués sont, en résumé, les suivants :
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
214
Mythe 1 : Le sida est avant tout un problème africain
Les faits : Parmi les 42 millions (sic) de personnes vivant dans le monde avec
le VIH/sida, 70% sont en Afrique sub-saharienne. Mais le sida n’est pas un problème africain. Il doit son existence et sa dissémination à un contexte socioéconomique créé par le colonialisme occidental et parfois par les pouvoirs en place, et plus récemment par les échanges commerciaux en faveur de l’Occident ou
d’une minorité locale favorisée. Les politiques d’ajustement structurel sont aussi
largement responsables du démantèlement des structures étatiques. Le VIH continue d’être disséminé dans le monde particulièrement au sein des pays et des
communautés où la pauvreté, les inégalités et les conflits sont prévalents.
Mythe 2 : Pour stopper l’épidémie, il suffit que les gens cessent le vagabondage sexuel et l’usage de drogues intraveineuses
Les faits : L’insécurité économique, les inégalités de genre et de sexe, les migrations liées à la recherche de travail et les conflits armés sont aussi à l’origine
des conduites à risques. Pour comprendre par exemple la diffusion de l’épidémie
dans les zones rurales de Haïti, il faut plutôt soulever les questions de l’insécurité
financière et de l’indigence que celles de la supposée promiscuité. Au-delà du
jugement et de l’accusation, il faut regarder comment la distribution inégale des
richesses produit des différences considérables entre les hommes en matière de
liberté et de capacité à opter pour un choix éclairé.
Mythe 3 : L’argent du sida dans les pays dits « en développement » (PED) va
dans les poches des représentants des pouvoirs en place
Les faits : La corruption existe dans tous les pays. Elle ne doit pourtant pas ralentir les contributions des donateurs. Des citoyens, des associations, des médias,
et des représentants du gouvernement ont montré une prise de conscience et un
engagement croissant dans la lutte contre le sida. Aujourd’hui de nouvelles institutions et initiatives internationales, comme le Global Fund to Fight AIDS, Tuberculosis and Malaria (GFATM) ont développé des outils de monitoring et de
suivi des dépenses des fonds alloués. De nombreux pays avec de lourds antécé-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
215
dents d’affaires de corruption comme la Thaïlande, l’Ouganda ou le Brésil ont
montré leur capacité à mettre en œuvre des programmes VIH/sida avec succès. La
lutte contre la corruption est une responsabilité globale et pas seulement un exercice destiné aux pays pauvres. Il existe désormais des mécanismes internationaux
comme l’Anti-Bribery Convention récemment ratifiée par les pays membres de
l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economiques (OCDE).
Mythe 4 : Le meilleur moyen de contrôler le sida dans les PED est la prévention. Le déploiement de médicaments onéreux ne pourra se faire qu’après le financement et la généralisation des activités de prévention.
Les faits : La prévention et le traitement doivent avoir un rôle équivalent dans
la lutte contre le VIH/sida. A partir du moment où les habitants des pays riches
ont la chance de prolonger et d’améliorer leur vie grâce aux antirétroviraux, laisser des millions d’autres mourir sans traitement est contradictoire avec les principes d’équité et d’humanité. Les pays où meurent un grand nombre d’adultes en
âge de travailler et de procréer, souffrent et continueront de souffrir des conséquences sociales et économiques dramatiques qu’il sera difficile à rétablir.
L’efficacité des programmes de prévention est limitée. Les efforts de prévention
ne sont pas toujours compatibles avec les situations quotidiennes des personnes
qui n’ont pas toujours les moyens d’opter pour les mesures de protection. De plus,
même un programme de prévention efficace ne peut pas stopper la diffusion du
virus dans des pays où la prévalence est très élevée. La prévention et le traitement
ont des effets synergiques puisque le conseil et le dépistage volontaire sont bien
plus effectifs lorsque les personnes diagnostiquées infectées par le VIH peuvent
être traitées.
Mythe 5 : Les traitements ARVs sont impossibles à mettre en place dans les
PED parce qu’ils sont trop chers et parce que ces pays n’ont pas les infrastructures
nécessaires à la mise en place de la délivrance des médicaments. De plus, une
mauvaise utilisation de ces médicaments va dans le sens d’une augmentation des
résistances aux ARVs.
Les faits : L’obtention des ARVs doit être un pilier central de la lutte contre le
sida dans les pays du Sud. Aujourd’hui le traitement des pauvres n’est plus for-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
216
cément inaccessible en raison d’une baisse considérable des prix et de la mise sur
le marché de médicaments génériques ou à faible coût. Le coût énorme de
l’absence de traitement et de ses conséquences dépasse largement le coût des traitements. Il a été montré que des patients traités sous ARVs coûtent moins cher au
système de santé. Si la distribution des ARVs peut s’avérer difficile voire impossible dans certains sites, cela ne veut pas dire qu’elle l’est dans un pays tout entier
et encore moins dans l’ensemble du « monde en développement ». La délivrance
des ARVs peut être aussi simplifiée et modifiée pour les pays à ressources limitées. Les effets de résistance peuvent être contrôlés par la création de guides
d’utilisation appropriés, par une gestion rigoureuse des stocks pharmaceutiques et
par un approvisionnement constant en ARVs. C’est aussi afin de limiter les résistances que l’OMS recommande l’abandon de la bithérapie au profit des trithérapies.
Mythe 6 : Le vaccin contre le VIH sera bientôt disponible et viendra résoudre
la crise épidémique
Les faits : Le vaccin ne résoudra pas la crise du VIH/sida. Même si d’énormes
progrès ont été réalisés en matière de recherche, il reste beaucoup à faire pour
développer un vaccin efficace et accessible à tous. Si rien n’est fait d’ici là, des
millions de gens seront nouvellement infectés par le VIH ou mourront du sida.
Une note positive est que les essais de vaccins nécessitent la création et la maintenance d’une infrastructure fonctionnelle pour suivre sur le plan médical les participants aux essais. Ces infrastructures pourraient également être utilisées pour
étendre le dépistage, le conseil et le traitement. De plus l’éducation communautaire, essentielle avant la mise en place des essais afin de s’assurer du consentement
volontaire des participants et de l’absence de toute incompréhension sur la nature
de ces essais, est aussi à la base du succès des autres activités liées à la lutte
contre le VIH/sida.
Mythe 7 : Les industries pharmaceutiques visent uniquement la croissance de
leurs profits et ne changeront jamais leur politique en faveur des pauvres vivant
avec le VIH/sida dans les pays à ressources limitées
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
217
Les faits : Les ARVs sont de moins en moins en chers dans ces pays et leurs
prix peuvent encore diminuer. Des médicaments génériques sont produits dans
certains pays et exportés dans d’autres. La diffusion des génériques a aussi contribué à diminuer le prix des médicaments de marque. L’histoire a souvent montré
que des mouvements populaires pouvaient influencer les agendas des compagnies
privées et des gouvernements comme le prouvent par exemple le changement de
la politique américaine en matière de sida à la fin de l’ère Clinton ou l’échec des
poursuites engagées par le Pharmaceutical Manufacturers’ Association of South
Africa contre le gouvernement Sud Africain en 1998.
Mythe 8 : Puisque les ressources sont limitées, il serait préférable de concentrer les efforts sur les problèmes qui affectent de larges segments de la population,
comme la nutrition, l’eau potable, la santé des mères et des enfants et les vaccinations, plutôt que sur les traitements ARVs chers et complexes à mettre en œuvre
et qui ne bénéficieront qu’à une minorité.
Les faits : Les conséquences sociales, économiques et sanitaires de l’épidémie
de VIH/sida sont si désastreuses que son traitement aura des effets bien plus amples sur l’ensemble de la population. Le sida tue surtout des jeunes en âge de travailler et ces décès ont des effets dévastateurs sur l’économie et la sécurité alimentaire. Le sida augmente également la diffusion d’autres maladies infectieuses
comme la tuberculose.
Mythe 9 : L’épidémie de VIH/sida dans les PED n’a aucun impact sur les intérêts américains. Les citoyens et les politiciens ont peu à gagner en luttant contre
cette épidémie.
Les faits : Stopper l’épidémie de VIH/sida bénéficiera aux Américains dans
les secteurs de la santé publique, de l’économie, et de la sécurité. D’une part,
l’augmentation des migrations à caractère touristique, social ou commercial, est
responsable d’une large diffusion des maladies infectieuses à travers les frontières. D’autre part, le sida réduit considérablement les profits de multinationales
implantées dans les PED en raison des pertes considérables en ressources humaines dues à la maladie, à l’absentéisme et aux décès de nombreux travailleurs infectés par le VIH. Ces pertes ont des effets désastreux sur l’économie mondiale.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
218
Le sida déstabilisant les sociétés et les économies crée une situation politique instable. C’est la raison pour laquelle en 2000 la CIA a officiellement désigné la
pandémie de sida comme une menace à la sécurité nationale américaine.
En dehors de la question des conséquences de l’épidémie de sida sur les intérêts américains, il s’avère que selon l’article 25 de la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme, le non-accès au traitement antirétroviraux est une violation
des droits fondamentaux de millions d’individus vivant dans les PED.
Mythe 10 : Les citoyens ordinaires des pays riches n’ont guère les moyens de
participer à la lutte contre le sida.
Les faits : Chaque jour 14 000 personnes sont infectées par le VIH et 8 500
meurent du sida. Pourtant, ces chiffres désastreux ne doivent pas avoir pour
conséquence un abandon au pessimisme et à la résignation. Beaucoup de victoires
ont été gagnées par les militants de la lutte contre le sida et d’autres suivront.
L’engagement dans la lutte contre le sida peut être multiple : la participation à des
actions humanitaires d’organisations internationales ou non gouvernementales,
l’implication dans des programmes de recherches ou à des essais, l’engagement
dans des associations militantes, la contribution financière à divers programmes,
ou la collaboration à des actions de lobby – envoi de courrier, signature de pétition, campagne d’éducation. Si l’indignation est peu efficace, par contre une action collective et ciblée peut avoir un formidable impact.
Cet ouvrage est un véritable outil de travail pour toute personne impliquée
dans la lutte contre le sida. D’une part, le résumé des dix mythes peut être utilisé
pour une diffusion à l’occasion de campagnes d’information ou simplement laissé
à la vue du public dans des lieux divers (association, cabinet de consultations…).
Le livre en tant que tel permet à chacun d’obtenir une synthèse et des liens de
recherche sur des thématiques diverses telles que les enjeux du vaccin,
l’observance ou les questions de propriété intellectuelle. Issu d’une collaboration
d’acteurs de différents champs de la recherche et de l’action, ce travail est un aussi exemple illustratif et enthousiaste des bonheurs et bénéfices de la multidisciplinarité.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Trop fréquemment les recommandations en matière de prévention du VIH
présentées par les autorités scientifiques et sanitaires prônent un changement de
comportement des homosexuels, des femmes pauvres et des utilisateurs de drogues injectables mais jamais la transformation d’une société où les inégalités, la
pauvreté et la violence sont les vecteurs du virus. L’ouvrage rappelle que les effets désastreux des conflits qui ont marqué ces dernières années (le Rwanda, le
Timor, l’ex-Yougoslavie, l’Azerbaïdjan pour en citer quelques-uns), et la distribution inégale des richesses, sont à l’origine de différences majeures entre les hommes dans leur accession à la liberté, et à leur capacité d’opter pour un choix éclairé et raisonné. Il montre une fois de plus que l’engagement dans la lutte contre le
sida dépasse la confrontation avec les seuls aspects biologiques de la plus dévastatrice des maladies infectieuses des temps modernes. Ce livre s’inscrit nettement
dans une démarche politique qui emprunte à l’anthropologie sa démarche
d’analyse globale, et invite à penser et agir pour un monde différent.
Pascale Hancart Petitet
Amades bull.60
_______________
GODIN, Joseph Josy LÉVY et Germain TROTTIER (dir.), en collaboration avec Hélène GAGNON, Vulnérabilités et préventions, VIH/Sida, enjeux
contemporains. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, 326 p., réf.
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Voici un livre qui nous plonge au cœur de la marge de la société québécoise.
Avec pour fil d’Ariane le VIH-Sida, et les IST d’une façon générale, il nous emmène des rues montréalaises aux centres de détention ou aux établissements de
danse à quelques dollars. On côtoie ainsi les utilisateurs de drogues injectables
(UDI), les travailleuses du sexe, les malades mentaux, les hommes qui ont des
relations sexuelles et affectives avec d’autres hommes (HARSAH) ou encore les
personnes vivant avec le VIH (PVVIH).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
220
Plusieurs dizaines d’auteurs(es), individuels ou collectifs, d’horizons très divers ont été mobilisés pour la rédaction de cet ouvrage. C’est dire son éclectisme,
la diversité des situations et des analyses, qui agissent par petites touches, présentant une espèce de patchwork. Mais l’organisation de l’ouvrage se veut méthodique. Une première partie présente les aspects épidémiologiques du VIH-Sida et
des IST et les concepts ou modèles de vulnérabilité, une deuxième présente un
certain nombre de résultats d’études, quantitatives ou qualitatives. La troisième et
dernière s’attache à mettre en lumière différentes interventions de prévention auprès de personnes vulnérables. Il est certain que la redite ne peut être évitée, mais,
si elle alourdit peut-être l’ouvrage, elle a le mérite pédagogique de la répétition.
De ce foisonnement de matière, nous retiendrons deux idées force.
La première, qui traverse l’ouvrage, est l’immensité du travail de prévention à
mettre en place, quelles que soient les situations et les populations. La marginalité
implique un accès à l’information et à la prévention des plus réduits. Elle implique aussi la criminalisation des comportements et des individus, ce qui rend
l’action des travailleurs sociaux et de santé communautaire des plus périlleuses,
tant pour la mise en place de la prévention que pour leur propre sécurité. À cet
égard, Ralf Jürgen qui étudie les lois sur la drogue et la vulnérabilité des UDI au
VIH montre que les ressources sont davantage consacrées à l’application de la loi
qu’aux programmes de prévention et de traitement pour les utilisateurs de drogues. Par ailleurs, il souligne que la criminalisation de l’usage de drogue aggrave
plus les méfaits de cette consommation qu’elle ne les réduit, tant du point de vue
financier que sanitaire : le marché noir par nature échappe à tout contrôle de prix
et de qualité des produits. De son côté, Michel Perreault fustige les interdits imposés par les lois pénales dont les effets sont la déstructuration des UDI par rapport
au travail de prévention.
L’action de la police entrave aussi le travail de prévention. L’assimilation peut
être facile entre la police et les travailleurs de la prévention. Mais, bien plus, les
descentes de police et les arrestations réduisent le plus souvent à néant le travail
de prévention : les personnes intégrées dans les programmes se déplaçant alors ou
se retrouvant enfermées. Sans compter enfin que la marge est un milieu d’une
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
221
extrême violence, violence donnée ou violence subie, notamment par les travailleuses du sexe.
Cela nous mène vers la deuxième idée force autour de la transmission du VIH
et des IST en milieu de vulnérabilité. D’une manière générale, le VIH et les mesures de protection semblent assez bien connus, mais les autres IST le sont moins.
Ce n’est pas pour autant que les individus sont prudents.
Dominique Damant et ses collègues expliquent que le climat de violence dans
lequel vivent les femmes travailleuses du sexe les rend vulnérables aux proxénètes ou aux clients, qui peuvent les forcer à des rapports sexuels non protégés. De
même pour les personnes itinérantes (Shirley Roy et al.), soumises aux agressions
sexuelles.
Mais c’est surtout du côté des représentations de l’acte sexuel ou de la maladie que les choses se passent – ou ne se passent pas. Il devient ainsi difficile
d’avoir un comportement de safe sex lorsqu’une vie affective et sentimentale existe entre partenaires, à tout le moins une relation de confiance, même avec un
« client ». L’utilisation du condom n’est plus une barrière à l’infection, mais une
barrière aux sentiments. Ce qui semble irrecevable (Dominique Damant).
Du côté de la communauté gaie ou des HARSAH et PVVIH, les pratiques
sexuelles à haut risque non protégées « barebacking » existent encore, voire sont
recherchées, alors que la communauté s’était fortement mobilisée dès l’apparition
de l’épidémie. L’accès à la tri-thérapie semble avoir fonctionné dans le sens d’une
certaine banalisation du VIH-Sida : de la mort certaine, on passe à la gestion
d’une maladie qu’on ne pense plus mortelle.
On soulignera enfin que les utilisateurs de drogue par injection sont certainement les plus en danger et vivent ce que la communauté gaie a pu vivre 20 ans
auparavant, avant sa mobilisation. Mais les situations restent différentes. Là où les
homosexuels masculins ont su trouver les ressources pour se mobiliser, la prévention chez les UDI reste un échec, comme le constate en conclusion de l’ouvrage
Roger Le Clerc. Echec dû aux multiples besoins des personnes : ressources, logement, communication, sentiment de solidarité, etc.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Echec dû aussi, d’une manière générale et quelle que soit la population, au
manque de culture de prévention de la société. C’est sur cette limite politique que
conclut amèrement Roger Le Clerc ce voyage au centre de la marginalité.
Philippe Lorenzo
A & Soc. 29, 2, 2005
_______________
Michèle Grosjean et Michèle Lacoste, Communication et intelligence collective. Le travail à l'hôpital. Paris, Presses Universitaires de France, coll. Le
Travail humain, 1999, 225 p., ann., bibliogr.
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1 Le travail à l'hôpital est par nature un travail d'équipe, un travail d'équipes.
Dans un contexte paradoxal de spécialisation très poussée et de glissement hiérarchique des tâches, alors que le flou des niveaux et des domaines de qualification
rend malcommode tout déploiement de l'activité, les transmissions se révèlent
indispensables entre un personnel de formations et de fonctions très différentes,
mais aussi entre les agents de même qualification se succédant auprès des patients. Les auteurs soulignent qu'en une semaine d'hospitalisation, un patient a
l'occasion de rencontrer une cinquantaine de personnes de statuts et qualités très
différents. Dès lors, la communication apparaît comme un élément primordial de
la coordination de ces collectifs très composites, indispensable pour rendre opératoire ce que les auteurs dénomment l'intelligence collective.
2 Alors que le substrat théorique est largement interactionniste, la méthode
utilisée associe l'observation des comportements au recueil des paroles en situation. Par la mise en perspective de monographies, la démarche s'est voulue assurément comparative et c'est sans doute un élément de la fécondité d'une observation qui a eu lieu dans des services aux caractéristiques fort diverses.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
223
3 D'abord — et il convient de le rappeler tant une activité peut parfois être déployée autour d'une qualification précise — cette étude confirme à quel point ce
sont les infirmières qui assurent ici un rôle essentiel, celui d'« interface » entre le
malade et l'établissement. L'étude des communications entre les travailleurs hospitaliers de différentes qualifications (médecins, aides-soignants [hommes et
femmes], surveillantes, infirmières), mais aussi à des moments distincts de leurs
carrières, notamment pendant leur formation, avec les patients et leurs familles
également, confirme cette place essentielle. Ensuite, les auteurs insistent sur la
dimension collective de ce travail, bien qu'il soit de fait extrêmement parcellisé.
D'où la richesse, les indispensables effets des échanges, verbaux particulièrement,
mais aussi les imperfections et limites de ces communications, donc leur efficience. À la lecture de cet ouvrage, on ne peut qu'être persuadé de l'importance et de
l'efficacité de la négociation en situation de travail. Les spécificités du travail
hospitalier ne font que renforcer cette impression.
4 Les auteurs n'ont pas fait appel aux apports, bien légers en ce domaine il est
vrai, des historiens. Or, le personnel hospitalier à la fin du XXe siècle est, de par
sa formation, son rapport même à l'expression et à la verbalisation, fort différent
de ce qu'il était encore au début des années 1960. Sans doute conviendrait-il de
tenter une perspective historique pour cerner en quoi ces éléments se situent en
leur époque, en l'hôpital d'aujourd'hui, et sont de ce fait sans doute dissociables
d'établissements hospitaliers présentant d'autres caractéristiques, notamment en
termes de fonction thérapeutique.
5 Un chapitre est consacré à la relève, « moment clé du travail », moment
primordial lorsque les soignants se transmettent les informations qui concernent
les malades. Les observateurs ont pris en compte la plupart des éléments qui permettent précisément d'en comprendre le fonctionnement : les aspects spatiaux,
temporels, la nature et les statuts des participants, leurs postures, leur légitimité,
les buts et les résultats de l'opération, mais également les normes d'interaction,
l'atmosphère : la tension, l'ennui, le calme. L'écrit, imposé par la loi et la réglementation, est insuffisant et doit être développé par des précisions orales lors de
ces séances. En cela, les actuelles tentatives de diminution du temps de relève afin
de réduire le temps de travail dans les services de soins sans en accroître les effec-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
224
tifs, ne pourront que se révéler une fâcheuse entreprise. Très précieuse, la grille
d'observation des relèves est fournie en annexe.
6 Les travaux menés sur le travail en services de soins, de la sociologue AnneMarie Arborio, de l'ethnologue Anne Vega ou du psychologue Yves Clot, avaient
permis de mettre en évidence la complexité, mais surtout l'importance de l'écrit et
de l'oral dans un contexte anxiogène. C'est tout l'intérêt de cette étude que d'avoir
examiné les différents processus de communication comme étant au centre de
cette activité laborieuse et d'en permettre une analyse dépassant le seul cadre hospitalier. La perception de la structure dynamique du travail, ce que les auteurs
appellent « les dimensions prospectives et rétrospectives », le projet et la mémoire, donne la mesure avérée d'une activité dont un découpage en séquence affaiblirait la perception.
Christian Chevandier
Anth. & Soc. : 25, 2, 2001
_______________
Vanessa HARDING, The Dead and the Living in Paris and London 15001670. Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 345 p., illustr., append.,
bibliogr., index.
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L’objectif déclaré de cet ouvrage très documenté, reposant sur un travail important dans les archives des deux villes étudiées, est d’éclairer la vie urbaine et le
changement social à l’époque moderne à partir des pratiques de prise en charge de
la mort. Celles-ci sont considérées comme un révélateur, comme un angle
d’approche « de la culture et de l’expérience urbaines » (p. 2), et le propos se centre donc d’emblée sur les pratiques sociales plutôt que sur l’expérience de la mort,
le deuil ou les attitudes face à la mort (p. 7). Le travail de V. Harding est bien
informé des paradigmes sociologiques et anthropologiques, et il intègre par
exemple pleinement l’idée que les acteurs urbains possédaient diverses identités et
étaient partagés entre différentes loyautés (p. 2-3), ou encore que cohabitaient
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
225
dans les villes étudiées différents points de vue et opinions (p. 11-12). V. Harding
souligne plutôt la continuité des pratiques entre Paris et Londres, même si les
contextes politiques et religieux furent assez différents dans les deux villes pendant la période considérée. L’histoire parisienne fut, en particulier, plus troublée
et violente, et les changements introduits à Londres par la Réforme, sans conflit
majeur, menèrent aussi à des évolutions incontestables des pratiques. Les divergences entre les deux villes ne sont pas ignorées.
V. Harding montre aussi, rejoignant entièrement la perspective anthropologique ouverte par R. Hertz (qui figure en bibliographie mais n’est pas cité), comment les morts faisaient, dans les sociétés urbaines étudiées, pleinement partie du
monde des vivants. Elle privilégie un découpage thématique, à l’intérieur duquel
elle réintroduit des exposés chronologiques. Elle aborde ainsi d’abord la question
de la présence massive de la mort dans les contextes urbains parisien et londonien
à partir des taux de mortalité très élevés et des épidémies régulières qu’ont connus
les deux villes au cours de la période qu’elle considère.
L’auteure développe ensuite sur plusieurs chapitres les enjeux sociaux et symboliques liés au placement des morts dans l’espace urbain. Elle insiste sur le rapport étroit entre inégalités sociales et distribution spatiale des défunts. Certains
lieux étaient évidemment plus valorisés socialement (religieusement et statutairement) que d’autres, comme l’intérieur des églises ou leur pourtour immédiat dans
les cimetières qui les entouraient. Mais les couches moyennes et pauvres de la
population urbaine devaient se contenter d’inhumations à la périphérie des cimetières paroissiaux, ou dans d’autres cimetières situés hors des paroisses, voire
dans des fosses communes.
Les chapitres suivants évoquent les funérailles urbaines, qui sont considérées,
une fois encore de façon pertinente d’un point de vue sociologique ou anthropologique, comme des moments de ressaisissement des identités et des affiliations du
mort et des groupes impliqués dans les obsèques. Mais le développement de courants protestants méfiants à l’égard du fait rituel, ou la place occupée par
l’économie des funérailles et les enjeux sociaux de celle-ci, ne sont pas pour autant ignorés. Soucieuse de restituer la complexité des contextes urbains qu’elle
décrit, V. Harding ne cherche jamais à simplifier. Ce respect de la complexité et
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
226
le souci de restituer les différents points de vue coexistant sur les funérailles et la
place des morts dans les deux villes tout au long de la période considérée constituent un autre point fort de l’ouvrage.
Par ses qualités méthodologiques, son souci du contrôle empirique des interprétations avancées et sa pertinence théorique, l’ouvrage est impressionnant et
présente un caractère heuristique pour l’ensemble des sciences sociales des faits
funéraires et du changement social. Un regret cependant, pour terminer. V. Harding semble reprendre à son compte le vieux schéma hertzien et durkheimien selon lequel les rites funéraires restaurent nécessairement l’unité sociale et renforcent l’intégration d’une société. Cela la mène parfois à considérer que les funérailles ne parvenaient pas pleinement à assurer ce rôle « traditionnel » dans les cas
étudiés (p. 233, 283). Au lieu de considérer en conséquence que les funérailles se
sont trouvées affaiblies au cours de la période considérée, n’aurait-il pas été plus
pertinent de reconnaître sans ambiguïté que les faits funéraires (re)produisent et
exhibent à la fois les relations d’entraide et les inégalités sociales (largement soulignées par V. Harding dans le cas qui l’occupe), les identités et les différences
statutaires ? Éviter d’attribuer a priori une fonction de restauration de l’intégration
sociale aux funérailles aurait permis d’envisager celles-ci comme moment de
(re)production tant des solidarités que des conflits sans y voir nécessairement un
paradoxe.
Joël Noret
Anth. & Soc 30, 1, 2006
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
227
Janice Harper Health, Illness and Death Among Madagascar’s People of
the Forest. Préface de Pamela J. Stewart et Andrew Strathern Durham, Carolina
Academic Press, 2002, XVII + 273 p., bibl., index, gloss., ill. (« Ethnographic
Studies in Medical Anthropology »). “
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« Ce qui suit est le récit de la manière dont une population vivant au sein de
l’une des dernières forêts primaires et luxuriantes au monde lutte pour survivre en
un combat qui la dépasse et l’entraîne à emprunter des chemins étranges et inattendus » (p. 3). Dès les premières lignes de cet ouvrage, l’auteur donne le ton. Car
il s’agit bien, pour elle et selon ses propres mots, de nous raconter l’histoire d’une
terre et d’un peuple. L’histoire d’une population, majoritairement tanala (littéralement « peuple de la forêt ») installée aux abords de la grande forêt de Ranomafana dans le Sud-Est de Madagascar. Cette population a, aussi loin que porte la
mémoire, toujours vécu des produits de la forêt et, comme nombre de populations
de par le monde, a tissé, par la constance de ses pratiques et de la fréquentation
des lieux, des liens intimes avec son environnement naturel. Or, l’auteur nous
relate les circonstances qui confrontèrent cette population à l’intervention relativement brutale d’un projet de parc national. Dès 1990 en effet, le projet est lancé
à l’initiative et sous le contrôle d’un organisme américain. Ce projet à visée
conservationiste se double dès le départ d’un programme d’aide au développement économique et social destiné aux populations locales. Le développement
local étant pensé comme un moyen de protection écologique. En d’autres termes,
il s’agissait d’apporter une aide et un soutien (économique, médical et éducatif )
en échange de quoi les populations concernées s’engageaient à abandonner leurs
anciennes pratiques de culture sur brûlis forestier pour une pratique plus écologique : l’agriculture irriguée. Ceci revient, comme le souligne l’auteur, à demander
aux populations de confier leur forêt ancestrale à des mains étrangères. Les enjeux
économiques et politiques qui sous-tendent ce projet entraînent ces populations
dans un combat qui, en effet, les dépasse et ne leur laisse aucune liberté de négociation ou de décision. Dans ce contexte, 26 villages installés aux abords du parc
de Ranoma-fana ont été choisis comme sites-pilotes. C’est précisément dans l’un
d’entre eux que Janice Harper s’est installée, d’avril 1995 à juin 1996, pour mener
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
228
cette étude. Cinq années s’étaient donc écoulées depuis le démarrage du projet.
Un laps de temps suffisant pour comprendre cette contraction des échelles (du
local, au national, à l’international) qui apparaît dans un tel contexte et pour analyser la manière dont les populations concernées réagissent, s’accommodent ou
innovent, face à cette situation nouvelle, induite par une intervention extérieure.
La longueur du temps passé sur le terrain est, elle aussi, suffisante pour
s’imprégner de la vie du village et parvenir ainsi, comme l’annonce l’auteur dans
ses intentions, à présenter les détails les plus intimes d’une société de manière à
révéler l’importance des tensions sociales, économiques et politiques en lien avec
l’usage du territoire, des ressources et des plantes médicinales. La restitution du
climat ethnographique à travers des anecdotes et le récit de situations parfois truculentes offrent beaucoup de saveur au texte et nous permettent de comprendre la
confrontation des logiques dans ce dialogue qui peine à s’instaurer entre les populations locales et les acteurs du déve-loppement. Le choix de procéder à une analyse de l’intérieur de ces phénomènes entraîne l’auteur à des références constantes
à son expérience parmi les villageois. Elle ne s’en sert aucunement, comme le
dirait C. Geertz 32 , pour prouver la véracité de ses dires, mais au contraire, et avec
beaucoup de courage, pour s’interroger sur l’objectivité de la démarche de
l’ethnologue sur le terrain. Elle décortique et assume les conséquences des distorsions que peut engendrer le choix de cette approche : de la subjectivité du regard
de l’ethnologue, aux situations faussées par sa présence et jusqu’aux discours
imparablement adaptés de ses informateurs. Le choix de l’approche et
l’investissement sur le terrain ne font que renforcer notre interrogation sur le
manque de matériaux dans le texte (carte de situation, plan de village, mince ma-
32 Clifford Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Éditions
Métailié, 1996. 2. P. J. Stewart, & A. Strathern, Remaking the World : Myth,
Mining and Ritual Change Among the Duna of Papua New Guinea, Washington DC, Smithsonian Institution Press, 2002. 3. M. Harris, « Anthropology
and the Theoretical and Paradigmatic Significance of the Collapse of Soviet
and East European Communism », in American Anthropologist 94, 1992 :
295-305. 4. H. A. Bears, ed., « Critical Biocultural Approaches in Medical
Anthropology : A Dialogue », in Special Issue of Medical Anthropology
Quarterly 10, 1996 : 4. 5. T. Leatherman, « A biocultural Perspective on
Health and Household Economy in Southern Peru », in Medical Anthropology
Quarterly 10 (4), 1996 : 476-495. 6. N. Quansah, « Keynote Speech », Journal
of Environmental Law and Litigation, 17 (1), 2001 : 245-255.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
229
tériel généalogique relégué en annexe…), sur la présence d’approximations
concernant le village de référence (une trentaine de cases, 180 habitants environ…) et sur l’absence d’indications quant aux méthodes utilisées (investigation
et analyse). La raison est sans doute à rechercher dans le contexte particulier de
réalisation de cette recherche. Janice Harper, comme d’autres chercheurs ayant
travaillé dans cette région et sur des problématiques liées à la création de ce parc,
témoigne du fait que la recherche n’est jamais neutre surtout quand elle porte sur
un sujet sensible. Dès lors, les chercheurs sont l’objet d’un contrôle continu de la
part des responsables du projet qui entendent avoir la mainmise sur les résultats et
les écrits. L’auteur a donc fait le choix de protéger, par l’anonymat, le village et
les informateurs, pensant alors peut-être que le lecteur pourrait se passer de cartes,
de plans, de généalogies et d’autres précisons démographiques. En revanche,
l’auteur est manifestement parvenue à valoriser ces contraintes à l’exercice de sa
recherche jusqu’à en faire un objet d’étude à part entière. Sur ce point également
le travail de Janice Harper est courageux et exemplaire. Avec beaucoup de délicatesse, elle dénonce les pressions exercées sur ses activités et les tentatives de
contrôle de ses écrits. Et tout en replaçant les faits dans leur contexte, elle parvient
à une analyse sur les pratiques, les stratégies et les logiques d’intervention des
acteurs du développement (et plus spécifiquement, des politiques conservationistes américaines). Comme elle le souligne très bien, cet ouvrage n’est pas uniquement consacré aux Tanala mais aussi aux acteurs qui bien qu’extérieurs à cette
société ont pourtant le pouvoir et la charge de les « protéger ». Cela aboutit à un
chassé croisé des regards entre développés et développeurs ayant chacun leur logique et leurs pratiques que Janice Harper, anthropologue américaine, parvient à
décrire avec une belle distance vis-à-vis de sa propre société. Ces quelques aspects déjà font du livre de Janice Harper un beau texte d’anthropologie contemporaine qui vaut la peine d’être lu. Mais là n’est pas le thème central de l’ouvrage.
Les problématiques qui se déclinent au fil des neuf chapitres portent sur la manière dont les habitants de Ranotsara vivent et réagissent aux changements générés
par l’installation du projet local de parc national, sur les effets économiques et
sociaux qu’il engendre et sur l’impact de l’introduction d’un « système de santé »
introduit de l’extérieur sur les pratiques dites traditionnelles en lien avec les usages des ressources naturelles et avec les systèmes de représentation de
l’environnement, de la maladie et de la mort. En ce sens, le travail de Janice Harper rentre en résonance avec les recherches conduites en d’autres endroits du
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
230
monde, comme celles de P. J. Stewart et A. Strathern 2 en Papouasie-NouvelleGuinée, par exemple. Sur cette toile de fond, l’auteur dégage un triple débat qui,
inspiré par le contexte ethnographique, s’engage dans une réflexion où les théories anthropologiques servent de support pour comprendre et critiquer les modèles
de développement en vigueur et le système de pensée des acteurs du développement. Ainsi en est-il de la critique proférée, dans le premier chapitre, à l’égard du
matérialisme culturel (cf. M. Harris3), théorie selon laquelle les changements
culturels s’expliquent par une adaptation des populations aux changements environnementaux. Selon l’auteur, ce matérialisme culturel servirait de moyen pour
expliquer les pratiques et usages de la biodiversité à Madagascar. Dans le cadre
précis du projet de parc national, cette théorie serait reprise par les développeurs
pour justifier du fait que le passage de l’agriculture sur brûlis à la culture irriguée
est un progrès. L’auteur réfute cette idée en arguant de l’absence de prise en
compte de la diversité des comportements des populations locales et, se basant sur
des données de terrain, montre en quoi le progrès technique favorise généralement
certaines catégories d’individus (le cas échéant, les migrants) et en défavorise
d’autres. Elle nous explique ainsi comment l’application d’un modèle global de
protection de la biodiversité mis en place sans conscience de la diversité des populations locales et dans l’incapacité d’en prévoir, d’en prévenir et d’en contrôler
les effets, engendre l’existence d’une classe dominante minoritaire et de dominés
majoritaires. En ce sens, le terme de progrès ne peut être entendu de manière uniforme et nécessiterait même d’être revisité. L’auteur, partant ensuite du constat
que les actions de conservation de la forêt à Madagascar contribuent à
l’instauration d’une inégalité d’accès à la terre, au travail et aux ressources,
s’interroge sur l’accès aux soins de santé pour les populations qui n’ayant plus la
possibilité de recours aux plantes médicinales sont forcées d’accepter l’aide médicale proposée par les acteurs du développement. Un service de santé une fois encore élaboré et pensé initialement pour les populations du Nord et donc pas forcément applicables aux populations du Sud, n’engendre-t-il pas à son tour des
inégalités et par là une augmentation de la maladie et de la mortalité chez certaines catégories d’individus ? Pour répondre à ces interrogations, Janice Harper
nous invite tout d’abord à une relecture des différents travaux dans le domaine de
la politique écologique de la santé (cf. Bears 4 et Leatherman 5 ), à revoir les efforts qui ont contribué à l’introduction des paramètres écologiques dans
l’anthropologie médicale et à conclure que ces courants trop globalisants, trop
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
231
théoriques, et toujours basés sur l’idée qu’une société change en fonction des
changements écologiques, ne sont pas pertinents car ils ne prennent une fois encore pas suffisamment en compte la diversification interne des sociétés, la diversité
des actions et l’impact de l’homme sur le changement de l’environnement. Débat
passionnant s’il en est, qui la conduit à une analyse de la manière dont les politiques écologiques dans l’histoire (et leur application à toutes les échelles) agissent
dans le contrôle du pays et de la société et pénètrent les systèmes de représentation de la maladie et de la mort. Dans une belle description, l’auteur nous montre
la manière dont les habitants de Ranotsara, pris entre deux systèmes de santé –
une phytothérapie dite « traditionnelle » associée au pouvoir des ancêtres et une
médication dite « moderne » associée au pouvoir des étrangers – exercent leur
propre volonté pour survivre et mettent en place des stratégies pour y avoir accès.
Cela lui permet d’affirmer d’une part, qu’au sein d’une même société le savoir
naturaliste n’est pas uniforme et d’autre part, que la relation entre santé et environnement n’est pas, comme certains acteurs du développement semblent le penser, médiatisée par les croyances « ethniques » ou « tribales ». Bien au contraire,
l’auteur affirme que les manières dont les individus expérimentent et perçoivent
leur santé en lien avec l’environnement sont conditionnées par d’autres facteurs
sociaux en relation avec l’identité, c’està- dire l’âge, le genre et l’appartenance à
un lignage, par exemple (chapitres VI et VIII). Cette analyse est fort bien documentée et repose sur un inventaire des sources historiques dont l’examen conduit
à certains regrets. Regret tout d’abord que les travaux francophones mentionnés
ou utilisés n’excèdent pas la fin de la période coloniale. Tout se passe en effet
comme si, et certaines affirmations de l’auteur vont en ce sens, la fin de la présence coloniale française à Madagascar correspondait à la fin des recherches françaises dans ce pays et que seuls, depuis quelques temps, les chercheurs anglophones
étaient désormais actifs. Comme si la profusion de projets de développement américains s’était substituée à la présence coloniale française, masquant de ce fait
toute activité scientifique francophone. Cela explique l’absence manifeste de références aux travaux de chercheurs francophones ayant travaillé dans cette région et
avec des problématiques connexes (Milleville, Moizo…) ou dans d’autres régions
de Madagascar sur des thèmes identiques (Chaboud, Goedefroit, Breton, Fauroux…). Regret enfin que les résultats des travaux de Nat Quansah6, chercheur
anglophone lauréat du prix Goldman pour l’environnement en 2000 et connu pour
ses travaux sur les liens entre la santé et la conservation de l’environnement dans
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
232
le cadre de projets de développement dans l’Ouest malgache, ne soient même pas
mentionnés. Dernier point de problématique centrale faisant l’objet d’un débat : la
perception des acteurs extérieurs à cette société sur les savoirs naturalistes locaux.
Que la connaissance des plantes médicinales soit perçue par les uns comme relevant de la tradition et n’ayant donc aucun intérêt économique ou par les autres, a
contrario, comme source d’un développement économique durable devant faire
l’objet de projet de valorisation auquel doivent être associés les autochtones,
l’opposition entre médecine moderne et médecine populaire ou traditionnelle est
récurrente dans les discours. L’auteur balaie cette dichotomie en arguant du fait
qu’il n’existe pas de système de santé unique propre aux sociétés préindustrielles,
que le terme de « traditionnel » est impropre à qualifier la diversité des savoirs et
des pratiques et leur dynamique à travers l’histoire, que l’expression de « système
de santé » mériterait d’être revisitée pour la charge ethnocentrique qu’elle recèle
mais aussi pour la non prise en compte d’une dimension pourtant essentielle à la
compréhension des savoirs et des pratiques médicinales locales : la religion. Les
arguments de Janice Harper développés tout au long de ce livre dénoncent
l’absurdité de tout un système de développement et de conservation de la biodiversité qui semble oublier que l’homme n’est pas ennemi de la nature, mais au
contraire en fait partie. En cela le titre de l’ouvrage « espèces en danger » trouve
tout son sens. Ce titre, comme nous l’explique l’auteur (p. 3) ne suggère pas que
les Malgaches soient en voie d’extinction. Loin s’en faut puisque leur intégrité
culturelle persiste en dépit de deux siècles de présence coloniale et actuellement
de projets américains. Ce titre a été choisi, dit-elle, pour attirer l’attention sur le
fait que le terme « biodiversité » inclue l’humain et que, par conséquent, parler de
protection de la forêt primaire en évacuant l’homme est là où réside le véritable
danger car il concourt, comme elle l’a montré, à l’émergence de la maladie, de la
malnutrition et de la pauvreté chronique et durable au sein des populations
concernées. Ce livre illustre bien, comme le soulignent P. J. Stewart et A. Strathern dans leur préface, le fait que les anthropologues comprennent mieux que
quiconque les dynamiques des contextes les plus diversifiés et qu’ils ont aujourd’hui un rôle à tenir dans l’analyse et la compréhension des impacts de la présence gouvernementale et des ONG impliquées dans des projets de développement local. .
Sophie Goedefroit
L’Homme 173, 2005
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
233
_______________
Bertrand HELL, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre. Paris,
Flammarion, 1999, 392 p., gloss., réf., index.
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Après ses recherches sur la chasse dans l'est de la France (Entre chien et loup
1985, Le sang noir 1994), Bertrand Hell a étudié les rites de possession des Gnawa du Maroc. Leur mise en parallèle avec des rites similaires ailleurs dans le
monde est l'objet de cet ouvrage, de lecture aisée et agréable : l'auteur a une vraie
présence d'écrivain. Il a le mérite d'enchaîner le commentaire à la restitution, le
courage du comparatisme, utilisant des sources françaises accessibles à son lecteur. On regrettera toutefois la maigreur des données contextuelles et l'insistance
sur les similitudes au détriment des différences.
Associer chamanisme et possession sous l'angle de la "maîtrise du désordre"
est une tentative ambitieuse et stimulante, même si elle n'est pas totalement
convaincante. La distinction entre chamanisme et possession, formes polaires d'un
continuum de formes mixtes, a d'autant plus d'intérêt analytique que, depuis trente
ans, "possession", étiquette perçue négativement, recule au profit de " chamanisme", exalté. Si les deux phénomènes sont intégrés dans des configurations où dominent les religions de salut, seul le chamanisme est susceptible d'être l'unique
"religion" d'une société, d'en assurer les rituels périodiques de renouveau, d'y être
central - la possession étant périphérique (Lewis 1971). Seul le chamane conduit
le rituel, voire l'accomplit seul, le possédé dépendant de musiciens . La possession
est souvent interprétée comme une réaction à la domination d'un pouvoir centralisateur extérieur. Des formes de possession apparaissent dans les sociétés chamanistes lorsqu'elles sont colonisées : les deux démarches (se rendre chez des esprits,
les recevoir dans son corps) s'articulent dans un même rituel, mais sans fusionner : les esprits concernés et les objectifs visés restent distincts. N'est-ce pas,
alors, revaloriser la possession que l'associer au chamanisme en insistant sur leur
commune maîtrise du désordre ? Bertrand Hell s'insurge contre l'usage de tenir la
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
234
possession pour subie, passive. Les Gnawa ne la vivent pas comme "un état de
totale dépendance aux esprits possesseurs. Tout au contraire. S'affranchir de leur
assujettissement est le but même" (p. 50). Pourtant "la relation initiale [est] placée
sous le signe de la domination" (p. 293). L'assujettissement a la primauté logique
dans les représentations : les esprits "décident", "font valoir leur droit", "expriment leur volonté". C'est aux esprits qu'est attribuée l'initiative de la relation, que
les sociétés chamanistes revendiquent pour elles-mêmes (l'adolescent s'entraîne en
forêt à "rencontrer" les esprits animaux). Aussi ne saurait-on suivre l'auteur quand
il généralise des conclusions tirées du cas gnawa : "les messagers de l'invisible
officient toujours à la marge de l'institution religieuse", "il serait périlleux de solliciter la surnature alors que tout va bien" (p. 105).
S'il ne peut caractériser ensemble chamanisme et possession, le registre du désordre semble pertinent pour la possession, en raison même des connotations monothéistes que dénonce Marie-Claude Dupré (2000). Développée au contact de
religions universalistes, la possession s'oppose à l'ordre, lequel est instauré par la
création qui les fonde. Elle est désordre, mais ce désordre peut devenir ordre implicite, faire système (tableau p. 165). Quand il affirme sa nécessité (dernier chapitre), l'auteur est plus proche qu'il ne le pense de Ioan Lewis (1971, 1986).
L'auteur fait reposer le pouvoir du "chamane-possédé" sur ses "alliances" avec
des esprits. L'alliance étant, en tant que système de relations, fondatrice de la société, peut-on situer l'alliance spirituelle dans une logique du désordre ? Peut-elle
servir à classer ensemble chamanisme et possession face aux religions monothéistes ? Alors que le chamane est clairement mari d'esprit, les possédés, qu'ils soient
homme ou femme, sont souvent considérés comme épouses d'esprits. Les monothéismes conçoivent une Alliance liant collectivement le peuple (juif), l'Église
(chrétienne) ou la communauté des croyants (l'umma musulmane) en position
d'épouse, à Dieu (ou au Christ) époux . Sous cet éclairage, c'est à leurs côtés que
se situe la possession (les "possédées" de Loudun témoignent qu'elle se rencontre
en leur sein), même si diffèrent les modalités d'"alliance". Celle-ci peut opérer au
niveau individuel ou structurel (pour préciser le résumé p. 40) si elle a pour partenaire la communauté même ou un spécialiste officiant en son nom.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
235
Si riche est l'entreprise qu'elle occulte un propos essentiel de l'auteur. "Ce qui
m'importe au premier chef n'est pas l'efficacité propre des techniques, mais bien le
processus de l'adhésion collective aux rituels. Et je formule l'hypothèse que la
symbolique du désordre est la clef essentielle de ce mécanisme de reconnaissance
du pouvoir "magique" " (p. 343). Qu'il me permette de préférer la formulation
qu'il adopte p. 103 : " une pensée symbolique [est] efficace dans la mesure où elle
permet de faire basculer les événements du registre d'un aléatoire absolu dans
celui du rituel ".
DUPRÉ M.-C., 2000, "La fascination du désordre. Un comparatisme décontextualisé", L'Homme 156 : 247-258.
HAMAYON R., 1998, "Le sens de l'"alliance" religieuse : "Mari" d'esprit,
"femme" de dieu", Anthropologie et Sociétés, 22, 2 : 25-48.
HELL B., 1985, Entre chien et loup. Faits et dits de Chasse dans la France
de l'Est. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme.
-, 1994, Le sang noir. Chasse et mythes du sauvage en Europe. Paris,
Flammarion.
LEWIS I. M., 1971, Ecstatic Religion. An Anthropological Study of Spirit
Possession and Shamanism. Baltimore, Penguin Books.
-, 1986, Religion in Context. Cult and Charisma. Cambridge, Cambridge
University Press.
Roberte Hamayon
A & soc 26-1, 2002
_______________
Françoise Héritier & Margarita Xanthakou, eds, Corps et Affects. Paris,
Odile Jacob, 2004, 384 p., ill., tabl.
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Le corps et ses affects, sensations, émotions et sentiments, sont proposés ici
comme matière pour une analyse structurale renouvelée. « La cognition
n’échappe pas à la médiation du corps » (p. 68, Alexandre Surrallés). Le socle
corporel de l’activité réflexive humaine se retrouve aussi chez de nombreux animaux. Les opérations logiques sont les mêmes dans toutes les cultures, opposi-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
236
tion, comparaison, analogie, classification, métaphore ou métonymie etc. (p. 10).
Cette universalité fondait les premières approches structurales sur le langage, les
mythes, la parenté. Il s’agit ici d’explorer les affects afin d’élargir l’éventail de la
diversité culturelle et d’ouvrir d’autres voies à l’anthropologie cognitive. Cependant, l’entreprise demeure tributaire de son point de départ qui est, comme
l’indique Françoise Héritier, « l’irruption sur scène du corps féminin » (p. 8).
Le corps féminin, omniprésent, est réduit à quelques éléments : sein(s), sexe,
clitoris, utérus. L’activité métonymique bat son plein, mais elle porte exclusivement sur la capacité reproductrice, car la moitié féminine de l’humanité est pensée
par la moitié masculine dans toutes les sociétés abordées par les ethnologues.
Toutes les justifications savantes ont été également élaborées et imposées par les
hommes. Cette forte dissymétrie est devenue si banale que la plupart des ethnologues féminines l’ont incorporée au point de l’oublier. Violence symbolique, disait
Pierre Bourdieu. « L’insatiable désir masculin » signalé par un homme (Paul Lacombe) en 1889 (p. 8) est devenu invisible alors même qu’il éclate dans chacune
des contributions, ou presque. L’entreprise, à cause de sa nouveauté, se dégage
peu des acquis antérieurs et laisse voir combien ils sont minces : la femme n’est
pensable, n’est « bonne à penser » que dans ses capacités reproductrices ; pour les
mâles qui la pensent, elle appartiendrait même à une autre espèce. Certes, la société savante ne se demande plus si les femmes auraient une âme, mais elle hésite
encore à « savoir » qu’elles ont un corps et des affects, et pas seulement un clitoris. Certaines sociétés d’ailleurs procèdent à l’élimination pure et simple de cet
organe, passant directement de la métonymie, ou plutôt de la synecdoque, à
l’excision. Jamais l’escamotage intellectuel de la femme ne m’a paru si évident
que dans cet ouvrage novateur !
Le pénis volant des incipit mythologiques traduit un phénomène ressenti par
le mâle humain pour qui le rut n’est pas saisonnier. L’organe se socialise en rencontrant une femme, aussitôt niée comme différente car son sein unique ne serait
qu’une autre sorte de pénis (Patrice Bidou). Les outils de l’homme (mâle) acquièrent davantage d’attributs du sujet que les femmes (Jean-Luc Jamard). Le continuum du sensitif au cognitif, bien décrit par les différents « cœurs » des Candoshi,
se termine par l’exemple du guerrier et du chasseur (Alexandre Surrallés). Chez
les Ticuna, dans la savante construction intellectuelle de leur société, la participa-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
237
tion des femmes est négative : elles sont le danger de l’inceste (Jean-Pierre Goulard). Les suppliantes d’Eschyle étaient noires ; cette particularité globale est restée invisible pendant des siècles (Laurent Barry). Lorsqu’une qualité attribuée aux
femmes est valorisée par le mythe, la mollesse créatrice de la pensée chez les
Touareg, les mâles se l’approprient au terme d’un long apprentissage, puis la dissimulent (Cristina Figueiredo-Biton). Yvonne Verdier, en son temps, avait souligné que le loup du Petit chaperon rouge, figuration du séducteur, était plus souvent celle du troisième âge de la femme. Ici, l’on recouvre cette interprétation
d’une épaisse couche de poils dus à « l’hyperandrogénie de la période ménopausique » (Dimitri Karadimas).
Au terme de cette première partie intitulée « La manipulation des qualités sensibles », le lecteur (la lectrice) appréciera pleinement le commentaire sur les sociétés qui s’extirpent de la satisfaction hallucinatoire des temps mythiques. C’est
« la chose la plus douloureuse et la plus difficile au monde… Acte terrible de sadisme contre soi-même que l’homme fâché retourne cruellement contre le sexe de
la femme » (Patrice Bidou, p. 41).
La deuxième partie, « Ce qui fait l’humain », ne se dégage guère de cette violence propre à l’activité cognitive, comme si la pensée réflexive ne pouvait
s’élaborer qu’aux dépens d’autrui. Les techniques de fécondation artificielle font
connaître au plus tôt l’existence de l’embryon. La mère, devenue porteuse, disparaît devant la création médicale (Enric Porqueres i Gené). On croit en Sicile que le
lait sera plus riche s’il sort de l’épaule et non du sein, (Salvatore d’Onofrio). Ce
lait qui contribue, à égalité avec le sang, à l’identité de la personne « forte » chez
les Touareg (autre groupe, autre observateur), façonne les dirigeants, masculins
évidemment (Saskia Walentowitz). Les sociétés kabyle et maure n’incitent guère
à l’exercice d’une (hétéro) sexualité épanouie. L’une accorde une petite semaine
aux nouveaux époux (Tassadit Yacine), l’autre développe une activité poétique
qui traduit, en fait, une compétition masculine teintée d’homosexualité (Corinne
Fortier).
Les femmes, leurs affects et leurs constructions cognitives apparaissent dans
cette partie. Les gitanes d’Espagne entretiennent en secret le rêve
d’autofécondation qui suscite un produit non viable (Nathalie Manrique). Et les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
238
ménopausées de France se battent contre la norme médicale qui les traite en malades, en leur imposant des remèdes souvent mortifères (Virginie Vinel). La violence semble aussi indispensable chez les Manjak (Guinée-Bissau) pour fonder les
manipulations cognitives réputées efficaces. Il s’agit en effet, et les femmes participent à la réflexion autant que les hommes, de justifier l’assassinat de certaines
personnes, ici un garçonnet (Maria Teixeira).
La dernière partie, « Dans les marges et au-delà », va-t-elle modifier un peu
cette atmosphère de violence ? Les animaux domestiques offrent aux humains la
possibilité d’éprouver (sans honte) quelques affects (Noëlie Vialles). Ils acquièrent une âme, avant les femmes (Anne-Marie Brisebarre). Ils s’imposent comme
contrepartie du confort moderne (les acariens vus par Françoise Michel-Jones).
Retour aux femmes, et avec quelle férocité, dans ces films d’animation où
l’enfantement est décrit comme le comble de l’animalité (Mariak Moiseeff). Sorcières (Marie Cegarra) et saintes coprophages (Gilles Tétart) nous montrent comment les hommes pensent les femmes dans notre Occident christianisé. La méditation sur les déchets (Anibal Frias), liés au dégoût, à l’impureté, au sauvage, à la
mort, offre un parallèle (involontaire ?) aux constructions savantes dédiées aux
femmes. Justement, les déchets ! Soit on les incinère comme les sorcières, soit on
les enfouit dans une parodie de rituel de fertilité. Et cela est appelé, sans rire,
« valorisation ». Quand les verra-t-on partenaires nécessaires de notre système
biosocial ? Quand les affects cesseront d’être une spécificité féminine ? Car
l’homme mâle refuse de savoir qu’il pense (et agit) avec son corps et ses affects.
Marie-Claude Dupré
L'Homme, 179 : 2006
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Béatrice Jacques, Sociologie de l’accouchement. PUF Le Monde Collection
Partage du savoir
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La publication de cet ouvrage de Béatrice Jacques, sociologue, est consécutive
à l’attribution du prix « Le Monde de la recherche universitaire ». Sociologie de
l’accouchement est donc issu du doctorat de l’auteur. Le livre s’attache au moment précis de la grossesse et de l’accouchement, envisagé dans un contexte actuel de médicalisation de l’enfantement et de hausse de la fécondité en France, sur
fond de forte pression médico-légale pour les professionnels et de critique importante du modèle obstétrical dans la littérature “profane” sur la naissance.
L’objectif de l’auteur est d’appréhender les « représentations de l’enfantement »
en construction, en centrant sa réflexion sur le point de vue émique des futures
mères d’une part, des soignants d’autre part, et sur le dialogue entre eux.
L’ouvrage s’organise autour de cinq thèmes : le début de la grossesse, c’est-àdire l’accession à la qualité de future mère, le point de vue soignant, le mode
d’appropriation de l’institution soignante par les femmes, la répartition des rôles
au moment de l’accouchement lui-même, et enfin “l’autre” voie constituée par
l’accouchement à domicile.
Les débuts de la grossesse sont caractérisés pour la plupart des femmes par
l’attente de l’objectivation échographique lors de l’examen du premier trimestre,
qui constitue le sésame vers la condition de future mère mais dont l’appropriation
profane déconcerte voire irrite les professionnels. Dès le sésame obtenu,
d’importantes attentes sociales pèsent sur la future mère quant au bien-être et
même à la normalité de son fœtus in utero. Les moyens diagnostiques disponibles
sont donc largement exploités par les femmes pour s’assurer que “tout va bien”, et
leurs décisions à ce propos fortement influencées par une presse spécialisée relativement prescriptive. La synthèse de ces informations oriente en partie le choix
du lieu d’accouchement, conjointement avec l’expérience passée des femmes ou
de leurs proches.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
240
La partie consacrée aux soignants souligne la disparité des approches entre
obstétriciens et sages-femmes, les uns se concevant plus comme les techniciens
gérant une situation risquée, les secondes comme les accompagnatrices d’un événement physiologique. Cette dichotomie se double d’un paradoxe, car elle est
autant source de conflits que base du fonctionnement journalier des institutions :
ces visions différentes induisent de fait un partage des tâches. Cependant, des
forces opposées mènent parfois les sages-femmes vers plus de technicité et les
obstétriciens vers plus de “psy-chologie”, ceci rejouant constamment la revendication identitaire de chacune des professions, fréquemment vue comme menaçante par l’autre.
Dans ce monde institutionnel codé et hiérarchisé, la future mère doit choisir
son chemin, ou au moins le début de celui-ci. L’auteur analyse dans cette partie
les modalités de la confiance accordée au médecin (sur la base de l’archétype personnel du « bon médecin » que s’est bâti la patiente), et le mode d’appropriation
des technologies pendant la grossesse ; ces deux aspects construisent la négociation (parfois âpre) entre patiente et soignants sur la conduite à tenir.
Le moment de l’accouchement est perçu comme celui d’un risque paroxystique dont la gestion justifie pour l’institution une standardisation de la prise en
charge. Dans le contexte extrêmement « algophobe » de la société contemporaine,
la douleur est crainte, sublimée dans la victoire sur soi-même quand on ne peut
l’éviter, mais son souvenir se doit d’être effacé par la présence de l’enfant.
Concernant les premiers moments de vie de celui-ci, l’auteur souligne la forte
pression sociale et institutionnelle qui pèse sur les deux parents, auxquels on prescrit conduites et attitudes de la “bonne” parentalité.
Face à cette standardisation hospitalière, certains couples et certains soignants
font un autre choix : celui de l’accouchement à domicile (AAD). Il s’agit la plupart du temps d’une mise en cause de la pathologisation de la naissance. Compte
tenu du refus des assurances professionnelles de prendre en charge ce type
d’activité, l’implication dans l’AAD relève de la profession de foi pour les sagesfemmes et les (rares) obstétriciens qui le pratiquent. L’AAD suppose une approche holistique du vécu de la grossesse, par la femme mais aussi par le couple.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
241
L’évocation de l’AAD permet à l’auteur une rapide comparaison internationale, et
la mention de l’expérience des maisons de naissance, dont la généralisation en
France est sans cesse repoussée.
Cet ouvrage a l’intérêt de donner une large place à la parole des femmes enceintes, par de nombreux extraits d’entretiens. Une présentation sociologique et
statistique de chaque informateur (future mère ou professionnel) est disponible en
fin d’ouvrage. Par ailleurs, l’accent porté sur la « prémédicalisation subtile » opérée par la littérature profane concernant la naissance et par l’usage d’internet rend
bien compte d’un double mouvement : préparation des femmes à la soumission à
l’institution, parallèlement à la construction de leur esprit critique face aux décisions médicales. D’autre part, la réflexion sur la perception du risque médical de
l’enfantement sous-tend tout cet ouvrage. Il y est présenté comme le fruit d’une
construction conjointe entre femmes enceintes, environnement social de celles-ci
et soignants, ceci lui conférant une teneur extrêmement contingente qu’il est bon
de garder à l’esprit.
Claire Beaudevin
Amades 71
_______________
Jaffré, Yannick & Olivier de Sardan, Jean-Pierre (dir.). Une médecine
inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest. Paris, APAD, Karthala 2003, 449 p.
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Au terme de mille entretiens réalisés par plus de quinze enquêteurs ou chercheurs, cet ouvrage affirme mettre en évidence « pour la première fois en Afrique
de l’Ouest, de façon documentée, l’importance et la nature des dysfonctionnements des services de santé tels qu’ils apparaissent massivement dans les interactions entre soignants et soignés » (p. 15). De nombreuses preuves sont apportées
de ces « dysfonctionnements » et de ces « difficiles relations » après des enquêtes
systématiques et répétitives dans les formations, à base d’observations en situation ethnographique, c’est-à-dire descriptive.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
242
Rares sont les travaux qui, en sciences sociales et en anthropologie en particulier, analysent un problème qualitatif à l’échelle de sa fréquence quantitative. Certes, depuis des années, la santé publique attend que l’anthropologie des systèmes
de santé produise, à son usage, des données qualitatives « quantitativisées » ou
compactées afin de produire une preuve réelle ou illusoire. Longtemps considéré
comme impossible, ce genre d’alchimie fait ici l’objet d’une tentative qui mérite
l’attention par le nombre des enquêteurs, des lieux d’enquête et le caractère systématique des procédures de type ethnographique employées. Il s’agit d’un travail
d’équipe, certes hiérarchisée, à tout le moins d’un collectif, qui ne se conforme
pas au modèle de la solitude de l’anthropologue de fond. On pourra dire qu’il
s’agit ici de socio-anthropologie plus que d’anthropologie. La démarche demeure
originale et invite à juger les résultats produits.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à définir l’ambition visant
l’application d’une telle recherche afin d’améliorer la situation constatée. On
trouve ensuite une monographie détaillée d’un centre de santé à Abidjan par
C. Konan Bla et un « diagnostic socio-anthropologique » des centres de santé
« malades » établi par Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan.
La deuxième partie analyse les constantes observées. En effet, les dysfonctionnements observés, dans les formations étudiées comme ailleurs, sont fréquents, répétitifs. S’agissant de logiques sociales, cela n’est guère surprenant.
Toutes les étapes de ce parcours du combattant que subissent les malades sont
décrites en détail, répertoriées, mesurées dans plusieurs contextes. On y observe,
en particulier, la mauvaise qualité de l’accueil et des soins (A. Souley), les stigmates de la pauvreté (Y. Diallo), la corruption et le racket (M. Koné). Les articles
descriptifs sont plus convaincants que les tentatives d’analyse en termes de sociologie des organisations (A. Fall, p. 217).
Les explications et propositions font l’objet de la troisième partie qui est
l’œuvre de Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan. Ce dernier met en perspective historique les bureaucraties africaines et une culture professionnelle de la santé spécifique. Son analyse est produite en termes de sociologie des organisations, de
sociologie des professions, dans une approche interactionniste. Pour répondre au
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
243
« pourquoi ce mauvais traitement », il se penche sur des relations et des interfaces
susceptibles de modifier les cultures professionnelles, de « débureaucratiser » le
système. Y. Jaffré déploie une approche plus psychologique et moins sociologique pour analyser finement « l’espace moral et psychologique des personnels de
santé » (p. 296). Tout en invoquant une éthique professionnelle de la santé, dont
l’absence est manifeste sur le terrain, il reconnaît que « dire le français ne peut pas
faire de quelqu’un un Blanc » comme l’énonce une infirmière malienne. Il conclut
en soulignant qu’« il faut définir des seuils de solidarité compatibles avec les sociétés, l’évolution des structures familiales et les nouvelles formes de salariat »
(p. 337).
Le dernier chapitre des deux auteurs s’intitule « Réformer une éthique sous
contrainte ». Il se place dans une posture réformatrice, critique et réprobatrice
assumée tout au long de l’ouvrage, comme une volonté d’application bien intentionnée mais dont les effets sont douteux. En effet, face à une collecte de matériaux impressionnante par leur quantité, ce livre laisse un peu le lecteur sur sa
faim en ce qui concerne les causes profondes des phénomènes décrits et analysés,
c’est-à-dire des logiques anthropologiques à l’œuvre.
Certes, les frontières du pouvoir de soigner sont trop étendues et les corps professionnels instables, certes les pratiques observées ne sont pas satisfaisantes, loin
s’en faut. Mais, face à cette situation, on ne peut opposer que la déontologie des
Blancs, des négociations à l’interactionnisme limité, et des jugements de réprobation compréhensibles mais peu compatibles avec la posture de l’anthropologue.
L’abondance des descriptions des situations, bienvenue, trouve sa limite dans
l’énoncé de jugements qui pourraient sembler dignes – si l’on ne connaissait pas
les auteurs – d’une morale ethnocentrique de dames patronnesses. Car les causes
de tout cela ne sont qu’effleurées par l’interactionnisme déployé, qui limite les
analyses. De même, l’absence de la figure de l’État laisse un grand trou noir dans
ce paysage, que ne comblent pas la seule morale et les appels à la déontologie.
De quoi sont malades ces acteurs ? Qu’en est-il des pouvoirs thérapeutiques,
les blancs et les noirs ? Ne sommes-nous pas face à une problématique centrale
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
244
d’importation des normes (de santé et de moralité) et de santé des Blancs importée avec son système, ses institutions, naturellement détournées ?
L’anthropologie est supposée parler d’altérité, sans approbation ni réprobation, plutôt que tentée de rendre blancs les acteurs noirs (professionnels et malades). Cet ouvrage documente de manière fouillée un problème de santé publique
beaucoup plus étroit que les dimensions sociales et culturelles qui le structurent et
le génèrent. Utile instrument pour les étudiants, les experts, les réformateurs du
développement penchés depuis trente ans sur son échec, cet ouvrage apporte
néanmoins peu d’éléments nouveaux sur les causes, la genèse, les logiques des
phénomènes décrits, et cela par l’occultation de l’altérité qui – peu ou prou – est
celle de toute démarche de santé publique, fût-elle mise en œuvre par des anthropologues. La médecine des Blancs peut-elle être hospitalière en Afrique ?
Bernard Hours,
Cahiers d'études africaines, 182, 2006
_______________
Kalipeni, Ezekiel, Craddock Susan, Oppong, R. Joseph & Ghosh, Jayati.
HIV & aids in Africa. Beyond Epidemiology. Victoria (Australie), Blackwell,
2004, 398 p.
Retour à la table des matières
Ezekiel Kalipeni, Susan Craddock, Joseph R. Oppong et Jayati Ghosh, tous
quatre coéditeurs de l’ouvrage collectif « vih & sida en Afrique, au-delà de
l’épidémiologie », affichent dès le titre leur posture : ils appellent après vingt ans
d’épidémie et conscients de l’horizon lointain du vaccin ou du traitement pour
tous (en tout cas pour le continent africain) à aller au-delà de l’épidémiologie.
Pour cela, l’ouvrage qu’ils dirigent (issu d’un symposium international tenu à
l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign en 1999) réunit les contributions de
vingt-sept auteurs (sociologues, géographes, anthropologues ou spécialistes de
santé publique et du développement) organisées en cinq parties. La première
consiste en une relecture historique de la pandémie sur le continent (soulignant le
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
245
travers culturaliste des premiers travaux en sciences sociales sur le sida en Afrique), la deuxième appréhende ses spécificités régionales (principalement en Afrique de l’Est et australe, un seul article traite conjointement du Sénégal, du Ghana
et du Nigeria). La troisième partie, qui constitue le cœur de l’ouvrage, est subdivisée en trois sections explorant successivement les vulnérabilités liées au genre, les
sexualités et enfin la problématique complexe de la pauvreté, des migrations et de
la guerre. Dans cette dernière partie, le chapitre rédigé par Lurie, Hintzen et Lowe
(« Socio-economic Obstacles to hiv Prevention and Treatment in Developping
Countries : The Roles of the International Monetary Fund and the World Bank »)
tente d’appréhender l’impact de la politique du Fonds monétaire international
(fmi) et de la Banque Mondiale sur la capacité des pays en voie de développement
à mettre en place une politique de prévention et de traitement efficace. La quatrième partie alimente la réflexion éthique sur la recherche sur le sida en Afrique.
S. Craddock montre ainsi que les inégalités vis-à-vis du sida ne se limitent pas à
l’accès aux soins et aux traitements, mais s’observent également dans les protocoles de recherche en vigueur en Afrique (application plus ou moins rigoureuse du
consentement éclairé, thérapies garanties aux volontaires…). En outre, « alors que
les pratiques scientifiques deviennent de plus en plus globales et commercialisées,
ces textes soulignent des tensions sans précédent entre droits individuels, prévention, et profit des entreprises » (p. 241). Enfin, la cinquième et dernière partie
rappelle, s’il le fallait, le prix payé, en termes d’impact, par le continent africain à
cause de l’épidémie.
L’appel à dépasser une appréhension purement épidémiologique de l’épidémie
de sida est légitime. Les limites d’une action purement préventive ainsi que les
difficultés que rencontre la mise en place d’une prise en charge thérapeutique de
la maladie rendent nécessaire l’analyse des facteurs historiques, politiques et économiques dans le développement de l’épidémie, témoignant de la matrice inégalitaire, terreau de l’épidémie. Cependant, la déclaration d’intention ne suffit pas, en
témoignent les nombreuses contributions d’intérêt inégal du présent ouvrage.
Certains textes, quoique intéressants, n’apportent pas de point de vue nouveau
sur les enjeux idéologiques et politiques de l’appréhension du sida. Ainsi, les textes de Schoepf (« aids History, and Struggles over Meaning », chap. 1) ou
d’Oppong et Kalipeni (« Perceptions and Misperceptions of Aids in Africa »)
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
246
reprennent des discussions entamées aussi bien par Farmer en Haïti (1996), Fassin
au Congo (1994), Fassin et Dozon en Afrique (1988 et 1989) ou d’une manière
générale par Suzan Sontag (1993) 1 33 sans pour autant y apporter de nouveaux
développements. Le texte de Lwanda (« Politics, Culture, and Medicine : An Unholy Trinity ? Historical Continuities and Ruptures in the hiv/aids Story in Malawi »), explorant la tension entre politique, culture et médecine dans le cadre de
l’histoire de la politique de lutte contre le sida au Malawi, a le mérite d’être ancré
dans le local mais reste superficiel. Les liens entre l’histoire précoloniale, coloniale et postcoloniale et la réponse du Malawi à la pandémie ne sont pas suffisamment mis au jour, de sorte que le texte se rapproche plus d’une collection
d’analyses que d’une réflexion d’ensemble puisant dans l’histoire, le politique et
la culture. En outre, l’usage restrictif de la notion de culture, synonyme de tradition dans le texte, est contestable, de même que l’appel de l’auteur en conclusion
à démêler la bonne de la mauvaise culture. Appelant la culture traditionnelle à
répondre enfin à la pandémie, l’auteur poursuit : « Cependant, certaines des réponses “localisées” qui émergent, comme conseiller les relations sexuelles avec
des vierges ou des jeunes femmes immatures, sont du point de vue moral et biomédical occidental, clairement pathologiques. Elles nécessitent d’être délogées
avant qu’elles deviennent fermement et localement incorporées » (p. 42). Certains
textes réédités dans cet ouvrage sont datés. C’est le cas du texte méthodologique
de Kesby (« Participatory Diagramming and the Ethical and Practical Challenges
of Helping Africans Themselves to Move hiv Work Beyond Epidemiology »).
L’auteur rapporte une expérience de méthode d’enquête participative par diagrammes (issue d’une communication prononcée en 2000) ; le texte mériterait
d’être réactualisé en regard des résultats obtenus et de l’actualité de la méthode.
Le chapitre de Campbell 34 rappelle à partir d’une étude effectuée auprès d’un
33 P. Farmer, Sida en Haïti : la victime accusée, Paris, Karthala, 1996 ;
D. Fassin, « Le domaine privé de la santé publique : pouvoir, politique et sida
au Congo », Annales. Histoire, Sciences sociales, 49 (4), pp. 745-775 ;
D. Fassin & J.-P. Dozon, « Les États africains à l’épreuve du sida », Politique
africaine, 32, 1988, pp. 79-85 et « Raison épidémiologique et raison d’État.
Les enjeux sociopolitiques du sida en Afrique », Sciences sociales et santé,
VII (1), pp. 21-36 ; S. Sontag, La maladie comme métaphore. Le sida et ses
métaphores, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1993…
34 Chapitre publié initialement en 1997, dans Social Science and Medicine, 45
(2), pp. 273-281.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
247
groupe de mineurs en Afrique du Sud que l’appréciation du risque relatif aux pratiques sexuelles repose, au-delà d’aspects purement cognitifs (prévention, éducation à la santé), sur des processus complexes de formation identitaire sous-tendus
par des aspects culturels, psychologiques et sociaux. Ce texte souligne avec justesse la relativité de la notion de risque en fonction du contexte dans lequel celuici est appréhendé mais aurait cependant pu être accompagné d’une étude mettant
à jour le processus historique de la formation de ces identités, insistant plus sur
l’impact de la politique de développement économique de l’Afrique du Sud durant l’apartheid. En outre une observation des pratiques des acteurs aurait permis
de dépasser une analyse fondée uniquement sur un discours nécessairement influencé par l’aspect formel des entretiens conduits.
D’autres contributions ne font que rapporter des récits présentés pour leur valeur de témoignages (Schoepf, chap. 8 ; Eaton ; Guest), mais ceux-ci ne sont pas
accompagnés d’une véritable analyse. Porteurs « intrinsèquement » d’une vérité
sociologique, ils sont insuffisamment étudiés sur le fond (ce que le récit nous dit
sur la situation du sida, ou sur l’expérience individuelle de la maladie) et ne suscitent pas de réflexion anthropologique sur la technique d’enquête (les auteurs ne
prennent pas de recul sur le processus de « construction » du récit). Si l’analyse
du récit permet à la fois de s’approcher de la subjectivité des acteurs tout en rendant compte de leur situation dans le champ structurel dans lequel ils évoluent, le
dévoilement de ces multiples significations du récit se doit de reposer sur une
« description dense » des pratiques des acteurs et sur un « jeu d’échelle » entre
acteur et société. Si ce projet semble animer (au moins dans leurs objectifs déclarés) les auteurs de l’ouvrage, l’analyse proposée reste trop superficielle. Elle est
plus proche d’une déclaration d’intention que de l’objectif atteint. L’ensemble de
l’ouvrage permet cependant d’avoir une vision globale de l’épidémie sur le continent (principalement Afrique de l’Est et australe) et permet une introduction aux
références anglo-saxonnes sur le sujet.
Du point de vue épidémiologique, on peut comprendre que les études présentées concernent les pays les plus touchés par la pandémie (soit les pays d’Afrique
australe et de l’Est), cependant, étant donné l’absence remarquable d’auteurs francophones et la quasi-absence de références francophones, force est de constater
que cette inégalité de traitement entre Afrique francophone et anglophone témoi-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
248
gne d’une disparité que la réalité épidémique ne suffit pas à expliquer. Parmi les
facteurs permettant de comprendre cette disparité, il y a tout d’abord la disproportion du nombre de chercheurs en sciences sociales anglophones et francophones
travaillant sur le sida ; ensuite, l’étanchéité du monde académique francophone
travaillant sur le sida (et son inaptitude à communiquer avec ses collègues anglophones) semble jouer également un rôle. Il est en outre probable que le manque de
légitimité de l’objet sida dans le milieu francophone des sciences sociales constitue une donnée prépondérante dans la relative absence de recherches francophones dans une bibliographie comptant plus de mille références. Notons cependant
que l’approche résolument appliquée de l’ouvrage (s’inscrivant dans un questionnement de santé publique et dans une logique d’intervention) laisse finalement
peu de place au développement d’une réflexion socio-anthropologique impliquée
mais distanciée, élément nécessaire à la compréhension des enjeux complexes de
l’épidémie en Afrique et ailleurs.
Frédéric Le Marcis,
Cahiers d'études africaines, 183, 2006.
_______________
Chongho Kim, Korean Shamanism. The Cultural Paradox. Aldershot, Ashgate, coll. « Vitality of Indigenous Religions », 2003, 248 p.
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Voici un ouvrage qui tranche sur la masse des travaux anthropologiques
consacrés au chamanisme coréen. Ceux-ci en effet, qu'ils soient dus à des auteurs
coréens ou occidentaux, sont centrés sur les chamanes et leurs pratiques. La plupart soulignent le renouveau contemporain du chamanisme en Corée et son émergence, sous forme théâtralisée, sur la scène internationale. Frappé par le décalage
entre l'image positive qui émane de ces ouvrages et l'image négative qui prévaut
chez les Coréens, C. Kim décide d'adopter un regard différent. Comment se fait-il
que tant de Coréens aient recours au chamanisme, cette méprisable « superstition », alors qu'ils en ont honte et n'osent le faire qu'en secret, se cachant même de
leurs proches ? Pour élucider ce paradoxe, rien ne sert d'étudier une fois de plus
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
249
les chamanes, se dit l'auteur, c'est à une ethnographie de leurs clients qu'il faut se
livrer. La tâche se révèlera plus délicate qu'il ne le pensait.
Après plusieurs années passées à l'université de Séoul et un début d'enquête
auprès des chamanes de la ville, il découvre en 1996 que sa belle-mère, qu'il
considérait jusqu'alors comme son meilleur informateur, a, un an auparavant, attendu son absence pour faire elle-même réaliser un kut, rituel chamanique, dans
l'espoir que son fils recouvre l'usage de son oreille malade. Face à ses reproches
de le lui avoir caché, elle finit par lui avouer sa honte : la tenue d'un kut, dit-elle,
implique toujours « des histoires qu'on ne doit pas dire à autrui » (p. 6). Tout en
ressentant la chose comme un échec, l'auteur y voit une clé pour appréhender cette
forme de chamanisme, si différente du « ritual business » qui se développe dans la
capitale. Il s'installe dans une petite ville à 150 km de Séoul. Donnant un sens fort
à sa qualité d'anthropologue indigène, il se fait un devoir de comprendre ce type
de recours dans lequel il s'est senti lui-même impliqué, mais pour lequel il a peu
de goût et se voit du reste critiqué, surnommé « espion » ou « chercheur de fantôme ou en maladie de fantôme ». Ce sont ces kut accomplis en cachette, le plus
souvent de nuit, à l'écart des agglomérations, qui constituent, à ses yeux, la part la
plus authentique de la pratique chamanique coréenne. Il est vain de chercher à les
situer dans le champ des soins de santé. C'est l'expression d'un vaste « champ de
l'infortune » qu'il faut voir en eux, et c'est là qu'il faut chercher les raisons de l'attitude paradoxale de recours secret et de rejet affiché.
C. Kim a pu se familiariser avec la préparation et la tenue de ce type secret de
kut grâce à la voiture qu'il a louée pour conduire les chamanes et leurs clientes en
les accompagnant dans leurs courses. Il en donne des descriptions détaillées et
vivantes. L'un de ces kut (chap. 2) est un rituel sans autre public que lui-même, au
simple titre de chauffeur. Son déroulement laisse l'auteur perplexe : la chamane
transmet à sa cliente le « bâton d'esprit » censé devoir, au bout d'un certain temps,
exprimer par ses mouvements la présence en lui d'un esprit attendu d'un commun
accord, en général une âme de défunt proche. Faute d'assurance de la part de la
cliente ou de patience de celle de la chamane, le « bâton » n'exprime rien et la
chamane se borne à remercier, au nom de l'esprit, la cliente pour ses offrandes.
L'auteur a du reste été frappé auparavant par l'aspect mercantile des préparatifs et
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
250
remarqué qu'on pourrait aussi « examiner un kut en termes de business » (p. 50).
Il ne pourra rien savoir, plus tard, de l'impression qu'en aura retirée la cliente.
Le kut qui fait l'objet du chapitre 4 est analysé comme une « pratique de rébellion culturelle ». Il réunit des représentants de la famille et du voisinage de la
commanditaire, une veuve d'une soixantaine d'années ayant charge de sa bellemère et se plaignant d'un mal de dos. Elle tient le « bâton d'esprit ». S'instaure un
dialogue entre la chamane et l'esprit du défunt mari de la veuve, censé s'exprimer
par les mouvements du « bâton » qu'elle tient, ainsi que par sa propre voix. L'analyse – à tous égards remarquable – met en évidence que le véritable objet du kut
était de permettre à la veuve commanditaire d'accomplir une sorte de « meurtre
rituel » de sa belle-mère avec l'aval de son défunt mari, selon un déroulement mis
au point avec la complicité de la chamane. Elle manifestait par là sa rébellion
contre le devoir fait à la femme de s'occuper toute sa vie de ses beaux-parents, et
aussi, au-delà, contre les privations affectives imposées par son statut, comme le
donnèrent à entendre les « histoires à ne jamais raconter » qu'elle raconta plus
tard. En invitant ses voisins à ce rituel, elle exprimait aussi son soutien aux recherches de l'auteur, qui s'en trouvaient, en quelque sorte, justifiées.
L'interprétation repose sur l'argument suivant. C'est le fait que certaines situations imposent d'évoquer « les histoires à ne jamais raconter » qui explique le
« paradoxe culturel » de la tenue et du déni de ces kut par la culture publique coréenne. Ces situations relèvent du vaste « champ de l'infortune », que découvre
l'auteur. La maladie n'y est tout au plus qu'un prétexte, que le rituel transforme en
« infortune » et soumet à la « parole des esprits ». C'est la seule forme rituelle qui,
en Corée, fasse « parler les esprits », insiste l'auteur, et c'est la raison pour laquelle elle est l'immanquable recours en cas d'infortune. Dans toutes les autres formes
rituelles (et l'auteur a ici en vue le bouddhisme et le christianisme), la communication est unilatérale, ce qui rend la négociation impossible (p. 36).
En effet, malgré l'ancienneté de l'implantation du bouddhisme, et la force de
celle, plus récente, du christianisme – religions officielles dont la grande majorité
des Coréens se réclament –, communiquer avec les esprits est resté indispensable
dans la culture coréenne, selon laquelle tout événement survenant dans la vie d'un
individu et de sa famille est supposé connu des ancêtres. Dans la pensée populai-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
251
re, on en vient à ne plus penser qu'aux morts. En ce que le chamanisme consiste à
communiquer avec les morts, il est toxique, écrit l'auteur (p. 176-177), mais il
soulage aussi, dans la mesure où il invite à se servir des kut « comme de toilettes
où vider les histoires malodorantes », ajoute-t-il (p. 181). C'est la raison pour laquelle personne n'aime y être impliqué et le laisser savoir, et c'est pour rendre
compte de l'usage d'une conduite que l'on n'aime pas, dit-il comme pour s'excuser
de sa trivialité, qu'il a fait appel à la métaphore des toilettes (p. 190). Il faut comprendre le rituel du kut qui consiste à faire « parler les esprits » comme une forme
de lutte pour échapper au mode de vie et de pensée imposé par le code culturel.
Mais C. Kim ne se borne pas à cette analyse. Il la met en relief tout au long de
son ouvrage grâce à la structure en contrepoint qu'il lui donne, alternant les études
de kut avec l'examen d'autres aspects du chamanisme. Sous le titre « les deux faces de la culture coréenne », le chapitre 3 met en regard sa propre expérience de
cette pratique déroutante et l'évidence de « l'industrie rituelle du chamanisme urbain », source de distraction marquée par des traits mercantiles qui comporte, elle
aussi, des paradoxes déconcertants. Un contraste similaire oppose la propre vision
de l'auteur et celle, plutôt « romantique », qui ressort des travaux de la spécialiste
la plus connue du chamanisme coréen, l'anthopologue américaine Laurel Kendall.
Pour celle-ci, en effet, « the kut emerges as a “women's party” » (Shamans, Housewives and Other Restless Spirits. Women in Ritual Life. Honolulu, University of
Hawaii Press, 1985, p. 21). Elle voit le chamanisme, plus largement, comme une
sorte de religion des femmes opprimées par le caractère fortement patrifocal de la
société coréenne. Sans nier la remarquable qualité et l'abondance des matériaux de
Kendall, C. Kim s'interroge sur l'influence que le contexte a pu exercer sur son
enquête ethnographique. Celle-ci s'est déroulée à partir des années 1970 près de la
frontière nord-coréenne où des troupes américaines étaient installées en masse. La
présence même de Kendall dans la région sauva sa principale informatrice de la
police qui la pourchassait en cette époque de lutte contre les superstitions. Cependant, et malgré les précautions que Kendall ne cesse de prendre, ses écrits sont à
ce point centrés sur les chamanes, leurs propos et leurs pratiques qu'ils donnent
l'impression – abusive aux yeux de C. Kim – d'une fusion entre rites chamaniques
et rites domestiques féminins.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
252
L'importance du contexte international dans le développement du chamanisme
urbain est particulièrement évidente dans le dernier chapitre, qui retrace la trajectoire exceptionnelle de Kum Hwa Kim, très célèbre chamane, déclarée « Trésor
national vivant » par le gouvernement coréen en 1985. Lors d'une conférence internationale tenue en Corée en 1981, elle officie devant des anthropologues (dont
Claude Lévi-Strauss), ce qui déclenche une longue série de rituels accomplis sur
scène comme à la télévision et de conférences publiques données tant en Corée
qu'aux États-Unis et ailleurs. Kum Hwa Kim devient une superstar du chamanisme et celui-ci, dans le même temps, s'affirme comme « art de la performance ».
Mais l'auteur offre aussi une lecture différente de sa biographie : jeune orpheline,
elle échappe à la misère en exécutant des rituels chamaniques « où il y a toujours
de quoi manger » (p. 200) ; elle mène une existence méprisée jusqu'à ce que, peu
à peu, son statut devienne celui d'une artiste. En réalité, remarque l'auteur, le gouvernement a encouragé l'aspect de « performance artistique » du chamanisme
pour mieux décourager son autre aspect, lié au « champ de l'infortune », qu'il n'arrivait pas à déraciner. D'ailleurs, poursuit-il, les performances sont protégées par
la loi, alors que les cures sont toujours illégales. Et il est remarquable, écrit-il pour
conclure, que le développement du chamanisme comme art de la performance
n'ait pas affecté les préjugés négatifs contre le chamanisme comme traitement de
l'infortune.
L'émotion qu'éprouve l'auteur pour son sujet rend la lecture de bout en bout
vivante, souvent captivante, et une certaine prolixité dans l'expression la rend facile. Aussi lui pardonne-t-on volontiers quelques longueurs et expressions maladroites.
Roberte N. Hamayon,
Archives de sciences sociales des religions, 132, 2005
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Liliane Kuczynski, Les Marabouts africains à Paris. Paris, CNRS Éd.,
2002, 439 p., bibl., gloss., index, ill., fig.
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Quel parisien n’a pas déjà reçu dans sa boîte aux lettres ou à la sortie d’une
bouche de métro le « flyer » d’un marabout ? S’interroge-t-il alors sur le personnage qui se rend ainsi public et sur le service qu’il délivre ? C’est en recueillant
systématiquement « ces cartes », en suivant les réseaux de clientèle, en s’insérant
progressivement dans ce monde difficile d’accès (privé) et discontinu (dans
l’espace urbain) que Liliane Kuczynski est, de 1985 à 1995, parvenue à entretenir
des relations suivies avec une soixantaine de marabouts parisiens, originaires
d’Afrique de l’Ouest. Ce long travail de terrain, qui pour la première fois traite
systématiquement du maraboutage à Paris, a permis de reconstruire la sociohistoire du marabout (partie I), d’en décrire la pratique (partie II) et les multiples rôles
(partie III). La particularité de cette population, d’origine essentiellement mandingue, soninké et surtout diakhanké, est sa circulation incessante entre attache
africaine et française. La fonction et la figure du marabout se sont progressivement définies et construites en Afrique de l’Ouest entre islamisation et colonisation. Puis, il apparaît aussi multiple que les contextes urbains qu’il investit. C’est
le cas des marabouts parisiens, issus de l’immigration de cette région, et implantés
sur trois pôles de forte concentration : les Épinettes (partie nord-est du XVIIe arrondissement), la Goutte d’or (partie centre-est du XVIIIe arrondissement), Belleville et Folie-Méricourt (parties nord des XXe et XIe arrondissements). Depuis le
début des années 1980, le nombre et la visibilité des marabouts ne cessent de
s’accroître. L’entrée dans la carrière se fait de deux façons : certains viennent en
France avec le projet de s’établir marabout, d’autres sont encouragés par leur entourage à faire valoir un héritage ou une réputation. Or, leur identification et leur
dénombrement sociologiques posent problème. Aussi, Liliane Kuczynski a-t-elle
comptabilisé cette population à travers les chiffres fournis par les centres des impôts parisiens, soit 290 marabouts déclarés pour Paris intra muros en 1992. Admis
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
254
par le fisc et la préfecture de police sans être réglementé, le marabout possède
pourtant un statut juridique équivoque – entre « religieux » et « entrepreneur » –,
quoique orienté vers une professionnalisation. Il est soumis au même régime fiscal que les voyants et les psychanalystes non-médecins (i.e. assujettis aux taxes
professionnelles et à la TVA). Le marché de la voyance leur fournit d’ailleurs une
première niche. Bien que le monde des marabouts fonctionne en marge de la distribution légitime de services médicaux, la « thérapisation » de leur pratique en
« cabinet » en offre une seconde plus respectable, même si cela ne transparaît pas
dans le portrait négatif qu’en dresse la presse. Le maraboutage se fonde sur un
savoir et un savoir-faire qu’il faut acquérir : le don, quand il est présent, n’est pas
suffisant, il faut encore le cultiver. Cette connaissance est dynamique et pragmatique. Dans sa pratique, le marabout s’emploie à un « faisceau de tâches » 35 bien
précis pour gérer la plainte de son client. La séance de divination consiste tout
d’abord à identifier, au moyen de divers procédés, la cause, hypothétique et bien
souvent extérieure, d’une infortune. Une fois le prix de l’intervention négocié, un
second rendez-vous sera entériné non sans exiger un don sacrificiel. Le marabout
aura au préalable confectionné une amulette ou des lotions (« les médicaments »),
qu’il accompagnera d’instructions précises, le « travail » proprement dit, qui
consiste en un ensemble de prescriptions que le client devra effectuer. L’action
vise deux objectifs : la destruction de la cause afin de rétablir une situation favorable ; la protection durable du client contre tout retour de l’infortune. Comment
se constitue une clientèle souvent totalement étrangère à l’islam ? Comment expliquer le recours au marabout ? Liliane Kuczynski écarte d’emblée l’hypothèse
culturaliste car aucune adhésion n’est exigée. Le contexte parisien favorise en
effet une clientèle d’origine multiculturelle préoccupée par la résolution concrète
de ses problèmes. Ainsi, l’efficacité du maraboutage n’implique pas la croyance
aux références mêmes du maraboutage. Le pragmatisme prime d’autant plus que
cette action pratique est valorisée au sein des cercles sociaux des consultants dans
lesquels circule le nom d’un marabout (le « bouche à oreilles » constitue donc un
élément du renom). Cette même insistance est au centre des stratégies de « présentation de soi » telles qu’on peut les lire sur les cartes de visite et autres publici-
35 Everett C. Hughes, Le Regard sociologique : essais choisis, Paris, Éd. de
l’EHESS, 1996 : 71. 319
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
255
tés. Mais c’est surtout dans l’interaction marabout-client et sa dramaturgie que se
construit et s’éprouve la légitimité du marabout.
Samuel Lézé
L’Homme 170 ; 2004
_______________
Agnès Lainé (sous la dir. de), La drépanocytose. Regards croisés sur une
maladie orpheline. Paris, Karthala, 2004, 331 p.
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Ce livre est intéressant à plusieurs égards. D’abord parce qu’il fait le point sur
une maladie qui, longtemps demeurée le centre d’intérêt des seuls généticiens et,
bien entendu, des hématologues, entre dans un autre registre depuis qu’elle fait
l’objet de conseils génétiques systématiques. Mais le changement de regard est
bien plus ample. On est passé du suivi biologique à l’appréhension du vécu de la
maladie. Et là, nous pénétrons sur un terrain glissant, car la drépanocytose n’est
pas une maladie héréditaire « comme les autres ». Longtemps, elle a dû son originalité et soulevé l’intérêt parce qu’elle est un marqueur génétique d’une ascendance africaine. On sait, depuis les travaux classiques de Livingstone, les liens qui
existent entre la mutation de la siklémie et les conditions environnementales qui
ont prévalu dans les zones impaludées d’Afrique. De même, dans d’autres régions
impaludées, sont survenues d’autres mutations, portant toutes sur la structure de
l’hémoglobine, si bien que la marqueterie génétique qu’elles ont constituée a été
une grande contribution à l’analyse des déplacements de population. Elle a permis
aussi de saisir au plus près les effets d’une pression sélective, le polymorphisme
équilibré trouvant avec la drépanocytose son cas exemplaire. L’effondrement de
la pression sélective, en particulier après la migration vers les Amériques, fait par
contrecoup baisser la fréquence du gène, mais de façon lente, et une véritable rémanence biologique de l’histoire s’instaure. Le fait, bien réel, est parfois mal accepté par un certain discours qui refuse toute biologisation, mais il n’en demeure
pas moins porteur d’informations pertinentes.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
256
Mais c’est un tout autre point de vue que préfère ce livre : celui du poids social que représente dans des sociétés de migration, et souvent de discrimination, le
fait d’être atteint de drépanocytose. À la fois douleur et message, la maladie ajoute dans certains pays, au fardeau du mal celui de la stigmatisation. Les inégalités
d’accès aux soins sont elles aussi très grandes, selon les lieux et aussi selon les
gens. Le diagnostic qui place dans l’irréversible, le poids de la culpabilité pour les
parents quoi ont transmis le mal alourdissent le fardeau des malades et de leur
famille.
Le livre, de ce fait, ne peut en rester au regard univoque de tel ou tel choix
disciplinaire. Il tourne et retourne son objet au contraire pour en montrer les dimensions multiples. Prenant largement en compte les faits antillais, car la Martinique et la Guadeloupe ont leur lot non négligeable de malades et de porteurs, il
montre combien une approche purement technique ne suffit pas, car elle occulte
les problèmes vécus par les malades et la riche constellation de significations issue de ce mal. Les contributions sont certes très inégales, mais elles donnent un
éclairage grâce auquel chacun découvre un point de vue qui lui avait échappé.
Tout au plus peut-on s’étonner de voir « maladie orpheline » dans le sous-titre.
Bien connue depuis longtemps, faisant l’objet de campagnes systématiques, la
drépanocytose n’est plus orpheline, même si elle a été trop longtemps placée au
second plan là où les infections et les parasitoses constituaient la priorité.
Jean Benoist
Amades 58
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
257
Suzanne LALLEMAND — La mangeuse d’âmes. Sorcellerie et famille en
Afrique noire. Paris, L’Harmattan, 1988, 187 p. (Connaissance des hommes).
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Voici un bonheur rare : un ouvrage d’ethnologie qui se lit réellement comme
un roman, où le lecteur, tenu en haleine par l’histoire dramatique qui se déroule
devant lui, n’a de cesse d’en connaître le dénouement.
Suzanne Lallemand a eu la chance d’être témoin d’une affaire de sorcellerie
dans la famille kotokoli (Togo) chez qui elle logeait. Servie par une plume alerte,
elle nous entraîne dans la crise qui, débutant par le malaise d’une jeune fille de sa
cour, aboutit au bannissement d’une dizaine de personnes du village, que l’on
chassa après avoir annulé la totalité de leurs liens familiaux et matrimoniaux.
L’une d’elles se suicida, deux autres moururent en brousse ; une des accusées
principales, une très vieille dame revenue chez les siens après une vie active écoulée en ville, dut repartir, sans ressources, pour son dernier exil. Ces événements ne
sont pas déshumanisés par le récit de l’ethnologue, au contraire, ils nous sont livrés dans leur climat émotionnel, lequel entre en résonance avec celui d’autres
affaires comparables, intervenues en d’autres lieux et en d’autres temps, et que
nous gardions, parfois à notre insu, au fond de nos mémoires. On est ainsi témoin
de la stupeur désolée, puis très vite, de la passivité résignée avec laquelle la vieille
dame acquiesce à tout ce dont on veut la charger ; on découvre la haine de
l’entourage qui cristallise soudain sur sa personne et prend en quelques heures la
place de l’affection et du respect, apparents et convenus, que lui témoignaient ses
parents.
On voit de même à l’œuvre « ceux qui sont du côté du bien » : devins,
voyants, guérisseurs, désorceleurs... Un trait structurel avait été souligné par la
plupart des travaux traitant de ces questions, à savoir la proximité des deux clairvoyants, le sorcier et le désorceleur, de même que l’éventuelle ambiguïté de leurs
rapports. Ici, ce trait est mis en scène au cours des rituels où sorcière et désorceleur collaborent pour fabriquer les « médicaments » destinés à guérir les victimes
et pour récupérer leurs âmes volées et cachées par la première. Dans l’un des cas,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
258
les deux protagonistes font étalage d’un savoir commun : ils coopèrent dans une
atmosphère de courtoise rivalité. Dans le second les désorceleurs se heurtent de la
part de l’accusée « à un mutisme résigné et distrait, à une grande pauvreté de
contenu qu’ils n’esquivaient qu’en proposant eux-mêmes des procédures de sorcellerie très complètes auxquelles elle n’avait qu’à ajouter une syllabe approbative » (p. 138).
Les désorceleurs reçoivent savoir et pouvoir d’êtres invisibles que l’auteur appelle divinités ou génies : ceux-ci, sollicités, relèvent par la voix du médium les
crimes commis par les sorciers ainsi que les remèdes nécessaires à la guérison de
leurs victimes ; par le même canal ils fixent le prix qu’ils exigent pour leurs services, discutant âprement les montants et les délais imposés aux facteurs de troubles. Ces divinités possèdent des autels qui servent d’ailleurs de lieux d’ordalie. Il
arrive que le désorceleur s’adresse à un autel situé dans un autre village car les
génies sont susceptibles d’être soudoyés par les sorciers. De leur côté les sorciers
sont vus comme des chasseurs possédant des chiens et chassant un gibier : les
âmes qui vont se promener sous des formes animales pendant le sommeil de leur
« propriétaire ». Les chiens sont des esprits au service du sorcier que l’on se représente comme des serpents. La nature respective ainsi que les relations entre les
mauvais esprits des sorciers, les esprits protecteurs de chacun et les divinitésgénies ne sont pas claires. Cependant la possibilité de transformer rituellement un
sorcier en désorceleur semble théoriquement admise bien que peu ou pas réalisée.
Le livre se clôt par une interrogation sur les fonctions de la sorcellerie et sur
les démarches intellectuelles spécifiques qu’elle implique. Une revue des hypothèses émises par les auteurs aboutit à un constat contradictoire. Pour sa part, Suzanne Lallemand observe que, chez les Kotokoli, les représentations concernant la
sorcellerie se modèlent en s’inversant sur l’organisation matérielle du travail.
Mais elle remarque aussitôt qu’aucune des collaborations laborieuses kotokoli ne
constitue réellement une extorsion de travail, qu’on ne peut donc pas faire du sorcier un accapareur métaphorisé en dévoreur. Elle note ensuite que la famille africaine idéale implique des sentiments obligatoires d’amour entre ses membres et
plus encore entre corésidents. La figure du sorcier, qui dessine une famille idéale
inversée, s’originerait dans le décalage entre sentiments prescrits et sentiments
ressentis. Représenté comme celui qui ose haïr ses parents, le sorcier-type serait
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
259
en réalité celui qui n’a pas su inspirer à autrui le sentiment exact prescrit par leur
relation de parenté et qui, de ce fait, provoque l’angoisse de celui-ci. Certains
parents se trouvent plus fréquemment que d’autres dans cette situation : ainsi les
enfants « prêtés », les vieillards revenus chez les leurs après une vie de migration,
ou les vieilles épouses retournées chez leurs enfants.
Si le ressort de la sorcellerie est affectif on comprend mieux sa polysémie
contradictoire : fruit du ressentiment provoqué par des liens imposés, il est multifonctionnel. Il est un moyen d’expression non de conflits spécifiques mais d’un
conflit fondamental entre règles de sentiment et sentiment lui-même.
Michèle Dacher
Psychopathologie africaine, 1988-1989, XXII, 2
_______________
Pierre-Joseph Laurent, Les Pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison. 2003, Paris, IRD Éd. - Karthala, 438 p., bibl., index, ill., fig.
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Cet ouvrage nous propulse dans l’univers des Assemblées de Dieu des villes
émergentes du plateau central mossi. Leur succès, indissociable du processus de
changement social, est favorisé par ce que Pierre- Joseph Laurent appelle un
contexte de « modernité insécurisée ». Cette notion centrale est définie comme
une sorte d’« entredeux mondes » où les « individus, en raison de leur désir de
s’émanciper des règles qui régissent la vie en commun dans la société coutumière » (p. 21), voudraient s’éloigner de leur entourage qui demeure néanmoins « la
garantie d’une plus grande sécurité sociale et économique ». En effet, au fil des
pages, ce livre nous éclaire un peu plus sur les imbrications de la coutume mossi
dans le fonctionnement des Assemblées de Dieu : le système de pensée, les alliances matrimoniales, la représentation du monde et de la personne sont autant de
caractéristiques propres à l’univers mossi qui nourrissent le succès de l’Église
pentecôtiste et donnent même un sens à son existence. L’ouvrage comprend qua-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
260
tre parties, à savoir : « L’installation de l’œuvre sur le plateau mossi », « Famille
en prière », « Gestion du monde » et « Guérisons divines ». C’est au début du
XXe siècle, aux États- Unis, que les Assemblées de Dieu voient le jour au sein de
la communauté du Réveil de l’Esprit-Saint, un mouvement pentecôtiste plus ancien. Puis, à partir des années 1920, le mouvement commence à s’implanter en
Afrique. Après un bref historique introduisant la première partie, l’auteur attire
notre attention sur deux parcours de conversion largement nourris de récits individuels. Derrière ces « vocations de pasteurs », se profilent des adhésions au protestantisme, favorisées par un avenir incertain et parfois, un constat d’inefficacité
des forces magiques. L’intérêt majeur de la deuxième partie réside essentiellement dans une analyse habile de la continuité entre mariages coutumier et protestant. Les mariages sont réintégrés au sein de l’Église et purifiés de leur codes
« traditionnels » pour prendre l’attrayante appellation de « mariage par consentement mutuel », prometteur aux yeux d’une jeunesse en quête de liberté individuelle. L’Église pentecôtiste, en se réappropriant les modalités du mariage traditionnel, contribue à l’élaboration de vastes réseaux, au centre desquels se hissent les
pasteurs. La constitution du marché matrimonial de l’Église des Assemblées de
Dieu est également liée à la fuite des jeunes filles face à un projet d’alliance coutumière qu’elles refusent. Réfugiés sous la responsabilité d’un pasteur, les membres de l’Église forment à présent sa nouvelle « famille en prière ». Par le jeu du
mariage et de la conversion, les jeunes gens se recréent un environnement après
une rupture violente avec leur univers familial. Si le mariage des nouveaux fidèles
reste pour les pasteurs une institution permettant de se créer des alliés, l’auteur
montre aussi comment la plupart des mariages sont le résultat d’une négociation
sociale permettant de garantir « l’entente » entre lignages ne partageant pas la
même religion. En effet, l’entente est placée au-dessus de toutes les pratiques religieuses, chacun ayant conscience que la famille reste la garantie la plus fiable
d’une sécurité sociale et économique. La troisième partie présente un double intérêt : c’est une analyse fine du processus d’évangélisation qui constitue la pierre
angulaire de l’ensemble de l’ouvrage et donne une interprétation originale du lien
des Assemblées de Dieu avec la politique. Cette démonstration trouve son point
de départ dans la représentation que les pentecôtistes ont du monde : la dichotomie entre pur et impur guide leurs actions et leur conversion passe d’abord par
l’intériorisation de tout ce que cette terre a d’infâme (en l’occurrence la politique).
La bénédiction reçue par le fidèle lors du baptême lui assure une protection contre
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
261
les attaques « sorcières » dont il peut être victime, et sa mission est alors de participer à l’évangélisation de ses proches. Une fois débarrassé de ce sentiment de
persécution qui le tiraillait avant sa conversion, il souhaite que ses proches partagent la même plénitude : « par la conversion au pentecôtisme, c’est la perception
des relations aux autres qui se transforme » (p. 274). Telle une souillure, l’action
politique est pour les pentecôtistes un terrain sur lequel elle a relativement su se
démarquer. L’engagement partisan des Assemblées de Dieu n’a effectivement
rien de comparable avec celui des mouvements musulmans et catholiques qu’à
connu l’État burkinabé 36 . Pierre- Joseph Laurent montre que l’action politique
des pentecôtistes est moins l’engagement dans les luttes partisanes qu’une substitution pratique à des fonctions essentielles que l’État, en pleine déliquescence, ne
peut plus assurer : « La fougue missionnaire des pentecôtistes tend à édifier, sur
terre, les conditions d’un mode idéal de gouvernance » (p. 277). En effet, la faculté des Assemblées de Dieu est de pouvoir assurer la sécurité matérielle, en
hissant la puissance divine au-delà de la sorcellerie. Cette force, le fidèle la puise
dans le strict respect des interdits édictés dans la Bible qui est un véritable guide
de vie. Dans la dernière partie, l’auteur propose un nouvel angle de vue à travers
l’analyse de la guérison divine, rituel essentiel dans le procès de conversion mais
aussi dans la compréhension de la hiérarchie et des dissensions à l’intérieur de
l’Église des Assemblées de Dieu. Au centre de ce processus, le personnage du
croyant-guérisseur, qui, investi de l’Esprit- Saint, est en mesure de résoudre le
dilemme posé aux fidèles dont la maladie est l’expression. L’Esprit-Saint détenu
par le croyant-guérisseur se manifeste par des signes extérieurs tels que le don des
langues (glossolalie) et fait de lui un élu de Dieu. Ce type de miracle est à la portée de tout croyant et représente une spécificité propre à l’Église pentecôtiste où
Jésus ne s’adresse pas seulement à l’élite cléricale. Le croyant-guérisseur est pour
l’Église des Assemblées de Dieu à la fois le produit de sa réussite et de sa défaite :
il renforce le prosélytisme et facilite les conversions mais s’érige en principal
concurrent pour le pasteur. Le foisonnement de ces hommes providentiels est un
risque de segmentation pour la communauté religieuse. Au-delà d’un travail empirique de longue haleine, mettant en valeur les capacités de l’Église pentecôtiste
à exploiter les failles d’une société en mutation, Pierre-Joseph Laurent questionne
36 Katrin Langewiesche, Mobilité religieuse. Changements religieux au Burkina
Faso. 1994, Münster, LIT Verlag, 2003.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
262
les paradigmes de l’anthropologie du changement social. Il fait du phénomène de
la conversion un fil conducteur permettant de saisir les dynamiques locales telles
que la formation des réseaux sociaux et matrimoniaux, la crise « sorcière », les
guérisons divines, la représentation de soi et les stratégies politiques. Il démontre
aussi des dynamiques globales, à savoir les effets qu’un État post-colonial affaibli
produit sur la vie religieuse.
Maud Saint-Lary
L’Homme 173 , 2005
_______________
Éric Le Bourg, Le Vieillissement en question. Paris, CNRS Éd., 1998, 147
p., bibl., fig.
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Sans entrer dans le détail car il est en dehors de notre champ de compétence,
citons l’ouvrage programmatique d’un gérontologue expérimental qui fait le bilan
des connaissances, ou plus exactement des ignorances et des idées reçues, sur le
vieillissement et la longévité. Éric Le Bourg, après l’inévitable détour par la démographie, rappelle que la gérontologie – qu’elle soit comparée, expérimentale ou
clinique – plus que d’autres disciplines, est soumise aux pressions commerciales,
aux expérimentations hasardeuses en réponse au désir des individus de ne pas
vieillir ou de rajeunir, au point qu’elle souffre encore d’un manque de reconnaissance. Un très intéressant résumé des différentes théories de l’évolution sur le
vieillissement et la longévité des espèces est suivi de l’exposé d’une problématique et d’un protocole où ces questions sont examinées comparativement au sein
de différentes espèces, avant de pouvoir l’être chez l’homme. On peut citer
l’exemple des effets sur la longévité et le vieillissement de la sous-alimentation
pour illustrer la méthode discursive employée par l’auteur ; chez les rats, ils ont
été positifs : les rats sous-alimentés vivent plus longtemps que les rats mangeant à
volonté, résultats qu’il est impossible de transposer en l’état chez l’homme mais
qui, diffusés par les médias, ont induit des pratiques de régime infondées (pp.
102-107). L’ouvrage, d’une certaine façon, prolonge celui de Véronique Mouli-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
263
nié. En tentant de démonter les liens qui se tissent entre savoirs scientifiques, représentations communes et économie de marché, l’auteur illustre que cette intrication, ancienne, se poursuit sous des aspects renouvelés et que, autre retombée,
l’âge est fondé sur une interprétation du donné biologique. L’ouvrage a une portée
ethnographique inattendue ; il témoigne de l’état des lieux de l’imaginaire de nos
sociétés sur ces questions au tournant du XXIe siècle. À ce titre, il contribue aussi
à l’anthropologie des âges de la vie.
Anne-Marie Peatrik
L’Homme 167-168 : 2003
_______________
David Le Breton, Conduites à risque. Paris, Presses Universitaires de France, 2002, 228 p., bibliogr.
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La force d’une conceptualisation impose de la revisiter, de l’actualiser, de la
prolonger inlassablement. Parmi les anthropologues qui ont cette exigeante rigueur, David Le Breton, depuis plus de dix ans maintenant, nous invite régulièrement à parcourir les territoires d’errances si actuelles : les prises de risque, chaque fois singulières, comme autant de tentatives de réenchanter l’existence individuelle. « Mon travail de recherche, écrivait-il récemment, me donne parfois le
sentiment d’une toile dont chaque ouvrage est un fil, une avancée sur une ligne de
crête qui inscrit sa nécessité avant qu’un autre ne la pousse un peu plus loin encore » (Le Breton 2003 : 12).
À ce titre, Conduites à risque prolonge deux travaux antérieurs Passions du
risque (1991) et Sociologie du risque (1995), sans s’y substituer. Dans le premier,
il analysait de manières inaugurale et parallèle, les activités à risque (notamment
les sports de l’extrême) et les conduites à risque (tout particulièrement des jeunes
générations) au regard de liens sociaux distendus. Dans le second, il proposait
déjà, mais succinctement comme l’exige la collection Que Sais-Je ?, une étude du
statut du risque dans les sociétés contemporaines.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
264
La somme qu’il nous propose aujourd’hui va au-delà de la synthèse. En effet,
on perçoit tout au long des pages l’ampleur des matériaux recueillis, depuis et
inlassablement, par l’auteur. Ceux-ci sont principalement de deux ordres : les
nombreux travaux d’autres chercheurs qui, depuis 1991, prouvent la puissance
heuristique des passions du risque, et les nombreuses enquêtes que mène l’auteur,
avec ses étudiants entre autres, depuis près d’une décennie également. Voilà
pourquoi ce livre est avant tout d’une brûlante actualité.
Les conduites à risque, qu’il analyse ici comme des jeux symboliques avec la
mort pour parvenir paradoxalement à une intensité de vivre, sont pour nombre de
jeunes qui les pratiquent des tentatives souvent désespérées de remise au monde,
des quêtes effrénées d’un sens à donner à leur être au monde. À cet égard, ces
conduites prennent parfois la forme de rites très personnels de passage. Mais
l’intimité décrite méconnaît la nécessaire reconnaissance sociale et traduit encore
un peu plus les malaises de certaines adolescences. Rien à voir avec l’insolence
des shows médiatiques où excellent certains sportifs de l’extrême. La reconnaissance sociale y est, là, exacerbée. Toutefois les uns comme les autres convoquent
des signifiants majeurs, comme la mort, pour donner à l’épreuve personnelle une
plus-value de sens.
Le lecteur peu familiarisé à cette anthropologie du risque découvrira les notions fondamentales notamment la naissance, dans le contexte socioculturel si
particulier des années soixante-dix, des formes nouvelles de risques extrêmes
pour exister, des jeux de mort au jeu de vivre. Il verra se déployer les mythologies
de l’extrême, l’ordalie et les rites oraculaires, les rites personnels de passage des
jeunes, etc. Ceux qui ont déjà frayé ces chemins, avec ou sans l’auteur,
s’apercevront que David Le Breton dessine aujourd’hui une plus vaste anthropologie des limites, et que celle-ci lui permet d’analyser aussi l’évolution sociologique des sociétés contemporaines, ce qu’il avait d’ailleurs commencé à entrevoir
dans L’adieu au corps (1999).
Les travailleurs sociaux apprécieront particulièrement les dimensions psychologiques (comme les holding et containing) prises en compte par l’auteur et son
vif intérêt pour les activités à risque dans le travail éducatif et social. Avec une
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
265
écriture qui est comme un souffle, David Le Breton, très proche en cela d’un
Georges Bataille, nous permet d’avancer encore un peu plus dans la compréhension de ces quêtes de sens par le recours à l’excès, que certains reconnaissent dans
les multiples visages de la postmodernité.
Thierry Goguel d’Allondans
Anth. & Soc. 27, 1, 2003
_______________
A. Leca, F. Vialla (éds), Le risque épidémique : Droit, histoire, médecine et
pharmacie. Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2003, 583
p.
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Ce volumineux ouvrage rassemble une quarantaine de contributions faisant
suite à un colloque sur le même thème. Le champ couvert est très vaste : si la société concernée est la société française (incluant les départements et territoires
d’outremer), celle-ci est abordée d’un point de vue diachronique, des épidémies
du Moyen Âge aux risques émergents de nos jours.
Les risques abordés sont extrêmement divers, qu’on les approche sous l’angle
de l’épidémiologie et des capacités de contrôle du risque au plan individuel et au
plan collectif, sous l’angle de l’étiologie des risques (des risques « naturels » permanents aux risques du bio-terrorisme), sous l’angle de la gravité et l’importance
des risques associés à des pathologies souvent létales (de l’hépatite C à la maladie
de Creutzfeld-Jacob), que sous l’angle des aspects sociaux qui régissent
l’exposition au risque ou la pathologie. Les acteurs sont les médecins, les pouvoirs publics, les magistrats, la population et ses catégories sociales érigées en
« groupes » eu égard à leur rapport aux risques (des nageurs aux adolescents, en
passant par les transfusés et les populations néo-calédoniennes confrontées à la
vaccination).
L’ouvrage présente donc, dans une variété de situations historiques, la construction des responsabilités face au risque, telles que l’élaboration des textes juri-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
266
diques et l’exercice de la justice et de la médecine, permettent de l’appréhender. Il
constitue en quelque sorte une « anthropologie politique du risque sanitaire en
France », car l’ensemble de ses chapitres donne à lire des discours sur les rôles (à
propos du système de veille sanitaire et de ses institutions par exemple), les représentations de la place qu’occupe le social dans la genèse des risques (à propos du
risque épidémique et de l’émigration par exemple), les confrontations de discours
sociaux (dont le malade est le « support », comme l’illustre un chapitre intitulé
« le médecin, l’avocat et l’hépatite C »), les rapports de pouvoir entre institutions,
ainsi qu’entre les institutions et leurs autorités de tutelle tant dans le champ de la
justice que dans celui de la santé (intriquant la légitimité scientifique et la logique
économique autour, par exemple, de la contamination iatrogène de l’hormone de
croissance), les confrontations des logiques sanitaires à la loi, la dynamique des
tentatives de traitement juridique des risques (à propos notamment du risque nosocomial ou des applications et limites de la loi du 4 mars 2002). Il donne à voir
toute la richesse de ce que peut aborder une anthropologie politique de la santé,
au-delà d’une analyse foucaldienne en termes de biopouvoir. Comme les lieux et
modes de production et d’exercice du pouvoir, les lieux de production et modes
d’exercice du droit sont divers : cet ouvrage en donne un aperçu et ouvre de très
nombreux terrains pour l’enquête et l’analyse.
Alice Desclaux
Amades 56
_______________
Catherine Le Grand-Sébille et Anne Véga, Pour une autre mémoire de la
canicule. Professionnels du funéraire, des chambres mortuaires et familles témoignent. Espace Ethique, Paris, Vuibert, 2005, 94p.
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Avec cet ouvrage, remarquable entre autres par sa clarté, Catherine Le GrandSébille et Anne Véga avaient pour objectif de faire œuvre de mémoire d’un événement aujourd’hui devenu abstrait : les milliers de morts de la canicule du mois
d’août 2003. Par l’enquête qu’elles ont menée auprès des personnes qui ont pris
en charge ces morts, elles font ici état du travail qui a été accompli aussi bien au-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
267
près des familles que des défunts et des conditions dans lesquelles cela s’est déroulé. L’intérêt majeur de ce livre est alors de rappeler que ces morts n’étaient pas
que des chiffres et que leur prise en charge n’a pas été effectuée par des institutions désincarnées mais par des individus anonymes, proches et professionnels,
qui ont tous été confrontés à des situations extrêmement difficiles tant sur le plan
psychologique que physique. En présentant les discours recueillis auprès de professionnels du funéraire et de familles directement concernées par la canicule, les
auteurs exposent trois principaux axes de réflexion : le manque de réaction des
autorités, l’accusation injustifiée des familles des victimes et le manque de considération vis-à-vis de l’important travail effectué par l’ensemble des professionnels
mobilisés. À partir de là, cet ouvrage soulève toute une série de thèmes tels que la
mort biologique, la prise en charge de celle-ci par les institutions spécialisées, le
rapport de chacun face à ce drame, les rites funéraires ou encore la « gestion » des
situations de crise par une société qui revendique le risque zéro et la sécurité pour
tous.
Il faut rappeler qu’au mois d’août 2003, en l’espace de 20 jours seulement,
15 000 personnes sont décédées des suites de la canicule. Le choc de ce nombre
« incroyable » de décès fut d’autant plus grand qu’ils se produisaient dans une
société qui avait su se préserver des famines et des grandes épidémies et qui se
pensait pour toujours à l’abri de tels événements.
Dans cette situation de crise, les institutions spécialisées qui d’ordinaire prennent les morts en charge, ont été totalement dépassées par le nombre de victimes
et la gestion s’est effectuée par improvisation, rappelant certaines pages de
l’histoire auxquelles il n’était pas imaginable de se confronter de nouveau durant
lesquelles les corps ont été « tassés, empilés » dans des camions frigorifiques de
location. Parce qu’il leur semblait impossible de voir ressurgir de telles situations
en France et à notre époque, les autorités ont refusé, dans un premier temps, de
croire au discours alarmiste avancé par certains professionnels. Parallèlement, le
discours médiatique diffusé à ce moment-là présentait les défunts comme des personnes âgées délaissées par leurs familles, avec pour conséquence une culpabilisation des proches sur des événements climatiques dont ils n’étaient évidemment
pas responsables, et dissimulant par la même occasion l’incapacité à réagir des
pouvoirs publics.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
268
À l’inverse, les professionnels du funéraire, aux premières loges de ce drame,
n’auront été consultés que pour l’obtention « des chiffres de la canicule ». Masqué
par le nombre de décès quotidien, le travail effectué à l’abri des regards n’aura
jamais été cité dans le discours public… Un silence qui soulève nombre
d’interrogations.
Recueillir la parole de ces différents acteurs en première ligne de cette crise
était alors un moyen de donner une autre vision des faits, au plus proche du vécu
de cette impossible gestion de milliers de corps en train de se décomposer, afin de
faire entrer dans la mémoire collective aussi bien les efforts accomplis que les
traumatismes subis.
Mais au-delà de ce devoir de mémoire, le traitement de la mort et la place particulière que nous lui accordons se dégage comme thème transversal des discours
recueillis et se retrouve au centre de cet ouvrage. En effet, afin de la rendre plus
acceptable, notre société a institutionnalisé la prise en charge de la mort. Ainsi, le
corps mort est lavé, désinfecté, désodorisé… La thanatomorphose est empêchée.
Le mort ressemble au plus près à son vivant, comme si la mort matérielle, la mort
biologique, n’existait pas, rendant tabou ce qui fait naturellement partie du cycle
de la vie. Olivier Razac (La grande santé, Edition Climats, 2006) a traité récemment, par une approche plus philosophique, cette incapacité de notre société à
accepter la mort comme un événement naturel. Habitués au bon fonctionnement
de ces institutions spécialisées (hôpitaux, chambres mortuaires et services funéraires) et des rituels qu’elles pratiquent, nous finissons par oublier leur rôle et leur
importance (tant matérielle que symbolique). Nous oublions aussi ce qu’est, ou
plutôt, ce que pourrait être la mort quand elle n’est pas prise en charge par ces
institutions. Par le nombre de décès qu’elle a suscité en un temps très bref, la crise
de la canicule a totalement désorganisé ce système le mettant dans l’incapacité de
gérer les morts de chacun. Par ces manques dans les soins et rituels, la mort s’est
révélée dans toute la dureté de sa réalité (des corps en putréfaction, en état de décomposition avancée générant gaz et liquides à l’odeur insoutenable). La mort a
été exposée sous son aspect le plus violent alors que nous en sommes habituellement protégés par ces institutions à qui nous « confions » nos morts.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
269
Au premier rang de ces institutions spécialisées se trouvent les services funéraires et les professionnels qui y travaillent. Du recueil de leurs paroles ressort
avant tout le fait qu’ils sont en général « oubliés » du public et des médias. Trop
près de la mort, ils travaillent dans l’ombre, à l’instar de tous ceux qui, aujourd’hui, œuvrent auprès de ce qui salit, qui contamine (dans les situations de
mort en grand nombre, l’imaginaire de la contagion se manifeste systématiquement) et dont on ignore généralement le travail. Ils sont assimilés à la mort et demeurent, au même titre qu’elle, tabou dans le monde des vivants. On ne réalise
vraiment leur existence et leur rôle que lorsqu’ils ne sont plus en mesure de
l’assurer totalement. En effet, les professionnels du funéraire se retrouvent ici
dans la même position que les éboueurs. Leur travail n’est jamais vraiment considéré car trop salissant, trop près de la mort, mais leur absence suffit à plonger
l’ensemble de la société dans le chaos en quelques jours seulement.
Ainsi les auteurs nous livrent des paroles, parfois à l’état brut, dont émergent
de nombreux questionnements et réflexions anthropologiques sur notre société et
son fonctionnement. Il est vrai que l’on pourrait reprocher à cet ouvrage de ne pas
pousser plus avant l’analyse de ces différents thèmes (cf. l’avant-propos de Françoise Loux). Toutefois, en refusant la distanciation d’une approche plus théorique,
les auteurs rendent une grande part de son humanité à cet événement que l’on a,
pour la plupart, « vu à la télé » mais qui a traumatisé les acteurs de ce moment.
C’est peut-être avant tout de cela dont il est question : de ce que cette situation
chaotique, « quasi-épidémique », aura pu provoquer chez ceux qui l’ont directement vécue. Il nous semble alors que l’absence de réponse au questionnement
anthropologique soulevé permet de mieux restituer les traumatismes qui subsistent à la suite de cet événement. Cet ouvrage soulève plus de questions qu’il ne
donne de réponses et, comme l’écrivent les auteurs, se présente comme le début
d’un travail à poursuivre. Nous pouvons alors conclure cette note par la phrase qui
ouvre ce livre : « Le malheur est une matière anthropologique » (p.7), et nous en
tenons ici une excellente illustration.
Cyril Farnarier
Amades 67
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
270
A. Leibing (éd.), Tecnologias do corpo. Uma antropologia das medicinas no
Brasil (Technologies du corps. Une anthropologie des médecines au Brésil).
Rio de Janeiro, NAU Editora. 2004, 302 p., bibliogr.
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En 1997, Annette Leibing réunissait des écrits d’anthropologues brésiliens
dans un volume intitulé The Medical Anthropologies in Brazil, rendant disponible
au monde anglophone l’importante production brésilienne. Elle publie maintenant
des analyses anthropologiques sur divers aspects de la santé au Brésil. Ouvrage
collectif, Tecnologias do corpo a trois volets. Le premier porte sur la santé mentale et sur la façon dont celle-ci déborde ses frontières biologiques. Le second illustre comment une multiplicité de savoirs subjectifs côtoie d’autres savoirs considérés comme vérité objective. Le dernier rassemble des écrits qui, à partir de
contextes ou d’événements spécifiques, illustrent comment le vécu de la santé et
de la maladie s’articule à une réalité nationale, voire transnationale. La thématique centrale de cette anthologie amène à réfléchir sur la question des liens essentiels entre le corps subjectif (le corps tel que vécu par expérience) et le corps objectif (le corps matériel, biologique) eu égard à la santé et à ses biotechniques.
João Biehl ouvre la discussion du volet santé mentale en illustrant comment
les avancées scientifiques et les technologies, en inspirant les politiques de santé,
acquièrent une vie sociale. À travers une analyse des campagnes de prévention du
sida à Salvador de Bahia, il présente comment de nouveaux mécanismes
d’« autobioadministration », basés sur les tests et les consultations, incitent de
nouvelles subjectivités comme les « techno-névroses » vis-à-vis d’un sida imaginaire. Jane Russo, Ana Teresa A. Venancio, Silvana Araújo T. Ferreira, Martha F.
Henning, entraînent le lecteur dans le débat entre une conception physique et une
conception morale des troubles mentaux. Ces auteurs s’appuient sur l’analyse des
changements dans les systèmes internationaux de diagnostic des désordres mentaux à travers les éditions successives du DSM, où le dualisme corps/esprit fait
place à un monisme physicaliste radical. Cristina Redko évoque l’inadéquation de
ce monisme en faisant valoir le rôle fondamental de la religion aux côtés de celui
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
271
de la biomédecine dans la compréhension des psychoses chez les jeunes démunis
de Sao Paulo. Mariana K. Leal Ferreira explique la condition quasi-esclavagiste
qu’entraîne l’usage des psychotropes chez lesquelles des médecins-professeurs de
deux hôpitaux universitaires de Rio de Janeiro acquièrent leurs savoirs. Il conclut
que ces savoirs se basent en premier lieu sur une recherche intuitive et pragmatique, une expérience personnelle clinique néanmoins compromise par certains
textes académiques, par exemple le New England Journal of Medicine, informations présélectionnées et favorables au monde industriel. Carlos Caroso, Núbia
Rodrigues et Naomar Aleida-Filho explorent aussi les modes d’acquisition des
savoirs dans le domaine de la santé, plus spécifiquement ceux par lesquels les
personnes donnent un sens aux causes des maladies. Ils critiquent les explications
phénoménologiques retenues en anthropologie et concluent que l’expérience personnelle de la souffrance doit être comprise en relation avec le contexte des relations sociales du malade. Dans le seul texte seulement théorique du volume, Miriam Cristina Rabelo et Paulo César Alves explorent les implications de
l’articulation entre expérience et corps pour les sciences sociales et pour
l’anthropologie de la santé.
Le troisième volet porte sur des réalités spécifiques au contexte brésilien, mais
il conduit à une réflexion sur les sociétés contemporaines. Telma Camargo da
Silva relate à propos des risques associés à l’usage des nouvelles technologies une
souffrance sociale vécue différemment selon les divers groupes sociaux. Francine
Saillant analyse des savoirs relatifs aux soins domestiques dans des banlieues
amazoniennes, lieux de métissages par excellence. Elle examine comment ces
savoirs s’articulent aux savoirs hiérarchisés issus du système biomédical public ou
privé et à un accès différencié aux soins de santé ; dans certaines régions oubliées
une responsabilité accrue pèse sur les femmes qui assument le rôle de soignantes,
et en deviennent souvent « prisonnières ». Louis C. Forline montre comment le
déséquilibre nutritionnel des populations autochtones Guajà se produit au moment
de certaines formes de rencontres avec la société nationale et conclut que
l’autonomie favorise un bien-être plus élevé chez les autochtones du Brésil. Leibing et Daniel Groisman « localisent » les récits de femmes âgées hypertendues
de banlieues défavorisées de Rio. Leur « géographie d’actions », leur corps malade qui incorpore le local et se manifeste par le stress et la montée de la pression
artérielle, révèle une partie de leur identité.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
272
La démonstration de cet engouffrement des biotechnologies « globales » du
corps dans des réalités « locales » fait la plus grande force de ce livre. Les ruses
de la technique ont pénétré l’activité humaine dans tous les domaines de façon
accélérée depuis plus de 200 ans. La biomédecine s’approprie en quelque sorte le
corps par la biotechnique, le réduisant à un objet, tout en laissant entendre qu’elle
se préoccupe de toute son humanité. Les localités du vécu des biotechnologies
ancrées dans leurs globalités, ce corps « glocal » 37 , donnent à ce recueil, publié
en portugais pour le public brésilien, un grand intérêt pour un public international.
Julie Laplante
Amades 61
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Le Pape, Marc & Salignon, Pierre (dir.). Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000). Paris, Karthala Médecins sans frontières, 176 p.
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Le contenu de ce petit recueil de neuf textes correspond bien à son sous-titre.
Mais l’intérêt des informations et des analyses, l’originalité du projet ne doit pas
masquer quelques interrogations et quelques constats paradoxaux. Il y a d’abord
des témoignages : de victimes civiles du conflit mais aussi d’intervenants humanitaires. Il y a ensuite des analyses sociologiques des causes et du déroulement socio-politique du conflit avec là encore des témoignages des humanitaires sur leur
action personnelle et collective. Cette variété des auteurs ainsi que des lieux originaires de la parole, le terrain, la France, est pertinente car elle démontre assez
brutalement la complémentarité des deux points de vue. Qui de fait sont peut-être
plus nombreux puisque l’un des observateurs extérieurs, le sociologue
37 Featherstone M., 1995, « Localism, Globalism and Cultural Identity », in Un-
doing Culture, Globalization, postmodernism and Identity. London, Sage.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
273
R. Bazenguissa-Ganga, est originaire du Congo et qu’il est l’auteur reconnu déjà,
spécialiste en quelque sorte, de plusieurs études sur cette guerre « civile ».
Le projet qui a donné naissance à cet ouvrage trouve sa justification dans la
volonté de l’organisation humanitaire d’analyser ses propres pratiques, y compris
sa perception des phénomènes qui l’ont conduite à intervenir. Cette analyse se
confronte (ou plutôt se juxtapose) à celles des sociologues qui produisent une
double analyse, des événements congolais d’une part, des événements humanitaires et de la perception des événements congolais par les humanitaires de l’autre.
La qualité des textes est tout à fait remarquable depuis les cadrages globaux des
événements, le conflit congolais (R. Bazenguissa-Ganga), l’action humanitaire sur
le terrain (M. Le Pape) jusqu’aux témoignages et auto-analyses des infirmières,
médecins et logisticiens. Une des questions centrales de ce dernier point concerne
les viols et les violences sexuelles qui ont fortement marqué ce conflit brazzavillois.
Le président de Médecins sans frontières (msf), J. H. Bradol, ouvre l’ouvrage
par un texte assez remarquable qui, malheureusement, n’explicite pas toute la
démarche de msf, y compris le rôle des sociologues qui ont été sollicités par cet
organisation, M. Le Pape étant par ailleurs un membre de son conseil
d’administration, à l’écoute des ambiguïtés, des erreurs d’appréciation ou
d’analyse des humanitaires. Or force est de constater le caractère partiel de la démarche. Le sociologue n’a pas conduit d’enquête autonome, sur le terrain, pendant l’action elle-même. Il s’agit d’une sociologie des perceptions et des impressions, au second degré, et au final, peu critique. Comme il semble s’agir ici d’une
première (en tout cas pour msf) je n’aurai pas l’outrecuidance de faire la « fine
bouche ». Mais ce type d’ouvrage pose tout de même deux séries de problèmes,
relevant d’une part de la méthode des sciences sociales, d’autre part de la déontologie de ces mêmes disciplines. La sociologie n’est pas un commentaire « savant », c’est aussi et surtout une critique des sources : pour diverses raisons,
d’opportunité, de possibilité, d’autorisation cette dernière n’a pas été conduite. On
pourrait donc voir dans les contributions sociologiques non seulement un éclairage spécialisé mais aussi comme une forme d’alibi rhétorique d’observateurs extérieurs « neutres ». En ce qui concerne la déontologie l’interrogation est encore
plus impliquée : elle laisse entendre une responsabilité politique (au sens noble du
terme) du témoin humanitaire puisqu’il est en première ligne et non compromis
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
274
avec l’une des parties prenantes du conflit. Mais les humanitaires sont peut-être
plus ethno-centriques que les journalistes puisque au-delà de la description et de
l’analyse, ils s’engagent par leur pratique dans l’histoire sociale et culturelle locale. J. H. Bradol évoque certes toutes ces questions dans son introduction mais on
ne peut s’interdire de penser qu’une observation plus ou moins participante des
sociologues aurait conforté avec plus de poids, mais aussi de manière plus distanciée, cette première tentative d’auto-analyse d’une grande organisation humanitaire. Elle n’est valable évidemment que pour ce terrain africain qui résiste toujours
à l’objectivation de ses pratiques de violence.
Jean Copans,
Cahiers d'études africaines, 175, 2004.
_______________
D. Lhuilier, T. Niyongabo, D. Rolland, Prévenir le risque nosocomial. La
balade infectieuse. Paris, L’Harmattan, 2005, 221 p.
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Cet ouvrage fait suite à une recherche-action menée au CHU de Bujumbura
(capitale du Burundi). Elle visait à saisir les représentations et les pratiques autour
du risque nosocomial. Le but pratique de cette recherche était d’insuffler une dynamique de changement des dispositifs et des modalités de prévention des différents acteurs du milieu hospitalier autour de l’hygiène.
La première partie de l’ouvrage présente quelques éléments socio-historiques
permettant de contextualiser la recherche dans l’histoire contemporaine du Burundi. Les auteurs s’appuient également sur de nombreux proverbes pour aborder
les discours relatifs à l’étiologie des maladies. De manière générale, les fluides
corporels, les gestes invasifs et les odeurs qui entrent dans le corps sont perçus
comme porteurs de risque de contamination et de morbidité.
Dans une deuxième partie, les auteurs présentent, entre autres, les différents
acteurs du CHU. Un des intérêts de l’ouvrage est là : alors que certaines études
hygiénistes ne semblent s’intéresser qu’aux médecins et infirmières, cette recherche prend en compte l’ensemble des acteurs du service de l’hôpital (profession-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
275
nels de santé, gardes-malades, famille, personnels en charge du ménage, blanchisseuses, etc.). Les risques professionnels et les risques pour les patients sont ainsi
mis en perspective. Il apparaît que les travailleurs, chargés de l’évacuation des
déchets (aiguilles, produits biologiques), recyclant dans le laboratoire le matériel
utilisé pour de futurs prélèvements, ont, contrairement aux autres catégories soignantes, peu accès aux connaissances relatives à l’hygiène. Il en va de même pour
les visiteurs.
Les auteurs soulignent ensuite les contradictions qui s’imposent aux professionnels de santé, notamment celle de prodiguer des soins dans de bonnes conditions d’hygiène, et dans le même temps de réduire les coûts (les gants stériles utilisés étant par exemple facturés aux patients alors que nombre d’entre eux ne peuvent payer).
La troisième partie nous fait entrer dans le vif du sujet, celui des représentations des risques à l’hôpital. Les infections nosocomiales sont toutes synonymes
d’incertitudes, les modalités de leur transmission ne pouvant jamais être clairement démontrées.
L’infection par le VIH, étroitement liée à la sexualité et à la mort, est également associée à la notion de transgression et de souillure si bien que le sida en
milieu hospitalier fait l’objet de peu d’échanges discursifs entre les différents acteurs d’un service. Même si les AES (accidents d’exposition au sang) et donc le
risque d’exposition au VIH sont connus, les acteurs du milieu hospitalier présentent le risque d’exposition au VIH de manière ambivalente : ils penchent entre le
risque de contracter le VIH/sida en prodiguant des soins et pensent, dans le même
temps, que la transmission est plutôt extra-professionnelle.
La tuberculose rattachée au VIH/ sida est souvent cachée par la personne atteinte. Le VIH/sida et la tuberculose sont considérées comme des maladies honteuses singularisant le patient.
La dysenterie et le choléra dites « maladies des mains sales » sont pensés
comme fortement contagieux. Ces pathologies sont également entachées de honte
car associées à un défaut d’hygiène. Selon les auteurs, la propreté serait, dans la
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
276
société burundaise, synonyme d’ordre et de vertu et donc réceptacle de discours
moralisateurs.
Le paludisme est considéré comme un risque intrahospitalier de par une importante présence de moustiques dans l’hôpital et surtout l’absence de moustiquaires. Enfin, les hépatites B et C sont très peu abordées par les soignants et les patients, supplantées par l’infection à VIH et la tuberculose.
Les faibles possibilités d’isolement des patients atteints de maladies contagieuses exposent toutes les personnes approchant le malade à contracter la tuberculose ou encore les dysenteries ou le choléra. Ceci est d’autant plus préoccupant
que certaines d’entre elles peuvent être immuno-déprimées. Ce manque de ressources matérielles entretient le sentiment d’un risque diffus, non localisable, imperceptible et surtout inévitable.
Par ailleurs, le sens de la transmission des maladies est le plus souvent évoqué
de patients à soignants, alors que les risques de contamination de soignants à patients ou de gardes-malades à patients ne sont que plus rarement abordés. Les
soignants se sentent protégés par une « immunisation symbolique » (p. 94) : le
mal serait indubitablement du côté des patients. Cette représentation est renforcée
par celles des gardes-malades et des patients qui considèrent que les professionnels de santé sont présents pour soigner et ne peuvent donc pas, de facto, transmettre de pathologies. Enfin, la charge de travail, les responsabilités, les urgences
ou encore l’épuisement professionnel sont présentés par les soignants comme des
risques professionnels.
La représentation des risques est étroitement liée aux actes qui incombent à
chacun des acteurs. Les médecins et infirmiers considèrent les gestes invasifs
comme le risque majeur de leur activité ; les aides-soignantes mettent plutôt en
avant le ramassage des draps sales, le nettoyage des sols ; les travailleurs, eux,
sont confrontés à la gestion des déchets. Enfin, les gardes-malades ont idée des
risques de transmission des pathologies mais ne savent ni la pathologie dont souffre le patient dont ils ont la charge, ni les moyens de se protéger.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
277
La perception du risque est associée « à la perception de l’écart existant entre
la conscience d’un risque […] et l’ignorance ou l’absence de moyen
d’identification de la nature exacte du risque et des modes de prévention efficaces » (p. 128). A cela, les auteurs ajoutent que face au risque, les tentatives de
maîtrise individuelle ne suffisent pas : les actions doivent être collectives et organisationnelles.
Les propos sur la prévention (quatrième partie) font place à des discours dénonciateurs des conditions de travail. Dans le même temps, face au risque,
l’acteur est confronté aux attitudes que lui impose son rôle social : comment prévenir un garde-malade des risques de transmission quand le personnel soignant est
soumis au secret médical ? Les comportements des acteurs de santé pourraient
ternir leur image de soignant. Ainsi les auteurs suggèrent une piste fort intéressante qui renverse les représentations et donc le sens conféré aux pratiques : « il est
peut-être plus facile et plus valorisant d’être celui qui protège que celui qui se
protège » (p. 156).
Par définition, cette recherche-action a impliqué les acteurs de l’hôpital. Cette
démarche épistémologique place les acteurs en « sujets connaissants » (p. 160) et
permet d’accéder à la fois à des savoirs individuels mais aussi collectifs. Si la
démarche de recherche et les fruits de ce travail sont explicitement présentés en
fin d’ouvrage (ils sont riches et variés : constitution d’un comité d’hygiène et de
prévention au sein de l’hôpital, discussion et débats lors de diverses restitutions,
réalisation d’un film, etc.), il est cependant dommage que la méthodologie ne fasse pas plutôt l’objet d’un chapitre introductif. Ce dernier permettrait peut-être au
lecteur d’encore mieux saisir toute la richesse de cette étude qui mêle différentes
échelles d’analyse, de l’individuel au collectif (que ce dernier soit catégorie statutaire bien définie ou ensemble des acteurs de l’hôpital), du collectif à
l’institutionnel-organisationnel. Et qui montre que les discours émiques et empiriques permettent de mettre à jour des pratiques qui relèvent moins d’un déni du
risque que d’adaptations à différentes contraintes, qu’elles soient sociales, culturelles, économiques et/ou politiques.
Céline Amiel
Amades, 64
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
278
Peter Loizos & Patrick Heady, eds Conceiving Persons. Ethnographies of
Procreation, Fertility and Growth. London-New Bruswick, NJ,The Athlone
Press, 1999, VII + 285 p., bibl., ill (« London School of Economics Monographs
on Social Anthropology » 68).
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Les travaux sur les représentations que se font les sociétés humaines de la
procréation, de la gestation et, plus généralement, de la reproduction des corps
sexués, dans sa dimension fortement identitaire, constitutive de l’individualité, de
la personne, occupent une place croissante dans la littérature anthropologique
actuelle. L’ouvrage édité par Peter Loizos et Patrick Heady qui rassemble onze
contributions sur ce thème, empruntant aux contextes culturels et historiques les
plus divers, s’inscrit pour sa part résolument dans une tradition anglo-saxonne
dont force est de constater qu’elle suit des voies distinctes de celles explorées par
les chercheurs français. Soulignons tout d’abord cette coupure qui ne s’explique
pas seulement par l’incapacité croissante des Anglo-Saxons, et autres Européens,
à accéder aux travaux écrits en français (pratiquement aucune référence récente
des travaux en français sur ce thème n’apparaît dans la bibliographie) ; le problème est loin de se limiter au domaine de l’anthropologie et n’est que la conséquence de rapports de force entre les langues. Mais cette coupure, dans sa radicalisation linguistique, accentue des divergences dont on peut se demander si elles tiennent seulement à des présupposés épistémologiques différents ou si elles ne correspondent pas aussi à des héritages historiques et culturels, s’agissant d’un point
qui ne met pas simplement en cause les représentations que nous avons des autres
mais également celles de nousmêmes. Certes, le langage de la science biologique
et génétique nous est commun, mais il n’évacue pas ces héritages, ainsi d’ailleurs
que le soulignent les coordinateurs du livre Conceiving Persons dans lequel un
chapitre est intitulé « Procreation, patriarchy and medical science : the résistance
to recognizing maternal contributions in European embryological thought » (Julia
Stonehouse). Quoi qu’il en soit, et tentant de tirer avantage de notre exercice
d’une langue minoritaire, voyons autour de quelles problématiques s’organisent
les contributions de l’ouvrage et en quoi elles divergent, ou convergent, avec les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
279
travaux sur des thèmes semblables menés en France. De ce point de vue, ce livre a
le mérite de la clarté : trois grandes questions le traversent. La première concerne
l’universalité de la notion de « transmission de substances partagées » (shared
substances) dans les représentations de la reproduction sexuée. On sait que c’est
généralement autour de l’idée de transmission de certaines substances fluides
comme le sang, le sperme, le lait, etc., que s’organisent ces représentations.
S’agit-il de notions universelles, qui renverraient alors à l’idée d’un substrat biologique de la parenté et à l’existence en quelque sorte d’« ethnobiologies », forgées sur le modèle des ethnosciences ? Parfois les travaux français inclinent à le
penser alors que – et peut-être en conséquence – l’inspiration sociobiologique leur
est plutôt étrangère et que les modèles identitaires fondés sur la parenté biologique semblent moins prégnants qu’ailleurs (ce qui apparaît par exemple dans les
définitions de la citoyenneté qui empruntent autant au droit du sol qu’au droit du
sang). La tradition française durkheimienne du primat du symbolique (fixée par
Marcel Mauss et Claude Lévi- Strauss) va néanmoins dans le sens de la recherche
d’universaux qui s’inscrivent dans une discontinuité/continuité de la nature et de
la culture, à l’opposé des postulats sociobiologiques, mais qui laissent supposer
l’existence de substrats biologiques sur lesquels s’exerce la pensée symbolique,
idée que remettent heureusement en question les culturalistes américains (David
Schneider en particulier) dans le domaine de la parenté. C’est de cet auteur que
s’inspire, de manière critique, Philip Thomas dans le chapitre consacré à une population malgache, les Temanambondro. Dans cette société cognatique, qui
s’organise en maisons, se référant à un ancêtre commun et à sa tombe, la notion
d’une transmission de substances, qu’elles soient féminines ou masculines, ne
contribue pas à élaborer les représentations de la parenté. Celles-ci relèvent du
doing et non du being . Autrement dit, la parenté est conçue moins comme la
transmission de substances identitaires que comme une construction progressive
(performativity) de la personne à travers l’accomplissement d’un certain nombre
de rituels dont le plus important est celui du mariage, et comme la conséquence de
l’éducation (nurture). Le postulat d’une universalité de la transmission de substances au cœur des conceptions de la parenté est aussi battu en brèche par Andrew
Canessa dans le cas des Aymara de Bolivie. Chez ces Indiens, il existe certes
l’idée que la conception est le résultat d’un mélange du sperme masculin avec le
sang 317 menstruel. Mais cette idée rend plutôt compte des représentations de la
sexualité et n’a guère d’effets sur celles qui commandent l’établissement de la
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
280
parenté. Cette dernière, qui prend une dimension quasi ethnique, distinguant les
Indiens (jaqi) de ceux qui ont quitté la communauté (q’ara) ou des métis, est exprimée dans les rituels qui se succèdent de la naissance à la mort – le mariage
représentant un moment essentiel – et qui placent l’enfant ou, plus généralement,
la personne sous l’influence de forces telluriques et chtoniennes. De même, chez
les pêcheurs amurang d’Indonésie (Sini Cedercrentz), eux aussi chrétiens et fortement métissés avec le colonisateur néerlandais, les parents apportent chacun
leur part, sans qu’il y ait une notion de transmission sexuée, les apports spirituels
jouant un rôle privilégié (jiwa, souffle de vie) de même que les soins apportés
pour la protection matérielle et spirituelle de l’enfant. Chez les Pagoro, population
bantoue du sud de la Tanzanie, de tradition matrilinéaire, l’importance du sang est
soulignée et le sperme masculin en est une transformation, mais la paternité
s’appuie moins sur l’idée d’une transmission du sang que sur les médecines masculines appliquées sur le corps de l’enfant. Ces médecines peuvent être fournies
par le père ou par le frère de la femme, si le père est décédé. Il y a bien transfert
de substances mais celles-ci ne sont que secondairement d’ordre biologique. Ces
substances artificielles captent les forces nécessaires à la procréation et à la reproduction sexuée des individus ; les médecines fournies par le père concourent ainsi
essentiellement à la fertilité de sa fille. Cet ouvrage s’organise aussi autour d’un
autre débat qui renvoie au travail de Carol Delaney (The Seed and the Soil. Gender and Cosmology in a Turkish Village, Berkeley, University of California Press,
1991) sur les théories de la procréation dans le monde méditerranéen musulman.
Delaney en tire des conclusions très générales sur les liens de correspondance qui
existeraient entre une théorie monogénétique (dans laquelle la femme, semblable
à un champ labouré, joue un rôle passif ), un système social (patrilinéaire, voire
patriarcal) et un système religieux (monothéiste). L’idée d’une telle relation de
correspondance entre un système de représentations, une cosmologie et l’ordre
social est un thème de réflexion qui se retrouve dans plusieurs contributions. Ces
réflexions sont parfois critiques. Se fondant sur des données de terrain, recueillies
dans un village de Haute-Égypte, et sur les textes de l’islam, Hania M. Sholkany
souligne que les sociétés musulmanes ne développent pas seulement une théorie
monogénétique de la reproduction mais peuvent emprunter aussi bien, et simultanément, à Aristote tout comme aux théories duogénétiques d’Hippocrate et de
Galien qui reconnaissent les apports maternels à la procréation et à la filiation. La
métaphore de la semence (masculine) et du sol (féminin), sur laquelle Carol Dela-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
281
ney assied sa théorie de l’occultation culturelle et cognitive des rôles féminins
dans les sociétés patrilinéaires monothéistes, concerne plus le champ de la sexualité que celui de la reproduction sexuée proprement dite. On ne peut, à vrai dire,
que confirmer la pertinence de ces critiques. Elles concernent moins cependant les
prémisses du raisonnement que le contenu de celui-ci et s’en trouvent dès lors
affaiblies. Ainsi, Ildi’ko Beller-Hann, en comparant les conceptions de la procréation et la métaphore agricole du sol ensemencé chez les Lozi, population musulmane d’origine caucasienne du nord-est de la Turquie et chez les Uighur, population turcophone de Chine, musulmane elle aussi, reproche à Delaney davantage la
généralisation de son argumentation que le fond de celle-ci. Cet auteur accepte en
effet les idées de Delaney, notamment celles rejoignant l’interrogation sur la place
des femmes dans la reproduction sexuée et, parallèlement, sur leur rôle dans la
production agricole. Ni l’une ni l’autre de ces sociétés ne développent la métaphore de la semence et du sol cultivé. Les Lozi associent le rôle passif de la femme
dans la reproduction à l’image du panier rempli (caractéristique de leur culture
matérielle) qui renvoie aux fonctions essentielles des femmes dans le travail agricole et au transport des produits de l’agriculture. Chez les Uighur, anciens pasteurs sédentarisés par les Chinois, les femmes ne jouent qu’un rôle secondaire
dans la production agricole, alors qu’ils énoncent une conception clairement duogénétique de la procréation. Patrick Heady rapproche, pour sa part, les analyses de
Delaney des observations qu’il a pu faire dans une population du nord-est de
l’Italie, en Carnie. La symbolique de l’agriculture n’est pas présente dans cette
société patrilinéaire qui développe d’autres métaphores. La conception de la procréation apparaît clairement duogénétique : les apports masculins et féminins sont
ici conçus en termes d’énergie, empruntant aux cycles solaires et lunaires, mais
aussi aux images du feu, restaurant la priorité des apports masculins qui tiennent
aux surplus d’énergie qu’ils recèlent. Le débat autour de l’ouvrage de Delaney a
toutes les apparences d’un faux problème, soulevant néanmoins des questions de
fond qui apparaissent en filigrane, mais de manière impérieuse, et qui rejoignent
d’autres interrogations que les recherches menées en France sur ce thème peuvent
susciter. Quel est le statut des idées développées par toutes les sociétés humaines
à propos de la reproduction sexuée et des relations de parenté qu’elle induit ? Les
manières de dire sont en soi significatives. On parle parfois de théories (indigènes) de la procréation, allant alors dans le sens des « ethnobiologies » que
j’évoquais plus haut. À cet égard, le dernier article de cet ouvrage, qui porte sur
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
282
les résistances à reconnaître la contribution féminine à la procréation dans la pensée embryologique européenne, apparaît presque comme caricatural, aussi informé soit-il, dans son entreprise de reconstruction d’une pensée « européenne » qui
plongerait ses racines dans les représentations des agriculteurs protohistoriques,
pour se prolonger dans les conceptions des « Anciens », Grecs en particulier, et se
perpétuer aux aubes tardives de la pensée scientifique embryologique et génétique. À l’inverse, on peut considérer que ces représentations de la procréation relèvent exclusivement de l’ordre du symbolique, de la métaphore en particulier, et
nous informent assez peu sur les conceptions « réelles » que les populations
concernées se feraient des processus biologiques. Ce débat avait été engagé dès
1966 par Sir Edmund Leach (« Virgin Birth », Proceeding of the Royal Anthropological Institute for 1966, 39-49) qui soulignait le décalage entre dogme et réalité
d’une manière qui n’était pas sans rappeler la façon dont Pierre Bourdieu distinguait la pratique de la parenté du discours officiel qu’elle suscite. Le texte de
Théodore Paradellis sur les métaphores de la procréation – métaphore agricole
certes, mais aussi métaphore de la cuisson ou du tissage – oriente la réflexion en
ce sens. Dès lors le « substrat biologique » de la parenté n’est que matière à penser, ayant peu à voir avec l’organisation concrète de celle-ci qui obéit à d’autres
critères que ceux mis en œuvre à travers les représentations cognitives de la reproduction sexuée. J’ai peut-être trop orienté l’analyse de ce livre, dans le sens de
mes propres interrogations, et les questions que je me pose restent entières après
la lecture de cet ouvrage qui ne prétendait pas d’ailleurs y répondre. La confrontation des points de vue anglosaxons et français ne pourrait que contribuer à les
résoudre. Des pistes me semblent ouvertes : • La nécessité de distinguer clairement, audelà de l’articulation évidente des notions de genre et de parenté, ce qui
relève des représentations de la sexualité d’une part et de celles de la procréation
et de la transmission des traits de l’individualité d’autre part. • Le caractère relatif
de la distinction entre conceptions monogénétiques et duogénétiques de la transmission de ces traits, particulièrement illustrée dans le monde musulman mais
aussi dans tout l’arrièreplan judéo-gréco-chrétien de nos propres conceptions occidentales. Au niveau local, qu’elles s’expriment de manière ethnobiologique à
travers la transmission de substances sexuées ou qu’elles empruntent à des modèles métaphoriques, ces théories se complètent tout autant qu’elles s’opposent en
interprétant, sur des modes divers, la socialisation, avec des inflexions masculines, mais à partir de ce fait indéniable qu’est la fonction « biologique » des fem-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
283
mes dans la reproduction sexuée. • Enfin s’impose la nécessité de distinguer les
niveaux de représentations qui jouent pour interpréter la reproduction sexuée, en
particulier dans notre propre culture où se combinent de manière claire représentations « savantes » et représentations « populaires » dont l’articulation ne va pas
de soi.
Pierre Bonte
L’Homme 165 : 2003
_______________
Anthony J. MARSELLA & Geoffrey M. WHITE (Eds). – Cultural Conceptions of Mental Health and Therapy. Dordrecht-Boston-London, D. Reidel Publishing Company, 1984, XII-414 p.
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L’ambiguïté des termes “mental health/mental disorder” qui peuvent
s’entendre au sens physico-biologique ou au sens normatif — comportemental,
intellectuel ou moral —, pose a elle seule déjà le problème culturel et politique de
la psychiatrie transculturelle et de l’anthropologie médicale. Les interprétations
savantes des dites interprétations populaires de la maladie font partie des rapports
d’inégalité opposant diverses disciplines ainsi que les sociétés différentes.
Si les 16 auteurs de ce remarquable volume admettent que tant la langue donnée que les formes d’expressivité symbolique culturellement déterminées façonnent les altérations mentales et comportementales caractérisant une maladie psychiatrique donnée, ils restent néanmoins liés à une interprétation « constitutive et
temporelle » de la maladie.
Pour WHITE, MARSELLA, FABREGA et PETERSEN – qui s’affilient à la tradition
de KLEINMAN et de sa prestigieuse revue Culture, Medicine and Psychiatry – le
champ de leur investigation concerne le rapport entre le biologique et le culturel.
Pour autant qu’on admet qu’il existe une anatomie pathologique universelle,
l’interprétation de la conduite et de la parole du patient « ethniquement autre »
n’est avant tout qu’une question de techniques diagnostiques suffisamment so-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
284
phistiquées et de comparaison transculturelle. Ne s’agit-il pas là d’un point de vue
avant tout étiologique scientiste ou empirico rationnel ?
SCHWEDER et BOURNE, CONNOR, T.S. LEBRA, LOCK et MURASE cherchent à
sortir du schéma que tend à leur imposer une tradition biomédicale et fondec sur
l’opposition individu-société : en prêtant attention aux conceptions sociocentriques ou « dé-centrées » de la personne, ces auteurs montrent combien une
maladie psychiatrique est sociale non seulement par la cause qu’on lui suppose,
mais plutôt par le discours symbolique qui inter-prète les registres corporels, sociaux et naturels comme autant de transformations « symbo-liques » l’un de
l’autre. Quant à GOOD et Delvecchio GOOD, ils appliquent une très intéressante
approche herméneutique on ethnosémantique des plaintes de type affectif exprimées en Iran rural, tout en tenant compte du système de valeurs des patients et de
leur stratégie sociale.
Ce volume innovateur en psychiatrie transculturelle invite, nous semble-t-il, à
intégrer encore davantage en psychiatrie les théories et les pratiques « non savantes », plus particulièrement celles relatives aux rapports entre l’imaginaire individuel, le « moi-corps », la symbolique sociale et culturelle, et ce qui advient au
niveau du corps du malade psychiatrique.
Rcnaat DEVISCH.
Psychopathologie africaine, 1984-1985, XX, 2 : 221-222.
_______________
Nicolas Martin, Antoine Spire, Dieu aime-t-il les malades ? Les religions
monothéistes face à la maladie, Paris Ed. Anne Carrière, 2004, 327 p.
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L’éthique, telle qu’elle est proclamée et mise en œuvre à propos des grandes
innovations médicales permises par la biologie moderne n’est-elle pas édifiée
avant tout sur des fondements issus des religions ? Les auteurs confrontent une
sociologue des religions, Danièle Hervieu-Léger, un rabbin, Marc-Alain Houak-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
285
nin, un jésuite, le R.P. Paul Valadier et un imam, Soheib Bencheikh à quelquesuns des thèmes les plus discutés parmi tous ceux qui posent problème à la pratique médicale : procréation médicalement assistée, euthanasie active, contraception et avortement, gestion de la souffrance.
Associant réflexions générales et extraits structurés d’entretiens, le livre garde
un ton ouvert et assez libre, plus proche d’un reportage que d’un ouvrage de philosophie. Mais, malgré quelques passages assez confus, la position de ceux qui
agissent là non comme représentants autorisés des religions monothéistes, mais
comme croyants engagés dans l’une ou l’autre d’entre elles, est bien cernée. Y
compris dans ce qu’elle a de fragile ou de contradictoire. La principale faiblesse
du livre tient cependant au choix des interlocuteurs. Hormis Danièle HervieuLéger, sociologue dont la compétence et l’équilibre de la pensée font l’unanimité,
les autres participants sont en position plus ou moins marginale par rapport à la
religion dont ils traitent. Le rabbin est un cabaliste fort convaincu dont les propos
relèvent plus du document ethnographique que de la réflexion théologique, le
jésuite a eu maille à partir avec sa hiérarchie, et l’imam occupe une position très
minoritaire dans l’islam présent en France. Cela appelle sans doute à d’autres débats, avec d’autres interlocuteurs, mais n’empêche pas qu’il soit important pour
tout anthropologue travaillant sur la médecine dans nos sociétés de se familiariser
avec ces positions. Il trouve ici une première introduction comparative où rien
n’est esquivé par les auteurs, tandis que les religieux se dérobent parfois ou affichent combien leur croyance est peu acceptable pour ceux qui ne la partagent pas.
Le relativisme de bien des positions morales y est mis crûment en relief, malgré
quelques points de convergence.
Dans la partie finale (« Pour une éthique affranchie du contexte religieux »)
les auteurs montrent de façon convaincante combien les prises de position qui se
tiennent pour « laïques » sont marquées par ces religions, le catholicisme ayant en
ce domaine la part principale. Ils se demandent si l’on peut sortir de l’alternative
que cela entraîne de nos jours puisque « soit le discours éthique dominant tend à
rationaliser le non-abord de certaines questions, soit il prive la société d’une approche plus diversifiée des mutations de la technologie médicale ». Cela concerne
le quotidien de la médecine et de la vie des malades, et plus encore les potentialités biomédicales qui se profilent. Ils appellent à en libérer les capacités créatives,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
286
car, estiment-ils, « de cette tentative de subversion dépendra aussi la pleine respiration de la laïcité ».
Jean Benoist
Amades 61
_______________
MASSÉ (Raymond), BENOIST (Jean), éds. Convocations thérapeutiques
du sacré. Paris, Karthala, 2002, 493 p.
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Les convocations thérapeutiques du sacré sont multiples et variées, comme en
témoigne cet ouvrage imposant qui réunit plus d’une vingtaine d’auteurs et
concerne des contextes géographiques et culturels très variés (au Maghreb, en
Afrique sub-saharienne, à Madagascar, aux Antilles, au Brésil, aux États-Unis, et
aussi en France). Dès l’ouverture, R.M. souligne combien le sacré est loin d’avoir
laissé le champ libre au profane dans la gestion de la souffrance, contrairement à
l’idée d’un certain « désenchantement du monde ». Les textes réunis explorent
ainsi différents lieux d’interface entre le religieux et la maladie, correspondant à
chacune des quatre parties. Le premier lieu de rencontre est celui de la guérison et
de la conversion. Une place importante est accordée ici aux « religions à vocation
thérapeutique » encore appelées « religions de guérison » : divers mouvements
religieux, nés en Occident, qui font du traitement spirituel des maladies leur raison d’être (ex. Antoinisme, Église de scientologie, Alliance universelle, Invitation
à la vie,...). La conversion est alors abordée en tant qu’elle représente l’un des
principaux modes d’accès à ces pratiques religiothérapeutiques. Les exemples
développés portent tous sur des mouvements religieux chrétiens. Une seconde
partie, particulièrement intéressante, aborde de nouveaux lieux de rencontre entre
religion et maladie. Des voies innovantes sont explorées comme : les conduites de
patients français de diverses origines religieuses à l’égard de leurs ordonnances et
de leurs médicaments ou encore les modèles du bien-être mis en jeu dans les pratiques dites « New Age » en Californie. La troisième partie concerne les usages
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
287
sociaux et politiques du religieux thérapeutique. Est-il utile de rappeler combien
le religieux, le thérapeutique et le politique sont intimement liés ? Rien de très
nouveau n’est avancé dans ce domaine si ce n’est la réflexion menée au sujet des
niveaux d’analyse du religieux en vue d’une exploration des paliers intermédiaires
entre le micro et le macrosocial. Enfin, la quatrième partie s’intéresse aux « religio-thérapies » en tant qu’elles soignent les représentations de la maladie. Les
AA. semblent être ici en majorité des cliniciens – la fonction ou le rattachement
institutionnel de chacun des AA. de l’ouvrage ne sont malheureusement pas mentionnés. Les exemples développés vont d’un ministère chrétien de la voyance au
Cameroun jusqu’à la divination en pays mossi en passant par des consultations
transculturelles en France. J.B. conclut l’ouvrage sur un ton très personnel, en
rappelant qu’il ne peut s’agir là uniquement de préoccupations d’ordre intellectuel
– étant entendu qu’il est aussi médecin. Il élargit la question du rapport entre religieux et thérapeutique sous la forme d’une mise au point tout à fait stimulante au
sujet du corps humain : il invite à distinguer le corps-objet, qui est au centre des
sciences de la nature et le corps-sujet, ou corps vécu, tel que le malade le conçoit.
En réaffirmant que soigner n’est pas guérir, il tient à replacer la religion du côté
du « prendre soin » du malade mais pas de celui de la guérison. Finalement il appelle les anthropologues à être « modestes et lucides » dans leurs propos concernant la maladie et sa guérison en privilégiant finalement les « inexorables lois de
[leur] corps » : corps-objet ou corps vécu ? Tous les AA. s’inscrivent dans une
réflexion sur le religieux dans le rapport à la maladie dans un contexte contemporain, ce qui constitue l’intérêt du livre. On peut toutefois se demander si tous entendent la même chose par « religion », plusieurs préférant parler de « religiosité ». L’usage des termes « sacré » et « profane » par R.M. dans l’introduction et
repris par plusieurs AA., est par ailleurs quelque peu regrettable puisqu’il relance,
sans l’aborder de front, la question largement débattue par les anthropologues des
religions de la pertinence d’une telle opposition. Une historiographie plus systématique des travaux relatifs à cette interface religion/maladie aurait d’ailleurs été
tout à fait bienvenue en introduction. On peut également regretter que les débats
et discussions qui eurent lieu durant le colloque organisé par l’AMADES (Anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé, Aix-en-Provence)
à Montréal en août 2000 ne figurent pas sous une forme ou une autre – le colloque
lui-même n’est d’ailleurs pas mentionné. Notons enfin que les textes sont très
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
288
disparates dans leur forme : depuis l’exposé de cas cliniques jusqu’à des analyses
postmodernes – ce qui contribue aussi à la richesse de l’ouvrage.
_______________
Véronique Duchesne.
Archives des sciences sociales des religions 122, 2003
Raymond MASSÉ avec la collaboration de Jocelyne Saint-Arnaud, Éthique et santé publique. Enjeux, valeurs et normalité. Québec, Les Presses de
l’Université Laval, 2003
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Voici un ouvrage bienvenu et excellent. En effet, tout en reposant sur une enquête de terrain, il apporte une réflexion de fond et une démarche opérationnelle
sur la pertinente question de l’éthique et de ces enjeux dans le cadre des programmes de santé publique.
L’intérêt de ce travail est dans l’ouverture qu’il suggère. En effet, il ne s’agit
nullement d’enfermer les professionnels dans une démarche procédurale, mécaniste ou linéaire fondée sur un quelconque code éthique. L’approche des auteurs
consiste plutôt en une ouverture vers la prise en compte de la pluralité des valeurs
et de la pluralité des interprétations des divers acteurs.
La première partie débute par une définition d’outils conceptuels et méthodologiques requis pour fonder une éthique appliquée à la santé publique. Les axes de
réflexion portent sur la question de la « santé publique comme nouvelle moralité »
(chapitre 1). Puis les auteurs recensent et proposent des définitions des normes et
des valeurs qui fondent l’élaboration de cadres d’intervention basées sur des questionnements éthiques (chapitres 2 à 5). Un modèle d’analyse et de résolution des
enjeux éthiques est construit à l’aide de grilles opérationnelles. Elles font partie
des processus d’analyse des valeurs imbriquées dans les diverses étapes
d’élaboration d’une stratégie d’intervention. Cette partie se termine par une étude
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
289
de cas qui tient lieu de synthèse où la démarche proposée est activée de manière
très didactique et convaincante.
La seconde partie est consacrée à l’identification des enjeux et à la formulation des questions éthiques qu’ils soulèvent. Le chapitre 8 s’interroge sur les approches de santé publique par les groupes à risque et sur leurs manières
d’engendrer la stigmatisation et la discrimination sociales des individus et des
groupes qui auraient été étiquetés… Étiquetage ethnique, selon l’orientation
sexuelle, les travailleurs, des institutions, des industries… « L’étiquetage renforce
l’image sociale d’un groupe qui méritait ce qui lui arrive, tout en déculpabilisant
la société en avançant que la maladie étant partie intégrante de leur identité collective, elle est aussi partie de leur destin, elle est en eux » (p. 254). Après avoir
analysé les conséquences de l’étiquetage social, « le fait d’être catégorisé à risque
conduirait certains individus à accroître leurs comportements à risque » (p. 257),
des pistes de solutions et de correctifs sont proposés aux chercheurs et aux professionnels. L’idée d’une justice sociale renvoie aux questions politiques (chapitre
9) : « La société a donc un devoir moral de compenser les inégalités naturelles
ainsi que celles socialement et culturellement construites en puisant dans les ressources de ceux qui ont la chance d’être avantagés. [L]e champ de la santé
s’impose comme un domaine prioritaire de correction des injustices naturelles et
socialement créés » (p. 279). Le chapitre 10 « Certitude scientifique et précaution » réaffirme que les épidémiologistes ont la responsabilité morale d’informer
mais qu’ils doivent aussi reconnaître et faire reconnaître le degré d’incertitude
inhérent à leurs recherches. Les risques d’abus et de dérapages dans la manipulation de données de l’evidence-based preventive medicine sont présents dans la
réflexion menée. Certains professionnels enquêtés soulignent que la santé publique risque de se muer en entreprise de conviction, en recourant à des informations
qui présentent parfois un niveau élevé d’incertitude et qui se vend pourtant comme des vérités, dans le cadre d’un « marketing socio-sanitaire ». Nous adhérons à
la nécessaire prise de conscience selon laquelle les sources scientifiques doivent
être considérées comme des conditions d’ouverture et de questionnement sur les
certitudes.
En conclusion, cet ouvrage montre que les valeurs fondamentales sont implicitement et explicitement promues à travers chacune des étapes d’intervention en
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
290
santé publique. La promotion de la santé soumet les populations (cibles pauvres,
marginaux, communautés ethnoculturelles) a une forme de normalisation des
comportements liés à la santé et ces valeurs sont susceptibles d’entrer en conflit.
Les professionnels et en particulier ceux de l’éducation à la santé ont la responsabilité de s’outiller pour gérer adéquatement les conflits ethniques qu’elle alimente.
Un processus d’équilibrage et d’arbitrage s’impose : il passe par une discussion
éthique impliquant tous les acteurs, membres des populations ciblées et professionnels de santé.
Ce livre utile stimule la réflexion pour donner encore plus de sens à l’action. Il
nous rappelle que l’éthique ne doit pas être sacralisée et déléguée à des comités
d’experts. Elle nous concerne tous, chercheurs et professionnels de terrain. La
réflexion éthique doit nous permettre d’atteindre les objectifs de la démarche de
Bergson préconisant d’« agir en homme de pensée et de penser en homme
d’action ».
Laurence Fond-Harmant
Anth. & Soc. 28,2, 2004
_______________
Ann MCELROY & Patricia K. TOWNSEND. – Medical Anthropology in
Ecological Perspective. Boulder & London, Westview Press, 1980, XXIII-482 p.
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Bloqué un mois durant au fin fond de la brousse zaïroise pour justement, y
lancer un projet d’anthropologie médicale, j’ai dû – faute d’autres lectures – parcourir ce livre de la première à la dernière page, ce que, en des temps et lieux plus
normaux, je n’aurais pas fait, puisqu’il ne s’agit que de la réédition (la première
datant de 1979) d’un simple manuel pour débutants universitaires. Ce faisant ou
plutôt en omettant de le faire, je serais passé à côté d'un ouvrage qui mérite plus
que les clichés de circonstance : « à lire et à faire lire », « devrait figurer dans
toute bibliothèque sérieuse », « à quand une traduction ? ».
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
291
Las anthropologues, qu’ils aient on non une formation médicale, se sont toujours intéressés à ce qu’on a coutume d’appeller « ethno-médecine » (mais que
personnellement je préfère nommer « éco-santé » ). En effet, il y a peu de rites et
de raisonnements « primitifs » qui n’aient pas de rapport de près ou de loin avec
une gestion de la santé, que ce soit le bien-être de l’individu, de la communauté
ou même de la nature biotique ou abiotique. Mais jusqu’ici las ouvrages consacrés
à l’anthropologie médicale étaient décevants, laissant une impression de rubriques
juxtaposées (les meilleurs textes dans le domaine étant des anthologies du type
Landy) ou décevaient surtout le corps médical qui avait parfois du mal à saisir (et
on le comprend) ce que l’anthropologie pouvait lui apporter. Il manquait au matériel anthropologico-médical non pas une synthèse mais un leit-motiv, un fil
conducteur qui organiserait les éléments en une Gestalt géniale plutôt qu’en un
conglomérat syncrétique. Or, à mon avis, la perspective écologique de ce livre
fournit une vue d’ensemble qui informe et re-forme les données existantes à la
lumière d’un paradigme de poids. À vrai dire, en tant qu’(ancien) directeur (ad
interim – en attendant la sénégalisation du poste) d’un Institut des Sciences de
l’Environnement à l’Université de Dakar, j’étais gagné d’avance à la plausibilité
de leur cause écosystémique.
Peu importe donc qu’il y ait peu d'inédit dans ce livre car ce qui compte c’est
que les lieux communs du sujet – le kuru des cannibales de la Papouasie,
l’hystérie des populations arctiques, l’anémie des Africains, etc., – soient resitués
dans un cadre plus cohérent et convaincant. Si les ancêtres des anthropologues de
la taille d’un Durkheim ou d’un Weber produisaient leurs propres grilles
d’analyses, leurs descendants par contre excellent dans le piratage des (hypo)thèses de disciplines voisines – la linguistique et même la mathématique. En
attendant le jour où la sociobiologie se dégagera de son carcan politique et rendra
plus plausible ses principes, il était temps qu’on joue les pique-assiette du côté des
écologistes (« scientifiques » il s’entend !). Avec le livre de ces jeunes anthropologues (à en juger du moins par les photos d’elles qui paraissent à propos dans le
texte et on n’osa plus ajouter « jolies » par crainte d’un retour de flamme sexiste !) c’est chose faite.
Ce que j’ai apprécié comme africaniste, c’est que les exemples et études de
cas sont recueillis dans le monde entier. Ce qui pourrait par contre agacer des lec-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
292
teurs peu habitués à lire entre des lignes anglo-saxonnes, c’est le manque
d’engagement politique, de perspicacité prophétique là où il s’agit d’analyser les
causes profondes de certains malaises, par exemple ceux éprouvés dans le Sahel.
Ce qu’on pourrait enfin leur reprocher, c’est le caractère presque exclusivement
anglophone de leur bibliographie ce qui s’expliqua, mais ne justifie pas leur ignorance de publications, importantes du monde francophone (entre autres les miennes !). Il n’empêche que cette bibliographie de 25 pages est impressionnante et
témoigne de l’importance tant quantitative que qualitative de ce domaine en plaine expansion qu’est l’Anthropologie Médicale. Je terminerai quand même avec
un cliché : on ne saurait plus d’occuper des problèmes de santé dans le Tiers
Monde sans passer comme moi-même par la lecture de cet ouvrage... même ailleurs qu’au fin fond de la brousse !
Mike SINGLETON.
Psychopathologie africaine, 1984-1985, XX, 2 : 226-227.
_______________
Jean-Paul Moatti, Yves Souteyrand, Annick Prieur, Theo Sandfort & Peter Aggleton, eds AIDS in Europe.New Challenges for Social Sciences. London
& New York, Routledge,2000,268 p.
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Il d’agit là d’un recueil d’un recueil de dix-huit articles, versions remaniées
pour l’édition de certaines des interventions orales présentées lors de la 2e conférence européenne sur les « méthodes et résultats des recherches sur le sida en
sciences sociales », qui s’est tenue à Paris en janvier 1998. À partir de la situation
qui prévaut dans différents pays du continent européen, ce volume propose de
faire le point, en cette une période de transition où les thérapies antirétrovirales
commencent à produire leurs effets et initier quelques changements dans les manières d’appréhender la maladie et de vivre avec elle. Certains aspects des recherches menées au Royaume-Uni, en Grèce, en Belgique, en Allemagne, en France,
en Russie, en Suisse et en Bulgarie font l’objet de développements spécifiques,
mais certains articles se livrent aussi à des comparaisons transnationales ou déve-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
293
loppent des points de vue théoriques généraux. Si environ la moitié des auteurs
sont sociologues, suivis de près par les épidémiologues, psychologues ou psychiatres, presque toutes les sciences sociales sont représentées, et beaucoup d’articles
adoptent une approche interdisciplinaire. Le livre se compose de quatre parties.
La première est consacrée au vécu avec le VIH et aux avancées thérapeutiques, la
deuxième aux nouvelles perspectives sur la sexualité, la troisième aux usages et
aux usagers de drogues ainsi qu’aux positionnements politiques, tandis que la
dernière fait un bilan de l’épidémie et des façons dont elle a été abordée et gérée
en Europe. Dans la première partie, on remarquera l’article de Mary Boulton, Sam
Walters, David Miller et Etty Beck (pp. 13-25) qui décrit le vécu de familles anglaises vivant avec des enfants atteints par le VIH et montre l’incidence des origines ethniques et sociales sur ce vécu. On soulignera aussi l’intérêt de la présentation de Jean-Paul Moatti et Bruno Spire (pp. 57-73) : à partir de l’analyse des décalages entre d’un côté les prescriptions médicales et la manière qu’ont les patients de les appliquer, et de l’autre les représentations du médecin et celles du
malade, les auteurs construisent deux modèles a priori antagonistes
d’accompagnement de l’observance aux traitements. Le premier modèle, prédicatif et paternaliste, néglige les expériences personnelles ; le second, comportant
une forte empathie de la part du médecin vis-àvis de son client, implique ce dernier et son vécu personnel dans la mise en place et le suivi du traitement François
Delor (pp. 77-91) ouvre la discussion autour du deuxième axe du livre. Il aborde
un sujet rarement évoqué en sciences sociales et qui souffre souvent d’une limitation des prises de parole, à savoir celui de la sexualité et de la gestion des risques
par les personnes séropositives. Michael Bochow (pp. 91-102) met en relation le
statut socio-économique, la mobilité géographique et le maintien des prises de
risque chez les hommes homosexuels en Allemagne, en France et en GrandeBretagne. L’article de Hugues Lagrange, Brigitte Lhomond et al. (pp. 103-118) rend
compte de plusieurs recherches quantitatives menées en France sur la sexualité et
la gestion du VIH par les 15-18 ans. On notera encore deux contributions particulièrement éclairantes s’agissant de l’Europe de l’Est : Valeriy Chervyakov et Igor
Kon (pp. 119-134) traitent de l’évolution de la sexualité en Russie et des difficultés à proposer des programmes d’éducation sexuelle, tandis que Biliana Vassileva et Milena Komarova (pp. 135-146) analysent la nature des conflits de générations et leurs conséquences dans la société posttotalitaire bulgare. Dans la troisième partie, consacrée aux usages et aux usagers de drogues, deux articles retien-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
294
nent plus spécialement l’attention. Celui, particulièrement novateur, de Michel
Rotily et Caren Weilandt (pp. 149-164), ouvre de nombreuses pistes pour des
recherches à venir : les auteurs présentent les premiers résultats de l’étude qu’ils
ont réalisée dans différentes prisons européennes sur des comportements à risque
et sur l’infection à VIH. Celui de France Lert (pp. 189-203) élabore une réflexion
théorique et épistémologique sur les rapports entre la consommation de drogues et
l’exclusion sociale en France, et sur les effets divergents des politiques de prévention ou de gestion mises en place dans différents pays européens. Par son caractère théorique, il constitue une transition toute trouvée à la quatrième partie, plus
synthétique, qui dresse un bilan des recherches sur le sida. Dans cette dernière
partie, l’article de Geneviève Paicheler (pp. 247-259) plaide en faveur des recherches qualitatives sur les représentations sociales, et évoque quelques-uns des motifs de conflits entre chercheurs en ce qui concerne les différentes manières
d’appréhender l’épidémie de sida. Pourtant, ce qui frappe dans cet ouvrage collectif, c’est son caractère équilibré : les recherches qualitatives et quantitatives y figurent à égalité ; des options théoriques ou méthodologiques parfois perçues
comme opposées cohabitent dans un grand souci d’impartialité ; enfin, la plupart
des thématiques actuelles liées à la prévention, au vécu de la séropositivité et à sa
gestion sont abordées. Le lecteur a ainsi la possibilité de se forger une opinion et
d’aiguiser son esprit critique. Il est suffisamment rare de rencontrer des livres sans
ligne idéologique inscrite en filigrane pour souligner cette qualité. C’est un parti
pris audacieux et appréciable que de donner à ceux qui liront ces contributions les
moyens d’en percevoir les limites.
Catherine Deschamps
L’Homme 160 : 2001
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
295
Nicolas Monteillet,. Le pluralisme thérapeutique au Cameroun. Crise hospitalière et nouvelles pratiques populaires. Paris, Karthala (« Hommes et sociétés »), 2005, 262 p., tabl., cartes, index, bibl.
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Le livre publié par Nicolas Monteillet est tiré de la remarquable thèse qu’il a
soutenue en 1998 sur les systèmes thérapeutiques au Cameroun. La matière et les
thématiques ont été resserrées et réduites à des dimensions abordables sans nuire à
la qualité ni au détail de l’information. La première partie, d’une trentaine de pages, dresse le bilan d’un siècle de changements affectant l’offre thérapeutique
dans la région de la Haute Sanaga, au centre du Cameroun. Cette région a vu le
développement d’un important complexe agro-industriel sucrier. Des migrants du
travail en provenance de tout le Cameroun s’y sont concentrés, donnant naissance
à la ville de Nkoteng. Leur présence a justifié des investissements sanitaires par
l’État, l’entreprise et toutes sortes d’opérateurs locaux. C’est donc un lieu
d’observation privilégié pour saisir la pluralité des systèmes de soins et les dynamiques affectant leurs changements.
La deuxième partie – la plus copieuse (130 pages) – analyse les comportements thérapeutiques en ville dans un contexte pluraliste. L’offre est alimentée
par la médecine familiale ou de voisinage, les mbembela, guérisseurs locaux plus
ou moins spécialistes de certaines défaillances de santé, les pharmacies, ce que
Monteillet appelle la pharmacie « du panier », c’est-à-dire l’ensemble des médicaments provenant principalement du Nigeria, de Chine ou des pays occidentaux,
et qui se trouvent en vente libre dans les échoppes, l’hôpital public, et enfin les
cliniques privées. Même les médecines douces et asiatiques font maintenant leur
entrée. Les ngengan et les mouvements religieux (anciens et nouveaux) occupent
une place à part, dans la mesure où ils prétendent s’affronter à la sorcellerie, suite
à des recours aussi vains que répétés aux différentes offres de soin. Cela ne représente qu’une petite minorité de cas.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
296
La troisième partie (une quarantaine de pages) donne les résultats de l’enquête
en milieu rural et justifie la conclusion que les comportements face à la maladie
n’y sont pas différents de ce qu’on constate en ville. En particulier, il serait erroné
de penser qu’en zone rurale les patients s’adressent de préférence aux mbembela
et qu’en ville, ils s’adresseraient de préférence à la médecine pastorienne.
L’enquête s’est étendue sur trois ans (1993-1996) et a été réactualisée depuis,
de sorte qu’elle reflète la situation récente, en ce début de xxie siècle.
N. Monteillet possède un rare talent pour établir de multiples contacts qui lui ont
permis, par entretiens, observations, visites dans tous les lieux de pratiques thérapeutiques, etc., de ne laisser dans l’ombre aucun détail qualitativement pertinent.
De plus, il n’a rien négligé des données chiffrées et de l’objectivation cartographique disponibles. La panoplie des données empiriques est exceptionnellement
large, précise et documentée.
Le plus frappant dans ce travail est la mise en pratique de la recommandation
latourienne de symétrie (bien que B. Latour ne soit pas cité). Aucun privilège,
aucun statut particulier n’est accordé à une offre de soins plutôt qu’à une autre.
Chacune est évaluée pour son propre compte, dans son rapport de concurrence et
de complémentarité aux autres types d’offre. Les mbembela, par exemple, ne sont
pas magnifiés au motif qu’ils se rattacheraient à l’usage ancien et efficace des
pharmacopées « de la forêt ». N. Monteillet juge sur pièces : l’ignorance gagne du
terrain, mais ces soignants ont le mérite de la proximité, de l’écoute et
d’honoraires abordables. La médecine pastorienne, malgré les succès dont elle
peut se prévaloir, ne fournit pas l’aune à laquelle on puisse mesurer les autres
offres. Les critères d’évaluation sont explicités et sont les mêmes pour tous les
types d’offre de soins : prise en charge du patient, écoute, qualité du diagnostic,
adaptation du traitement et des posologies, disponibilité locale des ressources,
coût pour le patient, transmission des connaissances. Aucun type d’offre thérapeutique ne sort totalement validé ni totalement discrédité par cette grille. En outre, à
l’intérieur de chaque type d’offre, on trouve le meilleur ou le pire selon les cas. Et
le meilleur, lorsqu’il existe, peut être réduit à néant par l’usage ou le non usage
qu’en font les patients et leurs familles.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
297
Bien des idées reçues volent en éclat. Bien des changements, dont on pouvait
espérer des progrès, se soldent par un recul. Ainsi (p. 86), N. Monteillet constate
que l’encadrement maladroit de la vente de médicaments au détail s’est faite aux
dépens des mbembela tout en favorisant un mésusage des médicaments préjudiciable à la bourse et à la santé des patients.
Le diagnostic global, on s’en doute, est sombre : depuis 1986, le Cameroun
s’est enfoncé dans une crise politico-économique qui a en partie ruiné les fragiles
acquis des périodes précédentes en matière de santé publique. N. Monteillet met
pourtant en avant un élément positif : dès la page 17, il s’insurge contre les travaux qui se sont systématiquement intéressés aux interprétations de la maladie en
termes persécutoires. La thématique de la sorcellerie ne concerne qu’un nombre
limité de cas : ceux dont les souffrances s’inscrivent dans la durée et que les autres recours ont échoué à soigner. C’est ce qui fait, a contrario, le sérieux et la
pertinence de ce livre : les Camerounais s’inscrivent dans une recherche systématique de soins empiriquement efficaces face à des problèmes de santé qu’on peut
qualifier de simplement organiques. Les acteurs sont pragmatiques. En fin de
compte, la cause d’échec la plus fréquente soulignée par l’auteur concerne les
défaillances de l’éducation, de l’explication, de la transmission des savoirs et savoir-faire : les vendeurs du marché sont disposés à discuter avec les patients, mais
ils ignorent les posologies, les précautions à prendre, les dates de péremption, les
effets secondaires. Les médecins savent (en principe) mais n’expliquent rien. Les
mbembela sont de plus en plus ignorants des complexités de la pharmacopée « de
la forêt » (p. 225). Les dysfonctionnements hospitaliers ne peuvent être réduits à
l’absence criante de dialogue entre soignants et patients, mais celle-ci les résume.
Remarqués au cours des années écoulées, ils méritent des analyses socioéconomiques plutôt qu’un moralisme réprobateur. Ce livre est un manifeste contre
l’aveuglement, l’absence d’information, l’échec du dialogue.
De là à donner des directives et à suggérer des politiques de santé publique, il
n’y a qu’un pas, que N. Monteillet franchit (p. 137 et suivantes) pour se faire le
conseiller du prince – terrain sur lequel, au vu des complexités locales, j’éprouve
moins d’empressement à le suivre que lorsqu’il s’agit de ses analyses.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
298
La lecture de ce livre est constamment stimulante. Il est agrémenté de
40 tableaux et cartes, d’une copieuse bibliographie, et d’un index qui s’avère malheureusement peu fiable à partir de la page 140. Au total, de la belle ouvrage.
Jean-Pierre Warnier
Cahiers d'études africaines, 185, 2007
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Yoram Mouchenik, Psychothérapie transculturelle en pays kanak. La Pensée Sauvage, 2004
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Dans son ouvrage,, Yoram Mouchenik souligne la complexité des réalités
psychiques sociales et anthropologiques dans un travail de psychothérapie. Il part
de son expérience de psychologue dans les îles Loyauté en Nouvelle Calédonie
pour construire un cadre thérapeutique « nomade », s’accordant à la réalité du
terrain.
Après avoir posé les bases théoriques de son approche que sont la psychanalyse et l’anthropologie, il contextualise le sujet par une description historique et
socio-anthropologique de la Nouvelle Calédonie et plus précisément des îles
Loyauté, marquée par la brutalité de la colonisation et l’absence d’infrastructure
sanitaire publique dans les îles Loyauté jusque dans les années 1960, où un médecin résident va être affecté à chaque île. Puis, en 1989, la décentralisation sanitaire
permet une meilleure adaptation des structures de soins aux besoins locaux et fait
une large part à la prévention. Le volontarisme de la province transforme alors la
négligence sanitaire en une obligation de fournir des soins préventifs et curatifs
dont les enfants sont les premières cibles. Ainsi est créé le premier service de pédopsychiatrie avec une antenne ambulatoire permettant le développement d’une
clinique de psychiatrie de l’enfant sur les îles Loyauté.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
299
La société Kanak est très encadrée par des normes dont la « coutume » est
l’expression habituelle. Son organisation, très structurée, est marquée par
l’absence de hiérarchie et de pouvoir central et la répartition des diverses tâches et
fonctions entre les différents clans. Elle est le lieu de rivalités et de compétitions
féroces et permanentes, discrètes, secrètes ou ouvertement conflictuelles. La maladie, les troubles et les difficultés de chacun sont rarement isolables et dissociables de la vie sociale dont ils représentent un des aspects.
Yoram Mouchenik montre comment la représentation des troubles de l’enfant
est un révélateur du fonctionnement social et de la conflictualité des familles et
des clans, comment se mêlent, au travers d’itinéraires thérapeutiques très diversifiés, différents mondes, notamment celui des humains et celui de l’invisible, enfin
comment la vulnérabilité d’un seul peut être interprétée comme le signe d’un déclin ou d’un affaiblissement possible de l’ensemble du groupe.
La multiplicité des dangers qui guettent l’enfant avant et après sa naissance
conduit à le concevoir comme un être ontologiquement vulnérable et comme cible
privilégiée pour atteindre le groupe dont il est à la fois un élément et l’équivalent
du tout. La santé de l’enfant va alors servir de métaphore de la situation sociale de
son lignage ; ainsi, tout échange avec l’enfant-symptôme va être métacommunication avec le groupe familial. Protéger l’enfant mâle équivaut à protéger le destin
familial des attaques perpétrées soit par des ancêtres du groupe (garants des lois
coutumières et qui ne seraient pas assez respectés), soit par des adversaires du
lignage qu’il faudra identifier pour les combattre.
Yoram Mouchenik va reconstruire le cadre de l’entretien, estimant que le psychologue occidental qui voudrait en rester à une grille de lecture trop classique se
trouverait vite paralysé dans son dialogue avec la famille et bien en peine d’établir
une quelconque alliance thérapeutique s’il ne se donne pas la peine d’explorer
presque de l’intérieur les signifiants de ses interlocuteurs. La connaissance de la
nature culturelle et sociale des propos est de nature anthropologique, mais il s’agit
de réexaminer ces contenus et leurs dynamiques sur le versant du projet thérapeutique dont ils peuvent être les vecteurs alors qu’ils sont trop souvent perçus comme des obstacles. Il ressent la nécessité de co-construire un espace psychique des
interactions avec la famille en proposant le cadre des visites à domicile. Cette
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
300
clinique de l’entretien familial à domicile est une clinique du pauvre. Il parle de
« cadre nomade » qui doit être étayé par l’espace familial domestique et la dynamique des paroles que ce lieu peut engendrer. Il propose de « changer le paradigme de communication en situation clinique, en allant chez l’autre à découvrir plutôt que de lui ouvrir la petite porte par laquelle il aurait à se faufiler et à se modeler dans un cadre pré-construit. »
« C’est souvent après avoir interrogé les éléments de la vie sociale que l’on
peut aborder celui des représentations, faire des hypothèse sur la vie fantasmatique et les mandats transgénérationnels conscients et inconscients. »
L’ouvrage présente l’analyse de trois situations cliniques. Dans la première
histoire, la maladie de l’enfant sert de témoin révélateur du non respect de l’ordre
social et des générations à l’intérieur de la famille. On y évoque beaucoup le recensement de 1950 qui, en instaurant l’état civil à l’intérieur des clans, en changeant les noms, aurait profondément modifié un équilibre qui prévalait jusqu’alors. La coutume n’étant pas respectée, ni la place de chacun, les troubles, les
maladies et les malheurs seraient les sanctions consécutives aux désordres qui en
résultent.
La deuxième histoire clinique concerne un enfant polyhandicapé. Celui-ci est
porteur de la maladie de la divinité du clan. La divinité du clan agit pour son propre compte ou fait sa justice comme garante de la loi. Les maladies de
l’ancestralité punissent une transgression ou le non respect d’un interdit par la
mère pendant la grossesse. L’enfant est à la fois victime et élu car marqué et témoin de la vitalité clanique à l’intérieur de sa famille. Cependant, sa vulnérabilité
sacrée, témoin de la force reçue de la divinité, paralyse tout traitement même rituel à son égard.
Les troubles du comportement violents du troisième enfant sont attribués par
la famille à des attaques de sorcellerie dues à la jalousie.
Dans ces trois histoires cliniques, des garçons sont atteints au titre de leur valence sexuelle, dans une société patrilinéaire instable et mouvante. Deux d’entre
eux sont des aînés, potentiellement héritiers d’une famille, d’un lignage ou d’un
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
301
clan où l’enfant devient l’otage d’un conflit qui le dépasse. L’atteinte de la progéniture soulignerait la menace dont le groupe est l’objet. Le corps de l’enfant atteint métaphorise le groupe. La substance d’un tout clanique ou familial est alors
entamée ne pouvant que se mobiliser pour s’interroger, se défendre, se protéger.
Pour Yoram Mouchenik, la prise en compte des paramètres culturels n’est pas
un obstacle dans le cadre d’une psychothérapie, mais au contraire un levier thérapeutique. Il a conscience que « le clinicien engagé dans un projet thérapeutique
aura à se garder de plusieurs chausse-trappes, dont la tentation culturaliste, renvoyant l’individu ou la famille à des conduites et des pensées totalement surdéterminées par une culture d’origine. »
Un livre clair, bien documenté, qui navigue entre les champs complémentaires
de l’anthropologie et de la psychanalyse sans s’y perdre, bien au contraire, en
montrant leur apport mutuel.
Marie-Laure Cadart
Amades 62
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Véronique Moulinié, La Chirurgie des âges : corps, sexualité et représentations du sang. Paris, Éd. de la MSH, 1998, 341 p., bibl. (« Ethnologie de la France »)
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Cet ouvrage ouvre des perspectives bien différentes, en conduisant une ethnologie des actes chirurgicaux, à tout le moins d’ablations, effectuées à un âge plutôt
qu’à un autre, dont la pratique s’est répandue au cours des XIXe et XXe siècles.
Jusque dans les années 1980, alors que « le rôle des organes que l’on supprime
n’a jamais clairement été élucidé » (p. 9), certaines de ces ablations paraissent
pratiquées sous la pression de circonstances où les patients et leurs parents ne sont
pas les derniers à agir : ablation des amygdales et des végétations, appendicectomie, hystérectomie, prostatectomie. Pour éclairer la face cachée de ces opérations
et de la décision de les entreprendre, l’auteure croise et analyse deux types de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
302
données : des enquêtes réalisées au début des années 1990 dans une petite ville
industrielle et une vallée agricole du Lot-et-Garonne, auprès d’adultes qui se remémorent et commentent les opérations qu’ils ont subies dans leur enfance et par
la suite ; des traités médicaux datant du XIXe siècle et début du XXe siècle, littérature savante le plus souvent dépassée mais qui imprègne encore les ouvrages de
vulgarisation et font écho à l’imaginaire des discours de ses informateurs. En mettant en parallèle savoirs communs et savoirs médicaux, elle met au jour une physiologie des âges de la vie et de l’identité sexuelle, où les connaissances scientifiques diffusées depuis le XIXe siècle se mêlent à des représentations communes
qui affleurent par exemple dans les remèdes de « bonne femme » et dans le culte
des saints protecteurs, et dont certaines remontent à l’Antiquité, comme la pensée
climactérique, selon laquelle la substance du corps se renouvelle intégralement et
se purge à intervalles réguliers (p. 106). La trame interprétative repose sur l’idée
que le circuit du sang est à l’œuvre dans le parcours d’une vie et qu’il faut remédier aux inévitables « problèmes de circulation », à l’errance sanguine révélatrice
d’une identité sexuelle vacillante aux deux carrefours dangereux que sont la puberté et le retour d’âge. Par le truchement d’équivalences établies entre les glandes rhinopharyngées, l’appendice, certaines maladies de l’enfance (comme les
oreillons) et la puberté, les petites chirurgies enfantines (pp. 31-110), pense-t-on,
revigorent car elles ôtent ce qui empêche de grandir. Elles reposent « sur une
compréhension de la physiologie enfantine, de la croissance du corps […], de ces
différents organes et de leurs relations particulières. Loin des rhumes et des angines, c’est toute une pensée de la croissance qui se met en place dans les esprits et
dans les corps » (p. 66). La circulation du sang, réorientée en direction des organes génitaux, ouvre ainsi la voie à la puberté : on fait la femme, on fait l’homme à
travers une phase que la médecine a contribué à définir au cours du XIXe siècle,
l’adolescence et son cortège de maux, ainsi de l’acné, qualifiée de « juvénile »
dans les années 1940. Symétrique de l’adolescence, annonciateur de l’autre pente
de la vie, le « retour d’âge » se signale par les règles qui se dérèglent et des symptômes subséquents dont la description converge dans le discours des informatrices
et les traités médicaux au point que l’on ne peut que s’interroger sur l’effet des
seconds sur le premier, ce qui recoupe les analyses de Margaret Lock (cf. le
compte rendu de l’ouvrage de Richard A. Shewder, ci-dessus). Retour d’âge en
effet, car rapprochés des modifications que le corps et la personne connaissent à
l’avènement de la puberté, dans les phases qui précédent les règles ou annoncent
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
303
la grossesse, les troubles de la ménopause sont comme l’ultime manifestation des
capacités génésiques avant qu’elles ne s’arrêtent. Hémorragie et aménorrhée traduisent le dérèglement dans la circulation du sang et dans le cheminement de
l’humeur à travers le corps établi à la puberté. Le sang ne fait plus son circuit ; il
est bloqué, de la même façon qu’il est « bloqué » par « la totale », hystérectomie
assimilée à une ménopause chirurgicale. Le sang ne s’écoule plus ; la prise de
poids qui en résulte fait écho à la pléthore sanguine, au trop-plein de sang des
ouvrages médicaux du XIXe siècle qui traitent du cortège pathologique du retour
d’âge : varice, couperose, hypertension ; on vieillit, on accuse le coup car le mauvais sang ne s’évacue plus. La ménopause est une transition entre deux circuits de
sang qui se réorientent. Bouffées de chaleur, sudation excessive apparaissent tardivement dans les traités sur la ménopause ; elles sont rapprochées des bouffées
du sang qui remontent à la tête, influent sur le cerveau et nourrissent les idées
noires. La femme manque de stabilité car son sang n’est plus stabilisé ; à la pléthore sanguine, répond la pléthore nerveuse ; les nerfs prennent le dessus car le
sang est devenu erratique. Parfois désignées « bouffées de belle-mère », les bouffées de chaleur associent physiologie et statut social. La datation du retour d’âge
par les informatrices ne se fonde pas en effet sur la seule lecture du corps ; elle est
étroitement associée à divers événements, tout particulièrement la naissance d’un
petit-enfant et le fait de devenir grand-mère. Au travers de la ménopause, c’est la
transmission de la fécondité entre générations successives qui est mise en scène ;
il est malséant que les générations adjacentes procréent simultanément selon un
modèle qui s’accorde bien avec les contraintes de la succession dans les sociétés à
maisons et qui lie les physiologies masculine et féminine (pp. 140-143, 160- 163
et 186-187). Dans les représentations, communes et savantes, le retour d’âge trouve un équivalent du côté des hommes qu’évoquent non pas ces derniers – ils restent muets sur ces questions – mais les femmes lorsqu’elles décrivent les désagréments et les maladies d’un âge critique que connaît, avec quelques années de
décalage, leur mari. La transposition des problèmes féminins sur des corps virils
fait écho à des tentatives menées dans ce sens par les traités de médecine de la fin
du XIXe siècle où furent théorisés les « troubles psychiques de la ménopause virile ». « Le retour d’âge masculin est un objet morcelé, éclaté entre les diverses
maladies de la cinquantaine » (p. 191) : crises récurrentes de goutte, cholestérol,
hémorroïdes et problèmes cardiovasculaires, maladie de la prostate. Chez
l’homme vieillissant, « le sang travaille » aussi, devient trop épais ou trop fluide,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
304
change de composition, révèle des problèmes de circulation, d’obstruction auxquelles tentent de remédier les diverses pratiques de saignée. Coups de sang,
poussées de tension, démon de midi attestent que le circuit sanguin des hommes –
ou son substitut contemporain, l’équilibre hormonal – à l’instar de celui des femmes, est aussi désorganisé. Saint Sébastien, soldat romain criblé de flèches pour
s’être converti au christianisme, patron des confréries d’archers, maître de la
« sanglance » masculine, est le saint guérisseur de la goutte ; guérisseur d’une
maladie d’homme, l’iconographie stéréotypée en fait un être efféminé, associé
tantôt à la jeunesse, tantôt à la vieillesse (pp. 215- 222, 233-237). Sous l’effet de
l’âge, les hommes vieillissants se féminisent alors que les femmes se virilisent, et
les différences sexuelles s’atténuent. En bref, « du coup de bistouri aux images
des saints, en passant par les saisons et les mouvements de la sève, le sens des
chirurgies contemporaines déborde de toute part le bloc opératoire car elles ont
pour ultime effet, et pour justification, le rétablissement de cette santé essentielle
qu’est une physiologie harmonieuse » (p. 315). Le livre foisonne de détails et de
pistes entrecroisées dans lesquels on se perd parfois, ce qui est la retombée d’une
méthode d’interprétation fondée sur le décodage du réseau intense d’associations,
de ressemblances, de correspondances, d’analogies établies de proche en proche à
mesure que l’exposé progresse. Quelques commentaires, indiquant que l’ouvrier
est conscient des limites de son outil, eussent été bienvenus. Foin des réserves !
L’ouvrage est important, de lecture fort agréable, drôle quand il dévoile certains
de nos travers – ainsi nos attentes à l’endroit du corps médical –, terrifiant lorsqu’il décrit les souffrances qu’enduraient nos ancêtres opérés de la taille, ou rappelle celles des enfants qui subissaient à vif l’ablation des amygdales et des végétations – personne n’a oublié à ce propos le témoignage de Michel Leiris dans
L’Âge d’homme. Dans le droit fil des travaux consacrés à l’anthropologie du sang
et des humeurs, l’ouvrage, par le biais des opérations chirurgicales et des maladies
associées aux âges qualifiés de critiques, innove en dégageant une des composantes temporelles du devenir individuel. L’idée selon laquelle l’âge est une construction sociale qui repose sur une interprétation du donné biologique n’était pas au
cœur de la démonstration, mais c’est pourtant bien cette dimension qui émerge au
terme de la recherche et recoupe des conclusions similaires établies par ailleurs
(cf. les articles de ce numéro). Ici, représentations communes et représentations
savantes s’interpénètrent ; « entre le savoir commun et la Faculté se nouent des
rapports complexes et intenses » (p. 319) qui concourent à façonner la biographie
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
305
des individus et à organiser leur parcours au fil du temps. L’ouvrage illustre aussi
l’intérêt de prendre l’ensemble des âges, et non pas un âge plutôt qu’un autre,
seule façon de réussir à appréhender certains processus. Enfin, on saura gré à Véronique Moulinié d’avoir presque toujours résisté à la tentation de parler de rite de
passage et d’initiation. La saisie des phénomènes dans le temps conduit inévitablement à identifier un « avant », un « après » et un « pendant ». Il est plus intéressant de mettre au jour les opérateurs originaux qui marquent l’avancée en âge
dans les sociétés occidentales, en ce cas les actes chirurgicaux et l’étiologie des
âges critiques, médicalisation du parcours qui aboutit à assimiler la vieillesse à
une maladie, plutôt que de tenter d’y retrouver des mécanismes décrits dans les
sociétés éloignées, lesquels, rappelons- le, demeurent à maints égards à explorer.
Au stade où en est actuellement l’anthropologie de l’âge, les généralisations sont
prématurées et l’investigation monographique, seule façon de découvrir des procédés méconnus, est une priorité.
Anne-Marie Peatrik
L’Homme 167-168 : 2003
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Philippe Msellati, Laurent Vidal, Jean-Paul Moatti (dir.), L'accès aux
traitements du VIH/sida en Côte d'Ivoire. Évaluation de l'initiative Onusida/ministère ivoirien de la santé publique. Aspects économiques, sociaux et
comportementaux. Paris, Agence nationale de recherche sur le sida (coll. Sciences sociales et sida), 2001.
Retour à la table des matières
La publication de cet ouvrage, d'une assez grande technicité, doit être saluée.
Il est en effet peu courant, me semble t il, qu'un éditeur institutionnel, l'Agence
nationale de recherche sur le sida, par ailleurs agence de financement de recherches sur le VIH/sida, lié à une opération d'un organisme des Nations Unies (Onusida), dans le cadre d'une opération aux enjeux considérables, l'accessibilité aux
antirétroviraux, publie une évaluation sans concession, faisant état des erreurs, des
errements, des redéfinitions en cours de projets, des interrogations sur l'incidence
d'un projet ambitieux. Au départ de l'opération, on trouve une mobilisation des
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
306
associations à partir de 1996, une volonté politique, affichée notamment par la
France et la Côte d'Ivoire en 1997 à l'occasion de la Xème Conférence internationale sur le sida et les MST en Afrique, une mobilisation internationale à travers
Onusida, et une innovation technique (les antirétroviraux). Il s'agit de rendre accessible les multithérapies aux personnes infectées par le VIH/sida en Afrique.
Abidjan est alors choisi comme site pilote. Le premier chapitre retrace par le menu l'histoire du démarrage de ce qui est désormais connu sous l'appellation "d'Initiative Onusida" et met en évidence les difficultés d'un projet qui n'a pu démarrer
qu'en 1998 ; il était prévu initialement que 4000 patients bénéficieraient de l'Initiative, en 2000, période à laquelle a été réalisée cette évaluation, seuls 2000 patients environ ont pu bénéficier de cette opération dans le pays le plus touché de
l'Afrique occidentale francophone et qui compterait 1 million de personnes atteintes. Les modalités de sélection des patients bénéficiaires du projet "sur des critères
biologiques peu sélectifs [laissait] un poids important à des appréciations ou facteurs extra médicaux dans la régulation effective de l'accès au traitement". Rendre accessible les traitements suppose évidemment envisager la distribution des
médicaments, et à cet égard, la création d'un organisme à but non lucratif devant
faciliter les relations entre structures de soins et laboratoires pharmaceutiques fut
un échec. L'évaluation montre globalement que l'Initiative n'a guère eu l'effet
d'entraînement souhaité : les tests de dépistage n'ont guère été rendus plus accessibles, les personnels de santé non directement impliqués par l'Initiative ont continué de surévaluer certains risques, les traitements des infections opportunistes
sont restés peu valorisés, les structures de soins non directement concernés par
l'Initiative n'ont guère prêté d'attention au projet. Avec beaucoup de lucidité, un
des articles conclusifs précise que l'Initiative, qui a touché moitié moins de patients qu'initialement prévu "risque de faire dériver la logique […] d'un projet
pilote de santé publique, visant à modifier les conditions d'accès aux traitements à
l'échelle de la population ivoirienne infectée par le VIH dans son ensemble, vers
ce qui ne serait plus qu'une expérimentation limitée de la faisabilité de la mise
sous tri thérapie dans un contexte africain". Doit on conclure à un échec ? Le
dernier article de cette publication, tend à montrer qu'étant donné les différentes
théories économiques actuellement disponibles, rapportées aux avantages et inconvénients, tant pour l'industrie pharmaceutique (eu égard au coût de recherche
et développement) que pour l'économie des pays, de faire baisser le coût des antirétroviraux, il pourrait être largement avantageux pour tous de rendre largement
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
307
accessible les multithérapies dans les pays du Sud. De manière beaucoup plus
triviale, de l'expérience de l'équipe pluridisciplinaire, qui associait anthropologues, historiens, économistes et épidémiologistes, qui a mené cette évaluation
quelques conclusions peuvent être tirées. Tout d'abord, entre les espérances initiales d'un projet de développement et les résultats effectifs, la marge peut être importante, ce que l'anthropologie du changement social n'a de cesse de répéter. Que
l'analyse sans concession de ce décalage puisse faire l'objet d'une publication
d'une agence officielle est indéniablement à verser au mérite, évidemment des
auteurs de l'évaluation (trop nombreux pour être tous cités), mais aussi de l'agence
en question, l'ANRS. Qu'une évaluation conclut à l'absence de conclusion définitive est un autre mérite de ce travail. Néanmoins, en dépit de toutes les difficultés
mises en évidence, cette évaluation autorise un optimisme mesuré : d'une part, les
patients africains, y compris dans des conditions de vie très difficiles, peuvent être
tout aussi "compliants" aux traitements que n'importe quels autres patients plus
nantis ; d'autre part, aucune analyse économique ne permet d'argumenter sérieusement sur le coût trop important de la généralisation des traitements antirétroviraux pour les pays du Sud.
Marc-Éric Gruénais
Bulletin de l'APAD, n° 21
_______________
Mark NICHTER et Margaret LOCK (dir.), New Horizons in Medical Anthropology. Essays in Honour of Charles Leslie. New York et Londres, Routledge, 2002, 310 p., réf., index.
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Ce collectif réunit onze contributions inspirées par les travaux de Charles Leslie, figure marquante de l’anthropologie médicale nord-américaine et spécialiste
de la médecine ayurvédique. Contre une forme d’amnésie disciplinaire, Mark
Nichter et Margaret Lock retracent, dans une longue introduction (p.1-34), son
itinéraire intellectuel et son apport conceptuel, dont les acquis sont aujourd’hui
tenus pour évidents. Ainsi, dès les années 1960, il refuse les oppositions simplistes qui ont longtemps irrigué les recherches en ethnomédecine et l’anthropologie
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
308
moderne en jouant la dimension traditionnelle, passéiste, irrationnelle des pratiques de guérison contre la dimension moderne-scientifique-progressive de la
biomédecine.
Au contraire, Charles Leslie introduit dans les années 1970 l’étude comparée
des systèmes de médecine, essentiellement asiatique (Indien et Chinois), en suggérant des pistes de comparaisons avec les deux autres grands systèmes (arabe et
galénique) afin de dégager leur part de rationalité (qui ne se réduit pas à la seule
scientificité) et de pragmatisme (les patients comme les thérapeutes visant le rétablissement de la santé sans croyance a priori). Par ailleurs, ces systèmes complexes ne se résument pas à une somme de savoirs et de pratiques de guérisons,
mais sont avant tout des systèmes sociaux à part entière. C’est pourquoi son attention s’est très tôt portée sur leur dynamisme dans leurs relations, tensions et
confrontations à la « médecine cosmopolitaine » (celle qui est répandue à travers
le monde), au pluralisme médical et aux contextes politiques nationaux qui font
place à des phénomènes de « renouveau » (« medical revivalism ») comme
d’expansion.
C’est dans cet esprit d’ouverture et principalement sur des terrains asiatiques
(Indonésie, Népal, Philippines, Malaisie, Inde, Tibet) qu’élèves et proches collègues rendent hommage à Charles Leslie, en suggérant ce que pourraient être les
« nouveaux horizons de l’anthropologie médicale » affranchis de l’étude stricte
des traitements locaux des maladies et attentifs aux tensions contemporaines entre
localité et globalité, système médical et système politique, entre OMS ou ONG et
politique de santé à l’ère de la gestion des risques, de l’épidémiologie triomphante
et des dispositifs de prévention. Dès lors, il est permis de retenir quelques grandes
thématiques parmi d’autres qui s’articulent dans la plupart des articles et de la
construction des objets d’études autour des effets de « pouvoir » :
Gouvernementalité et micropolitique : Steve Ferzacca montre que le « pluralisme médical » est une pièce maîtresse de la politique de développement et de
rationalisation mis en place par le régime de Suharto (1966-1988) en Indonésie. À
partir de deux études de cas, Mark Nichter élargit la notion de « therapy management » pour montrer combien la maladie est une expérience réflexive inscrite
dans des relations sociales qui ne se réduisent pas à de simples « comportements
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
309
de santé irrationnelle ». Controverse : Stacy Leigh Pigg analyse à Katmandou
l’intrication des dimensions politiques et morales d’une controverse radiophonique sur la prévention du sida qui exige de parler ouvertement de sexualité. Les
usages des savoirs et la valorisation de la « scientificité » ou de « l’efficacité » en
matière de santé publique à des fins de légitimation, est sans conteste le plus développé : alors que Gilles Bibeau et Duncan Pederson analysent un cas de racisme
et Allan Young les prétentions de la psychiatrie évolutionnaire, Margaret Lock
aborde les utopies de santé portées par les biotechnologies.
Samuel Lézé
Anth. & Soc. 30, 2, 2006
_______________
Johannes Nolh. La Mort Noire. Chronique de la peste d’après les sources
contemporaines. (Traduit de l’anglais par Anne Howe. Présentation de Jacqueline
Brossollet). Paris, Payot, 1986, 318 p., bibliogr., index géogr.
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Rarement maladie aura suscité autant d’effroi dans I’histoire des hommes que
la peste. Rarement fléau aura si profondément marqué l’imaginaire social et
l’inconscient collectif. « Peste », ou « pestilence » ont longtemps servi indifféremment à relater nombre d’épidémies anciennes qu’une relecture attentive des
relations des témoins contemporains a permis de rattacher ensuite à la dysenterie,
au typhus, à la variole, à la fièvre jaune, etc. Mais un tel diagnostic étiologique
rétrospectif – d’ailleurs réalisable dans les seuls cas où l’on dispose de descriptions symptomatiques précises – n’a été rendu possible que par les acquis de la
microbiologie avec l’ère pasteurienne. (Jusqu’au XIIe siècle le terme latin pestis
[fléau] a prévalu pour désigner toutes les grandes maladies épidémiques).
S’il semble actuellement admis que la peste existe depuis des temps immémoriaux dans le plateau central de 1’Asie où l’affection trouve son berceau, on identifie communément trois pandémies pesteuses. La peste de Justinien au vie siècle
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
310
de notre ère constitue la première. La grande peste du Moyen Âge, venue d’Inde,
atteignant la Méditerranée et se propageant dans l’Europe entière où elle fit 25
millions de victimes entre 1346 et 1353 (du quart à la moitié de la population selon les estimations) constitue la seconde pandémie qui se prolongera durant trois
siècles. Un réveil du vieux foyer du Yunnan qui gagne Hong Kong en 1894 – où
un pastorien, Yersin, découvre le germe responsable – est à l’origine de la pandémie moderne au cours de laquelle la navigation à vapeur a disséminé, avec les
rats infectés, la maladie dans tous les ports du monde. (Importée en 1914 à Dakar,
la peste sera à partir de cette première épidémie importante une maladie endémoépidémique au Sénégal durant de nombreuses années où elle fera un grand nombre de victimes). Simond, un autre pastorien, découvrira en 1898 la transmission
par la puce.
Le présent ouvrage, La Mort Noire, propose une version française du livre de
Johannes Nohl Der Schwartze Tod. Einer Chronik der Pest, 1348-1720. unter
Benhtzung zeitge nössischer Quellen (Postdam, G. Kiepenheur, 1924), traduit à
partir de l’édition anglaise The Black Death, a chronicle of the plague, compiled
by J. Nohl from the contemporary sources (London, Allen & Unwin, 1926).
L’édition française est présentée par une spécialiste de l’histoire de la peste, Jacqueline Brossollet, collaboratrice du Pr Henri H. Mollaret qui dirige à 1’Institut
Pasteur l’Unité d’Écologie bactérienne, avec qui elle a publié notamment une
biographie de Yersin (H.H. Mollaret & J. Brossollet, Alexandre Yersin, ou le
vainqueur de la peste. Paris, Fayard, 1985, 320 p.). Son introduction situe
l’auteur – un critique littéraire berlinois dont c’est semble-t-il l’unique travail
consacré à la peste –, et reconnaît en lui le premier « historien de la peste en ce
qu’il est le premier en effet à refuser l’a priori médical pour choisir de décrire les
conséquences et non les causes de la maladie. Les textes peu connus mis en lumière par Nohl, confrontés, analysés par lui, permettent une mise en évidence des
thèmes majeurs de I’histoire de la peste. Le classement adopté est thématique
plutôt que chronologique ou géographique : les réactions humaines devant le fléau
ont pris des figures en effet fort semblables (peur, fuite, dévouement on persécution, dévotion ou licence) à travers toute l’Europe au cours des siècles envisagés.
Les 12 chapitres (avec en chapeau un sommaire détaillé à l’ancienne, plaisant et
bien commode pour le lecteur) abordent : le visage de la peste ; ses signes précurseurs ; la profession médicale et la peste ; les remèdes ; les précautions adminis-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
311
tratives ; l’attitude de l’église ; l’élément diabolique dans la peste ; la persécution
des Juifs ; l’élément érotique dans la peste ; les flagellants ; choréomanie et pèlerinages d’enfants ; le triomphe de la vie. L’édition française propose, outre la bibliographie de l’édition originale, une bibliographie complémentaire des travaux
de J. Brossollet et de H.H. Mollaret sur la peste, et renvoie le lecteur à
l’abondante bibliographie de l’ouvrage de Jean-Noel Biraben, Les hommes face à
la peste en France et dans les pays méditerranéens (Paris/La Haye, Mouton,
1976).
Si le contenu émotionnel associé aux terribles épidémies que relatent ces
chroniques européennes du passé semble aujourd’hui bien dater depuis les acquis
de l’ère pasteurienne (l’identification du germe responsable, l’efficacité de
l’antibiothérapie) et l’évolution sur le plan religieux, si le passé du fléau relève
maintenant de cette histoire des mentalités à laquelle la compilation de Nohl l’a
rattaché de manière nouvelle, la peste n’en réserve pas moins, au demeurant, encore un risque potentiel pour l’avenir. J. Brossollet souligne à juste titre combien
historiens et démographes ont souvent méconnu et sous-estimé son caractère primordial de maladie fondamentalement propre aux rongeurs : en toute rigueur la
peste n’est « humaine », que par un accident dans son histoire naturelle (la transmission s’opérant d’animal infecté à animal sain par piqûres de puces, ce n’est
qu’incidemment qu’elle est transmise à l’homme par les piqûres de puces). Si on a
pu observer une régression spectaculaire de la maladie humaine (grâce aux mesures de protection des navires contre les rats, les quarantaines, la désinsectisation,
et les thérapeutiques efficaces sulfamides et antibiotiques), la stabilité de
l’enzootie chez les rongeurs sauvages dans certains foyers (dont en Afrique) n’en
constitue pas moins toujours une menace d’autant plus sérieuse qu’elle rencontre
des conditions favorables à son épanouissement dans les guerres et les troubles
sociaux.
Si, comme l’écrit J. Brossollet, aujourd’hui « la peste n’appartient plus à Dieu,
mais aux laboratoires », n’assiste-t-on pas au déplacement de l’effroi et de
l’horreur quelle suscitait vers d’autres fléaux nouveaux dont le mystère n’est pas
encore totalement percé et pour lesquels l’arsenal thérapeutique est encore inexistant. Pour historiques, ou datées qu’apparaissent les réactions que suscitèrent les
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
312
épidémies anciennes, elles n’en font pas moins échos à des inquiétudes bien modernes.
René Collignon.
Psychopathologie africaine, 1984-1985, xx, 3 : 342.
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Anne Paillet, Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en
réanimation néonatale. La Dispute, 2007
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Rares sont les livres de sciences humaines que l’on ne peut fermer sans avoir
lu les dernières lignes. L’ouvrage d’Anne Paillet est de ceux-là. Ce n’est pas parce
qu’il nous emmène dans un univers peu accessible aux regards profanes, dans
lequel nous redoutons tous d’entrer un jour (la réanimation néonatale), ni parce
qu’il traite d’un sujet aux résonances émotionnelles particulièrement fortes (les
situations concrètes dans lesquelles les arrêts et poursuites de la réanimation sont
décidés), mais parce qu’il déroule une magistrale leçon de sociologie compréhensive, de la description des faits (les pratiques décisionnelles) à leur explication.
S’appuyant sur un vaste corpus de données (les pratiques discursives des pédiatres réanimateurs dans leurs écrits) et sur une enquête ethnographique, l’auteur
décrit, dans une première partie, une « éthique en acte » qu’elle définit comme
« les processus de production et de mobilisation des valeurs – et les rapports que
les individus entretiennent avec elles - dans les contextes pratiques dans lesquels
ils se jouent » (p.12, souligné par l’auteur). Elle y décrit les normes de médicalisation des « décisions difficiles » : le principe de « réanimation d’attente »,
l’absence des parents dans la décision (pour les « protéger psychologiquement »),
la collégialité des décisions, les modalités de réalisation de la décision d’arrêt. Cet
ensemble normatif révèle l’ampleur de l’autorité sociale exercée par les pédiatres
réanimateurs. En effet, la réanimation néonatale est l’un des rares espaces où la
profession médicale partage aussi peu son autorité. L’ouvrage questionne plus
spécifiquement cette absence de partage en cherchant à dépasser les discours de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
313
légitimation des pédiatres réanimateurs qui les présentent comme les garde-fous
d’une pression sociale normalisatrice, voire des tentations eugénistes de notre
société. Par des observations fines, l’auteur décrit une géographie professionnelle
des questionnements moraux, dans laquelle s’inscrivent des désaccords contrastant avec les discours médicaux dans le registre du consensus. Elle montre en particulier qu’il existe une distribution, selon la position professionnelle occupée
(médecins seniors, médecins juniors, infirmières), de la hiérarchisation des risques
(éviter d’arrêter à tort /éviter une survie avec un handicap massif), des intérêts au
nom desquels on doit décider (faire au mieux pour l’enfant/faire au mieux pour
les parents), de la place à accorder aux parents dans la décision. Mais ces désaccords sur le bien-fondé des principes et des pratiques sont recodés dans un registre
technique ou psychologique permettant d’évacuer les enjeux moraux sous-jacents.
La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à expliquer cette géographie professionnelle de l’éthique. L’auteur y conduit une analyse historique et sociologique
des diverses cultures professionnelles et des processus de socialisation, mais également, par l’observation des « situations de travail » (places occupées dans la
hiérarchie et dans la division du travail) au quotidien, quelles sont les médiations
par lesquelles les positions professionnelles contribuent à structurer les approches
morales. Elle montre ainsi que la position des pédiatres repose sur la figure émergente du défenseur et protecteur des droits de l’enfant leur permettant de résister à
une régulation externe dans le secteur de la bioéthique en mobilisant le spectre de
l’eugénisme. Cette position de défenseurs des nouveaux-nés les plus fragiles
comme personnes dotées de droits propres les amène à celle de substitut parental,
et à considérer, le plus souvent sur des arguments psychologiques (détresse psychique des parents), l’incompétence des parents au consentement. Ils « négocient
leur pouvoir décisionnel au nom de ce qu’ils épargnent aux parents (et au reste de
la société dans son en semble), à savoir le lourd « fardeau de savoirs coupables »
(qui portent ici sur les décisions de vie ou de mort, les prises de risques qu’elles
représentent et les gestes qu’elles impliquent) » (p.251). Ils disqualifient
l’aversion des infirmières et des internes pour la mise à l’écart des parents, sans
percevoir que ces deux positions professionnelles sont dans une double contrainte : « parentaliser » les parents et respecter des consignes médicales de secret envers eux. Les infirmières, quant à elles, incorporent durant leur socialisation une
mission d’humanisation des soins et des patients, et une posture de vigilance vis-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
314
à-vis des médecins (contrôle de leur activité, autonomie de jugement). Enfin, chaque profession a, dans les interactions professionnelles, des usages de l’optimisme
et du pessimisme, du « coût » de la décision (avec une aversion pour l’option où
l’on a le plus à perdre) pour défendre leur statut.
La dernière page du livre achevée, on reste néanmoins sur sa faim et on regrette l’absence de dimension comparative. En effet, l’auteur évoque une différence de pratiques (participation des parents à la décision) entre les États-Unis et
la France, qu’elle explique un peu trop rapidement par le contexte juridique nordaméricain. Cependant, elle n’évoque pas la position singulière de la France selon
les résultats de l’étude EURONIC montrant que 73% des néonatologistes français
(et 47% des hollandais) pratiquent l’arrêt de vie contre 2 à 4% dans les autres
pays. Et ce constat : les parents sont aussi absents de ce livre qu’ils le sont de la
décision. Certes, l’ouvrage s’attache à la « fabrique sociale des approches morales » des professionnels, mais on conçoit difficilement qu’Anne Paillet n’ait aucune donnée après avoir passé une année dans un service de réanimation néonatale,
dont six mois soutenus (cinq à six jours ou nuits par semaine) au cours desquels
elle a forcément côtoyé des parents et observé des interactions avec les professionnels.
Aline Sarradon-Eck
Amades 72
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
315
K. David PATTERSON, Gerald V. HARWIG. – Cerebrospinal Meningitis in West Africa and Sudan in the Twentieth Century. Los Angeles, Crossroads Press, 1984, 76 p. (African Studies Association). Gerald W. HARWIG,
K. David PATTERSON. – Schistosomiasis In Twentieth Century Africa :
Historical Studies on West Africa and Sudan. Los Angeles, Crossroads Press,
1984, 101 p. (African Studies Association).
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Comme l’indiquent les titres presque superposables et les noms des auteurs
dont seul l’ordre change, les deux volumes proposes par K. David PATTERSON
et Gerald-W. HARTWIG sont des monographies jumelles, et même siamoises
puisque la préface à quelques variantes près, en est identique. L’histoire médicale
de l’Afrique est une discipline récente, dont le développement au sein de la recherche historique anglo-saxonne doit beaucoup à ces deux auteurs (voir en particulier le numéro spécial composé par J.M. JANZEN et S. FEIERMAN, de la revue Social Science & Medicine, 1979, 13 B, 4 : “The Social history of disease and
medicine in Africa” (p. 239-356). Les thèmes qu’elle aborde peuvent être rassemblés autour de deux pôles : histoire des maladies et histoire des systèmes de santé ; c’est à la première orientation que se rattachent les deux ouvrages dont il est
ici question, même si les textes présentés donnent un aperçu des médecins coloniaux et post-coloniaux. Parmi les nombreuses affections tropicales rencontrées
en Afrique, les auteurs en ont choisi deux qui leur paraissent exemplaires de situations extrême (préface) : la méningite cérébrospinale, infection aiguë se propageant par gran-des épidémies hivernales sur un fond endémique, avec une forte
létalité (50 à 80 % si l’évolution est naturelle, 5 à 12 % si la maladie est traitée),
se situant principalement dans la Savane sahélo-soudanienne (la « ceinture » décrite par Lapeyssonnie) ; et la bilharziose, ou schistosomiase, parasitose endémique évoluant sur un mode chronique, n’entraînant pratiquement pas de décès,
mais des séquelles pénibles, urinaires (Schistosoma haematobium) et hépatodigestives (Schistosoma mansoni) et se développant dans des conditions écologiques
particulières puisqu’elle nécessite une eau stagnante propice à la croissance du
bulin qui en est le vecteur.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
316
Le plan suivi est identique pour les deux ouvrages : une revue générale traitant
de l’épidémiologie, de la pathologie et de l’histoire ; une présentation pour
l’Afrique de l’Ouest par K.D. Patterson, et un exposé sur le Soudan par GM.
Hartwig ; outre les données concernant ces régions, des indications partielles sont
apportées sur l’Afrique centrale, occidentale et même australe. La considérable
recherche bibliographique des auteurs leur permet de renouveler l’approche historique des origines de ces affections en Afrique : contrairement aux théories classiques qui font apparaître en Afrique sahélienne la méningite cérébro-spinale avec
la colonisation et le développement des échanges commerciaux subsahariens, les
documents présentés permettent de faire remonter son existence au-delà de la présence coloniale ; pour la bilharziose, dont on a retrouvé des traces dans
l’Antiquité égyptienne, l’affection serait originaire d’Afrique centrale, se serait
propagée au Moyen-Orient par les routes transsahariennes et en Amérique latine
par la traite des esclaves. Pour construire leur épidémiologie historique, les auteurs se heurtent à des obstacles méthodologiques considérables : diversité des
sources, absence de données pour certaines périodes, modifications dans le recueil
des informations ; par exemple, la méningite cérébrospinale est sous-déclarée
jusqu’à la fin des années 30, faute de motivation de la part des populations à signaler des cas pour lesquels la médecine est impuissante, mais devient au contraire l’objet d’une surdéclaration à partir de l’introduction en 1948, du sulfanilamide
dont les résultats bénéfiques sont spectaculaires.
Concernant l’histoire de la médecine coloniale, les deux ouvrages apportent
un éclairage intéressant : ainsi, l’application de mesures autoritaires touchant à la
liberté de déplacement des personnes (au cours des épidémies de méningite) a été
confrontée à une absence de coopération des populations qui ont au contraire
adopté les traitements sulfamidiques des leur mise en œuvre par ailleurs, les zones
les plus menacées par ces affections, étant de peu d’intérêt pour l’économie coloniale, sont restées les plus démunies en moyens logistiques, autant pour le recueil
des données épidémiologiques que pour les actions sanitaires curatives ou préventives. Une piste de recherche pour l’histoire africaine serait la comparaison des
systèmes de soins coloniaux britanniques et français, dont quelques différences
transparaissent, sans avoir été étudiées systématiquement, dans les pages qui
concernent la bilharziose en Afrique occidentale.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
317
Cet important travail de collection de documents historiques à propos de deux
maladies graves – K.D. Patterson suggère de semblables recherches sur d’autres
affections, notamment parasitaires, – constitue une référence de qualité pour
l’histoire médicale africaine chaque auteur y apporte une dimension particulière,
K.D. Patterson utilisant une approche plus générale et plus plongeante. G.M.
Hartwig recourant à une manière plus voisine de la chronique. Peut-être n’aurait-il
pas été sans intérêt, dans une perspective historique, d’une part de décrire les représentations et les pratiques traditionnelles concernant ces deux affections diversement redoutées, d’autre part de différencier les croyances et les attitudes face
aux épidémies en fonction des groupes ethniques (K.D. Patterson mentionne des
variations « entre cultures » sans préciser lesquelles). Compléments qui donneraient à leur recherche une dimension socioculturelle et qui, dans cette histoire
médicale de l’Afrique, rendraient plus présents les Africains.
Didier FASSIN
Psychopathologie africaine, 1984-1985, XX, 2 : 228-229.
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Yolande PELCHAT, L’obsession de la différence. Récit d’une biotechnologie. Québec, Les Presses de l’Université de Laval, collection Sociétés, cultures
et santé, 2003, 210 p., bibliogr.
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« De fait, le travail d’invention invente beaucoup plus que ce qu’il prétend inventer » (p. 7 et 121). Par son exploration des trajectoires jalonnant les travaux
d’élaboration d’un vaccin contraceptif, Yolande Pelchat tient son pari, entraînant
les lecteurs dans un récit mettant en lumière l’épaisseur des enjeux et significations entourant un artefact de la médecine. Elle nous convie à une incursion dans
des mondes qui se croisent, s’affrontent ou se dominent. Évitant de se laisser fasciner par la réalité scientifique à laquelle prétendent les discours de la biomédecine comme par ceux qu’émettent les activistes politiques féministes et les experts
en planification familiale, l’auteure nous permet de percevoir ce qui fait monde :
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
318
cet enchevêtrement des catégories où sont étroitement mêlées les pratiques scientifiques avec le contexte religieux, politique, social et économique. Avec un regard critique, elle parvient à mettre en évidence le statut toujours provisoire des
représentations et des faits, contribuant ainsi au travail de déboulonnage des monuments de vérité auquel s’emploie l’anthropologie, notamment sous la direction
insufflée par Bruno Latour.
L’affiliation de Yolande Pelchat avec Latour est revendiquée dès
l’introduction et le cap maintenu tout au long de l’ouvrage. Elle nous livre ici un
exemple de lecture du cheminement d’un objet biotechnologique où les soucis
démographiques des uns, les convictions des autres quant au refus de l’avortement
et encore les prises de position d’associations militantes pour la santé des femmes
s’entrecroisent comme acteurs dans le débat concernant le système immunitaire et
interfèrent avec les orientations des chercheurs biomédicaux. En retraçant les débats qui ont traversé les milieux de la médecine immunitaire, elle nous montre des
chercheurs en biomédecine aux prises avec une question à portée philosophique :
quels sont les critères de discrimination entre le soi et le non-soi ? À cette démonstration de la fluidité des frontières entre science, politique et philosophie,
l’auteure ajoute la dimension de l’instabilité de ces frontières en décrivant
l’évolution concomitante de la compréhension de ce qu’est le soi avec les descriptions du réel auxquelles cette question donne lieu.
En commençant son récit en 1962, date choisie comme repère pour décrire les
péripéties entourant l’émergence du vaccin, l’auteure adopte une démarche
d’anthropologie historique. Basée essentiellement sur des recherches documentaires et des entretiens, cette « histoire du présent » (p. 44) recourt à une lecture anthropologique de sources historiques : actes de colloques scientifiques, rapports
de conférences d’organismes internationaux. Ces documents font office de terrain
anthropologique. Il s’agit là d’un choix méthodologique cohérent avec l’objectif
visant à rendre compte à la fois de la succession des acteurs et « candidats » mobilisés dans l’élaboration d’une immunocontraception et de la succession des théories biomédicales qui sous-tendent le projet de vaccin. Yolande Pelchat recourt
ainsi à la notion d’ethnographie multi-site développée par G. Marcus, non pas
dans une perspective topographique mais diachronique : il s’agit ici d’un seul site
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
319
– celui de la contraception immunologique – « dont les contours se dessinent au
fur et à mesure qu’avance l’investigation » (p. 40).
Maniant subtilement le suspens, l’auteure exploite la portée significative des
obstacles à l’émergence du vaccin. En suivant les modifications d’interprétation
de la ligne de partage entre le soi et l’étranger, elle nous fait découvrir leurs incidences sur la description du système immunitaire et, dans un même mouvement,
l’ancrage de la contraception immunologique dans l’univers féminin. À ce titre, il
est regrettable que l’auteure n’ait pas poussé plus loin la déconstruction dans le
champ du genre comme elle a si bien su le faire dans celui des sciences. Pour se
montrer fidèle avec l’engagement pris en début d’ouvrage de faire une anthropologie encore plus symétrique, à savoir non seulement une anthropologie qui « raccommode », comme le dit Latour, la réalité avec la construction de la réalité, mais
aussi une anthropologie qui met en évidence les mécanismes de discrimination
entre les sexes qui accompagnent la fabrication de la réalité, on aurait attendu
davantage de développements sur les conséquences sociales des positionnements
scientifiques mis en évidence. En fin de compte, et comme elle le reconnaît en fin
d’ouvrage, Yolande Pelchat choisit une posture de mise à distance totale, autant
face aux promoteurs de la contraception immunologique que face à ses détracteurs. Il en ressort un décryptage fin et rigoureux des mouvements jamais épuisés
de description du réel. Nous lui sommes reconnaissants pour cet entraînement
salutaire au scepticisme.
Marion Droz Mendelzweig
Anth. & Soc. 29,1, 2005
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
320
Tessa M. POLLARD et Susan Brin Hyatt (dir.), Sex, Gender and Health.
Cambridge, Cambridge University Press, Biosocial Society Symposium Series,
1999, vol. 11, xxxi + 170 p., fig., réf.
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Ce onzième ouvrage de la série rassemble huit contributions sur le problème
de l'(in)égalité devant la santé ou la maladie selon le sexe (concept biologique) et
le genre (concept social). L'originalité de cette publication provient de la confrontation des points de vue de chercheurs issus de disciplines complémentaires (anthropo-biologistes et socio-anthropologues), l'enjeu étant de décloisonner les disciplines en les faisant communiquer. L'ouvrage rassemble quelques exemples pris
dans les domaines de la santé et de la biodémographie, souvent bien connus des
biologistes ou des socio-anthropologues, pour présenter des différences entre les
sexes. Ces exemples concernent à la fois les enfants (différences de morbidité, de
mortalité, d'état nutritionnel, entre garçons et filles) et les adultes (différence de
prévalence des maladies cardiovasculaires, maladies sexuellement transmissibles,
maladies mentales), ainsi que certains aspects de politique de santé (dirigés préférentiellement en faveur de l'un ou de l'autre sexe). Ils sont présentés et analysés au
sein d'une culture particulière (la culture occidentale ou l'Asie du Sud) ou plus
rarement par comparaison entre cultures.
Il ressort de ces exemples qu'en dehors des facteurs de risque liés au sexe biologique, le contexte social et culturel peut apporter un nouvel éclairage permettant
de mieux expliquer les différences entre sexes en matière de santé et de maladie.
Les rôles que joue au sein d'une culture chacun des deux sexes génèrent des différences de comportements qui se répercutent sur l'état de santé.
Ainsi, chez les enfants de l'Asie du Sud, le statut social et la charge économique futures que l'on attribue au garçon sont vraisemblablement à l'origine des
comportements d'infanticide touchant les filles, du choix d'un régime alimentaire
ou de pratiques de sevrage privilégiant les garçons.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
321
Chez les adultes, pour des raisons biologiques (différences dans les sécrétions
hormonales), les hommes sont davantage exposés au risque de maladies cardiovasculaires et de certains cancers, et les femmes plus exposées aux maladies autoimmunes surtout avant la ménopause. Le genre joue aussi un rôle important dans
la susceptibilité différentielle à certaines maladies. Ainsi, le statut social de la
femme, plus ou moins dévalorisé selon les cultures, est la conséquence d'une dépréciation plus ou moins consciente de ses activités domestiques et de ses devoirs
d'épouse et de mère. Il s'ensuit que certaines manifestations cliniques de la pauvreté sont plus facilement considérées comme des maladies mentales chez la
femme, la rejetant dans la spirale de la marginalité et de la déviance. En la rendant
personnellement responsable de son état, de l'éducation de son enfant, sans tenir
compte du contexte économique et social qui s'exerce sur elle, la société la rend
plus vulnérable aux désordres psychiques. Confrontées à des désordres affectant
la sphère génitale, les représentations culturelles qui touchent la reproduction et la
sexualité empêchent les femmes d'accéder aux soutiens psychologiques, économiques et sociaux : on les accuse de violer les règles de chasteté, et l'état de
culpabilisation permanente les rend plus susceptibles de recourir à la drogue. De
façon analogue, certaines formes de possession observées dans les sociétés non
industrialisées et qui touchent particulièrement les femmes ont été comparées à
l'usage de drogues ou de somnifères dans les pays occidentaux. Dans ces pays, les
femmes se retrouvent, comme d'autres groupes minoritaires considérés comme
déviants, la cible de certaines politiques de santé élaborées par les hommes, qui
cherchent à les guérir de leur soi-disant déviance et non à supprimer ce qui la cause.
La portée de cet ouvrage, fort pertinent quant au choix des exemples traités
(bien que très classiques), se trouve limitée par les difficultés inhérentes à la réalisation d'une véritable interdisciplinarité. Il aurait gagné en crédibilité dans ce domaine par le développement d'exemples pris dans des cultures plus diversifiées et
par l'insertion de références croisées entre les différents chapitres qui parfois se
répètent. Néanmoins il faut saluer cet ouvrage de réflexion, bien documenté, dont
l'approche bipolarisée saura intéresser les tenants de l'une ou de l'autre discipline.
Hélène Pagezy
Anth.& Soc. 25, 2, 2001
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
322
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Nathan PORATH. When the Bird Flies : Shamanic Therapy and the Maintenance of Worldly Boundaries Among an Indigenous People of Riau (Sumatra). Leiden, Publications Research School CNWS, Universiteit Leiden. 2003,
258 p., viii + 258 p., bibl., index, ill., cartes.
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Les Sakai sont d’anciens horticulteurs des marges du sultanat de Siak, petit
royaume de l’est de Sumatra qui fut lui-même graduellement marginalisé sous les
Hollandais et finalement aboli en 1945. Scrupuleux de ne pas participer à leur
« ethnicisation », Nathan Porath a omis de spécifier ce nom de Sakai (un exonyme
péjoratif à l’origine qu’ils se sont réapproprié) dans le titre de son ouvrage. Au
couple réducteur « culture »-« ethnie », il préfère la notion d’embodiment –
féconde comme le livre en atteste –, tout en convenant que l’anthropologue n’a
d’autre choix en fin de compte que de décontextualiser et « d’entextualiser » ces
expériences culturelles qui se présentent toujours comme inhérentes à un corps.
Les expériences dont il s’agit sont celles du chamane et de ses patients. De façon très schématique, les Sakai ont deux sortes de rituels chamaniques : les uns
sont des rites curatifs ad hoc qui semblent presque toujours – mais ce n’est pas
explicite – viser des troubles d’ordre, ou à composante, « mental » (par exemple
des maux de tête, s’accompagnant d’un sommeil agité) ; les autres, versions
agrandies des premiers, se tiennent périodiquement sous différents prétextes, impliquent la participation de tout le groupe local autour de son chamane principal,
avec la collaboration compétitive de chamanes d’autres localités, et permettent
d’entretenir de bonnes relations avec divers esprits que les officiants convoquent
une fois en transe. L’enjeu de ces séances est, selon Nathan Porath, le maintien de
l’identité dans un « monde fluide et changeant » (p. 6). Cette identité se définit
identiquement pour l’individu et pour le groupe local, comme l’illustre la clôture
invisible érigée par le chamane autour, selon le cas, de « l’âme » (semanget) du
patient ou de la maison accueillant et représentant le groupe des cognats. Cette
continuité entre identités personnelle et collective existe également entre les for-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
323
mes d’altérité auxquelles elles sont confrontées. Si les « esprits » responsables des
maladies et invoqués pour les guérir sont en réalité des « humains » (o’ak), à l'inverse les différentes figures humaines dans lesquelles cette altérité a pu s'incarner
à travers l’histoire – Hollandais, Japonais, Chinois, Malais – apparaissent au
nombre des esprits invoqués dans les rites chamaniques, aux côtés des esprits
auxiliaires des officiants et des semanget des patients.
C’est surtout la longue histoire des relations avec le sultanat de Siak, auquel
les Sakai vouaient une demi-allégeance, qui a imprégné en profondeur le langage,
la mise en scène, et jusqu’au nom de leur rituel chamanique. Cette influence trouve sa forme la plus spectaculaire dans les offrandes végétales adressées aux esprits au cours des rites de la seconde catégorie, répliques à grande échelle d’objets
caractéristiques de la culture malaise des kerajaan : bateaux de marchandise, entrepôts, palais royaux, même la berline historique du dernier sultan de Siak, dans
laquelle le chamane prend place. L’auteur propose d’y voir des « sacrifices de
travail » reflétant les anciennes relations politico-économiques avec le sultanat, où
l’élite transformait en biens de prestige les produits forestiers fournis par les populations de l’amont (p. 152). Attraction et transformation sont les deux faces du
pouvoir des esprits : comme le Raja malais, ils attirent les semanget humaines
dans leur orbite (pendant le rêve notamment), pour changer les bien portants en
malades ; à son tour, le chamane les attire par ses chants et leur fait délivrer leur
pouvoir de guérison et de fertilité (pp. 133, 190, 212).
Mais l’auteur ne se contente pas d'énoncer une théorie indigène du pouvoir et
de l’altérité. Son effort porte principalement sur la question de l’efficacité thérapeutique (chap. IV à IX), qu’il résout pour ainsi dire en deux temps. Il pose tout
d’abord que la notion malaise de Semangat, cet aspect de la personne dont la « détachabilité » est dans sa variante sakai à l’origine de toute maladie (et de toute
guérison), est une notion psychologique traduisant l’expérience des états de conscience altérés (rêve, transe, chocs émotionnels). Une fois posée cette équation, au
demeurant discutable, entre semanget et conscience de soi, Nathan Porath peut
déployer les méthodes des performance studies – très bien représentées dans cette
partie du monde – pour donner une description sensible et détaillée des techniques
chamaniques de modification, ou de restructuration de la conscience. Le chamane
sakai en transe puise dans une « boîte à outils curative » (an aesthetic healing
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
324
tool-kit) contenant différents tropes, qu’il anime à travers chants, accessoires et
actions corporelles, pour induire chez le patient une réflexion sur lui-même et la
relation avec son environnement (p. 134). La principale de ces métaphores consiste en un oiseau représentant la semanget du patient, dont la capture par l’officiant
constitue le point culminant de la dramaturgie rituelle, à laquelle il associe avec
art des éléments contextuels relatifs les uns à la situation personnelle du patient,
les autres aux caractéristiques des esprits invoqués, tout cela se mélangeant dans
une même expérience sensorielle qui favorise le travail transformateur de la métaphore, « rebondissant » (p. 124) du domaine invisible des esprits vers le domaine humain pour créer de nouvelles « frontières de la conscience » (boundaries of
consciousness) chez le spectateur/patient.
Cette thérapeutique de la conscience s’apparente à l’efficacité symbolique lévi-straussienne, comme l’indique l’auteur sans se prononcer sur ses effets cathartiques ou abréactifs (p. 133). Ici cependant les métaphores du chamane ne renvoient pas à des processus physiologiques mais mentaux, dont la semanget semble
être elle-même comme la métaphore. Ces métaphores chamaniques à double entrée, passant directement de l’embodiment du chamane à celui du patient, ont certes de quoi dérouter un esprit cartésien. Mais ne faut-il pas conserver un niveau
d’analyse en fonction duquel la semanget sert de représentation pour l’expérience
de la maladie, en particulier lorsque ses manifestations sont surtout « physiques »
(par exemple, douleur à la poitrine, p. 74) ? Enfin, n’est-il pas paradoxal, pour une
anthropologie qui souhaite se tenir aussi près que possible du corps, « experiencing and embodying » (p. 13), que celui du patient ne figure dans les pratiques
chamaniques qu’au titre de contenant, de métaphore, de sa semanget (pp. 129130) ? Laissant ces questions en suspens, le livre n’en est pas moins passionnant
et aurait mérité un vrai travail d’édition.
Nathan Porath. When the Bird Flies : Shamanic Therapy and the Maintenance of Worldly Boundaries Among an Indigenous People of Riau
(Sumatra). Leiden, Publications Research School CNWS, Universiteit
Leiden. 2003, 258 p., viii + 258 p., bibl., index, ill., cartes.
Pascal Couderc,
L'Homme, 175-176 2005
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Laurent Pordié, The expression of religion in Tibetan medicine. Ideal
conceptions, contemporary practices and political use. Institut Français de Pondichéry, Pondy papers in social sciences n°29, 2003
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Laurent Pordié se propose d’étudier l’expression religieuse dans la médecine
amchi, (branche locale de la médecine tibétaine) dans une société ladakhi en pleine mutation. Le religieux y cristallisant des enjeux sociaux, politiques et identitaires, son examen permet plusieurs niveaux d’analyse.
Bien qu’annonçant une perspective comparative avec l’évolution de la médecine tibétaine en Chine, l’ouvrage n’explore que le cas particulier du Ladakh.
Les choix conceptuels sont abondamment explicités, et l’approche se veut fortement contextualisée. Révolution des infra-structures, tensions intercommunautaires entre kashmiris musulmans et tibétains bouddhistes, confrontation avec la
biomédecine, sont autant de déterminants de ces mutations.
Rappelant les liens intimes des fondements de la médecine tibétaine et de la
religion bouddhiste, l’auteur nuance la représentation idéale que la médecine offre
d’elle-même par la réalité de pratiques sociales pragmatiques.
Sur le plan collectif, l’institutionnalisation et l’apparition d’associations de
praticiens sont les véhicules du changement. L’enseignement institutionnel délaisse le religieux au profit d’un discours scientifisé, gage de modernité et de légitimité. Les associations brandissent la religion comme porte-drapeau identitaire, mais
manipulent aussi bien le discours biomédical que l’histoire, à des fins de légitimation sociale et politique. Les amchis urbains, à la fois praticiens et développeurs,
usent du religieux en tant que source d’un pouvoir symbolique permettant de servir d’écran à des stratégies politiques.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
326
On peut donc définir deux niveaux de pratique religieuse. L’un, interne, dont
le rôle est d’améliorer la pratique médicale, reste relativement indépendant du
contexte. L’autre, collectif, externe, permet l’affirmation sociale et politique et
porte l’identité du groupe.
Au final, la médecine contemporaine amchi semble manipuler science, religion et politique de façon contradictoire. Mais la contradiction n’est qu’apparente,
reflétant une spécificité de la culture tibétaine où politique et religieux sont intimement mêlés.
Aline Mercan
Amades 62
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Marie-Christine Pouchelle L’Hôpital corps et âme. Essai d’anthropologie
hospitalière. Paris, éd. Seli Arslan SA, 2003, 218 pages.
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Ce livre est une invitation au voyage, car ce mot tisse le fil rouge de son analyse d’ethnologue, observant des services de réanimation, de chirurgie thoracique
ainsi qu’un bloc opératoire. Il nous transporte dans les sociétés autres pour nous
aider, par la comparaison, à prendre du recul et déconstruire nos propres représentations sur ce qu’il est donné de voir dans ce monde si familier et si étrange à la
fois. La comparaison interroge nos catégorisations, permet l’objectivation nécessaire à l’analyse de cet univers, produit de notre socialisation. La chercheuse évoque également le « voyage d’où l’on revient » dans les salles de réveil ou en sortant d’un coma. Les liens censés protéger le patient n’aideraient-ils pas à le retenir, à lui éviter le « dernier voyage » ? Son regard en décalage par rapport à ce
monde singulier ose poser ces questions qui dérangent : la distanciation avec le
malade, la nudité, le devoir de ne pas s’attacher, la perte de repères spatiotemporels, la mise à l’écart de l’histoire, de la psyché, des liens sociaux du malade, de la famille « contagieuse ». Son propos est de démontrer que tout ceci relève
non d’un effet pervers du système mais d’une nécessité symbolique, éprouvée par
les soignants mais non formulée : monde à part, l’hôpital mettrait en scène, pour
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
327
cause de risque vital, des usages échappant aux lois communes. Ainsi, au bloc
opératoire, les règles d’asepsie se rapprochent-t-elles des rituels destinés à mettre
certains individus en contact avec l’invisible, organisant le pur et l’impur, mais
pas toujours en adéquation avec la bactériologie. La réanimation remplirait la
fonction symbolique d’exhiber le triomphe de nos sociétés industrielles sur la
physiologie humaine, illustrerait violemment l’organicisme, réactiverait le mythe
scientifique et anthropologique qui voudrait la guérison des corps en dehors d’une
véritable prise en charge de l’histoire des personnes : la désanimation. Isoler
l’objet et simplifier la situation d’expérience pour en maîtriser les paramètres.
Mais également, en ces lieux périlleux, en présence d’énergies sacrées parce
qu’on est sur la ligne de partage entre la vie et la mort, établir une frontière, canaliser les forces en présence, par des rites censés protéger, toute irruption du profane compromettant gravement le processus. Pour le patient, la maladie est là,
comme une instance initiatique invitant à la connaissance de soi et à une nouvelle
naissance. Mais ici point d’entreprise collective, ses bénéfices sont incertains et
ses effets parfois pervers. Le temps aussi devient support d’autorité et de pouvoir.
Il existe une culture hospitalière de fond qui fait l’impasse sur l’émotion des soignants. Marie-Christine Pouchelle s’interroge sur le sentiment d’abandon des faibles, devenus objets et non sujets de leur guérison, sentiment redoutable pour leur
survie. Elle y voit la dichotomie, imposée dans cette représentation du soins de
notre médecine technicienne, entre le traitement et le soins. Elle fait l’hypothèse
que ces soins méprisés, dits « soins de confort » ou « soins de base », pourraient
bien être vitaux, car ils tissent entre les malades et la vie les réseaux d’une nouvelle connivence. Ainsi la saturation en oxygène s’élève chez les nourrissons quand
l’enfant est dans les bras. Elle invite les soignants à prendre le risque de s’engager
dans de nouveaux modes de relation aux patients. Elle dit avoir vu médecins et
infirmières plus heureux dans cette démarche, qui les débarrassait de la lourde
charge d’être tout-puissants. Toujours responsables, en oubliant ainsi le maladeobjet ils cesseraient d’être des soignants-machine. Abandonnant son statut de démiurge, acceptant que la guérison ne soit pas une œuvre personnelle mais le fruit
d’une rencontre entre lui et le patient, le thérapeute gagnerait quelque chose pour
lui-même.
Avec une plume ciselée Marie-Christine Pouchelle livre des observations qui
nous replongent dans notre vécu de soignant ou de soigné et nous aident à mettre
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
328
des mots sur des sensations, des malaises mal digérés. Prenant sans cesse le soin
de dire sans blesser, avec humanité et sérieux scientifique, cette ethnologue permet d’engager une réflexion sur les non-dits, les présupposés, d’imaginer un travail à mettre en place pour aider malades et soignants à faire ce voyage côtoyant
la souffrance et la mort le mieux possible.
Dans son article Fermeture d’hôpitaux, quelles clefs ? (Ethnologie Française,
XXXV, 2005, 4, p. 593-603), M.-C. Pouchelle étudie la recomposition aboutissant à la fermeture de Boucicaut, Broussais et Laennec pour l’ouverture de
l’Hôpital Européen Georges Pompidou. Cette réorganisation a remis en question
des rituels d’agrégation identitaire, destinés selon elle à restaurer l’unité personnelle et communautaire des acteurs hospitaliers. Transferts d’éléments de décors
puissamment identitaires, appropriation symbolique du lieu prochainement abandonné. Ainsi la clef de l’ancienne charité, emmenée dans l’hôpital du futur, brandie par un administratif n’ayant pas la légitimité historique du serment hippocratique, le proclamait ainsi maître du temps. La nouvelle organisation devait témoigner de la « victoire de la raison gestionnaire sur la féodalité médicale », quitter
des lieux mais aussi un style de vie professionnelle. Mais la mort guettait, vengeance des mauvaises fées ? La légionellose dans ses eaux stagnantes a cassé
l’image du propre et du dynamique que l’hôpital voulait donner de lui-même. Et
patiemment, face aux menaces de dissociation que représente la faucheuse, le
maillage relationnel informel indispensable au fonctionnement de l’hôpital prend
corps avec le nouvel établissement.
Soizic Noël-Bourgois
Amades
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
329
Laurence POURCHEZ, Grossesse, naissance et petite enfance en société
créole (Île de La Réunion). Saint-Denis de La Réunion et Paris, CRDP Réunion
et Karthala, 2002, 423 p., tabl., gloss., bibliogr., index, cédérom.
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Laurence Pourchez s’inscrit à la fois dans l’anthropologie de la naissance (et
de la petite enfance) et l’anthropologie des mondes créoles. Au carrefour du social
et du biologique, au croisement des approches anthropologique, historique et psychologique, elle souhaite amener ici son lecteur au cœur de la société réunionnaise par le prisme de l’étude du processus allant du désir d’enfant à la fin de la petite enfance, marquée par la naissance sociale du bébé. Cet ouvrage, qui est la publication de sa thèse de doctorat, relève d’une étude de terrain approfondie pendant cinq années dans l’île de La Réunion, particulièrement dans les Hauts de l’île
où les pratiques populaires sont plus présentes.
La porte d’entrée à la compréhension d’une société par l’étude des savoirs et
des pratiques entourant la grossesse, l’accouchement et la petite enfance – de la
naissance physique à la naissance sociale de l’enfant – n’est pas nouvelle. En effet, plusieurs auteurs ont déjà montré l’intérêt de ce type d’étude dans diverses
sociétés et cultures, comme Françoise Loux avec la France rurale du 19e siècle,
Suzanne Lallemand avec les sociétés andines. Cela dit, l’auteur fait ici un travail
remarquable par sa richesse descriptive. Elle réussit, par l’étude micrologique des
détails constituant des pratiques, des rituels religieux et thérapeutiques, des recettes de médecine populaire, à amener le lecteur dans les interstices du métissage, là
où on ne le voit plus parce qu’évident, là où on ne le pense plus car trop présent,
là où on le fige parce qu’insaisissable. Il n’est absolument pas incompatible, à La
Réunion, qu’une mère puisse donner à son enfant des bains d’eau de riz, venant
de la médecine populaire des Malbars du sud de l’Inde, le fasse baptiser par
l’Église catholique et pratique un rituel malgache de sévé mayé pour empêcher les
ancêtres de prendre l’enfant.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
330
Pourtant, bien qu’intitulé « en société créole » et préfacé par Jean Benoist,
l’ouvrage de Laurence Pourchez ne présente pas d’analyse profonde sur la notion
de créolité. L’auteur nous précise à plusieurs reprises qu’elle inclut son étude dans
l’ensemble de la société réunionnaise et plus largement dans la société créole. Si
on voit bien apparaître la société réunionnaise, par le « révélateur » que représente
l’étude de la grossesse, de l’accouchement et de la petite enfance, le lecteur sera
peut-être déçu en cherchant une problématisation, voire une théorisation, des notions de créolité(s) et métissage(s). La diversité et la richesse des pratiques, des
« logiques corporelles », présentées tout au long de l’ouvrage devaient amener à
une analyse des « logiques sociales » ; mais le lecteur reste sur sa faim lorsque
l’auteur commence à aborder le sujet de la société créole vingt pages avant la fin
de l’ouvrage. Pourtant, Laurence Pourchez a une excellente connaissance et réflexion de la société réunionnaise et créole, et elle est une spécialiste reconnue
pour ses études sur les identités créoles et métisses. Le lecteur devra alors compléter cette lecture par les autres travaux de Laurence Pourchez (écrits et films).
La grande particularité de cet ouvrage et des travaux, en général, de Laurence
Pourchez est qu’ils combinent une diversité méthodologique fort intéressante. En
effet, on y trouve les méthodes classiques en anthropologie telles que l’entretien
formel et informel, l’observation participante, mais aussi les nouvelles méthodes,
appuyées par les nouvelles technologies comme l’utilisation de la photographie et
de la vidéo. Elle défend d’ailleurs une anthropologie visuelle appliquée. Elle a
réalisé de nombreux films ethnographiques à l’île de La Réunion sur ses thèmes
de recherche favoris (les pratiques thérapeutiques, la maternité, l’identité créole,
le métissage). L’intérêt marqué de Laurence Pourchez pour les nouvelles technologies en tant qu’outil complémentaire à la recherche anthropologique se remarque par l’annexion d’un cédérom à la fin de l’ouvrage, qui offre des renseignements complémentaires et détaillés sur La Réunion, les plantes nommées dans
l’ouvrage, les soins aux bébés, les rituels religieux et thérapeutiques, etc., le tout
complété par des photos et quelques vidéos.
Il s’agit donc d’un ouvrage d’anthropologie de la naissance extrêmement
complet et documenté sur les pratiques liées à l’enfantement et à la petite enfance.
Le lecteur trouvera ici de nombreuses recettes, de nombreux usages de plantes et
de nombreux détails concernant les rituels. Cet ouvrage, à l’écriture fluide, est
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
331
accessible aussi bien au grand public qu’aux anthropologues, historiens, psychologues et médecins les plus spécialisés.
Marie Paumier
A & soc. 30, 2, 2006
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Bernadette Puijalon & Jacqueline Trincaz, Le Droit de vieillir. Paris,
Fayard, 2000, 281 p., bibl.
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Sous la forme d’un essai qui pose un problème de société et esquisse des remèdes, Bernadette Puijalon et Jacqueline Trincaz, deux anthropologues spécialistes des questions de vieillissement en France, nous proposent un ouvrage de synthèse, où elles dressent un état de la condition faite aux personnes âgées. Complémentaire de l’ouvrage précédent, le vieillissement y est étudié à travers les
images qui se forment à l’endroit des vieux et de la vieillesse, et l’imaginaire
qu’elles nourrissent dans nos sociétés. À leurs propres enquêtes conduites auprès
de jeunes et d’anciens, elles ont ajouté les travaux réalisées par des historiens, des
philosophes et des sociologues sur l’histoire de la vieillesse en Occident, les rapports officiels accumulés ces cinquante dernières années, les essais de journalistes, l’analyse du contenu des messages véhiculés par les médias. Après avoir rappelé les grandes composantes démographiques de la question, passage obligé, les
auteures, dans un chapitre clé (« L’engrenage des définitions »), exposent leur
propos à travers l’étude des termes très divers qui ressortissent à la vieillesse, au
point qu’une commission gouvernementale s’est réunie en 1983 pour statuer sur
le sens de ce vocabulaire – on n’est pas au pays de l’Académie française pour
rien. Elles s’attachent à définir leur objet : l’âgisme, barbarisme issu de la transposition de l’américain aging (« vieillissement »), qui désigne en français une
forme de racisme dont les vieux font l’objet ; « vieillisme » aurait mieux fait
l’affaire car en français âgisme pourrait désigner toute ségrégation envers
n’importe quelle catégorie d’âge ; mais âgisme s’est imposé comme la ségrégation dont les vieux sont victimes, laquelle puise sa raison d’être dans une représentation des âges de la vie fondée sur la croyance ancienne, toujours vivace et
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
332
réactualisée, que déclin physique et déclin de l’individu vont de pair. Inscrite dans
la longue durée de la pensée occidentale, relayée par la gériatrie et la profusion
des images contemporaines, la construction historique et culturelle de la vieillesse
oscille entre deux pôles, celui de la sagesse, manifestée par la blancheur des cheveux et de la barbe à l’image de Dieu en majesté au cœur des cathédrales, celui de
la vieillesse conspuée, dégoûtante, où l’altération physique et la peau flétrie disent
le châtiment divin, la souffrance et la mort, conséquences cruelles du péché originel. La vieille femme suscite plus particulièrement l’effroi et la haine. Le corps
féminin, objet de séduction et de désir, devient répugnant et objet de dégoût avec
la vieillesse. Âgisme et sexisme se renforcent mutuellement (pp. 80-89) ; de nos
jours, les vieilles femmes, plus nombreuses dans les tranches d’âge élevées (pour
100 hommes, il y a 120 femmes à 65 ans, 150 à 75 ans, 200 à 83 ans, 500 à 95
ans), veuves et disposant de ressources souvent moindres, incarnent les craintes et
la mise à l’écart que suscite l’allongement de la durée de la vie. Le raccourcissement de la durée de vie active et les départs précoces à la retraite ajoutent leurs
effets. Le « jeunisme » ambiant, autre façon de dire qu’on n’a pas le droit de vieillir, transforme la prévention du vieillissement en obligation de ne pas vieillir sous
peine d’exclusion, injonction sur laquelle fleurit le commerce des produits antivieillissement (pp. 89- 115). Une même ambivalence se dégage des activités des
retraités, tiraillés entre le désengagement et le militantisme contre les discriminations, entre le consentement et le refus de la ségrégation (pp. 133-157), et des politiques publiques qui doivent prendre en charge des besoins spécifiques mais qui
évitent difficilement la stigmatisation des vieillards assistés (pp. 159-174). Entre
imaginaire et pratiques mal connues, les diverses maisons de retraite, à tort et à
raison, cristallisent toutes les appréhensions, alors que 4% seulement des 60 ans et
plus vivent en institution (pp. 175-213). Fondé sur l’idée que l’ignorance entraîne
la crainte et le rejet, l’essai se clôt sur la présentation des expériences allant à
contrecourant de la mise à l’écart des vieux et permettent « l’alliance de tous les
âges ». Le défilé des représentations, l’imagier de la vieillesse, la mise bout à bout
des clichés contradictoires, leur effet cumulatif sont particulièrement saisissants,
et il est difficile de résumer l’engrenage des stéréotypes sans tomber dans la caricature. Les pièges de l’âgisme, auquel personne n’échappe, sont démontés.
L’essai atteint son objectif ; bien documenté et écrit clairement, il devrait toucher
un grand public à moins que le livre, à son tour, ne soit victime de l’ostracisme
qui pèse sur ces questions ; cela dit, les gens qui, de près ou de loin, sont confron-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
333
tés à ces difficultés sont de plus en plus nombreux. Les auteures de l’ouvrage ne
pouvaient guère s’attarder sur des questions théoriques ; mais son contenu permet
d’esquisser des problématiques sur l’anthropologie de la vieillesse et, plus largement, des âges de la vie. Le recensement des stéréotypes à l’œuvre dans une société est indispensable mais tout un chacun a une capacité, variable, de jugement,
d’analyse et de négociation, piste de recherche qu’indiquent et le chapitre VI sur
la parole des vieux et le titre de l’ouvrage. Cette capacité, individuelle, est conditionnée par le milieu social et le parcours de vie (« le vieillissement apparaît
comme une progression très graduelle dont on ne prend conscience que par intermittence », p. 61). On est frappé par la montée et l’affirmation des inégalités dans
la vieillesse (p. 44) ; s’il est une catégorie d’âge où ces dernières s’affirment, c’est
bien celle des « personnes âgées », dénomination qui, pour ne pas employer le
terme « vieux » jugé méprisant, masque la variété des destinées individuelles. La
question de l’individu, du sujet, de l’acteur social, peut être abordée par des disciplines différentes, mais il nous semble que l’ethnographie est un outil qui permettrait d’apporter un éclairage inédit et unique sur cet aspect. Le contenu de la vieillesse ouvre aussi à des investigations comparatives avec les modèles des sociétés
éloignées qui illustrent à quel point sont étranges nos croyances sur la détermination biologique de l’âge (pp. 268-269), mais aussi avec des modèles occidentaux
qui montreraient que la désynchronisation des cycles de vie, la redéfinition des
seuils sous l’effet des facteurs démographiques et autres, est une tension récurrente dans nos sociétés. Pensons aux crises frumentaires qui agitaient régulièrement
les sociétés d’Ancien Régime et faisaient des coupes claires dans la pyramide des
âges ou, par la suite, aux effets de la révolution industrielle et au vieillissement
démographique, sensible dès la fin du XIXe siècle (p. 17) ; cela conduit à questionner la validité de l’opposition entre un « avant » où les limites d’âge étaient
fixées et un « maintenant » où elles seraient brouillées.
Anne-Marie Peatrik
L’Homme 167-168 : 2003
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
334
Bertrand Pulman, Anthropologie et psychanalyse : Malinowski contre
Freud. Paris, PUF, 2002, VI + 235 p., bibl. (« Sociologie d’aujourd’hui »).
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C’est à la demande de Charles G. Seligman que Bronislaw Malinowski se
charge d’évaluer les hypothèses freudiennes aux îles Trobriand, lors de son second séjour en 1918. Deux ouvrages sur la sexualité des Trobriandais présenteront
les résultats de cette enquête, en 1927 et 1929 38 . Il s’ensuivit une controverse
dont l’enjeu portait sur l’universalité du complexe d’Oedipe. Or, l’histoire de la
discipline crédite ordinairement Malinowski,figure fondatrice du travail de terrain, de l’avoir réfutée, malgré de sérieuses objections ethnographiques et psychanalytiques.Aussi, Bertrand Pulman, qui s’est essentiellement consacré au débat
psychanalyse/anthropologie en tant qu’historien, propose-t-il non seulement de
réévaluer et de retracer les conditions de cette enquête (chap. I et II), mais aussi
d’opérer l’examen critique de ses principaux résultats (chap. III, IV et V). Cette
entreprise historique semble cependant remplir une double fonction qu’il est difficile de partager sans quelques réserves : 1) Elle est au service d’une lecture psychanalytique du rapport de Malinowski aux Trobriandais et à la psychanalyse. Ce
qui revient à prendre comme outil d’analyse une partie de l’objet à étudier. Le
traitement du débat n’est donc pas symétrique. 2) En entérinant la destitution de
l’autorité ethnographique classique, elle suggère une solution qui réitère finalement une division du travail entre ethnologue de terrain et interprète.Dans cette
perspective, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une critique ethnographique du
terrain de Malinowski comme le propose, par exemple, Annette B.Weiner 39 .
Pour Bertrand Pulman, en effet, l’intelligibilité ne s’obtient pas par un surcroît
d’ethnographie. Les erreurs de Malinowski ont d’autres motifs. De ce fait,en portant son intérêt sur « son équation psychique personnelle » et sur « la situation
38 Bronislaw Malinowski, Sex and Repression in Savage Society, London, Ke-
gan, Trench, Trubner &co, 1927 et The Sexual Life of Savages in NorthWestern Melanesia, London, Routledge & Sons,1929.
39 Annette B. Weiner, La Richesse des femmes ou Comment l'esprit vient aux
hommes : îles Trobriand,Paris, Le Seuil, 1983.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
335
sentimentale et libidinale qui fut lasienne sur le terrain », il repère un « rapport
transférentiel non élucidé à ses matériaux ethnographiques » (p. 11).Certes, il ne
s’agit pas de « psychanalyser Malinowski au travers de son Journal » (p. 37).
Néanmoins, bien étrange est le procédé (ou le procès) qui réduit le récit personnel
de l’enquête de terrain (journal et correspondances 40 ) à des données psychologiques alors qu’il est l’un des premiers supports d’objectivation. Ainsi, tout en dressant un portrait dans lequel s’enchevêtrent les dimensions biographiques et intellectuelles de Malinowski, Bertrand Pulman présente dans un premier temps une
lecture thématique de ses écrits personnels afin de dégager « les principales dimensions psychologiques personnelles du séjour en Océanie » (p. 38), soit six
préoccupations récurrentes : sa situation de captivité, son identité nationale, une
amitié, la mort de sa mère, sa santé et son rapport aux indigènes. Le chapitre III
est entièrement consacré à l’économie libidinale de Malinowski : il s’agit
d’interroger l’effet de sa sexualité sur son étude de la sexualité trobriandaise.
C’est l’occasion pour l’auteur de confronter dans un second temps cette situation
affective à la façon dont Malinowski, à travers les oppositions observation/spéculation et amateurs/professionnels, fabrique l’autorité ethnographique ou
le mythe du terrain. Pour Bertrand Pulman, Malinowski n’a pas conscience que la
culpabilité, la lubricité ou les désirs qu’il exprime dans ses écrits personnels interfèrent avec le recueil de ses données et resteront même actifs à l’intérieur de ses
publications ultérieures. Au lieu de quoi, Malinowski s’engage dans une discussion dans laquelle il relativise les présupposés analytiques à l’aune de son travail
de terrain. Or, il n’est guère difficile de montrer les limites de ses affirmations en
la matière.Tout d’abord, Bertrand Pulman relève à juste titre l’écart entre le faible
matériel ethnographique et l’assurance des propositions théoriques de Malinowski : les Trobriandais jouissent d’une grande liberté sexuelle ; ils ont un développement psychosexuel différent ; ils ignorent la paternité physiologique.Sur ce
dernier point, que l’auteur développe longuement 41 , il réhabilite l’interprétation
40 Bronislaw Malinowski, A Diary in the Strict Sense of the Term, London, Rou-
tledge & Kegan Paul, 1967. ; et Helena Wayne, ed., The Story of a Marriage :
The Letters of Bronislaw Malinowski and Elsie Masson, London-New York,
Routledge, 2 vol., 1995.
41 Dans une même perspective, voir Françoise Couchard, « Les Trobriandais et
leur ethnographe,ou la découverte ambiguë des mythes de procréation par Malinowski », in Jacqueline Carroy & Nathalie Richard, eds, La Découverte et
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
336
analytique : il ne s’agit pas d’une absence de savoir, mais d’une « formation défensive socialement instituée » (p. 192). Par ailleurs, Malinowski ne cesse de trahir sa connaissance approximative de l’approche psychanalytique. Il est vrai que
l’observation des comportements manifestes ne permet pas d’appréhender la dimension latente que prétend dévoiler la psychanalyse. Il l’aborde en tant que
théorie psychologique à tester plutôt qu’expérience à éprouver. Dans ces conditions, il semble difficile de croire que l’universalité du complexe d’Oedipe soit
réellement réfutée. Or, la relativisation des propositions de Malinowski et de son
travail de terrain ne constitue pas pour autant une confirmation de son universalité, ni même de son existence.Une approche réellement symétrique aurait pu interroger les fondements de l’autorité psychanalytique 42 telle que Freud la fabrique
et la « fonction accréditive » de l’analyse personnelle. Quatre points peuvent être
discutés à partir du passage conclusif suivant : « Selon nous, il convient de déconstruire le modèle de l’autorité ethnographique, soit la représentation canonique
suivant laquelle l’anthropologue ayant observé des faits serait a priori mieux qualifié qu’un autre pour en fournir une interprétation théorique. S’il s’avère qu’un
psychanalyste théorisant à Londres est capable de donner une interprétation plus
cohérente et convaincante des matériaux trobriandais que l’ethnographe qui les a
collectés, le terrain perd une bonne part de la fonction accréditive qui lui est dévolue dans le régime discursif de l’anthropologie contemporaine » (p. 226). Cet extrait pose un glissement problématique. 1) Le mythe du terrain se serait-il transmis
– identique et sans critique– d’étudiants en étudiants depuis Malinowski ? Certainement pas ! Faut-il revenir sur l’innombrable littérature anthropologique ayant
entrepris depuis longtemps déjà de faire un retour sur sa propre pratique de terrain ? Et, notamment, sur l’exigence du récit des conditions de l’enquête 43 ? En
revanche, il est certain que la transmission du travail de terrain, encore dévalorisée au profit de la lecture des « œuvres », demeure à la discrétion des lieux
ses récits en sciences humaines : Champollion, Freud et les autres, Paris,
L’Harmattan, 1998 : 131-146.
42 Jean-François Chiantaretto, « Autobiographie,récit fondateur et histoire de sa
genèse : du psychanalyste au saint. À propos de l’“Autoprésentation”de
Freud », in Jacqueline Carroy & NathalieRichard, eds, ibid. : 159.
43 Daniel Bizeul, « Le récit des conditions d’enquête : exploiter l’information en
connaissance decause », Revue française de Sociologie, 1998, 49 (4) :751787.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
337
d’enseignement. 2) Outre sa fonction cathartique et empirique, le journal de terrain a un usage réflexif et analytique qui permet d’orienter son enquête,d’évaluer
son rapport à l’objet et de produire une élaboration théorique. Le « j’y.étais » ne
suffit plus pour faire valoir ses résultats. Encore faut-il montrer, explicitation à
l’appui, comment s’effectue l’apprentissage nécessaire du monde exploré. 3) De
ce point de vue, il ne s’agit pas de recueillir un « matériel » qui demanderait une
« interprétation ». Dans le travail de terrain, il n’y a pas de division des tâche sentre l’une et l’autre activité. L’élaboration théorique est « ancrée » au terrain. Il
faut pourtant reconnaître que cette division académique est encore très répandue
et entretenue par les ethnologues eux-mêmes. 4) Cette attitude favorise
l’importation de modèles théoriques, de préférence des théories du mental (cognitives ou psychanalytiques), réputées donner plus de« cohérence » ou une meilleure « explication » aux curiosités ethnographiques. Mais qu’en est-il vraiment de la
fécondité et de l’adéquation de ces modèles ? Si Bertrand Pulman a le mérite
d’aborder les limites de l’élaboration théorique de l’anthropologie moderne, il ne
tient pas compte, selon nous, de l’anthropologie contemporaine, critique et réflexive. Et il conviendrait désormais d’examiner soigneusement pourquoi on
cherche cependant à y remédier par des théories non anthropologiques plutôt que
par un surcroît d’ethnographie
Samuel Lézé
L’Homme 169 : 2004
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Marc Renneville, Crime et Folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires. Paris, Fayard, 2004, 526 p., notes bibliogr., chronol., index, ill.
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Qu’est-ce que la santé mentale ? Un fait social total. La réponse peut paraître
au premier abord un peu brutale. Néanmoins, on réalise assez vite que ce syntagme désigne un champ de forces et non un concept scientifique qui pourrait se réduire à une simple question médicale. Ainsi, il n’existe pas de science de la santé
(mentale), mais des institutions (juridiques, éthiques, scientifiques, etc.) et des
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
338
dispositifs qui en assurent la gestion. De ce fait, tant la définition impliquée par
ces actions que son champ de compétence font l’objet d’une lutte pour imposer
une juridiction particulière. Les psychiatres semblent actuellement un peu naïvement faire la découverte de ces dynamiques et certains sociologues se préoccupent de l’extension de ce champ hors de ses limites supposées… Quelles limites ?
Les a-t-on jamais connues ? Ont-elles seulement été fixées une fois pour toutes ?
Dans ce cadre, le recours à l’histoire ne relève pas d’un simple détour méthodologique, outil de rupture attendu des illusions du présent. Cet usage relativiste, auquel on cantonne parfois l’anthropologie, ne prend pas la mesure théorique de la
dimension historique ou dynamique inhérente à nos domaines d’investigation.
Aussi, prétendre développer une anthropologie de la santé mentale consiste en
premier lieu à s’affranchir d’unités d’analyse socialement prédéfinies, que le travail de terrain porte sur une institution ou sur une catégorie psychiatrique. Chaque
étude mêle en effet inextricablement divers aspects, aucune ne se réduisant complètement à une dimension purement médicale. De ce fait, comme l’a parfaitement analysé Didier Fassin, les projets d’anthropologie médicale sont par nature
limités 44 .
En proposant l’histoire des théories criminologies, Marc Renneville analyse la
tension, toujours présente, entre institutions médicales et juridiques à l’égard des
criminels. La complexité de cette intrication se retrouve au cœur même des
conceptions avancées tout au long du xixe siècle. Comment comprendre l’auteur
du crime ? Comment comprendre cette figure de l’irrationalité ? Déviance sociale
ou déviance mentale ? Prévenir ou guérir sont-ils possibles ? Ces questions, constate l’auteur, n’ont toujours pas été résolues, le dénouement de l’intrigue n’est pas
connu. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le criminel est un pécheur victime de sa
faiblesse ; le crime, une faute ou une déchéance morale. Mais il est parfaitement
responsable de ses actes, criminels et fous ne formant pas deux catégories distinctes. Ce n’est que progressivement que l’institution médicale et l’institution juridique se répartissent la gestion de ces catégories. Psychiatrie (Pinel, Esquirol, Morel), phrénologie (Gall) et anthropologies criminelles (Lombroso, Lacassagne)
44 Didier Fassin, « Entre politiques du vivant et politiques de la vie : pour une
anthropologie de la santé », Anthropologie et Sociétés, 2000, 24 (1) : Terrains
d’avenir : 95-116.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
339
déplacent progressivement la question de la responsabilité vers celle de la dangerosité. L’enjeu de ces théories est une subtile dialectique du crime et de la folie :
opposition, recouvrement, concept tiers, etc. Gall, par exemple, élabore une science du « criminel né » qui rend possible un dépistage. Il prépare l’idée qui conduit
le crime à devenir une espèce de folie. La faiblesse ou la force de ces théories
s’exprime dans leur pouvoir diagnostic qui identifie, distingue et explique l’acte
criminel. Que le diagnostic s’émousse, et la théorie change ou se transforme. De
la folie criminelle (totale) à la folie du crime (partiel) se dessine une histoire épistémologique de questions étonnement contemporaines.
Apparaît ainsi la genèse de la psychiatrie pénitentiaire, des stéréotypes médiatiques (films, littérature, etc.) de la folie meurtrière (chap. xiv) variant au gré des
théories (psychiatrique, psychanalytique, etc.), mais aussi du cadre sociohistorique de l’expertise psychiatrique médico-légale, aujourd’hui omniprésente dans les
grandes affaires. La recherche des causes des crimes sans mobile apparent constitue toujours l’horizon de nos interprétations. L’actualité la plus immédiate est là
pour nous le rappeler. Il se pose les mêmes questions aux réponses incertaines,
comme celle de savoir si le criminel sait ce qu’il fait ? Il s’agit, une fois le crime
commis, une fois les circonstances comprises, d’établir un diagnostic rétrospectif,
de déterminer la responsabilité de l’acte. Le système de jugement est infailliblement binaire : si le criminel est jugé responsable, il n’est pas fou et sera traduit en
justice ; si le criminel est jugé irresponsable, il est fou, auquel cas il ne serait être
traduit en justice ni condamné à un soin.
Samuel Lézé,
L'Homme, 177-178 2006
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
340
Revue Bulletin de la Société de Pathologie, Exotique, 98 (3), 2005 Anthropologie des fièvres hémorragiques virales
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Dans une même perspective, voir Françoise Couchard, « Les Trobriandais et
leur ethnographe,ou la découverte ambiguë des mythes de procréation par Malinowski », in Jacqueline Carroy & Nathalie Richard, eds, La Découverte et ses
récits en sciences humaines : Champollion, Freud et les autres, Paris,
L’Harmattan, 1998 : 131-146.
Il est usuel de considérer que l’anthropologie ne s’accommode ni de l’urgence
(la durée étant un pré-requis méthodologique), ni de demandes trop finalisées
(l’indépendance conceptuelle étant un pré-requis théorique). C’est notamment ce
qu’illustre le remarquable état des lieux de la recherche en anthropologie médicale récemment publié sous la direction de F. Saillant et S. Genest (« Anthropologie
médicale. Ancrages locaux, défis globaux »). Alain Epelboin et ses collaborateurs
montrent cependant qu’il est possible de faire de très bons travaux dans ce contexte, au prix d’une démarche construite rigoureusement et d’une connaissance préalable de l’aire culturelle et du thème de la recherche, dans des conditions particulières de collaboration avec les disciplines médicales.
Les fièvres hémorragiques (notamment les fièvres de Marburg et d’Ebola)
sont considérées comme un risque sanitaire contemporain majeur, ces pathologies
étant contagieuses et ayant un taux de létalité élevé. Au cours des dernières années, des flambées épidémiques ont eu lieu en Afrique centrale, de l’Est et australe, suscitant l’intervention d’équipes internationales, en appui aux institutions
sanitaires locales, qui mettent en place des mesures drastiques pour juguler la
transmission. Le traitement de ces flambées apparaît d’un abord très technique,
mais les dimensions sociales, culturelles et politiques de la transmission de la maladie et de ses conséquences ont conduit l’OMS à adjoindre des anthropologues
aux équipes envoyées en mission d’urgence.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
341
Le Bulletin de la Société de Pathologie Exotique publie un dossier, issu d’un
colloque ayant eu lieu en septembre 2004 sur ce thème, qui fait le point sur les
fièvres hémorragiques d’un point de vue pluridisciplinaire (virologie, épidémiologie, santé publique, clinique, anthropologie, écologie). Un article rapporte la démarche menée par les équipes OMS et locales qui, après plusieurs missions de
recherche et un travail d’analyse, ont réalisé des actions de formation pluridisciplinaire destinées aux professionnels de santé au Congo. Cette démarche est celle
d’une anthropologie appliquée particulièrement attentive à la communication autour des résultats et aux usages sociaux de la recherche.
Un article intitulé « Medical anthropology and Ebola in Congo : cultural models and humanistic care » (Hewlett B.S., Epelboin A., Hewlett B.L., Formenty
P.) rend compte de deux études de terrain : B.S. et B.L. Hewlett ont analysé les
modèles d’interprétation de la maladie, et A. Epelboin a travaillé sur la sensibilité
culturelle aux stratégies d’intervention mises en œuvre. Bien que les auteurs insistent sur les limites de leur étude dues à la brièveté du séjour d’enquête et aux difficultés locales liées au contexte épidémique et à l’insécurité, l’article expose des
résultats au contenu informatif riche et suscitant la réflexion.
L’analyse des modèles explicatifs, d’approche assez conventionnelle, met à
jour cinq types d’interprétation :
•
Une interprétation sorcellaire similaire aux théories étiologiques connues
en Afrique centrale, qui révèle des conflits sociaux pré-existants, et peut
être le substrat de protections préventives, notamment par la pratique d’un
culte particulier.
•
L’intervention de la secte Rose-Croix, qui regroupe des « intellectuels »
censés pratiquer la magie ; quatre instituteurs ont été tués en 2003 parce
qu’il étaient suspectés d’avoir provoqué la maladie d’Ebola. Comme
l’interprétation sorcellaire, ce modèle soupçonne les individus qui ont acquis un pouvoir ou un statut social de manipuler des forces surnaturelles.
•
Une représentation de la maladie comme « naturelle », provoquée par la
saleté et le contact avec des individus, des objets ou des lieux pollués. Le
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
342
modèle en question rejoint des entités nosologiques locales qui ne font pas
intervenir le surnaturel, telles que celles qui correspondent grossièrement à
la lèpre ou à la fièvre/palu. La maladie serait portée par l’air et le vent, et
pour s’en protéger il conviendrait de s’éloigner des villages pour se replier
en forêt, d’instaurer la ségrégation des malades, et de pratiquer des rituels
de protection dansés par les nganga (thérapeutes traditionnels).
•
Le modèle biomédical s’immisce dans les perceptions locales, au fur et à
mesure des actions d’information de la population par les autorités sanitaires sur les signes et modes de transmission de la fièvre d’Ebola. Les pratiques d’évitement physique des malades l’attestent même lorsque
l’étiologie sorcellaire est avancée, de même que la demande de gants et
d’eau de javel émise par certains nganga.
•
Le modèle qualifié d’économico-politique met en cause les Européens et
les Américains. Cette interprétation doit être située dans le contexte des
rapports Nord-Sud et de leur histoire. L’Union Européenne finance le développement de réserves naturelles, première source d’emploi dans la région, avec un impact économique et politique important. La mise en cause
des Européens et des Américains dans la survenue de l’Ebola prend place
sur un arrière-plan de défiance qui résulte notamment des limitations de la
chasse imposées dans les réserves, propice au développement de rumeurs
à propos d’agissements récents au détriment des populations locales.
L’Ebola est perçu comme une stratégie utilisée par les Blancs pour poursuivre une exploitation qui a débuté dès la colonisation.
Cette mise à jour des théories étiologiques a permis aux anthropologues de
préciser les éléments qui, dans les perceptions, sont favorables à la prévention et
peuvent être mis à profit dans les messages d’information.
L’attitude des nganga suscitait des questions d’un autre ordre. Au cours d’une
précédente flambée épidémique, les autorités sanitaires leur avaient interdit toute
pratique car ils étaient soupçonnés de favoriser la transmission, incluant leur propre contamination, par leurs manipulations physiques des malades. Malgré
l’attitude ambivalente et hétérogène des nganga vis-à-vis de l’épidémie, les an-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
343
thropologues ont suggéré de les associer à la lutte contre la maladie, notamment
du fait de l’importance des recours de la population aux nganga comparativement
à la fréquentation des centres de soins. Ils ont recommandé aux équipes médicales
de répondre à la demande des nganga par de l’information et la fourniture de
gants et d’eau de javel, et de les inviter à suspendre leur pratique d’incisions corporelles (notamment destinées à l’insertion de remèdes) pendant la durée de
l’épidémie. La particularité de cette recommandation vis-à-vis des « classiques »
tentatives d’intégration des thérapeutes traditionnels était d’éviter toute implication systématique des nganga et toute manifestation publique de cette démarche,
d’une part pour éviter le risque « d’usages sociaux » par les nganga ingérables par
l’équipe médicale, d’autre part pour favoriser une démarche individuelle, particularisante, vis-à-vis de nganga parfois très impliqués dans des accusations sorcellaires aux manifestations sociales violentes.
Pendant les premières flambées épidémiques qui ont eu lieu au Congo, les
équipes médicales internationales avaient dû être évacuées sous la menace d’une
résistance locale armée. Cette résistance répondait à des pratiques peu acceptables
de la part de ces équipes, dues à des motifs institutionnels ou à l’application de
stratégies préventives définies pour des contextes sociaux très différents. D’autres
stratégies sensibles à la culture locale ont été mises en œuvre, développées en
grande partie grâce aux observations et à l’expérience de l’équipe
d’anthropologues :
•
•
•
Les unités d’isolement des malades ont été construites de manière à permettre la transparence des activités,
Le traitement à la maison a été privilégié comme alternative à l’isolement
des malades à l’hôpital, ce qui impliquait de former les familles aux pratiques d’hygiène en contexte hautement infectieux,
Les cérémonies de funérailles dans la communauté ont été autorisées avec
des mesures protectrices, afin que cesse le traitement collectif des corps
par les équipes sanitaires, ressenti comme une violence symbolique par la
population.
Dans cette démarche, une attention particulière fut accordée au fait d’instaurer
des relations de confiance, de manifester la solidarité des chercheurs vis-à-vis de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
344
la population lors de deuils, et d’établir la transparence des interventions sanitaires. La population a exprimé ses doléances à propos des pratiques des équipes
médicales, concernant notamment des actes chargés symboliquement, perçus
comme manifestant la volonté de se protéger vis-à-vis des personnes plutôt que du
virus.
Les deux démarches exposées dans cet article, et la place de l’anthropologie
dans ce numéro, attestent de l’apport des sciences sociales à la santé publique
dans le cas des fièvres hémorragiques, à l’occasion de la première enquête de terrain menée dans ces conditions et sur ce type de pathologie. Autant les représentations de la maladie, explorées dans la première étude, que les sentiments de la
population locale vis-à-vis des interventions et des acteurs, abordés par la seconde
étude, conditionnent l’évolution de l’épidémie. Pour les auteurs, l’étroite collaboration avec les équipes médicales a été indispensable pour assurer la pertinence de
leurs résultats. Diverses questions ont été traitées dans une perspective appliquée,
incluant, entre autres sujets, les stratégies de communication à propos de la maladie, les recommandations relatives à la consommation de la viande de chasse, et la
prise en charge des malades.
De plus, cette publication est importante car elle rapporte l’usage de
l’audiovisuel comme outil d’enquête et comme support de communication pour la
formation. Trois films documentaires ethnographiques ont été réalisés par A.
Epelboin. Le premier, intitulé « Ebola au Congo : virus, sorcier et politique, Kellé,
février 2003 », montre le contexte social de la première mission de l’équipe, dans
un climat de violence des rapports entre équipes médicales et population et au
sein de la population. Le second, « Virus, paroles et vidéo, Kellé, Mbomo, juin
2003 », présente les résultats de la mission d‘évaluation de la riposte à la flambée
épidémique de juin, et les réactions à la projection du premier film. Il montre notamment des attitudes diverses parmi les populations pygmées, les autorités politiques et les représentants des autorités sanitaires. Le troisième film, « Virus, braconnier et fêtiche, Mbomo, décembre 2003 », montre les effets sociaux de
l’épidémie dans deux localités, et met en évidence la stigmatisation des personnes
qui ont été malades ou qui ont été en contact avec des malades.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
345
Le bulletin et l’intégralité des articles sont accessibles sur le site de la Société
de Pathologie exotique, à l’adresse www.pathexo.fr. Les films sont accessibles
dans la vidéothèque de la SPE, sur le même site.
Amades
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Revue Diogène, Chamanismes. janvier 2003, 396 : Sous la direction de Roberte Hamayon Paris, PUF, 2003, 311 p., bibl. (« Quadrige »).
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En 1992, Diogène consacrait un numéro entier à l’étude des chamanismes et
soulignait la revivification de ces phénomènes que l’on pensait jusqu’alors voir
disparaître sous l’influence des pouvoirs politiques centralisateurs et des grandes
religions. La revue a souhaité rendre à nouveau disponibles ces travaux qui, à nos
yeux, constituent des références essentielles pour l’étude du chamanisme. Révisés
et enrichis de nouvelles contributions, ceux-ci mettent en perspective l’évolution
et le renouvellement des pratiques chamaniques car, constate Roberte Hamayon,
« plus que jamais, le chamanisme semble échapper aux tentatives de le définir
comme à celles de juger de ses chances de renaître ou de ses risques de disparaître » (p. 8). En effet, la diversité et l’adaptabilité d’un tel objet d’étude posent à
nouveau l’épineuse question de sa définition. Ces articles, internationaux et pluridisciplinaires, contribuent de manière fondamentale aux débats anthropologiques
concernant la définition même du chamanisme et des formes qu’il prend dans les
sociétés occidentales. En effet, le chamanisme, tout comme d’ailleurs l’« Orient
mystique » qui s’enracine dans la fascination pour les religions asiatiques, cristallise les rapports que les sociétés occidentales entretiennent avec des altérités
culturelles. Il représente un alter ego auquel l’Occident se confronte afin de définir par contraste sa propre identité. En introduction, Roberte Hamayon nous
conduit à nous interroger sur le rôle de l’Occident dans la redéfinition du chamanisme et, au final, sur sa capacité à penser et à reconnaître les autres cultures (p.
47). L’éditrice scientifique de ce recueil retrace la manière dont les occidentaux se
sont représentés le chamanisme, puis les débats scientifiques et les problèmes
épistémologiques qu’il suscite encore aujourd’hui. Cette synthèse permet ainsi au
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
346
lecteur de saisir les enjeux fondamentaux autour de la définition du chamanisme
et des pratiques qu’il recouvre. La survivance et les transformations des pratiques
chamaniques permettent également de comprendre le regain d’intérêt pour le
chamanisme dans les sociétés traditionnelles, tout comme ses usages contemporains et occidentaux dans le cadre du développement personnel. Le présent recueil
est organisé en trois volets principaux. Le premier concerne les formes de chamanisme dites « traditionnelles » rencontrées dans les sociétés non occidentales. Eugène A. Helimski et Nedezda T. Kosterkina présentent et analysent les séances
avec celui que les Nganasan (Sibérie) considèrent être le dernier de leurs grands
chamanes. Les auteurs insis- tent sur la poétique des chants qui sacralise le langage et donne la parole aux esprits par la voix du chamane. Boyd Michailovsky et
Philippe Sagant étudient quant à eux les rituels chamaniques des Limbu, au Népal
oriental, qui accompagnent les morts dans leur ultime voyage et font en sorte que
les vivants accomplissent leurs obligations visà- vis de ceux-ci. Maladies, troubles
du comportement ou accidents peuvent être le signe de l’insatisfaction et de la
frustration d’un mort qui n’a pu devenir un ancêtre et qui revient tourmenter les
vivants. Le chamane procède alors à de grandes funérailles, un rituel de réparation
qui permet au mort de régler définitivement ses comptes avec les vivants. Les
pratiques chamaniques sur l’île de Cheju en Corée qu’étudie Seong-nae Kim participent d’un rite d’exorcisme. Ici, celui qui tourmente les individus (plus particulièrement les femmes) est une étrange divinité, le Toch’aebi. S’en libérer requiert
un rite de danse mettant en scène un dialogue, chanté par le chamane, entre le
Toch’aebi et la patiente possédée. À travers ces rites, l’article étudie les logiques
culturelles de la maladie et de la guérison, et resitue ces logiques dans les réalités
sociales de la Corée contemporaine. Le second volet du recueil étudie les pratiques chamaniques qui se renouvellent dans les sociétés en voie de modernisation.
L’étude de Vladimir N. Basilov concerne le chamanisme d’Asie centrale, dont les
fonctions et la symbolique ont en quelque sorte été « brouillées » par l’influence
islamique. Cette dernière le condamne en tant que sorcellerie et tend à en extirper
ce qui la contredit. On constate toutefois la coexistence et l’interpénétration du
chamanisme et de l’islam populaire, notamment autour de la fonction thérapeutique. Ce panorama est actualisé par la contribution de Thierry Zarcone qui insiste
également sur l’extraordinaire adaptabilité du chamanisme islamisé d’Asie centrale. Il observe cependant la mercantilisation des pratiques chamaniques dans le
cadre du New Age russe, impliquant une simplification des rituels et une décom-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
347
position de ses traditions. À suivre Jean-Pierre Chaumeil, les chamanismes amazoniens sont eux aussi « à géométrie variable ». Dans le complexe et composite
panorama religieux de l’Amazonie, le chamanisme a remarquablement survécu
aux brassages religieux et culturels. Il connaît même un regain de vitalité dans les
cultures indigènes sous une forme « traditionnelle », et sous une forme « syncrétique » en milieu urbain. Le chamane a eu un rôle central dans l’éclosion de mouvements messianiques depuis plus d’un siècle, mais il accompagne aussi des
mouvements identitaires et s’intègre dans la vie politique de bon nombre de pays
d’Amérique latine. Le troisième volet de la revue se concentre sur l’intérêt de
l’Occident pour un chamanisme peu ou prou réinventé. Philippe Mitrani fait un
examen critique des approches psychiatriques de la figure du chamane, qui traitent ce dernier comme un individu psychologiquement perturbé, tandis que Wolfgang G. Jilek propose une analyse générale de la perception occidentale du chamane. Il montre comment, dans la seconde moitié du siècle, le chamane devient
peu à peu un thérapeute aux yeux des sociétés occidentales. Cet aspect sera tout
particulièrement développé par Danièle Vazeilles, qui analyse les liens entre le
chamanisme traditionnel des Indiens Sioux Lakotas et l’engouement des adhérents du New Age pour les pratiques chamaniques. Elle présente différentes figures du New Age s’inspirant du chamanisme pour proposer des enseignements
synthétiques (core shamanism) ou des versions plus modernes (néochamanisme).
La rencontre de thématiques New Age avec les ressources symboliques du chamanisme souligne une fois de plus l’adaptabilité de ces dernières aux exigences
modernes, assurant ainsi leur survivance. Toutefois, s’interroge l’auteur, la simplification des rituels et l’exploitation commerciale du chamanisme par le New
Age ne représentent-elles pas une forme de néocolonialisme dépouillant les Indiens de leur culture ? Pour Kocku von Stuckrad, le chamanisme occidental moderne illustre l’ambivalence de la science rationnelle. Cette dernière, en voulant
repousser en dehors de ses frontières les pratiques dites irrationnelles, favorise
dans le même temps la fascination pour celles-ci. Ainsi, le chamanisme serait
donc « un paradigme de la dialectique de la rationalité, de la science et de la fascination pour l’ “autre” irrationnel » (p. 296). Pour finir, l’ouvrage se clôt par une
présentation des chants poétiques de Setuuma, chamane guajiro au nord de
l’Amérique du Sud (Michel Perrin).
Véronique Altglas
L’Homme 174 : 2005
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
348
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Revue L’Homme et la Société, « Psy et Société », no 138, 2000/4,
L’Harmattan, 160 p. L’Homme et la Société, « Les psy dans la cité », no 139,
2001/1, L’Harmattan, 176 p.
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Les modes de prise en charge de l’institution psychiatrique française font
l’objet, depuis ces trente dernières années, d’une série de transformations et
d’extensions considérables. Curieusement, il semble que les sociologues, dont les
analyses pourraient se situer dans le sillage de Robert Castel, négligent les déploiements de cette fonction dans le champ plus général et social de la santé mentale et de sa promotion. Il en est ainsi des deux dossiers spéciaux que consacre la
revue à la question des rapports entre Psy(chanalyse) et société (clinique du social) et en particulier sur la présence des psy dans la cité (les champs sociaux de la
clinique).
Tout d’abord, il y a lieu de se demander si l’angle retenu, qui est de convoquer
les agents de soin eux-mêmes — psychiatres, psychologues, psychanalystes, ordinairement confondus dans la fonction psy — est un choix heureux. Il peut en effet
paraître étrange que les vecteurs mêmes de diffusion de la « psychologisation » du
monde ne fassent pas l’objet de ces dossiers singulièrement partiels. Car si chacun
de ces professionnels constate les problèmes sociaux — précarité, exclusion, immigration — et leur lien à la « souffrance psychique » , ils ne cessent d’en rendre
compte partialement dans les termes d’un discours psy qui semble aller de soi,
l’enjeu étant alors d’introduire ce discours, surtout psychanalytique, dans les
sciences sociales : pour une clinique du social.
Ainsi les uns tentent de renouer psychanalyse et sciences sociales sur des objets tiers (Michèle Betrand et Bernard Doray) ; les autres tentent de dénouer leurs
liens classiques et ordinaires, contre l’ethnopsychiatrie notamment (Olivier Douville). Lorsque Richard Rechtman, qui fait ici figure d’exception, dégage la mis-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
349
sion de prévention et de gestion des formes de violence du champ de la santé
mentale, et se dégage de son idéologie professionnelle, il montre avec justesse que
la reconnaissance du caractère violent (maltraitance, abus sexuels, violences familiales, etc.) relève en dernière instance d’une construction politique et sociale. Il
s’agit d’une description qui va d’ailleurs à l’encontre de l’interprétation analytique de la violence (Eugène Enriquez et Jean-Pierre Lebrun).
Le second dossier qui donne des illustrations précises des domaines
d’intervention des psy (les SDF, Sylvie Quesemand-Zucca ; les migrants aux
Pays-bas, Jack Le Roy ; les migrants âgés du Maghreb, Atmane Aggoun) ne permet pas de décider s’ils se réduisent ou non à une psychiatrisation de l’inégalité et
de l’injustice. On ne s’étonnera guère de ne rien trouver sur la soudaine visibilité
et l’introduction massive de psychologues cliniciens sur ce marché devenu depuis
les vingt dernières années hautement concurrentiel. On lira cependant avec intérêt
la contribution de l’ARPP sur la transformation et formation de la pratique du
psychosociologue par l’effet d’une cure. La cure est en effet décrite, au cours de
divers entretiens, comme un élément d’un cursus qui conditionne l’acquisition
d’une compétence spécifique, un savoir-faire et un savoir-être particulier et donc
un élément de distinction entre professionnels.
FASSIN D., 1996, « Les usages des la souffrance physique » : 67-74, in F.
De Rivoyre (dir.) Souffrance psychique, une souffrance ordinaire. Paris, L’Harmattan.
Samuel Lézé
A & S 26-2-3, 2002
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Revue PLOS Medicine, vol 3, n°4 « Disease Mongering », 2006
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La revue électronique PLOS Medicine (Public Library of Science) est une revue en open access, avec comité de lecture. Le numéro 4 d’avril 2006 est consacré
au « Disease Mongering ». Le terme « monger » peut être traduit approximativement par « diffuser, répandre, relayer » au sens de diffuser des rumeurs, voire
répandre des maladies. Bien que la définition de cet idiome ne soit pas fixée de
manière définitive, on peut considérer que le « disease mongering » représente le
fait de diffuser des représentations de nouveaux syndromes ou maladies (sickness), ce qui a pour effet d’ouvrir de nouveaux marchés pour la diffusion de traitements. Les campagnes de sensibilisation de la population à diverses pathologies
constituent l’une des pratiques les plus fréquentes du « disease mongering ».
Ce numéro de PLOS Medicine présente 11 articles consacrés à ce sujet, écrits
par des médecins, sociologues, anthropologues, analysant diverses formes de « disease mongering » qui médicalisent des aspects de la vie biologique tels que la
ménopause ou le syndrome pré-menstruel, présentent comme pathologies graves
des problèmes de santé relativement anodins, et transforment en pathologies de
« simples » facteurs de risque tels que l’hypercholestérolémie ou l’ostéoporose.
L’industrie pharmaceutique n’est pas le seul artisan de cette construction sociale
de la maladie : des convergences d’intérêts entre groupes médicaux, firmes, cabinets de relations publiques, journalistes scientifiques et avocats qui défendent les
patients relaient ces notions, souvent amplifiées par les mass media dénuées de
recul critique. Des troubles comme le syndrome des jambes sans repos sont ainsi
« popularisés ». Ces « nouvelles pathologies » sont établies par l’usage
d’estimations exagérées de leur prévalence et par diverses stratégies ayant pour
propos de convaincre la population de la gravité du trouble, afin d’installer la
consommation médicamenteuse en rapport.
Un cas particulièrement explicite est celui de l’émergence du syndrome dysphorique prémenstruel favorisée par le laboratoire Eli Lilly soucieux de diffuser
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
351
une nouvelle version de la fluoxetine (anciennement Prozac©, renommée Safarem©) ; alors que certains psychiatres considèrent ce syndrome comme une pathologie grave, d’autres disent que ce trouble n’existe pas. Ces interprétations
discordantes attestent du fait que les motivations des acteurs sont diverses. Les
firmes ont des attitudes hétérogènes concernant cette question. Les positions des
médecins, ou des avocats de patients, peuvent être basées sur des logiques complexes, notamment parce que l’influence des firmes peut « grignoter » la légitimité académique de manière voilée, les conflits d’intérêt n’étant pas toujours explicites et conscients.
Le numéro analyse, avec des approches diverses, l’émergence de syndromes
tels que la dysfonction sexuelle féminine ; le rôle de régulation joué par les institutions publiques face à ce problème ; l’histoire scientifique des inhibiteurs de la
cholinestérase – des médicaments pour lesquels les scientifiques semblent « chercher une pathologie qui permette de les utiliser » ; la construction des patients
comme des consommateurs médicaux.
Dépassant une lecture inspirée par Illich qui ne verrait dans ce phénomène
qu’un effet de la domination médicale, l’analyse tente de le situer dans le contexte
socio-symbolique contemporain des pays développées. Au plan symbolique, le
« disease mongering » ne pourrait se développer sans la « foi » dans le progrès
scientifique et l’innovation – une norme sociale, scientifique et économique puissante. Au plan social, plusieurs éléments entrent en ligne de compte, dans une
situation où les campagnes de sensibilisation et prévention destinées à la population sont de moins en moins menées par les organismes publics, et de manière
croissante par des firmes pharmaceutiques ou agroalimentaires, souvent sur demande des autorités publiques. De plus, des acteurs non médicaux sont de plus en
plus souvent intégrés dans les circuits de diffusion des médicaments (l’article sur
le rôle des instituteurs dans le diagnostic de l’hyperactivité infantile chronique est
particulièrement illustratif de ce fait). Les producteurs encouragent la participation des patients dans la diffusion des médicaments, en mettant en avant l’intérêt
d’une meilleure prise en compte de leurs besoins et en encourageant l’autoprescription. Les impératifs économiques des firmes les conduisent à élaborer des
stratégies parfois explicitement tournées vers la « corporate sponsored creation of
disease » (la « création de pathologies financée par des firmes », citation issue
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
352
d’une revue d’objectifs du Reuters Business Insight destiné aux leaders de
l’industrie pharmaceutique).
Les auteurs appellent au développement de travaux de recherche plus conséquents pour mieux appréhender la question du « disease mongering », présentée
comme un véritable problème de santé publique. Des propositions sont présentées
pour accroître la vigilance et défendre l’intérêt des patients face au « disease
mongering ». Cette réflexion est cependant marquée par un certain pessimisme
face au pouvoir économique des firmes que les scientifiques auraient laissé pénétrer l’appareil scientifique et détourner les moyens dont disposent les médecins
pour exercer leur profession en toute indépendance grâce à l’objectivité de la
science et à l’application d’une éthique.
On lira également avec beaucoup de profit le courrier envoyé à la rédaction à
la suite de cette publication, publié et également accessible sur le site de PLOS.
Alice Desclaux
Amades
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Revue Retraite et Société, 2001, 34, Images de la vieillesse. Paris, La Documentation française Caisse nationale d’assurance vieillesse, 212 p.
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La pluridisciplinarité des contributions, dans ce numéro de la revue Retraite et
Société présentant des images de la vieillesse, apporte un éclairage utile sur
l’ambivalence qui marque cette période de la vie. Comme le souligne Claudine
Attias- Donfut, dans la partie introductive : « Dans l’imagerie de la vieillesse se
côtoient l’ancien et le moderne, le positif et le négatif et on y trouve aussi une
chose et son contraire » (p. 6). Deux approches historiques montrent sur quels
fondements s’élaborent les représentations de la vieillesse. Pour Léopold Rosenmayr, les grandes sources de la culture et de la civilisation européennes
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
353
(l’antiquité gréco-romaine, le judaïsme et le christianisme) ont introduit, « bien
avant la modernité et l’industrialisation, l’idée de l’irrelevance de l’âge » (p. 27).
Le manque de reconnaissance du grand âge a des racines profondes et, pour
l’analyse des images de la vieillesse, la littérature, la médecine et le droit apparaissent comme des sources historiques précieuses. En centrant son propos sur le
XIXe siècle, Gilles Pollet met en évidence des images contrastées de vieillards
idéalisés ou misérabilistes. À l’aube du XXe siècle, ce n’est pas tant l’âge du
vieillard que son état qui le définit. La littérature de la gérontologie, discipline
universitaire relativement récente (une cinquantaine d’années) qui participe d’une
manière prépondérante à la construction culturelle de la vieillesse, offre une lecture singulière de cet âge de la vie. Malcolm Johnson s’attache à montrer que, face à
l’image négative de la déchéance, « praticiens, chercheurs, politiques et décideurs
proposent une conception culturellement positive de la vieillesse » (p. 54). Mais,
estimant que la gérontologie reste dominée par sa dimension empirique, l’auteur
juge que l’absence de théorisation est préjudiciable car le manque de cadres
conceptuels ne permet pas de rendre compte des changements démographiques et
d’adapter l’organisation de la société. Toutefois, en étudiant la littérature gérontologique dans d’autres sources que les sources anglo-saxonnes sur lesquelles
l’auteur fonde son analyse, on pourrait nuancer ces affirmations. Les images que
nous possédons de la vieillesse sont également façonnées par les lectures depuis
notre plus jeune âge. À travers la littérature enfantine, Geneviève Arfeux-Vaucher
relève le décalage persistant depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours entre
les représentations des personnes âgées et la réalité. Même si l’image a évolué,
puisque désormais les personnes apparaissent en meilleure santé, ont des loisirs,
vivent pour elles-mêmes en dehors de leurs petits-enfants, la quatrième génération
n’est guère présente, et surtout les personnages masculins sont surreprésentés. La
visibilité moindre des femmes témoigne du statut dévalué de la vieille femme,
lequel est d’ailleurs fortement intériorisé par les intéressées elles-mêmes. C’est ce
que démontre Pasqualina Perrig- Chiello en étudiant les divergences entre l’image
de soi et l’image renvoyée de l’extérieur dans une société où l’ageism domine. Le
décalage entre l’âge subjectif et l’âge chronologique existe aussi bien chez les
hommes que chez les femmes, mais ces dernières se voient plus jeunes que les
hommes du fait qu’elles sont davantage victimes de l’ageism ambiant. Ce phénomène explique aussi qu’elles ont une perception moins positive de leurs compétences cognitives que les hommes. Les discours de personnes recueillis au cours
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
354
de deux enquêtes – en 1971 alors qu’elles étaient âgées en moyenne de 45-50 ans
et en 1995 quand elles avaient 70-75 ans – viennent contrecarrer les stéréotypes
voire les théories sur les bouleversements de personnalité dus à l’âge. Notamment, les résultats ne font nullement état d’un renversement des rôles lié à
l’identité sexuelle, tel que l’avaient décrit Jung ou Gutman (féminisation de
l’homme et masculinisation de la femme). Politiques sociales et dispositifs juridiques génèrent et alimentent les représentations du grand âge. Marie-France Valetas étudie la perception différente dans le contexte culturel européen des politiques sociales publiques envers les personnes âgées. Une opposition Nord-Sud se
dessine quant au rôle de la famille, aux lieux de vie et à l’intervention de l’État.
Sont ici à l’œuvre les rapports entre générations. Isabelle Sayn, pour sa part, aborde les critères d’âge dans les dispositifs juridiques, et montre que la notion de
seuil d’âge qui ouvre ou ferme à certains droits contribue à construire la catégorie
« personnes âgées ». C’est enfin une approche anthropologique qui nous est proposée avec la contribution d’Anne-Marie Peatrik sur les Meru du Kenya. Elle
nous rappelle que pour comprendre la vieillesse, il faut la resituer dans l’ensemble
des cycles de la vie. Chaque étape, de la naissance à la mort (sevrage, initiation,
circoncision ou excision, maternité ou paternité, stade grand-parental…), inscrit
l’individu dans un âge et un groupe générationnel, comportant des droits, des devoirs, des interdits. Les grands-parents sont les Accomplis. Ils parviennent à ce
stade à l’issue d’une initiation et sont désormais les mieux placés pour présider
aux rituels qui ponctuent la maturation des plus jeunes ou qui remédient aux désordres menaçant le groupe. Au-delà de ce stade, l’individu devient « celui qui
attend à ne rien faire ». Pour ces grands vieillards qui ont dépassé les limites, les
rituels funéraires sont différenciés, la dépouille est « escamotée ». Chez les Meru,
« il faut tout faire à temps et partir au bon moment ». Avec cette étude, l’auteure
ouvre une réflexion sur le vieillissement dans les sociétés occidentales. Ce numéro comporte par ailleurs un entretien avec Edgar Morin, pour qui « le continuum
des vies a été sociologiquement discontinué par l’organisation sociale » (p. 167),
ce qui l’amène à énoncer cette belle formule : « J’ai tous les âges en moi ». Une
rubrique « Faits et chiffres » présente les résultats d’une enquête INSEE « Handicaps-Incapacités-Dépendance » (HID) 98 : « Vivre en institution après 75 ans ».
Une autre, intitulée « Le point sur… », aborde les perspectives de la recherche sur
le vieillissement en France et fait un état du 17e congrès de l’Association interna-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
355
tionale de gérontologie qui s’est tenu à Vancouver du 1er au 6 juillet 2001. La
revue intègre enfin des analyses critiques d’ouvrages.
Jacqueline Trincaz
L’Homme 167-168 : 200
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Revue Transcultural Psychiatry, "Narrative Therapy and Religion", vol.
36, no 4, décembre 1999, 144 p
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Le numéro thématique de Transcultural Psychiatry traite de la construction
narrative de la détresse psychologique à l'aide des symboles culturels, des mythes
et des rituels. Le numéro s'articule autour de l'article de E. Witztum et Y. Goodman intitulé " Narrative Construction of Distress and Therapy : A Model Based
on Work with Ultra-Orthodox Jews ". Il est suivi de quatre commentaires auxquels répondent les auteurs. Witztum et Goodman travaillent dans une communauté juive ultra-orthodoxe israélienne où la psychologie et, en particulier, le
concept de subconscient, sont vus comme de dangereuses hérésies menaçant la foi
en l'existence de Dieu. S'appuyant sur un paradigme constructiviste social et cognitif, les deux psychiatres respectent l'horizon culturel, symbolique et rituel de
leurs patients et leur approche thérapeutique tient compte d'ouvrages récents en
anthropologie, entre autres, Dow (1986) et Obeysekere (1990). Le but de la thérapie est de créer un changement positif chez le patient en l'aidant à construire, à
partir d'un récit fragmentaire, des séquences plus logiques qui serviront à le libérer de la figure surnaturelle qui le hante. Plutôt que d'inscrire ce récit dans la terminologie psychiatrique, ils le traduisent dans le monde symbolique et religieux
du patient.
Le premier commentateur, D. Seeman, qualifie cette approche de réductionniste en raison de la méconnaissance anthropologique dont feraient preuve les
auteurs envers la culture Haredim. Plutôt que de le relier à une réalité culturelle,
ceux-ci réduiraient le problème à un conflit interne. De son côté, C. Rousseau, qui
met en relation le travail du thérapeute et celui du guérisseur traditionnel ou du
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
356
leader spirituel de la communauté, rappelle qu'en général le patient n'a pas de préférence de méthode, mais qu'il reconnaît surtout la qualité du thérapeute en tant
qu'individu. Elle considère que le discours du patient devrait être partagé avec la
communauté, le discours perdrait ainsi son caractère absurde et le patient pourrait
alors redéfinir sa relation au groupe. Dans la même optique, L. J. Kirmayer souligne l'importance de l'approche collective lorsque le thérapeute doit travailler avec
des individus provenant d'un milieu conservateur et suspicieux face à une approche thérapeutique qui entre directement en conflit avec leurs valeurs traditionnelles. La question est surtout de savoir si ces conflits éthiques doivent être évités ou
simplement reportés. Enfin, A. Young s'intéresse à la narration elle-même et la
remet en question comme outil de thérapie en se demandant ce qu'il advient des
patients incapables de construire leur propre narration. Ces articles donnent
l'étrange impression d'être en présence de chamans postmodernes appliquant divers moyens (psychothérapie, médication, hypnose, mythes et rituels) pour " guérir " des patients torturés par des anges, des démons et des esprits surgis d'un environnement culturel et symbolique prémoderne nourri de l'étude de la Torah, du
Talmud et de la Kabbalah. Cette publication intéressera les chercheurs concernés
par la construction sociale de la maladie mentale ; l'utilisation des mythes et des
rituels en psychothérapie ; la complexité des interfaces entre le patient, le thérapeute et la communauté ; et, dans une perspective plus critique, par l'étude des
effets de deux " discours vrais ", le religieux et le psychiatrique, sur la subjectivation des individus.
DOW J., 1986, "Universal Aspects of Symbolic Healing : A Theorical
Synthesis", American Anthropologist, 88-1 : 56-69.
OBEYSEKERE G., 1990, The Work of Culture : Symbolic Transformations in Psycho-analysis and Anthropology. Chicago, University of
Chicago Press.
Denis Gagnon
Anth. & soc. 25,1, 2001
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
357
Revue Transcultural Psychiatry, « Rethinking Trauma », vol. 37, no 3,
septembre 2000, 175 p.
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Prolongeant un Symposium au Douglas Hospital Research Center en novembre 1998 et un séminaire de l’Advanced Summer Study Institute à l’Université
McGill en mai 1999, ce numéro spécial de la revue Transcultural Psychiatry réunit neuf articles et une recension de six ouvrages sur le traumatisme psychique.
Au-delà de ce thème évidemment commun à l’ensemble des auteurs, la cohérence
générale du propos est assurée par le choix partagé d’une « perspective critique
sur la “trauma”-tisation croissante de la violence collective », comme l’écrivent
Christina Zarowsky et Duncan Pedersen, qui introduisent le dossier (p. 291). Loin
de prendre pour un fait acquis la généralisation du recours à la catégorie nosographique de stress post-traumatique (PTSD du DSM-IV), les participants à ce numéro en montrent au contraire la dimension historiquement et culturellement construite et même, dans la voie tracée par le travail fondateur d’Allan Young, les
enjeux économiques et politiques.
La contribution de José Brunner revient sur le moment initial de cette histoire
du traumatisme, c’est-à-dire lors la Première Guerre mondiale, avec la découverte
des « névroses de guerre ». La compréhension de celles-ci s’inscrivait alors dans
une tension, manifeste dans les congrès de psychiatrie et de médecine militaires,
entre les tenants d’une théorie neurogène, défendue par un Hermann Oppenheim
pour qui le choc, avant tout physique, entraînait des lésions cérébrales
s’exprimant dans les symptômes présentés, et les promoteurs d’un modèle psychogène, avancé par Max Nonne selon qui les troubles des soldats au retour du
front manifestaient un désir plus ou moins inconscient d’échapper au combat. La
victoire de la seconde théorie tient largement à ce qu’en faisant de la névrose une
pathologie provoquée par le désir inconscient de fuir le danger, elle permettait à
l’armée de les considérer, fût-ce à leur insu, non comme des victimes de guerre,
mais comme des névrosés aspirant à percevoir une pension militaire.
L’intervention de Freud dans ce débat, postérieure à l’armistice, n’est toutefois
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
358
pas dénuée d’ambiguïté puisque si, dans le Mémorandum de 1920, il insiste sur le
fait même de la conscription comme élément traumatique, il revient à une lecture
beaucoup plus mécanique dans Au-delà du principe de plaisir, la même année, en
réduisant la névrose de guerre à la conséquence d’une réaction d’effroi faisant
céder la barrière de défense psychique contre les stimuli.
Les cinq articles suivants peuvent être lus comme une série d’études de cas,
aussi diverses dans leur contexte historique que dans les approches qui en rendent
compte.
Henry Abramson commente les sermons du rabbin Kalonimus Kalmish Shapiro, prononcés dans le ghetto de Varsovie et découverts après sa mort dans les ruines de la ville. Loin de se situer dans la perspective psychologique qu’annonce
Abramson, le religieux s’adonne au contraire à un exercice théologique et moral
d’interprétation du mal qui frappe sa communauté. On peut alors se demander
jusqu’à quel point cette traduction dans le langage du traumatisme ne constitue
pas une trahison non seulement théorique, mais également éthique, de l’intention
du chef de la communauté hasidim de Varsovie.
Deogratias Bagilishya livre, sous la forme d’un témoignage personnel,
l’expérience du génocide de 1994 au Rwanda. Revenu au pays un an après les
événements, il y apprend de la bouche d’un ami de son fils la mort de ce dernier
assassiné sous ses yeux. Si les mots peinent à rendre compte de la violence de la
souffrance qu’il éprouve à ce moment-là, ce sont les proverbes, l’un prononcé par
sa mère, l’autre par lui-même, qui vont lui permettre de la formuler. Il s’attache
alors à montrer comment les ressources « traditionnelles » que sont ces proverbes,
ou encore les contes, servent à dire le malheur, la colère et la tristesse.
Patricia Foxen présente une étude de cas s’appuyant sur l’histoire d’un Indien
maya du Guatemala : d’abord victime de persécutions par le régime militaire, puis
devenu informateur au service de l’armée et renégat de sa religion catholique, il
part aux États-Unis pour y travailler sans titre de séjour dans une usine textile où
un accident lui fait perdre l’usage de son bras. La malléabilité de son récit rend
compte, pour l’anthropologue, aussi bien de l’inadéquation des catégories psy-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
359
chiatriques fondées sur le traumatisme que de la difficulté à mener à bien des procès à charge contre les anciens tortionnaires.
Christina Zarowski, s’appuyant sur son travail auprès de Somalis, montre que
la reconnaissance du stress post-traumatique n’épuise pas la question de son inscription dans un contexte politique de violence guerrière qui, pour les personnes,
donne un sens à leur expérience de colère plutôt que de tristesse. Plus radicalement encore, elle s’interroge sur la pertinence de ce diagnostic : « Peut-être est-ce
l’exclusion de la violence dans l’expérience humaine ordinaire qui est celle du
monde relativement tranquille des professionnels occidentaux des classes moyennes qui confère à la violence une part de sa traumatogénicité » (p. 399).
Richard Rechtman s’interroge à partir de son travail de psychothérapeute auprès de réfugiés khmers rescapés de l’extermination. La question centrale de son
propos porte sur l’écart entre l’expérience individuelle et l’histoire collective dans
laquelle elle s’inscrit et, plus spécifiquement même, sur les conditions de possibilité d’une analyse de la subjectivité des victimes à partir de récits insérés dans des
formes culturellement codifiées. À cette question, que l’anthropologue tend à
considérer comme une aporie, le clinicien doit pourtant apporter une réponse,
puisque d’elle dépendent non seulement l’étiquetage diagnostique, mais surtout la
procédure thérapeutique.
Deux articles de perspective plus générale terminent ce volume, apportant l’un
et l’autre une réflexion critique sur les usages sociaux du traumatisme psychique.
Derek Summerfield s’intéresse au traumatisme psychique de l’enfant dans les
situations de guerre et de violence et se demande dans quelle mesure le PTSD
trouve sa validation dans leur expérience de la mort, de la perte de leurs proches
et de l’exil dans la précarité de nouvelles conditions de vie. Les enfants se trouvent en effet soumis, de la part de ceux qui les prennent en charge, à une double
imputation, psychologique, sur les conséquences à long terme des événements, et
morale, en rapport avec leur innocence et leur vulnérabilité supposées.
Laetitia Atlani et Cécile Rousseau portent leur attention sur une autre catégorie qui fait l’objet d’un investissement important des organisations humanitaires :
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
360
les femmes réfugiées victimes de violences sexuelles. Dans l’interprétation de
leur condition, deux représentations plus ou moins explicites de la culture peuvent
être opposées : l’une qui la réifie dans la tradition et ses valeurs supposées ;
l’autre qui l’essentialise dans l’expérience de réfugiées. Or, les faits empiriques
recueillis par les auteurs plaident en faveur d’une troisième lecture, attentive à la
façon dont les femmes développent des pratiques culturelles « flexibles »,
s’adaptant ainsi aux réalités auxquelles elles sont soumises.
Ce numéro très riche de la revue Transcultural psychiatry illustre le dynamisme de l’équipe de psychiatrie et d’anthropologie de l’Université de McGill et de
son réseau européen. Son propos central invite à une utilisation réflexive du traumatisme psychique, catégorie à vocation universelle qui ne peut pourtant
s’affranchir ni des conditions historiques de sa constitution ni des expressions
culturelles multiples des souffrances auxquelles il prétend donner un nom.
Didier Fassin
Anth.& Soc. 27, : 1, 2003
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Antonius C.G.M. ROBBEN & Marcelo M. Suárez-Orozco (eds) Culture
under Siege : Colllective Violence and Trauma. Cambridge, Cambridge University Press, 2000, xiii-285 p., index. (Publications of the Society for Psychological
Anthropology, 11).
Retour à la table des matières
Une alliance dans la marge, c’est un peu ce que propose implicitement cet ouvrage collectif sur la violence organisée et le traumatisme. En marge d’un discours sur le traumatisme dominé par les approches biomédicales et la psychologie
cognitive, il invite la psychanalyse et l’anthropologie à se rencontrer pour mieux
saisir l’articulation du collectif et du singulier autour des phénomènes de violence
collective. Les deux maître d’œuvre de l’ouvrage Antonius Robben (Université
d’Utrecht, Hollande) et Marcelo Suárez-Orozco (Université d’Harvard, USA)
demandent à chacune de ces disciplines de se décentrer un peu pour se co-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
361
fertiliser de façon à profiter à la fois d’une analyse culturelle, sociale et intrapsychique dans la compréhension des conséquences de la violence sur les personnes
et sur les groupes. Le centre, ce discours biomédical qui a largement colonisé les
efforts de compréhension et d’intervention dans le champ du traumatisme n’est
même pas évoqué. Cette absence significative, qui est trop massive pour pouvoir
être considérée comme un oubli ou un déni, se pose comme stratégie de résistance
face au discours dominant. À travers le charisme de la plupart des voix rassemblées, on peut percevoir un désir de renouvellement des pratiques autour d’une
réflexion sur les prémisses qui les fondent. Ce désir porte-t-il aussi l’espoir d’une
transformation partielle des discours dominants à partir de la marge ou simplement celui du développement et de la préservation d’espaces parallèle de réflexion ? Je n’ai pas réellement trouvé de réponse à cette question, ce qui est peutêtre aussi une façon de laisser le champ libre au possible.
Les auteurs-éditeurs mettent de l’avant trois principes qui ont structuré leur
travail. En premier lieu, l’étude du traumatisme et celle de la violence doit être
conjointe et ne pas obéir aux clivages qui dominent le champ politique et orientent les études psychologiques et psychiatriques divisant victimes et agresseurs.
Deuxièmement, les travaux doivent refléter plusieurs perspectives disciplinaires et
mettre en scène un dialogue entre celles-ci. Enfin, l’analyse de la violence collective doit être abordée à la fois sur le plan de ses conséquences intrapsychiques et
personnelles et au niveau de ses effets sociaux et culturels sur les liens interpersonnels et intercommunautaires.
La première partie du livre regroupe des textes qui s’intéressent à
l’intervention clinique ou institutionnelle (en Argentine, au Proche Orient, en exYougoslavie) alors que la deuxième rassemble des analyses de réponses collectives, sociales et culturelles, qui se mettent spontanément en place pour faire face
aux traumatismes collectifs (exemples pris en Inde, aux Etats-Unis, en Grèce et en
Turquie). Au travers des deux parties, deux questions fondamentales émergent.
Tout d’abord, comment créer un espace où l’urgence de l’action et la nécessité de
comprendre ne soient pas en conflit, ou l’établissement de priorités n’exclut pas
l’un ou dépens de l’autre ? La deuxième question concerne les zones d’incertitude
inhérentes à la saisie de phénomènes complexes. La multiplication des niveaux de
compréhension de la violence organisée souligne les limites de tous les modèles
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
362
disponibles. Toute compréhension est partielle et fragmentaire et il peut s’avérer
parfois difficile de résister à la tentation de traduire ces connaissances en termes
trop idéologiques. Dans quelle mesure l’élimination trop rapide de l’incertitude
est-elle porteuse de répétition traumatique et peut-elle perpétuer la violence ?
J’ai eu quelques coups de cœur et quelques froncements de sourcils en cours
de lecture. Ils illustrent la diversité des propos et le fait que ces textes suscitent
des réactions, de la confrontation au doute, chez tous ceux qui essayent de penser
les questions de violence organisée.
À partir d’histoires cliniques Yolanda Gampel propose que le traumatisme se
trouve de façon intergénérationnelle comme la radioactivité qui tue de façon silencieuse. Elle souligne la souffrance et le dommage psychique qui en résulte,
sans mentionner les forces qui peuvent aussi se développer et se transmettre.
L’agression qui provient de la violence sociale est pour elle radicalement différente de celle qui émerge de l’intrapsychique et de l’intersubjectif et l’individu n’en
porte pas la responsabilité. On peut se demander si cette prise de position, qui se
veut une défense inconditionnelle des victimes, ne comporte pas sa part de danger
dans la mesure ou la responsabilité politique et morale des personnes face aux
agirs des groupes et sociétés auxquels ils appartiennent s’en trouve diminuée,
voire effacée.
Roberta J. Apfel et Bennett Simon livrent un très beau texte sur les enfants
Israéliens et Palestiniens. Sans concession, parfois effrayant dans son réalisme, ce
chapitre expose une recherche lucide et empreinte d’humanisme sur l’un des
conflits les plus cauchemardesques de notre époque. Au-delà de la haine et du
désir de tuer, c’est à la résilience des enfants et à leur capacité d’empathie que
s’intéressent les auteurs. Ils invitent les écoles et les personnes travaillant auprès
des enfants à développer la conscience de l’autre et la complexité morale de façon
à pouvoir susciter l’empathie au-delà des prises de positions partisanes.
Du poids d’un « miroir social négatif » pour les immigrants aux Etats-Unis
(Carola Suárez-Orozco), au danger des deuils non faits, porteurs de violence entre
la Grèce et la Turquie (Vamik D. Valkan & Norman Itzkowitz), plusieurs chapitres décrivent l’internalisation de la violence, ses conséquences sur le tissu social
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
363
et les tentatives d’échappatoire. Katherine Pratt Ewing pour sa part, montre comment le voile, souvent perçu en Occident comme un symbole d’oppression des
femmes, devient pour les femmes Turques un instrument de résistance contre la
violence physique et l’homogénéité imposée. Ce dernier texte illustre bien comment, face à la violence physique ou morale d’une hégémonie imposée, le recours
aux symboles et au jeu recrée les liens sociaux ébranlés par la violence. Ce livre
est un plaidoyer autour de ces éléments : le travail autour du traumatisme et de la
violence organisée demande un effort de pensée et la création de solidarités, de
façon à renouveler les pratiques personnelles et collectives qui guérissent et renforcent les liens sociaux.Quel poids peut avoir une telle réflexion face aux courants qui pathologisent, et la violence et le traumatisme, les isolant de leur construction sociale pour pouvoir les enfermer dans des individus malades ou déviants ?
Persister… sans illusion.
Cécile Rousseau
Psychopathologie africaine, 2003-2005, XXXII, 2 : 231-232.
_______________
Raquel Romberg, Witchcraft and Welfare. Spiritual Capital and the Business of Magic in Modern Puerto Rico Austin, University of Texas Press, 2003,
xviii + 315 p., bibl., index, ill.
Retour à la table des matières
Ce n’est pas sans une pointe de provocation didactique que Raquel Romberg
vient nous présenter son Global Bazaar (p. 172) de la « sorcellerie » portoricaine.
Les éléments les plus variés des pratiques religieuses officieuses actuellement en
usage à Porto Rico – un mélange de néo-santeria, de catholicisme populaire et de
new age – y sont réunis, non pas tant pour le pire comme pourraient le craindre
les nouveaux inquisiteurs (dont quelques anthropologues réactionnaires) que pour
le meilleur, à en croire la sorcière autoproclamée aux pas de laquelle s’est attachée l’auteur. Super-assistante sociale, redresseuse de torts et gardienne de la
paix, la sorcière ? Edward Evans-Pritchard, Bronislaw Malinowski ou même
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
364
Jeanne Favret-Saada nous avaient habitués à un tout autre portrait, et tous les
trois, vivement critiqués, sont jugés déconnectés des réalités du monde moderne
par l’anthropologue argentine qu’un séjour de plus d’un an dans l’État libre associé a poussé à vouloir dépoussiérer cet objet chéri de la discipline. Se revendiquant de prédécesseurs comme Michel-Rolph Trouillot, Michel S. Laguerre, Michael Taussig, George Brandon ou Karen McCarthy Brown, Raquel Romberg
remet en cause un certain nombre d’idées sur la « sorcellerie » – ici héritière des
pratiques hérétiques et du spiritisme adopté par les élites créoles progressistes
dans le contexte de construction nationale de l’Amérique latine, puis diffusé, avec
d’importantes modifications, dans le reste du corps social. Elle réexamine encore
ce qu’elle appelle « religions vernaculaires », chamanisme, candomblé ou santeria, qui se trouveraient aujourd’hui mal prises dans les filets de l’authenticité alors
qu’en réalité leur faculté d’imitation les mettrait exactement en phase avec les
impératifs de l’hyper-modernité. Après la révolution libérale espagnole de 1868
puis l’invasion nord-américaine en 1898 qui auraient ouvert la voie à la sécularisation d’une société décrite comme profondément syncrétique et fondamentalement « marronne » 45 , brujos, curanderos, spirites populaires et santeros formés
par les exilés cubains anticastristes se seraient aujourd’hui rejoints en une mouvance informelle que l’auteur décide de rendre à son hérésie première en
l’appelant sorcellerie – ce qui dans un contexte académique plutôt favorable aux
« religions populaires » ne va pas sans témérité. Mais les sorcières veillent, et
Raquel Romberg n’est-elle pas devenue, en les choisissant comme sujet de dissertation, leur reportera officielle ?
Si le premier front de l’auteur est celui d’une relecture radicale des positions
respectives de la magie et de la religion (« se libérer de dichotomies ancestrales »
(p. 23), le deuxième porte sur une certaine conception négative des phénomènes
de globalisation, qui seraient envisagés à tort par bien des anthropologues comme
une perte. Raquel Romberg montre que les pratiques religieuses portoricaines ont
été dès la période coloniale affectées par la circulation non seulement des idées
mais aussi des hommes et des objets. Ainsi la globalisation impliquerait-elle non
pas une unification mais bien au contraire « une plus grande particularisation et
individualisation des pratiques spirituelles » (p. 207). L’incorporation incessante
45 Angel Quintero Rivera, communication personnelle donnée à l’auteur (1995).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
365
d’éléments étrangers – Gitanes, Bouddhas, esprits « indiens », « arabes » ou
« africains » – serait pour la pratique sorcière une nécessité, « le trope de l’excès »
(p. 132), aux fondements tant commerciaux que spirituels, et les différences
d’ethos entre la version du spiritisme de Kardec telle que pratiquée par les sorciers de l’île et, par exemple, la pratique du sacrifice animal dans la santeria,
n’empêcheraient pas la constitution d’une « lingua franca transpirituelle »
(p. 176). Dans un contexte général de « globalisation vernaculaire » 46 , la sorcellerie ne serait finalement pas plus liée à un espace défini qu’à un groupe ethnique
ou national, posant dès lors le problème de sa revalorisation : sur quels critères appuyer celle-ci quand « aujourd’hui le succès des sorciers ne dépend plus de
leur adhésion à une tradition de guérison spirituelle imaginée en termes pastoraux » (p. 206) ?
Le troisième point d’affrontement de Raquel Romberg avec la littérature anthropologique classique vient ensuite avec la critique de l’opposition spirituel/matériel par une incontestable trouvaille, le « matérialisme spiritualisé »
(p. 3) : si le protestantisme a trouvé avec Max Weber le certificat de sa modernité,
pourquoi la sorcellerie portoricaine ne le pourrait-elle pas ? Dans un contexte de
« laisser-faire spirituel », la « marchandisation de la foi » (p. 81) manifestée par la
brujeria portoricaine démontrerait son ajustement à l’ethos nord-américain, de
même que dans l’art de capter le flot de richesses et de services en provenance des
États-Unis, les sorciers occuperaient de par la variété sociologique de leur clientèle une position non pas marginale mais bien au contraire centrale. Anti- institutionnelle mais pas antisociale, hédoniste mais charitable, holiste dans son étiologie comme dans ses traitements, la sorcellerie portoricaine agirait finalement
comme un prestataire peu coûteux et relativement moral en services sanitaires,
juridiques et sociaux.
Avec ses nombreuses vignettes descriptives et ses illustrations photographiques explicites, la force de cette publication ne réside pas tant dans la proximité –
on sent ici et là la nécessité d’une prise de distance par l’humour – du chercheur
avec celle qu’on ne saurait nommer informatrice que dans une observation quasi
46 Arjun Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
366
extensive des « travaux » de cette dernière, permettant au lecteur de suivre de
manière cohérente l’ensemble des situations de consultation – divination, rituels
de restauration ou d’attaque, baptêmes, mariages, rites funéraires – et leurs différentes réponses. On lira enfin avec amusement à quel usage la richesse de la documentation ethnographique a conduit les travaux de Lydia Cabrera ou de William Bascon, devenus malgré eux best-sellers… de magie.
Natacha Giafferi,
L'Homme, 181 , 2007
_______________
Ina Rösing. Trance, Besessenheit und Amnesie. Bei den Schamanen der
Changpa-Nomaden im ladakhischen Changthang. Gnas (Autriche), Weishaupt
Verlag, 2003, 270 p., bibl., index, ill., cartes.
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Ce livre aurait pu s’intituler À la recherche d’authentiques possédés. Il nous
présente la longue recherche d’une enquêtrice obstinée, qui ne perd jamais de vue
l’objectif qu’elle s’est fixé. Son enquête se situe au Ladakh, une région de
l’Himalaya de l’Ouest, appartenant à l’Inde mais de langue et de culture tibétaines. Le texte, très clair, pourrait être lu par un non-spécialiste de la région.
La première partie expose brièvement la géographie, l’écologie et
l’ethnographie du Changthang, s’appuyant sur les travaux de Prem Singh Jina et
surtout de Monisha Ahmed 47 . Le Changthang est un haut plateau situé à l’est du
Ladakh et qui se prolonge en Chine. Il est surtout habité par des nomades qui élèvent chèvres, moutons et yaks. La seconde partie présente les lhaba (orth. lha-pa :
qui font profession du fait d’être possédés, le public pouvant interroger la divinité
47 Prem Singh Jina, High Pasturelands of Ladakh Himalaya, New Delhi, Indus
Publishing, 1995 ; Monisha Ahmed, We Are Warp and Weft : Nomadic Pastoralism and the Tradition of Weaving in Rupshu (Eastern Ladakh). PhD., University of Oxford, 1996. Thèse très illustrée (30 planches de photos, 3 cartes et
6 schémas) ayant fait l’objet d’un livre plus court : Living Fabric : Weaving
Among the Nomads of Ladakh Himalaya, Bangkok, Orchid Press, 2002.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
367
qui occupe leur corps) du Ladakh proprement dit, c’est-à-dire de la vallée de
l’Indus. L’auteur rappelle (p. 86) qu’il existe deux sortes de chamanes selon qu’ils
pratiquent la « Flug-Transe », au cours de laquelle leur esprit ou leur âme se déplace dans le monde divin, et la « Besessenheits-Trance » (angl. « possession
trance, embodiment trance »), qui nous intéresse ici, et au cours de laquelle la
divinité ou l’esprit vient posséder leur corps. En français, on a aujourd’hui de plus
en plus tendance à utiliser le mot chamane dans le premier cas uniquement, et à
parler de possédé et de possession rituelle dans le second.
Dans cette seconde partie, l’auteur s’appuie surtout sur ses interviews (dont elle nous donne le texte en ladakhi) et un peu sur d’autres observations, par exemple celles d’Amelie Schenk 48 . Sont présentés des lhaba-moines qui interviennent
aux fêtes monastiques (comme celui de Thikse) et d’autres, laïcs, qui vivent de
leur possession. On y apprend comment la « Folie » (« Wahnsinn », les guillemets
sont de l’auteur), élément déclenchant d’une vocation de lhaba, est finalement
maîtrisée. Frappé de folie le lhaba voit son corps envahi par toutes sortes d’êtres
surnaturels avant qu’il ne puisse les contenir. Après quoi, il peut exercer. Mais
l’auteur est sceptique. Tout cela n’est pour elle que théâtre et l’assertion du lhaba
selon laquelle il ne se rappelle de rien après la transe un mensonge, un argument
fallacieux bien pratique pour ne pas avoir à répondre aux questions.
Or, l’auteur cherche des transes authentiques. Elle se tourne alors, dans une
troisième partie, vers les lhaba du Changthang. Elle en rencontre trois : Ngawang,
son fils Sonam Lathar et son neveu Thundup (pp. 156-157). On peut se poser
(mais l’auteur ne le fait pas) la question de cette parenté, surtout lorsqu’on lit
(p. 169) que Thundup est aussi fils de lhaba. L’auteur s’en tient au récit des protagonistes, lequel reste dans les grandes lignes le même que celui de leurs collègues
de la vallée de l’Indus : « Folie », intervention d’un rinpoche (grand lama réincarné), formation au contrôle du phénomène. Les quelques différences existant entre
les possédés de la vallée de l’Indus et ceux du Changthang sont énumérées
(pp. 223-225).
48 Amelie Schenk, Schamanen auf dem Dach der Welt : Trance, Heilung und
Initiation in Kleintibet, Graz, Akademie Druck- u. Verlagsanstalt, 1994.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
368
Aucun doute ici, la transe est authentique et l’auteur décrit plusieurs séances
avec beaucoup de minutie. Elle donne à nouveau le texte en ladakhi de certains
passages d’interviews, de séances et de prières psalmodiées pendant ces séances
en insistant, à juste titre, sur les énormes difficultés de décryptage, transcription et
traduction des bandes magnétiques. Les textes sont riches et dépassent la simple
question de la possession rituelle, en particulier l’hymne à la déesse Paldan Lhamo (pp. 204-209), véritable mythe de l’expansion du bouddhisme en pays tibétain. Particulièrement impressionnante est la description par Thundup du début de
la transe (p. 172). Les dieux se présentent. Thundup appelle l’un ou l’autre selon
la question qui lui a été posée dans l’assistance. C’est à ce moment-là que le lha
pénètre en lui, puis qu’il ne se souvient plus de rien. On est donc bien dans la
« Besessenheits-Trance », mais encore avec un petit quelque chose de la « FlugTrance », dont il est bon de se rappeler qu’elle existe aussi dans le monde bouddhiste tibétain 49 .
Un dernier mot. L’auteur insiste sur sa collaboration avec des Ladakhi, qu’elle
présente d’ailleurs. Elle ne se contente pas des habituels remerciements. Il s’agit
d’un véritable travail de groupe, qui s’est étalé sur plusieurs années, et dont elle
décrit la méthode. Un travail en tout cas extrêmement rigoureux qui fait beaucoup
progresser notre connaissance du phénomène de la transe.
Patrick Kaplanian
L’Homme, 175-176, , 2005
_______________
49 Françoise Pommaret, Les Revenants de l’au-delà dans le monde tibétain :
sources littéraires et tradition vivante, Paris, CNRS Éd., 1989 (voir mon
compte-rendu dans L’Homme 117, 1991 : 174-175).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
369
Rosny, É. de (dir.). Justice et sorcellerie. Colloque international de Yaoundé,
17-19 mars 2005 Paris, Karthala ; Yaoundé, Presses de l’UCAC, 2006, 383 p.
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Comment juger la sorcellerie ? Tel est le dilemme auquel sont confrontés les
États postcoloniaux depuis la multiplication des faits de sorcellerie ou désignés
comme tels dans un contexte global de gestion de l’incertitude et de crise généralisée des pouvoirs publics. C’est à cette question que le colloque réuni à Yaoundé
du 17 au 19 mars 2005 autour du Père Éric de Rosny et du Groupe de réflexion
sur la sorcellerie (grs) a tenté de répondre. Nous sommes loin du rejet de ces pratiques réputées d’un autre âge ou relevant de la mentalité primitive qui avaient
permis aux gouvernements coloniaux de dissocier les instances juridictionnelles et
de reléguer les « faits relevant de la sorcellerie » à des tribunaux coutumiers ou
intrafamiliaux. Il faut noter d’emblée que la prépondérance de la sorcellerie dans
les sociétés africaines ne peut pas être dissociée de l’importance qu’elle a prise
dans le commerce des rapports politiques 50 et de la lutte d’influence entre les
élites en compétition pour le pouvoir central.
Les actes de ce colloque réunissent plusieurs spécialistes, anthropologues,
hommes de terrain, sociologues, économistes, entrepreneurs, théologiens (rappelons qu’il s’est tenu sous l’égide de l’Université catholique) qui ont tenté de cerner durant trois jours ce qu’Alban Bensa, prenant l’exemple de la NouvelleCalédonie, nomme « la saloperie, la chose, cela, le ça » (p. 49). Cet innommé,
cette « chose », véritable réceptacle des fantasmes de l’individu et des angoisses
de la société, que Séverin Abéga et Claude Abé installent à la charnière de
l’individu et de son entourage, pose la question de sa définition. Le colloque y
répondra par celle de son « existence » soumise à l’impératif de la croyance : « Si
on ne croit pas en la sorcellerie, il ne faut pas le dire très fort. Ma mère répondait
quand je disais que je ne croyais pas aux charmes : “Ne parle pas trop fort parce
qu’on risque d’essayer ça sur toi” » (Patrice Mbaya, p. 69).
50 Peter Geschiere, « Sorcellerie et politique », Politique africaine, 63, pp. 82-83.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
370
La sorcellerie existe-t-elle ? interroge le père de Rosny. « Dire qu’elle n’existe
pas, c’est nier tout simplement avec une certaine naïveté l’existence d’une certaine perversité dans ce monde […]. Ce besoin pervers de nuire qui gît au cœur de
l’homme n’est ni accessible ni même concevable autrement que dans un système
de représentation socioculturelle. Si vous dites que la sorcellerie n’existe pas,
c’est que vous vivez les effets du mal selon un autre paradigme […]. Car les racines du Mal demeurent un mystère en leur fond et chaque société a dû s’en protéger à sa manière et pour ce faire, se donner ou adhérer à une vision de la vie »
(pp. 28-29). D’emblée, le colloque installe la question de la sorcellerie sur le terrain du mal comme paradigme anthropologique et catégorie philosophique transformés en l’occurrence en perversité.
Cependant sur le terrain de la philosophie, même si la promesse en est faite, la
sorcellerie comme mal ne bénéficiera d’aucune conceptualisation rigoureuse. La
polysémie même du terme n’y aide pas franchement. Comme mal, elle est toujours d’une opacité irréductible et se présente comme une expérience douloureuse, intransmissible et pourtant partagée. Reste à le saisir du point de vue théologique. Du coup, il questionne la place de la justice divine dans le monde dont la
théodicée de Leibniz fournit le modèle. Voir le mal c’est mal voir, au sens où ce
serait convenir de la prééminence du mal au détriment d’un univers tenu pour
l’effet de la bonté divine. Socialement, il n’est d’autre auteur du mal que l’homme
lui-même mais un renvoi à Dieu paraît inévitable, car, en un sens, le mal préexisterait à l’homme dont la liberté ne permet que de le découvrir comme possibilité
réalisable et d’en faire le choix. Ce que confirme Meinrad Hegba lorsqu’il renvoie
la sorcellerie « à une force préternaturelle, neutre, susceptible d’être orientée par
l’initiation vers la bienfaisance (divination, médecine traditionnelle, habileté manuelle) ou au contraire vers la nuisance (envoûtement, toute altération ou destruction de la santé ou de la vie par des moyens occultes) » (p. 325). L’orientation
maléfique de cette force numineuse installe la sorcellerie dans l’instance du négatif.
L’intelligibilité de la réalité du négatif (sorcier) constitue le terme d’une alternative à laquelle ont été confrontés les intervenants, tenaillés entre la nécessité de
sa reconnaissance pour continuer à en gérer le doute et l’urgence de la considérer
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
371
comme un objet compréhensible pour en dissoudre la réalité. Une approche épistémologique aurait sûrement permis de sortir de ce dilemme et d’élucider les processus de formation et de justification des connaissances acquises sur la sorcellerie. D’abord en posant des questions normatives, ensuite en se plaçant en situation
de non-discontinuité entre les sciences sociales d’un côté et l’étude de la cognition
humaine 51 de l’autre, où les processus de formation de croyances, la construction
du savoir sorcier, les notions de justice, de souffrance et de fortune sorcière seraient venus spécifier le contexte social des mutations qui l’affectent. Eu égard
aux formes nouvelles qu’elle emprunte, rendant sa domestication obsolète. Ayant
en effet migré de son territoire de prédilection – familial et clanique – en direction
du « cadre géographique de la ville, microcosme de la nation » (p. 44), pour sévir
jusque dans l’entreprise, aucun régime ni traditionnel ni « moderne » ne semble
désormais lui résister.
La terreur qu’inspire la sorcellerie ne tient pas seulement à la peur des représailles dans « l’invisible » mais de ce que, comme mal, elle est indicible, pour peu
qu’on s’en tienne au sentiment qu’elle inspire. Mais ce caractère indicible ne saurait nous dispenser, semble-t-il, de la circonscrire, au contraire. De ce point de
vue, l’une des meilleures approches reste celle de Jean-Philippe Tsala-Tsala qui,
peut-être parce que prêtre et psychothérapeute, place la pratique de la sorcellerie
sur le terrain du religieux « avec ses nuances et ses pratiques » (p. 180), à appréhender comme un phénomène total et dont la fonction majeure serait « la restauration d’une certaine cohérence fantasmée, certes, mais structurante, au cœur des
contradictions auxquelles les individus et communautés sont quotidiennement
confrontés » (p. 180). Le psychothérapeute africain ne sort pas indemne de cette
confrontation où s’aménagent des phénomènes de transferts et contre-transferts.
Car dans le système de défense contre l’angoisse que chaque culture sécrète, entre
en ligne de compte la fascination de l’irrationnel ou plus exactement d’une rationalité parallèle qui structure la réalité d’un imaginaire prenant en compte la diversité et la singularité de tous les actes sociaux. Entre l’enfant envoûté qui traduit la
guerre conjugale que livre sa mère, quatrième épouse dans son foyer, ou cette
51 Julien Bonhomme, « Voir par-derrière. Sorcellerie, initiation et perception au
Gabon », Social Anthropology, 13, Cambridge University Press, 2005,
pp. 259-273.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
372
jeune femme de 29 ans violée chaque nuit par un serpent géant, les exemples que
donne Tsala-Tsala sont à ce titre très évocateurs. L’étrangeté inquiétante du cheminement personnel dans la confirmation de l’envoûtement traduit bien le dilemme auquel est confronté le psychothérapeute croyant en milieu africain, face à la
sorcellerie, obligé d’observer et de soulager la souffrance que le patient attribue à
la sorcellerie, sans croire ou non à ce que dit le malade, réservant la croyance au
domaine de la foi. C’est à ce niveau qu’interviennent la diaconie des malades et la
prise en charge spirituelle des « envoûtés » que Meinrad Hegba, habitué de ces
questions (pp. 325-328), résume dans son approche pastorale. Nulle part cependant, il n’est question de Satan. Les organisateurs du colloque prenant soin de se
démarquer des églises pentecôtistes dont le prosélytisme est fondé sur la diabolisation de la sorcellerie et des aveux qu’elle suggère, ont préféré miser sur une
démarche existentielle qui, selon le mot de Jean-Benoist, « évite à la fois les
contradictions avec les fondements de la foi et l’opposition à la conviction intime
des individus qui souffrent d’une “attaque sorcellaire” » (p. 352). D’ailleurs, lorsque Alban Bensa, évoquant la double perversité de Satan et du sorcier suggère
que « dans le christianisme africain, le satanisme et la sorcellerie se rencontrent »,
Éric de Rosny lui rétorque en disant « accueillir les personnes comme elles sont
avec leurs convictions sur le système de la sorcellerie et les faire évoluer vers une
vision chrétienne » (p. 344).
De fait, en se révélant sur le mode de la souffrance, la sorcellerie atteste de
l’inhérence de la négativité à la condition humaine. Dans cette perspective, elle ne
concerne pas plus le jugement moral (perversité) que la religion (le péché). La
religion parle du péché plus que de la faute morale ; elle ne retrace pas les alternatives du mal dans le domaine de la morale, elle noue dans le dogme du péché originel le canevas du péché et de la souffrance dans le destin d’expiation qui pèse
sur l’humanité. D’ailleurs dans le Nouveau Testament, le ministère de JésusChrist ne prétend pas fournir une explication du mal, se limitant, pour ainsi dire, à
le racheter, au prix de sa propre souffrance. Ainsi la seule réponse que le Christ
aurait opposé au problème du mal, c’est d’être lui-même cette réponse. Car le mal
n’est pas seulement une négation du bien, c’est une violation de la positivité de
l’être, une désobéissance à la loi. Mais de quelle loi s’agit-il ? Celle du Code pénal ? Sûrement pas.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
373
On comprend alors la difficulté de juger la négativité surtout dans un régime
juridictionnel relevant de la positivité d’un Droit qui ressortit à la fois de la responsabilité individuelle et de l’objectivation des preuves. Faute de preuves et de
lien de causalité avec les dommages allégués, on ne peut préjuger du mal qu’en
jugeant les pratiques de sorcellerie du point de vue des procédures magicoreligieuses qu’elles recèlent, telles que, la profanation des tombes, l’envoûtement.
Terrain sur lequel le législateur colonial était déjà intervenu en introduisant dans
le Code pénal français l’article 264, applicable aux seules colonies punissant
« quiconque aura participé à une transaction commerciale ayant pour objet l’achat
ou la vente d’ossements humains ou se sera livré à des pratiques de sorcellerie,
magie ou charlatanisme susceptibles de troubler l’ordre public ou de porter atteinte aux personnes ou à la propriété » (p. 206). L’héritage napoléonien du droit colonial, agissant par l’objectivation des faits, installe directement l’infraction dans
le domaine de définition de la pensée bourgeoise, celle de la transaction commerciale, de la propriété ou de l’individu, notions pour le moins inopérantes dans la
sphère de la mutualité villageoise où la propriété est collective et où « l’individu
n’existe pas puisque les autres peuvent intervenir en lui » (p. 43). Le juriste ivoirien qui rapporte ces faits ne manque pas de constater que l’imprécision dans la
détermination des infractions, conduit à recourir à l’aveu et au témoignage,
moyens qui ne sont pas sans risque, notamment sur le plan psychiatrique.
Objectiver des preuves de la sorcellerie, c’est non seulement restituer celle-ci
dans son contexte d’apparition – celui des structures lignagères ou traditionnelles – mais aussi se servir des mécanismes de révélation propres à ces sociétés en
convoquant notamment les contre-sorciers (nganga) ou chefs traditionnels comme
experts des tribunaux. C’est dans tous les cas l’expérience que la juridiction camerounaise tente d’instituer et que le magistrat Roger Katchoum et le chef traditionnel Alimé Yéné rendent compte avec clarté dans deux communications portant presque le même intitulé « Comment déceler la sorcellerie au niveau du tribunal » (pp. 255-266). Toutefois « cette expertise qui ne lie aucunement le Tribunal qui est souverain au moment de dire le Droit en vidant sa saisine » (p. 259)
relance la question du droit au nom duquel est rendu justice en Afrique. Le dilemme de la Justice africaine repose sur l’esprit d’une Loi extérieure à la société
et sur le sens d’un Droit qui ne connaît que la punition. Le Droit ne dit pas la jus-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
374
tice tout comme les tribunaux ne la rendent pas. Ou si peu. Le Droit dit l’ordre
étatique tel qu’il a été institué par le système colonial.
Un des moments les plus passionnants de ce colloque a certainement été la
projection d’un film de 25 minutes Un œil dans les ténèbres 52 dont le scénario
met en scène une jeune fille dénonçant ses complices en sorcellerie au commissariat. Pour celui qui a grandi dans un univers où la sorcellerie est structurante de la
démarche de prudence inculquée aux enfants, tous les ingrédients de la sorcellerie
et de sa modernité, sont présents : « Nous tuons les gens, nous les embarquons
dans l’avion ; sur l’ordre du pilote, nous décollons. À l’arrivée, le pilote nous
donne l’ordre de préparer la nourriture. […] Nous mangeons avec nos bouches.
[…] Nous prenons les esprits des gens dans la nuit. Lorsque tu dors, on prend ton
esprit pendant que tu es dans ton lit. Nous te mettons dans l’avion et te tuons. Les
vieilles marmites que les autres jettent dans le fumier, nous les ramassons. Là-bas,
elles se transforment et deviennent neuves » (pp. 60-61). Dans ce monde alterne,
la métamorphose n’est pas seulement matérielle mais aussi sociale puisque la petite fille au centre du film a « un mari de la nuit », un homme d’un certain âge
dont elle dit que c’est lui le pilote : « quand il pilote, je suis juste assise à côté de
lui. Il pilote avec la main droite et son autre main est dans mes seins sans arrêt.
Quand j’y vais, je deviens une femme âgée, une très grande femme » (p. 62). Ainsi, la négativité n’est pas qu’un simple renversement, elle est un renversement en
quête d’intelligibilité et de reconnaissance. Ce qui fait dire au Dr L. Ntone dans le
film que la jeune fille « a développé des capacités mentales telles qu’elle est capable d’accéder à son inconscient et qu’elle maîtrise même certaines techniques
culturelles de ces voyages entre le conscient et l’inconscient. Elle sait à quel moment elle va dans son inconscient et à quel moment elle revient ». Se révèle ici
une activité psychique asymétrique et conflictuelle où l’« inconscient se trouve
périodiquement réactivé et cherche à pénétrer par effraction dans la conscience
qui le contre-investit, créant alors des perturbations plus ou moins prononcées au
sein de celle-ci, évoquant un conflit, une guerre civile larvée ; d’autant que le rapport des forces est disproportionné, le déséquilibre jouant en faveur de
52 Cyrille Bitting, Un œil dans les ténèbres, Documentaire vidéo (25’), Yaoundé,
Multi Média Centre, date non connue.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
375
l’inconscient » 53 . Le temps de ces « voyages entre conscient et inconscient »
condense la temporalité sorcière dans un rapport nycthéméral où le nocturne dans
sa toute-puissance fantasmée sert aussi de support au renversement par les exclus
des conditions de leur impuissance diurne 54 .
Il se trouve que lorsque la spirale du négatif s’élève jusqu’au degré du conscient où le mal accompli habituellement de manière pulsionnelle, par devers-soi,
est assumé pleinement, comme dans l’exemple que rapporte le théologien Nathanaël O. Djoman, la résonance que fait surgir le lien du sadisme à la culpabilité
devient comptable de l’univers évocateur du narcissisme : « Par la mort des êtres
qui nous sont chers, nous parvenions à hisser nos positions sociales plus haut dans
ce monde parallèle » (p. 310). Mais il y a dans la difficulté du sorcier à se dessaisir du contrat qui le lie à sa confrérie, un paradoxe à assumer la plainte qu’il formule lui-même : « nous avions d’abord opposé un refus en voulant nous substituer à notre fils. Malheureusement, les membres de la confrérie au sein de laquelle
nous évoluons avaient rejeté à l’unanimité notre proposition sous prétexte que
notre chair était flasque à cause de notre vieillesse. Puisque les autres avaient offert leur fils, nous étions obligés de céder le nôtre » (p. 311). Le scandale de cet
aveu révèle combien l’objectivation de la négativité se transforme en une autoamputation de soi, génératrice d’« un sentiment de vide ou de gouffre qui n’est
autre qu’un double, sorte de souffre-douleur de soi-même, ayant réussi à
s’emprisonner […] » 55 dans une perversion hallucinée par le dévoilement d’un
secret qui porte la marque de la fidélité à une tante dont la folie simulée lui avait
ouvert les portes de la nuit : « Un jour nous l’avions surprise en tenue d’Adam et
Ève dans la cour de sa maison à midi. Pour couvrir sa nudité […] nous l’avons
mise à l’abri. Une fois dans la chambre, grande a été notre surprise de nous retrouver en face d’une femme pleine de lucidité. […] Une fois ou deux, elle avait
profité de notre crédulité pour nous donner à boire une décoction. Puis elle s’en
était servie pour nous faire un massage et un lavage au niveau du visage »
(p. 309). Cette relation singulière qui restaure la tante dans sa qualité d’initiatrice,
53 André Green, Le travail du négatif, Éditions de Minuit (« Critique »), Paris,
2006, p. 31.
54 Patrice Yengo, « Rêve et réalité, œdipe lignager et mutations de l’entreprise
sorcière », Rupture-Solidarité, 5, Paris, Karthala, pp. 155-180.
55 André Green, Le travail du négatif, ibid., p. 17.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
376
s’accomplit par occultation des modalités des termes de l’échange avec le neveu.
Elle rend indéchiffrable l’objet de la transaction réelle qui n’est révélée autrement
que par l’accomplissement du désir hallucinatoire de la tante que l’enfant devenu
sorcier retrouvera chaque nuit dans l’invisible.
Ce n’est donc pas sur le terrain de la perversité que la négativité sorcière
convainc de sa puissance mais sur celui de la perversion où, intriquant sadisme et
narcissisme, elle recueille les fantasmes de toute-puissance des sujets en souffrance et de leur relation au désir, au plaisir, à ses transformations et à l’altérité nécessaire à sa réalisation. Fantasmes sexuels, extases affectives : la question que
n’affronte (presque) pas ce colloque mais qui s’insinue dans les débats, est celle
du manque. Du désir. Désir inassouvi bien sûr, dans un monde de manque permanent et d’ostentation éhontée par les classes dirigeantes des signes consuméristes
de la domination. Dans ce cas, il n’est point question seulement de perversité,
voire de perversion mais de survie tout simplement. Le report dans le monde sublimé de la nuit devient le recours obligé pour subsister dans la réalité d’un monde qui vous nie et qui a déjà fait de vous des morts-vivants : « On vous voit, vous
montez, vous descendez alors que vous êtes déjà mort. Vous êtes déjà mort, mais
c’est quelqu’un d’autre qui peut savoir que vous êtes mort. Ce n’est pas aussitôt
qu’on vous mange que vous mourrez » (Bernard Nkongo, p. 71). La situation de
la sorcellerie au Gabon avec l’exemple du kong dans le Woleu Ntem que rapporte
Claudine Augée Angoué traduit bien ce débouché et renvoie aux phénomènes de
zombies mentionnés par les Comaroff en Afrique du Sud 56 . Elle révèle comment
activité sorcière et accumulation primitive du capital vont de pair dans un système
qui combine le passé de la soumission esclavagiste à la puissance sédative de la
globalisation. Il y apparaît que dans l’un et dans l’autre cas, il est question de disparition de l’être. L’espace de cet exercice n’est plus celui du groupe mais celui
de la nation comme le spécifient Séverin Abéga et Claude Abé : « L’espace commun si nécessaire à la manifestation du conflit, devient donc ici la nation et les
frustrations qui s’expriment à travers ces récits sont, non plus ceux d’un groupe
restreint, mais ceux de la nation, ceux des citoyens qui manifestent par là le poids
des inégalités dont ils sont victimes. Ils projettent à travers ce fantasme la préda56 J. Comaroff & J. Comaroff, « Nations étrangères, zombies, immigrants et ca-
pitalisme millénaire », Bulletin du Codesria, 3-4, 1999, pp. 19-32.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
377
tion qui les prive d’un niveau de vie décent » (p. 44). Lorsque cette femme qualifiée de luciférienne déclare qu’« enfreindre la loi du tabou du sang est un acte qui
a le privilège d’accroître votre puissance » (p. 311), il n’est pas seulement question de sorcellerie. Ce qui est énoncé ici est bien le théorème même du pouvoir
postcolonial dont l’essence repose sur la transgression du tabou de la mort 57 .
À propos des enjeux de ce colloque, on ne peut s’empêcher d’en retenir la
conclusion de J. Benoist lorsqu’il se demande si, « sous le nom apparent de ce
colloque Justice et sorcellerie n’y a-t-il pas un autre nom “Justice et injustice” qui
dit que l’on attend de la justice qu’elle soit juste contre ces injustices de la vie que
l’on accuse la sorcellerie d’envoyer. La justice le peut-elle ? » (p. 338). Introduire
le concept de pouvoir occulte pour qualifier l’infraction de sorcellerie « afin de
protéger la personne et les biens des citoyens ainsi que la paix sociale et individuelle contre toute activité occulte faisant intervenir les forces qui sont reconnues
comme maléfiques pour la société et qui les mettraient en péril » (projet de loi
modifiant l’article 351 du Code pénal) ne change pas grand-chose. Car il est à
craindre que l’exercice du pouvoir politique en situation postcoloniale relevant
lui-même de l’occulte, les propositions du groupe de recherche sur la sorcellerie
ne servent plutôt qu’à justifier des pratiques qui, sous prétexte de lutter contre les
forces « nocturnes », ne se retournent au « grand jour » contre les citoyens euxmêmes.
Patrice Yengo,
Cahiers d'études africaines, 189-190, 2008
_______________
57 Joseph Tonda, « Fétichisme politique, fétichisme de la marchandise et crimi-
nalité électorale au Gabon : note sur l’imaginaire politique contemporain en
Afrique centrale », in Voter en Afrique, différentiations et comparaisons, Institut d’études politiques de Bordeaux, 7-8 mars 2002.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
378
Éric de ROSNY, La nuit, les yeux ouverts (récit). Paris, Le Seuil, 1996, 286
p., ill. (1 cah. h.t. 16 p. de photos N. & Bl.), 1 carte, 1 plan. ISBN : 2.02.028540.1
(120 FF).
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En 1974, Éric de Rosny signe un petit livre dans lequel il annonce sa découverte de cet univers caché de la réalité que les Dwálá nomment ndimsi (Rosny
1974). Dès lors, se dessine le projet qu’il développera au travers des ouvrages
postérieurs que nous allons considérer ici. Un projet ambitieux et difficile à
conduire, qui consiste à pénétrer ce monde des ténèbres, à l’explorer, à en comprendre l’organisation et le fonctionnement et, finalement, à s’y inscrire en tant
qu’acteur. Pour mieux comprendre l’importance et le sens d’un tel cheminement,
il nous paraît tout d’abord utile de présenter l’homme et l’esprit séduits par telle
aventure.
Éric de Rosny est un Français de France, noble de père et de mère, chrétien de
naissance, prêtre par vocation, jésuite de formation, missionnaire par « prédestination » et éducateur de métier. Il appartient à cette catégorie d’hommes, comme
guidés par le destin, qui parviennent inéluctablement à atteindre la destination
qu’ils se sont fixée : « Le jour de ma confirmation, je me sentis envahi d’un sentiment de plénitude indicible que je devais impérativement communiquer jusqu’au
bout du monde » — confie-t-il (Rosny 1981 : 33). En tout point convaincu, il pense inaugurer une nouvelle manière d’être et d’agir du missionnaire œuvrant en
cette terre africaine d’aujourd’hui caractérisée par une « forte densité chrétienne ». L’idée n’est nullement saugrenue ; non seulement parce que cette démarche
marque la participation d’Éric de Rosny à un débat général qui avait cours au sein
d’une église engagée dans l’assistance au Tiers-Monde, mais encore parce qu’à
partir du moment où la Congrégation récuse avec fermeté le statut de « coopérants » qu’on avait tendance à attribuer aux missionnaires, et dès lors que, selon la
déclaration du Pape Paul VI, le missionnariat revient aujourd’hui aux Africains
eux-mêmes, les prêtres en exercice d’évangélisation se voient amenés à se découvrir de nouvelles vocations, c’est-à-dire, à justifier autrement leur présence et leur
activité en Afrique. De vocation, Éric de Rosny en a découvert une, qui consiste à
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
379
se consacrer à l’exploration des mentalités et à l’analyse des comportements de
ces peuples si différents et, néanmoins, devenus si proches en raison de leur adhésion massive au christianisme.
Le projet ainsi défini assigne à tout prêtre étranger servant en Afrique le devoir de « consentir un investissement culturel considérable [...], d’étudier les coutumes [...], de connaître les croyances ancestrales [...], et de partager dans la vérité
la vie quotidienne des populations ». Rien, ici, qui puisse être entendu comme un
acte de révolte à l’encontre de l’éducation reçue et des engagements pris : simplement, retient-on, l’expression du devoir et de la volonté de comprendre par la
participation ; la nécessité, pour l’enseignant, de mieux connaître la culture propre
de la société dont il a charge d’éduquer les enfants.
D’ailleurs, pour que l’on ne s’y méprenne, cette justification est constamment
réitérée, de même que l’annonce de l’autorisation reçue des supérieurs hiérarchiques de la Congrégation. Ces précautions prises, les Chrétiens de tout lieu se
trouvent rassurés, y compris les Camerounais, serviteurs de l’église ou simples
adeptes qui auraient pu, à juste titre, trouver fort curieuse la démarche du prêtre :
n’y a-t-il pas légitimité qu’un prêtre missionnaire cherche, en retour du don de son
savoir, à accéder au secret de la pensée locale au demeurant déjà affectée par un
enseignement inspiré d’une religion d’importation ? Un bref regard sur l’histoire
récente montre que, d’une certaine manière, Éric de Rosny ne fait que poursuivre
ce qui était déjà une pratique courante parmi les missionnaires chargés
d’évangéliser les populations de la côte du Cameroun : « D’importantes données,
recueillies depuis la fin du siècle dernier alimentent la littérature ethnographique
allemande consacrée au Cameroun et aux Dwálá en particulier 58 . L’originalité du
Jésuite réside cependant en ceci qu’il aura fait un pas de plus, franchissant la ligne
fatidique au-delà de laquelle il n’est plus seulement un observateur attentif de
l’autre, mais encore, celui qui se met en question, au point de risquer de perdre
une partie de soi dans le but de devenir aussi partiellement cet autre ; davantage
encore, il se trouve désormais en position de devoir sacrifier quelques-unes de ses
valeurs essentielles en devenant, au cours de ce nouvel engagement, sujet des
rituels qui lui donnent accès au savoir « ndimsique ».
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
380
Dans un premier temps, Éric de Rosny noue amitié avec un guérisseur auprès
de qui il entreprend une laborieuse initiation à la voyance (Rosny 1981). Il développe ensuite son activité dans les deux principaux domaines constitutifs du ndimsí, à savoir : la recherche du maintien ou de l’accroissement des « forces de vie »
et le traitement des troubles de l’esprit et du corps. De l’expérience acquise, il tire
deux autres livres : l’un, axé sur les techniques de guérison (Rosny 1992), qui
reprend et développe les données d’un article traitant « de la nécessité de croire
pour guérir » (Rosny 1973), tandis que l’autre présente le récit de sa consécration
en tant que devin, guérisseur et initiateur de jeunes à la voyance. L’on peut penser
que ce dernier ouvrage n’est, à son tour, que la marque d’une étape - étape d’une
vie, d’un cheminement dont l’objectif final échappe encore probablement à
l’auteur, lui-même : « Il m’a fallu treize années de présence au Cameroun - passées dans le monde du jour - pour rencontrer le personnage [le guérisseur], sans
me douter à ce moment-là jusqu’où cette découverte me mènerait », observe-t-il.
Croyait-il si bien dire ?
En effet, sous le terme ndimsí, les Dwala désignent cet autre dimension de la
réalité restée hors de portée immédiate des sens et du savoir commun. Il est
l’espace occupé par l’étrange, l’anormal, tout ce qui est interprétable en termes de
désordre, de trouble, de maladie et de mort ; mais aussi, de tous ceux qui ont la
capacité de manipuler ces phénomènes, soit dans le but de les provoquer ou de les
renforcer, soit dans l’intention de les enrayer totalement ou, simplement, d’en
diminuer les effets. Le ndimsí est à la fois le mystère, donné comme tel, et les
personnes initiées pour le percer et se servir des forces qui y circulent. De manière
globale, ces personnes sont appelées« gens du remède » (mot’a bwanga) ou
nganga (détenteur du pouvoir d’agir dans le domaine de l’imperceptible).
En d’autres termes et sur différents plans, le ndimsí est la ligne de partage en
même temps que la totalité de ce qui est donné et induit comme le réel et le potentiel qu’il recèle ; de ce qui est intelligible parce que fondé sur la raison et de ce qui
relève de l’irrationnel. Avec ce concept, les Dwala tentent de caractériser
l’homme en tant qu’il est tout à la fois porteur d’un pouvoir inexorablement soumis aux tours du destin et du désir jamais assouvi de le préserver de toute altération. Dans ces conditions, le ndimsí n’est ni lieu, ni opération de différenciation
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
381
entre les bons et les mauvais nganga : il propose les mêmes voies et moyens à
tous ceux qui y accèdent, ayant franchi les portes de la voyance. Dans ce contexte
prévalent, de manière absolue, l’irréductible interdépendance et l’alternance infernale des forces du bien et des forces du mal : tour à tour, le même nganga est
sorcier et contre-sorcier, celui qui affecte l’intelligence ou s’empare de l’âme
d’autrui (ékóng) et celui qui, au contraire, en appelle aux éléments de la nature ou
aux esprits des ancêtres pour libérer de la possession. Les nganga se regroupent
en confréries spécialisées (isangollosango) ; davantage que les individus euxmêmes, inscrits dans la clandestinité, le terme dwala évoque les forces occultes
mises en œuvre et le caractère secret de l’activité des membres de la confrérie.
Voilà, sommairement dépeint, le monde dans lequel le prêtre se trouve engagé. Un monde à structure binaire, clos et forcément contraignant. Les lecteurs ne
tardent pas à s’apercevoir que les buts de l’entreprise invoqués au départ auront
perdu beaucoup de leur poids : non seulement parce que la connaissance de la
culture locale ne passe pas nécessairement par l’implication de l’observateur au
monde du ndimsí, mais encore parce que celui-ci ne se donne aucunement comme
la voie d’accès privilégiée à cette connaissance.
L’évolution repérable depuis l’initiation à la voyance (Les yeux de ma chèvre)
à la maîtrise du ndimsí (La nuit, les yeux ouverts) exprime un passage réalisé dans
la conversion inavouée du prêtre désormais partagé entre ce désir d’évasion et le
souci constant de se prémunir contre les dangers que recèle son aventure, entre
l’attrait irrésistible du pouvoir que confère l’appartenance au monde du ndimsí et
la nécessaire sollicitude des autorités ecclésiastiques constamment demandée
comme pour se laver par avance d’un péché.
Ainsi placé au cœur même de l’ambiguïté, astreint au secret ou confronté à
l’indicible, l’auteur se contente de raconter sans donner à comprendre. Les fresques autobiographiques parsemées au fil des pages ne se détachent cependant pas
sur son passé, mais résonnent en contrepoint dans ce contexte actuel marqué par
le conflit entre la conscience de son identité et l’appel ardent de l’altérité : comment assumer en même temps la fonction d’enseignant (dans le cadre d’une école
de conception occidentale) et le statut de nganga ? Comment concilier les lumiè-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
382
res de la raison les élans ténébreux de la passion ? Comment porter la double
conscience du chrétien-prêtre et de l’artisan du ndimsí ?
Mis à l’abri des contraintes de la démarche ethnologique, il ne cherche guère à
fournir des données portant sur son organisation et sur les institutions assurant sa
gestion. De même, les éléments du système de pensée local qui fondent la notion
de ndimsí n’apparaissent nulle part dans cette œuvre et, malgré ses quarante années de présence quasi continuelle parmi les Dwálá, la maîtrise de leur langue lui
échappe encore — ce qui explique l’absence de toute tentative d’élucidation des
concepts associés au phénomène du ndimsí. Cette observation paraît d’autant plus
importante que la caractéristique du dire du nganga est donnée par la langue spéciale qu’il emprunte selon l’objet de référence : sélectivement, il parle la « langue
des Jingu » (génie localisé en milieu aquatique), celle des « esprits des morts »
(bwambo bwd bedîmo), celle de la divination (bwambo bwd ngdmbî) ou celle de
l’oracle (bwambo bwd ngdI6).
L’ambiguïté dont il est question ici se manifeste nettement dans les deux principaux actes qui marquent l’initiation au ndimsî par acquisition de la voyance (Les
yeux de ma chèvre), d’une part et, de l’autre, par la consécration à la fonction
d’initiateur (La nuit, les yeux ouverts). L’adhésion à une confrérie ndimsique (qui
se traduit par le désir d’acquisition de pouvoirs magiques) s’accompagne de
l’acceptation par le postulant de sacrifier un de ses proches, de préférence, un
parent. Dans le cas d’Éric de Rosny identifié comme un étranger en pays dwala,
cette condition ne pouvait être exigée. En lui demandant de donner plutôt en sacrifice une chèvre dont on crève les yeux avant de la tuer, Dîn, son maître initiateur
ne songe nullement transformer l’objet de la dette : il ne fait que se préserver, luimême, des effets néfastes de la transgression de l’interdit consistant à transmettre
son savoir à une personne étrangère qui, de par ce fait même, ne doit et ne peut y
prétendre. Ce rite a lieu, plus généralement, à l’occasion d’un mariage incestueux.
La chèvre est le premier mammifère ayant résisté, autrefois, aux rigueurs du climat équatorial ; elle est devenue l’animal sacré dont le sang, consommé collectivement, scelle l’engagement des parties concernées par un pacte, une convention
ou un contrat ; en particulier, son sacrifice garantit l’alliance entre les groupes
familiaux donneurs et preneurs de femmes et la formule courante « crever les
yeux de la chèvre » dit la nécessité de « fermer les yeux » sur la relation de paren-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
383
té unissant à l’origine les futurs conjoints. L’initiation du prêtre au ndimsí, c’est-àdire, l’instauration d’une relation de fraternité symbolique entre son initiateur et
lui-même, avait créé une situation comparable en termes inversés, au mariage
d’une « sœur » et d’un « frère », d’où le recours aussi saugrenu qu’ingénieux au
sacrifice de la chèvre.
Dîn, l’initiateur, meurt peu après et, tout naturellement son entourage ne manque pas d’établir un rapport de cause à effet entre cette disparition et le délit de
transgression commis. Aussi naturellement, Éric de Rosny, bénéficiaire d’un savoir acquis par entorse à la règle, est tenu pour responsable de la mort de son maître, ce qui le rend, cette fois directement, porteur d’une dette. Or, du point de vue
chrétien, aussi bien pour le prêtre que pour l’entourage familial du défunt, cette
dette est insolvable : nul ne peut exiger du prêtre le sacrifice de l’un des siens ;
aussi afin de donner solution au problème posé ils se tournent vers cette religion
chrétienne qui leur est commune aujourd’hui. Ils se rendent alors, en cortège, dans
le village où l’ami devenu frère est enterré et, revêtu de sa soutane, le prêtre se
libère de sa charge morale en prononçant des paroles inscrites dans son rôle.
Dès lors, la situation redevient normale. Éric de Rosny peut désormais jouir de
l’héritage qui lui a été laissé par Dîn : à son tour, il soulage les personnes en détresse morale ou souffrant dans leur corps ; à son tour, il initie les jeunes Dwala
et, en raison du statut auquel est parvenu, il appartient désormais à la classe des
Anciens respectables et respectés.
Voir, notamment, Flad 1890, Autenrieth 1895, Dinkelacker 1904, Gippert
1910-11, Keller 1925, Ittmann 1939.
AUTENRIETH 1895 »Über die Religion der Kameruner« Der Evangelische
Heidenbote : 78-79 ;
DINKELACKER Ernest 1904 »Die losango oder Geheimbünde der Duala« Evangelisches Missionsmagazin : 67-71.
FLAD 1890 »Religiose Vorstellungen der Duala « Evangelisches Missions
Magazin : 177-180.
GIPPERT P. 1910-1911 »Neujahrsfeier der heidnischen Dualas « Der Stern
von Afrika : 110-111.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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ITTMANN J. 1939 »Die Tierwelt des Kameruner Waldlandes im magischen
Gebrauche « Evangelisches Missionsmagazin : 151-159.
KELLER J. 1925 »Die Gottesvorstellung einer Bantuvolkker, Nyambe und
Lobabei den Duala in Kamerun« Neue Allgemeine Missionszeitschrift :
123-129
ROSNY Éric de. 1973 « Le jengu de Claire » in M. HEBGA Croyance et
guérison. Yaoundé, Clé : 9-39.
1974 Ndimsí. Ceux qui soignent dans la nuit. Yaoundé, Clé.
1981 Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays
douala. Paris, Plon. (Terre Humaine).
1992 L’Afrique des guérisons. Paris, Karthala (Les Afriques).
Manga Bekombo
Psychopathologie africaine, 1997, XXVIII, 2 : 271-275.
_______________
Ilario ROSSI (dir.), Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic, Monts, Aux lieux d’être. 2007
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Le projet de cet ouvrage est né du colloque intitulé « Prévoir et prédire la maladie. De la divination au pronostic : savoirs, pratiques, techniques » organisé à
Ascona (Suisse) en 2005 par l’association AMADES (Anthropologie médicale
appliquée au développement et à la santé, Aix en Provence), avec le soutien
d’institutions universitaires et de recherche comme l’Université de Lausanne et
l’Institut de recherche pour le développement (IRD, France). Les auteurs sont
dans une grande majorité des anthropologues ou sociologues de la santé et des
médecins (sur les vingt-deux auteurs, on compte aussi deux philosophes), rattachés à des institutions françaises, suisses et canadiennes. Le livre, publié dans la
collection Sous prétexte de médecines chez Aux lieux d’être, s’inscrit dans le domaine de l’anthropologie médicale, et plus précisément d’une anthropologie de la
prévision de la maladie. C’est là l’une des particularités et originalités de ce livre
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
385
dont le sous-titre et l’introduction de I. Rossi insistent sur la nécessité de comparer les modes de prévision en précisant les deux axes de la comparaison : la divination et le pronostic médical.
L’ouvrage est organisé en quatre parties. Les trois textes rassemblés dans la
première partie, intitulée « Divination et croyance », développent des problématiques et des échelles d’analyse assez différentes. Le sociologue F. Panese se situe à
l’échelle des représentations du monde et centre son analyse sur les dispositifs
techniques de pratiques divinatoires déjà bien documentées en évoquant leur parenté avec les pratiques de laboratoire — malheureusement sans développer ces
dernières. M. Teixeira raisonne à l’échelle de la société manjak de Guinée-Bissau
et nous livre son analyse d’une technique de divination largement pratiquée en
Afrique de l’Ouest, l’interrogatoire du mort. Enfin, M. A. Berthod, renversant la
perspective habituelle se centre, lui, sur l’incertitude vécue par les acteurs de la
divination, des « voyants » de Suisse romande auprès desquels il a travaillé. La
lecture de ces textes initiaux invite à s’interroger sur l’usage du terme « croyance » : était-il nécessaire de faire apparaître cette notion dans le titre de la première
partie, qui plus est au singulier et associé d’emblée à la seule divination ? Dans
son introduction, I. Rossi, après avoir suggéré en quoi les pratiques de la divination rejoignent le pronostic médical et les biotechnologies, constate le lien entre
« croyances archaïques et savoirs modernes » (p. 22). Or on sait combien le terme
« croyance » est inapproprié lorsqu’il renvoie à d’autres systèmes de représentation (pour ne pas dire à d’autres systèmes religieux) que ceux du tronc abrahamique. A l’opposé, on pourrait ajouter que nombre de croyances parcourent le milieu biomédical et mériteraient d’être identifiées.
Dans la seconde partie, intitulée « Prévoir et prédire avec la science », R.
Massé tente une comparaison entre la divination (au sens d’une « lecture de signes ») et l’épidémiologie prédictive. Il revient sur la place centrale occupée par
les modèles de prédiction des « comportements à risque », modèles qui responsabilisent les seuls individus et oublient de prendre en compte l’environnement physique, social et politique dans l’émergence des facteurs de risque (ex. : le cancer
du poumon et le tabagisme). Massé se penche aussi sur le « modèle des croyances
relatives à la santé » (Health Belief Model) faisant référence aux modèles issus de
la psychologie sociale. Cet exercice comparatif l’amène finalement à avancer cer-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
386
taines pistes de recherche à l’attention des anthropologues travaillant sur la divination. De leur côté, les textes d’A.-M. Moulin et de C. Deukewer remettent en
perspective la portée des notions de « prévention », de « précaution » et de « prédiction », et le sens de leur interprétation. Les différents savoirs qui s’y rapportent
renvoient la médecine à la complexité sociale et culturelle qui les a forgés. A cet
égard, le lecteur regrettera que les savoirs associés aux systèmes divinatoires
n’aient pas été abordés de la même façon, sous un angle à la fois historique et
épistémologique.
La troisième partie, intitulée « Gérer le probable », nous livre les résultats de
recherches de terrain récentes et relatives à des pathologies spécifiques. J. Collin
étudie la relation entre prévention et médicaments. A. Sarradon-Eck montre que la
singularité clinique et la transformation d’un risque (l’hypertension artérielle) en
une pathologie conforte le médecin dans un rôle centré sur la guérison et non sur
la prévention. A propos de l’autisme dans un contexte migratoire, J. Sakoyan expose les prévisions tant des mères d’origine comorienne que des soignants. C.
Perrey explore la spécificité de l’épidémiologie génétique appliquée aux maladies
infectieuses, ses possibilités de prédiction, les raisons de son succès ainsi que son
articulation avec la santé publique. B. Champaloux aborde le discours savant (allergologique) et le discours profane autour de la prévision de l’évolution des manifestations allergiques chez un individu et les représentations sociales qui font
passer par l’allergie un discours sur la société.
Dans « Prédire en actes », quatrième partie du livre, trois textes abordent plus
spécifiquement les diagnostics dans le domaine de l’oncologie. S. Fainzang montre clairement que dans le contexte légal actuel, diagnostic et pronostic continuent
de se confondre ; P. Bourret et C. Julian-Reynier évoquent la complexité et les
incertitudes de la communication des risques génétiques de cancer ; C. Gallo et F.
Kaech tentent de donner à voir la gestion individuelle du probable à travers la
médecine prédictive et le cancer du sein héréditaire. E. Gagnon et H. Marche présentent l’idéal-type du modèle d’accompagnement du cancer. Enfin G. Bernegger
et R. Malacrida proposent les regards croisés du médecin et du philosophe sur la
méthode pronostique utilisée dans les Soins intensifs, ses points de force et ses
limites ainsi que ses implications dans la pratique thérapeutique, dans la relation
au malade et à sa famille.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
387
Finalement, J. Benoist centre sa conclusion sur les conceptions du temps et de
la gestion des incertitudes de l’avenir associées à la pratique de la divination et à
celle de la médecine. A propos de la divination, il rappelle fort justement que « le
devin est mobile dans le temps » : il sait « visiter le temps » (p. 326) et faire disparaître le hasard, source de désorientation et d’angoisse, il sait surtout déterminer
la cause des problèmes présentés par les consultants, et mettre en œuvre des techniques et des savoirs pour circonscrire le malheur qui frappe une personne ou une
collectivité et donner la prescription idoine. La parole du devin apparaît donc rassurante, à la différence de la parole de la médecine prédictive. J. Benoist insiste
sur la rupture fondamentale entre « la temporalité de la science et la temporalité
vécue » (p. 329). Et il émet finalement le souhait d’un débat « sur la rupture épistémologique qui sépare l’approche du temps par la science médicale issue de
l’épidémiologie et celle de la « pensée commune » à laquelle participe pour une
bonne part la médecine clinique » (p. 332).
En interrogeant la médecine dans sa relation avec le temps — et plus particulièrement avec l’une de ses modalités, l’avenir — ce livre nous en dit plus sur
notre propre société occidentale que sur les systèmes divinatoires et thérapeutiques d’autres sociétés. Le principal apport du livre est de mettre en évidence notre
souci de l’avenir et notre valorisation de l’anticipation, lesquels caractérisent la
« société du risque » où le risque devient la mesure directe de nos actions. Le
concept de science suppose effectivement une conception du temps linéaire (un
temps messianique tourné vers le futur) liée aux notions d’évolution, de causalité
et de prédiction. Néanmoins, il aurait pu être intéressant d’ajouter à la dimension
temporelle la dimension spatiale. En effet, l’un des fondements des systèmes divinatoires, africains notamment, est la co-existence (supposée) d’un monde-autre
— « l’invisible » — et du monde-ci. Dès lors une question s’impose : la divination occidentale ou « voyance » (qui co-existe avec la science médicale) supposet-elle la même conception du temps, de l’espace et de la personne humaine que les
systèmes divinatoires chinois ou africains par exemple ? Sans répondre explicitement à cette question, l’ouvrage édité par I. Rossi livre un témoignage important
des rencontres, échanges et réflexions existant aujourd’hui entre anthropologues
et médecins, et plus généralement entre sciences humaines et sciences de la vie.
L’ouverture d’un tel débat est certainement l’un des vœux pieux d’AMADES,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
388
soucieuse d’une anthropologie « appliquée » à la santé et au développement sanitaire, dont la perspective innovante nous permet de progresser à la fois dans la
compréhension des conduites populaires de soins, dans l’analyse des pratiques
professionnelles et des interactions entre les soignants et les soignés ainsi que
dans l’étude des logiques des actions et des politiques de santé.
Véronique Duchesne
Ethnographiques.org, 14, 2007
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Bernard ROY, Sang sucré, pouvoirs codés, médecine amère. Diabète et
processus de construction identitaire : les dimensions socio-politiques du diabète chez les Innus de Pessamit. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002,
247 p., tabl., bibliogr.
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J’ai lu la publication de la thèse de Bernard Roy avec un vif intérêt. Comprendre les raisons de l’émergence d’une épidémie en vue d’expliquer les insuccès
patents des interventions de la santé publique relève du défi. L’implication de
l’auteur dans la communauté innue de Pessamit (Betsiamites) sur la Haute-CôteNord du Saint-Laurent au Québec et dans la communauté biomédicale qui intervient, ici pour le cas du diabète, donne tout son intérêt à l’ouvrage. L’auteur est
très familier avec le contexte ; il y a travaillé en tant qu’infirmier pour se tourner
ensuite vers l’anthropologie à cause d’une intervention médicale qui lui est apparue lacunaire.
De nouvelles voies et interprétations face à des « données » et des « faits » de
santé publique sont proposées dans une perspective d’anthropologie médicale
critique. Ainsi l’auteur suggère une compréhension du diabète en tant que maladie
qui ne peut se dégager du contexte social et des rapports sociaux générés par le
contexte. Chez les Innus de Pessamit, la dimension « mesurable » (le diabète biophysiologique) conduit à elle seule à la pratique médicale qui y est exercée. Tou-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
389
tefois, et l’auteur le relève, les données, les faits, et les méthodes pour collecter
ceux-ci, soulèvent mille questions. Il souligne principalement comment ces données sont tout à fait déconnectées des aspects politiques, sociaux, économiques et
culturels qui participent à l’émergence d’une épidémie. Cette position critique,
l’auteur ne l’exploite peut-être pas à fond lorsqu’il s’agit de l’analyse de ses propres données qu’elles soient quantitatives ou qualitatives. Une question, cruciale,
demeure tout au long du livre : comment les critères mêmes de la communauté
innue pourraient-ils servir à guérir les individus du diabète ? L’auteur touche ce
sujet à plus d’une occasion, mais il se concentre davantage sur l’analyse d’un
phénomène que sur l’applicabilité de ses découvertes.
L’ethnohistoire de cette communauté et le profil épidémiologique du diabète
qui l’afflige nous situent dans un contexte macrosocial, alors que plusieurs témoignages d’acteurs locaux éclairent le climat microsocial. Ainsi, l’ouvrage expose
tous les éléments nécessaires pour une compréhension des formes et forces
d’interaction entre des acteurs locaux et des acteurs des secteurs économiques,
académiques et politiques, dont principalement les acteurs de la santé publique.
La santé publique est présentée comme un mécanisme d’administration des
populations qui, dans ses interventions auprès des populations amérindiennes vivant dans les réserves, contrôle, surveille et fiche plus intensément qu’auprès de
toute autre population du Canada. Le centre de santé est illustré comme un système de surveillance panoptique du pouvoir biomédical en contexte autochtone,
mécanisme de colonisation subtile de la vie quotidienne. Pourtant, ruses et tactiques de la part des autochtones, qui ne sont pas ici perçus comme étant des victimes, peuvent faire échec au système. Les autochtones se créent un espace de vie.
L’alimentation, le rapport au corps et la manière de consommer l’alcool sont autant de codes engagés dans le processus de construction identitaire des membres
de cette communauté. L’obésité, de même que la consommation d’alcool et une
alimentation particulière constituent de puissants critères d’inclusion au groupe,
ce qui donne l’impression « d’un pays dans le pays ». Les dynamiques sociales et
politiques de la communauté de la réserve innue de Pessamit sont merveilleusement illustrées ; elles se distinguent de celles du Québec et du Canada et font en
sorte que, par exemple, des sous-cultures telles que celle des « intellos » autochtones y deviennent marginalisées.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
390
Le diabète vu sous ses angles sociaux, économiques, politiques et culturels
fournit une compréhension plus globale de l’avènement de l’épidémie et constitue
un lieu de recherche de solutions. L’auteur évalue que les connaissances des Innus
concernant le diabète et ses causes sont très élevées (en cela les objectifs de la
santé publique auraient été atteints), mais cela n’aurait pas pour autant entraîné de
changements dans les habitudes de vie. Les programmes investis sont vécus
comme des moyens de contrôle et de surveillance plutôt que reçus comme des
outils pouvant servir à soulager la maladie. Cette réception des interventions biomédicales est surtout fonction de relations sociales inégales ; les interventions
marquent l’individu malade, lui dictent comment agir par le biais d’une prescription médicale et d’une prescription sociale, provoquant un phénomène de résistance plutôt que la collaboration escomptée, résistance qui recrée sans cesse une
cohésion interne et renvoie à une profonde opposition d’ordre politique. Tant que
les autochtones associeront les prescriptions de la santé publique à un pacte avec
l’adversaire, les campagnes de santé publique n’auront pas les effets désirés. C’est
dans l’implication des communautés, dans le dialogue, dans le changement des
relations et dans l’amélioration de la communication, entre autres avec les milieux
de recherche universitaires, qu’il est proposé de contribuer à la résolution du problème social, politique, économique et culturel du diabète dans la communauté
innue de Pessamit.
Julie Laplante
Anth. & So.c 27,2, 2003
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
391
Francine SAILLANT et Manon BOULIANNE (dir.), Transformations sociales, genre et santé : perspectives critiques et comparatives. Québec et Paris,
Les Presses de l’Université de Laval et L’Harmattan, collection Sociétés, cultures
et santé, 2003, 311 p., réf.
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Voici un ouvrage collectif rédigé uniquement par des femmes anthropologues,
sociologues, historiennes, politologues, philosophes, infirmières et militantes du
mouvement pour la santé des femmes. C’est donc un livre « engagé ». Il est le
produit d’un colloque organisé à Québec les 4 et 5 avril 2002 portant sur les transformations du système de santé et des services sociaux et sur la place « dominée »
des femmes. Ce travail interroge le sens de ces transformations dans leur relation
avec l’État, le néo-libéralisme, les valeurs d’autonomie et d’individualisme.
L’analyse et la réflexion se structurent en trois parties.
Dans la première partie, le texte permet de situer les causes structurelles des
inégalités sociales et leurs effets sur le système de santé, les populations et les
femmes dans le contexte de mondialisation et de l’économie néo-libérale. Cette
partie montre que les transformations en cours affectent particulièrement les populations les plus pauvres et les plus démunies, au Nord comme au Sud, mais
aussi les femmes, souvent appelées à intensifier leurs engagements dans la communauté et dans la famille. Des comparaisons entre les situations africaines (le
cas du Sénégal) et en Amérique latine, à travers le cas du Brésil, et les réalités
vécues au sein des nations autochtones du Canada permettent de décentrer le débat canadien et québécois pour une démarche anthropologique critique.
La seconde partie fait un retour sur la situation canadienne et québécoise, mais
aussi française, en analysant les résultats des recherches récentes portant sur les
sphères publiques (système public de santé, politiques et initiatives de la société
civile) et la sphère privée (groupes domestiques et femmes en tant que catégorie
sociale – salariées précarisées, travailleuses domestiques dans les soins à domicile
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
392
– et en tant qu’individus). Ces deux sphères sont exposées dans leur interrelation
et leurs mouvances.
On s’intéresse dans la troisième partie aux formes que prennent les résistances
à ces transformations des systèmes de santé. Des travaux et analyses sont examinés sous l’angle du rapport complexe, ambigu et paradoxal entre l’État et le mouvement pour la santé des femmes. Cette approche permet de s’interroger spécialement sur la définition des connaissances et de l’expertise. Elle plaide pour
d’autres études capables de saisir la complexité de la dichotomie « sciences et
pragmatisme » pour analyser le rapport de pouvoir ainsi que l’articulation entre la
diversité et l’unité. Ensuite, la question de l’enjeu des savoirs est posée : elle
concerne les systèmes publics de santé en transformation, leurs effets sur les
femmes comme objets et comme sujets de ces systèmes, les pratiques développées, les milieux communautaires et les contextes de recherches. L’exemple des
sages-femmes françaises et québécoises illustre particulièrement le mouvement de
va-et-vient entre le savoir critique développé au sein du mouvement et les savoirs
institués : il permet de réfléchir aux contradictions des savoirs critiques.
En conclusion, cet ouvrage met réellement en évidence les effets de la mondialisation néo-libérale : détérioration de l’état de santé de la population en général et des femmes en particulier, détérioration des conditions de travail des femmes dans le secteur de la santé et accroissement du travail domestique par des
charges physiques et mentales de plus en plus lourdes.
Les auteures rappellent que le mouvement pour la santé des femmes s’est engagé dans la mise en place de ressources alternatives. Il s’agit de développer, en
marge du système institutionnel de santé publique, d’autres façons de faire plus
interactives et accordant plus d’autonomie et de participation aux « malades ».
Malheureusement les moyens mis à la disposition du mouvement pour la santé
des femmes sont extrêmement limités : précarité financière, précarité de personnel
et incertitude quant à l’admissibilité des subventions publiques.
Les auteures défendent une démarche de pensée citoyenne basée sur un triptyque de valeurs à défendre : 1) revenir à la logique du « droit » pour améliorer la
santé publique, les conditions de travail, la qualité des soins et leur accessibilité ;
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
393
2) renouer avec la critique de la médecine technicienne ; 3) développer une approche de la solidarité sociale.
Cet ouvrage s’adresse à tous ceux, hommes et femmes, acteurs du secteur sanitaire et social, qui s’inquiètent des restructurations mondiales de notre système
de santé et de leurs effets pervers sur les catégories les plus « dominées ». Il apporte un regard éclairé et vigilant au grand débat sur les nouvelles dynamiques
mondiales néo-libérales qui se mettent en place pour transformer notre monde.
Laurence Fond-Harmant
Anth. & Soc. 28,1,2004
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Gérard Salem, La santé dans la vile. Géographie d’un petit espace dense :
Pikine (Sénégal). Paris, Kartahala-Orstom, 1998, 368 p., 20 pl. ill., 48 p1. cartes,
bibliogr.
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Les questions de santé sont l’expression même de I’état du développement
d’une société. L’analysa de l’environnement urbain conduite à Pikine, banlieue ou
double de Dakar, met en relation les problèmes sanitaires et d’accès aux soins
avec les dynamiques et les inégalités sociales. Cette approche géographique vigoureusement discutée et explicitée se propose de nous montrer comment Pikine
agglomération récente et spécifiquement africaine a pris les dimensions et les caractéristiques d’une métropole du tiers-monde.
La recherche réalisée dans le cadre de l’Orstom (devenu IRD en 1998) est à
restituer dans la dynamique d’un groupe de géographes de la santé qui ont su
montrer l’influence de l’organisation de l’espace, des densités de population, des
économies familiales et de la vie sociale sur la distribution spatiale des états de
sauté et des grandes endémies, en confrontant les caractéristiques d’un espace
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
394
socialise et « artificialisé » aux données réunies par les épidémiologistes et les
chercheurs en entomologie médicale.
Dans les prolégomènes de l’ouvrage, qui prennent l’ampleur d’un essai sur la
géographie, l’objectif clairement affirmé par l’A. est de sortir d’une géographie
qui ne parvient qu’à inventorier, à mettre en tableaux, à « spatialiser », voire à
modéliser, et dont le discours se développe dans l’approximation. La question du
champ disciplinaire, du fil conducteur retenu et de la validité de la démarche n’est
pas éludée. Dans les premières 80 pages, G. Salem s’attaque aux pratiques de
certains géographes en termes pour le moins piquants, parfois sibyllins hormis
pour les initiés, qui témoignent d’un cheminement personnel exigeant. Il se meut
non sans ironie dans l’univers des mathèmes et des graphèmes pour mieux nous
dire que l’intelligence des espaces géographiques est à chercher dans le politique,
condition de compréhension de situations produites par des systèmes sociaux.
L’objet géographique nous explique en substance Gérard Salem n’aurait pas la
plénitude irréelle de l’espace poétique, celui dont Henri Matisse prend possession
« ... étendue de mon imagination, de ses contingences historiques mais surtout de
l’architectonique d’une création » (p. 36), ou celui où se meut Merce Cunningam
qui s’ouvra aux rythmes de la musique et se prête aux mouvements…, mais il ne
saurait se réduire aux « spacialisations » operées par une techno-géographie autosuffisante et pléthorique, quelque peu sourde et aveugle. La géographie procède à
des mises en ordre fondées sur des investigations couvrantes, hiérarchisées et cohérentes, mais elle s’écrit dans le champ du social et du politique. L’espace est à
la fois support, produit et enjeu, ce qui ne signifie pas que les rapports sociaux
aient pour finalité la gestion et l'aménagement d’un espace.
La géographié de la santé a pour objet les relations entre espace, société, territoire et santé. La recherche se construit avec la collaboration du corps médical et
de nutritionnistes. Classiquement elle définit des indicateurs, maille les territoires
et recourt a des comparaisons à l’intérieur de l’espace de référence et avec
d’autres situations, mais que ne peut atteindre ses objectifs sans de réelles compétences dans le champ du social et du politique. Pour être mieux reconnue elle se
doit de préciser sa terminologie et ses concepts, de cadrer son approche,
d’expliciter ses ambitions... et de mesurer ses limites. Son intérêt et son objectif
premiers sont « d’adjoindre la notion de zones à risques à celle, classique, de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
395
groupes à risques » (p. 60). La difficulté est de tracer des limites si l’on va au-delà
d’une « épidémiologie spatiale », pour intégrer les questions complexes telle que
l’accès aux soins.
La recherche conduite à Pikinc se fonde sur trois grilles d’analyse qui caractérisent successivement l’espace urbain, le système de soins et l’état de santé de la
population. Plusieurs contraintes et parti-pris ont infléchi la démarche.
– Il a fallu réunir l’information en multipliant les enquêtes et les observations
pour remédier à la déficience des données de base.
– Le travail s’est fait an sein d’un projet de développement sanitaire ; en
contrepartie il a fallu fournir des documents et des analyses immédiatement opérationnels.
– La problématique de la transition épidémiologique qui structure l’analyse a
conduit a privilégier des pathologies pour lesquelles une collaboration de spécialistes était acquise : principalement le paludisme, les parasitoses intestinales et
l’hypertension artérielle.
Pikine, créée en 1952 dans les dunes littorales à 30 km de Dakar reçoit les vagues successives de déguerpis des bidonvilles de la capitale. An cours des premières années la nouvelle ville est planifiée autour des villages lébou, mais dès les
années 1960 se développent les quartiers irréguliers. Depuis, plus de la moitié de
l’agglomération s’est bâtie à l’encontre on hors des plans d’urbanisme. Comme
les grandes villes africaines, Pikine est un lieu de la « transition démographique »
caractérisée par une diminution lente du taux de natalité et une forte baisse des
taux de mortalité, avec afflux de migrants, et sans croissance des richesses. La
densification de l’habitat et de l’occupation du sol traduit partout une croissance
plus rapide des effectifs que des surfaces urbanisées. L’importance des effectifs
vivant dans ces quartiers irréguliers qui expriment une perte de contrôle par
l’administration de l’urbanisation a-t-elle une traduction sanitaire ?
L'analyse de cet espace urbain considéré du point de vue de la santé montre
d’emblée que la notion de moyenne à l’échelle de l’agglomération n’a guère de
sens. On repère immédiatement la grande inégalité dans l’offre et l’accès aux
soins prodigués par la médecine moderne et l’omniprésence des thérapeutiques
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
396
traditionnelles le recours simultané aux deux systèmes de soins étant source
« d’errance thérapeutique » de la population.
La recherche a innové pour construire des indicateurs de santé restituant la
distribution géographique, vu l’indigence des sources disponibles. Le questionnement organise par l’A. à des échelles appropriées et sur des effectifs significatifs a eu pour objectif de qualifier l’environnement. Les tableaux et les cartes ainsi
dressés fondent une géographie urbaine qui met essentiellement en relation
l’habitat, l’eau, la densité et les risques sanitaires. L’étude fait apparaître de fortes
différenciations liées à des situations écologiques caractérisées, mais l’analyse
réserve des surprises. L’opposition entre quartiers lotis et tissu urbain apparemment anarchique n’offre aucune pertinence si l’on considère l’évolution, la nature
et la qualité de l’habitat. Les quartiers irréguliers n’apparaissent pas moins bien
dotés en bornes fontaines pour l’accès à l’eau potable. Ceci étant, les disparités
apparaissent plus fortes en terme d’adduction d’eau et de branchement électrique
à l’intérieur des quartiers irréguliers. L’accès à l’eau se module en fonction des
restrictions, des prix, des modalités de revente et de stockages. Les relations entre
environnement et risques sanitaires dépendent de la vie sociale et s’apprécient à
l’échelle la plus fine.
Le fonctionnement et la desserte des équipements sanitaires mais aussi, des
transports, des marchés, des services administratifs, des écoles, des lieux de culte
interfèrent avec l’état de santé. La construction d’équipements sanitaires
n’apparaît pas forcément prioritaire aux yeux des habitants. Il suffit pour s’en
convaincre de comparer la carte des dispensaires à celle des lieux de culte. Les
centres de soins restent concentrés sur les plus anciens quartiers (Pikine Ancien),
mais leur répartition s’est améliorée grâce à l’appui de « projets ». En 1990 le
niveau d’équipement était devenu conforme aux normes de l’OMS.
L’étude aborde ensuite l’efficacité des systèmes de soins. Le volume
d’activité des centres de soins est fonction de la qualité d’accueil des malades,
donc inégal. Globalement l’activité des structures publiques a tendance à diminuer. La médecine exercée y est médiocre, mais ses coûts sont relativement élevés. Ils prennent une place importante dans les budgets des ménages. La proximité des centres de soins influe sur la fréquentation des mères et des enfants mala-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
397
des. La qualité et l’efficacité des prestations rendent crédibles les actions préventives, cependant la couverture vaccinale n’est pas modulée par la plus ou moins
grande proximité des centres de soins. Sa mauvaise qualité est due à des facteurs
sociaux, économiques et culturels. La mortalité infanto-juvénile est moindre en
milieu urbain. À l’échelle de l’agglomération, ce taux est de plus de deux fois
inférieur à celui du milieu rural, pourtant dans les quartiers les plus défavorisés il
demeure supérieur à ce dernier. En revanche, comme en zone rurale on a une
surmortalité pendant la saison des pluies.
Les types d’alimentation, révélateurs des modes de vie, définissent des risques
de maladies et des causes de décès. L’alimentation est directement tributaire du
marché et du niveau de vie. Les menus tendent à s’homogénéiser avec le riz au
poisson partout présent au repas de midi, mais les rations sont insuffisantes chez
les plus pauvres. Un enfant sur cinq souffre de malnutrition qui est la cause notamment des retards de croissance. La prévalence est la plus forte sur le front de
l’urbanisation et moindre dans Pikine Ancien. Une fraction non négligeable de la
population, notamment des femmes, connaît des problèmes d’obésité et souffre
d’hypertension. La question des perceptions et des représentations est posée à
propos de l’hypertension, notion étrangère aux cultures locales.
La densité interne des parcelles, la précarité des constructions et la mauvaise
qualité de l’eau sont des facteurs de risque pour la diffusion de la rougeole, des
maladies diarrhéiques et des affections respiratoires. Les parasitoses sont 1iées
aux modes de vie et à l’habitat. Le paludisme, problème de santé publique majeur,
sévit moins qu’en milieu rural. Autour de la ville se dessine une véritable ceinture
avec une prévalence forte due aux étendues semi-lacustres des niayes de la périphérie.
Le maillage territorial a pour fonction le contrôle politique ; les décisions touchant l’implantation des équipements sanitaires résultent des jeux politiciens. Les
solidarités sociales qui expliquent l’efficience le fonctionnement des structures de
soins n’ont plus pour seuls fondements l’identité ethnique et l’appartenance à différents groupes statutaires. Des alliances se nouent an plan politique pour gérer le
foncier et l’accès à l’eau notamment. L’équipement est implante là où des groupes
de pression agissent et sont relayés par des politiciens et des notables influents,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
398
que les quartiers soient réguliers on pas, qu’ils soient déjà équipés ou démunis.
L’efficacité de l’organisation politique apparaît déterminante.
Pikine et ainsi exploré de fonds en comble et revisité. Le questionnement de
l’A. est incessant, continuellement approfondi et réorienté. L’information considérable, hiérarchisée et multiforme ainsi accumulée est dépouillée et traitée avec
une incontestable maîtrise de l’outil statistique. Les résultats en sont présentés
avec un soin et une qualité rares. Un petit atlas de 48 planches place an cœur de
l’ouvrage témoigne de la richesse de l’information et de la qualité de l’expression
graphique et cartographique. Les tableaux et les cartes sélectionnés sont « contextualisés » et interprétés avec une grande rigueur.
La mise en scène dr cette recherche et l’analyse des résultats pourraient soulever cependant quelques interrogations. Gérard Salem ne rcvendique pas de filiation avec la rechcrche d’un autre géographe, Mare Vernière, effectuée vingt ans
plus tôt sur ce même terrain. Le travail fut jugé novateur et publié, en ce temps
pas si lointains, en 1977 59 . L’engagement sur le terrain n’était pas moindre et le
positionnement au sein de la géographie pas moins polémique ! Une nécessaire
réorientation des recherches et de la problématique implique-t-elle une telle coupure ? Pour innover, la géographie est-elle condamnée à se redéfinir et à brûler
ses vaisseaux ?
Par ailleurs, le resserrement de l’analyse autour des relations santéenvironnement au nom de la cohérence de la démarche est-il justifié et productif
an regard d’enquêtes qui, à l’évidence, ont fourni des matériaux considérablement
riches et divers ? L’A. lui-même formule cette question dans sa conclusion.
Ces possibles interrogations du lecteur n’ôtent rien à la pertinence de la réflexion développée par Gérard Salem sur l’approche géographique ni à l’apport de
sa recherche. L’ouvrage, qui est la publication la plus aboutie du programme va
assurément faire référence vu la richesse des résultats, l’excellence de l’analyse et
59 Un compte rendu de l’ouvrage de Marc Vernière Dakar et son double. Da-
goudane Pikine. Paris, Bibliothèque nationale (Comité des Travaux Historiques et Scientifiques) a paru dans Psychopathologie africaine 1979, 15, 2 :
223, sous la signature d’André Lerocollais (NdlR).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
399
les enjeux. L’A. connaît en profondeur son champ de recherche et son terrain. La
« vérité » a été instruite au fond des cours et des venelles de Pikine traquée dans
les arcanes du pouvoir, démasquée dans la presse, élucidée par une écoute critique
en deçà des rumeurs et au delà des représentations, avec pour toile de fond la
grande pauvreté des gens et l’injustice face à la maladie.
André Lericollais
Psychopathologie africaine, 1998-1999, XXIX, 2 : 251-254.
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Evelyne Samama, Les Médecins dans le monde grec Sources épigraphiques
sur la naissance d’un corps médical. Genève, Librairie Droz, 2003, 612 p., bibl.,
index, corpus des inscriptions.
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Cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat propose des informations de première main sur la vie quotidienne des praticiens de la médecine dans le monde grec,
leur place dans la cité et la constitution progressive d’un corps professionnel. Riche de plus de cinq cents inscriptions (épitaphes, dédicaces, décrets et inscriptions
honorifiques, listes et catalogues, textes juridiques et religieux, du VIe siècle
avant J.-C. au VIe siècle après J.-C.) et d’un important appareil critique, c’est à la
fois un instrument de travail très utile et un ouvrage qui fourmille d’informations
montrant l’étendue de la palette de formations, de statuts et de conditions
d’exercice dont disposent ces hommes et ces femmes soignant leurs contemporains. Le personnel médical, auquel il faut ajouter les sages-femmes et les masseurs-médecins, est en effet divers dans ses attributions, ses appellations et sa
formation. La transmission des connaissances se fait conformément à la tradition
familiale, la famille des Asclépiades disposant à l’origine d’une sorte de monopole sur la transmission et la pratique de la médecine, et si à partir du Ve siècle la
formation s’ouvre à ceux qui n’ap- partiennent pas à une famille de médecins, elle
reste très onéreuse. L’ouvrage décrit avec minutie cet apprentissage et son évolution, le gymnase comme lieu de formation intellectuelle et physique, les cours de
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médecine qui y sont dispensés dans le cadre de l’instruction générale – cet enseignement « médical » faisant partie de la bonne éducation des personnes cultivées
–, mais aussi les conférences, organisées sur des thèmes médicaux à l’intention de
l’ensemble des citoyens, pour lesquelles des médecins, comme certains poètes,
philosophes et musiciens, se rendent dans les cités pour y tenir des discours.
L’ouvrage rappelle également que le futur médecin est, en l’absence d’un maître
éminent ou pour une formation plus complète, prêt à s’expatrier pour rejoindre
une école plus prestigieuse ; l’auteure apporte plusieurs témoignages sur le rôle du
Mouseion et la place du centre médical de Cos, la formation dans la patrie
d’Hippocrate valant tous les certificats professionnels et permettant de gagner
plus aisément la confiance des patients. Ainsi, un nombre important d’inscriptions
sur l’île de Cos concerne des médecins qui, pour la plupart, se rendent ensuite en
divers endroits du monde grec ou sont mandés par des cités, la médecine étant
demeurée longtemps une discipline itinérante, tout comme la rhétorique et la philosophie. L’étude épigraphique sensible aux occurrences lexicales concernant les
médecins et les situations auxquelles ils se trouvent confrontés montre, par ailleurs, combien situation politique et situation sanitaire de la cité sont liées. Ainsi,
c’est à l’occasion d’une guerre qu’est rédigée l’une des plus anciennes inscriptions du corpus, la tablette d’Idalion, où s’exprime déjà « la nécessité impérieuse
pour le roi et la cité de s’assurer la présence d’un médecin, quitte à engager de
grosses dépenses » (p. 30). Les guerres, mais aussi les séismes et les épidémies
justifient ainsi l’appel aux services d’un médecin étranger. Personne estimée voire
honorée pour sa compétence et ses qualités humaines, le médecin doit agir « avec
empressement et dévouement » et « ces qualités lui sont généralement reconnues
au point de devenir presque caractéristiques et formulaires dans les décrets » (p.
31), où sont récurrents les termes « empressé », « attentif », « dévouement », « zèle ». La compétence médicale recouvre à la fois un comportement (la surveillance
et les soins donnés) et un savoir résultant de l’expérience. Le médecin est donc
aussi un « technicien » dont la qualification est pratique et théorique et ses actes
sont rémunérés de diverses manières (rétribution forfaitaire, gratifications, exemptions, éloges publics, honneurs et privilèges…) et souvent selon des procédures
complexes de dons et contre-dons. Les sources épigraphiques renseignent cependant peu sur les thérapeutiques mises en œuvre par le médecin dont on sait pourtant qu’il est aussi un pharmacien devant conserver dans son officine des remèdes
en quantité suffisante et classés de manière méthodique. Les indications sont par
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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ailleurs rares sur les spécialisations, en dehors des médecins pratiquant la chirurgie, ce qui confirmerait, selon l’auteure, l’absence dans le monde grec de médecins spécialisés, quand bien même certains médecins, tels ceux attachés au gymnase, ceux soignant les gladiateurs ou les médecins militaires, acquièrent par leur
pratique des compétences les différenciant de leurs confrères, dont l’art de la
traumatologie. Épitaphes, dédicaces et inscriptions honorifiques renseignent davantage sur la place du médecin dans la cité et les relations l’unissant aux malades. En dehors des médecins de cours, la quasitotalité des praticiens exercent leurs
talents auprès de tous et selon certaines inscriptions, « sans distinction ». Les
sources épigraphiques renseignent sur le lieu de l’exercice de la médecine,
l’officine, qui combine les fonctions de cabinet de consultation et de clinique et
constitue un élément important dans le système médical grec, la création des hôpitaux et hospices étant tardive et se développant sous l’influence du christianisme.
Ce médecin, présent au sein de la ville, du bourg ou dpeut être un « médecin public », un « médecin agréé » qui, en échange d’une rétribution fixée contractuellement, dispose d’une clientèle d’office voire d’un cabinet mis à sa disposition
gratuitement ou moyennant un loyer modéré. L’auteure montre enfin l’évolution
du profil et de la formation du médecin de l’époque hellénistique à la période romaine, i.e. la sédentarisation du personnel médical qui exerce dans la même cité
pendant des générations et s’élève peu à peu dans la hiérarchie sociale, le notable
succédant ainsi au médecin voyageur. Elle soutient la thèse selon laquelle ces
médecins ont rapidement eu conscience de composer une corporation qui, forte de
diverses immunités et moult privilèges collectifs confortant une coïncidence de
plus en plus fréquente entre médecin et notable fortuné aux premiers siècles de
notre ère, s’affirmerait peu à peu comme groupe professionnel soudé par la déontologie hippocratique. Cette conclusion selon laquelle les inscriptions mettraient
ainsi en évidence la constitution progressive d’un véritable corps professionnel est
séduisante, même si l’analyse de cette évolution complexe mériterait d’être davantage étayée, développée et approfondie.
Corinne Delmas
L’Homme 174 , 2005
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Volker SCHEID, Chinese Medicine in Contemporary China. Plurality and
Synthesis. Durham, Duke University Press, 2002, 407 p., illustr., bibliogr., index.
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Anthropologue et praticien de médecine chinoise, Volker Scheid a exercé seize mois (1994-1999) dans des structures publiques et privées chinoises, principalement à Pékin. Son analyse de l’irréductible complexité du terrain de la médecine
chinoise se veut une contribution au renouvellement de l’anthropologie médicale.
Il rappelle que l’anthropologie classique (Kant, Montesquieu), en privilégiant
le sujet humain, vise exclusivement des constantes culturelles (pratiques, normes,
traditions, cultures, systèmes) comme déterminant unique. En opposition à ce
monisme réductionniste, la sociologie des sciences (Latour, Pickering) privilégie
la compréhension des processus locaux de construction par une implication nécessaire du chercheur.
Abandonnant la première, s’inspirant de la seconde, et intégrant psychologie
sociale et philosophie chinoise, Scheid propose une ethnographie d’intervention, à
perspectives multiples, pour modéliser la pluralité du terrain de pratique de la
médecine chinoise : les infrastructures humaines et non-humaines, hétérogènes et
multiples, se combinent dans un processus de synthèse à des niveaux variables par
émergence ou disparition, résistance ou accommodation, inclusion ou exclusion,
reproduction ou production ; avec, comme attributs, localité, connectivité, action,
topographie. Ainsi, dans ce modèle sans centre unique où l’importance d’une infrastructure n’implique pas sa domination absolue, global (externe) et local (interne) ne diffèrent plus en qualité, mais par degrés.
À partir d’études de cas, Scheid propose six perspectives d’analyse
d’infrastructures constitutives de la médecine chinoise, et constituées par elle en
retour, privilégiant les facteurs humains (chapitres 3 à 6) puis non humains (chapitres 7 à 8).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Quatre périodes se succèdent, façonnées par des impératifs d’État parfois
contradictoires :
nationalisme,
maoïsme,
scientifisation-modernisationtechnologisation, économie de marché, héritage culturel. Du Guomindang à 1953,
l’opposition radicale entre médecine chinoise et occidentale perdure. De 1953 à
1965, renversement brutal : l’intégration des deux médecines devient le principe
de construction d’une nouvelle médecine nationale (politique, santé, éducation),
avec cependant une orientation biomédicale. Cette entreprise continue pendant la
Révolution Culturelle (1966-1976), mais dans une entreprise de déconstruction
institutionnelle et d’oppression individuelle. Enfin, depuis 1977, la politique de
Deng Xiaoping a permis l’établissement d’un système de santé pluriel (médecine
chinoise, médecine occidentale, médecine mixte) où la médecine chinoise a trouvé une intégration institutionnelle assurée.
L’analyse des rapports des patients aux médecines chinoise et occidentale invalide le modèle réducteur du choix rationnel posant des acteurs dotés de croyances culturelles capables de sélectionner parmi différents systèmes médicaux
coexistants. De manière plus complexe, les patients combinent diversement thérapeutes et thérapeutiques, dans les limites des contraintes structurelles ; mais leurs
résistances (désirs, besoins, fierté) impliquent, à terme, une accommodation en
retour des institutions. Ainsi, la synthèse émergente renouvelle l’opposition entre
le global (domination nationale du système de santé) et le local (résistances individuelles).
Quant aux médecins, leurs prescriptions, véritables combinaisons de facteurs
(corps du patient, théories classiques, biomédecine, technologie, conception du
rapport médecine chinoise-biomédecine, rôle moral et social du médecin) aboutissent parfois à des créations nosologiques et thérapeutiques hybrides. Les théories
et pratiques médicales individuelles émergent donc de processus locaux de synthèse (le médecin utilise les ressources disponibles qui le façonnent parallèlement), influençant inversement la systématisation étatique de la médecine chinoise.
Devenir médecin requiert le maniement de trois types de rapport : maîtredisciple (traditionnel), enseignant-étudiant (instauration de l’État socialiste moderne), réseau social. Voilà une illustration topographique claire : l’idée d’une
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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structure statique ne saurait remplacer la dynamique réelle du terrain issue des
multiplicités spatio-temporelles.
Bianzheng Lunzhi (différentiation des syndromes et détermination du traitement) est considéré comme le pivot de la médecine chinoise depuis les années
1950 : instrument politique initial pour une nouvelle médecine nationale inspirée
du matérialisme dialectique, les médecins chinois l’ont rapidement adopté pour la
survie de leur tradition, mais ils le perçoivent aujourd’hui comme une menace à
cause de ses diverses instrumentalisations, simplifications et systématisations.
Une étude individuelle (Dr Lun) de l’élaboration d’une nouvelle nosologie et
acumoxa pour des troubles de parole après accidents vasculaires cérébraux, complète l’analyse de l’émergence de savoirs et pratiques locaux à la croisée de luttes
idéologiques, cliniques, historiques, institutionnelles, personnelles.
Aux vues de ces perspectives, deux voies de développement s’ouvrent à
l’avenir de la médecine chinoise : la systématisation et la globalisation, ou bien la
diversité des réseaux locaux. Or, en soulignant la pluralité locale constitutive de la
médecine chinoise et l’apport déterminant de l’analyse avant l’intervention,
l’anthropologie de Scheid défend clairement la nécessité de la seconde voie.
Ronald Guilloux
Anth. & soc. 27-2, 2003
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Olivier SCHMITZ, Soigner par l’invisible Enquête sur les guérisseurs aujourd’hui. Paris, IMAGO, 2006, 250 p
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Magie, religion, science, chacune essaie à sa façon de percevoir l’invisible et
de le maîtriser. Autour des soins donnés à ceux qui se perçoivent comme malades,
ces trois voies convergent et souvent se chevauchent au point qu’il est difficile de
les démêler. D’ailleurs, quels malades ne suivent qu’une seule d’entre elles ? Tel
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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est le coeur de ce livre, qui, par la richesse des observations et des entretiens est
une réflexion sans fioritures sur ce thème.
Il est issu de la thèse d’Olivier Schmitz, saluée par le prix Amades. Fruit de
ses enquêtes chez les guérisseurs wallons le travail est présenté très systématiquement. Il examine d’abord les pratiques des usagers, leurs diverses formes
d’automédication,, traitées avec une grande richesse de faits, leurs rencontres avec
des soignants qui relèvent d’autres pratiques que la médecine, leurs itinéraires
complexes entre les diverses formes de recours. Rien en apparence que de très
classique, sauf l’apport de données nouvelles sur une région qui n’avait pas fait
jusque là l’objet d’une étude aussi soigneuse : la Wallonie.
Olivier Schmitz passe alors aux « guérisseurs ». Il nous rappelle d’emblée
combien le terme est peu précis, et porte en lui des risques de simplification, ou
de réductionnisme à un traditionnel archaïsant. Or « certains praticiens ont des
conceptions très personnelles en matière de maladie (...) Alors que l’un adopte la
prière de guérison qu’il a héritée de son père aux cas individuels (...) un autre participe à des séminaires sur des thématiques aussi diversifiées que la pensée de
Bouddha, la sophrologie, les vertus des pierres précieuses, et intègre à sa pratique
individuelle des éléments glanés dans ces divers enseignements »(p.79). Le domaine est donc vaste, évolutif, jamais clos sur lui-même. La logique combinatoire
de ces guérisseurs « syncrétiques » leur permet de se modeler sur les discours
parascientifiques les plus contemporains, supports d’une part de leur crédibilité,
tout en s’ancrant dans « la tradition », support de leur légitimité. Ils sont alors
passés en revue, à travers une série de rencontres.
On commence avec les « signeurs de maux, guérisseurs par conjuration ».ces
panseurs de secret , ces leveurs de maux qui se rattachent au plus près à l’image
du guérisseur traditionnel. L’auteur les présente à travers les propos de leurs malades, puis il les rencontre dans leurs activités, qu’il nous retrace. L’observation
de ces soigneurs de la représentation du mal et de ses causes permet de mettre à
nu les fondements du « soin par l’invisible ». Mais sur ces fondements se sont
élaborés d’autres édifices. Le chapitre sur les radiesthésistes et magnétiseurs nous
conduit à une première étape au sein de cet ensemble de thérapeutes qui se tournent vers l’invisible tout en rompant avec le sacré. Ces praticiens de l’immatériel
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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non-divin ne demandent pas à leurs clients de faire un saut hors de leur façon de
percevoir le monde : ils semblent reprendre le discours de la science. Mais ils le
font en disant se situer au delà de ce que le savant peut connaître, car leurs
connaissances, voire un don, leur donne accès à ce qui est inaccessible au savant.
Ce chapitre, appuyé sur une recherche qui a été une véritable initiation de
l’ethnologue, est fort novateur. Très documenté, il montre très bien comment la
radiesthésie, dont le discours se place, du moins en surface dans le champ de la
physique « se base avant tout sur des croyances et des idées tout à fait étrangères à
la science et relevant plutôt de l’occultisme occidental, qui reste dominé par la
rationalité scientifique »(p.119).
On passe alors à une autre catégorie de praticiens des soins de santé « alternatifs » : ceux qui décèlent les « ondes négatives » Guérisseurs de l’habitat, comme
l’écrit joliment Olivier Schmitz, ces « géobiologues » sont en continuité avec les
anciens sourciers, mais aussi avec une certaine écologie politique qui s’attaque
aux émissions d’ondes électromagnétiques et en général aux perturbations des
équilibres naturels. Fort en vogue, cette pratique, qui vise à guérir et à prévenir les
maladies par le rééquilibrage du milieu s’assortit donc d’une méfiance envers la
modernité et porte en elle une forme de nostalgie d’un âge d’or, d’un paradis terrestre, qu’elle vise à restaurer.
On termine en abordant « la sorcellerie contemporaine comme registre thérapeutique ». Il ne s’agit certes pas de l’obsession sorcellaire qui peut se rencontrer
ailleurs, mais avant tout de trouver une explication ultime à un malheur rebelle, et
de désenvoûter celui qui en souffre. Comme les précédents, ce chapitre est dense
et riche, et donne accès à nombre de données primaires fort précieuses. Il montre
aussi combien la croyance et la pratique en ce domaine sont loin de ne se cantonner qu’à la zone étudiée par Jeanne Favret.
Le parcours suivi par l’auteur nous convainc aisément du fait que ce livre est
un riche rassemblement de données, issues d’un travail ethnographique approfondi. L’auteur ne cède pas à la mode du « tout-théorique » qui flatte le faux savoir
du lecteur et donne, par des références multiples aux concepts à la mode,
l’illusion de découvertes qui s’effaceront à l’émergence de la mode suivante. Ce
qu’il écrit est destiné à durer. Il reste toutefois en deçà de ce qu’il pourrait légiti-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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mement conclure et des généralisations prudentes que permettent ses matériaux. Il
a manifestement beaucoup lu, mais il lui faudra sans doute s’éloigner quelque peu
de ses propres données pour embrasser son objet dans toute son ampleur. On peut
donc espérer le passage de cette ethnographie intelligente à une appréhension plus
approfondie du social, à une approche à travers ces données des logiques individuelles et culturelles à l’oeuvre. La solidité de cette première oeuvre laisse espérer
que c’est avec autant de qualités qu’Olivier Schmitz parcourra cette nouvelle étape
Jean Benoist
Amades
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François-Xavier Schweyer, Simone Pennec, Geneviève Cresson, Françoise Bouchayer (dir.) Normes et valeurs dans le champ de la santé. Rennes, éditions ENSP, coll. Recherche, Santé, Social, 2004, 304 p.
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Les 22 contributions qui composent cet ouvrage collectif ont été regroupées
en trois parties se rapportant respectivement à diverses approches disciplinaires –
sociologiques et juridiques principalement – relatives aux normes et aux valeurs
dans le champ de la santé, puis aux professionnels de santé, enfin à l’expérience
profane comme lieu d’ajustement et de conflit des normes et des valeurs. Ces
deux notions ont classiquement été définies, par la sociologie notamment, de façon à la fois distincte, proche et complémentaire. Elles sont ici appréhendées et
« illustrées » comme participant indissociablement des principes et repères tramant les dynamiques sociétales et les rapports sociaux, leurs tensions, leurs évolutions. Les systèmes de valeurs, en tant que référents méta-sociaux, comme les
ordres normatifs, produits aux fins d’encadrer l’action dans tel ou tel secteur de la
vie sociale, sont en permanence agencés, travaillés, négociés par les acteurs. Dans
cette perspective, valeurs et normes n’apparaissent ni transcendantes, ni « intouchables », bien au contraire.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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La plupart de ces textes rendent compte de travaux de recherche originaux
alimentés par l’exploitation de matériaux empiriques référés à des situations
« courantes », souvent en voie de reconfiguration, ou à des situations plus nouvelles. Une des caractéristiques, transversale à la majeure partie des situations étudiées, semble bien être leur évolutivité. Celle-ci se repère, par exemple, dans les
modalités de l’insertion des personnels hospitaliers dans des collectifs de travail,
dans les tentatives des institutions et équipes « de base » pour inscrire tout ou partie de leur activité dans des fonctionnements en réseaux, dans les récents textes
juridiques encadrant les droits et les devoirs des professionnels et des usagers,
dans les usages actuels des connaissances médicales aux fins de piloter et légitimer l’intervention publique sur des questions par nature complexes : mesures de
protection juridique en direction des incapables majeurs, réglementation relative à
l’usage de la voiture par les automobilistes âgés, etc.
Rien ne serait plus comme avant dans le champ de la médecine et de la santé,
tant du fait de la transformation et de la démultiplication des normes – techniques,
de bonne pratique, etc. – censées guider les manières de faire, que du fait des attentes voire des exigences sociales aujourd’hui en pleine évolution et qui traversent ce champ. On peut à cet égard évoquer la valorisation du libre arbitre de
« l’usager », la promotion de la qualité de vie y compris en situation de maladie et
de prise en charge thérapeutique, ou encore le renouveau de la règle du primum
non nocere et son actualisation en principe de précaution, ou bien aussi la volonté
de maîtrise du normal comme du pathologique et sa conjonction avec les avancées
de la recherche biomédicale, etc. Le développement très rapide, ces deux dernières décennies, de l’institutionnalisation de l’éthique médicale, peut alors être vu
comme assurant des fonctions de résolution des conflits engendrés par ces évolutions et d’élaboration d’une culture jurisprudentielle visant à réajuster voire inventer des normes ou à revitaliser et actualiser des valeurs. Comme si les fondamentaux axiologiques de nos sociétés modernes et industrialisées ne demeuraient effectivement à l’œuvre qu’à la vertu de leur aggiornamento quasi permanent. Le
terme d’éthique est en fait peu utilisé par les auteurs dans cet ouvrage. L’approche
sociologique des faits sociaux où se joue de l’éthique « banalisée » s’opère, au fil
des chapitres, par le dévoilement des modes de définition, d’opérationnalisation et
de régulation des systèmes de repères et de légitimation qui sous-tendent les
conduites des acteurs professionnels et des acteurs profanes.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Les contributions de deux juristes ainsi que plusieurs recherches conduites par
des sociologues et traitant de questions posées par l’ancrage législatif, judiciaire et
réglementaire des faits sociaux dans le champ de la santé viennent tout à la fois
clarifier les termes du débat et en souligner toute la complexité. On peut se référer
ici à trois recherches s’attachant à analyser le point de vue des « patients ». Leurs
auteurs se sont respectivement intéressés aux victimes de l’exposition à l’amiante,
au régime de traitement des plaintes des usagers de la santé (au Québec), au vécu
du « consentement éclairé », par les personnes participant à un protocole de recherche épidémiologique et génétique. Ces trois situations sont encadrées par des
textes de lois orientés vers la défense et la valorisation de la citoyenneté et de la
parole des usagers. Or, pour chacune de ces situations, les auteurs montrent en
quoi la mise en œuvre de ces dispositions législatives s’opère dans des contextes
traversés par des zones d’opacité et d’incertitude, des rapports de force, des
conflits d’intérêts, des positionnements fondamentalement inégalitaires quant aux
ressources de divers ordres dont disposent les acteurs en présence. Au bout du
compte, c’est non seulement l’esprit de la loi, mais aussi parfois sa lettre, qui peuvent se trouver… sanctionnés par le cours effectif des faits. Les jurisprudences
ainsi que parfois les décrets d’application (qui paraissent presque toujours dans un
« second temps » après le vote d’une loi) participent également de ces inflexions
ou distorsions. En matière de droit, et dans le champ de la santé comme dans
d’autres domaines sans doute, les argumentaires normatifs se construisent de manière non univoque et pas toujours cohérente, que l’on considère telle ou telle
question particulière ou une série de questions en débat à une époque donnée
(« l’arrêt Perruche » constituant à ce sujet un quasi cas d’école).
Ces recherches permettent d’approcher, dans leurs axes structurants (échelon
macro et méso) ou dans leurs espaces interactifs d’élaboration (échelon méso et
micro), la grande vitalité et la polymorphie des processus de définition/construction des « principes » sous-tendant les décisions, les actions, les manières de faire. Car les normes et les valeurs, même si elles comportent le plus
souvent une part d’hétéronomie, font aussi l’objet d’une « socialisation » passant
par une appropriation active et collective, même si pas toujours consciente et maîtrisée, par les acteurs. Ainsi les professionnels, hospitaliers ou de ville, amenés à
travailler en réseau, sous l’impulsion de leurs tutelles (l’assurance maladie,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
410
l’ANAES, etc.), apprennent-ils à reconsidérer le cadre et les modalités habituelles
de leur travail, à découvrir les vertus et à expérimenter les périls de « l’art du décentrement » où leurs seules compétences ne sont plus suffisantes pour s’engager
dans un fonctionnement coordonné et stratégique. L’approche du cheminement
social des normes et des valeurs permet également au chercheur d’en reconstituer
une sorte de traçabilité marquée par leur transformation progressive au fur et à
mesure de leur appropriation et mise en pratique par différents acteurs, dans divers contextes. L’analyse des trajectoires sociales des normes et des valeurs peut
aussi constituer un bon analyseur de la diversité des « styles » et des postures professionnelles, par exemple à propos des attitudes des généralistes de ville quant à
la prise en charge des personnes toxicomanes.
La part des acteurs profanes dans l’élaboration de normes et de valeurs se
trouve également illustrée dans plusieurs contributions. Ainsi en est-il des personnes âgées qui détournent ou reformulent la qualification de malade d’Alzheimer
suggérée ou énoncée par les médecins, des employées de supermarché ayant recours aux psychotropes qui construisent tout un système de désignation des
consommations et des consommatrices « normales » et « sans danger » ou « à
risques » et « pathologiques », ou encore des usagers de drogue en prison qui instaurent un mode très prégnant de régulation identitaire et normative au sein du
collectif constitué par les détenus et les membres du personnel pénitentiaire.
Enfin, plusieurs contributions abordent, de diverses manières, la question du
rapport à l’autre et aux autres, qu’il s’agisse des collègues et d’autres catégories
de personnels intervenant dans la même équipe ou le même réseau, ou des destinataires de l’aide fournie (patients, parents, autres proches) ou encore des pairs
profanes (camarades de travail, codétenus, etc.). Un regard panoramique sur ces
approches permet de saisir l’intrication – l’entrée en résonance, pourrait-on dire
(ou parfois en dissonance ?) – des échelons macro, méso et micro où se forgent
les grands et petits principes des attitudes à l’égard d’autrui. S’agissant de la prestation professionnelle de soins ou de l’aide à des personnes proches, les attitudes
observées apparaissent comme la résultante de ce qui se joue à trois échelons :
celui des interactions entre quelques individualités, celui des systèmes relationnels
plus élargis associant des professionnels et des profanes eux-mêmes inscrits dans
des contextes institutionnels et des modes de vie, celui enfin des composants
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macro sociaux structurant de manière informelle ou institutionnalisée les rapports
sociaux dans le champ de la santé : sens de la responsabilité, attitudes de solidarité, système de transferts sociaux portés par la protection et l’aide sociale, politiques publiques en direction des personnes présentant des déficiences, des handicaps ou des maladies chroniques, etc.
S’occuper – et se préoccuper – des autres par l’aide et par le soin constitue
une dimension sociale et humaine forte du champ de la santé. Cette considération
générale doit ici être comprise non pas comme l’expression de l’idéologie ou de la
rhétorique de « l’agir-pour-le-bien-des-patients » mais comme un mode de lecture
propice à développer des orientations de recherche sur ce qui se passe dans le
champ de la santé. À l’aune de cette proposition de « regard sociologique », les
différentes contributions de « Normes et valeurs dans le champ de la santé »
s’ordonnent selon une répartition assez étonnement bipolaire. On repère aisément
en effet d’une part celles – de loin les plus nombreuses – qui fournissent matière à
des approches, des conceptualisations, des résultats sur la thématique générale
« qui s’occupe de qui et comment dans le champ de la santé ? », et d’autre part
quelques contributions parlant d’autre chose. Ces dernières traitent davantage de
questions relatives aux politiques de santé ou aux normes de bonne pratique
(techniques ou d’organisation). On songe en les lisant aux actuels impératifs gestionnaires, au sens large du terme, qui guident le souci de performance,
d’efficience, de rationalisation des choix ainsi que de contrôle de compétences et
de rigueur scientifico-technique (que certains nomment « l’evidence based medecine » ou la médecine fondée sur des preuves). Il importe toutefois, me semble-til, de ne pas positionner sur un mode antagoniste, dans les démarches de recherche, dimension humaine et dimension technicienne dans le domaine de la santé et
des soins, ou encore orientation vers autrui et rationalité gestionnaire. Cependant,
un débat sur les modèles et modalités actuelles et à venir de cohabitation entre ces
différents registres de normes et de valeurs dans le champ de la santé mérite, me
semble-t-il, d’être alimenté par des recherches en sciences sociales, à l’heure notamment où les grands dispositifs de solidarité qui ont été historiquement fondateurs de nos systèmes de santé (mutualité, protection sociale, autres formes de
transferts sociaux) « risquent » de connaître de profondes mutations.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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Pour terminer, je reprendrai une remarque formulée par les coordonnateurs de
cet ouvrage à la fin de leur texte introductif : les contributions rassemblées abordent largement les questions relatives aux relations et interactions entre acteurs,
mais ne traitent que peu des politiques publiques de santé, des orientations économiques, des stratégies des grands groupes pharmaceutiques ou détenteurs du
vivant, des comparaisons internationales, etc. Or, c’est aussi à cet échelon que se
génèrent les principes normatifs et moraux dans lesquels évoluent, ou que cherchent à infléchir, à la base, les acteurs.
Cet ouvrage est issu du colloque organisé en mars 2003 à Brest par
l’université de Bretagne occidentale (Atelier de Recherche Sociologique) par le
comité de recherche 13 « sociologie de la santé » de l’AISLF.
Françoise Bouchayer
Amades 61
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Richard A. Shweder, ed. Welcome to Middle Age ! (And Other Cultural
Fictions). Chicago-London,The University of Chicago Press, 1998, XVIII + 302
p., ill., tabl.
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Richerd A. Shweder nous livre un recueil d’articles particulièrement stimulant. L’âge y est saisi comme une construction sociale, non pas au travers des catégories les plus souvent étudiées, la jeunesse et la vieillesse, mais au travers de ce
qui les sépare, intermédiaire situé approximativement entre 30 et 70 ans, dont les
dénominations middle age ou midlife recouvrent en elles-mêmes tout le programme. Le terme « adulte » est une traduction impropre car il dénote un état
d’équilibre étranger aux désignations anglo-saxonnes qui réfèrent à un état de
crise ; « crise du milieu de la vie » ou « mitan de la vie » peut faire l’affaire en
soulignant d’emblée que pour un locuteur français l’expression ne recouvre pas
une catégorie reconnue comme elle l’est outre- Atlantique. L’ouvrage explore
l’idée que la crise du mitan de la vie, associée à un déclin des capacités physiques,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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motrices et sexuelles, annonciateur de la vieillesse, est un produit de la culture et
de l’histoire occidentales. Des modèles différents du cours de la vie existent dans
les autres sociétés. Cependant, en raison de la mondialisation, l’idée de crise inhérente à ce qui est défini comme un entre-deux commence de se répandre au sein
des élites occidentalisées. L’article de Margaret M. Gullette, « Midlife Discourses
in the Twentieth- Century United States. An Essay on the Sexuality, Ideology and
Politics of “Middle-Ageism” », rappelle l’importance du discours sur la crise du
mitan de la vie dans la société américaine et date l’apparition de cette idéologie au
tournant du XIXe et du XXe siècle, années où sont forgés les termes middle age et
middle life. Saisissable à travers la littérature, ainsi du succès remporté par le héros de James Berrie, Peter Pan, le petit garçon qui refuse de grandir, le middleageism apparaît à un moment où l’espérance de vie commence à augmenter, et se
nourrit de la diffusion croissante chez les adultes du sentiment de nostalgie pour
l’adolescence et la jeunesse. Il correspond aussi à la deuxième phase de la révolution industrielle (1880-1929) où, machinisme aidant, les jeunes étaient employés
de préférence aux « vieux », entendus alors comme les adultes qui avaient passé
l’âge de 40 ans. Margaret Lock, « Deconstructing the Change : Female Maturation in Japan and North America », illustre que les limites d’âge résultent d’une
interprétation du donné biologique. Au Japon, la ménopause n’est pas vécue et
conçue comme l’arrêt d’une fonction de reproduction, mais fait partie d’un processus au cours duquel la femme endosse de nouvelles responsabilités au sein de
la famille élargie. Aux États-Unis, la médicalisation, croissante depuis le XIXe
siècle, aboutit à définir la ménopause comme un événement physiologique exprimé en termes d’arrêt d’une fonction, d’une perte dont les effets négatifs, comparables à ceux d’une maladie, doivent être compensés par la prise de traitements de
substitution. Ce modèle se diffuse actuellement au Japon au sein des populations
urbaines touchées par les « maladies de la modernisation », nouvelle catégorie
nosographique au sein de laquelle on traite, entre autres, les « désordres » de la
ménopause. Dans la civilisation indienne, Sudhir Kakar, « The Search for Middle
Age in India », non sans hésitation, identifie dans le passage à la troisième des
quatre étapes du cycle de vie connues dès les Dharmashastras une forme de crise
du mitan de l’existence. Quand un fils commence à son tour d’engendrer des enfants, son père doit penser à se retirer et sa mère à transmettre la responsabilité de
la maison à sa belle-fille. Inscrit dans le cycle domestique, le passage de l’état de
garhasthya (maître de maison) à celui de vanaprastha (installé dans la forêt) est
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
414
une crise au sens où seule une minorité s’engage dans la voie qui mène « dans la
forêt » et, à terme, à la renonciation et à l’ascèse (sanyasa). Cet idéal classique de
l’hindouisme continue d’exercer une influence considérable dans l’imaginaire
contemporain ; et les conflits de valeurs et de rôles qu’il génère avec la pratique,
et qu’exacerbe la diffusion du modèle occidental, trouvent un écho privilégié dans
le cinéma indien. Dans une terre classique de la controverse sur l’adolescence et
la jeunesse, Bradd Shore, « Status Reversal : The Coming of Aging in Samoa »,
recherche les valeurs associées aux cinq catégories d’âge désignées en langue
samoa (nourrisson, enfant, jeune, adulte, ancien), à partir d’une enquête par questionnaire conduite en 1976 auprès d’enfants d’âge scolaire et d’un échantillon
d’une population villageoise. Il apparaît que l’adulte est au croisement, non
conflictuel, de deux références de l’autorité et du pouvoir, reflétant une conception persistante fondée sur l’opposition complémentaire entre une chefferie de
type roi sacré qui tire sa force de son immobilité et de sa capacité à prier, et des
chefs guerriers dont la légitimité procède de leur capacité à se déplacer.
L’opposition informe également les catégories de genre : le féminin est associé au
pouvoir immobile et le masculin à celui du mouvement. L’âge adulte correspond
à une phase d’inversion statutaire durant laquelle la force tirée de l’immobilité
prend peu à peu le relais de la force liée au mouvement. Dans leur article « Return
of the “White Man’s Burden” : The Moral Discourse of Anthropology and the
Domestic Life of Hindu Women », Usha Menon et Richard A. Shweder identifient, à partir d’enquêtes conduites auprès de femmes Oriya de caste brahmane
principalement, dans la ville-temple de Bhubaneswar (Orissa), cinq catégories
d’âge dans la vie des femmes hindoues. Elles correspondent à autant de positions
successivement atteintes depuis la qualité de fille dans la maison paternelle et de
belle-fille dans la maison de la mère du mari. La quatrième catégorie prauda
(« mûrie ») est un sommet dans l’itinéraire de l’âge d’homme et de femme de la
femme : devenue belle-mère, elle régente les affaires domestiques et rituelles de
la famille, position éminente qu’elle occupe jusqu’à ce qu’elle cède les responsabilités à sa belle-fille devenue à son tour belle-mère. L’article, très riche, illustre
la complexité des phénomènes à l’origine des catégories d’âge, ainsi de
l’exploration du sentiment de bien-être personnel (hito) éprouvé à tel âge plutôt
qu’à tel autre. Écrit dans le souci de réfuter les analyses des anthropologues féministes qui justifie son titre, l’article récapitule à cette occasion les règles de la méthode ethnologique, procédé qui pourrait paraître scolaire, n’était qu’il fait sens
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
415
dans le cadre des débats qui agitent l’anthropologie américaine. Robert et Sarah
LeVine, « Fertility and Maturity in Africa : Gusii Parents in Middle Adulthood »,
évoque un état d’adulte chez les Gusii du Kenya – agriculteurs au sein desquels
les auteurs ont enquêté – qui n’est en rien une phase marquée par une crise, mais
correspond à une étape où l’homme comme la femme engendre le plus d’enfants
possible. Cet idéal de prolifération correspond à un modèle d’accomplissement
qui trouve sa source dans une structure patrilignagère où seuls les parents d’une
progéniture nombreuse, à commencer par des fils bien évidemment, à la tête de
puissants groupes domestiques, accéderont à un statut d’ancêtre dont le nom sera
remémoré pendant longtemps. Les évolutions contemporaines, notamment la pénurie de terre, rendent de plus en plus difficile l’application de cet idéal et soulèvent la question de la définition de nouveaux modèles en rapport avec des pratiques changeantes. . L’étude longitudinale conduite par Thomas S. Weisner et Lucinda P. Bernheimer, « Children of the 1960s at Midlife : Generational Identity
and the Family Adaptive Project », fait écho au premier article de la livraison. Le
suivi de deux cents familles américaines dont les parents, nés majoritairement à la
fin des années 1940, sont des représentants de la génération « contestataire » formée dans les années 1960, fait apparaître un milieu de la vie défini non pas en
terme d’usure annonciatrice de la vieillesse mais selon le cycle de développement
familial. L’arrivée des enfants à l’âge d’adolescent puis de jeune adulte délimite
une phase potentiellement critique pour leurs parents et les valeurs dont ils ont été
les promoteurs dans la société américaine ; pour ces derniers, la crise du milieu de
la vie s’inscrit dans ce couplage générationnel, constat qui soulève la question de
la validité de ce modèle dans d’autres générations et dans d’autres milieux socioculturels.. L’article de Katherine Newman, « Place and Race : Midlife Experience
in Harlem », apporte un début de réponse à cette interrogation. Au sein des populations noires du ghetto de Harlem, la condition des adultes âgés de 40 à 50 ans,
en 1993-1995, ne s’inscrit pas vraiment dans le modèle de la crise du mitan de
l’existence. Leurs trajectoires ont été marquées par des ruptures contrastées apportées par l’histoire et la géographie : la migration en provenance des régions du
vieux Sud vers celles industrielles du Nord-Est, concomitante de la lutte pour les
Droits civiques et l’abolition des discriminations raciales ; la dégradation, sur
fond de chômage croissant, de leur condition d’existence dans Harlem, quartier
peu à peu gagné par l’insécurité qui a mis fin à la dense sociabilité de voisinage et
a conduit à une existence claquemurée. L’anticipation de l’avenir de ces adultes
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
416
repose sur l’espoir que leurs enfants ne tombent pas dans la délinquance et la déchéance, et qu’ils puissent à leur tour les aider dans leurs vieux jours. Par touches
successives, ce recueil fait apparaître une diversité des situations, des modes
d’approches et des concepts pouvant conduire à conclure à l’inanité d’une catégorie qui ne serait qu’un modèle indigène parmi d’autres au sein même de la société
nord-américaine. Cependant, des constantes apparaissent qui illustrent l’intérêt
heuristique de cette grille de lecture et d’une investigation qui n’en n’est qu’à ses
débuts. Partis à la recherche d’une catégorie d’âge, les auteurs retrouvent les questions des trajectoires individuelles et du couplage des générations adjacentes au
sein de l’entité familiale, et illustrent l’intérêt d’une saisie non segmentée des
âges. Le lecteur français peut aussi être frappé par des absences dont on ne sait si
elles sont la marque de chercheurs qui croisent les méthodes de la psychologie
sociale et de l’anthropologie ou de la société américaine elle-même. Le binôme
générationnel parents/enfants laisse de côté la question des grands-parents. Le
champ d’interrogation sur l’âge est apolitique au sens de aétatique : l’âge est affaire de famille et d’individu, alors que, en France particulièrement, mais cela est
vrai aussi du reste de l’Europe, la réflexion sur l’âge ouvre, entre autres, aux questions des politiques publiques et de l’allongement de l’espérance de vie, de l’âge
au travail et à celui de la retraite, et de son financement.
Anne-Marie Peatrik
L’Homme 167-168 : 2003
_______________
Meredith F. Small, The Culture of our Discontent : Beyond the Medical
Model of Mental Illness. Washington, Joseph Henry Press, 2006, 195 p., bibl.,
index.
Retour à la table des matières
La transmission, la valorisation ou même la vulgarisation du savoir anthropologique requièrent un travail souvent ardu, sinon un certain talent de traducteur,
pour expliciter et rendre compte des méthodes comme des résultats de recherches
effectuées selon les règles de l’art de la discipline. Or, quand bien même il
s’agirait d’en regretter l’altération, voire la récupération, il est aisé de convenir
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
417
que la diffusion du savoir est respectable pour autant qu’elle repose préalablement
sur un savoir produit et actualisé. Le rappel de ce truisme peut s’avérer ici particulièrement utile pour interroger la facture de Malaise dans notre culture : au-delà
du modèle médical de la maladie mentale, ouvrage qui, disons-le d’emblée, procure un mécontentement intellectuel dès les premières lignes. Cette remarque
prendra un sens plus large (ou plus piquant, selon) s’il est précisé que Meredith
F. Small, primatologue de formation et féministe, est une anthropologue américaine médiatique dont les travaux diffusés auprès du grand public ont été reconnus en 2005 par l’American Anthropological Association (AAA) en lui décernant
le « Anthropology in Media Award ».
Le sous-titre situe bien l’ouvrage dans une littérature qui se vend bien, considérable et roborative, de critique du pouvoir psychiatrique ou de la médicalisation
du mal-être qui mériterait à lui seul une étude approfondie tant se rejoignent dans
un brouhaha formidable, antipsychiatres, dénonciations sociologiques ou journalistiques du contrôle social et divers mouvements de patients ou religieux, comme
l’église de scientologie. Une anthropologie de la critique de la santé mentale serait
ici la bienvenue. La quatrième de couverture indique ainsi que « pour de nombreux observateurs, le modèle médical occidental de la santé mentale est dangereusement incomplet. Si nous sortons du modèle de maladie (disease) traditionnel,
il existe de nombreuses et différentes manières de comprendre, traiter et même
d’accepter la maladie mentale ». L’objectif est de présenter les « nouveaux chemins pour comprendre ce que signifie être atteint d’un trouble psychologique »
(p. 3).
L’auteur constate en introduction que l’actuelle « culture » de la psychiatrie
américaine est totalement pharmaceutique et que les questions de santé mentale
occupent dans la société américaine une place importante. De cette façon, sont
exclues l’historicité et la dynamique politique du champ psychiatrique car il s’agit
d’une configuration récente qui est ici figée pour être repoussée ou relativisée à
partir du catalogue de théories alternatives de la maladie mentale sur lequel est
bâti l’ouvrage. De ce fait, son propos ne s’inscrit pas dans le cadre d’une anthropologie de la santé mentale et de ses débats théoriques, pas plus d’ailleurs qu’elle
ne le fait reposer sur l’ouverture d’un chantier empirique. À moins que l’on
considère les interviews réalisées pour contextualiser son texte et la mise en scène
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
418
de certains experts comme suffisants pour avoir de réel effet de connaissance et
d’intelligibilité…
Le premier chapitre offre une description, pour le moins « informelle de la
culture occidentale et l’impact du modèle médical de la maladie mentale ». Puisque, selon Meredith Small, la culture pharmaceutique est partout, il suffit de trouver des individus-échantillons en guise d’informateurs au plus proche de chez elle
(Ithaca, NY) : un patient dépressif, un psychiatre-psychanalyste enthousiaste à
l’égard des médicaments et un thérapeute comportementaliste. Se confirme alors,
avec une nuance sur la place de la psychanalyse et la complexité des thérapeutes
dont elle ne tire curieusement aucune remarque anthropologique, que « dans la
culture occidentale, l’expérience du trouble mental est le plus souvent appréhendée comme une maladie et donc indiquée pour une médication, encore que persiste aussi la croyance que la parole relève du traitement » (p. 25) et de s’empresser
de formuler, encore plus platement que « Les hommes sont clairement une espèce
avec d’inhérents problèmes mentaux » (p. 34)…
Il est possible de distinguer deux grandes parties qui organisent les six principales « alternatives » au modèle médical, et donc au traitement pharmaceutique,
de la maladie mentale. De façon plus ou moins explicite, le principe d’exposition
interroge l’interaction nature-culture.
Une première partie résume trois formes de détermination naturelle de la maladie mentale. Le chapitre II porte sur les recherches récentes des psychiatres
darwiniens ou évolutionnaires qui considèrent les maladies mentales comme une
forme positive d’adaptation, se démarquant ainsi de la dimension strictement
chimique et cérébrale des troubles mentaux. Le chapitre III complète cette approche en abordant les études de primatologie sur l’interaction des gènes et de
l’environnement des chimpanzés dans la production de leur état de santé mentale.
Le dernier chapitre s’interroge sur le lien entre alimentation et maladies mentales,
en particulier, les relations des omégas 3 avec le bonheur. Le sens est, sans doute,
plus préventif que curatif… Mais l’auteur trouve le moyen de citer un article inédit (en cours d’évaluation) à l’American Journal of Clinical Nutrition qui explique
que si le poisson est un symbole aussi proéminent dans bien des cultures, c’est
que le fait d’en manger régulièrement apporte la paix de l’esprit (p. 88)…
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
419
Comme en contre-point, une seconde partie est consacrée aux déterminations
culturelles de la maladie mentale. Le chapitre V vise à présenter la notion de
culture et son impact sur la « personnalité de base ». Dans une veine relativiste et
sous la houlette de Ruth Benedict, l’auteur explique que « chaque culture définit
les conceptions de la santé mentale et des maladies mentales, et les comportements considérés normaux ou anormaux » (p. 92). Si les cultures expriment une
psychologie spécifique, elle implique également une psychopathologie façonnée
par une culture particulière. C’est pourquoi le chapitre VI se penche sur les culture bound syndromes ou les façons culturellement déterminées d’être fou. Les
exemples exotiques de choix (Malaisie) sont l’amok (crise de tuerie aveugle d’un
forcené jusqu’à la mort) et le latah (effroi féminin induisant un trouble de la
conduite) et le koro (angoisse masculine de mort éminente et crainte hallucinatoire de rétraction du pénis). Elle inclut également, comme exemples « occidentaux », les troubles alimentaires (l’anorexie, boulimie) et l’agoraphobie. La pertinence de ces catégories de déviance, pourtant très discutée, est ici à peine esquissée et l’auteur se contente de montrer qu’il ne s’agit pas de véritables « maladies ». Le chapitre VII montre ainsi que la possession par un esprit est une étiologie fréquente de la maladie mentale et, là encore, résume grosso modo les études,
déjà anciennes, réalisées sur la sorcellerie (Evans-Pritchard), le chamanisme (les
chamanes seraient des « guérisseurs de l’esprit »), ou plus récemment sur la transe
chez les !Kung du Bostswana. En ethnologisant les termes de sa « démonstration », l’auteur dessine en retour les contours de la culture occidentale : « comme
dans toute bonne tribu, il existe un accord collectif sur le fait que les gènes, la
physiologie, la biochimie et la biologie sont les clés de nos questions, même si
personne n’a réellement démontré que notre système de croyance et nos traitements valent mieux qu’empoisonner des poulets, lancer un sort, entrer une transe » (p. 146).
En guise de conclusion, Meredith Small offre au lecteur un happy end aussi
mièvre que les anecdotes personnelles ou supposées ethnographiques dont elle
émaille son texte, tout du long. Le chapitre VIII repose en partie sur une interview
d’Arthur Kleinman qui évoque son travail sur la neurasthénie en Chine et le rapport de la maladie (disease) à l’expérience du trouble (illness). Suit une réflexion
générale sur l’abus de médicaments ou son extension à de nombreux comporte-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
420
ments au-delà des patients psychiatriques dans la culture occidentale. De son périple à travers les « nouveaux chemins », l’auteur tire un double enseignement : en
premier lieu, toute ces approches sont valides pour autant qu’elles stabilisent et
soutiennent notre équilibre mental. En second lieu, elle apporte un espoir… car
tous ces modèles sont fondés sur la foi. Reste au lecteur à faire son marché sur
l’étalage de l’anthropologue pour choisir le traitement qui le réconfortera au
mieux : manger du poisson, se faire darwinien, ou mieux encore, car l’exotisme
est à la mode, prétendre être atteint d’un syndrome culturel. En quoi est-ce le rôle
des anthropologues d’équiper ainsi la rationalité économique du chaland face à un
marché qui, certes est de plus en plus dominé par l’offre pharmaceutique, mais
n’a jamais été aussi opaque dans l’offre de soins par la parole ou par le corps ? Le
concept anthropologique de « pluralisme thérapeutique » aurait aidé à offrir un
tableau plus nuancé du champ de la santé mentale.
Au terme de cette pénible lecture, deux remarques peuvent être formulées. Cet
ouvrage ne rend pas compte de la littérature disponible en matière
d’anthropologie de la santé mentale et, en particulier, des études de terrain décisives qui montrent en acte l’objectivation anthropologique, car l’auteur ne connaît
pas ce type de terrain de première main. Les références générales sont datées,
simplifiées et n’offrent absolument pas au lecteur les outils critiques qui permettraient de sortir des platitudes comme des généralités culturalistes du propos. Pire
encore, me semble-t-il, est l’image de l’anthropologie que donne à voir l’auteur au
grand public : tantôt une exotisation de l’Occident, tantôt une mise en scène exotique de l’ailleurs pour relativiser la « culture pharmaceutique » grossièrement
croquée. Avec ce genre de facilités qui renforcent ou alimentent de tenaces stéréotypes, plutôt que de combattre les prénotions, cette démarche d’allure sympathique se donne pour tâche de brouiller les exigences de l’anthropologie. Or, ceux
qui espèrent le prestige sans souscrire aux obligations qui sont les leurs desservent
gravement l’image publique de leur discipline. C’est pourquoi l’exercice de la
vigilance critique est nécessaire sur l’ensemble des productions de
l’anthropologie, à commencer par celles qui prétendent la représenter dans les
médias.
Samuel Lézé
L'Homme, 184, 2007
_______________
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
421
Sébastien ST-ONGE, L’industrie de la mort. Québec, Nota Bene, coll. Interventions, 2001, 177 p., fig., bibliogr.
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Cet ouvrage issu d’un mémoire de maîtrise en sociologie retrace l’évolution
des pratiques funéraires au Québec depuis le début du siècle dernier et montre que
l’industrie a supplanté l’Église et la famille. L’aspect économique occupe une
grande part de cette analyse, graphiques à l’appui (évolution des titres des entreprises funéraires en bourse, évolution de la mortalité). C’est bien comme une industrie que les services entourant la mort (crémation, préparation des corps, embaumement, gestion des cimetières) sont décrits. L’auteur constate d’importantes
transformations depuis le début du siècle dans les manières de prendre en charge
le décès. Ce n’est plus la famille qui s’occupe du mort, de sa toilette, du cortège
des funérailles ; ces activités se sont déplacées hors de la sphère intime. Le défunt
n’est plus veillé à la maison, mais dans un lieu géré par l’entreprise, le funérarium. Le corps est laissé entre les mains d’étrangers. La plupart des fonctions autrefois réparties entre la famille et l’Église semblent reprises actuellement par
l’entreprise funéraire, qui organise aussi bien la prise en charge du corps, sa toilette. Mais les services des entreprises ne se limitent pas à suppléer au rôle de la famille, ils interviennent également dans ce qui autrefois était l’apanage de l’Église,
à savoir l’organisation même de la cérémonie funéraire, l’inhumation et la gestion
du cimetière.
Le prêtre n’est plus alors qu’un intervenant parmi d’autres dans une cérémonie organisée par l’entreprise. Il est devenu en quelque sorte un prestataire de services. L’Église n’a plus le rôle central qu’elle occupait autrefois.
Au sein de la grande entreprise, les rôles s’inversent, le pouvoir change de
main. Le thanatologue-thanatopracteur cesse d’être le bras droit du prêtre [...]. Il
devient la figure d’autorité, le gestionnaire opérationnel. Le prêtre quant à lui, voit
son statut ravalé à celui de commis à la section spirituelle. Pour le dire autrement,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
422
le prêtre est devenu un employé déraciné du lieu de sa parole, un maillon de la
chaîne multinationale qui […] contribue à la reproduction du capital. (p. 121)
Dans la nouvelle « gestion » de la mort, pas de soustraction au profane, puisque l’ensemble de la cérémonie et souvent l’inhumation n’ont plus lieu dans un
espace séparé ou sacré, mais dans un lieu à caractère privé appartenant à
l’entreprise (chapelles dans les centres funéraires, cimetières privés). La chapelle
multiconfessionnelle (p. 119) de l’entreprise funéraire illustre bien cette vacuité et
ce relativisme pragmatique grandissant : lieu modulable, elle s’adapte à ses différents occupants, à leurs désirs. Fragmentation des ritualités, cérémonies à la carte,
qui ne relient plus le défunt et ses proches à une communauté.
Comment par ailleurs expliquer parallèlement la survivance, dans un pays largement laïcisé, de funérailles de type traditionnel à l’église, alors que la plupart
des personnes y ayant recours ne sont plus croyantes ?
Le lien étroit entre laïcisation d’une société et néo-libéralisme apparaît en filigrane de cette recherche. Le vide laissé par le retrait de l’Église et de la foi laisse
libre jeu au mercantilisme. L’absence de valeurs spirituelles fait place à nombre
de spéculations financières. La mort est devenue un marché comme un autre au
centre d’une concurrence croissante entre coopératives, entreprises privées canadiennes et étrangères.
La terminologie utilisée par l’auteur peut sembler un peu provocatrice : stratégie entrepreneuriale, consommateur, client, planification financière. Les premiers
chapitres de l’ouvrage peuvent en effet étonner, car l’auteur utilise le langage des
entreprises pour décrire les nouvelles pratiques. Ce langage est-il le sien ou un
langage objet dont il se distancie ? Il aurait sans douté été intéressant d’analyser
les glissements et mutations sémantiques, et non pas simplement de les utiliser
comme tels, ce qui contribue sans doute à la banalisation des phénomènes décrits.
L’analyse du langage fait aussi partie de la compréhension des changements et
des phénomènes. Le texte aurait sans doute gagné à instaurer plus explicitement
une distance critique face à ce discours purement économique, tout comme à
l’analyser en tant que phénomène significatif.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
423
On peut regretter que le questionnement sur le sens de ces mutations
n’intervienne que tardivement dans l’ouvrage, les problèmes soulevés par ces
changements étant particulièrement actuels, ils auraient sans doute mérité un plus
grand développement.
Que penser en effet, d’une société où la notion même de sacré (espace séparé,
soustrait aux intérêts particuliers) tend à disparaître ? Où même la mort devient
objet de spéculation financière ? N’est-ce pas là le signe d’une société profondément matérialiste, ayant perdu tout horizon tant communautaire que spirituel ?
Comment la mort peut-elle encore faire sens dans un univers qui semble rongé par
l’individualisme et le mercantilisme ? Le sens n’est-il pas une production commune, qui demande l’usage d’un symbolisme partagé et non pas simplement
l’expression de désirs individuels ?
Une cérémonie organisée dans un but lucratif peut-elle encore jouer pleinement son rôle de lien social, de restructuration des relations humaines ? Un rituel
totalement sécularisé et individualisé est-il encore un rituel ? Ces questions importantes soulevées par l’auteur pointent sans doute au-delà du champ de la sociologie descriptive, et conduisent vers une réflexion sur le type de société que nous
voulons perpétuer. En cela elles gagneraient à être poursuivies dans un questionnement philosophique et moral.
Florence Quinche
Anth. & Soc. 27, 1, 2003
_______________
Bernadette Tillard, Des familles face à la naissance. Paris, L’Harmattan,
2003
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Bernadette Tillard a effectué une recherche sur la naissance et la nomination
dans un quartier populaire de Lille, à partir d’entretiens auprès de femmes ayant
accouché dans les maternités publiques. Elle aborde la naissance comme un fait
social total dans lequel l’hôpital joue un rôle majeur, à la fois technique et symbolique. Partout et de tout temps, grossesse, naissance et petite enfance sont l’objet
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
424
d’attentions et de rites étudiés dans le cadre de l’anthropologie de la petite enfance qui montre que ce qui peut apparaître comme des évidences est en fait culturel
et transmis, l’enfant étant pétri de culture dès avant sa naissance.
L’originalité de cet ouvrage est de se situer dans l’anthropologie du proche : la
naissance dans une grande ville française, dans un quartier populaire, au sein
d’une population qui s’exprime peu, dont 1/3 vit de minima sociaux et 20% est
d’origine étrangère. Comme le souligne l’auteur, il ne s’agit pas « d’isoler une
culture du pauvre en France », mais d’essayer de « comprendre ce qui les tient à
distance des moyens mis à disposition par la société pour répondre aux besoins
sanitaires de la population ». Le regard distancié de l’anthropologue permet de
relativiser « le caractère faussement immuable des recommandations » faites autour de la naissance et d’analyser les écarts face à ce qui est considéré comme les
« conduites idéales » attendues du père et de la mère.
L’introduction brosse le contexte historique et actuel de la périnatalité en
France où l’hôpital a pris une place centrale en un siècle sans que l’ensemble des
soignants ait réellement conscience que cette place technique s’accompagne aussi
d’un rôle symbolique. L’investissement de la société française à l’égard de la
naissance et de la petite enfance est ancien. C’est le seul domaine de santé publique planifié par objectifs et les professionnels de santé qui interviennent dans ce
domaine « se sentent porteurs d’une volonté nationale, émissaires d’un pouvoir
politique, détenteurs d’un savoir, d’une technique au service d’une grande cause ». Ce champ est très investi par la prévention dont les bases scientifiques actuelles retrouvent certains principes universels de modération et d’équilibre prônés pendant la grossesse.
La suite de l’ouvrage permet de cheminer de la grossesse à la nomination en
passant par la naissance. L’auteur décrit l’absence de planification active des naissances et une évolution lente des représentations, qui intègrent progressivement
des éléments de modernité tout en conservant une base traditionnelle faiblement
influencée par des conditions de procréation très modifiées depuis trente ans.
L’accouchement à l’hôpital, médicalisé, a bouleversé le cadre traditionnel. La
famille et « la femme qui aide » se sont trouvées dépossédées de leurs fonctions
centrées sur la « construction » progressive du bébé qui était au cœur des discours
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
425
classiques. En filigrane, il apparaît que les couches populaires qui ont le plus besoin d’être éduquées et aidées sont celles qui échappent le plus à toutes les aides
proposées. La préparation de la naissance est essentiellement matérielle, utilisant
les aides financières des allocations familiales pour acheter ce qui sera
l’enveloppe matérielle du bébé (premiers habits, landau). Ces dépenses souvent
importantes peuvent être perçues comme exagérées par les travailleurs sociaux
alors qu’elles représentent à la fois le signe extérieur de la préoccupation maternelle et l’investissement affectif et social porté à l’enfant à naître. Cependant,
cette préparation ne doit pas être trop précoce de peur de constituer un danger
pour l’enfant.
Seule la surveillance médicale sort de ce champ, perçue comme une protection
de l’enfant. Néanmoins, certaines femmes, notamment celles ayant eu des antécédents de placements d’enfants, font l’amalgame entre suivis médical et social.
Elles se tiennent loin des filières médico-sociales et retardent le plus possible le
moment d’aller à l’hôpital. Or, la « mise sous tutelle » de la grossesse rend plus
criante ces situations cataloguées « à risques ». L’échographie n’est pas perçue
par les femmes comme un instrument de suivi médical, mais comme permettant
de connaître la taille et le sexe de l’enfant. Les interdits alimentaires retrouvés
traditionnels ont été remplacés par la méfiance à l’égard du tabac (et des toxiques
en général) qui concerne aussi l’entourage. Le rôle du père est à la fois concret et
symbolique. Il est, dans ce quartier ouvrier encore très marqué par la différenciation sexuée des tâches, proche de sa place dans la société française traditionnelle :
beaucoup se tiennent ainsi à l’écart de l’accouchement. Cependant, la participation active de certains pères peut être assimilée à une couvade contemporaine.
La naissance à la maternité, lieu d’accouchement mais aussi d’inscription de
l’enfant dans la vie sociale, constitue le rite de passage. Pour la mère, cette période correspond à la phase de marge, avant de retourner dans la société avec son
statut de mère. Cette phase très courte (4 à 5 jours) est celle de la mise en place de
l’allaitement dont il convient de prendre en compte le coût symbolique. La « mise
au sein » du premier enfant relève d’une initiation dont peu de femmes bénéficient actuellement d’autant que le savoir-faire transmis par les mères est quasiment inexistant. En France, plus le niveau d’étude est élevé, plus la femme allaite
alors que le biberon est encore signe d’émancipation pour beaucoup de femmes de
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
426
milieu populaire qui soulignent que le lait maternel n’est pas gratuit car il doit
s’accompagner de repos. De plus, l’allaitement maternel prive du plaisir de la
consommation retrouvé dans l’achat du matériel de puériculture autorisé par le
versement des allocations familiales. Ces notions ne sont pas perçues parmi la
population d’origine étrangère qui allaite quel que soit le niveau socioéconomique des mères. Durant cette phase de réclusion à laquelle s’apparente le
séjour en maternité, la femme n’est pas isolée du réseau de sociabilité qui se manifeste par les visites, les cadeaux, le téléphone.
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’inscription familiale de
l’enfant, qui passe par sa nomination. « Nommer, c’est à la fois identifier, signifier, classer. » Dans la population étudiée, épouser au plus proche reste l’attitude
la plus commune. L’endogamie culturelle existe et la plupart des couples étrangers se choisissent dans leur nationalité. En cas de mariage mixte, la femme se
rapproche de la culture du mari selon le système traditionnel ouvrier français. La
stigmatisation sociale entraînée par le choix de certains prénoms anglo-saxons
issus de séries télévisées se fait à l’insu des familles de milieux populaires qui
choisissent ces prénoms dans l’espoir que l’enfant soit un héros. Enfin, le choix
du prénom est souvent la résultante des trois relations de parenté (filiation, alliance, germanité). Dans certaines familles, quand les relations de filiation et
d’alliance sont moins affirmées, la germanité est mise en avant par la mère ou les
parents pour venir au secours de la cohésion familiale. Le choix des prénoms des
enfants en est une illustration. Ce livre, vivant, aux exemples multiples, à
l’analyse fine, peut être utile à bien des professionnels du soin ou de l’éducation,
mais aussi des sciences humaines
M.-L. Cadart
Amades 55
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
427
Tonda, Joseph. La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon). Paris, Karthala (« Hommes et sociétés »), 2002, 243 p.
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L’ouvrage de Joseph Tonda est rafraîchissant à plus d’un égard. Livrant une
véritable croisade contre les ethnocentrismes et culturalismes en tout genre, il
souhaite en finir avec les oppositions binaires (tradition/modernité, paganisme/christianisme) et propose un concept qui va lui permettre d’analyser ensemble
des phénomènes d’ordre religieux, thérapeutique et politique au Congo et au Gabon : le Souverain moderne. Par ces termes l’auteur veut « désigner la puissance
hégémonique de la mission civilisatrice, au nom de laquelle s’est légitimée de
façon ultime la “modernisation” en Afrique » (p. 22).
Critiquant les analyses ethnocentriques qui cherchent à « sortir le Dieu chrétien ou le Souverain moderne des structures de causalité du malheur en Afrique »
(p. 39), Joseph Tonda émet la thèse selon laquelle « le Dieu civilisateur et le Génie sorcier, en tant que significations imaginaires sociales, et donc marquées par
l’ambivalence, ne se définissent pas dans un rapport d’extériorité irréductible en
Afrique… C’est une même puissance que symbolisent Dieu, le Génie sorcier, et la
coalition des forces qui le soutiennent dans la “modernité africaine”, c’est-à-dire
le système capitaliste et chrétien » (p. 39). Replaçant ainsi la logique sorcellaire
dans un rapport dialectique avec les logiques chrétienne et capitaliste, l’auteur
rend caduques toutes les analyses sociologiques de la sorcellerie en termes de
paganisme ou de re-traditionnalisation.
Après une introduction fort brillante, où sont posées d’emblée ses hypothèses
et les auteurs sur lesquels il s’appuie (principalement Marx, Weber et Bourdieu),
Joseph Tonda met à l’épreuve, en sept chapitres et angles d’approche différents,
son concept de Souverain moderne. Dès le premier chapitre, nous comprenons
que les « affaires du corps », c’est-à-dire la maladie et l’infortune ont partie liée
avec le capital de Dieu et qu’il est vain de penser la sorcellerie comme étant extérieure au travail de Dieu. Le nœud gordien de sa démonstration nous semble ni-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
428
cher dans le chapitre 2 qui traite de « Mademoiselle 60 et Mami Wata » : le chapitre précédent comme les suivants renvoient constamment à ces deux figures symboliques. Mademoiselle comme avatar de la Vierge Marie et Mami Wata, figurant
en quelque sorte son double diabolique, sont en relation spéculaire et sont complémentaires l’une de l’autre, réunissant ensemble ce qui définit le Souverain moderne, à savoir, la figure du Christ, la Bible en tant qu’écriture, l’État colonial et
postcolonial, l’argent et les marchandises. Dans le chapitre 3, l’auteur nous explique que « le syndrome du prophète-guérisseur » n’est pas l’apanage de ceux que
l’on dénomme tradipraticiens selon la terminologie de l’oms. Tous ceux qui ont
partie liée au pouvoir individualisant de l’écriture y sont confrontés. « La connaissance fondée sur l’écriture apparaît ici comme la “force productive” la plus importante des identités modernes. C’est la raison pour laquelle elle donne lieu à des
processus d’appropriation symbolique par la médiation desquels des agents sociaux travaillent à affirmer, par l’imaginaire, leurs identités. […] Il est donc difficile de considérer comme fortuit le fait que ces processus soient liés à des prophétismes thérapeutiques et antisorciers. Produit par excellence des logiques individualistes propres à la situation de crise d’identité à laquelle il prétend mettre fin,
le prophète tente de reconstituer la fonction totalisante du champ thérapeutique et
religieux indigène […] en recomposant les fonctions du prêtre et du médecin séparées par la biomédecine et l’Église missionnaire tout en inscrivant son action
dans une perspective individualisante » (pp. 106-107).
Dans le chapitre 4, « Guerre des esprits, des sexes et des classes d’âge autour
de la guérison divine », Joseph Tonda décrit à partir d’exemples concrets (Mademoiselle et le Ngol) comment le Souverain moderne a déstructuré les rapports
sociaux de sexe et de classe d’âge au Congo et au Gabon. On peut regretter que
l’auteur n’ait pas mis en parallèle ces mouvements centre-africains avec des mouvements et cultes similaires (nous pensons notamment au culte Deima en Côted’Ivoire analysé par Denise Paulme 61 , ou encore au culte Atinga au Nigeria ana-
60 Culte antisorcellerie de forte inspiration chrétienne.
61 D. Paulme, « Une religion syncrétique en Côte-d’Ivoire. Le culte Deima »,
Cahiers d’études africaines, no 9, 1962, pp. 5-90.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
429
lysé par P. Morton-Williams 62 et revisité par A. Apter 63 ) qui sont eux aussi des
créations répondant à l’hégémonie du Souverain moderne. Dans le chapitre suivant sur « l’écriture et la guérison divine du sida », Joseph Tonda insiste sur
l’équation écriture, puissance hégémonique des Blancs et modernité. Ainsi les
médecins non biomédicaux qui s’approprient la connaissance du sida ne sont pas
de vieux tradipraticiens illettrés mais bien au contraire de jeunes lettrés urbanisés.
Dans le chapitre 6 sur les « parcours de guérison et de conversion », Joseph Tonda
reconnaît l’existence d’un véritable travail syncrétique (cf. J.-P. Dozon et
A. Mary) opérant entre des schèmes de pensée produits par une socialisation traditionnelle entrant en affinité symbolique avec les schémas explicites du travail de
Dieu sur le Mal, mais ce travail syncrétique « qu’ils [les travailleurs de Dieu] réalisent et dont la médiation fondamentale est constituée des affinités symboliques
entre logiques païennes et logiques chrétiennes ne saurait invalider leur qualité de
chrétiens, puisqu’il le commande » (p. 179). Enfin, dans un dernier chapitre sur
« la violence politique du Souverain moderne au Congo », l’auteur tente de rapprocher l’essor des mouvements de guérison divine depuis les années 1980 et, le
processus de décomposition de l’ordre politique, économique, social et culturel
dont témoigne la chasse aux sorciers, généralisée à la fin du régime du Parti unique. Les affaires du corps et les affaires politiques se trouvent en situation de fusion-superposition, « les uns et les autres agissant à la fois selon un “esprit” bureaucratique et surtout un ethos de la persécution » (p. 199).
La grande force de l’ouvrage de Joseph Tonda tient à cette idée de rupture 64
dans les schèmes symboliques de pensée à partir de l’irruption du Souverain moderne et de son intégration dans les structures de causalité du malheur en Afrique.
62 P. Morton-Williams, « The Atinga Cult among the South-Western Yoruba : A
Sociological Analysis of a Witch-Finding Movement », Bulletin de l’IFAN,
18, no 3-4, 1956, pp. 315-334.
63 A. Apter, « Atinga Revisited : Yoruba Witchcraft and the Cocoa Economy,
1950-1951 », in Jean and John Comaroff (dir.), Modernity and its Malcontents. Ritual and Power in Postcolonial Africa, Chicago, University of
Chicago Press, 1993, pp. 111-128.
64 Référence à Yves Barel, Le paradoxe et le système, Grenoble, PUG, 1979. La
rupture avec le système étant un lien, qui est notamment un lien d’adhésion,
dont les Églises pentecôtistes constituent un vecteur particulièrement performant (Tonda, p. 92).
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
430
Ainsi prophètes-guérisseurs, pasteurs des Églises nouvelles, chefs de culte « néotraditionnels » sont tous travaillés par Dieu et la mission civilisatrice dont il est en
quelque sorte le grand commandeur. Le titre original de l’ouvrage le travail de
Dieu, refusé par l’éditeur sous un prétexte commercial puéril, exprime bien cette
idée de la puissance du Dieu monothéiste. Mais un autre Dieu monothéiste est
singulièrement absent dans l’ouvrage de Joseph Tonda. Le Dieu des musulmans a
lui aussi travaillé les schèmes symboliques de pensée autochtones dans les régions
d’Afrique où il s’est diffusé, et ce bien avant la mission civilisatrice chrétienne :
en effet, la diabolisation du sorcier se retrouve bien présente dans les sociétés
islamisées et, la « magification » de l’écriture y est poussée à son comble puisque
l’on y boit les versets coraniques.
Le reproche dont Joseph Tonda pourrait faire l’objet est celui d’avoir circonscrit un projet théorique somme toute assez ambitieux, aux seuls exemples congolais et gabonais. Cette modestie de l’auteur participe d’une rigueur et honnêteté
intellectuelle certaine, toutefois, on pourrait aussi y voir un certain penchant
« afrocentralisé ». En effet, Mami Wata et le culte de Mademoiselle rappellent
d’autres cultes, d’autres récits mythiques ailleurs en Afrique et nous irons jusqu’à
dire, dans le vaste monde. Des personnages mythiques ou légendaires y ont vu le
jour dans les mêmes conditions socio-historiques de colonisation des corps et des
esprits. Ainsi, Mami Wata est largement diffusée dans toute l’Afrique occidentale
et elle fait même l’objet d’un culte sur l’ancienne Côte des Esclaves. Des comparaisons plus larges auraient sans nul doute donné plus de poids à la portée universelle que le concept de Souverain moderne ne manque pas d’avoir. Une fois encore, on ne peut s’empêcher de penser que Joseph Tonda est lui aussi victime d’un
certain travers culturaliste, en s’empêchant de rebondir sur des exemples qui ne
font pas partie de l’aire culturelle bantoue. Dans le même ordre d’idée, il aurait
été intéressant de voir se confronter l’islam et le christianisme, en retenant que la
puissance du christianisme avait été renforcée par la nature hégémonique du capitalisme, modèle socio-économique dont il serait issu.
Emmanuelle Kadya Tall
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Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
431
Anne VEGA, Soignants soignés. Pour une anthropologie des soins infirmiers. Paris, Bruxelles, DeBoeck Université, Coll. Savoirs et Santé, 2001, 157 p.,
bibliogr., index.
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Certains ouvrages se donnent comme mission de rendre accessible à des nonanthropologues des concepts et des théories qui sont susceptibles de bonifier leur
pratique professionnelle. Il s’agit probablement de la forme la plus immédiate
d’application de l’anthropologie. Tel est le cas de l’ouvrage écrit par Anne Vega
qui offre aux professionnels des soins de santé (en particulier le personnel infirmier) un abécédaire des outils conceptuels utiles pour adapter les soins de santé et
les soins relationnels à l’univers culturel des soignés en contexte pluriethnique.
Dans un livre clair et concis, destiné à servir d’outil pédagogique et non
d’ouvrage d’introduction à l’anthropologie de la santé, les soignants sont invités à
comprendre les logiques qui amènent les individus et les groupes (tant soignants
que soignés) à étiqueter les « autres » au risque de s’échouer sur les écueils de
l’essentialisation et de la réification des cultures, sources premières de
l’ethnocentrisme, de la discrimination et de l’incompréhension interculturelle.
L’ouvrage est divisé en trois chapitres. Le premier fait une présentation de la
spécificité de l’approche anthropologique de la maladie et des soins hospitaliers
en insistant sur le fait que la maladie est une construction socioculturelle, même
au sein de la biomédecine. Le second chapitre vise à sensibiliser les soignants aux
sources du choc culturel qu’ils expérimentent dans les soins donnés à des soignés
de « cultures immigrées ». Ils sont invités à prendre la mesure des impacts des
difficiles conditions concrètes d’émigration et d’intégration dans la société
d’accueil auxquelles doivent faire face ces parents et ces enfants. Anne Vega les
convie de même à nuancer les images caricaturales qui trop souvent incarnent les
croyances et les comportements reliés à la maladie dans ces communautés. Une
telle anthropologisation des soins passe évidemment par l’apprentissage d’une
critique de ses propres préjugés et pratiques professionnelles. Le troisième chapitre illustre diverses façons dont les traditions culturelles sont susceptibles
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
432
d’alimenter des incompréhensions entre soignants et soignés. Les soignants ayant
comme responsabilité d’accompagner les soignés et leurs proches lors des grandes
étapes de leur vie, l’accent est ici placé sur une sensibilisation à l’existence d’une
pluralité de modèles de parenté et sur les fonctions remplies par les multiples variantes culturelles des rites de passage accompagnant la naissance et la mort.
En tant qu’outil didactique, cet ouvrage est bien servi par la floraison des
exemples concrets, généralement amenés par des encadrés, de même que par des
conclusions exécutives qui rappellent aux lecteurs les notions essentielles à retenir. Évidemment, une telle approche oblige l’auteure à présenter un peu trop
sommairement des concepts fondamentaux qui mériteraient une présentation plus
nuancée. Le choix aurait alors été de limiter le nombre d’outils conceptuels traités
afin d’éviter les risques de dérives qui conduiront certains lecteurs à y chercher
des recettes toutes faites pour gérer telle situation interculturelle de soins.
L’ouvrage d’Anne Vega n’en représente pas moins un outil pédagogique utile
pour tous ceux qui ont à cœur les contributions de l’anthropologie de la santé à la
promotion de soins sensibles au pluralisme ethnique.
Raymond Massé
Anth. & Soc. 26 : 2-3, 2002.
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Laurent Vidal,. Femmes en temps de sida. Expériences d’Afrique. Paris,
Presses universitaires de France, 2000, 195 p.
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Femmes en temps de Sida. Expériences d’Afrique est un ouvrage dont le projet consiste à « lever les stéréotypes et (à) nuancer le regard » sur des notions et
des concepts abusivement admis dans le champ de recherche traitant du rôle des
femmes dans l’expansion du sida en Afrique.
L’hypothèse développée dans l’ouvrage est la suivante : « La façon dont les
femmes africaines appréhendent et répondent au sida révèle la nature de multiples
situations vécues par les femmes (rapports à l’homme, au désir d’enfant, aux au-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
433
tres générations, à la maladie, aux soins…) et en accélère les évolutions » (p. 11).
L’analyse est construite à partir d’une démarche à la fois historique et anthropologique. À travers une approche diachronique, l’auteur analyse les rapports des
femmes à la maladie et à la santé avant le début de l’épidémie VIH/sida, leurs
conduites pendant les premières années du sida et enfin leurs adaptations depuis le
développement de cette épidémie. Outre cette perspective historique,
l’argumentation est étayée par une approche comparative qui légitime la dimension sociotemporelle du propos à travers une « double lecture universelle et locale
du sida dans l’analyse de la situation des femmes » (p. 7). Laurent Vidal recommande la conjugaison entre l’« universalisme » rendu par la dimension mondiale
de l’épidémie VIH/sida et le « particularisme » qu’implique les situations sociales
locales des femmes en temps de sida ; une articulation qui conduit in fine à un
« universalisme concret ». La mise en relation des paradigmes « universaliste » et
« culturaliste » de la maladie permet, selon l’auteur, de dépasser certaines dualités
telles que « femmes/sida », « tradition/modernité » pour « […] poser les jalons
d’une réflexion qui évite de reproduire ces oppositions et qui se garde d’analyser
les faits sous le seul angle de la tradition ou de la modernité, des universaux ou
des particularismes » (p. 8). Cependant l’auteur prend de la distance par rapport à
des interprétations en termes culturalistes, dans la mesure où des pratiques dites
culturelles comme le lévirat, la polygamie ou la circoncision ne suffisent pas à
elles seules à expliquer le developpement ou la stagnation de l’épidémie. Laurent
Vidal veut « déculturaliser » la problématique femmes-sida au profit d’une « économie politique du risque ». Il s’agit alors de combiner la part sociale et la part
« culturelle » de la maladie dans l’analyse des stratégies des acteurs et notamment
celles des femmes à l’égard du risque d’infection par le virus du sida (p. 107).
En partant du constat d’« une difficile rencontre » entre « santé de la femme »
et « santé de la mère », l’auteur note que la problématique « femme, sida, Afrique » a été tributaire pendant longtemps d’un intérêt excessif accordé aux questions de « santé maternelle et infantile » et/ou de la « santé de la reproduction » au
détriment de la « santé de la femme ». Ce tropisme, de l’avis de Laurent Vidal, se
fonde sur le préjugé de « […] la femme africaine qui ne s’accomplit que dans la
maternité – forme de rite de passage au statut de femme » (p. 38). L’argument de
la recherche de la maternité à tout prix devrait, selon Laurent Vidal, être nuancé.
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
434
La femme n’est pas seulement une mère, elle est aussi un adulte, et en tant que tel
fait des choix en matière de santé.
L’auteur examine les mécanismes par lesquels l’avènement du sida a contribué au durcissement de certains stéréotypes liés à la responsabilité – in fine à la
stigmatisation – des femmes dans la maladie. De fait, la mise en cause des femmes dans la propagation de l’épidémie VIH/sida s’est faite par le biais de la catégorie globalisante de « prostituées » et a finit par conduire à l’inadéquation du
contenu de certains messages de prévention, en l’occurrence quand leur diffusion
évoque plutôt de l’étrangeté que de la crainte par rapport aux risques de transmission du VIH pour de nombreuses femmes. Il est alors nécessaire d’établir une
distinction entre multipartenariat et prostitution dans toute démarche de compréhension du rapport des femmes au sida et de la dynamique de propagation de cette
maladie. Laurent Vidal remarque à juste raison qu’il faut prendre de la distance
par rapport à toute explication des relations matrimoniales en termes de profit
mercantile, et souligne l’intérêt de nuancer la notion de « prostitution » car il n’y a
pas toujours une discontinuité entre prostitution et projet de mariage (p. 57). La
cristallisation sur la catégorie « prostituées » est réductrice et finit paradoxalement
par occulter le point de vue des femmes sur le sujet en ne prêtant guère d’attention
aux conduites des partenaires sexuels des femmes considérées comme tel. Or, des
négociations s’opèrent au cours des rapports sexuels notamment en ce qui concerne l’utilisation du préservatif. Par conséquent, le risque de contracter le sida ou
une MST s’inscrit dans l’analyse des rapports dynamiques associant les rapports
hommes/femmes.
Pour Laurent Vidal, la maternité tout comme la prostitution sont toutes les
deux des catégories englobantes et leur prise en compte implique une prise de
distance critique car génératrices de biais : « L’une et l’autre ont des ancrages
sociaux forts ; l’une et l’autre sont porteuses de stéréotypes sur l’atteinte des
femmes ; l’une et l’autre doivent permettre une lecture du sida qui dépasse ces
images convenues et se penche sur les espaces de négociation que les femmes se
sont octroyés ou qui se sont ouverts à elles, en temps de sida » (p. 182).
Cependant, les principes de négociation et de hiérarchisation se jouent sur
d’autres plans. Car les relations sexuelles ne peuvent elles aussi être considérées
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
435
que sous le seul angle d’une préservation ou d’exposition à la contamination du
virus du sida. On négocie d’autres choix avec le partenaire (se marier ou non,
avoir ou non des enfants, refuser ou accepter un client en situation de prostitution). On a affaire en définitive à une confrontation entre le « social et le sanitaire ». Il s’agit moins de hiérarchisation mécanique que de « temps et lieux de
l’incertitude » : « Incertitudes sur le comportement du partenaire et des hommes
en général, incertitudes sur l’évolution de la maladie et les conséquences d’une
éventuelle grossesse, incertitudes sur le test du conjoint, incertitudes – enfin – sur
l’identité des personnes informées du statut sérologique ou de la nature de la maladie. Autant de lieux d’incertitudes qui n’empêchent cependant aucunement de
prendre des décisions, d’effectuer des choix, de donner des conseils : ils
s’inscrivent en effet dans un processus de connaissance croissante du sida et non
dans un mouvement d’ignorance de la maladie et des risques qui lui sont associés » (p. 133). Cependant, Laurent Vidal note que l’observation des stratégies
féminines fait apparaître l’hétérogénéité des conduites individuelles mais également le flou et « l’imprécision de certaines notions ».
Par exemple, si nul ne doute de l’effet positif de la notion de fidelité, il ne faut
guère perdre de vue que son contenu, rapporté aux pratiques, mérite d’être nuancé
dans la mesure où la fidélité fait aussi bien appel à la notion de « protection symbolique » qu’à celle de « prise de risques dosée » (pp. 135-136). De même, les
notions d’abstinence et de virginité ne renvoient pas toujours à l’absence de relations sexuelles, mais parfois à des pratiques telles que la masturbation,
l’utilisation du préservatif, un rapport sexuel anal ou oral, le coïtus interruptus. En
ce sens, les notions d’abstinence et/ou de virginité peuvent aussi donner lieu à des
pratiques à risques (p. 136). Les notions de « rapport », « contact », et de « partenaire sexuel » doivent elles aussi être examinées finement. Par exemple, la notion
de « partenaire sexuel » implique un engagement affectif mais également un niveau de dépendance économique.
Outre la critique d’une vision uniformisante de l’Afrique qui n’appréhende
guère la variété des situations, Laurent Vidal critique également certains concepts
« développementalistes ». Ainsi, « […] pas plus que l’empowerment ou la “passivité” des femmes, leur “autonomie” n’a de sens que rapportée à d’autres indicateurs de leur place dans la société. Les uns et les autres sont fortement relatifs,
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
436
d’une société à l’autre, mais aussi d’un groupe de femmes à l’autre » (p. 5). Quant
aux approches en termes de « genre », elles évacuent souvent la question des relations des femmes aux hommes et risquent de conduire en définitive au piège de la
stigmatisation des femmes.
Laurent Vidal dénonce aussi des messages de prévention qui manifestent souvent une « […] simplification à l’extrême des données de la recherche qui, loin de
donner corps à une juste vulgarisation du savoir scientifique, consistent fréquemment en une reprise de stéréotypes sur la sexualité, les femmes ou la maladie en
général » (p. 87). S’il est évident qu’on affirme, dans une optique de dédramatisation de la maladie, que le sida peut toucher tout le monde, il est tout aussi nécessaire d’ajouter que le sida peut être transmis si seulement certaines conditions sont
requises. Les messages de prévention qui ne prennent pas en compte cette dualité
dans un rapport d’équilibre omettent de facto l’imbrication de la part sociale et
individuelle que requièrent les conduites à risques.
Il faut alors aussi analyser les rapports hommes/femmes en tenant compte des
différentes modalités d’union (polygame, monogame, civile, traditionnelle) pour
saisir la complexité et la dynamique des notions d’autonomie et de soumission des
femmes dans leurs relations avec les hommes.
Laurent Vidal considère que pour éviter l’écueil des stéréotypes, l’approche
des « comportements des femmes en temps de sida » doit certes considérer les
« formes et enjeux de la sexualité » mais aussi tenir compte d’autres variables.
Les choix de contraception ainsi que les phénomènes migratoires des femmes, les
relations entre générations, le travail, l’éducation et leur mise en relation avec des
trajectoires personnelles. En somme, reconsidérer le sida en le plaçant « entre
exceptionnalité et banalité » par le biais d’une analyse nuancée des propos et de
pratiques – à tout le moins ceux des femmes – sur la maladie, tenir compte de la
part de cette maladie dans les relations sociales scellées par des pratiques de solidarités dans un processus d’individualisme, tels sont des éléments développés par
Laurent Vidal dans la trilogie « femmes, sida et Afrique ».
Ce livre a le mérite de faire une mise au point sur des notions souvent abusivement utilisées dans les recherches sur le sida parfois teintées de « surinterprétation » culturaliste. La lutte contre le sida passe aussi par un refus des chercheurs
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
437
en sciences sociales d’entrer dans la chapelle des stéréotypes, Laurent Vidal nous
en donne la preuve.
Fatoumata Ouattara,
Cahiers d'études africaines, 166, 2002.
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H. Gilbert Welch, Dois-je me faire tester pour le cancer ? Peut-être pas et
voici pourquoi. Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 2005, ISBN 27637-8158-6.
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Dans les colloques de cancérologie, il y a toujours un médecin au fond de la
salle pour poser des questions dérangeantes qui interrogent la production de chiffres alarmistes sur l’augmentation de l’incidence des cancers. N’est-elle pas due
au vieillissement de la population ou à la généralisation du dépistage ? Le dépistage ne révèle-t-il pas des cancers qu’il vaudrait mieux ignorer, ceux dont les individus ne souffriront jamais mais qui habiteront leurs angoisses ? G. Welch, professeur de médecine au Canada, joue ce rôle perturbateur d’un ordre sanitaire où
la technique triomphante a transformé le dépistage en arme absolue contre le cancer. Son livre à contre-courant, se fait l’écho d’un doute qui habite une partie des
médecins sur le bien-fondé du dépistage, sur les effets grossissants des chiffres
qui, selon leur utilisation, transforment en fléau des modifications biologiques
dont personne ne souffrira. Dans un langage volontairement simple (impression
majorée par une traduction parfois hasardeuse), mais jamais simpliste, il dissèque
les études épidémiologiques qui prônent un dépistage généralisé du cancer et démontre que l’on ne dispose pas de preuves suffisantes aujourd’hui pour affirmer
qu’il sauve des vies. Il va plus loin et décortique tous les problèmes que peut poser le dépistage généralisé depuis les diagnostics loupés, les résultats positifs erronés (appelés aussi « faux positifs » ou « panique au cancer »), les anomalies
biologiques découvertes fortuitement mais non morbides (appelées par l’auteur
des « pseudomaladies ») qui occasionnent des traitements ou des examens inva-
Jean Benoist, Petite bibliothèque d’anthropologie médicale. Une anthologie. II
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sifs inutiles voire dangereux, les difficultés à affirmer parfois un diagnostic de
cancer ou à détecter un cancer précoce. Il déroule toutes les incertitudes médicales
et les limites de la médecine face au cancer ; il décrit la complexité et les dilemmes des médecins, entre interventionnisme et attentisme, face à des savoirs mal
stabilisés. L’expérience du clinicien est parfois convoquée et élevée au même
niveau de preuve que l’analyse critique des données et méthodes statistiques, et
conduit l’auteur à décrire un autre piège du dépis

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