ALLA RICERCA... BIS : CAGE AVEC DUCHAMP (avril 2008) [Daniel
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ALLA RICERCA... BIS : CAGE AVEC DUCHAMP (avril 2008) [Daniel
ALLA RICERCA... BIS : CAGE AVEC DUCHAMP (avril 2008) [Daniel Charles] Quelques réflexions me viennent à l’esprit, trente ans après l’extraordinaire épopée d’Alla ricerca del silenzio perduto (alias Trois excursions pour train préparé, variations sur un thème de Tito Gotti), signée John Cage, à laquelle j’avais consacré jadis une page dans la Revue d’Esthétique (1). Je voudrais, en peu de mots, rendre hommage au travail superbe aujourd’hui remis en honneur sous les auspices d’Oderso Rubini, et dire mon émotion et mon enthousiasme à l’écoute des trois disques compacts élaborés par Patrizio Fariselli et Walter Marchetti à partir de l’événement dans son ensemble tel qu’ils l’ont eux-mêmes vécu, et auquel ils ont directement participé. Les boucles préenregistrées par Walter Marchetti et Juan Hidalgo selon les indications de John Cage, que l’on avait diffusées en 1978, tant hors du train qu’à l’intérieur, et pendant les arrêts, ont été partiellement reprises et mixées avec les enregistrements live réalisés par Walter sur le terrain, c’est-à-dire aussi bien en dehors qu’au sein des wagons. La répartition de chacun de ces éléments, telle que pondérée avec l’assistance de Patrizio Fariselli, a permis de ponctuer, et même de sculpter, la teneur des différentes ‘escales’ durant les trois soirées itinérantes - ou des trois ‘actes’- de cet opéra-voyage, dont on sait qu’il avait été commandé et mis en oeuvre par l’Opéra de Bologne et son Directeur, Tito Gotti. L’ensemble restitue, avec le maximum d’exubérance que semblable montage était susceptible de laisser transparaître, l’extrême vivacité d’une ambiance en mutation perpétuelle – même à l’arrêt... Il suffit, je crois, pour s’aviser d’un tel paradoxe (qu’a popularisé ultérieurement un Gilles Deleuze, quand il a lancé le slogan de la nomadisation sur place...), de s e remémorer ce qu’avait offert la prémonition duchampienne, soulignée par John Cage lui-même, du ‘train préparé’. Car c’est largement plus d’un demi-siècle auparavant qu’avait été conçu par Marcel Duchamp l’Erratum musical n° 2, à savoir le ‘petit train’ porteur d’une ébauche de tirage au sort de notes musicales, supposé faire ‘partie intégrante’ du Grand Verre des années 1915 à 1923, et que Cage lui-même considérait comme ayant préludé à ses propres recherches concernant l’introduction du hasard en musique... On ne saurait manquer à ce propos de se référer aux pages brillantes qu’a consacrées à cette filiation Inkyung Hwang, une jeune artiste d’origine coréenne, mais qui vit à Milan, et doit peut-être à sa sensibilité orientale d’avoir su rejoindre - avec une redoutable subtilité - l’esprit de l’un des maîtres actuels de l’exégèse cagienne, Michele Porzio, à l’occasion de la monographie qu’elle a intitulée en 2007 Il lungo treno di John Cage (2). Sans prétendre restituer ici le fil des idées d’Inkyung Hwang, dont le livre, publié directement en italien, se trouve aisément accessible, je dirai que l’essentiel de son propos, touchant la ‘reprise’ par John Cage de la méthodologie de l’Erratum, ne s’épuise nullement, contrairement à ce que l’on serait tenté d’imaginer si l’on se réfère à son titre, en la formule-rengaine que tout un chacun peut trouver affichée dans les gares et à l’entrée des passages à niveau, mais dont le caractère anodin risque de faire oublier la véritable teneur, laquelle est proprement inépuisable - ‘un train peut en cacher un autre’! Prendre acte du legs de Marcel Duchamp ne suppose en effet pas seulement que l’on s’hypnotise sur l’imagerie quelque peu désuète d’un train-miniature utilisé bizarrement à des fins (suspectes, c’est vrai, pour l’époque) de dénonciation de tout idiome (musical) organisé... Comme s’il avait été imparti au trenino, à quelques décennies de distance, de s’ériger à Bologne en une espèce de cheval de Troie résolument multimedia, mise de surcroît au service d’un happening généralisé à même les chemins de fer italiens – comme si John Cage avait, sur ce point précis, subi l’influence de Marcel Duchamp au point de le singer en se contentant de l’amplifier tous azimuts... Bref, comme si la grenouille Duchamp avait voulu s’égaler au boeuf de la fable ! Ce que veut faire comprendre Inkyung Hwang est tout autre. Son analyse du lungo treno prend acte de ce qu’a montré à sa façon Christian Wolff, à savoir que l’autre train, en la circonstance, n’était pas du tout celui qu’on croyait... Car John Cage, selon Wolff, n’a jamais acquiescé en fait à l’idée d’influence, parce qu’il y pressentait l’aveu de l’exercice d’un pouvoir ou d’un contrôle de la part de celui qui place autrui ‘sous influence’. Partisan résolu de l’idée de René Char selon laquelle il n’existe jamais de répétition véritable, John aimait à citer un artiste comme Willem de Kooning, à qui l’on demandait quels étaient les peintres du passé dont il estimait avoir recueilli l’influence, et qui rétorquait que ‘ce n’était nullement le passé qui l’avait influencé, mais bien plutôt lui qui influençait le passé’ . Et Christian Wolff n’hésite nullement à déclarer que ‘c’est par l’attention et la dévotion qu’il portait à l’endroit de Satie et Thoreau que John Cage les a influencés’, jusqu’à changer résolument notre manière de les envisager (2). La notion d’influence est en somme à inverser – c’est-à-dire à libérer de toute violence. Ou, comme l’a confié Michel Serres à Bruno Latour, ‘le temps ne coule pas, il percole’ (3). De même, selon Inkyung Hwang, il doit exister, dans l’héritage de Marcel Duchamp, un train par-derrière, ou par-dessous le mini-train... Et c’est de cette nécessité que John Cage a bel et bien tenu compte : en évaluant de façon résolument neuve ce que cachait le trenino, il a pris soin de répondre en somme à un souci de fidélité beaucoup plus radical, propre à autoriser l’approfondissement de ce qu’a originairement apporté Duchamp. L’auteur du trenino ne s’en serait donc pas tenu à la confection d’un simulacre (même si ce dernier frayait la voie au Grand Verre, en ébauchant le futur Chariot). ‘Parmi les travaux qu’a laissés Marcel Duchamp, argumente Inkyung Hwang (4), il en est un qui paraît, quant au concept, bien plus intéressant du point de vue musical : A Bruit secret – il s’agit d’un ready-made datant de 1916, qui met en jeu une pelote de ficelle, serrée entre deux plaques de laiton, et au coeur de laquelle a été enclos un objet susceptible de produire un bruit : chaque fois que l’on secoue l’ensemble, une sonorité se fait entendre depuis l’intérieur.(...) Travail quasi cagien, que celui d’un silence apparent, mais qui renferme un son ! Pour Duchamp, un tel son cachait quelque chose de secret ; peut-être une musique mentale avait-elle été dissimulée au milieu de la pelote ? D’après moi, cette pelote de ficelle encastrée au milieu de ses plaques nous met en présence d’une image du temps-durée, dans l’acception bergsonienne. Le temps de la vie, distinct du temps de la science, est un temps subjectif et intérieur, que configure cette pelote - au fil de laquelle s’unifient le passé et l’avenir, conjoints en un même présent de conscience : peut-être est-ce pour cette raison que John Cage et Marcel Duchamp ont vécu leurs vies d’artistes en se pliant à un principe de non-répétition, donc à celui de ne jamais se répéter.’ Et Inkyung Hwang de citer Daniele Lombardi : ‘Se répéter implique la conceptualisation d’un style, alors que l’aléa est l’irrépétable en soi’ (5). Mais l’irrépétable en soi n’est-il pas encore un concept ? Nous savons d’autre part – et une note d’Inkyung Hwang prend soin de nous le rappeler – que le ‘mystérieux objet bruyant’ avait été enfoui a posteriori au sein de la pelote par Walter Arensberg, le fameux ‘collectionneur et promoteur de Duchamp’ (6). Certes – mais peut-être conviendrait-il, pour saisir le véritable enjeu d’A Bruit secret, d’en savoir un peu plus sur la mise en scène concédée à demi-mot (c’est le cas de le dire...) – à moins qu’elle n’ait été souhaitée? – par son auteur. Car s’il est exact que ce dernier prit acte du fait que son ami Walter Arensberg avait procédé à l’insertion de cet ‘objet qui fait du bruit quand on le remue’, il n’en reste pas moins, selon le critique du New York Herald Tribune, Michael Gibson, que ‘l’artiste lui-même n’a jamais su ce que c’était (nous ne le saurons pas non plus)’ (7). Il semble en tout cas que les trois mots A Bruit secret aient été choisis après coup, pour faire bonne mesure, et que Marcel Duchamp ait mis d’abord son point d’honneur à graver sur la plaque de laiton noir supérieure (juste au-dessous de deux des quatre têtes de vis qui rivent hermétiquement les plaques l’une à l’autre), les trois lignes énigmatiques qui s’y trouvent. Composées de majuscules à demi effacées, celle-ci ne se laissent déchiffrer, à l’instar d’une sorte de palimpseste, que malaisément. Mais il n’est nullement certain pour autant qu’on ait à se perdre en conjectures à leur propos – car Duchamp lui-même est revenu, dans les entretiens qu’allait publier Pierre Cabanne en 1967 (soit un an avant sa disparition), sur l’aveu qu’il avait fait auparavant, et qu’a rapporté Michaël Gibson : ‘j’ai tracé trois phrases courtes dans lesquelles certaines lettres sont absentes, comme dans une enseigne au néon lorsqu’une lettre n’est pas allumée et rend le mot inintelligible...’(8). Or une telle inintelligibilité paraissait justifiée à l’époque où Duchamp, connu à New York depuis le succès du Nu descendant un escalier n° 2 à l’Armory Show de 1913, avait à coeur de renchérir sur le ‘démantèlement du sens’ auquel il estimait devoir sa relative célébrité. D’autant qu’il était également désireux de manifester sa reconnaissance à ses admirateurs Arensberg, qui l’avaient si chaleureusement accueilli, logé et dépanné lors de son arrivée à Manhattan en 1915. Il rédigea par exemple cette année-là – donc immédiatement avant l’élaboration d’A Bruit secret – un court texte (pour le moins sibyllin) en anglais, afin de l’offrir à ses hôtes. Car Walter Arensberg, épris d’abord de poésie, s’était toqué de cryptographie ; et sa femme Louise, cantatrice de talent, n’hésitait pas à jouer Schönberg au piano... Du coup, le bref hommage de Marcel, pour hermétique qu’il fût, était vraiment de circonstance, et l’on acquiescera volontiers à l’hypothèse de Michaël Gibson selon laquelle c’est ‘sans doute pour chatouiller la fibre cryptographique de Walter’ (9) que le titre, ‘The’ – l’article défini anglais – allait être, dans le cours du texte, systématiquement remplacé par un astérisque... Mais en définitive, de quoi y parlait-on ? That is (ou was ) THE question ! Quoi qu’il en soit, le libellé de ce petit morceau de bravoure vaut d’être replacé dans le contexte de la production duchampienne de l’époque. Peut-être le déni de signification délibéré qui s’y affirmait (et dont l’énonciation semble avoir posé quelques problèmes à Marcel lui-même, ce qui n’a pas manqué de compliquer le travail ultérieur des psychanalystes...) était-il symétrique, voire fonction du dérèglement spectaculaire dont les deux versions successives du Nu descendant un escalier avaient témoigné au départ, sur le plan pictural – mais aussi au niveau du choix de leur intitulé, donc sous l’aspect langagier ? – Quelque sulfureux qu’ait été ce titre (qui ne pouvait effectivement que choquer un cubiste ‘sérieux’ comme Gleizes, ce qui aboutit au retrait de la candidature de Duchamp au Salon des Indépendants de 1912), toujours est-il que la conception de ces toiles, calquée probablement sur les ‘chronophotographies’ d’Etienne-Jules Marey – lequel avait su détailler à partir des années 1880 les positions successives de la locomotion humaine en les regroupant sur un même cliché – respirait, pour l’époque, le chaos, parce qu’elle semblait évoquer, selon les termes de Michael Gibson, ‘la dissolution, dans la vitesse, du réseau des figures emblématiques’ (10). Ne faudrait-il pas dans ces conditions oser parler, comme le fera plus tard Cornélius Castoriadis, d’une ‘fenêtre sur le chaos’ (11)? A cet égard, la différence entre le cubisme de Duchamp et celui d’un Braque ou d’un Picasso saute – littéralement – aux yeux : si la Dulcinée de 1911 représentait cinq postures encore enchevêtrées d’une même jeune femme se dévêtant progressivement tout en promenant son chien (un sujet certes étrange, mais qui n’était pas sans évoquer la technique picassienne de vision simultanée sous divers angles d’un portrait ou d’un corps morcelé), en revanche une extraordinaire toile de 1911-1912 , juste antérieure par conséquent aux deux Nus, a pour la première fois séparé nettement les poses successives du sujet en mouvement, grâce au jeu systématique des verticales et à la pente imprimée à la faveur de leur diagonalisation partielle. Et qui plus est, si l’on considère l’avenir (et si l’on réfléchit à la future continuity of no-continuity de Cage, avec ses résonances ferroviaires...), cette toile porte un titre décisif : Jeune homme triste dans un train... Le voici, notre ‘train manquant’ ! Inkyung Hwang, qui mentionne ce tableau (12), ne le commente pas – mais Duchamp lui-même s’est exprimé à son propos, et je crois utile de recopier ici ses explications, dont l’intérêt pour mieux comprendre la genèse du Treno de Cage me semble évident : ‘Il y a d’abord l’idée du mouvement du train, et puis celle du jeune homme triste qui est dans un couloir et qui se déplace ; il y avait donc deux mouvements parallèles correspondant l’un à l’autre. Ensuite, il y a la déformation du bonhomme, que j’avais appelé le parallélisme élémentaire. C’était une décomposition formelle, c’est-à-dire en lamelles linéaires qui se suivent comme des parallèles et déforment l’objet. L’objet est complètement étendu, comme élastisé. Les lignes se suivent parallèlement pour former le mouvement ou la forme en question’ (13). Cette analyse duchampienne n’est-elle pas directement transposable à l’expérience que vivront les protagonistes de l’équipée du train de Bologne en 1978 ? L’enregistrement en retrace au moins bruitiquement les hoquets et saccades (avec, évidemment, les moyens du bord, qui certes paraissent peut-être aujourd’hui situés et datés, mais prennent par là leur rang historique, sinon légendaire, à même l’espèce de Musée Imaginaire qu’à tort ou à raison, notre vingt-et-unième siècle s’efforce de pérenniser...). La première question qui vient à l’esprit, concernant la mise en musique cagienne d’une toile de Duchamp, c’est-à-dire du silence mouvant et émouvant de l’artiste que l’on a cru devoir qualifier après sa disparition de ‘séraphin de l’antipeinture’ (14), est celle de l’état d’âme qu’évoque son titre... Mais la réponse qu’avait déjà formulée Marcel Duchamp en 1967, onze ans avant que le transfert cagien en vienne à être mis sur les rails, devrait déjà suffire à rassurer les âmes un peu trop sensibles – car en s’avouant désireux, selon l’expression de Michaël Gibson, de ‘gommer la teinte subjective fournie par le mot triste’(15), le Maître du ready-made affichait sans détour sa confiance plénière en la musique du langage – et se déclarait ipso facto zélateur des calembours et autres contrepets, bref de tout ce que Victor Hugo avait appelé ‘la fiente de l’esprit’. Et s’agissant plus particulièrement du titre de sa peinture, il n’hésitait pas à souligner à Pierre Cabanne l’importance de l’irruption du langage comme vecteur d’un temps à fleur de toile, dans l’économie secrète de celleci : ‘Le Jeune homme triste dans un train montrait déjà mon intention d’introduire l’humour dans le tableau ou, en tout cas, l’humour de jeux de mots : triste, train. Je crois qu’Apollinaire l’a appelé ‘Mélancolie dans un train’ – le jeune homme est ‘triste’ parce qu’il y a le ‘train’ qui vient ‘après’. ‘TR’ est très important’ (16). Cette précision, digne de satisfaire tout amateur de cryptogrammes, permet de cerner la plasticité de l’art duchampien: celle-ci a permis en somme de redupliquer, et par là de redoubler grâce à l’écho d’un acousmate immédiatement suggéré par la prononciation du titre, le phénomène de latence sonore déjà présent en secret dans la démarche initialement imagée du ‘jeune homme’ déambulant – en fin de compte pas si ‘tristement’! – dans le ‘train’... Tout se passe donc comme si John Cage avait, en ‘préparant’ son train soixante-sept ans plus tard comme s’il s’était agi de ‘préparer’ un piano, subodoré et supputé l’ambivalence des disponibilités tant perceptuelles qu’affectives – et en tout cas pré-conceptuelles – que Duchamp ne s’était attaché à conjuguer que dans un espace-temps déjà mobile et mouvant, fondamentalement flexible et ductile, mûr pour des voyages et escales multi-médiatiques... Et le rôle du langage, certes ‘poétique’, mais devenu avec Marcel Duchamp hospitalier à l’endroit des jeux de mots et équivoques ou ambivalences généralisées, s’était déjà infléchi, avant toute ‘reprise’ cagienne, dans l’acception d’une large cosmo-poésie, c’est-à-dire vers une poésie éclatée (et ‘palimpsestueuse’!), à coup sûr bien moins englobante que multiverselle. Déjà exemptée, dans le silence du verbe écrit ou peint selon Duchamp, de tout intégrisme comme de toute intégration à l’Un, la parole vive s’est libérée avec Cage de l’assujettissement militaire à une syntaxe, conformément à l’enseignement de Thoreau et de Norman Brown, jusqu’à se muer en un authentique ferment de libération, tant orale qu’écrite.... Il suffit de songer aujourd’hui, au-delà des diverses fêtes et rassemblements populaires (Musicircus, House Full of Music, Variations IV, HPSCHD, etc.), à la séquence des cinq Writings Through Finnegans Wake et à leur sublimation dans le miraculeux ‘voyage à Dublin’ du Roaratorio, ou encore à la luxuriance des cinq Europeras, pour éprouver une sorte de vertige. Il paraît en effet impensable de dresser un quelconque bilan stylistique des points de coagulation à partir desquels se sont cristallisées les diverses inspirations qui se sont succédées en marquant à chaque fois différemment la carrière de John Cage. Des toutes premières oeuvres pour percussions et du piano préparé aux toutes dernières Number pieces, en passant bien entendu par le Treno de Bologne, l’usage de technologies de plus en plus raffinées a permis au compositeur de mener à bien un rassemblement de sensations jamais achevé, dont on aimerait pouvoir estimer avec Michaël Gibson qu’il vise pourtant un Novum à venir, parfaitement réalisable (17), que j’appellerai de mon côté – en songeant très précisément à l’ultime Number Piece de Cage, écrite pour le violoncelle avec archet courbe de Michaël Bach et en co-signature avec celui-ci, One 13 – l’unisson des différences (18) – ce qui tendrait en fin de compte à légitimer le bien-fondé éthique de l’usage cagien des mesostics, formes formantes, schèmes – ou encore ‘figures d’exode’ (les Auszugsgestalten du philosophe allemand Ernst Bloch) (19). La poétique cagienne, moins imagée qu’imageante - à l’instar de celle de Mallarmé - n’a cessé en tout cas, dans la pratique utopique de ce compositeur si pervers et si polymorphe, de s’accomplir en se concevant et en s’accomplissant in progress – ou bien, pour le dire en allemand, unterwegs... Si l’on cherche, dans la biographie de Marcel Duchamp, l’équivalent non pas d‘une telle expérience présumée ‘totalisante’ (bien que jamais achevée), mais au moins d’un épisode-clef susceptible de préfacer l’extrême plasticité (selon l’acception suggérée à propos de Heidegger par Catherine Malabou)(20) que semble décidément requérir la polyartisticité du Treno de Bologne, ce n’est pas, semble-t-il, du côté du seul chemin de fer qu’il faudra s’attendre à le découvrir. Il conviendrait aussi et plutôt de se tourner vers la route, et d’évoquer le voyage devenu légendaire que fit Marcel en voiture dans le haut Jura en octobre 1912, accompagné de ses deux amis poètes, Francis Picabia (au volant) et Guillaume Apollinaire, afin d’y chercher l’épouse de Picabia, Gabrielle Buffet, en visite chez sa mère. Michaël Gibson y a insisté avec éloquence : ‘L’étrange déréalisation aussi bien du temps que de l’espace que provoque la vitesse suscita une ligne de réflexion nouvelle, brassant dans un mélange insolite vitesse, machine et érotisme. Cette idée de la transformation de l’espace-temps, du passage dans un ‘espace-temps’ différent par l’effet d’une ‘sur-vitesse’, reparaît d’ailleurs dans les fantaisies de la science-fiction, et, par exemple, dans ce saut dans l’’hyper-espace’ qui permet si commodément d’échapper à ses poursuivants dans la Guerre des Etoiles.’(21). Comment en effet, selon le commentaire de Gibson, le jeune Marcel, alors âgé de vingtcinq ans, n’aurait-il pas vibré en imaginant soudain ‘la machine et ses quatre passagers fondus en un seul être, un ‘Enfant-phare’(sans doute un jeu sur ‘en fanfare’, bien que le terme paraisse également désigner l’automobile indépendamment de ses passagers, avec ses phares qui lui donnent l’aspect d’une comète)’? – La réponse se trouve dans la note de la Boîte verte que glose Gibson (datée de l’année – décidément fatidique – 1912), ce texte sur lequel j’aimerais conclure en fanfare et que l’on peut savourer comme une véritable postface à une expérience quasi-futuriste – mais en réalité nullement futuriste (Duchamp ne connut les Futuristes que plus tard...) – et au même instant comme une remarquable prémonition, sous la guise d’un poème, du futur, mais pourtant déjà présent Treno de John Cage (22): ‘La machine à 5 coeurs, l’enfant pur, de nickel et de platine, doivent dominer la route Jura-Paris. Cet enfant-phare pourra, graphiquement, être une comète, qui aurait sa queue en avant, cette queue étant appendice de l’enfant-phare, appendice qui absorbe en l’émiettant (poussière d’or, graphiquement) cette route Jura-Paris. La route Jura-Paris devant être infinie seulement humainement, ne perdra rien de son caractère d’infinité en trouvant un terme d’un côté dans le chef des 5 nus, de l’autre dans l’enfant-phare... Graphiquement, cette route tendra vers la ligne pure géométrique sans épaisseur (rencontre de 2 plans me semble le seul moyen pictural d’arriver à une pureté). Mais à son commencement (en le chef des 5 nus) elle sera très finie en largeur, épaisseur, etc.,pour petit à petit devenir sans forme topographique, en se rapprochant de cette droite idéale qui trouve son trou vers l’infini dans l’enfant-phare.’ ----------------------------NOTES 1 - Cf. Daniel Charles, Alla ricerca del silenzio perduto, Notes sur le ‘Train de John Cage’, 26-28 juin 1978, Revue d’Esthétique, p. 111-121 du numéro spécial triple consacré à John Cage sous la direction de D. Charles (13-14-15,1987-1988), Toulouse, Ed. Privat (vente : Paris, Ed. J.-M. Place). 2 – Inkyung Hwang, Il lungo treno di John Cage, pref. Tommaso Trini, Milano, ObarraO ed., 2007. 3 – Michel Serres, Eclaircissements, Entretiens avec Bruno Latour, Paris, F. Bourrin, 1992, p. 90. 4 – Inkyung Hwang, op.cit., p. 45. 5 – Inkyung Hwang, op.cit., note 22, p. 111. 6 – Inkyung Hwang, op.cit., note 21, p. 110. 7 – Cf. Michaël Gibson, Duchamp Dada, Paris, Nouvelles Editions Françaises, 1991, p. 217. 8 – Cité par Gibson, op.cit., ibid. 9 – Gibson, op.cit., p. 216. 10 – Gibson, op.cit., p. 186. 11 – Cf. Cornélius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Paris, Ed. du Seuil, 2007. 12 – Inkyung Hwang, op.cit., p. 33. 13 – Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, P. Belfond, 1967, p. 47. 14 – Jacques Michel, ‘La mort de Marcel Duchamp, le séraphin de l’anti-peinture’, Le Monde, 2 octobre 1968. 15 – Gibson, op.cit., p. 182. 16 – Cabanne, op.cit., ibid. 17 – Selon Michaël Gibson (op.cit., p. 210), même si l’expérience humaine comporte ‘des aspects répétitifs (...), on peut aussi concevoir, conjointement à cet aspect du temps, une dimension de temps réel, fondement d’un futur authentique, dans lequel se manifesteraient des réalités inédites et qui n’avaient jamais existé jusqu’à ce jour’. Un tel ‘Novum’ – auquel la musique aspire peut-être davantage, à certaines époques, que ne le font d’autres arts ; elle peut néanmoins les y préparer – serait le fait d’un monde ‘qui ne se déploierait pas seulement au niveau de la composition et de l’emboîtement des particules ou des atomes, mais dans lequel les relations seraient substantielles, dans lequel l’édifice culturel lui-même serait un prolongement transfiguré du même processus...’ Gibson rejoint ici la thématique du Principe Espérance, d’Ernst Bloch. 18 – Cf. Daniel Charles, L’unisson des différences ! (Notes sur Four 3, One 5 et Two 6 de John Cage), livret du CD ‘John Cage, The Number Pieces 1’, New York, Mode Records 44, 1995. Rééd. (avec la trad. angl. de Michel Fuchs) in Jean-Louis Houchard et Daniel Charles, Rencontrer John Cage, Voix-éditions, Richard Meier, Mas d’Avall, 66200 Elne (France), 2008, p. 115-121. 19 – Cf. Ernst Bloch, Experimentum mundi, trad. fr. G. Raulet, Paris, Payot, 1981, p. 210 sq. 20 – Cf. Catherine Malabou, Le Change Heidegger, Paris, Ed. Léo Scheer, 2004, p. 345347. 21 – Gibson, op.cit., p. 187. 22 – Que le Treno cagien nous soit devenu indispensable aujourd’hui, jusque dans sa réédition, pour appréhender le contenu de la Boîte verte, cela donne, je crois, parfaitement raison à Christian Wolff, et confirme la comparaison qu’a proposée Michel Serres entre les aléas du temps et les ‘transitions de percolation’ de la science physique. ------------------------------