ALLA RICERCA... BIS : CAGE AVEC DUCHAMP (avril 2008) [Daniel

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ALLA RICERCA... BIS : CAGE AVEC DUCHAMP (avril 2008) [Daniel
ALLA RICERCA... BIS : CAGE AVEC DUCHAMP
(avril 2008)
[Daniel Charles]
Quelques réflexions me viennent à l’esprit, trente ans après l’extraordinaire épopée
d’Alla ricerca del silenzio perduto (alias Trois excursions pour train préparé, variations
sur un thème de Tito Gotti), signée John Cage, à laquelle j’avais consacré jadis une
page dans la Revue d’Esthétique (1).
Je voudrais, en peu de mots, rendre hommage au travail superbe aujourd’hui remis en
honneur sous les auspices d’Oderso Rubini, et dire mon émotion et mon
enthousiasme à l’écoute des trois disques compacts élaborés par Patrizio Fariselli et
Walter Marchetti à partir de l’événement dans son ensemble tel qu’ils l’ont eux-mêmes
vécu, et auquel ils ont directement participé.
Les boucles préenregistrées par Walter Marchetti et Juan Hidalgo selon les indications
de John Cage, que l’on avait diffusées en 1978, tant hors du train qu’à l’intérieur, et
pendant les arrêts, ont été partiellement reprises et mixées avec les enregistrements
live réalisés par Walter sur le terrain, c’est-à-dire aussi bien en dehors qu’au sein des
wagons. La répartition de chacun de ces éléments, telle que pondérée avec
l’assistance de Patrizio Fariselli, a permis de ponctuer, et même de sculpter, la teneur
des différentes ‘escales’ durant les trois soirées itinérantes - ou des trois ‘actes’- de cet
opéra-voyage, dont on sait qu’il avait été commandé et mis en oeuvre par l’Opéra de
Bologne et son Directeur, Tito Gotti. L’ensemble restitue, avec le maximum
d’exubérance que semblable montage était susceptible de laisser transparaître,
l’extrême vivacité d’une ambiance en mutation perpétuelle – même à l’arrêt...
Il suffit, je crois, pour s’aviser d’un tel paradoxe (qu’a popularisé ultérieurement un
Gilles Deleuze, quand il a lancé le slogan de la nomadisation sur place...), de s e
remémorer ce qu’avait offert la prémonition duchampienne, soulignée par John Cage
lui-même, du ‘train préparé’. Car c’est largement plus d’un demi-siècle auparavant
qu’avait été conçu par Marcel Duchamp l’Erratum musical n° 2, à savoir le ‘petit train’
porteur d’une ébauche de tirage au sort de notes musicales, supposé faire ‘partie
intégrante’ du Grand Verre des années 1915 à 1923, et que Cage lui-même considérait
comme ayant préludé à ses propres recherches concernant l’introduction du hasard en
musique... On ne saurait manquer à ce propos de se référer aux pages brillantes qu’a
consacrées à cette filiation Inkyung Hwang, une jeune artiste d’origine coréenne, mais
qui vit à Milan, et doit peut-être à sa sensibilité orientale d’avoir su rejoindre - avec une
redoutable subtilité - l’esprit de l’un des maîtres actuels de l’exégèse cagienne, Michele
Porzio, à l’occasion de la monographie qu’elle a intitulée en 2007 Il lungo treno di John
Cage (2).
Sans prétendre restituer ici le fil des idées d’Inkyung Hwang, dont le livre, publié
directement en italien, se trouve aisément accessible, je dirai que l’essentiel de son
propos, touchant la ‘reprise’ par John Cage de la méthodologie de l’Erratum, ne
s’épuise nullement, contrairement à ce que l’on serait tenté d’imaginer si l’on se réfère à
son titre, en la formule-rengaine que tout un chacun peut trouver affichée dans les gares
et à l’entrée des passages à niveau, mais dont le caractère anodin risque de faire
oublier la véritable teneur, laquelle est proprement inépuisable - ‘un train peut en cacher
un autre’! Prendre acte du legs de Marcel Duchamp ne suppose en effet pas seulement
que l’on s’hypnotise sur l’imagerie quelque peu désuète d’un train-miniature utilisé
bizarrement à des fins (suspectes, c’est vrai, pour l’époque) de dénonciation de tout
idiome (musical) organisé... Comme s’il avait été imparti au trenino, à quelques
décennies de distance, de s’ériger à Bologne en une espèce de cheval de Troie
résolument multimedia, mise de surcroît au service d’un happening généralisé à même
les chemins de fer italiens – comme si John Cage avait, sur ce point précis, subi
l’influence de Marcel Duchamp au point de le singer en se contentant de l’amplifier tous
azimuts... Bref, comme si la grenouille Duchamp avait voulu s’égaler au boeuf de la
fable !
Ce que veut faire comprendre Inkyung Hwang est tout autre. Son analyse du lungo treno
prend acte de ce qu’a montré à sa façon Christian Wolff, à savoir que l’autre train, en la
circonstance, n’était pas du tout celui qu’on croyait... Car John Cage, selon Wolff, n’a
jamais acquiescé en fait à l’idée d’influence, parce qu’il y pressentait l’aveu de l’exercice
d’un pouvoir ou d’un contrôle de la part de celui qui place autrui ‘sous influence’.
Partisan résolu de l’idée de René Char selon laquelle il n’existe jamais de répétition
véritable, John aimait à citer un artiste comme Willem de Kooning, à qui l’on demandait
quels étaient les peintres du passé dont il estimait avoir recueilli l’influence, et qui
rétorquait que ‘ce n’était nullement le passé qui l’avait influencé, mais bien plutôt lui qui
influençait le passé’ . Et Christian Wolff n’hésite nullement à déclarer que ‘c’est par
l’attention et la dévotion qu’il portait à l’endroit de Satie et Thoreau que John Cage les a
influencés’, jusqu’à changer résolument notre manière de les envisager (2). La notion
d’influence est en somme à inverser – c’est-à-dire à libérer de toute violence. Ou,
comme l’a confié Michel Serres à Bruno Latour, ‘le temps ne coule pas, il percole’ (3).
De même, selon Inkyung Hwang, il doit exister, dans l’héritage de Marcel Duchamp, un
train par-derrière, ou par-dessous le mini-train... Et c’est de cette nécessité que John
Cage a bel et bien tenu compte : en évaluant de façon résolument neuve ce que cachait
le trenino, il a pris soin de répondre en somme à un souci de fidélité beaucoup plus
radical, propre à autoriser l’approfondissement de ce qu’a originairement apporté
Duchamp. L’auteur du trenino ne s’en serait donc pas tenu à la confection d’un
simulacre (même si ce dernier frayait la voie au Grand Verre, en ébauchant le futur
Chariot). ‘Parmi les travaux qu’a laissés Marcel Duchamp, argumente Inkyung Hwang
(4), il en est un qui paraît, quant au concept, bien plus intéressant du point de vue
musical : A Bruit secret – il s’agit d’un ready-made datant de 1916, qui met en jeu une
pelote de ficelle, serrée entre deux plaques de laiton, et au coeur de laquelle a été
enclos un objet susceptible de produire un bruit : chaque fois que l’on secoue
l’ensemble, une sonorité se fait entendre depuis l’intérieur.(...) Travail quasi cagien, que
celui d’un silence apparent, mais qui renferme un son ! Pour Duchamp, un tel son
cachait quelque chose de secret ; peut-être une musique mentale avait-elle été
dissimulée au milieu de la pelote ? D’après moi, cette pelote de ficelle encastrée au
milieu de ses plaques nous met en présence d’une image du temps-durée, dans
l’acception bergsonienne. Le temps de la vie, distinct du temps de la science, est un
temps subjectif et intérieur, que configure cette pelote - au fil de laquelle s’unifient le
passé et l’avenir, conjoints en un même présent de conscience : peut-être est-ce pour
cette raison que John Cage et Marcel Duchamp ont vécu leurs vies d’artistes en se
pliant à un principe de non-répétition, donc à celui de ne jamais se répéter.’ Et Inkyung
Hwang de citer Daniele Lombardi : ‘Se répéter implique la conceptualisation d’un style,
alors que l’aléa est l’irrépétable en soi’ (5). Mais l’irrépétable en soi n’est-il pas encore
un concept ?
Nous savons d’autre part – et une note d’Inkyung Hwang prend soin de nous le rappeler
– que le ‘mystérieux objet bruyant’ avait été enfoui a posteriori au sein de la pelote par
Walter Arensberg, le fameux ‘collectionneur et promoteur de Duchamp’ (6). Certes –
mais peut-être conviendrait-il, pour saisir le véritable enjeu d’A Bruit secret, d’en savoir
un peu plus sur la mise en scène concédée à demi-mot (c’est le cas de le dire...) – à
moins qu’elle n’ait été souhaitée? – par son auteur. Car s’il est exact que ce dernier prit
acte du fait que son ami Walter Arensberg avait procédé à l’insertion de cet ‘objet qui fait
du bruit quand on le remue’, il n’en reste pas moins, selon le critique du New York
Herald Tribune, Michael Gibson, que ‘l’artiste lui-même n’a jamais su ce que c’était
(nous ne le saurons pas non plus)’ (7). Il semble en tout cas que les trois mots A Bruit
secret aient été choisis après coup, pour faire bonne mesure, et que Marcel Duchamp
ait mis d’abord son point d’honneur à graver sur la plaque de laiton noir supérieure
(juste au-dessous de deux des quatre têtes de vis qui rivent hermétiquement les
plaques l’une à l’autre), les trois lignes énigmatiques qui s’y trouvent. Composées de
majuscules à demi effacées, celle-ci ne se laissent déchiffrer, à l’instar d’une sorte de
palimpseste, que malaisément. Mais il n’est nullement certain pour autant qu’on ait à
se perdre en conjectures à leur propos – car Duchamp lui-même est revenu, dans les
entretiens qu’allait publier Pierre Cabanne en 1967 (soit un an avant sa disparition), sur
l’aveu qu’il avait fait auparavant, et qu’a rapporté Michaël Gibson : ‘j’ai tracé trois
phrases courtes dans lesquelles certaines lettres sont absentes, comme dans une
enseigne au néon lorsqu’une lettre n’est pas allumée et rend le mot inintelligible...’(8).
Or une telle inintelligibilité paraissait justifiée à l’époque où Duchamp, connu à New
York depuis le succès du Nu descendant un escalier n° 2 à l’Armory Show de 1913, avait
à coeur de renchérir sur le ‘démantèlement du sens’ auquel il estimait devoir sa relative
célébrité. D’autant qu’il était également désireux de manifester sa reconnaissance à
ses admirateurs Arensberg, qui l’avaient si chaleureusement accueilli, logé et dépanné
lors de son arrivée à Manhattan en 1915. Il rédigea par exemple cette année-là – donc
immédiatement avant l’élaboration d’A Bruit secret – un court texte (pour le moins
sibyllin) en anglais, afin de l’offrir à ses hôtes. Car Walter Arensberg, épris d’abord de
poésie, s’était toqué de cryptographie ; et sa femme Louise, cantatrice de talent,
n’hésitait pas à jouer Schönberg au piano... Du coup, le bref hommage de Marcel, pour
hermétique qu’il fût, était vraiment de circonstance, et l’on acquiescera volontiers à
l’hypothèse de Michaël Gibson selon laquelle c’est ‘sans doute pour chatouiller la fibre
cryptographique de Walter’ (9) que le titre, ‘The’ – l’article défini anglais – allait être, dans
le cours du texte, systématiquement remplacé par un astérisque... Mais en définitive, de
quoi y parlait-on ? That is (ou was ) THE question !
Quoi qu’il en soit, le libellé de ce petit morceau de bravoure vaut d’être replacé dans le
contexte de la production duchampienne de l’époque. Peut-être le déni de signification
délibéré qui s’y affirmait (et dont l’énonciation semble avoir posé quelques problèmes à
Marcel lui-même, ce qui n’a pas manqué de compliquer le travail ultérieur des
psychanalystes...) était-il symétrique, voire fonction du dérèglement spectaculaire dont
les deux versions successives du Nu descendant un escalier avaient témoigné au
départ, sur le plan pictural – mais aussi au niveau du choix de leur intitulé, donc sous
l’aspect langagier ? – Quelque sulfureux qu’ait été ce titre (qui ne pouvait effectivement
que choquer un cubiste ‘sérieux’ comme Gleizes, ce qui aboutit au retrait de la
candidature de Duchamp au Salon des Indépendants de 1912), toujours est-il que la
conception de ces toiles, calquée probablement sur les ‘chronophotographies’
d’Etienne-Jules Marey – lequel avait su détailler à partir des années 1880 les positions
successives de la locomotion humaine en les regroupant sur un même cliché –
respirait, pour l’époque, le chaos, parce qu’elle semblait évoquer, selon les termes de
Michael Gibson, ‘la dissolution, dans la vitesse, du réseau des figures emblématiques’
(10). Ne faudrait-il pas dans ces conditions oser parler, comme le fera plus tard
Cornélius Castoriadis, d’une ‘fenêtre sur le chaos’ (11)?
A cet égard, la différence entre le cubisme de Duchamp et celui d’un Braque ou d’un
Picasso saute – littéralement – aux yeux : si la Dulcinée de 1911 représentait cinq
postures encore enchevêtrées d’une même jeune femme se dévêtant progressivement
tout en promenant son chien (un sujet certes étrange, mais qui n’était pas sans évoquer
la technique picassienne de vision simultanée sous divers angles d’un portrait ou d’un
corps morcelé), en revanche une extraordinaire toile de 1911-1912 , juste antérieure par
conséquent aux deux Nus, a pour la première fois séparé nettement les poses
successives du sujet en mouvement, grâce au jeu systématique des verticales et à la
pente imprimée à la faveur de leur diagonalisation partielle. Et qui plus est, si l’on
considère l’avenir (et si l’on réfléchit à la future continuity of no-continuity de Cage, avec
ses résonances ferroviaires...), cette toile porte un titre décisif : Jeune homme triste
dans un train... Le voici, notre ‘train manquant’ !
Inkyung Hwang, qui mentionne ce tableau (12), ne le commente pas – mais Duchamp
lui-même s’est exprimé à son propos, et je crois utile de recopier ici ses explications,
dont l’intérêt pour mieux comprendre la genèse du Treno de Cage me semble évident :
‘Il y a d’abord l’idée du mouvement du train, et puis celle du jeune homme triste qui est
dans un couloir et qui se déplace ; il y avait donc deux mouvements parallèles
correspondant l’un à l’autre. Ensuite, il y a la déformation du bonhomme, que j’avais
appelé le parallélisme élémentaire. C’était une décomposition formelle, c’est-à-dire en
lamelles linéaires qui se suivent comme des parallèles et déforment l’objet. L’objet est
complètement étendu, comme élastisé. Les lignes se suivent parallèlement pour
former le mouvement ou la forme en question’ (13).
Cette analyse duchampienne n’est-elle pas directement transposable à l’expérience
que vivront les protagonistes de l’équipée du train de Bologne en 1978 ?
L’enregistrement en retrace au moins bruitiquement les hoquets et saccades (avec,
évidemment, les moyens du bord, qui certes paraissent peut-être aujourd’hui situés et
datés, mais prennent par là leur rang historique, sinon légendaire, à même l’espèce de
Musée Imaginaire qu’à tort ou à raison, notre vingt-et-unième siècle s’efforce de
pérenniser...). La première question qui vient à l’esprit, concernant la mise en musique
cagienne d’une toile de Duchamp, c’est-à-dire du silence mouvant et émouvant de
l’artiste que l’on a cru devoir qualifier après sa disparition de ‘séraphin de l’antipeinture’ (14), est celle de l’état d’âme qu’évoque son titre... Mais la réponse qu’avait
déjà formulée Marcel Duchamp en 1967, onze ans avant que le transfert cagien en
vienne à être mis sur les rails, devrait déjà suffire à rassurer les âmes un peu trop
sensibles – car en s’avouant désireux, selon l’expression de Michaël Gibson, de
‘gommer la teinte subjective fournie par le mot triste’(15), le Maître du ready-made
affichait sans détour sa confiance plénière en la musique du langage – et se déclarait
ipso facto zélateur des calembours et autres contrepets, bref de tout ce que Victor Hugo
avait appelé ‘la fiente de l’esprit’. Et s’agissant plus particulièrement du titre de sa
peinture, il n’hésitait pas à souligner à Pierre Cabanne l’importance de l’irruption du
langage comme vecteur d’un temps à fleur de toile, dans l’économie secrète de celleci : ‘Le Jeune homme triste dans un train montrait déjà mon intention d’introduire
l’humour dans le tableau ou, en tout cas, l’humour de jeux de mots : triste, train. Je crois
qu’Apollinaire l’a appelé ‘Mélancolie dans un train’ – le jeune homme est ‘triste’ parce
qu’il y a le ‘train’ qui vient ‘après’. ‘TR’ est très important’ (16).
Cette précision, digne de satisfaire tout amateur de cryptogrammes, permet de cerner la
plasticité de l’art duchampien: celle-ci a permis en somme de redupliquer, et par là de
redoubler grâce à l’écho d’un acousmate immédiatement suggéré par la prononciation
du titre, le phénomène de latence sonore déjà présent en secret dans la démarche
initialement imagée du ‘jeune homme’ déambulant – en fin de compte pas si
‘tristement’! – dans le ‘train’... Tout se passe donc comme si John Cage avait, en
‘préparant’ son train soixante-sept ans plus tard comme s’il s’était agi de ‘préparer’ un
piano, subodoré et supputé l’ambivalence des disponibilités tant perceptuelles
qu’affectives – et en tout cas pré-conceptuelles – que Duchamp ne s’était attaché à
conjuguer que dans un espace-temps déjà mobile et mouvant, fondamentalement
flexible et ductile, mûr pour des voyages et escales multi-médiatiques... Et le rôle du
langage, certes ‘poétique’, mais devenu avec Marcel Duchamp hospitalier à l’endroit
des jeux de mots et équivoques ou ambivalences généralisées, s’était déjà infléchi,
avant toute ‘reprise’ cagienne, dans l’acception d’une large cosmo-poésie, c’est-à-dire
vers une poésie éclatée (et ‘palimpsestueuse’!), à coup sûr bien moins englobante que
multiverselle.
Déjà exemptée, dans le silence du verbe écrit ou peint selon Duchamp, de tout
intégrisme comme de toute intégration à l’Un, la parole vive s’est libérée avec Cage de
l’assujettissement militaire à une syntaxe, conformément à l’enseignement de Thoreau
et de Norman Brown, jusqu’à se muer en un authentique ferment de libération, tant
orale qu’écrite.... Il suffit de songer aujourd’hui, au-delà des diverses fêtes et
rassemblements populaires (Musicircus, House Full of Music, Variations IV, HPSCHD,
etc.), à la séquence des cinq Writings Through Finnegans Wake et à leur sublimation
dans le miraculeux ‘voyage à Dublin’ du Roaratorio, ou encore à la luxuriance des cinq
Europeras, pour éprouver une sorte de vertige. Il paraît en effet impensable de dresser
un quelconque bilan stylistique des points de coagulation à partir desquels se sont
cristallisées les diverses inspirations qui se sont succédées en marquant à chaque
fois différemment la carrière de John Cage. Des toutes premières oeuvres pour
percussions et du piano préparé aux toutes dernières Number pieces, en passant bien
entendu par le Treno de Bologne, l’usage de technologies de plus en plus raffinées a
permis au compositeur de mener à bien un rassemblement de sensations jamais
achevé, dont on aimerait pouvoir estimer avec Michaël Gibson qu’il vise pourtant un
Novum à venir, parfaitement réalisable (17), que j’appellerai de mon côté – en songeant
très précisément à l’ultime Number Piece de Cage, écrite pour le violoncelle avec archet
courbe de Michaël Bach et en co-signature avec celui-ci, One 13 – l’unisson des
différences (18) – ce qui tendrait en fin de compte à légitimer le bien-fondé éthique de
l’usage cagien des mesostics, formes formantes, schèmes – ou encore ‘figures
d’exode’ (les Auszugsgestalten du philosophe allemand Ernst Bloch) (19). La poétique
cagienne, moins imagée qu’imageante - à l’instar de celle de Mallarmé - n’a cessé en
tout cas, dans la pratique utopique de ce compositeur si pervers et si polymorphe, de
s’accomplir en se concevant et en s’accomplissant in progress – ou bien, pour le dire
en allemand, unterwegs...
Si l’on cherche, dans la biographie de Marcel Duchamp, l’équivalent non pas d‘une telle
expérience présumée ‘totalisante’ (bien que jamais achevée), mais au moins d’un
épisode-clef susceptible de préfacer l’extrême plasticité (selon l’acception suggérée à
propos de Heidegger par Catherine Malabou)(20) que semble décidément requérir la
polyartisticité du Treno de Bologne, ce n’est pas, semble-t-il, du côté du seul chemin de
fer qu’il faudra s’attendre à le découvrir. Il conviendrait aussi et plutôt de se tourner vers
la route, et d’évoquer le voyage devenu légendaire que fit Marcel en voiture dans le haut
Jura en octobre 1912, accompagné de ses deux amis poètes, Francis Picabia (au
volant) et Guillaume Apollinaire, afin d’y chercher l’épouse de Picabia, Gabrielle Buffet,
en visite chez sa mère. Michaël Gibson y a insisté avec éloquence : ‘L’étrange
déréalisation aussi bien du temps que de l’espace que provoque la vitesse suscita une
ligne de réflexion nouvelle, brassant dans un mélange insolite vitesse, machine et
érotisme. Cette idée de la transformation de l’espace-temps, du passage dans un
‘espace-temps’ différent par l’effet d’une ‘sur-vitesse’, reparaît d’ailleurs dans les
fantaisies de la science-fiction, et, par exemple, dans ce saut dans l’’hyper-espace’ qui
permet si commodément d’échapper à ses poursuivants dans la Guerre des
Etoiles.’(21).
Comment en effet, selon le commentaire de Gibson, le jeune Marcel, alors âgé de vingtcinq ans, n’aurait-il pas vibré en imaginant soudain ‘la machine et ses quatre
passagers fondus en un seul être, un ‘Enfant-phare’(sans doute un jeu sur ‘en fanfare’,
bien que le terme paraisse également désigner l’automobile indépendamment de ses
passagers, avec ses phares qui lui donnent l’aspect d’une comète)’? – La réponse se
trouve dans la note de la Boîte verte que glose Gibson (datée de l’année – décidément
fatidique – 1912), ce texte sur lequel j’aimerais conclure en fanfare et que l’on peut
savourer comme une véritable postface à une expérience quasi-futuriste – mais en
réalité nullement futuriste (Duchamp ne connut les Futuristes que plus tard...) – et au
même instant comme une remarquable prémonition, sous la guise d’un poème, du
futur, mais pourtant déjà présent Treno de John Cage (22): ‘La machine à 5 coeurs,
l’enfant pur, de nickel et de platine, doivent dominer la route Jura-Paris. Cet enfant-phare
pourra, graphiquement, être une comète, qui aurait sa queue en avant, cette queue
étant appendice de l’enfant-phare, appendice qui absorbe en l’émiettant (poussière
d’or, graphiquement) cette route Jura-Paris. La route Jura-Paris devant être infinie
seulement humainement, ne perdra rien de son caractère d’infinité en trouvant un terme
d’un côté dans le chef des 5 nus, de l’autre dans l’enfant-phare... Graphiquement, cette
route tendra vers la ligne pure géométrique sans épaisseur (rencontre de 2 plans me
semble le seul moyen pictural d’arriver à une pureté). Mais à son commencement (en le
chef des 5 nus) elle sera très finie en largeur, épaisseur, etc.,pour petit à petit devenir
sans forme topographique, en se rapprochant de cette droite idéale qui trouve son trou
vers l’infini dans l’enfant-phare.’
----------------------------NOTES
1 - Cf. Daniel Charles, Alla ricerca del silenzio perduto, Notes sur le ‘Train de John
Cage’, 26-28 juin 1978, Revue d’Esthétique, p. 111-121 du numéro spécial triple
consacré à John Cage sous la direction de D. Charles (13-14-15,1987-1988), Toulouse,
Ed. Privat (vente : Paris, Ed. J.-M. Place).
2 – Inkyung Hwang, Il lungo treno di John Cage, pref. Tommaso Trini, Milano, ObarraO
ed., 2007.
3 – Michel Serres, Eclaircissements, Entretiens avec Bruno Latour, Paris, F. Bourrin,
1992, p. 90.
4 – Inkyung Hwang, op.cit., p. 45.
5 – Inkyung Hwang, op.cit., note 22, p. 111.
6 – Inkyung Hwang, op.cit., note 21, p. 110.
7 – Cf. Michaël Gibson, Duchamp Dada, Paris, Nouvelles Editions Françaises, 1991, p.
217.
8 – Cité par Gibson, op.cit., ibid.
9 – Gibson, op.cit., p. 216.
10 – Gibson, op.cit., p. 186.
11 – Cf. Cornélius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Paris, Ed. du Seuil, 2007.
12 – Inkyung Hwang, op.cit., p. 33.
13 – Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, P. Belfond, 1967, p. 47.
14 – Jacques Michel, ‘La mort de Marcel Duchamp, le séraphin de l’anti-peinture’, Le
Monde, 2 octobre 1968.
15 – Gibson, op.cit., p. 182.
16 – Cabanne, op.cit., ibid.
17 – Selon Michaël Gibson (op.cit., p. 210), même si l’expérience humaine comporte
‘des aspects répétitifs (...), on peut aussi concevoir, conjointement à cet aspect du
temps, une dimension de temps réel, fondement d’un futur authentique, dans lequel se
manifesteraient des réalités inédites et qui n’avaient jamais existé jusqu’à ce jour’. Un
tel ‘Novum’ – auquel la musique aspire peut-être davantage, à certaines époques, que
ne le font d’autres arts ; elle peut néanmoins les y préparer – serait le fait d’un monde
‘qui ne se déploierait pas seulement au niveau de la composition et de l’emboîtement
des particules ou des atomes, mais dans lequel les relations seraient substantielles,
dans lequel l’édifice culturel lui-même serait un prolongement transfiguré du même
processus...’ Gibson rejoint ici la thématique du Principe Espérance, d’Ernst Bloch.
18 – Cf. Daniel Charles, L’unisson des différences ! (Notes sur Four 3, One 5 et Two 6 de
John Cage), livret du CD ‘John Cage, The Number Pieces 1’, New York, Mode Records
44, 1995. Rééd. (avec la trad. angl. de Michel Fuchs) in Jean-Louis Houchard et Daniel
Charles, Rencontrer John Cage, Voix-éditions, Richard Meier, Mas d’Avall, 66200 Elne
(France), 2008, p. 115-121.
19 – Cf. Ernst Bloch, Experimentum mundi, trad. fr. G. Raulet, Paris, Payot, 1981, p. 210
sq.
20 – Cf. Catherine Malabou, Le Change Heidegger, Paris, Ed. Léo Scheer, 2004, p. 345347.
21 – Gibson, op.cit., p. 187.
22 – Que le Treno cagien nous soit devenu indispensable aujourd’hui, jusque dans sa
réédition,
pour appréhender le contenu de la Boîte verte, cela donne, je crois, parfaitement raison
à Christian Wolff, et confirme la comparaison qu’a proposée Michel Serres entre les
aléas du temps et les ‘transitions de percolation’ de la science physique.
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