La Bataille de Bizerte t

Transcription

La Bataille de Bizerte t
,
r
La Bataille
t
de Bizerte
Collection
"Histoire et perspectives méditerranéennes"
dirigée par Jean-Paul Chagnollaud
Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les éditions
L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours.
Derniers ouvrages parus:
Rachid Tridi, L'Algérie en quelques Inaux, autopsie d'une anonlÏe.
Samya Elmechat, Tunisie, les chemins vers l'indépendance (19451956).
Abderrahim Lamchichi, L'islamisme en Algérie.
Jacques Canteau, Le feu et la pluie de l'Atlas, vie quotidienne d'une
famille de colons français.
Roland Mattera, Retour en Tunisie après trente ans d'absence.
Marc Baroli, L'Algérie terre d'espérances, colons et immigrants (18301914).
Andrée Ghillet, Dieu aime celui qui aime les dattes, dialogue judéoislamo-chrétien.
Jean-François Martin, Histoire de la Tunisie contemporaine, de Ferry
à Bourguiba (1881-1956).
Serge Pauthe, Lettres au.'t parents, correspondance d'un appelé en
Algérie.
Nicolas Béranger, Introduction et notes de Paul Sebag, La régence de
Tunis à lafin du xVl/esiècle.
Joseph Katz, L'honneur d'un- général, Oran 1962.
Khader Bichara (éd.), L'Europe et la Méditerranée. Géopolitique de la
proximité.
Mokhtar Lakehal, Récits d'exil d'un écrivant.
Maurice Faivre, Un village de harkis.
Bertrand Benoît, Le syndrome algérien. L'imaginaire de la politique
algérienne de la France.
Mohamed Cherif, Ceuta aux époques alnlohade et mérénide.
Robert Attal, Regards sur les juifs d'Algérie.
Abdelmajid Guelmami, La politique sociale en Tunisie de 1881 à nos
jours.
Moncef Djaziri, Etat et société en Libye.
Lionel Lévy, La communauté juive de Livourne.
Mahrez HadJseyd, L'industrie algérienne, crise et tentatives d'ajustement, 1996.
Michel Roux, Le désert de sable, le Sahara dans l'imaginaire des
Français (1900-1994), 1996.
Driss Ben Ali, Antonio, Di Giulio, Mustapha Lasram, Marc Lavergne,
Urbanisation et agriculture en Mediterranné: Conflits et complémentarités, 1996.
Bernard Pierron, Juifs et chrétiens de la Grèce Inoderne:histoire des
relations intercommunautaires, 1996
A. Labdaoui, Intellectuels d'Orient, intellectuels d'Ociident, 1996.
Colette Juilliard, InUlginaire et Orient, L'écriture du désir, 1996.
Patrick-Charles Renaud
LA BATAILLE DE BIZERTE
(TuNISIE)
19 AU 23 JUILLET 1961
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris-FRANCE
L 'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc)
CANADAH2Y lK9
@ L'Harmattan, 1996
ISBN: 2-7384-4286-2
LES CENTURIONS
"S'il devait en être autrement,
si nous devions laisser en vain
nos os blanchis sur les pistes du
désert, alors que l'on prenne garde
à la colère des Ugions. "
Marcus
Flaujnjus
Centurion à la 2ème Cohorte
de la Légion Augusta
à son cousin Tertullus à Rome
INTRODUCTION
Très médiatisé par la presse française et internationale lors de
son déroulement, le conflit politico-militaire qui opposa la France
à la Tunisie durant l'été 1961 est aujourd'hui pratiquement
oublié.
Lorsque j'ai décidé de me pencher sur cet épisode de notre
histoire, c'était essentiellement dans l'optique de combler cette
lacune. Je souhaitais d'abord comprendre comment l'état le plus
francophone d'Afrique du Nord en était arrivé à se déchirer avec
la France, alors que le général de Gaulle avait entrepris une vaste
politique de décolonisation et qu'il était sur le point d'octroyer
l'indépendance à l'Algérie.
L'analyse de la presse de l'époque, tant française que
tunisienne, ainsi que des documents issus du service des archives
diplomatiques et de la documentation française, m'ont permis de
mieux saisir les raisons. Est-ce que Bizerte où la France possédait
une importante base stratégique depuis près de 80 ans, méritait
que tant de sang coule?
La bataille fut très courte mais d'une violence inouïe. Ce fut la
dernière que les troupes françaises livrèrent sur le sol d'Afrique
du Nord. Elle est intervenue à un moment où un profond malaise
régnait au sein d'une armée meurtrie par sept années de guérilla
en Algérie, et l'échec du putsch des généraux .quelques semaines
auparavant, en avril 1961. Il aurait été sans doute possible de
construire un livre uniquement à partir des écrits officiels
existants. Mais les faits s'étant déroulés il y a 35 ans, il eut été
dommage de ne pas solliciter les acteurs et témoins, dont une
bonne partie est encore de ce monde.
A plusieurs reprises, des appels ont été lancés dans des revues
et des grands quotidiens pour nouer contact avec des personnes
qui étaient présentes à Bizerte au moment de ces tragiques
vénements. p;..~nombreux militaires m'ont contacté ainsi que des
ivils. J'ai rec~'::;illileurs témoignages, consulté leurs documents et
ilotes personnelles élaborées au moment des faits.
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Triées, vérifiées et recoupées, toutes ces données m'ont permis
de reconstituer, pratiquement heure par heure, le déroulement de
l'affaire. Les journaux des marches et opérations des unités
engagées et les rapports de leurs chefs m'ont apporté de
précieuses indications sur la chronologie des événements, leur
enchaînement
et la situation
géographique
des di vers
engagements. Je me suis attelé à restituer, autant que faire se
pouvait, quelques dialogues pour rendre mon récit haletant, mais
aussi pour mieux faire saisir l'atmosphère du moment. J'ai décrit
des attitudes, traduit des pensées et exprimé des sentiments, à
partir de ce qui m'avait été confié. En aucun cas je n'ai cherché à
romancer, ni même extrapoler et dériver vers la fiction. Ma
démarche part d'un postulat très simple: l'histoire se joue sur les
devants de la scène et dans ses coulisses. On ne peut privilégier les
paramètres d'ordre politiques et stratégiques, voire même
"arithmétiques", car elle oscille également en fonction de la
personnalité et de la motivation de ses acteurs. Des collaborateurs
dont les noms ne sont pas retenus par l'histoire influent parfois
sur une décision ou le cours d'un événement. Des initiatives
personnelles d'exécutants, à tous les niveaux, peuvent prendre, à
un moment donné, une certaine importance.
Lorsque la
possibilité de consulter les différents protagonistes vous est
encore offerte, il ne faut donc pas la négliger. Si le poids des
années altère les mémoires, les passions se sont assouvies et les
souvenirs les plus forts sont pratiquement demeurés intacts.
Le 28 juillet 1961, le lieutenant-colonel Guy Le Borgne,
commandant l'un des deux régiments de parachutistes intervenus
à Bizerte, écrivait dans son compte-rendu:
... Un rapport exprime mal le mordant des unités, les
nombreux actes de courage des petites équipes recommençant
sans cesse les réductions de nids de résistance, le dévouement du
service de santé du régiment ramassant les blessés sous le feu, les
ravitaillements divers effectués au plus près et avec des moyens de
fortune.. .
J'espère que ce livre apportera un éclairage nouveau sur une
petite page de l'histoire vite tournée, à une époque où le monde
vivait dans la) hantise d'une troisième guerre mondiale. Dans sa
conférence de presse du 5 septembre 1961, le général de Gaulle
le rappelait clairement:
.:. Quand on veut se faire un jugement sans parti pris sur cette
affaire de ~izerte, il faut regarder la carte: Bizerte occupant une
situation exceptionnelle, là où la Méditerranée se resserre entre
ses deux bassins, l'oriental et l'occidental, il y a toujours la
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perspective d'une agression qui viendrait de l'oriental et il est
impossible de ne pas l'envisager, d'autant plus que la situation est
dominée par la perspective d'une guerre que l'Est déclencherait
contre l'Ouest.
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CHAPITRE
1
L'ENJEU DE BIZERTE
Rambouillet, le 27 février 1961.
Le président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, a
souvent montré qu'il était un homme d'état averti, nettement
supérieur à bien des leaders néo-indépendants. Principal artisan
de l'indépendance de la Tunisie, il n'a pas usurpé le titre de
Combattant Suprême qui lui a conféré son peuple. En 1934, le
jeune avocat qu'il était a provoqué l'éclatement du vieux parti
nationaliste du Destour dont il s'est séparé pour créer le NéoDestour. Alors que le Vieux-Destour, formé de grands bourgeois
féodaux insoucieux du sort des masses populaires, avait gardé
pour idéal le panarabisme, le Néo-Destour aux idées plus
avancées et plus libérales, a su éviter le sectarisme des doctrinaires
pour mener des campagnes de revendications pragmatiques.
Cinq ans après son accession à l'indépendance, les échanges
commerciaux de la Tunisie sont essentiellement orientés vers la
France. Une grande partie de l'enseignement est dispensée par des
instituteurs et des professeurs français. Plus de soixante mille
français, agriculteurs, commerçants et techniciens y vivent en
bonne intelligence avec les Tunisiens. Bien que jugé trop
francophile par le monde arabe, Bourguiba est sans cesse opposé
à la France à laquelle, cependant, sa culture et son sentiment
l'attachent. Marié une première fois à une française qui lui a
donné un fils, Habib Bourguiba Junior présentement ambassadeur
de Tunisie à Washington, il soutient l'insurrection en Algérie. Le
Front de Libération Nationale utilise son pays comme base
d'entraînement et de départ pour combattre l'armée française, et a
établi le siège du Gouvernement Provisoire de la République
Algérienne (GPRA) à Tunis, la solidarité islamique jouant avant
tout. Néanmoins, cet état de fait n'a pas empêché la France et la
Tunisie d'entretenir de bons rapports avec, toutefois, une ombre
au tableau: l'affaire de Sakiet Sidi Youssef. Le 7 février 1958,
Il
l'aviation française a bombardé ce camp de l'Armée de Libération
Nationale Algérienne situé en Tunisie, à quelques enjambées de
l'Algérie. Depuis plusieurs mois, les rebelles Algériens prenaient à
partie, en toute impunité, les avions de reconnaissance et troupes
françaises évoluant en territoire algérien. Même si la France est
convaincue d'avoir usé de son bon droit, le tollé soulevé par les
Tunisiens a alerté le monde aux yeux duquel elle a fait figure
d'agresseur. Pourtant, la Tunisie, pays ami, ne respecte pas sa
neutralité en tolérant que les Algériens harcèlent les forces
françaises depuis son territoire. Suite à cet incident aux multiples
remous, le président Habib Bourguiba a rappelé son ambassadeur
à Paris et réclamé, dans la foulée, l'évacuation totale de la Tunisie
par l'armée française, notamment de la base navale de Bizerte.
Ce 27 février, Bourguiba rencontre le général de Gaulle pour
la première fois. Il souhaite en profiter pour marquer qu'il
approuvait l'action du chef de l'état français en vue d'une
négociation algérienne, et qu'il espérait jouer un rôle conciliateur
au cours de la confrontation. Après le référendum du 8 janvier
1961 au cours duquel les Français se sont prononcés pour que les
Algériens aient le droit de disposer de leur sort, le président
Bourguiba a tout de suite compris qu'une issue, dont les
conséquences seront capitales, s'ouvrait. Lui, dont l'envergure et
l'ambition dépassent la dimension de son pays, entend bien
conserver le leadership du monde arabe. Mais l'objet de sa visite à
Rambouillet ne se limite pas seulement à cette prétention,
puisqu'il compte en tirer parti pour obtenir quelques avantages au
moment où l'Algérie est sur le point de recevoir beaucoup.
D'emblée, Habib Bourguiba pose la question de Bizerte et en
demande l'évacuation.
- Dès 1958, en retirant "proprio motu" les forces françaises
du territoire tunisien, j'ai tenu à ce qu'elles gardent la base navale
de Bizerte jusqu'à nouvel ordre, rappelle le général de Gaulle.
Ce maintien fut spécifié dan-s les lettres que les deux chefs
d'états ont alors échangé 1. Depuis, les Français ont cessé
d'occuper
militairement
l'arsenal,
rendu aux Tunisiens
l'administration de la ville et laissé leurs troupes y cantonner, elles
aussi. En fait, la présence de la garnison française et les travaux
de réparation de quelques navires de guerre sont, pour Bizerte,
d'un bon rapport. Sur le plan économique, les Tunisiens n'ont
1 Le 17 juin 1958, un échange de lettres réglait le départ des Forces françaises de
Tunisie. Cette correspondance exceptait Bizerte de ce retrait et réservait
licitement ce cas. De Gaulle pouvait alors croire que c'était une sorte
d'engagement à l'expectative et à la temporisation.
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rien à gagner en exigeant le départ des français d'une base qui
rapporte deux à trois milliards d'anciens francs au commerce
local, et fait vivre une ville de cinquante mille habitants, la
quatrième de Tunisie, qui ne serait rien sans elle.
- De toute façon, précise de Gaulle à Bourguiba, cela ne
durera plus longtemps. Il est vrai que, dans la situation actuelle de
tension internationale où l'OTAN ne couvre pas la Tunisie et où
celle-ci entend rester neutre, la France ne saurait laisser à la merci
d'un coup demain hostile cette base dont l'emplacement, au
milieu de la Méditerranée, est d'une très grande importance
stratégique.
Du point de vue de l'OTAN, la base de Bizerte constitue un
point d'écoute radar absolument irremplaçable dans l'immédiat.
Un câble coaxial relie Bizerte directement à la base aérienne du
Strategic Air Command de Nouaceur au Maroc. Bizerte est la
sonnette qui couvre Nouaceur et l'avertira de toute attaque de
missiles ou d'avions venant de l'est. Pour disposer de cette antenne
en Méditerranée, l'OTAN a d'ailleurs remboursé à la France une
partie des milliards qu'elle a engloutis dans les entrailles des
djebels Demna et Kébir, où ont été creusés les centraux
souterrains. La base de Bizerte est l'un des piliers de la défense
alliée en Méditerranée.
- Tant qu'il existera un danger grave et permanent de guerre
mondiale, la France considérera qu'elle est en droit d'assurer sa
défense et de contribuer à celle de l'Occident, précise de Gaulle.
Mais nous sommes, comme vous le savez, en train de nous doter
d'un armement atomique. Dès que nous aurons les bombes, les
conditions de notre sécurité changeront du tout au tout. En
particulier, nous aurons de quoi nous garantir de ce qui pourrait
éventuellement se passer à Bizerte quand nous en serons partis.
Vous pouvez donc être assuré que nous nous en retirerons dans
un délai de l'ordre d'une année. Sachez tout de même que je ne
m'accommoderai d'aucune molestation et brimade qui seraient
accomplies à l'égard des forces françaises à Bizerte.
Bourguiba en prend acte et sait à quoi s'en tenir. Mais la
question de Bizerte n'est pas sa seule préoccupation. Ce qu'il
souhaite également, c'est de procurer à son pays certains
agrandissements du côté de ses confins sahariens, avant que ce
désert qui n'a jamais vraiment appartenu à personne ne devienne
propriété de l'Algérie. Bien entendu, c'est le pétrole qui soulève
cette convoitise, d'autant plus que l'on en a pas découvert sur le
territoire tunisien. Cependant, des sources abondantes gisent à
proximité de la Tunisie, dans les régions d'Hassi-Messaoud et
d'Edjeleh. Une modification du tracé de la frontière pourrait
13
donc offrir à la Tunisie des terrains pétrolifères.
- Ce serait d'autant plus justifiable, ergote Bourguiba, que la
délimitation entre le Sahara et le sud de l'ancienne régence a été
naguère tracée d'une façon vague et contestable.
De Gaulle reste ferme.
- Pour nous, Français, le développement de nos recherches et
de notre exploitation du pétrole saharien sera, demain, un élément
capital de la coopération avec les Algériens. Pourquoi irions-nous
d'avance la compromettre en livrant à d'autres un sol qui, à cette
condition, peut revenir à l'Algérie? Si, d'ailleurs, nous le faisions
au profit de la Tunisie, quel prurit d'excitation en recevraient les
prétentions marocaines sur Colomb-Béchar et sur Tindouf, pour
ne point parler de ce que la Mauritanie, le Mali, le Niger, la Libye,
pourraient vouloir revendiquer! TIest de notre intérêt de régler, le
moment venu, l'exploitation rationnelle du pétrole saharien d'un
seul tenant. Rien ne justifie que nous consentions à démembrer le
territoire.
Bourguiba accueille sans plaisir cette fin de non-recevoir.
Cependant, si les entretiens ont été assez francs et cordiaux, on ne
peut pas dire qu'ils ont été constructifs. La faconde enthousiaste
du président tunisien et le verbe olympien du général se sont
trouvés en présence sans qu'un ordre du jour méthodique ait été
sérieusement débattu, ce qui n'empêchera pas de Gaulle de
conclure en reconduisant son hôte:
- J'envisage avec confiance l'avenir de nos relations.
Bourguiba, qui est enchanté d'avoir dîné en tête à tête avec
celui qu'on donne pour le plus prestigieux des hommes d'Etat du
moment, acquiescera chaleureusement.
Mais le diplomate
Masmoudi qui accompagnait Bourguiba est pessimiste. Pour lui,
les deux hommes se sont compris mais ne se sont pas bien
entendus.
- Si la France a pris la Tunisie c'est pour avoir Bizerte.
Lors de sa visite le 23 avril 1887, l'intérêt de la situation
géographique de Bizerte n'avait pas échappé à Jules Ferry, alors
candidat à la présidence de la république 1. Sept siècles avant
notre ère, les phéniciens y avaient déjà construit un port appelé
1 Presque constamment au pouvoir de 1880 à 1885, Jules Ferry était de ceux qui
estimaient que le rôle civilisateur de la France se présentait presque comme un
devoir. Lorsqu'il était Président du Conseil, il a pratiqué une politique de
réformes libérales et d'expansion
coloniale. Sa politique coloniale
(occupation de la Tunisie en 1881, de l'Annam et du Tonkin de 1883 à 1885) a
violemment été attaquée par ses adversaires, ce qui finît par provoquer sa
ch ute.
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A'Kra. Puis les romains en firent Hippo Diarrhytus, la capitale
d'une colonie, avant que les conquérants arabes ne la rebaptisent
Ben-Zert, l'enfant du canal.
Ben-Zert dut longtemps l'essentiel de ses ressources à la
piraterie. Les prises navales et la vente comme esclaves des
équipages et des passagers lui assurèrent, pendant tout le
XVIIème siècle, de très substantiels revenus. En 1880, avant
l'arrivée des français!, Bizerte n'était qu'un petit port de pêche
d'intérêt médiocre. Les navires de haute mer ne pouvaient y
pénétrer car le port s'ensablait. Le lac était séparé de la mer par
une lagune et un isthme de sable qu'il a suffi de couper par un
canal navigable, creusé de 1891 à 1895. Le vieux port et son
étroit canal, bordés de maisons cubiques blanches ou de tons
pastel qui se reflètent dans ses eaux entre les barques de pêche,
ont gardé l'aspect pittoresque du Ben-Zert d'alors, ceinturé de
remparts qui le protégeaient plus ou moins des incursions des
conquérants. C'est en 1882 que la France commença à aménager
le lac de Bizerte en base navale, qui joua un rôle primordial dans
les deux guerres mondiales.
Par sa situation exceptionnelle, l'importance de ses installations
et de ses moyens, Bizerte se présente comme un véritable verrou
de la Méditerranée occidentale qui couvre une zone de détection
étendue et contrôle tout le trafic entre le 'détroit de Gibraltar et le
Proche-Orient. La géographie a placé ce port à l'extrémité nord
de l'Afrique à l'entrée du Détroit de Sicile, à la jonction des
bassins occidental et oriental de la Méditerranée. Devant le Cap
Blanc dominé par le Djebel Nador, tous les navires doivent
incurver leurs routes. C'est le lieu de passage obligé du grand
trafic maritime Est-Ouest.
Mais la baie de Bizerte, très ouverte vers le nord, n'aurait joué
aucun rôle particulier dans l'histoire sans l'existence de son lac,
unique en Méditerranée. La nature a fait de Bizerte un site
remarquable doté d'une rade immense de douze kilomètres de
diamètre, profonde de neuf à douze mètres dans sa partie
centrale, reliée à la mer par un goulet large de trois cents mètres
parcouru par des courants violents. Des plaines immédiatement
voisines ont favorisé le creusement de bassins et l'installation
d'aéroports. Dans les collines et blocs rocheux environnants, des
dépôts, magasins souterrains et abris antiatomiques ont été
1 En 1881 , le bey Muhammad al-Saduq, surendetté, a signé le traité du Bardo qui
établissait le protectorat français sur la Tunisie. Il autorisait notamment la
France à occuper militairement la Tunisie" en vue du rétablissement de l'ordre
et de la sécurité de la frontière tuniso-algérienne et du littoral".
15
construits.
Située à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Tunis,
la Bizerte de 1961 est essentiellement une œuvre française. Grâce
aux gigantesques travaux entrepris au début du siècle par des
hommes audacieux, la France a en moins de 80 ans transformé
Bizerte plus que dix siècles ne l'ont fait. Des plages de sable et des
marais où serpentait le déversoir du lac, occupaient tout l'espace
situé entre le goulet et les vieilles murailles arabes de Ben-Zert.
Tout cela a été comblé, bordé de quais et une ville nouvelle est
née sur les remblais. Entre les deux guerres mondiales, Bizerte
était devenue une petite ville de garnison pittoresque dans les rues
de laquelle grouillaient les militaires des régiments de l'Armée
d'Afrique. La vie y était très européenne et française, parfois
même culturelle puisque Bernanos y était venu donner une
conférence. Les calèches sillonnaient les rues dont les terrasses de
cafés étaient bondées. Il y avait des boutiques de mode, des
magasins d'art. Mais en novembre 1942, l'Afrikakorps du
maréchal Rommel refluait devant les armées alliées. Les
allemands ont occupé Bizerte qui fut libérée cinq mois plus tard,
en mars 1943, après avoir été détruite à près de 90% par les
bombardements anglo-américains.
Au lendemain de la guerre, il avait alors été envisagé de
reconstruire la ville sur la rive sud du goulet, à l'emplacement de
Zarzouna, pour faciliter les communications avec Tunis et le reste
du pays. En effet, le canal, large de 240 mètres, était considéré
comme un obstacle au développement de la région, rejetée ainsi
dans le nord de la Tunisie. Pour rejoindre Tunis, deux possibilités
s'offrent: contourner le lac et effectuer quarante kilomètres de
plus, ou bien emprunter l'un des deux bacs poussifs qui ont
remplacé un ancien pont transbordeur démonté en 1904 et
remonté à l'arsenal de Brest. La réalisation d'un tunnel routier
sous le canal ayant été jugée trop onéreuse, le pont transbordeur a
été remplacé par des bacs à vapeur, puis à moteur, à chaîne
immergée. Malgré le débit insuffisant des bacs, la ville a été
reconstruite sur son site initial. Les activités ont repris dans le
port, à la cimenterie, aux silos s'échelonnant le long du canal, à
l'arsenal et aux chantiers navals de Ferryville. Cette cité
industrielle moderne de 35 000 habitants a été créée vers 1898
par les Français et baptisée ainsi en l'honneur de Jules Ferry.
Longtemps, elle a été considérée comme le Toulon tunisien. Au
moment de l'indépendance,
elle a été rebaptisée MenzelBourguiba. En 1961, l'arsenal de Sidi-Abdallah représente
environ 50% du potentiel industriel mécanique de la Tunisie. En
outre, il est le seul ensemble possédant des moyens de travail
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lourd. Des accords passés entre la France et la..Tunisie prévoient
une reconversion progressive de l'arsenal, dans les ateliers duquel
des machines agricoles et du matériel pour la future raffinerie de
sucre à Béja y sont en construction.
Le 3 octobre 1960, l'amiral Maurice Amman a succédé à
l'amiral Antoine à la tête de la Base Stratégique de Bizerte. Cet
officier de marine de grande taille, entré à l'Ecole Navale en
1923, est un homme particulièrement affable et d'une extrême
simplicité qui sait conquérir par son sourire. Au début de la
deuxième guerre mondiale en 1940, il a participé à la légendaire
évasion du cuirassé Jean Bart. Attaché des Forces Armées
Françaises à Londres durant la crise de Suez en 1956, Amman a
eu l'insigne honneur de commander l'Ecole de Guerre Navale en
1958. Ce marin, à la fois diplomate et militaire, arrive presque à
point nommé à la tête d'une base dont la Tunisie conteste de plus
en plus la présence. TI sait que la France restera à Bizerte tant que
durera la tension qui oppose l'Occident aux Russes à Berlin, où
une crise très grave se développe et peut dégénérer en conflit
ouvert. A court terme, il n'est donc pas question d'abandonner
Bizerte.
Amman doit gérer un domaine constitué par des enceintes
séparées les unes des autres, communiquant entre elles ou avec
l'extérieur suivant des règles résultant d'accords plus ou moins
tacites passés avec le gouvernement tunisien. Le périmètre
terrestre de ces enceintes, d'importance inégale, dépasse trente
kilomètres. Sa surface est divisée, en vue de sa défense, en quatre
zones appelées A - B - C et D dans lesquelles se trouvent des
installations utilisées par les forces françaises ou simplement
gardées.
La zone A groupe d'un seul tenant à Sidi-Abdallah des
équipements industriels, disposés autour de quatre bassins à flot,
conçus et réalisés à des fins de réparation navale. Des bâtiments
tels que l'imposant cuirassé Jean Bart peuvent y être reçus. Tout
cet ensemble logistique comprend une pyrotechnie avec darse,
des dépôts souterrains de munitions sous la colline de Sidi Yaya,
des installations et magasins divers, un hôpital de plein exercice,
des casernes ainsi qu'une station d'émission.
La zone B, à vocation strictement opérationnelle, couvre
essentiellement, sur la rive nord du goulet et du lac, l'ensemble
maritime et interarmées de La Pêcherie, la base d'aéronautique
navale de Karouba et la base de l'armée de l'air de Sidi-Ahmed.
La Pêcherie abrite l'état-major de la base stratégique avec le PC de
commandement interarmées, le PC opérations marine, un PC de
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transmissions et la base navale de la baie de Pont y qui peut
recevoir des bâtiments de tonnage élevé. Face à La Pêcherie dont
il est séparé par le goulet large de 700 mètres, le centre logistique
de la baie des Carrières abrite, en souterrains, l'atelier militaire de
la flotte chargé des réparations courantes des navires de guerre,
des dépôts de carburants et une centrale électrique pouvant
satisfaire
l'ensemble
des besoins de la base. La base
d'aéronautique navale (BAN) de Karouba s'étend de La Pêcherie
jusqu'à l'Oued Merazig. Elle peut normalement abriter cinq
flottilles et dispose en particulier d'un poste d'amarrage pour
porte-avions relié aux hangars par une piste de roulage. La base
de l'armée de l'air de Sidi-Ahmed, dite base 156 "Roland Garros",
s'étend dans l'ouest de la BAN Karouba et dispose de deux pistes,
l'une de 2 400 mètres et l'autre de 1 200 mètres qu'elle utilise en
commun avec la BAN de Karouba, mais dont elle est affectataire
principale.
La zone C comprend au nord du goulet, des installations
dispersées depuis le Djebel Meslem jusqu'à la côte. Parmi cellesci, le centre souterrain de réception radio Air-Maritime du
Meslem, le fort du Kébir et la Base de Défense Aérienne 958 dont
les installations radar assurent la couverture aérienne du nord
Constantinois. Au Cap Blanc se dresse le sémaphore qui constitue
l'unique" œil" de la base vers le grand large!.
La zone D s'étend sur quelques kilomètres le long de la rive
sud du goulet jusqu'à quelques autres dizaines de kilomètres dans
l'intérieur des terres. On y trouve le poste de Menzel-Djemil dans
lequel cantonnent deux escadrons de blindés, les forts du
Roumadia et du R'Mel, tous deux propriété de la marine.
Si Gibraltar peut vivre en autarcie en ignorant l'Espagne, il
n'en est donc pas de même pour la Base Stratégique de Bizerte
qui n'a rien d'une forteresse. Orientée vers la mer, l'amitié francotunisienne est essentiellement
garante de sa sécurité vers
l'intérieur. Mais en cas de crise, des barrages peuvent très vite la
transformer en camp d'internement dont les défenseurs sont
disséminés et isolés dans les diverses installations. C'est alors une
proie envisageable.
Depuis sa dernière entrevue avec le général de Gaulle,
Bourguiba sait parfaitement à quoi s'en tenir. Le Combattant
Suprême semble avoir calmé ses ardeurs jusqu'à la première
1 En outre, de nombreux ouvrages inachevés sont murés en raison de la situation
de la base, notamment le P.C. souterrain Air-Marine et d'autres très
im po rtan ts .
18
quinzaine de juin où des rumeurs incontrôlées commencent à
courir concernant une relance possible de la bataille de
l'évacuation de Bizerte. Ces bruits trouvent leur fondement dans
la situation difficile dans laquelle risque de se trouver
prochainement Bourguiba: mauvaises récoltes, divergences de vue
avec l'aile dure de son parti politique le Néo-Destour, conflit avec
le FLN algérien à propos des frontières du Sahara, position en
porte-à-faux dans le monde arabe où on lui reproche d'être trop
complaisant avec Paris.
Bourguiba, qui soutient l'idée d'une indépendance de l'Algérie
sous forme d'association avec la France, sent qu'il risque bien de
se trouver seul face à des Algériens qui ne veulent pas entendre
parler de cette formule, et qui viennent de rompre les
négociations en cours à Evian. Déjà brouillé avec le Maroc 1 et
l'Egypte dont il a accusé publiquement le président Nasser de
vouloir le faire assassiner, il a pris ses distances avec la Ligue
Arabe où la Tunisie n'a pas siégé pendant trois ans. Mais dans son
entourage, deux hommes qui n'approuvent sa politique que du
bout des lèvres et qui n'attendent rien du passé français de la
Tunisie, le serrent de très près. Taïeb Mehiri, son ministre de
l'intérieur, n'oublie pas les prisons françaises où il se souvient
avoir été maltraité. Cet homme au physique ingrat, issu de la
fédération destourienne de La Marsa ville dont il est le maire,
tient en main l'appareil du parti, c'est-à-dire la réalité secrète du
pouvoir. C'est lui qui inspire les jeunesses destouriennes et a sous
ses. ordres la Garde Nationale, force politico-militaire distincte de
l'armée. Pas plus que Taïeb Mehiri, Mongi Slim n'apprécie
l'attitude pro-française de son président. Au moment de la prise
du pouvoir et du retour triomphal de Bourguiba à Tunis, il était
donné comme le rival du Combattant Suprême. Nommé en 1956
au poste clé de ministre de l'intérieur, il s'est fréquemment opposé
à Bourguiba auquel il reprochait de choisir les gouverneurs (les
préfets) à sa dévotion afin de noyauter l'administration à son
profit. Pour éloigner ce descendant d'une grande famille turque
d'origine grecque qui a de l'obstination, de l'habileté et du sangfroid, Bourguiba l'a nommé à l'ONU d'où il est revenu nanti d'une
envergure internationale.
Pour satisfaire le nationalisme de certains de ses compatriotes
et redorer son blason vis-à-vis des révolutionnaires algériens et du
monde arabe, Bourguiba doit se lancer dans un coup d'éclat. La
1 Au baptême de la Mauritanie, ex colonie française dont les marocains
prétendent qu'elle fait partie de leur territoire, la France était marraine et .la
Tunisie pan-ain (le diplomate Masmoudi représentait Bourguiba).
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base de Bizerte, dernier préside français en territoire tunisien, va
constituer son cheval de bataille, quel qu'en soit le prix à payer
pour son peuple.
13 juin 1961, à l'extrémité de la grande piste de la Base
aérienne de Bizerte Sidi-Ahmed vers 16h40.
L'officier
tunisien qui s'est placé devant le rouleau
compresseur, vient de faire approvisionner les armes de ses
hommes qui ont pris position dans le fossé bordant la route.
Arrivé il y a tout juste dix minutes avec une section de la Garde
Nationale Tunisienne, il a pénétré sur le chantier et a sommé le
sous-officier français d'arrêter les manipulations consistant à
enlever la terre sur une largeur et une profondeur de vingt
centimètres, pour la remplacer par des cailloux. Commencés le 17
avril, ces travaux prévoient l'aménagement de la piste et son
prolongement,
et l'installation d'une barrière d'arrêt à son
extrémité pour rendre possible son utilisation à de nouveaux
appareils. Depuis le début, le chantier est surveillé discrètement de
la route par la Garde Nationale Tunisienne.
Au début de l'année 1961, le commandement a décidé
d'équiper la 7ème Escadre de Chasse d'avions Mystère IV, plus
performants en interception que le vieux Mistral dont elle est
dotée depuis 1953. Créée en novembre 1951, la 7ème Escadre de
Chasse du commandant Chastel stationne sur la base de BizerteSidi-Ahmed. Depuis 1956, ses deux escadrons (le 117 Nice et le
11/7 Provence) opèrent à tour de rôle en Algérie avec des avions à
réaction Mistral. Son annexe se situe à Télergma, entre Sétif et
Constantine, à partir de laquelle les pilotes décollent pour
effectuer de nombreuses missions de guerre, beaucoup d'alertes à
cinq et quinze minutes, des vols de surveillance de zone, tout ceci
dans des conditions difficiles. Lorsque l'un des escadrons est
relevé par l'autre, les pilotes sont heureux de revenir pour
quelques jours de détente dans leurs familles à Bizerte, avant de
reprendre l'entraînement de bombardements fictifs sur la base et
rejoindre Télergma pour y effectuer, cette fois-ci, des tirs réels.
Au mois de mars, le capitaine Roger Sarah, commandant le
1/7, a été envoyé avec une petite équipe de pilotes et de
mécaniciens à Dijon, pour prendre en mains un escadron de
Mystère IV dont le 1/2 Cigognes, qui venait de toucher les
premiers Mirage III C, n'avait plus l'usage. Du 14 au 17 avril, le
capitaine Sarah a effectué une mission à Bizerte avec deux
Mystère IV portant la marque de la 7ème Escadre. Ce détail n'a
pas échappé aux Tunisiens qui se sont persuadés que la France
voulait s'incruster en Tunisie alors qu'elle a promis d'en partir. Au
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