Les jeunes et le travail

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Les jeunes et le travail
Les jeunes et le travail : je t’aime, moi non plus ?
Denis Monneuse
Sociologue au sein de l’institut Entreprise&Personnel
Les jeunes sont-ils paresseux ? Si cette question se pose, c’est que, depuis Socrate,
chaque génération reproche à la suivante de préférer les loisirs au travail et de perdre le
goût de l’effort. Même des organisations qui exaltent généralement la jeunesse tiennent ce
type de propos, comme en témoigne cet extrait d’un discours de Maurice Thorez prononcé
en juillet 1945 : « On m’a signalé l’autre jour que dans les puits de l’Escarpelle une quinzaine
de jeunes gens, des galibots, ont demandé de partir à six heures pour aller au bal. Je dis que
c’est un scandale, inadmissible, impossible. Vous le savez bien, chers camarades, j’ai été
jeune aussi. J’ai été aussi au bal et j’ai dansé, mais je n’ai pas manqué un seul poste à cause
d’une fête ou d’un dimanche. Je dis aux jeunes : il faut avoir le goût de son ouvrage, parce
qu’il faut trouver dans son travail la condition de sa propre élévation et de l’élévation
générale ».
Soixante ans après, il y a fort à parier que nombre de managers ne renieraient pas ce
que disait hier ce leader communiste. D’ailleurs, différents sondages le confirment : 65% des
responsables d’entreprise estiment par exemple que les jeunes sont moins motivés
qu’avant1 et 70% des directeurs des Ressources Humaines qu’ils sont moins dynamiques que
les générations précédentes.
Si la question du rapport au travail des jeunes n’est pas nouvelle, elle est souvent mal
traitée, dans la mesure où les clichés prennent facilement le pas sur les enquêtes
scientifiques menées sur le terrain. Il faut reconnaître qu’il est difficile de parler des jeunes
sans tomber dans les quelques pièges habituels : penser que les jeunes sont radicalement
différents de nous, qu’ils nous ressembleront nécessairement en vieillissant, qu’ils sont tous
les mêmes… Si bien que Pierre Bourdieu disait que la jeunesse n’était qu’un mot, un abus de
langage en quelque sorte2. Quoi de commun en effet entre le jeune polytechnicien et le
jeune « décrocheur », i.e. sorti de l’enseignement secondaire sans diplôme ni qualification ?
Quelle convergence entre la fille de cadres supérieurs parisiens et le fils de chômeurs
résidant dans un quartier « déshérité » ?
Toutefois, malgré les différences de comportements et de milieux sociaux, des valeurs
communes peuvent être repérées au sein d’une génération. Quel est alors le rapport au
travail et à l’entreprise qui caractérise les jeunes diplômés d’aujourd’hui ? Quelle place est
faite au travail ? Est-il considéré comme une valeur phare, une activité centrale, un mauvais
moment à passer ou bien un passage obligé ?
1
2
Cf. Entreprise et Carrières, n° 570.
P. Bourdieu, Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1992, p.143-154.
1. Le travail : une activité importante mais relativisée
Contrairement à ce qu’on entend parfois, le travail reste une activité importante pour les
jeunes Français, même s’il est concurrencé par d’autres sources d’identité.
1.1 L’importance accordée au travail : une spécificité de la jeunesse française
Le travail est qualifié d’important par 92% des jeunes interrogés sans qu’on puisse noter
de différences notables suivant le sexe3 ; seuls 4% le jugent peu important. Il y a lieu de
noter que 76% déclarent ne pas vouloir s’en passer. C’est-à-dire que la plupart de ceux qui
gagneraient au Loto souhaiterait tout de même poursuivre une carrière professionnelle.
C’est ainsi qu’une extrême minorité appréhende le travail uniquement comme une nécessité
économique.
Cette importance accordée au travail est une spécificité nationale. Les jeunes Français
sont ainsi en Europe ceux qui pensent le plus que le développement de leurs capacités passe
par le travail. On est loin des discours sur les jeunes démotivés qui ne penseraient qu’à faire
la fête !
1.2 La relativisation du travail par rapport aux autres sources identitaires
En revanche, force est de constater que sa place hégémonique est contestée. Moins de
5% des jeunes le considèrent par exemple plus important que tout le reste. Directement
concurrencé par la famille et les loisirs4, comme l’observe Dominique Méda, il n’est pas un
pôle d’ancrage unique de l’identité. D’ailleurs, la vie personnelle entre de plus en plus en
compte dans les choix professionnels. Béatrice Delay parle alors de « privatisation du
rapport subjectif au travail5 ». Comment expliquer cette relativisation du travail par rapport
aux autres sources identitaires ? Trois facteurs sont généralement avancés.
1.3 Les causes de la relativisation du travail
Tout d’abord, la jeunesse est une phase transitoire d’exploration. Cette relativisation du
travail est peut-être éphémère, liée à un effet d’âge. D’ailleurs, plus les jeunes ont des
conditions de vie proches de celles des adultes (en termes d’emploi, de logement, de
parentalité…), plus ils valorisent la place du travail.
Une autre source explicative vient du malaise dans l’emploi, les jeunes étant souvent des
variables d’ajustement sur le marché du travail. Premiers embauchés en période de
croissance forte, ils sont aussi les premières victimes des ralentissements économiques. Le
décalage entre, d’un côté, les aspirations de la jeunesse et la dégradation à la fois des
conditions de travail et d’entrée dans l’emploi, de l’autre, a de quoi faire tomber de haut.
C’est ce que j’appelle le complexe du renard, en référence à la fable de La Fontaine Le
Renard et les Raisins : ne parvenant à attraper une grappe sur une treille, cet animal se
console en les jugeant trop verts, « bons pour des goujats ». La relativisation du travail par la
jeunesse actuelle peut être interprétée comme un mécanisme de défense semblable à celui
3
Enquête Ipsos- Institut Chronopost sur les salariés actifs en emploi de moins 30 ans et de 50 ans et plus, 2003.
4
D. Méda, « La place du travail dans la vie », Tempos, n° 1, janvier 2004.
B. Delay, « Les jeunes : un rapport au travail singulier ? », Centre d’études de l’emploi, 2008.
5
du renard : un processus de protection de soi face au désenchantement du travail et à la
peur du déclassement. Il n’est donc guère surprenant qu’elle concerne en premier lieu les
ouvriers et les employés plutôt que les cadres.
Enfin, la dernière explication est d’ordre structurel. Il s’agirait d’une tendance sociétale
de valorisation de valeurs autres que matérialistes6, tendance accentuée par l’augmentation
du niveau d’instruction et qui susciterait chez les nouvelles générations une distanciation
avec le modèle parental.
2. Des exigences croissantes à l’égard du travail
Paradoxalement, cette relativisation du travail n’entraîne pas une diminution mais au
contraire une augmentation des exigences juvéniles à son égard. Le travail est généralement
perçu comme une tentative de réponse à trois grandes attentes : instrumentales (un salaire,
un statut, de bonne conditions de travail…), symboliques (l’épanouissement, la réalisation de
soi…) et enfin affectives (la sociabilité, une bonne ambiance…). Or si la perception de la
dimension instrumentale du travail évolue peu, les attentes en termes symboliques et
affectifs sont en forte hausse chez les plus jeunes par rapport à leurs aînés.
2.1 Les attentes instrumentales
En ce qui concerne la recherche de sécurité de l’emploi, la satisfaction à l’égard de la
rémunération reçue ou des conditions de travail, les jeunes diplômés actuels se distinguent
peu dans leurs réponses par rapport aux individus âgés de plus de trente ans7. On retrouve
ainsi des résultats classiques : un taux d’insatisfaction du salaire autour de 50%, ainsi qu’une
corrélation forte entre le niveau de qualification et l’importance accordée aux dimensions
instrumentales : plus on est qualifié et/ou plus on est aisé, plus l’intérêt intrinsèque du
travail prime sur ses autres aspects.
2.2 Les attentes symboliques
La dimension symbolique (ou expressive) du travail est quant à elle fortement
valorisée chez les jeunes cadres, le travail étant considéré comme une activité liée à de
multiples valeurs : l’autonomie, la créativité, la réalisation de soi… C’est ainsi que, d’après
différentes enquêtes d’opinion, le contenu du travail est le premier facteur plébiscité par les
jeunes de niveau bac +5 dans le choix de leur premier emploi. Les attentes en matière
d’apprentissage reflètent également cette tendance : les jeunes désirent développer savoirs
et savoir-faire en permanence, pas seulement sous la forme de formations classiques :
formelles et essentiellement descendantes. L’apprentissage par tâtonnement, le learning by
doing et la mobilité professionnelle rapide lui sont préférés.
2.3 Les attentes affectives
La dimension affective du travail est, elle aussi, une attente en forte croissance.
L’ambiance entre collègues, la relation avec son supérieur hiérarchique sont des éléments
clés. L’idéal exprimé serait de travailler avec des collègues qui deviennent des amis et d’avoir
6
7
Cf. R. Inglehart, Cultural shift in advanced industrial society, Princeton University Press, 1990.
International Social Survey Programme (ISSP), enquête sur le sens du travail, 2005.
des rapports quasi amicaux avec son manager, c’est-à-dire de pouvoir parler avec lui
également d’autres choses que du travail.
3. Pourquoi les jeunes sont-ils si exigeants ?
Comment comprendre ce niveau si élevé d’exigence des jeunes à l’égard du travail ?
L’argument de leur méconnaissance du monde de l’entreprise ne suffit pas.
3.1 L’effet de qualification et de l’éducation
L’espérance de scolarisation est aujourd’hui de 19 ans : on entre à l’école à 3 ans pour en sortir à 22
ans en moyenne8. En outre, 65% d’une génération obtient désormais le baccalauréat. Plus formée
que les générations précédentes, il n’est pas étonnant que la jeunesse actuelle se montre exigeante.
Surtout que les jeunes ont pris une place plus importante qu’avant dans la société, leur parole étant
plus valorisée. La famille, elle, s’est « démocratisée » au sens où, sous l’effet de Catherine Dolto
notamment, les enfants sont plus écoutés, si bien qu’ils ont tendance à devenir des enfants-roi, voire
des enfants-tyrans. Ces transformations de la sphère familiale ont bien entendu des répercussions
sur le monde du travail : les jeunes s’attendent à occuper une place non négligeable et avoir voix au
chapitre très tôt. Une autre conséquence de cette éducation reçue est la revendication d’un droit à
refuser des métiers peu valorisé, qui permettent peu de s’identifier9. De même, certains acceptent
mal que leur manager leur fasse des réprimandes et assimilent l’attitude de service client à une
forme de servitude.
3.2 Une survalorisation du temps présent
« On tient jusqu'à demain, après on verra bien (…). Lendemain ? C’est pas le problème, on vit au jour
le jour. », chante le groupe IAM dans sa chanson justement intitulée « Demain c’est loin ». Les jeunes
Français, particulièrement pessimistes sur l’avenir que leur offre la société et critiques à l’égard des
institutions (dont l’entreprise)10, ont du mal à se projeter. Si bien qu’ils ont tendance à survaloriser le
présente suivant le principe « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Ils ont aussi intégré le
discours managérial selon lequel c’est à eux d’être entrepreneur de notre carrière. Du coup,
ils sont tout à fait prêts à travailler… mais pour eux d’abord !
3.3 Une certaine vision de la qualité de vie
Enfin, le haut niveau d’exigence observé peut encore s’expliquer par la volonté de
parvenir à un équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Les jeunes actifs
valorisent ainsi tout particulièrement la flexibilité du temps de travail, à savoir le fait de jouir
d’une large autonomie quant à ses horaires, voire de pouvoir jongler entre télétravail et
temps en entreprise. Cette dernière, considérée comme un lieu d’échange d’information, de
passage et de temps de travail collectif, doit être un lieu convivial, un lieu agréable qui
8
CHARVET Dominique, « Jeunesse, le devoir d’avenir », Rapport de la Commission « Jeunes et politiques
publiques », Commissariat général du Plan, mars 2001, p.105.
9
Cf. Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, Les jeunes et le travail, Puf, 2001.
10
Cf. « Les Jeunesses face à leur avenir », Fondation pour l’innovation politique, 2008.
donne envie de s’y rendre. Sont ainsi plébiscités les services qu’elle peut proposer : salle de
sport, conciergerie, crèche, babyfoot… Car pour la jeune génération, la frontière entre la vie
personnelle et la vie privée a tendance à s’effacer : le travail et le « fun » ne doivent pas ou
ne devraient pas être fondamentalement différents. Les jeunes diplômés sont en effet en
recherche de passions, de défis, d’expériences, bref d’une « occupassion ». C’est pour cela
qu’ils sont demandeurs de progression de carrière rapide, en changeant régulièrement de
postes de travail ou d’entreprises, pour ne pas que s’installe l’ennui.
S’il existe un effet générationnel indéniable, faisant de la génération Y une génération
différente de celles qui l’ont précédée, il faut se garder des exagérations hâtives et des
clichés parfois véhiculés par les médias. D’ailleurs, la plupart des études sociologiques
montre que les relations intergénérationnelles au travail sont moins conflictuelles que ce
que l’on croit11. L’opposition entre les jeunes et les aînés dans les entreprises tient ainsi plus
du mythe que de la réalité12.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que les jeunes sont plus décomplexés et radicaux
que les générations précédentes dans l’expression de leurs attentes au travail. Ils sont des
révélateurs, les porte-voix des aspirations du monde salarial actuel. C’est demander à un
jeune embauché d’écrire un rapport d’étonnement sur l’entreprise revient à bénéficier d’un
audit social gratuit sur l’entreprise !
11
Cf. par exemple N. Flamant, « Un introuvable conflit des générations », Futuribles, n°299, juillet-août 2004.
N. Flamant, Les jeunes, les seniors et l’entreprise, Entreprise&Personnel, janvier 2005 ; B. Delay, « Les
rapports entre jeunes et anciens dans les grandes entreprises », Centre d’études de l’emploi, 2008.
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