la france et l`elargissement de l`union europeenne aux pays d

Transcription

la france et l`elargissement de l`union europeenne aux pays d
UNIVERZITA KARLOVA V PRAZE
FAKULTA SOCIÁLNÍCH VĚD
Katedra zapadoevropských studií
Thomas Jouve
La France et l’élargissement de l’Union
européenne aux pays d’Europe centrale et
orientale de François Mitterrand à Nicolas
Sarkozy : continuité ou abandon d’une
conception française de la construction
européenne ?
Diplomová práce
Praha 2010
-1-
Autor práce: Thomas Jouve
Vedoucí práce: Doc. PhDr. Michel Perottino, PhD.
Oponent práce:
Datum obhajoby: 2010
Hodnocení:
-2-
Bibliografický záznam
JOUVE, Thomas David. La France et l’élargissement de l’Union européenne aux pays
d’Europe centrale et orientale de François Mitterrand à Nicolas Sarkozy : continuité ou
avandon d’une conception française de la construction européenne ? Praha: Univerzita
Karlova, Fakulta sociálních věd, Institut mezinarodních vztahů, 2010. 104 s. Vedoucí
diplomové práce Doc. PhDr. Michel Perottino, PhD.
Anotace
Le mémoire « La France et l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe
centrale et orientale de François Mitterrand à Nicolas Sarkozy : continuité ou abandon d’une
conception française de la construction européenne ? » tente d’évaluer dans quelle mesure les
éléments constitutifs de la conception française de la construction européenne ont été
modifiés par l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale
(PECO) de mai 2004 et janvier 2007.
La première partie explore les intérêts qui ont fondé l’engagement français dans la
construction européenne et le processus ayant amené la France à accepter, en 1993, avec les
autres Etats membres, l’objectif d’adhésion des PECO.
Nous nous intéressons ensuite, pendant la période précédant l’élargissement (19932004), à la nécessité pour la France de s’adapter, sur les plans économique et des institutions
communautaires, à la nouvelle configuration prévue de l’Union européenne ainsi qu’aux
débats internes (au Parlement) jusqu’à mai 2004, parce qu’ils révèlent les enjeux perçus, pour
la France, de cet élargissement.
Enfin, l’étude des prises de position de la France dans la période allant de
l’élargissement de 2004 au début de la Présidence de Nicolas Sarkozy, des débats
parlementaires et des premiers bilans de l’élargissement aux PECO sur les plans
institutionnel, économique, et politique, offrira des éléments de réponses à la question posée.
-3-
Annotation
The Diploma thesis “France and the Enlargement of the European Union to Central
and Eastern European Countries from François Mitterrand to Nicolas Sarkozy: A
continuation or renunciation of the French concept of European integration?” attempts to
evaluate to what extent constituent elements of the French concept of European integration
has been modified by the expansion to Central and Eastern European countries (CEE) in
May, 2004 and January, 2007.
The first part delves into the interests which the French commitment was based on in
the European integration and the process which led France, in 1993, to accept, along with the
other member states, the objective of the membership of the CEE countries.
We then shift our focus to the period prior to the enlargement (1993-2004), the
necessity for France to adapt itself, from an economic and European institution point of view,
to the planned future configuration of the European Union as well as the internal debates (in
Parliament) leading up to May, 2004, because they reveal the perceived stakes, for France, in
this enlargement.
Finally, the study of the strong French lines during the period commencing with the
2004 enlargement to the start of Nicolas Sarkozy’s presidency, of the parliamentary debates
and first balance sheets of the enlargement to the CEE countries on the institutional,
economic and political plans, will offer the basic principles of the answers to the question
posed.
Klíčová slova
France, élargissement, Europe centrale et orientale, intérêts nationaux, paix, Allemagne,
délocalisation, politique agricole commune, atlantisme, approfondissement
Keywords
France, EU enlargement, Central and Eastern European countries, national interests, peace,
Germany, offshoring, common agricultural policy, atlanticism, deepening
-4-
Prohlášení
Prohlašuji, že jsem předkládanou práci zpracoval samostatně a použil jen uvedené prameny a
literaturu. Současně dávám svolení k tomu, aby tato práce byla zpřístupněna v příslušné
knihovně UK a prostřednictvím elektronické databáze vysokoškolských kvalifikačních prací
v repozitáři Univerzity Karlovy a používána ke studijním účelům v souladu s autorským
právem.
V Praze dne 11. ledna 2010
Thomas David Jouve
-5-
Sommaire
INTRODUCTION................................................................................................... - 8 1. LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA CONSTRUCTION EUROPEENNE A
L’EPREUVE DE LA QUESTION DE L’ELARGISSEMENT COMMUNAUTAIRE
AUX PECO ......................................................................................................... - 19 1.1
L’ensemble communautaire pendant la guerre froide : avantage géopolitique et défense des
intérêts de la France.......................................................................................................................................- 19 1.1.1
La « petite Europe » : neutralisation de la puissance allemande et maintien du rang de la France
dans le monde..............................................................................................................................................- 19 1.1.2
Les Communautés : une mutualisation favorable aux intérêts de la France .................................- 22 1.2
De la réticence à l’acceptation française de l’élargissement de l’Union européenne aux pays
d’Europe centrale et orientale ......................................................................................................................- 24 1.2.1
Le lien jamais rompu de la France avec l’Europe centrale et orientale.........................................- 25 1.2.2
François Mitterrand devant la disparition du bloc communiste : méfiance vis-à-vis de le
réunification allemande et souci de l’évolution politique en Russie ...........................................................- 29 1.2.3
La confédération : résistance à l’abandon de la configuration communautaire historique ...........- 34 1.2.4
Contraste entre la position française sur l’élargissement aux PECO et celle envers l’adhésion de
l’Autriche, de la Suède et de la Finlande.....................................................................................................- 40 1.2.5
Aux origines de l’acceptation française de l’élargissement aux PECO au Conseil européen de
Copenhague : aspects conjoncturels et influence de l’idéal paneuropéen communautaire .........................- 43 -
2. CONSOLIDATION DE L’ENGAGEMENT FRANÇAIS EN FAVEUR DE
L’ELARGISSEMENT AUX PECO SOUS JACQUES CHIRAC ET EXACERBATION
DES DEBATS PRECEDANT L’ADHESION DE MAI 2004 ................................ - 49 2.1
Jacques Chirac : un soutien plus explicite à l’élargissement .......................................................- 49 2.1.1
De nouvelles opportunités pour la France en Europe centrale et orientale ...................................- 49 2.1.2
Les traités d’Amsterdam et de Nice : craintes d’une paralysie institutionnelle de l’Union élargie et
attachement à l’égalité de poids franco-allemande .....................................................................................- 51 2.2
Les arguments des décideurs français en faveur de l’élargissement aux PECO en 2003 : paix et
stabilité, Europe puissance, avantage économique .....................................................................................- 54 2.2.1
Paix et stabilité sur le continent européen.....................................................................................- 55 2.2.2
Poids international accru de l’Union européenne .........................................................................- 55 2.2.3
Un élargissement en faveur des intérêts économiques français ....................................................- 56 2.3
Critiques et réticences envers l’élargissement aux PECO............................................................- 56 2.3.1
Regret de l’absence de référendum sur l’élargissement à l’Est.....................................................- 56 2.3.2
« Curiosité démocratique » d’un élargissement sans approfondissement défini...........................- 57 2.3.3
Les motivations politiques diverses de l’opposition à l’élargissement à l’Est ..............................- 58 2.3.4
Crainte d’un alignement des PECO sur la politique étrangère des Etats-Unis..............................- 60 2.3.5
Antagonisme entre désir d’approfondissement politique de l’UE au sein des Quinze et une vision
moins fédéraliste dans les PECO ................................................................................................................- 63 2.3.6
Appréhension d’une forte orientation libérale au sein des PECO et crainte pour le modèle social
français - 65 2.3.7
Inquiétude sur l’avenir d’un intérêt historique français dans la construction européenne : la politique
agricole commune .......................................................................................................................................- 71 -
3. LA FRANCE ET LES PECO DE MAI 2004 AU TRAITE DE LISBONNE
(1.12.2009).......................................................................................................... - 73 -
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3.1
La question de l’élargissement aux PECO dans la période précédant le référendum du 29 mai
2005
- 74 3.1.1
Persistance du débat sur les retombées sociales de l’élargissement en France après mai 2004 ....- 74 3.1.2
« Peur de l’infinitude » et idée d’une pause nécessaire de l’élargissement de l’UE chez nombre de
responsables politiques français ..................................................................................................................- 79 3.1.3
Estimation des conséquences de l’élargissement sur les plans institutionnel et socio-économique- 88
3.2
La proposition de Jacques Chirac de « groupes pionniers » de l’approfondissement dans l’Union
européenne élargie .........................................................................................................................................- 90 3.2.1
Le soutien des responsables français à la différenciation au sein de l’UE ....................................- 91 3.2.2
Les groupes pionniers de Jacques Chirac et le refus allemand .....................................................- 93 3.3
Nicolas Sarkozy Président de la République : discours renouvelé et accords de partenariat avec
les PECO.........................................................................................................................................................- 93 -
CONCLUSION .................................................................................................... - 96 SUMMARY........................................................................................................ - 100 BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................. - 101 -
-7-
Introduction
Le 1er mai 2004, huit pays d’Europe centrale et orientale (la République tchèque,
l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, la Pologne, la Slovénie et la Slovaquie)
ont adhéré à l’Union européenne (UE), rejoints le 1er janvier 2007 par la Roumanie et la
Bulgarie.
L’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale (PECO1) –
« vraie fin de la seconde guerre mondiale »2 – a réalisé une unification de l’Europe,
divisée en deux blocs antagonistes pendant la seconde moitié du XXe siècle, et
accompli la vocation originelle du projet communautaire : bâtir la paix sur le continent.
Alors que la Guerre froide avait sous-tendu la naissance et le développement des
Communautés européennes pendant des décennies, la disparition du bloc communiste
modifia le cadre géopolitique dans lequel la construction européenne avait été pensée
par les différents dirigeants français.
Le bouleversement géopolitique résultant de la chute du mur de Berlin aboutit
dans une première étape à l’élargissement de l’UE à l’Autriche, la Suède et la Finlande,
puis aux PECO, dont l’objectif d’adhésion fut proclamé officiellement lors du Conseil
européen de Copenhague en juin 1993.
L’élargissement aux PECO et sa mise en œuvre ont-elles ont modifié la
conception française de la construction européenne – et quels traits principaux de cette
conception ? – qui prévalait jusqu’alors ?
1
L’abréviation PECO se réfère dans ce mémoire aux 10 pays mentionnés : la République tchèque,
l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, la Pologne, la Slovénie, la Slovaquie, la Roumanie et la
Bulgarie.
-8-
Hypothèse, stratégie et délimitation du sujet
Le présent mémoire se fonde sur l’hypothèse que le processus d’élargissement
aux PECO a contraint la France, dans une mesure à définir, à abandonner son modèle de
construction européenne en raison de la transformation de l’armature géopolitique et
historique sur laquelle cette conception reposait.
Il convient de tester la validité de cette hypothèse en mettant en évidence les
facteurs propres à l’élargissement à l’Est qui ont déterminé un changement de la
conception française de la construction européenne. Cette transformation explique, du
point de vue exprimé ici, l’émergence d’une incertitude envers le projet communautaire
dans l’opinion et parmi les acteurs politiques français ; ce doute sur l’avenir de
l’intégration européenne fait partie des facteurs à l’origine du rejet par les Français, lors
du référendum le 29 mai 2005, du traité établissant une Constitution pour l’Europe et
persiste jusqu’à nos jours.
La mémoire part d’une analyse de la conception française de la construction
européenne, c’est-à-dire de certains éléments continus de la politique des dirigeants
français envers le projet communautaire, bien que la vision de celui-ci ait connu des
variations.
La conception française de la construction européenne se compose en effet
d’axes fondamentaux.
Le premier est l’adhésion à la mission historique des Communautés :
l’instauration permanente de la paix sur le continent européen par l’imbrication
d’intérêts, à l’origine exclusivement nationaux, dans une organisation supranationale.
La réalité de l’attachement français – et des autres Etats membres – à ce principe
fondateur des Communautés est essentielle pour expliquer les abandons de souveraineté
progressifs au cours de l’histoire de l’intégration européenne ; cette constatation
s’oppose à une analyse réaliste qui considère qu’un Etat tient un discours idéaliste ou
pacifiste uniquement dans l’objectif de dissimuler ses véritables objectifs3.
Cependant, jusqu’en 1989, la vision française de la construction européenne
s’inscrivait aussi dans un cadre géopolitique historique, déterminé par la Guerre froide,
et présentait des caractéristiques favorables aux intérêts de la France en Europe.
2
Bronislaw Geremek, « Unité ou divisions de l’Europe ? », Le Monde, 30 janvier 2004.
René Schwok, Théories de l’intégration européenne, Paris, Editions Montchrestien, coll. Clefs
politique, 2005, 154 p.
3
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L’occupation de l’Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale et la montée
de l’antagonisme entre les Occidentaux et l’Union soviétique, en 19474, avaient abouti à
la scission du pays en deux entités antagonistes. L’une, constituée des trois zones
d’occupation occidentales américaine, anglaise et française, à l’ouest, à laquelle
s’ajoutait, enclavée dans la zone soviétique, Berlin-Ouest, donnèrent naissance, en
1949, à la République fédérale d’Allemagne, en 1949. Dans la zone Est, sous tutelle
soviétique, fut créée la République démocratique d’Allemagne (RDA) le 7 octobre
1949.
La RFA et la France allaient engager, avec le Benelux et l’Italie, le processus de
construction communautaire au nom de la paix en Europe. Cette intégration permettait
en même temps le contrôle de la puissance de la partie occidentale de l’Allemagne au
bénéfice de la France, la RDA faisant partie de la sphère soviétique ; la construction
favorisait ainsi la suprématie de la France en Europe de l’ouest.
Au-delà de la question allemande, l’intégration communautaire représentait un
moyen de renforcer la position de la France dans un monde bipolaire. Parmi les intérêts
géopolitiques français, il faut en effet distinguer ceux concernant directement l’Europe –
au premier rang desquels ceux liés à la relation avec l’Allemagne – de ceux liés à
d’autres parties du monde, tels que ceux relatifs à la relation avec les deux grandes
puissances pendant la guerre froide, ou les pays du sud. Il est important d’évaluer dans
quelle mesure l’élargissement de 2004-2007 a influé sur cet intérêt français dans la
construction européenne.
Le facteur de la recherche d’avantages économiques a aussi, dès l’origine, soustendu la participation de la France à l’intégration européenne dès l’origine, avec en
particulier l’exploitation du charbon et de l’acier, puis la politique agricole commune
(PAC). La France a en effet abordé la construction européenne dans l’objectif de
favoriser ses intérêts et d’en obtenir des bénéfices, et en excluant tout ce qui au contraire
pouvait représenter un coût. Cette donnée est importante parce que les débats en France
sur l’élargissement à l’Est ont fait apparaître à maintes reprises des questionnements sur
ses retombées socio-économiques en France : dégradation économique, menace pour les
avantages sociaux.
4
A partir du printemps 1947, les deux superpuissances américaine et soviétique ne voulaient plus
vraiment négocier sur le sort de l’Allemagne. Voir René Girault, René Girault, Robert Frank, Jacques
Thobie, La loi des géants 1941-1964, Histoire des relations internationales contemporaines, Tome 3,
Paris, Masson histoire, 1993, p.180.
- 10 -
Ces trois éléments – objectif de paix et idéal communautaire, limitation de la
puissance allemande en Europe et renforcement du rang de la France dans le monde,
intérêts économiques –, qui ont déterminé le soutien de la France à la construction
européenne, sont les trois variables sur lesquelles il convient de mesurer les effets de
l’élargissement de l’Union aux PECO en 2004 et 2007.
En effet, l’élargissement aux PECO a imposé à l’Union de nouvelles conditions
de différentes natures : géopolitiques, démographiques, politiques, institutionnelles,
socio-économiques.
Sur le plan géopolitique, il s’agissait d’arrimer définitivement l’espace de
l’Europe du centre et de l’Est à l’Ouest.
Par le nombre d’Etats, leur importance géographique et leur démographie,
l’élargissement aux PECO est le plus important de l’histoire de la construction
européenne. Dix pays d’Europe centrale et orientale ont adhéré à l’UE, huit le premier
mai 2004, puis la Roumanie et la Bulgarie le 1er janvier 2007. L’Union est passé en
2003 de 15 Etats, comprenant près de 379 millions d’habitants5, à 27 Etats et 484
millions d’habitants. La population de l’UE s’est ainsi élevée de 104 millions
d’habitants, soit un accroissement de 27,6%, les nouveaux membres représentant 21, 6
% de l’ensemble. Ceci a des implications institutionnelles et donc politique – du point
de vue du poids au Conseil des ministres de l’UE en particulier – pour l’Union et pour
la France. En effet, l’expansion du vote à la majorité qualifiée – le traité de Lisbonne
instaure 96 articles relevant de cette procédure – tenant compte du nombre d’Etats et de
leur importance démographique, constitue pour la France, alors que le vote au Conseil
s’effectuait pour l’essentiel à l’unanimité dans l’Union à douze ou quinze, une
adaptation ou un affaiblissement de son pouvoir de décision.
La particularité de l’élargissement aux PECO tient aussi au système politique et
économique qui a caractérisé ces pays pendant un demi-siècle, même s’il existaient des
différences entre leurs situations respectives pendant la période communiste. L’adhésion
à l’UE de ces pays au passé d’appartenance au bloc communiste a modifié les rapports
de conceptions politiques et économiques au sein de l’UE.
En effet, cette histoire commune – en particulier la défiance à l’égard de la
Russie – a déterminé une tendance de politique internationale atlantiste chez certains
décideurs des PECO.
5
Chiffre donné dans Jean-Dominique Giuliani, L’élargissement de l’Europe, Paris, Presses Universitaires
de France, coll. Que sais-je, 2004, 127 p.
- 11 -
Sur le plan de la politique économique, de même, ces pays se caractérisent par
l’existence d’une ligne influente favorable au modèle économique libéral anglo-saxon ;
leur adhésion a donc eu une conséquence sur le plan des rapports de forces politiques
dans les institutions communautaire, notamment au Parlement européen. L’adhésion des
Bulgares et des Roumains au 1er janvier 2007 a, par exemple, modifié la composition
du Parlement en y renforçant le courant libéral et les positions nationalistes6 ; l’Alliance
des libéraux et démocrates passa en effet à 106 députés.
Le sujet traité ici considère les incidences de l’élargissement aux PECO, pris
dans son ensemble, sur la vision française de la construction européenne, et non les
relations de la France avec chaque pays de cet élargissement pris séparément.
Néanmoins, il est parfois nécessaire d’évoquer la politique particulière visant un pays
déterminé d’Europe du centre et de l’Est si celui-ci occupe ou a occupé une place
singulière dans la politique européenne de la France.
Le thème du mémoire concernant les PECO, les relations de la France avec la
République de Malte et la République de Chypre, ayant aussi adhéré à l’UE le 1er mai
2004, ne sont pas abordées. Malte (316 km², 400200 habitants) et la République de
Chypre (9250 km², 785000 habitants) sont des îles de la Méditerranée et n’ont pas, à la
différence des PECO, appartenu au bloc de l’Est. La question de Chypre rejoint de plus
celle des relations avec la Turquie, l’île étant divisée depuis la proclamation en 1983 de
la République turque de Chypre du nord, non reconnue par la communauté
internationale. Seule la partie sud de l’île a adhéré à l’UE.
Acteurs considérés : les décideurs de la politique française vis-àvis de l’élargissement de l’UE
Les acteurs responsables de la politique étrangère de la France sont multiples,
même si la constitution confère la primauté de la conduite de la politique extérieure au
Président de la République. C’est pourquoi une attention particulière est portée aux
discours et actes des chefs d’Etat français, mais aussi aux prises de position des autres
acteurs intervenant dans le système décisionnel de la politique extérieure, notamment le
Premier ministre et le Parlement, sans perdre de vue l’influence réelle de chacun dans le
dispositif. Ceci permettra d’offrir une vision plus complète et détaillée des évolutions de
6
Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, Armand Colin, 2007, p. 505-506.
- 12 -
l’attitude de la France devant l’élargissement à l’Est et de l’influence de celui-ci sur la
conception française de la construction européenne.
Le noyau décisionnel de la politique extérieure de la France sous la Ve
République est constitué par le Président de la République, acteur principal, le Premier
ministre, le ministre des Affaires étrangères et le Parlement7. Or le Premier ministre est
désigné par le Président, ce qui revêt une grande importance pour la politique étrangère.
François Mitterrand avait ainsi par exemple annoncé, avant les législatives de 1993,
qu’en cas de cohabitation, il ne choisirait pas un Premier ministre hostile à la
construction européenne8. De la même façon, en vertu de l’article 8, alinéa 2, de la
constitution, le Président de la République nomme les membres du gouvernement sur
proposition du premier ministre ; il détermine donc le choix du ministre des Affaires
étrangères.
Le système de détermination de la politique étrangère - continu sous la Ve
République, même à travers les changements de présidents aux orientations politiques
parfois différentes – résulte, d’une part, de dispositions constitutionnelles et, d’autre part
et en grande partie, d’un usage établi dès les débuts du régime9, pendant la présidence
du Général de Gaulle.
Sur le plan constitutionnel, les pouvoirs présidentiels en politique étrangère sont
en particulier définis dans l’article 5 de la constitution de la Ve République, promulguée
le 4 octobre 1958, qui proclame le Président de la République garant de l’indépendance
nationale. Puis, l’article 5210 énonce le rôle de négociateur des traités du président de la
République, même si celui-ci délègue parfois ce rôle aux représentants français munis
de lettres de pleins pouvoirs. D’après l’article 15, le Président est aussi chef des armées,
et préside les Conseils et Comités supérieurs de défense nationale.
Mais, « à l’exception de l’article 5, alinéa 2 et d’une lecture novatrice de l’article
52, premier alinéa, il n’est affirmé nulle part que le Président de la République assume
la responsabilité principale en matière de politique étrangère »11. Selon l’article 20, qui
stipule que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », il peut
7
Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France, acteurs et processus, Paris, Presses de
Sciences Po, 1999, p.20.
8
Ibid., p.30.
9
Dimitri Georges Lavroff, « La pratique de la conduite des affaires étrangères sous la Ve République »,
in Dimitri Georges Lavroff (dir.) La conduite de la politique étrangère de la France sous la Ve
République, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p. 79-105.
10
Dimitri Georges Lavroff, ibid.
11
Didier Maus, « La répartition des compétences en matière de politique étrangère dans l’élaboration de
la constitution de la Ve République», in Dimitri Georges Lavroff, ibid., p.107-126.
- 13 -
exister une politique étrangère d’origine gouvernementale. Le rôle de contreseing du
Premier ministre lui donne aussi le pouvoir de s’opposer au Président de la République.
En politique étrangère, le Premier ministre peut s’imposer au Président de la République
essentiellement dans les périodes de cohabitation12. Pendant la première cohabitation,
par exemple, le Président François Mitterrand et le Premier ministre Jacques Chirac se
sont réparti13 la politique étrangère. François Mitterrand a, durant cette période, veillé à
garder prise sur la politique européenne alors que le premier ministre aurait voulu en
garder l’exclusivité14. A cette fin, le Président de la République s’appuya sur le
secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération
économique européenne (SGCI), dont le Secrétaire général, Elisabeth Guigou, était le
principal conseiller de François Mitterrand pour les affaires européennes depuis 1985.
Ce même SGCI a par la suite joué, sous le premier septennat de Jacques Chirac, un rôle
dans la décision d’affermissement du soutien français à l’élargissement aux PECO. Au
cours de la seconde cohabitation, le Premier ministre Edouard Balladur tint à affirmer
son rôle international par certaines déclarations à la presse et par des discours. Pendant
la troisième cohabitation de la cinquième république, après l’accession de Lionel Jospin
au poste de Premier ministre, des tensions étaient apparues concernant la politique
européenne ; le « pacte de stabilité » par lequel les Quinze s’engageaient à respecter la
rigueur budgétaire avait suscité les critiques des socialistes15.
Dans le système décisionnel de la politique extérieure, le Parlement n’a pas de
pouvoir d’initiative mais possède un pouvoir de contrôle.
En effet, certains traités internationaux – énumérés dans l’article 53 de la
constitution – sont soumis à ratification par le parlement. Parmi ceux-ci, il y a les
« traités ou accords relatifs à l’organisation internationale », qui incluent ceux relatifs à
la construction européenne comme le traité d’adhésion à l’UE des PECO, signé à
Athènes le 16 avril 2003 ; le projet de loi autorisant sa ratification fut approuvé par
l’Assemblée nationale le 26 novembre puis par le Sénat le 10 décembre 2003. Les
débats préalables aux votes des deux chambres constituent une source précieuse pour
12
Marie-Christine Kessler, op.cit., p.41.
Samy Cohen, « Le processus de décision en politique extérieure. L’équivoque française », p.261-272,
in F. de la Serre, J.Leruez, H.Wallace (dir.), Les politiques étrangères de la France et de la GrandeBretagne depuis 1945, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, 295p.
14
Christian Lequesne, « Une lecture décisionnelle de la politique européenne de François Mitterrand », in
Samy Cohen (dir.), Mitterrand et la sortie de la guerre froide, Paris, Presses Universitaires de France,
1998.
15
Marie-Christine Kessler, op.cit.
13
- 14 -
décrire et comprendre quelles étaient, à la veille de l’élargissement aux PECO, les
différentes opinions en France et la position de la France sur celui-ci.
Sources et principaux auteurs sur le sujet
La question du lien entre l’élargissement communautaire aux PECO et la
modification de certains éléments constitutifs de l’approche française de la construction
européenne des années cinquante aux années quatre-vingt dix nécessite la consultation
de deux catégories d’ouvrages16.
En premier lieu, il était indispensable de comprendre le lien entre la situation
géopolitique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la genèse de la
construction européenne. C’est en effet dès cette période qu’ont été compris les intérêts
de la France dans l’intégration européenne en même temps qu’ont été formulées les
valeurs sur laquelle elle s’appuierait – paix, entre la France et l’Allemagne en
particulier, démocratie et prospérité en Europe. Le manuel Histoire des Relations
Internationales Contemporaines, tome 3 (R.Girault, R.Frank, J.Thobie), les ouvrages
sur l’histoire de la construction européenne de Pierre Gerbet, de Marie-Thérèse Bitsch
ou Elisabeth du Réau constituent à cet égard un riche tableau historique. Concernant la
genèse des Communautés, le livre de Robert Schuman Pour l’Europe permet d’avoir
une vision plus précise du discours sous-tendait le projet politique communautaire. De
même, les Mémoires de de Gaulle constituent un document d’étude sur certains aspects
de la politique européenne française.
Pierre Gerbet, de Marie-Thérèse Bitsch ou Elisabeth du Réau fournissent aussi
une description approfondie de la politique européenne des différents dirigeants
français, des débuts de l’intégration européenne au deuxième septennat de Jacques
Chirac. Sur la période suivant la chute du mur de Berlin et l’approche de François
Mitterrand devant l’apparition de la question l’élargissement aux anciennes démocraties
populaires, l’ouvrage collectif sous la direction de Samy Cohen Mitterrand et la sortie
de la guerre froide offre des informations clefs ; de même, le livre de Hubert Védrine
intitulé Les Mondes de François Mitterrand. Les discours de François Mitterrand dans
l’après Guerre froide, pendant la fin de son deuxième septennat, replacés dans leur
contexte et mis en relations avec ceux de dirigeants des PECO par exemple, permettent
d’éclairer certaines positions du Président sur l’élargissement.
16
Les références complètes sont données au cours du mémoire et dans la bibliographie.
- 15 -
Ajoutées à ces ouvrages et sources historiques, certaines recherches des théories
de l’intégration européenne mettent en évidence le rôle de la défense d’intérêts
nationaux, géopolotiques et économiques dans la construction européenne, de la Guerre
froide au processus d’élargissement aux PECO. L’ouvrage de Sylvain Kahn,
Géopolitique de l’Union européenne, offre un vue générale des approches nationales de
la construction européenne, en les comparant, et ouvre une réflexion sur la place et la
signification de l’élargissement dans cette intégration.
Pour comprendre les enjeux de l’adhésion des PECO, il est néanmoins
nécessaire de lire des recherches plus appronfondies et spécialisées. Andrew Moravcsik
apporte une explication importante des intérêts qui ont guidé la position des différents
Etats membres concernant l’élargissement à l’Est ; mais elle ne suffit pas à expliquer
comment ceux, opposés à l’origine, l’ont finalement accepté.
Le thème l’élargissement aux PECO et de la position de la France à son égard,
dans la période des années 1990 à nos jours, est étudié par certains spécialistes français,
membres du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po, dont la
lecture est indispensable.
Les différents écrits de Jacques Rupnik constitue une source importante sur la
période allant de la présidence de François Mitterrand jusqu’aux dernières données
géopolitiques de l’Union européenne, en particulier ses politiques de voisinage. Parmi
de nombreux autres, un article de 2004, « Trois dilemmes de l’Union élargie : sécurité,
souveraineté, solidarité » dans l’ouvrage, dirigé par Bernard Chavance, Les incertitudes
du grand élargissement, posait bien les données de la problématique de l’élargissement
aux PECO.
Plusieurs études de Florence Deloche-Gaudez, même anciennes, ont été très
instructives ici, en particulier pour comprendre la politique de rattrapage vis-à-vis de
l’Allemagne concernant l’élargissement aux PECO et la prise de conscience de la
nécessité de soutenir les intérêts français dans la région centre-européenne (La France
et l’élargissement à l’Est de l’Union européenne), nécessité dont les derniers voyages
Nicolas Sarkozy en 2007-2008 montre la pérennité. Le même auteur a dirigé avec
d’autres un ouvrage collectif, Elargissement, Comment l’Europe s’adapte (2006) qui a
permis de dressé de premières conclusions sur les conséquences institutionnelles de
l’élargissement à l’Est, bien qu’il ait été écrit avant les adhésions de la Roumanie et de
la Bulgarie.
- 16 -
Christian Lequesne évoque les données contemporaines de la mise en oeuvre de
l’élargissement aux PECO et les craintes qu’il a suscitées en France, en particulier sur le
plan économique (La France et l’élargissement de l’Union européenne, La difficulté à
s’adapter à de nouveaux objectifs ; « Français et Allemands face à l’Europe élargie.
Peur de l’infinitude et nécessité de surmonter les angoisses. »).
Les sources primaires utilisées pour ce présent travail sont les textes des traités,
des ouvrages d’acteurs (Schuman, de Gaulle, Hubert Védrine), les discours et
déclarations des Présidents de la République, disponibles notamment dans la presse, et
les débats parlementaires en compte rendu intégral, publiés dans le Journal officiel de la
République française accessibles sur les sites internet de l’Assemblée nationale et du
Sénat. Des sondages eurobaromètres sont utilisés dans le mémoire pour connaître
certaines tendances de l’opinion des Français envers l’élargissement.
Structure du mémoire
Le choix d’un plan chronologique se justifie par le fait que l’élargissement aux
PECO est un processus qui s’est étendu sur un période d’une quinzaine d’années et que
les questions y étant liées se sont posées aux responsables français sur une durée balisée
d’étapes. L’acceptation de l’élargissement à l’Est par les dirigeants français a été
progressive, tout comme ses incidences sur leurs questionnements et leur vision du
projet communautaire.
La première partie vise, tout d’abord, à décrire les grands axes de la conception
française de la construction européenne qui se sont vus, pendant le second septennat de
François Mitterrand, confrontés à la question de l’élargissement de l’ensemble
communautaire européen aux anciennes démocraties populaires; cette conception
transparaît notamment dans les décisions et les discours de ce président et doit être
rattachée à celle de ses prédécesseurs. Elle doit être aussi complétée par une description
des orientations de politique extérieure de François Mitterrand, en premier lieu celle à
l’égard de l’Est. Dans un deuxième temps de cette première partie seront étudiés les
liens entre la conception mitterrandienne de la construction européenne, qui s’inscrivait
à la fois dans une vision française historique et tout en se caractérisant par les propres
apports de François Mitterrand à l’intégration communautaire, et la décision de ce
dernier d’accepter l’élargissement aux PECO.
La seconde partie concerne la période s’étendant de la décision officiel
d’élargissement aux PECO, en juin 1993 lors du Conseil européen de Copenhague, à la
- 17 -
mise en œuvre de l’élargissement de 2004. Après une description des changements de la
politique française à l’égard des PECO opérés sous le premier septennat de Jacques
Chirac, il sera intéressant de se pencher sur les débats entre les acteurs politiques et sur
l’état de l’opinion française dans la période précédant la ratification du traité d’Athènes
par la France, en décembre 2003.
Enfin, l’étude des prises de position de la France dans la période suivant
l’élargissement de 2004 à nos jours servira à établir un bilan des incidences de
l’élargissement aux PECO sur la vision française de la construction européenne. Les
différences aspects de celle-ci ont-ils survécu ? Les craintes exprimées par François
Mitterrand quant à l’avenir de l’ensemble communautaire se sont-elles réalisées ?
- 18 -
1. La conception française de la construction
européenne à l’épreuve de la question de
l’élargissement communautaire aux PECO
La conception française de la construction européenne fut ontologiquement liée
aux données géopolitiques de la Guerre froide. Il convient de décrire dans un premier
temps les fondements de l’engagement communautaire de la France : idéal de paix en
Europe, avantages géopolitiques en particulier vis-à-vis de l’Allemagne, prolongement
des intérêts nationaux.
La description de cette conception française de la construction européenne
pendant la guerre froide permet en effet de comprendre, après la chute du mur, les
réticences devant la réunification de l’Allemagne, d’une part, et devant l’élargissement
aux PECO, d’autre part, du président François Mitterrand, à qui échut le rôle historique
de déterminer la politique de la France dans l’après Guerre froide.
1.1 L’ensemble communautaire pendant la guerre froide :
avantage géopolitique et défense des intérêts de la France
1.1.1 La « petite Europe » : neutralisation de la puissance allemande
et maintien du rang de la France dans le monde
Le contexte géopolitique qui vit et favorisa la naissance des Communautés, dans
les années cinquante, fut aussi celui qui condamna l’Europe du centre et de l’Est à en
être exclue, en l’emprisonnant derrière le rideau de fer. La mainmise soviétique sur la
partie orientale du continent et l’antagonisme croissant à la fin des années 1940 entre
Etats-Unis et l’Union soviétique avaient constitué des facteurs internationaux favorables
à la réalisation du projet communautaire européen. Ainsi, la signature du traité de
Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) fut contemporaine d’une
exacerbation de la tension est-ouest avec la guerre de Corée17. De la même façon, la
guerre d’Indochine et la lutte contre le Vietminh avaient démontré les limites de la
puissance française18. L’Etat-major général, en France, avait aussi pris conscience dès
17
Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, op.cit., p. 150.
Elisabeth du Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle, Des mythes aux réalités, Paris, Editions Complexe,
2008, 375 p.
18
- 19 -
1947 que le danger pesant sur la France venait, non de l’Allemagne vaincu, mais de
l’expansionnisme l’Union soviétique de Staline19.
Parallèlement à ces développements internationaux, les Etats-Unis avaient, dès
l’automne 1949, vivement incité Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères
français, a prendre une initiative en vue d’une meilleure intégration de la RFA dans
l’économie européenne20. Conscients qu’une association régionale en Europe de l’ouest
permettait de consolider l’occident face à l’Union soviétique, les Etats-Unis soutinrent
activement le projet de CECA et la construction européenne naissante ; ceci participait
d’une stratégie globale de développement d’alliances régionales, de caractère
économique ou militaire, permettant de faire face au camp soviétique dans le monde21.
Lors de la relance de l’intégration européenne en 1955-1957, les Américains furent
aussi partisans du projet de Communauté économique européenne22.
Pressé d’agir par les Américains, Schuman décida, à la fin de 1949, d’adopter le
projet de CECA élaboré par le Commissaire général au plan de modernisation et
d’équipement Jean Monnet et ses collaborateurs23. Le ministre des Affaires étrangères
français choisit de donner satisfaction aux Américains et de détendre la relation francoallemande, dégradée en 1949-1950 par la question de la Sarre. Cette région était en effet
détachée du reste de l’Allemagne et érigée en Etat autonome ; elle était représentée à
l’extérieur par la France et possédait avec cette dernière une union douanière,
économique et monétaire acceptée par les Américains et les Britanniques en 1947, au
moins à titre provisoire. L’acceptation de détente avec l’Allemagne sous pression des
Etats-Unis se fit néanmoins aussi parce qu’elle permettait de défendre les intérêts
français.
Sur le plan géopolitique, l’intégration européenne allait offrir à la France un
double avantage : la neutralisation de la puissance allemande et le rehaussement son
rang dans un monde bipolaire, où de surcroît elle perdit son empire.
La genèse des Communautés permit en effet à la France de maîtriser la partie
occidentale de l’Allemagne, la RFA, le bloc soviétique contrôlant sa partie orientale. La
19
Jacques Bariéty, « La décision de réarmer l’Allemagne, l’échec de la Communauté européenne de
défense et les accords de Paris du 23 octobre 1954 vus du côté français », in Revue Belge de Philologie et
d’Histoire, n°71, 1993, p 354-383, cité in Elisabeth du Réau, ibid., p.207.
20
Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne, De 1945 à nos jours, Paris, Editions
Complexe, 2008, 401 p.
21
La loi des géants 1941-1964, Histoire des relations internationales contemporaines, Tome 3, op.cit.,
p.116.
22
Pierre Gerbet, op.cit., p.149-150.
23
Ibid.
- 20 -
suprématie française sur l’Allemagne en Europe occidentale se renforça d’un élément
géostratégique : la possession de l’arme nucléaire. Le projet de construction de l’arme
nucléaire remontait à 1952. En juin avait été déposé un projet de loi-programme pour la
réalisation de développement de l’énergie atomique et en mai 1953, le général Bergeron
avait remis un rapport à Pleven sur sa faisabilité.
Le deuxième avantage géopolitique pour la France de l’intégration européenne,
dont le noyau dur associait France et RFA, se situait sur la scène internationale. La
France ne tenait plus le même rang dans le monde depuis la Seconde guerre mondiale,
dépassée par les deux grands américain et soviétique, et affrontait la décolonisation.
La prise de conscience de la nécessité pour la France de s’appuyer sur la
construction européenne afin de garantir sa place sur la scène internationale se renforça
en 1956, lors de la crise de Suez. Paris et Londres avaient dû interrompre leur
expédition militaire sous la pression de l’Union soviétique mais aussi des Etats-Unis.
Cet épisode confirmait la limitation du poids de la France dans le monde de la Guerre
froide. Les restrictions d’approvisionnement en pétrole consécutives à cette crise, avec
l’interruption du trafic sur le canal de Suez corroboraient le bien-fondé du projet
Euratom. De plus, la guerre d’Algérie se déroulait depuis deux ans, s’accompagnant de
difficultés économiques. L’ensemble de ces facteurs d’affaiblissement et d’isolement
sur le plan extérieur convainquirent la France de faire progresser l’intégration
européenne et de consolider la relation avec ses partenaires dans ce projet ; cette prise
de conscience explique aussi, avec le réchauffement des relations franco-allemandes dû
à l’accord sur le statut définitif sur la Sarre24, le déblocage des négociations de 1956 sur
la relance de la construction européenne25.
Revenu au pouvoir en 1958, le Général de Gaulle, bien que favorable à une
Europe des nations, fut néanmoins conscient des avantages géopolitiques procurés à la
France par les Communautés. Celles-ci permettaient à la France de surmonter, dans une
certaine mesure, la bipolarisation. Le président français souhaitait une « Europe
européenne » indépendante des Etats-Unis et influente dans le monde, qui s’affirmât
politiquement et militairement, et qui constituât avant tout un levier permettant à la
France de retrouver une position importante sur la scène internationale. Le projet
d’union politique proposé par de Gaulle en 1960, concurrent des Communautés visait,
24
Signé le 27 octobre 1956, il permit à la Sarre de devenir un Land le 1er janvier suivant et fut assorti de
compensations économiques pour la France : l’Allemagne accepte la canalisation de la Moselle demandée
par les sidérurgistes de Lorraine et contribue à son financement.
- 21 -
en développant la coopération en matière politique et de défense, à éloigner les
Européens de l’OTAN. Mais il échoua au printemps 1962, notamment parce que De
gaulle avait sous-estimé l’attachement des membres des Communautés à celles-ci et à
l’Alliance atlantique26, et en raison du dépôt de la candidature d’adhésion du RoyaumeUni à la CEE en juillet 1961. De Gaulle s’opposait à cette adhésion mais les Pays-Bas et
la Belgique l’avaient posée comme condition pour soutenir son projet d’union politique.
L’intégration européenne continua donc à se bâtir sur les Communautés, et en
premier lieu sur le couple franco-allemand.
La France devait néanmoins, selon de Gaulle, garder une prééminence politique
sur la RFA ; celle-ci aurait pu être réalisée dans l’Alliance atlantique, mais les EtatsUnis refusèrent en 1959 le projet du général de Gaulle de triumvirat francais, anglais et
américain pour diriger l’organisation. La France allait alors s’appuyer sur l’arme
nucléaire pour pérenniser sa primauté politique sur l’Allemagne ; la première bombe
atomique fut expérimentée en février 1960. Ceci avait été rendu possible par la
conciliation allemande lors de la négociation du traité Euratom. La RFA – engagée à ne
pas acquérir l’arme nucléaire ainsi que certains autres armements depuis les accords de
Paris27 – avait, dans un premier temps, refusé la réclamation française de préserver son
droit à se doter d’un armement atomique, au nom de la non-discrimination. Mais
Adenauer accepta finalement, en janvier 1957, qu’Euratom ne contrôle que les
installations nucléaires civiles28. C’était l’acceptation, de fait, de la possession par la
France de la bombe atomique.
1.1.2 Les Communautés : une mutualisation favorable aux intérêts
de la France
La position avantageuse de la France vis-à-vis de la RFA dans la construction
européenne, pendant la guerre froide, reposait aussi sur l’adhésion des dirigeants de cet
Etat au principe d’une autolimitation de la puissance allemande. Cette adhésion était
aussi imposée par la situation de l’Allemagne et de sa responsabilité allemande dans le
25
Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne…, op.cit.
Adenauer ne pouvait accepter un éloignement des Etats-Unis ; l’Italie, de la Belgique, du Luxembourg
refusaient un affaiblissement de l’Otan ou des Communautés. Les Pays-bas s’opposaient fortement
opposés au projet de de Gaulle qui s’écartait de l’intégration supranationale et risquait de distancer les Six
de l’Angleterre et des Etats-Unis.
27
Signés le 24 octobre 1954.
28
Marie-Thérèse Bitsch, op.cit.
26
- 22 -
désastre européen. Les dirigeants de la RFA comprenaient que leur vision de la
construction européenne ne pourrait s’épanouir qu’en collaboration avec la France.
Konrad Adenauer avait accueilli ainsi très favorablement le projet de CECA en
déclarant en novembre 1950 que la notion d’ennemi héréditaire était anachronique et
voulait bâtir sa politique européenne sur le rapprochement de la RFA et de la France29.
Sous la présidence de Gaulle, le traité de l’Elysée de 1963, par lequel les deux
pays s’engageaient durablement à poursuivre l’intégration européenne, entérinait de fait
la position dominante de la France dans la construction communautaire30.
La situation géopolitique avantageuse de la France en Europe explique pourquoi
les dirigeants français ont orienté la construction européenne dans le sens d’une
promotion de l’intérêt national31, en premier lieu sur le plan économique.
Dès la négociation du traité de CECA, l’Allemagne dut ainsi accepter de scinder
ses konzerns sidérurgiques32 ; Monnet souhaitait en effet ramener les entreprises
allemandes aux dimensions des françaises pour atténuer leur concurrence33. En 1950,
Jean Monnet était très préoccupé par le dynamisme économique de la RFA, en pleine
croissance, qui souhaitait augmenter sa production d’acier ; dans son mémorandum34 à
Robert Schuman et Georges Bidault, Président du Conseil, il exprima des appréhensions
à propos du développement de la RFA, sur les plans économique mais aussi politique :
« dumping allemand à l’exportation ; […] recréation des cartels d’avant-guerre ;
orientation éventuelle de l’expansion allemande vers l’Est, […] . » Robert Schuman,
député de la Moselle, où l’activité sidérurgique était importante, fut sensible à ces
arguments économiques. La prise en compte des intérêts économiques français fut donc
originellement liée au projet d’intégration européenne et au projet de CECA, rendu
publique le 9 mai 1950 par le ministre des Affaires étrangères français.
Quand il revint au pouvoir, après la signature des traités de Rome, de Gaulle
savait l’intérêt de la Communauté économique européenne (CEE) pour le
développement économique de la France.
La mise en place de la première politique commune, la politique agricole
commune, illustre le mieux la conception française de considérer les Communautés
29
Ibid.
Sylvain Kahn, Géopolitique de l’Union européenne, Paris, Armand Colin, 2007, 128.p.
31
Ibid.
32
Les konzerns, sociétés de taille très importante qui exploitent une série d’entreprises se rattachant à
même processus de production, avaient été créés en Allemagne après la 1ère guerre mondiale.
33
Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne…, op.cit.
30
- 23 -
comme un prolongement des moyens de défenses de ses intérêts dans une organisation
supranationale.
De Gaulle avait fait de l’adoption de la PAC la condition pour passer à la
deuxième étape du marché commun. En effet, la France, exportateur de produits
agricoles, considérait ce projet comme une contrepartie à son acceptation de l’ouverture
des frontières pour les produits industriels. La PAC constituait le point essentiel du
dispositif économique de la CEE aux yeux des Français35. La PAC présentait certes un
objectif stratégique d’indépendance alimentaire bénéfique au Six, mais elle eut pour
effet de préserver la population active agricole dans ces pays, notamment en
garantissant aux agriculteurs un revenu, au premier rang desquels la France. En effet, les
agriculteurs y représentaient, dans les années cinquante, 20% de la population active et
encore 5% aux débuts des années quatre-vingt, ce qui est élevé pour un pays
industrialisé et dont l’agriculture est très productive. Ce sont particulièrement les
agriculteurs français qui ont bénéficié de la PAC, qui demeure aujourd’hui la première
dépense de l’UE, 55 milliards d’euros par an et 40 du budget total de l’UE36.
En 1978, lorsque Jacques Chirac, président du parti gaulliste Rassemblement
pour la République (RPR), choisit de faire campagne contre l’élargissement au trois
pays méditerranéens – Grèce, Espagne, Portugal –, il voulait aussi montrer qu’il
défendait les intérêts des agriculteurs français, viticulteurs en particulier.
1.2 De la réticence à l’acceptation française de l’élargissement
de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et
orientale
La chute du mur de Berlin et l’émancipation des démocraties populaires en
Europe centrale et orientale plaça la France devant deux questions géopolitiques
majeures : la politique à adopter devant le désir de réunification en Allemagne et la
relation à établir avec des pays d’Europe centrale et orientale jusqu’alors sous la tutelle
de la Russie. L’étude de la politique de François Mitterrand met en évidence une
période d’adaptation difficile du président, dont la vision européenne restait marquée
34
Mémorandum du 3 mai 1950 adressé à Georges Bidault et Robert Schuman, cité in Marie-Thérèse
Bitsch, ibid.
35
La loi des géants 1941-1964, op.cit., p.332.
36
La politique agricole commune expliquée, Commission européenne, Direction Générale de
l’Agriculture et du Développement Rural ; http://ec.europa.eu/agriculture/publi/capexplained/cap_fr.pdf
- 24 -
par certains traits traditionnels de la politique étrangère française : contenir la puissance
de l’Allemagne en Europe, tenir compte du poids de la Russie.
Pour mieux analyser la politique française à l’égard des pays d’Europe centrale
et orientale après la chute du mur, il est utile de dresser d’abord un bref tableau
historique des relations entretenues par la France envers cette région pendant la guerre
froide.
1.2.1 Le lien jamais rompu de la France avec l’Europe centrale et
orientale
Pendant la guerre froide, diverses formes de dialogue et d’échanges avaient
subsisté entre la France et les pays appartenant à la sphère soviétique.
Dans les années 1960, la France avait en effet mené une politique d’ouverture
vis-à-vis des Etats satellites en Europe centrale et orientale, associée à la politique de
détente à l’égard de l’Union soviétique qui prit fin avec l’invasion de la
Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie.
La politique d’ouverture à l’Est découlait de la conception personnelle du
Général de Gaulle du rôle de la France dans les relations internationales37. Ce dernier
refusait vigoureusement que la France se résignât à l’ordre mondial issu de la Seconde
guerre mondial, opposant deux puissances à tel point dominantes – en particulier
militairement – qu’elles ne laissaient aux autres Etats que le choix de se ranger dans
l’un ou l’autre camp, en l’occurrence pour la France celui dirigé par les Etats-Unis. Ce
refus de perte d’autonomie internationale de la France motiva le retrait de
l’Organisation du Traité de l’atlantique nord (OTAN) opéré sous la présidence de
Gaulle38, mais aussi la poursuite du programme nucléaire. En Europe centrale et
orientale, le désir d’affirmation de l’indépendance française sur la scène internationale
incita de Gaulle à vouloir nouer des relations directes avec les satellites de l’Union
soviétique. Ainsi, il visita la Pologne en septembre 1967, la Roumanie en mai 1968 et
exprima le soutien français à au droit de ces pays à suivre une voie nationale.
37
Serge Bernstein, « La politique de la grandeur : un dessein planétaire ? », La France de l’expansion I,
La République gaullienne 1958-1969, Paris, Editions du Seuil, coll. Nouvelle histoire de la France
contemporaine, n°17, 1989, p. 220-263.
38
En février 1966, de Gaulle annonce le retrait de toutes les unités françaises hors du commandement
intégré de l’OTAN.
- 25 -
La deuxième raison de la politique d’ouverture vers l’Est de Gaulle résidait dans
son interprétation de la situation internationale au moment où il revint au pouvoir. De
Gaulle ne croyait alors plus – c’est du moins ce qu’il affirma a posteriori dans ses
mémoires – à un conflit direct entre les Etats-Unis et l’Union soviétique : « [...] en 1958,
j’estime que la situation générale a changé par rapport à ce qu’elle était lors de la
création de l’OTAN. Il semble maintenant assez invraisemblable que, du côté
soviétique, on entreprenne de marcher à la conquête de l’Ouest […]. »39 D’une part,
parce que la situation dans les pays d’Europe occidentale s’était améliorée et que « Le
communisme […] n’a de chance de s’implanter qu’à la faveur du malheur national. »40
D’autre part, l’acquisition de l’arme atomique par l’Union soviétique, menaçant les
Etats-Unis d’une destruction mutuelle, empêchait le déclenchement d’une guerre avec
ce pays. Or, d’après le général de Gaulle, l’absence de relations belliqueuses entre Etats
ne peut que les amener à entreprendre des démarches de rapprochement : «Il n’y a pas
de régime, si écrasant qu’il soit, capable de maintenir indéfiniment en état de tension
belliqueuse des peuples qui pensent qu’ils ne se battront pas. Tout donn[ait] donc à
croire que l’Est ressentir[ait] de plus en plus le besoin et l’attrait de la détente.»41 Ici se
trouvent, si l’on en croit ses mémoires, les origines de la politique de détente du Général
de Gaulle : « Mon dessein consist[ait] donc […] à nouer avec chacun des Etats du bloc
de l’Est et, d’abord, avec la Russie des relations visant à la détente, puis à l’entente et à
la coopération ;[…] »42
Après le coup d’arrêt porté par l’anéantissement du « printemps de Prague » à la
démarche d’ouverture à l’Est du Général de Gaulle, la reprise du dialogue fut amorcée
lors d’un voyage du ministre des Affaires étrangères Maurice Schumann à Moscou en
octobre 1969, où il répondit favorablement à un message des pays membres du Pacte de
Varsovie de mars 1969 au pays occidentaux leur demandant de soutenir le projet de
sécurité en Europe43.
39
Charles de Gaulle, « Le Monde », Mémoires d’espoir, tome 1 : Le Renouveau (1958-1962), Mémoires,
Editions Gallimard, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2000 (édition originale : librairie Plon, 1970), p.
1056.
40
Ibid.
41
Ibid.
42
ibid. p.1057
43
Elisabeth du Réau, « La France, les relations inter-européennes et le processus d’Helsinki sous la
présidence de Georges Pompidou », in Elisabeth du Réau et Christine Manigand (dir.), Vers la
réunification de l’Europe, Apports et limites du processus d’Helsinki de 1975 à nos jours, Paris,
L’Harmatan, 2005, p.67-76.
- 26 -
Pendant les années suivantes, les relations de la France et de l’Union soviétique
sous Georges Pompidou (1969-1974) et son successeur Valéry Giscard d’Estaing (19741981) avaient été marquées par la réalisation de la Conférence sur la sécurité et
coopération en Europe (CSCE), à laquelle participaient les pays des deux blocs. Au
début des années 1970, la politique de la France vis-à-vis de l’Union soviétique se
caractérisait par une volonté de détente mais sans renoncement à ses principes politiques
et ses intérêts stratégiques44. Parmi ces principes, il y avait la volonté française de
soutenir l’autonomie des démocraties populaires vis-à-vis de Moscou. Cette
préoccupation apparaît dans l’entretien du 22 janvier 1973 avec Willy Brandt, dans le
contexte de la préparation de la CSCE45, lors duquel le Président français déclara :
« Vis-à-vis de l’Est européen, afin d’éviter le renforcement de la mainmise de l’Union
soviétique sur ses satellites, nous [les Etats européens occidentaux] devons essayer de
parler d’une seul voix… Il faut donner à l’Europe une apparence extérieure, créer un
patriotisme européen»46.
Cette déclaration s’inscrivait
dans le contexte
de
l’élargissement de la Communauté européenne, le 1er janvier précédent, au Danemark,
au Royaume-Uni et à l’Irlande, alors que Georges Pompidou soutenait le renforcement
de cette dernière, en particulier son expression sur la scène internationale.
Le début de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing coïncidait avec la
poursuite de la CSCE et la signature à Helsinki, en août 1975, de son Acte final. Cet
accord, signé par 35 Etats47, constitua une victoire pour l’Union soviétique qui obtenait
une reconnaissance officielle de la situation héritée de la guerre et de l’existence du bloc
soviétique – en particulier l’Acte final fut signé à la fois par le chancelier Helmut
Schmidt et le chef de la RDA, Erich Honecker – en échange de la signature d’un texte
dont certaines dispositions appelaient aux respects des droits de l’homme, de la liberté
de pensée et de conscience, et encourageaient l’exercice des droits politiques. Ces
dispositions avaient résulté des travaux de la troisième commission ou « corbeille » qui
se penchait sur la coopération dans les domaines humanitaires. La France manifesta son
44
Ibid., p. 71.
Des pourparlers préparatoires s’étaient déroulés à partir de novembre 1972 et aboutirent le 8 juin 1973
aux « Recommandations finales des Consultations d’Helsinki ». La séance d’ouverture de la conférence
sur la sécurité et la coopération en Europe se déroula du 1er au 3 juillet 1973 et l’Acte final de la
conférence fut signé le 1er août 1975.
46
Archives nationales, Fonds Pompidou, 5AG2 106. Entretien Brandt/Pompidou, 22 janvier 1973, cité in
Elisabeth du Réau, « La France, les relations inter-européennes et le processus d’Helsinki sous la
présidence de Georges Pompidou », op. cit. , p.73.
47
Les signataires furent les membres l’Alliance atlantique, du Pacte de Varsovie, l’Autriche, Chypre,
l’Espagne, la Finlande, le Liechtenstein, Malte, Monaco, Saint-Marin, le Vatican, la Suisse, la
Yougoslavie.
45
- 27 -
attachement aux travaux de la troisième corbeille – ce qui irrita fortement les
Soviétiques48 – qui aboutirent aux dispositions relatives aux libertés et droits
fondamentaux. La conférence d’Helsinki fut suivie d’un processus non permanent
jalonné par des réunions, Belgrade (1977-1978), Madrid (1980-1981), Vienne (19861989). La présidence de Valéry Giscard d’Estaing allait cependant se heurter, en
décembre 1979, à la détérioration de la situation internationale causée par l’invasion
soviétique de l’Afghanistan, remettant en cause la détente.
Après une période de dégradation des relations Est-Ouest, notamment marquée
par l’échec de discussions de désarmement, l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev
en mars 1985 et le renouvellement de l’équipe dirigeante marquèrent le début d’une
nouvelle ère dans la politique soviétique. Celle-ci ce caractérisa par une relative
libéralisation sur le plan intérieur – restructuration (perestroïka) d’une économie
centralisée moribonde et politique de transparente (glasnost) – et une nouvelle conduite
politique internationale, annoncé dès février 1986, et qui favorisa une dégel sur le plan
international : négociations de désarmement avec les Etats-Unis aboutissant au traité de
Washington du 8 décembre 198749, désengagement en Afghanistan (annoncé en février
1988) et fin de l’aide à Cuba.
Lors des négociations de désarmement en 1986-1987, François Mitterrand fut
favorable à la proposition soviétique de l’ « option zéro », c’est-à-dire la suppression
des missiles à tête nucléaire de portée intermédiaire, qui ne supprimait pas les risques
pour l’Europe occidentale, atteignable par des missiles de longue portée situés en Asie
ou de courtes portée situés en Europe centrale. François Mitterrand accueillit
favorablement la démarche soviétique, alors que la plupart des Européens occidentaux
la jugeaient dangereuse50. Gorbatchev proposa finalement une option plus large,
incluant les missiles à faible portée, qui constitua la base des accords de Washington.
La nouvelle orientation de politique extérieure soviétique se manifesta aussi par
une reprise des contacts entre le Conseil d’entraide économique mutuelle (CAEM) et la
CEE, à partir de 1985, aboutit à des accords entre la Communauté et les pays d’Europe
centrale et orientale. Le premier d’entre eux fut signé, en décembre 1988, avec la
Tchécoslovaquie sur le commerce des produits industriels.
48
Marie-Pierre Rey, « Georges Pompidou, l’Union soviétique et l’Europe », in Georges Pompidou et
l’Europe, Paris, Complexe, 1995.
49
Le traité de Washington prévoyait la destruction de tous les missiles d’une portée de 500 à 5000
kilomètres stationnés en Europe.
50
Elisabeth du Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle…, op.cit., p.276.
- 28 -
Les liens entretenus – visites de dirigeants, dialogue international de la
conférence d’Helsinki – pendant la guerre froide, entre, d’une part, la France et plus
généralement les Etats d’Europe occidentale, et les démocraties populaires, d’autre part,
constituaient l’arrière plan historique sur lequel se développa au début des années 90 le
discours d’un retour à l’Europe des pays d’Europe centrale et orientale ; discours dont
l’influence fut majeure pour l’élargissement.
Dès juillet 1989, avant qu’il soit question d’élargissement communautaire, le
Sommet des sept pays industrialisés confièrent à la Communauté la tâche de mettre en
oeuvre l’aide financière PHARE (Pologne, Hongrie, Aide à la Reconstruction) ; ce
programme fut élargi, en mai 1990, à l’ensemble des PECO et représenta, de 1990 à
1999, 7 milliards d’euros51.
1.2.2 François Mitterrand devant la disparition du bloc communiste :
méfiance vis-à-vis de le réunification allemande et souci de
l’évolution politique en Russie
Les changements de la politique soviétique avaient encouragé les mouvements
d’opposition dans les démocraties populaires d’Europe centrale.
En Pologne et en Hongrie, les processus de transition avaient eu lieu dès avant la
chute du Mur de Berlin. En Hongrie, le Comité central accepta en février 1989 le projet
de constitution où le rôle dirigeant du parti communiste cesserait d’être mentionné.
L’opposition polonaise gagna les élections en juin 1989, ce qui permit la mise en place,
en septembre, d’un gouvernement dirigé par un opposant, Mazowiecki, et dont plusieurs
ministres étaient issus de Solidarité. La tolérance observée par Moscou avait été
essentielle pour ces victoires de l’opposition polonaise52.
En République démocratique d’Allemagne (RDA), le processus aboutit à l’exode
de la population vers l’ouest. Gorbatchev refusa de soutenir les autorités de cet Etat,
fragilisé, ce qui entraîna, le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin, érigé en août
1961 et symbole de la division de l’Allemagne. Le lendemain, la RDA annonçait
l’ouverture de la frontière interallemande.
51
Michel Dévoluy (dir.), Les politiques économiques européennes, Enjeux et défis, Editions du Seuil,
Paris, mai 2004.
52
Elisabeth du Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle…, op.cit., p.282-283.
- 29 -
Le 29 décembre 1989, le dissident Václav Havel devint président de la
République socialiste tchécoslovaque ; le 22 décembre 1989, Ceausescu fut violemment
renversé en Roumanie.
Les victoires de l’opposition aux élections dans les pays d’Europe centrale se
succèdérent. En RDA le 18 mars 1990, puis en Hongrie (25 mars), en Tchécoslovaquie
(8 juin).
La chute des régimes communistes en Europe centrale et orientale eut pour
corollaire la dissolution de l’armature économique, politique et militaire du bloc de
l’Est, constituée du CAEM et du Pacte de Varsovie, dissout le 25 février 199153.
L’attitude de François Mitterrand devant le processus de réunification
allemande54 montre deux aspects, complémentaires, de sa vision géopolitique
européenne pendant la période de la fin de la guerre froide : un attachement persistant à
l’intérêt, pour la France, de la neutralisation de l’Allemagne au centre de l’Europe, et
l’importance de la relation avec l’Union soviétique, qui explique le souci
d’accompagner les évolutions de celle-ci.
Le rattachement de la RDA à la RFA le 3 octobre 1990 se réalisa sur la base de
l’article 23 de la loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, permettant
un élargissement du territoire de celle-ci ; cet article fut précédemment utilisé pour le
rattachement de la Sarre. L’Allemagne unie était une continuation de la République
fédérale. Mais, bien qu’il n’y eût ni négociation d’adhésion, ni processus
d’élargissement, la réunification allemande peut être aussi considérée comme le premier
élargissement de la Communauté à une ancienne République populaire (cinq Länder, 18
millions d’habitants) ayant fait partie du bloc soviétique55.
Au-delà des réticences envers la réunification allemande elle-même – en premier
lieu le refus de Margaret Thatcher –, des craintes émergèrent sur l’intégration dans une
Communauté incluant une Allemagne unie puissante. Celle-ci n’allait-elle pas
déséquilibrer l’édifice européen ? Ceci annonçait les craintes sur les risques de
dissolution de l’ensemble communautaire qui apparurent dans les années 90 à propos de
l’élargissement de l’Union européenne aux PECO56.
53
Moscou avait déjà accepté auparavant en février 1990 le départ échelonné des troupes du Pacte de
Varsovie de Tchécoslovaquie et Hongrie, puis d’Allemagne de l’Est et de Pologne (juillet 1990).
54
Pierre Haski, « Mitterrand et la réunification de l’Allemagne », in Mitterrand et la sortie de la guerre
froide, op.cit., p. 9-22.
55
Le Conseil européen de Dublin du 28 avril 1990 décida que l’intégration du territoire de la RDA dans
la Communauté serait effective dès que l’unification serait juridiquement établie.
56
Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne…, op.cit., p.245.
- 30 -
L’habileté du Chancelier allemand Helmut Kohl permit d’apaiser les inquiétudes
de certains Etats membres au sujet de la réunification. Il obtint en effet de ses
partenaires de la CEE l’accélération de l’union politique allemande en échange de son
soutien à l’Union monétaire européenne. Cette concession était considérable étant
donné le fort attachement des Allemands au Deutsche Mark et la valeur de symbole
patriotique que représenta cette monnaie dans la RFA57 de l’après-guerre. Helmut Kohl
réussit aussi, à la faveur d’un partenariat étroit avec le Président de la République
française et en adhérant au projet d’union politique, à apaiser les appréhensions des
autres Etats-membres d’une Allemagne dominante au sein de la Communauté. Au
contraire, une Allemagne unie et solidement ancrée dans la Communauté58 représentait
le meilleur antidote à la renaissance de son nationalisme. Ainsi se comprend la formule
d’Helmut Kohl, qui déclara le 19 décembre 1990: « La maison allemande – notre
maison commune – ne peut se construire que sous un toit européen. Cela doit être
l’objectif de notre politique. »
Le Président François Mitterrand ne manifesta pas dès la chute du mur de Berlin
un soutien clair à la politique de réunification du Chancelier allemand Helmut Kohl.
D’abord, ce fut la stupéfaction devant l’annonce du plan de réunification, la France
n’ayant pas été prévenue59. Puis pendant plusieurs semaines, la diplomatie française
sembla ne pas vouloir épouser la marche vers la réunification allemande, ou du moins
n’était pas pressée de la voir se réaliser60. Lors d’une visite officielle en RDA du 20 au
22 décembre 1989, quelques heures après celle du chef de l’Etat ouest-allemand, le
président français, alors même que la France présidait la CEE, exprima son soutien à
l’existence de la RDA. Le 22 décembre, à Berlin-Est, Mitterrand déclara au chef du
gouvernement est-allemand d’alors, Hans Modrow : « Vous êtes l’un des hommes clés
sur lesquels l’équilibre européen repose en ce moment. »61 Mitterrand signa aussi à
Berlin-Est un accord économique quinquennal (1990-1994) et un accord sur les
échanges de jeunes.
57
Michael Merlingen « Identity, Politics and Germany’s Post-TEU Policy on EMU », Journal of
Common Market Studies, n°39, 2001, 463-483.
58
Marie-Thérèse Bitsch, Idem, p.246.
59
Ibid.
60
Pierre Gerbet, op.cit., p.375.
61
Albert Legault, Les six mois qui ont ébranlé le monde, Presses de l’Université du Québec, 1991, p.154.
- 31 -
Dans une interview à la télévision est-allemande62, au cours de ce séjour en
RDA, François Mitterrand laissait ouverte la question des relations entre la France et la
RDA, qu’il distinguait clairement de celles existant avec la RFA. Il rappelait les liens
d’une amitié solide tissés entre la France et la RFA après la guerre, puis ceux à créer
avec la RDA. Le président manifestait ainsi une volonté de temporiser, voire une forme
d’attentisme, n’envisageant pas officiellement une réunification allemande : « […] Avec
l’Allemagne fédérale nous avons pu, en raison de la proximité de nos systèmes, bâtir
une amitié solide. Je ne demande qu’à construire des fondements du même ordre avec la
République démocratique allemande. […]. » Le Président déclara de même : « […] Le
problème allemand – les relations entre les deux Etats allemands – présente des
caractères très particuliers, et on peut en effet imaginer toute une série de réponses à la
question posée. […]. »
Cependant, le même mois, en décembre 1989, le Conseil européen de Strasbourg
se prononça pour l’unification de l’Allemagne à condition qu’elle se fasse par
autodétermination – ce qui se réaliserait lors des élections du 18 mars 90 en RDA
donnant la majorité aux Chrétiens-démocrates favorables à une intégration rapide à la
RFA – et dans le respect des frontières établies et de la déclaration d’Helsinki, et qu’elle
ne ralentisse pas l’intégration européenne63.
Les réticences de Mitterrand à soutenir la réunification allemande dans les
semaines suivant immédiatement la chute du Mur de Berlin s’expliqueraient, entre
novembre 1989 et janvier 1990, par la crainte de déstabiliser Gorbatchev, selon Hubert
Védrine64, alors Porte-parole de la Présidence de la République française. En effet,
Mitterrand redoutait une réaction d’éléments conservateurs fidèles au Pacte de Varsovie
au cas où le réformisme de Gorbatchev menacerait l’hégémonie soviétique en Europe
centrale et orientale, comme l’affirme Jacques Rupnik : « Jusqu’à la dernière minute,
Mitterrand s’accroche à l’idée que l’URSS ne pourra tolérer la disparition du Pacte de
Varsovie. »65
62
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République française, accordée à la télévision estallemande le 20 décembre 1989, consultable sur le site Vie publique de la Documentation française,
http://www.vie-publique.fr/cdp/907000400.html
63
Marie-Thérèse Bitsch, op.cit., p.245.
64
« Incontestablement, pendant quelques semaines, entre novembre et janvier, l’alarmisme de Gorbatchev
déteint sur François Mitterrand qui ne souhaite pas du tout que le dirigeant soviétique soit déstabilisé. »,
Hubert Védrine, cité in Pierre Haski, art.cit., p.16.
65
Jacques Rupnik, « La France de Mitterrand et l’Europe des pays du Centre-Est », in Samy Cohen (dir.),
Mitterrand et la sortie de la guerre froide, art.cit., p. 195.
- 32 -
En second lieu, la France était préoccupée de régler tout contentieux sur les
frontières d’une Allemagne réunifiée, en particulier celle avec la Pologne, et insista pour
que l’Allemagne reconnût définitivement la frontière Oder-Neisse avec celle-ci,
entérinant ainsi définitivement la perte de la Silésie. La France obtint satisfaction par la
signature du traité entre l’Allemagne et la Pologne confirmant leur frontière commune66.
François Mitterrand fut le chef d’Etat qui montra le plus de persévérance sur cette
question. Il s’inscrivait dans la droite ligne du Général de Gaulle qui avait exprimé
l’importance du maintien des frontières de l’Allemagne établies à l’issue de la Seconde
guerre mondiale. Dans ses mémoires sur la période 1958-1962, de Gaulle rappelait sa
position d’alors sur la question : « D’abord, je tiens qu’il serait injuste et dangereux de
revenir sur les frontières [...]. Cela veut dire que la ligne Oder-Neisse, qui sépare
[l’Allemagne] de la Pologne, est sa limite définitive, [...].»67
Cependant à partir des élections est-allemandes du 18 mars, exprimant le soutien
à une réunification rapide, la position française s’infléchit et Mitterrand soutint
clairement la réunification de l’Allemagne. Le « traité portant règlement définitif
concernant l’Allemagne » fut adopté par la conférence des 2+4 (RFA, RDA + EtatsUnis, France, Grande-Bretagne, URSS) et confirmait l’unité étatique de l’Allemagne et
le caractère définitif de ses frontières, en particulier avec la Pologne, comme exigé par
la France.
La période d’attentisme devant la politique allemande de réunification est resté
comme un épisode symptomatique et parfois critiqué68 de la politique de François
Mitterrand au sortir de la guerre froide. Comment expliquer le comportement du
président français pendant ces quelques semaines précédant l’adhésion franche et
officielle de la France à l’Allemagne réunifiée ?
Les raisons se situent peut-être dans la conception de la politique extérieure
française et la vision de l’Europe de François Mitterrand, marquée par l’histoire de
l’entre-deux-guerres et une certaine méfiance à l’égard de l’Allemagne. Ceci est suggéré
par un journaliste du quotidien Le Monde : « Mais si Mitterrand [voulait] intégrer
l’Allemagne – surtout l’Allemagne réunifiée – dans une Europe unie, ce n’ [était] pas le
66
Voir Annexe 3 : « Traité entre la République fédérale d’Allemagne et la République de Pologne
confirmant la frontière entre elles », article premier.
67
Charles de Gaulle « Le Monde », Mémoires d’espoir, Le Renouveau (1958-1962), op.cit., p.1031.
68
Notamment la visite effectuée en RDA ainsi dépeinte par Pierre Haski : « Cette visite en RDA reste
assurément le plus grand faux pas de François Mitterrand pendant cette période, faute politique autant que
faute de goût », in Pierre Haski, art.cit., p.19.
- 33 -
résultat d’une amitié pour le voisin d’outre-Rhin ; c’[était] la conséquence d’un froid
calcul fondé sur une vision très traditionnelle de la politique allemande. »69
Simultanément à la question de la réunification allemande, la disparition du bloc
de l’Est obligea la France à définir une politique extérieure à l’égard des pays d’Europe
centrale et orientale ainsi libérés de la tutelle soviétique. Devant cette nouvelle situation
géopolitique, François Mitterrand proposa la création d’une confédération européenne.
1.2.3 La confédération : résistance à l’abandon de la configuration
communautaire historique
François Mitterrand annonça son projet de confédération européenne lors de la
cérémonie des vœux télévisés du 31 décembre 1989 : « Je compte voir naître dans les
années 90 une confédération européenne au vrai sens du terme, qui associera tous les
Etats de notre continent dans une association commune et permanente d’échanges, de
paix et de sécurité. »
Lors de sa visite en Tchécoslovaquie le 13 septembre 1990, le président de la
République française précisa son idée de confédération : « […] un cénacle où les pays
d’Europe […] puissent réaliser une entente continentale qui commencera par l’ouverture
d’un dialogue permanent. […]. »70 De même, dans son discours prononcé le 14 juin
1991 pour la séance de clôture des assises de la confédération européenne, réunion
informelle tenue aussi Prague, François Mitterrand définissait le but de cette
organisation en projet : « […] abolir la distance physique et psychologique créée par un
demi-siècle de séparation » entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale et orientale
en créant un « lieu de rencontre permanent, un centre d’impulsion, un cadre
d’initiatives, pour développer l’aménagement physique et humain de notre espace
commun. »71 La Confédération européenne présentait donc un contenu très vague,
comme le souligna en particulier Jacques Delors, président de la Commission
européenne, au lendemain du lancement de l’idée : « ces propositions [de confédération
69
Daniel Vernet, « Un diplomate fin de siècle, à propos de La décennie Mitterrand, tome IV , de Pierre
Favier et Michel Martin-Roland », Le Monde, 19 mars 1999, p.15.
70
« En visite en Tchécoslovaquie, M. Mitterrand propose de réunir à Prague les assises d’une future
« confédération européenne », Le Monde, 15 septembre 1990, p.6.
71
« Séance de clôture des assises de la Confédération européenne, Prague le 14 juin 1991 », in François
Mitterrand, Onze discours sur l’Europe (1982-1995), Naples, Biblioteca Europea, Istituto Italiano per gli
Studi Filosofici, 1995, p.54.
- 34 -
européenne] restent très générales, mais répondent à l’interrogation que chacun se pose
sur la façon dont l’espace européen de l’Atlantique à l’Oural sera organisé. »72
Le caractère général des propositions de la Confédération européenne découlait
de la rapidité des bouleversements géopolitiques – seules quelques semaines séparaient
la chute du mur de Berlin et la première annonce du projet de Confédération – qui
imposait à la France d’improviser une politique à l’égard de l’Europe centrale et
orientale. Mais le caractère vague des propositions la Confédération ne résultait-elle pas
aussi de sa nature d’instrument politique créé par François Mitterrand pour assembler
deux exigences contradictoires : offrir aux anciens Etats satellites d’Europe centrale et
orientale un horizon de coopération avec l’Europe de l’ouest et la Communauté et en
même temps ne pas s’engager concrètement dans la voie d’une adhésion de ces derniers
à la CEE ? Ceci confirmerait la remarque d’un observateur contemporain : « […]
Délibérément flou, le concept de confédération a pour principale vertu de ne pas
désespérer l’Est de l’Elbe, en affichant un objectif symbolique… mais lointain. […]. »73
Dans le discours des Assises de la Confédération européenne cité plus haut,
François Mitterrand exprimait sa vision d’une organisation de l’Europe complexe où
cohabiteraient différentes organisations, d’où il découle qu’en juin 1991 le président
français pouvait se représenter une Europe dont la Communauté (à douze) constituerait
l’armature principale, et à laquelle se serait ajouté un ou des autres organismes qui
incluraient les PECO : « […] Je crois plutôt que l’Europe s’édifiera sur des fondations
diverses, sur de nombreux piliers, sans quoi elle serait bien fragile. […].»
74
Et cette
autre fondation, intégrant l’Est de la Communauté européenne, prenait alors la forme de
la confédération.
L’architecture de l’Europe ci-dessus décrite ressemble à certains égards à la
vision de l’équilibre européen exprimé presque trente ans auparavant par le Général de
Gaulle, telle qu’elle apparaît dans certains discours. Cet équilibre reposerait sur
l’addition de l’existence d’un pôle politique puissant en Europe de l’ouest, constitué
d’un socle franco-allemand, et de relations de coopération et d’entente avec la partie
orientale du continent jusqu’à l’Oural, et son pôle Moscou. Citons notamment le
discours prononcé à Bonn, en septembre 1962, par le Général de Gaulle. Dans un
72
« L’union politique des Douze doit passer avant la « confédération », affirme M. Delors. », Le Monde,
3 janvier 1990, p.4.
73
Bernard Cassen, « Une Europe dépassée par sa géographie, Fédération à douze ou confédération à
trente ? », Le Monde diplomatique, février 1990, p.8.
74
« Séance de clôture des assises de la Confédération européenne », op.cit. , p.55.
- 35 -
contexte géopolitique marqué par l’existence de la menace soviétique, de Gaulle y
imaginait quel pourrait être l’équilibre européen dans l’avenir, quand l’Union soviétique
aurait disparu ou la Russie cessé de constituer un ennemi idéologique, c’est-à-dire dans
une situation proche de l’après guerre froide, lorsque le concept de Confédération
européenne apparut dans les discours de François Mitterrand. De Gaulle déclarait :
«L’union, pourquoi l’union [de la France et de l’Allemagne] ? D’abord parce que nous
sommes ensemble et directement menacés […]. L’union, encore, dans la perspective
d’une détente, puis d’une compréhension internationale, qui permettrait à toute
l’Europe, dès lors qu’auraient cessé à l’Est les ambitions dominatrices d’une idéologie
périmée, d’établir son équilibre, sa paix, son développement, de l’Atlantique à l’Oural, à
l’impérative condition que soit pratiquée une vivante et forte communauté européenne à
l’Ouest, c’est-à-dire une seule et même politique franco-allemande. »75 Moins de trois
ans plus tard, dans une conférence de presse, de Gaulle confirmait la vision de l’ordre
européen que nous venons de tracer : « Il s’agit que les six Etats qui, espérons-le, sont
en voie de réaliser la Communauté économique de l’Europe occidentale, parviennent à
s’organiser dans le domaine politique et dans celui de la défense afin de rendre possible
un nouvel équilibre de notre continent. Il s’agit que l’Europe, mère de la civilisation
moderne, s’établisse de l’Atlantique à l’Oural dans la concorde et la coopération
[…]. »76
François Mitterrand n’excluait pas l’adhésion des pays d’Europe centrale et
orientale à la Communauté européenne, mais ne proposait pas de calendrier, ce qui fut
d’ailleurs déploré par l’organisateur des assises de la confédération, le président
tchécoslovaque Václav Havel. En effet, François Mitterrand affirmait : « […] Cette
Communauté [européenne] s’impose des règles très contraignantes. Elle n’est pas
immédiatement accessible à tous. Faudra-t-il donc vivre, pendant des années, avec d’un
côté une Communauté puissante qui, pour l’instant, a 340 millions d’habitants […] et,
de l’autre, l’Europe du libre-échange, avec l’Union soviétique, dans sa réalité mouvante
d’aujourd’hui, et puis les pays d’Europe centrale et orientale ? Ou bien il faut qu’ils
adhèrent à la Communauté – et la France facilitera cette entrée, je le leur dis, dans les
plus brefs délais, dès lors qu’ils se soumettront aux conditions communes –, ou bien ils
vont rester isolés et contraints de subir – même si les mots ne sont jamais prononcés,
75
Cité in Alfred Grosser, Affaires extérieures, La politique de la France 1944-1989, Flammarion, Paris,
1989, p.181.
76
Conférence de presse du 4 février 1945, cité in Alfred Grosser, ibid., p.205.
- 36 -
moi je le dis – la loi du rapport de forces, c’est-à-dire les tutelles économiques d’abord,
culturelles ensuite, politiques enfin. […]. » 77
Dans une phrase précédente, François Mitterrand déclara de même : « […] Si au
bout d’un certain temps, le plus bref possible, je dis bien le plus bref possible – mais
cette possibilité sera examinée par ceux qui en ont la charge : Conseil européen,
Commission, Parlement –, l’ensemble des pays démocratiques d’Europe était en mesure
d’adhérer à la Communauté et d’y adhérer pleinement, et si les membres de la
Communauté étaient, eux, en mesure de l’accepter aussi, alors le problème serait réglé.
Nous nous retrouverions tous dans le même organisme, la même institution. Dans ce
cas-là, on l’appellera la Communauté européenne […]. » 78
En somme, dans son discours de clôture des Assises européennes du 14 juin
1991, Mitterrand proposait une solution intermédiaire d’une Europe à plusieurs piliers
dans laquelle les PECO seraient associés à l’Europe de l’ouest grâce à la Confédération,
puis pourraient rejoindre la Communauté européenne dans un délai « bref ».
L’indétermination de ce qualificatif permettait d’éluder tout engagement daté, et par la
même ne contredisait pas ouvertement l’affirmation faite lors d’un entretien accordé
deux jours plus tôt à Radio France International (RFI), lors de l’ouverture des Assises
de la Confédération européenne, selon laquelle l’adhésion des pays d’Europe centrale à
la CEE ne pourrait pas intervenir avant « des dizaines et des dizaines d’années »79.
Grâce à l’évocation floue d’un délai d’adhésion « le plus bref possible », le Président ne
se liait ni ne froissait Václav Havel, qui avait déclaré dans son discours d’inauguration
que la confédération ne saurait retarder l’adhésion à la Communauté de ces pays : « […]
Il serait néfaste pour la stabilité en Europe que la confédération freine le rapprochement
avec la Communauté, ou pérennise leur état de pays de deuxième catégorie […] »80.
Le Président français s’exprimait encore en 1992 en faveur d’une autre forme
d’association des PECO avec la Communauté que l’adhésion. Lors du discours du
colloque « les tribus ou l’Europe », prononcé quelques semaines après la disparition de
l’Union soviétique (21 décembre 1991) et quelques jours après la signature du Traité
d’Union européenne (7 février 1992), il déclara : « […] On a prétendu que j’étais hostile
à la création de cette Europe-là [une Communauté européenne élargie aux pays
77
« Séance de clôture des assises de la Confédération européenne », op.cit. , p.56.
Ibid., p.55.
79
« Dans un entretien à Radio-France Internationale : les pays d’Europe centrale n’adhéreront pas à la
CEE avant « des dizaines d’années », déclare M. Mitterrand », Le Monde, 14 juin 1991, p.4.
78
- 37 -
d’Europe centrale et orientale] ; hostile à l’adhésion de ces peuples, que j’aime et que je
respecte tout autant que les autres. Mais je pense qu’on peut leur proposer d’autres
systèmes et que la Communauté elle-même doit en prendre l’initiative, sans que pour
autant il soit question d’Europe des pauvres et d’Europe des riches. […]. » 81
Dans ce discours, François Mitterrand affirmait en même temps son soutien à
l’élargissement aux anciens satellites de l’Union soviétique, mais dans un futur
indéterminé, en raison de l’incapacité de ceux-ci à supporter les règles de la
Communauté : « Si j’ai marqué quelques réserves à l’égard de l’adhésion à la
Communauté des pays anciennement sous tutelle soviétique (sauf les pays baltes), ou
bien relevant de l’ancienne Union soviétique (l’Ukraine, la Biélorussie, qui sait, la
Moldavie), ce n’est pas sur le principe même de l’adhésion, mais simplement parce que
je pense que ces pays ne sont pas en état de supporter les contraintes dont je parlais tout
à l’heure, et qu’eux même s’y perdraient. »82
L’élargissement aux PECO constituait aussi une question difficile pour François
Mitterrand parce qu’elle était contemporaine de celle de la réussite d’un
approfondissement politique important, la mise en œuvre du traité de Maastricht, signé
le 7 février et qui serait soumis à référendum en France le 20 septembre 1992.
Or l’approfondissement politique était prioritaire pour François Mitterrand. Lors
du discours « Les tribus ou l’Europe », au début 1992, François Mitterrand déclara :
« […] il faut renforcer la Communauté ; elle s’en est donné les moyens à Maastricht.
Puis il faut l’élargir ; […]. »83 La principale d’entre elles était alors la monnaie unique,
dont la fonction d’encadrement d’une Allemagne réunifiée importait aussi à François
Mitterrand84.
Le fort attachement de Mitterrand à la réussite de la ratification du traité de
Maastricht tient en effet au rôle fondamental du président français dans la construction
européenne depuis la relance de 1983-1984, fondée sur le nouveau dynamisme du
couple franco-allemand et le renforcement de la solidarité entre les gouvernements des
deux pays à cette époque85. La décision de François Mitterrand, en mars 1983, de
80
Cité in Claire Tréan, « L’ouverture à Prague des Assises de la confédération. Le président Havel plaide
pour une coopération européenne pragmatique et concrète », Le Monde, 14 juin 1991, p.4.
81
Discours au colloque « Les tribus ou l’Europe », Paris, 29 février 1992, in François Mitterrand, Onze
discours sur l’Europe (1982-1995), op.cit., pp. 81-94.
82
Ibid., p.91.
83
Ibid., p.91.
84
Florence Deloche-Gaudez, « Les réactions de la France à l’élargissement à l’Est de l’Union
européenne », in Notes et études documentaires, n°5108-08, mars 2000, p.51-68.
85
Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne…, op.cit.
- 38 -
maintenir le franc dans le Système monétaire européen (SME) atteste du choix
d’approfondir la construction européenne.
Par comparaison, Georges Pompidou avait au contraire décidé, en janvier 1974,
de laisser flotter le franc, donnant la priorité aux intérêts français au détriment de
l’harmonisation européenne. Valéry Giscard d’Estaing, élu 1974, fut plus engagé en
faveur de l’intégration européenne, alors que ses prédécesseurs mettaient l’accent sur
l’indépendance de la France. Valéry Giscard d’Estaing, avait réalisé une relance des
institutions86 et affirmé dès 1974 la volonté de réaliser l’union économique et monétaire
La décision de François Mitterrand de maintien de la France dans le SME
rapprocha la politique économique de la France de celle de ses partenaires européens et
accorda une plus grande importance au rôle du marché dans l’économie. Ce changement
était contemporain des tournants néo-libéraux à l’intérieur des grands Etats, en
particulier en Grande-Bretagne, qui auraient créé la dynamique d’une libéralisation à
l’échelle européenne et seraient à l’origine de l’Acte unique87 et de l’objectif de Grand
marché intérieur. Ce faisant, François Mitterrand contredisait peut-être son slogan de la
campagne de la première élection du Parlement européen : « L’Europe sera socialiste ou
ne sera pas. »88 Quoi qu’il en soit, le soutien de François Mitterrand à
l’approfondissement communautaire a été constant et permit, grâce à la relation francoallemande, des avancées – Acte unique, traité de Maastricht –, de la mutualisation et de
la construction communautaire89.
L’engagement européen de François Mitterrand justifiait les inquiétudes qu’il
exprima devant une remise en cause possible de l’approfondissement européen sous le
poids de l’élargissement aux PECO. Le président résumait ce risque dans la formule
d’une Communauté qui deviendrait une simple zone de libre-échange. Dans l’interview
à RFI lors de l’ouverture des Assises de la confédération européenne, en 1991, François
Mitterrand avait, par exemple, déclaré : « […] il y a un danger qui pèse sur [la
communauté], c’est que le grand nombre finisse par en faire simplement une zone de
libre-échange […] ce serait une déformation complète du Traité de Rome. »90 Les
politiques communes – telles que la Politique agricole commune –, qui différencient la
86
En particulier il renonça à la pratique de l’unanimité sur tous les sujets au Conseil des ministres de
l’UE, accorda une plus grande latitude aux COREPER et des pouvoirs plus importants furent donnés au
Parlement européen
87
Andrew Moravcsik, « Negotiating the Single European Act : National Interests and Conventional
Statecraft in the European Community », International Organization 45(1), 1991, p.19-56.
88
Pierre Gerbet, op.cit., p.329.
89
Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France, acteurs et processus, op.cit., p.193-194.
- 39 -
construction européenne d’une zone de libre-échange, auraient été menacées par
l’accroissement trop important du nombre d’Etats.
1.2.4 Contraste entre la position française sur l’élargissement aux
PECO et celle envers l’adhésion de l’Autriche, de la Suède et
de la Finlande
Le discours au colloque « Les tribus ou l’Europe » s’inscrivait non seulement
dans la perspective de la mise en oeuvre du Traité sur l’Union européenne, à condition
d’être ratifié, mais aussi de la préparation de l’élargissement de la Communauté à
certains pays de l’Association européenne de libre-échange91 (AELE). L’Autriche avait
posé sa candidature à l’adhésion à la Communauté européenne dès le 27 juillet 1989, la
Suède le 1er juillet 1991, la Finlande le ferait le 18 mars 1992, la Suisse et la Norvège
respectivement le 26 mars et le 25 novembre suivants.
Lors de la préparation du Traité de Maastricht, les pays de l’AELE avaient pris
conscience qu’ils ne souhaitaient pas rester à l’écart du grand Marché unique. Ils
bénéficiaient d’accords bilatéraux de libre-échange industriel avec la Communauté
depuis 1972-1973 et leurs échanges commerciaux avec celle-ci étaient considérables :
deux tiers de leurs importations en provenaient et un tiers de leurs exportations y
affluaient92. On mit alors au point l’Espace économique européen (EEE) mais les
candidatures de certains pays de l’AELE à l’entrée dans l’UE le rendirent caduc.
Les conséquences géopolitiques de la fin de la guerre froide sous-tendaient les
demandes d’adhésion de membres de l’AELE à l’Union européenne : la disparition de
la tutelle soviétique en Europe centrale puis la dissolution de l’Union soviétique
(décembre 1991) firent perdre sa justification à la neutralité de ces trois pays.
La neutralité de l’Autriche remontait au traité de 1955, qui mit fin à son
occupation par les forces alliées à la condition que la république autrichienne respecte
une stricte neutralité diplomatique. La disparition de l’Union soviétique modifia la
situation géopolitique de l’Autriche. Le président autrichien Thomas Klestil constatait
ainsi en juillet 1992 : « Nous devons faire évoluer notre politique de neutralité dans le
sens de la solidarité parce que les menaces aussi ont changé de nature : conflits
90
Le Monde, 14 juin 1991, op.cit.
Les pays membres de l’AELE étaient : la Norvège, de la Suède, de la Finlande, l’Islande, l’Autriche, la
Suisse, le Liechtenstein.
92
Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, op.cit., p.411.
91
- 40 -
nationaux, migrations avec les vagues de réfugiés, destruction de l’environnement…
Contre ces dangers, la neutralité n’est pas d’un grand secours. C’est pourquoi je suis un
partisan absolu de notre appartenance à l’Europe […].»93
La Finlande, qui possédait un régime démocratique et une économie de marché
pendant la guerre froide, n’appartenait cependant pas au camp occidental du point de
vue de la politique étrangère. En effet, la Finlande était neutre par obligation, sa
politique extérieure soumise à celle de l’Union soviétique depuis la signature, en 1948,
d’un « traité d’assistance mutuelle » renouvelé en 1970 et 198394. La « finlandisation »
prit fin avec la disparition de l’Union soviétique. Mais l’existence d’une longue
frontière – plus de 1000 kilomètres – avec la Fédération de Russie, Etat affaibli,
constitua une motivation importante à rejoindre l’Union européenne de façon à se
mettre à l’abri de l’influence russe.
Quant à la Suède, sa neutralité s’était construite à partir du XIXe siècle puis
après l’indépendance du Royaume de Norvège (1905). Parallèlement à cette neutralité,
la diplomatie suédoise s’engagea dans la médiation de conflits divers dans le monde, ce
qui était incompatible, du temps de la guerre froide, avec l’entrée dans la CEE, un des
piliers du camp occidental et dont presque tous les membres faisaient partie de l’OTAN
(sauf l’Eire, refusant d’appartenir à une alliance militaire incluant le royaume Uni, et la
France, depuis 1961). La fin de la guerre froide facilita donc le rapprochement
géopolitique entre la Suède et les Communautés. De plus, les pays baltes ayant acquis
leur indépendance, la Suède n’avait plus de frontière commune avec la Russie.
Ne pas rester à l’écart du Marché unique, reconsidérer leur statut de neutralité
avec la disparition de la guerre froide, constituèrent les deux motivations principales de
la candidature des pays de l’AELE à l’entrée dans l’Union Européenne. L’Autriche, la
Suède et la Finlande adhérèrent le 1er janvier 1995, mais la Suisse avait finalement
renoncé et la Norvège dit non pour la deuxième fois – la première fois fut en 1972 – à
52,2%, lors du référendum du 28 novembre 1994.
Les raisons de l’acceptation par François Mitterrand de l’adhésion de l’Autriche,
de la Suède et de la Finlande, d’une part, et de son refus ou du moins de « réserves » à
l’égard de l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, d’autre part, furent
93
Daniel Vernet, Waltraud Barily, “Un entretien avec le Président autrichien », Le Monde, 14 juillet
1992, p.1.
94
Sylvain Kahn, Géopolitique de l’Union européenne, op.cit.
- 41 -
exprimées dans son discours du 29 février 199295 ; elles résidaient dans la différence de
capacité entre ces deux groupes d’Etats à supporter les « contraintes » d’appartenance à
la Communauté : « […] [les] Douze […] deviendront d’ici peu, à partir de 1993, Treize,
Quatorze, Quinze, si l’on en juge par les demandes d’adhésion de l’Autriche, de la
Suède, de la Finlande, en attendant les autres demandes d’adhésion qui seront
acceptées96. Je le souhaite, contrairement à ce que j’ai souvent entendu dire ! Je le
souhaite tout en sachant que cette Communauté ne peut exister qu’avec des pays
capables de supporter les contraintes qui lui permettent d’être une structure solide.
[…] »
Les pays de l’AELE, à la différence des pays d’Europe centrale et orientale,
possédaient des systèmes politiques démocratiques et des niveaux de vie élevés.
Mitterrand avait à ce propos déclaré dans l’interview à RFI97 en juin 1991 : « La Suède
et l’Autriche sont des pays tout à fait préparés en raison de leur niveau de vie, de la
réalité économique, à entrer dans le Marché commun : peut-on en dire autant des
anciens pays communistes […] ? »
Toutefois, si l’Autriche, la Suède et la Finlande constituaient de bons candidats à
l’entrée dans l’Union européenne du point de vue des critères économiques et
politiques, leur adhésion s’accompagna de débats politiques et institutionnels. Les
nouveaux membres n’étaient pas favorables à la politique agricole commune et réservés
envers la Politique extérieure et de sécurité commune (PESC), innovation du traité de
Maastricht98. Cette réticence envers la PESC des nouveaux entrants s’expliquait par leur
neutralité historique.
Sur le plan institutionnel, cet élargissement suscita la crainte des grands Etats
membres d’une érosion de leur pouvoir de décision aux seins des institutions de l’Union
européenne. Les dissensions exprimées entre les Douze aboutirent en particulier au
compromis institutionnel de Ionanina (27 mars 1994), permettant la constitution du
minorité de blocage au sein du Conseil des ministres avec 23 voix seulement sur 9099.
Alors que François Mitterrand restait réticent à l’égard de l’élargissement de
l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale, la mise en placee d’un
95
Discours au colloque « Les tribus ou l’Europe », in Onze discours sur l’Europe (1982-1995), op.cit.,
p.81-94.
96
Il s’agit de la Suisse et de la Norvège, respectivement candidates en mars et novembre 1992.
97
« Dans un entretien à Radio-France Internationale … », Le Monde, 14 juin 1991, op.cit.
98
Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, op.cit., p.410.
99
Entre 23 et 26 voix, le Conseil ferait tout son possible pour aboutir « dans un délai raisonnable à une
solution satisfaisante qui puisse être adoptée par 68 voix au moins ».
- 42 -
nouveau gouvernement après la victoire de la droite aux élections législatives de mars
1993 infléchit la position française sur cette question100.
1.2.5 Aux origines de l’acceptation française de l’élargissement aux
PECO au Conseil européen de Copenhague : aspects
conjoncturels et influence de l’idéal paneuropéen
communautaire
A partir de 1991, les échanges entre la CEE et les PECO se développèrent plus
largement. La Commission proposa des accords d’association, dits « accords
européens », qui visaient à mettre en place un libre-échange bilatéral pour les produits
industriels et une coopération technique, scientifique, culturelle.
En juin 1993, les chefs d’Etat et de gouvernemement de l’Union européenne
proclamèrent pour la première fois lors du Conseil européen de Copenhague l’objectif
d’une adhésion à l’UE des pays d’Europe centrale et orientale, par la déclaration
suivante :
« [...] les pays associés d’Europe centrale et orientale qui le désirent pourront
devenir membres de l’Union européenne. […] » Cette déclaration s’accompagna de la
formulation de critères à atteindre par les pays candidats :
« […] L'adhésion aura lieu dès que le pays membre associé sera en mesure de
remplir les obligations qui en découlent, en remplissant les conditions économiques et
politiques requises.
L'adhésion requiert de la part du pays candidat qu'il ait des institutions stables
garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des
minorités et leur protection, l'existence d'une économie de marché viable ainsi que la
capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur
de l'Union. L'adhésion présuppose la capacité du pays candidat à en assumer les
obligations, et notamment de souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et
monétaire.
La capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant
l'élan de l'intégration européenne constitue également un élément important répondant à
l'intérêt général aussi bien de l'Union que des pays candidats.
100
Deloche-Gaudez Florence, « Les réactions de la France à l’élargissement à l’Est de l’Union
européenne », op.cit.
- 43 -
Le Conseil européen continuera à suivre de près les progrès réalisés par chaque
pays associé pour remplir les conditions d'adhésion à l'Union et il tirera les conclusions
qui s'imposent. »101
Dans le cas de la France, trois faits expliquent l’acceptation par François
Mitterrand de cette déclaration.
Tout d’abord, la cohabitation avec un nouveau gouvernement plus soucieux que
le président de la République d’adresser des signaux positifs à l’Europe centrale et
orientale. Le nouveau ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, en particulier, aurait
été convaincu en mai 1993 d’engager la France en faveur de l’élargissement de l’Union
européenne aux pays d’Europe centrale et orientale102.
En second lieu, l’énonciation de critères rendait conditionnelle la résolution de
Copenhague.
Enfin, le fait que le traité sur l’Union européenne ait été presque déjà ratifié par
tous les pays membres des Communautés (sauf le Royaume Uni, dont la Chambre des
Lords approuverait le traité en juillet) lors de la réunion de Copenhague a aussi joué un
rôle important103, étant donnée l’insistance du président de la République sur la
nécessité d’une avancé politique de la Communauté avant de l’élargir. Comme le
souligne Hubert Védrine, « notre politique ten[ait] en une formule, logique et
chronologique : approfondissement d’abord, élargissement ensuite. Or, ne ven[ions]nous pas de réussir un approfondissement majeur avec Maastricht ? »104
Néanmoins, il est pertinent de se demander pourquoi François Mitterrand, qui
avait déclaré seulement deux ans plus tôt que l’adhésion des pays d’Europe centrale à la
CEE ne pourrait avoir lieu avant « des dizaines et des dizaines d’années »105, a décidé
d’accepter dès juin 1993 de soutenir l’engagement de Copenhague ; d’autant plus que le
président français craignait toujours les retombées de cet élargissement pour les pays
d’Europe centrale et orientale comme pour les anciens Etats membres.106
101
Conseil européen de Copenhague, 21-22 juin 1993, Conclusions de la Présidence, point
7.A.iii,SN180/1/93REV1 ;
http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/72922.pdf
102
Florence Deloche-Gaudez, « Les réactions de la France à l’élargissement à l’Est de l’Union
européenne », op.cit., p.53.
103
Florence Deloche-Gaudez, ibid.
104
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand. A l’Elysée, 1981-1995, Paris, Fayard, 1996,
p.562.
105
Le Monde, 14 juin 1991, op.cit.
106
La conférence de presse conjointe de François Mitterrand avec Edouard Balladur et Alain Juppé à
l’issue du Conseil européen de Conpenhague, le 22 juin 1993, témoigne encore de ce scepticisme, où
l’entrée dans le marché unique et la Communauté représente un « risque » : « C’est un risque, pas
- 44 -
Une explication de cette inflexion du Président de la République française,
comme de celle d’autres dirigeants d’Etats membres réticents, est fournie par une
interprétation constructiviste107 du passage du statut d’association avec les PECO – qui
ne comprenait pas de promesse d’adhésion – à l’engagement en faveur de
l’élargissement.
Pendant la première étape, contemporaine de la mise en place des accords
européens, les principaux partisans de l’élargissement étaient l’Allemagne et la GrandeBretagne108.
L’attitude des Etats favorables à l’élargissement a été sous-tendue, selon le
courant de l’intergouvernementalisme libéral (Andrew Moravcsik), par l’importance de
leurs intérêts géopolitiques et économiques dans la région concernée, qui est
proportionnelle au niveau d’interdépendance avec celle-ci ; l’interdépendance
internationale augmente avec la proximité géographique.
Ceci explique la motivation de l’Allemagne, puis de l’Autriche à partir de son
adhésion en 1995, dans l’élargissement à l’Europe centrale. Sur le plan économique, un
tel élargissement leur permettait d’accroître les possibilités de commerce transfontalier
et les mouvements de capitaux109.
Le soutien à l’élargissement à l’Europe centrale et orientale de la GrandeBretagne, éloignée géographiquement et sans interdépendance internationale avec cette
région, est généralement attribué à la stratégie des gouvernements conservateurs, pour
qui l’extension géographique de l’UE permettait de freiner l’approfondissement
communautaire110.
Parmi les pays réticents, se trouvaient ceux de l’élargissement au sud, dans les
années quatre-vingt, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, et l’Irlande. Plus pauvres et plus
orientés vers l’agriculture, ils redoutaient la compétition budgétaire entraînée par
l’adhésion aux Communautés des pays d’Europe centrale et orientale, dont certains
secteurs de l’économie pouvaient fortement les concurrencer (textile, agriculture, acier).
En ce qui concerne la PAC, la France aussi pouvait percevoir l’élargissement à l’Est
comme préjudiciable à ses intérêts.
seulement pour les membres de la Communauté qui ne tiennent naturellement pas à voir leurs charges
financières s’alourdir exagérément. »
107
Frank Schimmelfennig, « Liberal intergovernmentalism and enlargment », in « Liberal
intergovernmentalism », in Thomas Diez et Antje Wiener (dir.), European Integration Theory, Oxford
University Press, 2003, p.86-94.
108
Ibid.
109
Ibid.
- 45 -
Sur le plan géopolitique, la réticence de la France s’explique par le fait que, par
sa position géographique, son degré d’interdépendance avec les PECO est moins élevé
que celui de l’Allemagne ; ceci aussi explique pourquoi l’Italie et de la Grèce faisaient
partie des pays freinant l’élargissement. La France pouvait redouter que les pays
d’Europe centrale proches de l’Allemagne se rangent aux côtés de celle-ci et qu’elle
constitue ainsi elle forme un pôle d’influence à l’Est et plus au Nord dans l’Union. Ceci
constituerait un bouleversement du schéma géopolitique communautaire, favorable à la
France, d’avant 1989.
Dans ces conditions, les accords d’association constituaient un compromis entre
les pays poussant à l’élargissement aux PECO et ceux qui avaient tendance à s’y
opposer. En effet, grâce à l’ouverture et la libéralisation les échanges commerciaux, les
accords permettaient aux pays ayant une proximité géographique d’intensifier leur
implication économique dans les PECO tout en préservant les Etats membres craignant
les coûts de l’élargissement.
L’Allemagne et la Grande-Bretagne, d’un côté, et les PECO, de l’autre,
justifièrent alors leurs préférences – fondées sur des intérêts économiques et
géopolitiques –, en recourant aux idéaux communautaires, en particulier celui de la paix
et de la vocation paneuropéenne de la Communauté européenne111.
Dès les balbutiements de la construction européenne, en effet, le principe du
droit pour les autres pays d’Europe à en faire partie fut proclamé dans les traités.
L’article 237 du traité instituant la Communauté économique européenne proclama le
droit d’adhésion de « tout Etat européen » et énonçait aussi les conditions
d’admission d’un nouveau membre.
L’élargissement est consubstantiel à la construction européenne parce que
l’objectif premier de celle-ci depuis l’origine est d’établir la paix sur le territoire
européen. L’intégration européenne est un processus d’englobement des Etats par
attraction et association en vue de neutraliser la conflictualité112. Robert Schuman,
ministre des Affaires étrangères français, avait déclaré en 1950 lors de l’annonce
officiel du projet de CECA : « La solidarité de production qui sera ainsi nouée
manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement
110
Grabbe et Hughes, cités in Frank Schimmelfennig, ibid.
Frank Schimmelfennig, ibid.
112
Géopolitique de l’Union européenne, op.cit., p.64.
111
- 46 -
impensable, mais matériellement impossible. »113 La méthode inventée consistant à
bloquer tout mécanisme belliqueux en Europe par l’enchevêtrement des intérêts et
destinée avant tout à éviter tout nouveau conflit entre la France et à l’Allemagne, avait
vocation à s’étendre à d’autres parties de l’Europe. Dans la même déclaration du 9 mai
1950, Robert Schuman insistait en effet sur le caractère ouvert de la nouvelle
association créée ; la CECA réaliserait « […] une unité puissante de production ouverte
à tous les pays qui voudront y participer […]»114
La construction européenne est donc davantage un projet géopolitique qu’un
projet sous-tendu par la géographie physique115. De plus, l’Europe n’est pas, comme la
région assez vague qu’elle désigne étymologiquement, strictement délimitée sur le plan
géographique, à la différence du continent américain ou africain. En ce sens, la
construction européenne a potentiellement une dimension paneuropéenne. Une
déclaration de la Commission européenne affirmait en 1992 : « La Communauté n’a
jamais été un club fermé, et ne peut maintenant refuser le défi historique d’assumer ses
responsabilités continentales et de contribuer au développement d’un ordre économique
et politique pour l’ensemble de l’Europe »116.
Les gouvernements des pays favorables à l’élargissement à l’Est développèrent
le thème du devoir moral d’intégrer à la construction européenne les pays d’Europe
centrale et orientale, en ayant été exclus par la scission géopolitique de la Guerre froide.
Les partisans de l’élargissement brandissaient aussi le coût du refus de son refus, en
particulier les risques d’instabilité à l’Est117. Dans le contexte de l’éclatement de la
guerre dans les Balkans (1991-1995)118– la première guerre se déroulant sur le territoire
européen depuis la Seconde guerre mondiale – un tel argument avait une portée
importante.
La façon dont un discours officiel de l’Union européenne a pu influencer une
décision des Etats membres tient à la nature des liens qu’implique leur appartenance à
113
Déclaration surprise et historique du 9 mai 1950 de Robert Schuman, qui annonçait officiellement la
proposition française de mettre en commun les productions allemandes et françaises de charbon et
d’acier, ce qui donnerait naissance le 10 août 1952 à la Communauté européenne du charbon et de l’acier.
Déclaration reproduite dans Robert Schuman, Pour l’Europe, quatrième édition, Genève, les Editions
Nagel SA, 2005, p.151.
114
Ibid.
115
Géopolitique de l’Union européenne, idem.
116
Commission européenne, 1992, cité in Frank Schimmelfennig, art.cit.
117
Dakowska D., Neumayer L. (2005), « Introduction : repenser l’impact de l’adhésion », Politique
européenne, 15, p.5-27.
- 47 -
cette organisation. Ces liens sont institutionnels et politiques, mais aussi d’appartenance
à une identité collective communautaire, fondée sur des valeurs119. Or, les dirigeants
réticents à l’élargissement – du moins rapide – de l’Union à l’Europe centrale et
orientale, comme François Mitterrand, ne pouvaient renier les principes de paix et de la
solidarité envers l’Europe centrale et orientale ; ceci, ajouté à un cadre institutionnel
contraignant, peut expliquer la distorsion entre la position initiale d’un Etat et sa
décision finale arrêtée120. Le témoignage d’Hubert Védrine semble accréditer l’idée que
le président français ait été pris dans un tel mécanisme accélérant sa décision sur
l’élargissement à l’Est. L’ancien secrétaire général de l’Elysée affirme que, lors du
Conseil européen de Copenhague, « le Président demeur[ait] réservé vis-à-vis d’un
élargissement hâtif, mais il arriv[a] à la conclusion qu’il ne [pouvait] pas ne pas suivre
le mouvement» ; les discussions lors de cette réunion ayant été « marquées par le
parrainage démagogique et la précipitation de l’Allemagne vis-à-vis de [la région
Europe centrale et orientale]. » 121
Hubert Védrine a montré à propos de la guerre des Balkans, question différente
mais contemporaine de celle de l’élargissement de l’UE aux PECO, que le cadre
politique communautaire européen pouvait infléchir les positions du dirigeant français.
La « discipline européenne » a forcé François Mitterrand et Roland Dumas, ministre des
Affaires étrangères, à accepter « à contre cœur » la reconnaissance de la Slovénie et de
la Croatie le 18 janvier 1992122, comme l’avait fait l’Allemagne [préciser] pour ne pas
altérer la signature du traité de Maastricht devant avoir lieu quelques semaines plus tard
(7 février 1992) et dont l’un des objectifs proclamait précisément de construire une
politique extérieure européenne commune123.
118
Ce contexte sous-tendait aussi la mise en œuvre de la conférence sur la stabilité en Europe, dont le
projet fut présenté en avril 1993 par le nouveau Premier ministre Edouard Balladur et avait pour but de
« stabiliser la situation en Europe et d’y instituer l’équilibre » (Le Monde, 10 avril 1993).
119
Comme l’affirme René Schwok : « Les institutions communautaires ont une capacité à générer des
intérêts et des valeurs propres pouvant dépasser et défier les Etats qui les ont créées », op.cit., p. 92.
120
Frank Schimmelfennig, art.cit.
121
Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand. A l’Elysée, 1981-1995, op.cit., p.562.
122
Ibid., p.620.
123
Voir Annexe 4 : Traité sur l’Union européenne, Article B, les objectifs de l’Union européenne.
- 48 -
2. Consolidation de l’engagement français en faveur de
l’élargissement aux PECO sous Jacques Chirac et
exacerbation des débats précédant l’adhésion de mai
2004
Après son accession à la Présidence de la République en 1995, Jacques Chirac a
réorienté la politique française envers les pays d’Europe centrale et orientale dans le
sens d’un soutien affirmé à leur adhésion à l’Union européenne124.
Sous la Présidence de Jacques Chirac, la France dut, en relation avec les autres
Etats membres, préparer l’Union au futur élargissement, en particulier sur le plan
institutionnel (traité d’Amsterdam, puis de Nice).
Après la signature du traité d’adhésion d’Athènes, le 16 avril 2003,
l’élargissement de l’Union à l’Est fut l’objet d’un débat politique plus intense, au
Parlement en particulier avec les discussions de ratification, et en 2005, pendant la
période précédant le référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.
La victoire du vote « non », constitua alors aussi un élément du débat sur
l’élargissement aux PECO, notamment lors de la ratification, en 2006, du traité
d’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie.
2.1 Jacques Chirac : un soutien plus explicite à l’élargissement
2.1.1 De nouvelles opportunités pour la France en Europe
centrale et orientale
Le président français annonça lors de ses voyages en Pologne (12 septembre
1996), Hongrie (16 janvier 1997) puis République tchèque (3 avril 1997) son désir de
voir ces pays d’Europe centrale entrer dans l’UE dès l’an 2000. Ces déclarations, non
réalisables quant au calendrier, constituaient surtout un signal de changement de la
politique française à l’adresse de ces pays ; elles permettaient à la France de se
démarquer de la politique réticente de François Mitterrand concernant l’élargissement à
l’Est. Jacques Chirac revendiquait être un partisan de longue date de cette adhésion125.
Les conclusions plutôt favorables de la réflexion menée par le Secrétariat général du
Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne
124
« Les réactions de la France à l’élargissement à l’Est de l’Union européenne », op.cit., pp.58-59.
- 49 -
(SGCI) en 1995 sur l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, allaient
aussi dans le sens de la position de Jacques Chirac126.
La nouvelle orientation du président Jacques Chirac à l’égard de l’Europe
centrale s’explique notamment par la prise de conscience de l’influence politique et
économique acquise par l’Allemagne dans cette région. Les nouveaux dirigeants
français et notamment le ministre des Affaires européennes, Michel Barnier, avaient
réalisé l’avance de l’Allemagne en matière d’investissements en Europe centrale, et
entrepris d’y reprendre pied127. Les entreprises françaises avaient jusqu’alors été
frileuses à investir à l’Est à cause de la perception négative de ces régions par les élites
politiques, administratives et économiques françaises128. Le nouveau gouvernement
français lança alors une politique active de soutien à l’économie française en Europe de
l’Est. Les exportations et importations envers l’Europe centrale et orientale ont alors
augmenté constamment129. La présence économique française en Europe centrale a donc
crû en corrélation avec le soutien politique français à l’élargissement.
Le retard pris par la France vis-à-vis de l’Allemagne dans le soutien à
l’élargissement tient à la situation géopolitique particulière de la République fédérale en
Europe centrale, comme l’avait affirmé la Ministre des Affaires européennes Elisabeth
Guigou, dès 1992, lors d’une audition à l’Assemblée nationale: « la présence allemande
en Hongrie, en Pologne et en Tchécoslovaquie est traditionnelle, mais la France a une
position comparable en Bulgarie et en Roumanie […] »130
Les intérêts de la France à l’Est et au centre de l’Europe étaient aussi
concurrencés, dans politique étrangère française, par l’importance particulière des
relations de la France avec les pays du sud131, c’est-à-dire la Méditerrannée et les pays
ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique). Ainsi, au Conseil européen d’Essen de décembre
1994132, la France, qui allait présider l’Union, ajouta à la suggestion allemande de
125
Ibid.
Florence Deloche, La France et l’élargissement à l’Est de l’Union européenne, Paris, Les études du
CERI, n°46, octobre 1998.
127
Ibid, entretiens avec l’auteur, 17/09/1998 et 30/09/1998
128
Elsa Tulmets, La Conditionnalité dans la politique d’élargissement de l’Union européenne à l’Est : un
cadre d’apprentissages et de socialisation mutuelle ? , Thèse de l’Institut d’études politiques de Paris,
p.286.
129
Ibid.
130
Délégation de l’Assemblée nationale pour les Communautés européennes, Rapport d’information sur
l’élargissement de la Communauté européenne, juillet 1992, n°2885, p.29, Cité in Florence Deloche, La
France et l’élargissement à l’Est de l’Union européenne, idem.
131
La France et l’élargissement à l’Est de l’Union européenne, ibid.
132
Le Conseil européen d’Essen confirma l’engagement de Copenhague envers les pays associés
d’Europe centrale et orientale en adoptant une stratégie de préparation à leur adhésion à l’UE.
126
- 50 -
prévoir les crédits attribués aux pays d’Europe centrale et orientale pour la période
1995-1999 une demande similaire concernant les pays méditerranéens et annonça son
intention d’accorder une importance primordiale à la préparation de la conférence euroméditerranéenne du second semestre 1995 à Barcelone.
2.1.2 Les traités d’Amsterdam et de Nice : craintes d’une paralysie
institutionnelle de l’Union élargie et attachement à l’égalité de
poids franco-allemande
Après la déclaration de Copenhague, le Conseil européen d’Essen (9, 10
décembre 1994) lança la stratégie de pré-adhésion des pays d’Europe centrale et
orientale, destinée à l’intégration par ces derniers de l’acquis communautaire. La liste de
ceux-ci dressée à Copenhague comprenait la Pologne, la Hongrie, la République
tchèque, la Slovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie, l’Estonie, la Lettonie et la
Lituanie.
Le Conseil européen de Madrid (15,16 décembre 1995), enfin, fixa le calendrier
d’ouverture des négociations d’adhésion, qui commenceraient six mois après
l’achèvement de la conférence intergouvernementale sur la révision du traité de
Maastricht. Celle-ci, ouverte le 29 mars 1996, se consacra à la négociation du traité
d’Amsterdam, finalisé lors du Conseil européen d’Amsterdam, le 16-17 juin 1997, et
signé le 2 octobre suivant. Le traité n’apporta pas de changement fondamental en dehors
d’améliorations dans le domaine des relations des citoyens avec l’Union (droits
fondamentaux, protocole social, emploi, santé, environnement133.
Le traité d’Amsterdam aurait dû apporter une solution à la question du
mécanisme décisionnel de l’Union élargie.
En effet, dans le système communautaire, la multiplication du nombre d’Etats
membres, de surcroît d’importances démographiques différentes, complique la
réalisation d’un équilibre entre, d’un côté, leur souveraineté et, de l’autre, la démocratie
au sein de l’institution134 ; d’autant plus quand le mécanisme décisionnel a été depuis
l’origine pour l’essentiel fondé sur l’unanimité et qu’il s’agit d’étendre le vote à la
majorité qualifiée.
133
Pierre Gerbet, La Construction de l’Europe, op.cit.
Jacques Rupnik, « Trois dilemmes de l’Union élargie : sécurité, souveraineté, solidarité », in Bernard
Chavance (dir.), Les incertitudes du grand élargissement, L’Europe centrale et balte dans l’intégration
européenne, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 43-64.
134
- 51 -
La résolution du problème de la décision politique de l’Union européenne fut
reportée à une date ultérieure. Le traité étendit certes le vote à la majorité qualifiée au
Conseil des ministres à 14 domaines, mais ces derniers étaient peu susceptibles de faire
apparaître des controverses, les 10 principaux demeurant sous la règle de l’unanimité (la
libre circulation des personnes, la sécurité sociale, les services professionnels, la
taxation indirecte, la culture, l’industrie, certaines politiques environnementales, la
régulation financière, la politique sociale, les aides à l’emploi)135.
La crainte, partagée surtout chez les Etats fondateurs, d’une paralysie du
mécanisme décisionnel de l’Union et d’une dilution de la volonté politique
européenne136 avec vingt-sept ou trente Etats membres, ne fut pas atténuée. La France,
la Belgique et l’Italie publièrent par conséquent, parallèlement à la signature du traité,
une déclaration commune affirmant que le renforcement des institutions était une
« condition indispensable de la conclusion des premières négociations d’adhésion »137.
Le nouveau gouvernement français, dirigé par Lionel Jospin, aurait accepté ce traité
insatisfaisant en matière institutionnelle pour tenter d’obtenir en échange de
l’Allemagne – pressant l’élargissement de l’UE à l’Europe centrale –, mais sans
réussite, un assouplissement du pacte de stabilité, mécanisme de contrôle du déficit
budgétaire en vue de l’avènement de la monnaie unique138. Comme lors du Conseil
européen de Copenhague, en juin 1993, la contrainte européenne aurait donc amené les
dirigeants français à accepter des décisions communautaires allant, à certains égards, à
l’encontre des buts initiaux.
Dans son rapport139 sur les candidatures à l’adhésion, présenté en juillet 1997,
après la signature du traité d’Amsterdam, la Commission européenne insista sur la
nécessité de parvenir à une réforme des institutions. L’Agenda 2000 suggéra une
première liste de pays candidats, parce que répondant le mieux aux critères de
Copenhague : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovénie et l’Estonie
(Malte avait provisoirement retiré sa candidature suite à un changement de
gouvernement), et Chypre. L’Autriche et l’Allemagne se satisfaisaient de la liste
proposée par la Commission parce que leurs intérêts dans l’élargissement concernaient
135
Andrew Moravcsik, Kalypso Nicolaïdis, «Explaining the treaty of Amsterdam: Interests, Influence,
Institutions», Journal of Common Market Studies, Vol. 37, Mars 1999, p. 59-85.
136
Jacques Rupnik, « Trois dilemmes de l’Union élargie : sécurité, souveraineté, solidarité », art.cit.
137
Traité d’Amsterdam. Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes,
1997, p.144.
138
La France et l’élargissement à l’Est de l’Union européenne, op.cit.
- 52 -
avant tout l’Europe centrale140. Les autres Etats, plus éloignés de l’Europe du centre, les
pays plus au sud, la France, la Grande-Bretagne, le Danemark, la Suède, soutenaient la
la candidature de l’ensemble des pays désignés à Copenhague, parce que favorables à
un élargissement plus large. Les deux derniers soutenaient particulièrement l’adhésion
des pays de la mer baltique, avec lesquels ils étaient plus interdépendants. La Finlande
ne se joignait pas particulièrement à leurs efforts parce que son voisin immédiat,
l’Estonie, avait déjà été rangée dans la première liste de candidats.
Les décisions de lancement du processus d’élargissement, finalement étendu aux
dix candidats d’Europe centrale et orientale et à Chypre avec un dispositif unique, furent
arrêtées au Conseil européen de Luxembourg (12-13 décembre 1997). Les négociations
commencèrent le 31 mars 1998 à Bruxelles. Puis, le Conseil européen d’Helsinki (10-11
décembre 1999) décida d’ouvrir les négociations avec les six candidats de la deuxième
vague (Bulgarie, Lettonie, Lituanie, Malte, Roumanie, Slovaquie). Ces négociations
commencèrent en février 2000.
Pour répondre aux questions non résolues par le traité d’Amsterdam, une
Conférence intergouvernementale s’ouvrit en février 2000 mais n’aboutit pas à un
accord. Il revint à la France, présidente de l’Union européenne, de trouver une réponse
au problème institutionnel de l’Union élargie lors du Conseil européen de Nice (7-11
décembre 2000). Le président Jacques Chirac était déterminé à trouver une solution à la
question du mécanisme institutionnel dans une Union à vingt-cinq puis vingt-sept141.
Les grands Etats membres – la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie,
l’Espagne – acceptèrent de ne plus disposer de deux commissaires en échange de la
revalorisation de leur poids au Conseil des ministres. Mais ils firent peu de concessions
en ce qui concerne la décision à l’unanimité afin de préserver leurs intérêts les plus
importants. Seuls 29 cas sur 70 passèrent du vote à l’unanimité au vote à la majorité
qualifiée, et portant surtout sur des procédures. Jacques Chirac exigea de maintenir le
principe de l’égalité de poids franco-allemande, qui prévalait depuis les débuts de la
construction européenne, alors que l’Allemagne, démographiquement plus importante
depuis la réunification, souhaitait obtenir davantage de voix au Conseil. Elle y renonça
et accepta de se voir attribuer 29 voix comme la France, l’Italie et le Royaume-Uni se
voyaient chacune ; cette égalité incita des pays moins peuplés à demander un nombre de
139
Agenda 2000 pour une Union plus forte et plus large, COM(97) 2000 final, VOL. I. Bruxelles:
Commission des Communautés européennes, 15.07.1997. 96 p
140
Frank Schimmelfennig, « Liberal intergovernmentalism and enlargment », art.cit.
- 53 -
voix presque égal, ce qu’obtinrent l’Espagne et la Pologne (27 voix). Le traité de Nice
vit donc un accroissement du nombre des voix des pays moyens et petits142. En
revanche, l’Allemagne obtint une clause qui obligeait de tenir compte de la supériorité
démographique dans le système décisionnel européen : un membre du Conseil peut
demander, avant une décision à la majorité qualifiée, que les Etats qui la constituent
représentent 62% de la population totale de l’Union.
La décision d’accélération des négociations prise au Conseil européen de Nice
fut suivie par celle du Conseil européen de Göteborg (15-16 juin 2001) de conclure la
négociation avec les Etats qui seraient prêts à la fin de 2002 pour qu’ils puissent
participer aux élections européennes de 2004. La Commission exclua seulement la
Bulgarie et la Roumanie, estimant que ces deux pays ne répondaient pas encore aux
critères de Copenhague. Les négociations d’adhésion avec les dix autres pays furent
conclues au Conseil européen de Copenhague (12-13 décembre 2002), l’objectif
d’entrée de l’Union européenne de la Roumanie et de la Bulgarie étant confirmé pour
2007. Le traité d’adhésion d’Athènes fut signé le 16 avril 2003. Les ratifications du côté
des quinze anciens pays membres s’accomplirent sans difficulté, par voie parlementaire.
Celles dans les futurs pays membres eurent lieu par voie référendaire afin d’associer les
populations à cette décision essentielle pour leur avenir. L’adhésion des dix nouveaux
pays membres à l’Union européenne entra en vigueur le 1er mai 2004.
2.2 Les arguments des décideurs français en faveur de
l’élargissement aux PECO en 2003 : paix et stabilité, Europe
puissance, avantage économique
Les débats parlementaires français sur la ratification du traité d’Athènes tenus en
novembre (Assemblée nationale) et décembre (Sénat) 2003 montrent les arguments des
partisans en même temps que les réticences à l’égard de l’élargissement de l’UE aux
PECO.
141
Pierre Gerbet, La Construction de l’Europe, op.cit., p.498.
Pour l’Union à 27, le total des voix est de 345, la majorité qualifiée de 255, soit 73,9%, exprimée par
une majorité simple d’Etats pour une décision sur proposition de la Commission et de deux tiers dans les
autres cas.
142
- 54 -
2.2.1 Paix et stabilité sur le continent européen
Lors de la discussion au Sénat du projet de loi adopté par l’Assemblée nationale
autorisant la ratification du traité d’Athènes143, le ministre des affaires étrangères
Dominique de Villepin soulignait le rôle pacificateur de l’élargissement à l’Est de
l’Union européenne : « l’élargissement demeure la meilleure garantie de paix et de
stabilité politique pour notre continent […] .»144 Précédemment, lors de la discussion à
l’Assemblée nationale du projet de la loi de ratification du traité d’élargissement, il avait
insisté sur le devoir moral de réaliser l’élargissement à l’Europe centrale et
orientale : « il n'était pas envisageable de laisser les pays de l'Europe orientale et
centrale à l'écart de notre construction européenne après tant d'années passées sous le
joug des régimes communistes. »
145
Les Français interrogés en mars 2003, comme
d’ailleurs par la majorité des sondés de l’UE 15146, soutenaient majoritairement le
principe d’un devoir moral de rapprocher deux parties du continent européen rendues
antagonistes pendant la guerre froide. En effet, à la question « Avons-nous un devoir
moral de réunifier l’Europe après les divisions de la guerre froide ? », 74% des Français
répondaient alors favorablement (65% en novembre 2002, 69% en septembre 2002),
c’est-à-dire légèrement plus que la moyenne sur l’ensemble de l’UE 15 (72%).
Cependant, ces réponses ne signifiaient pas une approbation de l’élargissement de
l’Union européenne en raison du devoir moral d’unifier le continent. Ceci aurait été le
cas si la question posée avait été : « pensez-vous qu’il faille élargir l’Union européenne
aux pays d’Europe centrale et orientale par devoir moral de réunifier l’Europe après les
divisions de la guerre froide ? » La question posée dans l’eurobaromètre ne permet pas
de dire si l’élargissement de l’UE était la forme approuvée par les Français pour
accomplir ce « devoir moral ».
2.2.2 Poids international accru de l’Union européenne
L’élargissement aux PECO offrait, selon les défenseurs, une nouvelle dimension
géopolitique et un poids international accru à l’Union. Citant une phrase du président
143
Ou traité relatif à l’adhésion à l’Union européenne de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre,
de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie.
144
Séance du mercredi 10 décembre 2003, compte rendu intégral des débats ; http://www.senat.fr
145
Débats parlementaires, Journal officiel de la République française, 2ème séance de l’Assemblée
nationale du mardi 25 novembre 2003, compte rendu intégral, 26 novembre 2003, p.11127.
146
Flash EB 140 « Elargissement de l’Union européenne » (21/03/03- 30/03/2003), p.40 ;
http://ec.europa.eu/public_opinion/flash/fl140_fr.pdf
- 55 -
tchèque Václav Havel selon lequel « la mission de l’Europe aujourd’hui […] est de
retrouver sa conscience et sa responsabilité […] envers le monde dans son ensemble »,
le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin déclarait : « nous avons […] l’occasion de
réussir, grâce à la force nouvelle de l’élargissement, ce nouveau projet européen, pour
l’Europe, pour le monde et pour la France. »147 Les Français étaient en majorité (76%
des Français interrogés en mars 2003, 75% en novembre et 78% en septembre 2002)
« plutôt d’accord » avec l’opinion – exprimée par certains participants aux débats
parlementaires sur la ratification du traité d’Athènes – selon laquelle l’élargissement de
l’UE lui donnerait un poids international accru148.
2.2.3 Un élargissement en faveur des intérêts économiques français
Les bénéfices de l’élargissement pour l’économie française furent avancés par
les membres du gouvernement ou les parlementaires défenseurs de l’adhésion des
PECO.
Selon Jean-Pierre Raffarin, l’élargissement constituerait un « moteur durable
pour la croissance et la création d’emplois parce que [les pays d’Europe centrale et
orientale], à croissance forte, apporteront à l’Europe de nouveaux consommateurs. »149.
Ces nouveaux pays membres représentaient en effet des marchés très importants pour
les entreprises françaises. L’élargissement constituerait donc un « multiplicateur de
croissance », affirmait aussi M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union
européenne.
2.3 Critiques et réticences envers l’élargissement aux PECO
2.3.1 Regret de l’absence de référendum sur l’élargissement à l’Est
Des députés d’appartenances politiques différentes déplorèrent l’absence de vote
des Français sur une question jugée aussi cruciale pour l’avenir de la France que
l’élargissement de l’UE à l’Europe centrale et orientale. Ainsi, rappelant que Georges
Pompidou avait organisé en 1972 un référendum sur l’élargissement des Communautés
147
2ème séance de l’Assemblée nationale du mardi 25 novembre 200, op.cit., p. 11118.
Flash EB 140, ibid., p.38, question 6c, « Avec l’élargissement, l’Union européenne sera plus forte sur
la scène internationale ? »
149 ème
2 séance de l’Assemblée nationale du mardi 25 novembre 200, op.cit., p. 11117.
148
- 56 -
à quatre nouveau membres dont la Grande-Bretagne150, Philippe de Villiers, président
du parti de droite souverainiste Mouvement pour la France (MPF), affirma : « On aurait
pu imaginer – personne ne l’a évoqué – que les Français se prononcent sur le prochain
élargissement. »151 De même, le sénateur Philippe Darniche, non inscrit mais ayant été
élu sous l’étiquette MPF, évoqua un « […] sentiment de frustration des Français, qui
sentent bien que la construction européenne est mise à l'abri du peuple, sans explication
ni consultation. »152
La question d’un référendum sur l’élargissement aux pays d’Europe centrale et
orientale avait déjà été abordée dès avant la signature du traité d’Athènes (6 avril 2003).
En septembre 2002, , dans un article du Monde, les députés socialistes Arnaud
Montebourg et Christian Paul avaient notamment déplorél’absence de référendum sur
cet élargissement, ce qui constituait une « atteinte au libre choix des peuples […]
violente et irréversible »153. Les précédentes élections nationales154 ne conféraient pas
aux représentants de la nation la légitimité suffisante pour se prononcer sur
l’élargissement de l’Union européenne puisque, selon les deux députés, les questions
ayant trait à celle-ci n’avaient été que peu abordées lors des campagnes électorales ; la
ratification du traité d’élargissement par le seul parlement, insuffisamment fondée
démocratiquement, serait d’autant plus contestable que les implications de celui-ci
grandes pour les citoyens français.
2.3.2 « Curiosité démocratique » d’un élargissement sans
approfondissement défini
Parmi les interrogations émises sur la question de l’élargissement au PECO, des
parlementaires de droite et de gauche regrettèrent que l’élargissement se fasse avant
nouvelles avancées du projet politique européen. Ces discussions sur la ratification du
traité
d’élargissement
étaient
en
effet
contemporaines
de
la
conférence
intergouvernementale, ouverte le 4 octobre 2003, qui visait à décider des amendements
à apporter au projet de traité constitutionnel ; les parlementaires devaient par conséquent
150
Référendum du 23 avril 1972 sur la ratification du traité d’adhésion aux Communautés européennes du
Danemark, de l’Irlande, de la Norvège et du Royaume-Uni signé à Bruxelles le 22 janvier 1972.
151 ème
2 séance de l’Assemblée nationale du mardi 25 novembre 2003, idem, p.11130.
152
Séance du sénat du 10 décembre 2003, op.cit.
153
Arnaud Montebourg, Christian Paul, « Elargissement de l’Europe : nous exigeons un référendum », Le
Monde, 20 septembre 2002.
154
Les élections présidentielles avaient eu lieu le 21 avril et le 5 mai 2002, les élections législatives le 9 et
16 juin 2002.
- 57 -
se prononcer sur la ratification du traité d’Athènes sans connaître la forme politique
future de l’Union à 25 et 27. Philippe Darniche souligna justement cette contradiction
chronologique : « Nous traitons aujourd'hui d'un sujet touchant à l'avenir de l'Europe.
Quelle en sera la nouvelle architecture ? Quelle curiosité démocratique que de prétendre
construire les pièces d'un édifice avant même d'en avoir conçu le plan, posé les
fondations et soumis l'ensemble au peuple français ! »155
Député de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP, droite) Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l’Union européenne156, tenant d’une vision
fédéraliste de la construction européenne, fit part dans ce débat de ses craintes d’une
dissolution du projet politique par la géographie : « En réalité, chaque élargissement a
modifié la construction européenne. D’ores et déjà, l’Europe des fondateurs est loin et
ce nouvel élargissement nous en éloigne davantage. »157
2.3.3 Les motivations politiques diverses de l’opposition à
l’élargissement à l’Est
Les réticences de certains parlementaires à l’élargissement aux PECO étaient
sous-tendues par un rejet des orientations politiques – réelles ou perçues par eux comme
telles – de l’Union européenne. Ces critiques variaient en fonction de l’appartenance
politique des représentants de la nation et les amenèrent dans certains cas à ne pas voter
en faveur du projet de loi autorisant la signature du traité d’élargissement.
Lors du vote au Sénat sur ce même projet de loi158, le Groupe Communiste
Républicain et Citoyen (CRC) choisit, comme son équivalent à l’Assemblée nationale,
de ne pas prendre par au vote pour manifester son rejet du libéralisme économique
régissant, selon elle, l’Union européenne.
Il est important de souligner ici que l’économie de marché – système
économique fondé sur la liberté des agents économiques (individus, entreprises) et
opposé à l’économie planifiée, dans laquelle les grandes décisions sont prises par l’Etat
– et libéralisme économique, qui désigne une école de pensée favorables aux libertés
155
Séance du sénat du 10 décembre 2003, op.cit.
Aujourd’hui Commission des affaires européennes du Sénat.
157
Ibid.
158
le projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l’adhésion à l’Union européenne de la
République tchèque, de l’Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la
Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie fut adopté le 26 novembre 2003 (scrutin n°394) par 505 voix
pour, 3 contre, 19 abstentions, soit 505 voix pour 527 votants ; les 22 députés du groupe Communistes et
Républicains n’ayant pas pris part au vote.
156
- 58 -
économiques, sont deux termes de nature différentes. En ce qui concerne l’économie de
marché, elle constitue effectivement une valeur essentielle de la construction
européenne ; l’un des critères d’adhésion à l’Union énoncés à Copenhague en 1993
impose aux Etats candidats de posséder une économie de marché.
La présidente du groupe CRC, Nicole Borvo, commença sa prise de parole au
sénat par exprimer son soutien à l’entrée des PECO dans l’UE : « […] une grande
Europe unie, représentative au niveau international, est une aspiration historique
dépassant largement les frontières de notre histoire moderne. […] Aussi, nous ne
pouvons qu'être favorables à l'entrée des dix pays dont les peuples se sont exprimés à la
majorité pour rejoindre les rangs de l'Union européenne. »159 Mais la sénatrice
condamna ensuite le « libéralisme économique » de l’UE : « Oui à l'ouverture, mais pas
dans cette Europe dominée par des principes libéraux, dans cette Europe qui se définit
de plus en plus comme un espace voué au « tout marchand », dans laquelle la Banque
centrale et le pacte de stabilité déterminent la politique économique en dehors de tout
contrôle démocratique. Toutes les tractations qui ont eu lieu, qu'il s'agisse notamment de
l'Acte unique ou des traités de Maastricht, d'Amsterdam et de Nice, nous ont montré le
visage d'une Europe reposant sur les principes de concurrence et de libéralisme. Absents
en revanche, la solidarité et le progrès social ! […] Bienvenue donc aux peuples, mais
nous n’approuvons pas l’Europe qui s’impose à eux. Aussi, les sénatrices et sénateurs
de mon groupe ne prendront pas part au vote.»160 Un discours très semblable avait été
tenu par le député du groupe Communiste et Républicains Jean-Claude Lefort au cours
de la discussion du projet de loi : «si nous sommes pour l'entrée de ces peuples [des dix
Etats de l’élargissement de 2004], nous sommes en même temps contre le type de
construction européenne actuellement en cours. »161 Le lendemain, lors des explications
de vote du projet de loi, Marie-George Buffet justifia la non participation au vote des
députés du groupe Communistes et Républicains parce qu’un vote favorable équivalait à
un acquiescement à la ligne idéologique existante de l’ensemble communautaire : « s’il
s’agissait de dire oui à l’Europe des peuples, nous n’aurions pas une seconde
159
Ibid.
Ibid.
161
3e séance de l’Assemblée nationale du 25 novembre 2003, compte rendu intégral, Débats
parlementaires, Journal officiel de la République française, 26 novembre 2003, p. 11164.
160
- 59 -
d’hésitation. Mais il nous est demandé dans le même temps de dire oui à l’Europe des
marchés, à votre Europe, qui s’imposera à eux. »162
D’une autre famille politique, le député de la Vendée et président du MPF
(droite souverainiste) Philippe de Villiers opposait à une Union jugée trop fédéraliste le
principe de la souveraineté nationale : « la modernité, c’est la nation »163. Il illustra par
divers exemples les carences, selon lui, de l’Union et à l’inverse les bienfaits et la
nécessité pour la France de se gouverner indépendamment des décisions
communautaires.
Le ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin répondit aux diverses
critiques de M. de Villiers sur le fonctionnement et la forme de l’Union européenne tout
d’abord en invoquant le devoir moral d’accueillir les ex-pays du bloc soviétique dans
l’Union européenne : « La France peut-elle prendre la responsabilité, devant l’histoire,
d’être le pays qui s’opposerait au rassemblement de la famille européenne ? » Cette
réponse du ministre à une critique de Philippe de Villiers portant non sur
l’élargissement à l’Est lui-même mais sur l’orientation politique communautaire,
montrait, comme lors du processus d’acceptation de l’adhésion des pays du centre et de
l’Est de l’Europe menant à la décision de Copenhague en juin 1993, la permanence de
l’emploi stratégique du thème de la réconciliation européenne dans le discours politique
des défenseurs de l’élargissement à l’Europe centrale et orientale.
2.3.4 Crainte d’un alignement des PECO sur la politique étrangère
des Etats-Unis
La question de la ligne de la politique extérieure à venir de l’Union se posa aussi
dans les débats parlementaires de 2003 sur la ratification du traité d’élargissement.
La critique portait avant tout sur une orientation de politique étrangère des futurs
Etats membres, perçue comme alignée sur celle des Etats-Unis. Philippe de Villiers
(MPF) critiqua par exemple « la volonté des nouveaux pays adhérents d’entrer dans un
bloc transatlantique » ; et illustra celle-ci en évoquant le président tchèque : « Vaclav
Havel, lorsqu’il parle de l’Union européenne, parle de la communauté euroatlantique. »164 Le député René André (UMP), membre de la délégation pour l’Union
162
séances du mercredi 26 novembre 2003, compte rendu intégral, Débats parlementaires, Journal
officiel de la République française, 27 novembre 2003, p. 11209.
163 ème
2 séance de l’Assemblée nationale du mardi 25 novembre 2003, op.cit., p.11139.
164 ème
2 séance de l’Assemblée nationale du mardi 25 novembre 2003, op.cit., p. 11134.
- 60 -
européenne, évoqua l’« attachement particulier que beaucoup [des pays d’Europe
centrale et orientale] portent aux Etats-Unis »165, qu’il expliquait par le fait que ces pays
« voient dans les Etats-Unis d’Amérique – à tort […] – les garants, l’ultima ratio de leur
indépendance et de leur souveraineté fraîchement recouvrées. » Cette explication était
exprimée ailleurs dans le même débat par le député socialiste Jean-Louis Bianco :
« Quant aux Etats-Unis, ils apparaissent, et c’est naturel, comme le protecteur contre les
peurs issues des temps soviétiques. »166
La représentante du groupe CRC au Sénat manifesta aussi sa désapprobation
d’une prétendue soumission des choix de politique extérieure de l’Union européenne à
la politique des Etats-Unis puisqu’elle affirmait que « la politique extérieure de sécurité
commune continue d'être commandée par une organisation [l’OTAN] qui n'a rien
d'européenne. L'Europe doit s'émanciper des Etats-Unis, mais elle n'en prend pas le
chemin. »167
Ces prises de position sur l’existence d’une tendance à l’atlantisme dans les
PECO s’inscrivaient dans le contexte de polémique récente entre le président de la
République française et certains acteurs d’Europe centrale et orientale. Le 30 janvier
2003, les dirigeants de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque avaient,
dans un article du Wall street Journal Europe, joint leurs voix à celles de la GrandeBretagne, de l’Espagne, de l’Italie, du Danemark et du Portugal pour affirmer leur
soutien à la politique américaine concernant l’Irak168. Les signataires y exprimaient la
nécessité d’une unité entre l’Europe et les Etats-Unis face au régime de Saddam
Hussein. Il s’agissait d’une réaction à la position de la France, mais aussi de
l’Allemagne, qui avait annoncé le 20 janvier qu’elle ne soutiendrait pas dans les
semaines suivantes une résolution du Conseil de sécurité en faveur d’une action
militaire – par son droit de veto en particulier – car, affirmait le ministre des Affaires
étrangères Dominique de Villepin : « nous pensons que rien ne justifie aujourd’hui
d’envisager une action militaire » 169 ; la France souhaitait en effet prolonger de deux
165
3e séance de l’Assemblée nationale du 25 novembre 2003, op.cit., p. 11171.
Ibid., p. 11174
167
Séance du sénat du 10 décembre 2003, op.cit.
168
« Europe and America must stand united », Jose Maria Aznar (premier ministre espagnol), JoseManuel Durao Barroso (premier ministre portugais), Silvio Berlusconi (premier ministre italien), Tony
Blair (premier ministre du Royaume uni, Vaclav Havel (président de la République tchèque, Peter
Medgyessy (premier ministre hongrois), Leszek Miller (premier ministre de la Pologne), Anders Fogh
Rasmussen (premier ministre danois), The Wall Street Journal Europe, 30 janvier 2003, p. A8.
169
“An attack on Iraq not yet justified, France Warn U.S.”, Julia Preston, The New York Times, 21 janvier
2003, p.1, colonne 6.
166
- 61 -
mois les inspections d’armes. Dans l’article des huits pays appelant à une unité forte
autour de la politique américaine concernant l’Irak, il était aussi affirmé plus
généralement : « Aujourd’hui plus que jamais, le lien transatlantique est une garantie de
notre démocratie. »170 D’autres pays candidats d’Europe orientale à l’adhésion à l’UE,
la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie, et des pays de
l’Europe balkanique, Croatie et Macédoine, publièrent à leur tour le 6 février suivant
une lettre de soutien à la position américaine. Le président français réagit, à l’issue du
sommet européen de Bruxelles du 17 février, en déclarant au sujet des PECO qui
s’étaient rangés aux côtés des Etats-Unis à propos de l’Irak : « je crois qu’ils ont
manqué une bonne occasion de se taire »171. Il ajouta que ces pays étaient « mal
élevés »172 et que l’adhésion des 10 pays devant rejoindre l’UE en mai 2004 n’étaient
pas encore acquise. : « Or, il suffit d’un seul pays qui ne ratifie pas le référendum pour
que cela ne marche pas »173. Aucun Etat membre ne comptait cependant alors organiser
un référendum. Concernant la Roumanie et la Bulgarie dont l’adhésion à l’UE était
prévue pour 2007, Jacques Chirac déclara : « si elles voulaient diminuer leurs chances
d’entrer dans l’Europe, elles ne pouvaient pas trouver un meilleur moyen. »
174
Ces
déclarations provoquèrent des réactions critiques mais modérées ou ironiques dans les
PECO. Le premier ministre hongrois Peter Medgyessy répliqua ainsi : « je pense que je
suis assez bien élevé de ne pas répondre à des déclarations pareilles » ; le ministre
polonais des affaires étrangères Wlodzimierz Cimoszewicz de même critiqua « cette
rhétorique qui ne mène à rien » du président français et demanda qu’on respecte le droit
de s’exprimer des futurs membres de l’UE.175
L’allégeance des PECO aux Etats-Unis sur la question de l’Irak « révéla des
nouveaux membres de l’UE plus « atlantistes » qu’ « européistes »176. Dans les PECO,
l’Union européenne serait en effet perçue avant tout comme une institution économique
alors que l’OTAN représenterait l’institution assurant leur sécurité, sous l’égide des
Etats-Unis. La préférence accordée par les PECO aux Etats-Unis sur les partenaires
européens de l’ouest pour assurer leur sécurité internationale découle de l’image de
170
« Europe and America must stand united », op.cit.
« UE/Elargissement-Les propos de Chirac font l’effet d’une bombe », Yves Clarisse, dépêche Reuters ,
18 février 2003.
172
Ibid.
173
Ibid.
174
Ibid.
175
Ibid.
176
Jacques Rupnik, « Trois dilemmes de l’Union élargie : sécurité, souveraineté, solidarité », art.cit.,
p.43-48.
171
- 62 -
vainqueur contre l’Union soviétique dont bénéficie ce pays dans les anciennes
démocraties populaires. Il existe de surcroît un scepticisme sur la capacité européenne
en matière de sécurité provenant du fait que s’est déroulé un long et meurtrier conflit
dans les Balkans, périphérie immédiate de l’Union européenne, dans la dernière
décennie du XXe siècle ; conflit auquel a mis fin l’Otan et non l’Union européenne177.
De plus, la position prédominante des Etats-Unis au sein de l’Alliance atlantique
présente pour les PECO l’avantage de les placer dans cette organisation sur un pied
d’égalité avec les anciens membres de l’Union européenne. Le soutien à l’OTAN et à la
politique internationale des Etats-Unis donne aux PECO la possibilité de se libérer de
rapports perçus comme asymétriques avec les anciens membres de l’Union européenne,
en particulier avec l’Allemagne et la France. D’autant plus qu’il existe au sein des
PECO le sentiment de ne pas avoir été traité selon les espoirs qu’il plaçaient dans les
relations avec les Communautés européennes en 1989, et une déception devant la
procédure d’adhésion, jugée très longue, « technocratique et comptable » 178.
Il est toutefois nécessaire de relativiser l’inclination atlantiste des PECO en
opérant une distinction entre, d’une part, les différents pays d’Europe centrale et
orientale et, d’autre part, entre élites et population au sein de ces pays ; certains
sondages indiquaient qu’en 2003 les populations étaient majoritairement défavorables à
l’intervention américaine en Irak179.
2.3.5 Antagonisme entre désir d’approfondissement politique de
l’UE au sein des Quinze et une vision moins fédéraliste dans
les PECO
L’attachement au lien transatlantique dans les PECO pouvait aussi laisser penser
que ceux-ci se désintéressaient non seulement du développement d’une politique
extérieure proprement européenne – qui constitue pourtant l’un des piliers de l’UE
depuis le traité de Maastricht – mais, d’une façon générale, de l’approfondissement
politique de l’Union européenne ; les PECO ne considérant celle-ci que dans sa
dimension de Communauté économique. Selon le chercheur Jacques Sapir, il existe en
effet une contradiction entre les intérêts économiques et politiques des PECO, qui
voudraient que l’Union soit un ensemble d’intégration économique et non un instrument
177
« Trois dilemmes de l’Union élargie… », ibid.
Ibid.
179
Ibid.
178
- 63 -
politique180. Le président de la Commission européenne d’alors, Romano Prodi, résuma
cette impression en déclarant : « [L’Union] n’est pas seulement une union économique
ou douanière. […] C’est une vraie union, où nous partageons […] notre destin
politique»181. Jacques Delors partageait la même opinion : « Il est clair que pour les
PECO, la politique c’est l’Alliance atlantique ; et l’économie, l’Union européenne. »182
A l’Assemblée nationale, le député René André (UMP) décrivit son sentiment
d’une plus grande volonté de développement des politiques communes existant parmi
les Quinze qu’au sein des Etats devant adhérer à l’Union en 2004. Les PECO étaient,
affirmait-il, plus réticents à l’approfondissement politique de l’Union en raison d’une
aspiration à profiter d’une souveraineté récemment retrouvée après des décennies de
mainmise soviétique : « Alors que nous, nous souhaitons construire de nouvelles
politiques communes : affaires étrangères, défense, recherche, politique sociale, ces
nouveaux membres souhaitent, en rejoignant l’Union européenne – c’est normal et
compréhensible – reconstruire et réaffirmer leur identité nationale. »183 L’appréhension
de René André de voir, sous l’effet de l’élargissement, un affaiblissement de la ligne
fédéraliste de la construction européenne – celle qui avait mené au traité de Maastricht
puis à la mise au point traité établissant une Constitution pour l’Europe – s’appuyait sur
le fait que certains hommes politiques souverainistes, en particulier britanniques, ont
prôné dès après la chute du mur de Berlin un élargissement à l’Est pour compliquer
l’évolution de l’Union vers une union politique184.
Précédemment, en 2002, les députés socialistes Arnaud Montebourg et Christian
Paul avaient écrit que l’accroissement significatif du nombre d’Etats dans l’Union
compliquerait la mise au point – déjà « impossible » à quinze membres – de certaines
politiques communes importantes. L’idée d’un accroissement de la difficulté du
processus de décision au sein de l’Union constituait une des appréhensions importantes
des français concernant l’élargissement à l’Est. 80% des sondés français répondaient
« plutôt d’accord » à la question : « sera-t-il plus difficile de prendre des décisions dans
180
« Pourquoi l’Europe de l’Est vote George Bush », Le Monde, 4 mars 2003, p.1
« UE/Elargissement-Les propos de Chirac font l’effet d’une bombe », op.cit.
182
Jacques Delors, cité in « Surcroît de tension pour l’élargissement », La Tribune, 20 mars 2003.
183 e
3 séance de l’Assemblée nationale du 25 novembre 2003, op.cit., p. 11171.
184
Christian Lequesne, « Français et Allemands face à l'Europe élargie. Peur de l'infinitude et nécessité de
surmonter les angoisses », in Martin Koopmann (dir.), L'Europe prochaine: regards franco-allemands sur
l'avenir de l'Union européenne, Paris, L'Harmattan, 2008, p.133-143.
181
- 64 -
une Union européenne élargie ? »185. D’une façon générale, les opinions des Quinze
adhéraient à cette hypothèse.
Parmi les politiques communes dont l’élargissement aux PECO menaçait
d’atteindre la mise en œuvre, il y avait en particulier la politique sociale. Ainsi,
l’élargissement imposerait de fait la vision d’une Union européenne économiquement
libérale sur une conception plus attachée à une politique sociale ; ce thème fut
naturellement davantage exprimé par des hommes politiques de gauche ; ainsi, dans leur
article commun, les députés Arnaud Monterbourg et Christian Paul (PS) avait par
exemple affirmé en 2002 : « l’élargissement à vingt-cinq en 2004 puis à vingt-sept, c’est
d’abord la victoire cruelle du marché sur les politiques communes»186.
2.3.6 Appréhension d’une forte orientation libérale au sein des
PECO et crainte pour le modèle social français
Le rejet, dans les anciennes démocraties populaires, du système économique
communiste explique la popularité, chez une partie de la classe politique, d’un modèle
économique et social fortement libéral ; les politiques sociales bénéficiaient en effet en
2004, selon l’économiste Daniel Vaughan-Whithead, de peu de considération au sein
des PECO en général, où dominait la tendance à se diriger vers des économies de
marché excessivement libérales187. Les discours de l’actuel Président tchèque
permettent de comprendre ce cheminement idéologique. En 1993, bien avant
l’élargissement aux PECO, le Premier ministre de la République tchèque Václav Klaus
avait déclaré que la chute du communisme devait être considérée par l’Union
européenne comme une chance de reformuler ses fondements « vers des principes plus
libéraux et moins régulateurs »188. Ce soutien aux principes libéraux découle de
l’expérience de l’étatisme communisme, comme le montre un autre discours de Václav
Klaus, en décembre 1993 : « Le passé communiste nous donne une sensibilité accrue à
l’égard de certaines choses qui – si elles n’ont pas atteint l’ouest de l’Europe les
extrêmes qu’elles connurent à l’Est – peuvent être aisément sous-estimées. »189 De la
185
Flash EB 140, question 6, p.50, op.cit.
« Elargissement de l’Europe : nous exigeons un référendum », Le Monde, 20 septembre 2002, op.cit.
187
Daniel Vaughan-Whitehead, « Le modèle social européen à l’épreuve de l’élargissement », in Bernard
Chavance (dir.), Les incertitudes du grand élargissement, op.cit., p.243-275.
188
Cité in Françoise de la Serre, Christian Lequesne, Jacques Rupnik, L’Union européenne : ouverture à
l’Est ?, Paris, Presses Universitaires de France.
189
Ibid.
186
- 65 -
même façon, dix ans plus tard, le Premier ministre estonien Juhan Parts signa une
tribune commune avec Tony Blair où ils s’opposaient à l’harmonisation de la fiscalité et
des prestations sociales, et déclaraient : « Les nouveaux Etats membres ne se sont pas
défaits du joug soviétiques pour en arriver là »190.
La perception, en France, de l’orientation économique très libérale au sein des
PECO transparaissait dans certaines prises de paroles des parlementaires français. JeanLouis Bianco, par exemple, lors du débat sur le projet de loi autorisant le traité
d’Athènes à l’Assemblée nationale191, déclara : «les nouveaux membres vont nous
entraîner vers une Europe plus libéral […]. » La France et l’Allemagne, les deux plus
grands Etats fondateurs, sont effet, selon une catégorisation courante, rangées comme
appartenant à un modèle de politique sociale continental, caractérisé par un marché du
travail disposant d’une législation plus protectrice, moins flexible, que dans le modèle
anglo-saxon, sous sa forme anglaise ou américaine192.
Comme dans d’autres Etats membres, il existait en France la crainte d’une
érosion des modèles sociaux sous l’effet conjugué de l’élargissement à l’Est de l’Union
et du libéralisme193 ; l’UE demeure une construction libérale par le marché unique, et
son élargissement à l’Est s’est de surcroît accompli dans une phase historique
caractérisée à l’échelle mondiale, depuis 1989, par le néolibéralisme194. Historiquement,
le traité de Rome fut avant tout un projet d’intégration économique, les considérations
sociales – à part celles concernant la circulation des personnes et les fonds structurels –
sont restées de la compétence exclusives des gouvernements nationaux. Néanmoins,
certains éléments d’un modèle social de l’Union européenne, qui reste encore un
objectif à atteindre, existent aujourd’hui. Le président de la Commission Jacques Delors
– estimant, dès le début des années 80, crucial d’associer la cohésion sociale aux
performances économiques - avait décidé, après la signature de l’ Acte unique en 1986,
d’accompagner le marché unique d’un espace social européen. Des directives sociales
avaient commencé à être proposées. Cependant la Grande-Bretagne, adversaire de cette
politique, empêcha l’institutionnalisation de cette approche sociale. Pour compenser le
190
Juhan Parts et Tony Blair, « L’harmonisation a des limites », La Libre Belgique, 5 novembre 2003, cité
in Jacques Rupnik, « Trois dilemmes de l’Union élargie : sécurité, souveraineté, solidarité », art.cit.
191 e
3 séance de l’Assemblée nationale du 5 novembre 2003, ibid., p. 11174.
192
André Sapir, Globalisation and the Reform of European Social models, op.cit.
193
Jacques Rupnik, « Trois dilemmes de l’Union élargie : sécurité, souveraineté, solidarité », art.cit.,
p.58-59.
194
Bernard Chavance, Eric Magnin, « Transformation systémique et intégration européenne dans les pays postsocialistes d’Europe, 1989-2004 », in Bernard Chavance (dir.), Les incertitudes du grand élargissement, op.cit.,
p.17.
- 66 -
blocage par cet Etat membre du développement législatif d’une politique sociale, la
charte des droits sociaux fut adoptée en 1989, non signée par la Grande Bretagne. Le
traité de Maastricht proclama ensuite la cohésion sociale et la politique sociale comme
objectifs prioritaires et mit en place un cadre législatif et institutionnel dans le domaine
social (extension des compétences communautaires à des domaines sociaux,
introduction du vote à la majorité qualifiée dans des domaines nouveaux,
reconnaissance et extension du rôle et des droits des partenaires sociaux). Puis le traité
d’Amsterdam, entré en vigueur en mai 1999, conforta ces mesures en incorporant le
protocole social au traité et en instituant la Stratégie européenne pour l’emploi et de
nouvelles possibilités de dialogue social. Cette dynamique dans le domaine social se
poursuivit par la suite.
Les bases d’une politique sociale communautaire et l’existence d’une tradition
sociale européenne expliquent pourquoi le député socialiste Jean-Louis Bianco, lors du
débat du 5 novembre 2003 sur le projet de loi de ratification du traité d’Athènes,
exprima son espoir que la forte orientation libérale existant selon lui dans les PECO
s’atténuerait dans le futur : « Mais est-il surprenant que beaucoup de pays soient passés
d’un système totalitaire à une économie plus libérale que la nôtre ? Donnons du temps
au temps. Le balancier ne manquera pas de s’inverser. […] la solidarité fait partie du
modèle social européen qui nous est commun. » Un modèle social européen existe en
effet, notamment par opposition au modèle américain. Le modèle anglo-saxon européen
lui-même est très différent de l’américain puisque le niveau de couverture en cas
chômage est beaucoup plus élevé en Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis195.
Le député196, après avoir dressé une liste des interrogations se posant en France
sur les conséquences de l’élargissement prévu, offrit un élément de réponse à la crainte
d’une augmentation du chômage en France, en particulier sous l’effet de délocalisations
vers les futurs pays membres aux coûts de main d’œuvre moindres. Selon M. Bianco,
les salaires dans ces pays étaient effectivement plus bas que dans l’Europe des Quinze,
mais la productivité y demeurait aussi inférieure, « la concurrence [serait] donc à
l’avantage de la France, puisque notre excédent commercial avec les nouveaux
membres s’élev[ait] à 2,4 milliards d’euros en 2002. » Mais M. Bianco rejoignait
l’opinion des députés socialistes en reconnaissant que « bien sûr, la vraie garantie
résiderait dans l’instauration d’une véritable Europe sociale avec une harmonisation par
195
196
André Sapir, op.cit., p.7.
3e séance de l’Assemblée nationale du 25 novembre 2003, op.cit., p. 11174.
- 67 -
le haut et, en tout cas, la mise en place, dans une première étape, d’un socle minimal
empêchant ou du moins réduisant le dumping social. »197
En mars 2003, les inquiétudes françaises devant une possible augmentation du
chômage due à l’adhésion programmée des 8 pays d’Europe centrale et orientale – sous
l’effet d’une délocalisation d’entreprises vers ces pays à revenus inférieurs ou du
dumping social – s’inscrivaient dans la moyenne européenne. En effet, 45% des
Français sondés se dirent plutôt d’accord avec l’affirmation que « l’élargissement fera
accroître le chômage dans notre pays », pour 47% de réponses similaires dans l’UE 15
dans son ensemble198. Par comparaison, c’est au Portugal que l’opinion d’une
augmentation du chômage comme corollaire de l’élargissement à l’Est était la plus
répandue (64% plutôt d’accord) et en Suède qu’elle l’était le moins (seulement 31%).
L’idée d’un affaiblissement des avantages sociaux comme conséquence de
l’élargissement aux PECO était soutenue dans une proportion assez proche. 46 % des
Français interrogés en mars 2003 – en baisse par rapport à novembre (51%), et
quasiment au niveau de septembre (45%) – répondirent « plutôt d’accord » à
l’affirmation selon laquelle « avec l’élargissement, le niveau des avantages sociaux
baissera dans notre pays »199. Bien que ne représentant pas la majorité absolue, près de
la population redoutait, un an avant l’étape principale de l’élargissement aux PECO,
l’effet négatif de celui-ci sur les avantages sociaux. Cette proportion de réponses
souscrivant à l’idée d’un abaissement des avantages sociaux consécutif à
l’élargissement à l’Est dépassait en France de 6 points la moyenne dans l’UE 15 (39%).
Ces niveaux élevés de craintes d’affaiblissement des avantages sociaux (46%) et
d’une augmentation du chômage (45%) corroboraient les mêmes appréhensions
exprimées dans les débats parlementaires, de la fin de 2003, de ratification du traité
d’Athènes.
La perception française d’un danger, dans une Union incorporant les PECO, de
dégradation sociale causée par la mise en concurrence des systèmes économiques et
sociaux inégaux – qui provoquerait, d’une part, de délocalisations d’entreprises vers les
PECO et, d’autre part, une immigration en France de travailleurs provenant de ces pays
– s’était faite croissante avant l’élargissement de mai 2004200. Des rapports de cause à
effet étaient établis entre élargissement, d’une part, et délocalisations ou immigration
197
Ibid.
Flash EB 140, question 7f, op.cit., p.68.
199
Flash EB 140, question 7fg, op.cit., p.70.
198
- 68 -
d’autre part. Or les délocalisations constituent depuis le début du millénaire un thème
sensible dans l’opinion française201, que la perception de leurs effets corresponde
toujours à une réalité économique ou non. Une publication du Bureau international du
travail (BIT)202 montrait ainsi en 2006 que les délocalisations ne représentaient qu’une
très faible part de l’ensemble des pertes d’emploi ; moins de 5 pour cent des pertes
d’emplois dans l’industrie et les services en Europe pouvaient être attribuées en 2006 à
la décision de l’entreprise de délocaliser ses activités de production. De même, selon le
coéditeur de cet ouvrage et analyste de l’emploi, sur la période 1995-2001, les
répercussions des délocalisations avaient concerné 2,4 pour cent de la main-d’œuvre
industrielle en France203. Le véritable problème ne concerne pas tant celui des
délocalisations que celui de la localisation des créations d’emploi204, les entreprises
investissant massivement dans les pays de main d’œuvre à bas coûts et qui constituent
aussi de nouveaux marchés, comme ce fut le cas des PECO. L’emploi industriel
diminue ainsi parce que les suppressions de postes liées à la recherche de gains de
productivité ne sont pas compensées par la création de nouveaux sites de production205.
Mais la complexité du phénomène économique en facilite l’exploitation politique. Dans
un rapport de la commission des finances du Sénat, traitant de la question des
délocalisations, Jean Arthuis affirmait : « l'écart entre la réalité vécue par nos
concitoyens et les analyses macroéconomiques nuançant, relativisant, minimisant le
phénomène, ou le prenant en compte avec retard, est à la source d'un malaise profond
dans notre pays, rarement atteint par le passé. Les débats sur le « projet de Constitution
européenne », et le vote du 29 mai 2005, en constituent un symptôme saisissant. »206
200
Daniel Vaughan-Whitehead, « Le modèle social européen à l’épreuve de l’élargissement », art.cit.
Christian Lequesne, « La France et l’élargissement de l’Union européenne. La difficulté de s’adapter à
de nouveaux objectifs », Questions internationales n°25, Paris, La documentation française, mai-juin
2007.
202
Offshoring and the Internationalization of employment, a challenge for a fair globalization?
Proceedings of the France/ILO symposium, Annecy 2005, Peter Auer, Geneviève Besse et Dominique
Méda (eds.), Genève, International Institute for Labour Studies, International Labour Organization, 2006.
203
« Délocalisations et suppressions d'emplois: L'intégration progressive des produits et services dans une
économie globale, profite-t-elle aux marchés du travail dans les pays industrialisés? », interview de Peter
Auer, analyste de l’emploi au Bureau International du travail, 27 mars 2006 ;
http://www.ilo.org/global/About_the_ILO/Media_and_public_information/Feature_stories/lang-fr/WCMS_068970/index.htm
204
Jean-François Jamet, « L’Europe et la régulation de la mondialisation », Questions internationales
n°31, La documentation française, mai-juin 2008.
205
Ibid.
206
Rapport d’information fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des
comptes économiques de la nation sur la globalisation de l’économie et les délocalisations d’activité et
d’emploi, par M. Jean Arthuis, sénateur, Tome 1 :Rapport, p.7 ; http://www.senat.fr/rap/r04-416-1/r04416-11.pdf
201
- 69 -
Des politiciens – le Front national ou Philippe de Villiers à droite, la gauche antilibérale
(Parti communiste, trotskistes, une frange du parti socialiste) – se saisissent de la
problématique des délocalisations pour alimenter l’idée que tout changement à
« l’intérieur » est importé de l’« extérieur»207. Le thème des délocalisations rejoint celui
d’une menace sur l’Etat providence résultant des pressions de la mondialisation
néolibérale, dont l’élargissement aux PECO constituerait une des facettes.
L’ensemble de ces appréhensions et réticences envers l’élargissement aux PECO
explique le scepticisme général qui prévalait dans l’opinion française à l’égard de celuici dans l’année et demie précédant l’élargissement.
En mars 2003, la France s’avérait être le pays le plus sceptique de l’UE 15 à
propos de la préparation de l’UE à l’élargissement aux PECO208. Parmi les Français se
trouvaient en effet le moins de personnes pensant que l’Union était très bien ou bien
préparée à cet élargissement (29% pour les deux réponses contre 39% pour la moyenne
de l’UE 15). Au contraire, les répondants français présentaient le plus grand nombre de
personnes à penser que l’Union n’était pas bien préparée ou pas préparée du tout (67%
pour l’ensemble des deux réponses) à cet élargissement, la moyenne UE 15 atteignant
seulement 54%. Ce scepticisme – certes plus marqué en France – était néanmoins
partagé dans l’ensemble de l’UE puisque une minorité des personnes interrogées dans
l’ensemble de l’UE (42%) pensaient que l’UE était bien préparée.
Réalisé à quelques semaines de l’élargissement, l’eurobaromètre du printemps
2004 indiquait que la France était le cinquième pays des Quinze à posséder le plus de
personnes affirmant y être opposées (47%)209, après l’Allemagne (56%), l’Autriche
(52%), le Luxembourg (51%) et la Belgique (49%). 37% des Français se déclaraient
pour l’élargissement qui devaient avoir lieu 2 mois plus tard. Les opinions de l’UE-15
les moins hostiles à l’élargissement se situaient en Espagne et Grèce (moins de 20% de
« contre »), en Irlande (22%), Italie (25%), Portugal (27%) et Danemark (31%). En
calculant à partir de ce sondage le solde entre les réponses pour (positives) et contre
(négatives) par pays, on peut établir l’échelle de ceux-ci dans le soutien à
l’élargissement de mai 2004. La France présentait le quatrième solde le plus négatif, au
207
Christian Lequesne, « La France et l’élargissement de l’Union européenne... », op.cit.
Flash EB 140, op.cit., p.28, voir annexe 7.
209
Eurobaromètre 61, printemps 2004, Rapport national France, enquête réalisée en France entre le 23
février et le 10 mars 2004, question p.22 « Quelle est votre opinion sur l’élargissement de l’Union
européenne
à
dix
nouveaux
pays
au
mois
de
mai
2004
?
»
;
http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb61/nat_france.pdf
208
- 70 -
même niveau que la Belgique (-9), les pays le plus réfractaire à l’élargissement étant
l’Allemagne (-28), puis le Royaume-Uni (-19), l’Autriche (-14), le Luxembourg (-11).
Les Pays-Bas présentaient aussi un solde négatif (-1). Il est notable qu’à part l’Autriche,
membre depuis 1995 de l’UE, tous ces pays étaient des Etats fondateurs des
Communautés, ou membre depuis le premier élargissement en 1973 (Royaume-Uni). Il
faut souligner en particulier la défiance commune de l’opinion en France et en
Allemagne envers l’élargissement aux PECO en général, bien qu’elle soit plus modérée
dans le cas de la première ; en effet, les résultats des sondages postérieurs sur des
questions plus précises liées à l’élargissement ont montré assez régulièrement des
similarités de réponses entre les deux grands Etats fondateurs de la construction
européenne.
2.3.7 Inquiétude sur l’avenir d’un intérêt historique français dans la
construction européenne : la politique agricole commune
Il existait aussi, avant l’élargissement aux PECO, la crainte chez certains
parlementaires français que celui-ci menace l’avenir de la PAC. Les députés socialistes
Montebourg et Paul écrivirent ainsi : « [l’élargissement aux PECO] c’est l’abandon de
toute politique agricole alors que l’urgence est à réorienter la PAC. C’est d’ailleurs le
moyen inavoué qu’on trouvé les élites technocratiques de notre pays pour régler une
bonne fois pour toutes leur compte aux agriculteurs subventionnés, qu’ils qualifient en
chuchotant entre eux de « boulets ». Les mensonges de Jacques Chirac et de ses
hommes qui ont réussi, curieusement et provisoirement, à faire avaler à la FNSEA210
l’élargissement […] n’y feront rien : l’élargissement à douze n’est pas finançable sur la
base de l’acquis communautaire actuel »211. Les députés faisant référence aux décisions
communautaires concernant la PAC ; le Conseil européen de Berlin de mars 1999, qui
donna un cadre financier à la réforme de la PAC définie par l’Agenda 2000, avait limité
les dépenses agricoles sur la période 2000-2006. Le Conseil européen de Bruxelles
d’octobre 2002 apporta des précisions sur les questions agricoles liées à l’élargissement
et imposa le plafonnement des dépenses pour la période 2007-2013212. L’élargissement
de l’UE dans un cadre budgétaire global donné (partage d’un budget stable entre 25
210
Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
Elargissement de l’Europe : nous exigeons un référendum », Le Monde, 20 septembre 2002, op.cit.
212
Limitation pour la période 2007-2013 à un montant inférieur à celui de 2006 majoré de 1%.
211
- 71 -
membres au lieu de 15) laissait prévoir des conséquences négatives pour les agriculteurs
de l’UE des Quinze213.
213
Michel Dévoluy (dir.), Les politiques économiques européennes, Enjeux et défis, op.cit., p.271-274.
- 72 -
3. La France et les PECO de mai 2004 au traité de
Lisbonne (1.12.2009)
Les débats sur l’élargissement aux PECO se prolongèrent pendant la période
précédant le référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Ceci
amena certains politologues, comme Gérard Grunberg, à affirmer que le référendum du
29 mai 2005 fut autant un référendum sur la Constitution que sur l’élargissement214,
même si de nombreux autres facteurs expliquent ce résultat électoral.
Les deux aspects principaux liés à l’élargissement aux PECO qui, d’après
l’analyse développée ici, ont pu influencer négativement la perception de celui-ci et qui
furent développés pendant la campagne référendaire, sont la crainte des conséquences
socio-économiques et la « peur de l’infinitude », selon l’expression de Christian
Lequesne, c’est-à-dire d’un élargissement multidirectionnel, où se superposent des
discussions d’adhésion avec des Etats d’appartenances géographiques diverses, sans
définition de limites.
Les positions des parlementaires et de l’opinion des Français, à travers les
sondages Eurobaromètres, sont à considérer ici par leur influence soit directe sur les
choix européens de la France – ratification des traités, signés par la France, d’adhésion à
l’UE d’Athènes puis de la Bulgarie et Roumanie (2006), du traité de Lisbonne par les
parlementaires, vote du référendum sur le traité établissant une Constitution pour
l’Europe par les Français – soit indirecte, dans la formation de l’opinion ou parce que
les dirigeants français peuvent en tenir compte.
Ainsi, après les votes négatifs français et néerlandais, l’échec de la mise en
oeuvre du traité constitutionnel amena le Président Jacques Chirac à soutenir le principe
d’une différenciation pour permettre aux pays le souhaitant de poursuivre
l’approfondissement dans l’Union européenne élargie. Il était en accord, sur ce sujet,
avec certains parlementaires.
L’accession à la Présidence de la République de Nicolas Sarkozy en juillet 2007,
la signature du traité de Lisbonne en décembre 2007, et la préparation de la Présidence
française de l’Union européenne dans la seconde moitié de 2008, accompagnée de
visites dans les PECO, renouvelèrent certaines de données de la relation de la France
avec ceux-ci.
- 73 -
3.1 La question de l’élargissement aux PECO dans la période
précédant le référendum du 29 mai 2005
Parmi les débats sur l’élargissement de l’UE aux PECO, celui concernant les
retombées socio-économiques de l’élargissement, en particulier la crainte des
délocalisations et du dumping social, renforcée par les discussions sur la directive
sercices dite « Bolkenstein » apparue au début de l’année 2004, eut une importance
particulière.
La poursuite et le rythme, en 2004 et dans la première partie de 2005, du
dialogue sur l’adhésion à l’UE entre la Commission et des pays de l’Europe
balkanique215, d’une part, et la Turquie, d’autre part, alors même que la deuxième phase
de l’élargissement aux PECO (Bulgarie et Roumanie, dont le traité d’adhésion est signé
le 25 avril 2005) n’était pas accomplie et qu’il suscitait tant de questions, a pu
contribuer à compliquer la lecture de celui-ci par les citoyens de l’Union, notamment
français.
3.1.1 Persistance du débat sur les retombées sociales de
l’élargissement en France après mai 2004
Les craintes françaises des conséquences sociales de l’élargissement à l’Est
exprimées avant mai 2004 continuèrent à alimenter le débat sur l’Union européenne
élargie.
Lors d’une discussion en octobre 2004 à l’Assemblée nationale sur la question
des délocalisations216, le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie Nicolas
Sarkozy exprima le risque pour l’avenir de la construction européenne d’un rejet par les
Français du « dumping fiscal et social » pratiqué, selon lui, par les nouveaux Etats
membres. Rappelant que la moyenne européenne de l’impôt sur les sociétés dans l’UE
des Quinze était de 28% alors que son taux oscillait entre 0 et 20% dans les PECO, et
que par ailleurs ceux-ci percevaient des ressources provenant des fonds structurels, le
214
« Référendum 2005 : une crise très grave pour le PS », interview de Gérard Grunberg, directeur de
recherches au CEVIPOF, 18 avril 2005, rubrique « point de vue » du site TNS sofres ; http://www.tnssofres.com/points-de-vue/opinion-style-de-vie/elections-referendum-2005/points-de-vue/
215
Le 22 mars 2004, la Macédoine dépose sa demande d’adhésion à l’Union européenne ; en juin 2004, le
l’ouverture des négociations avec la Croatie est décidée par la Conseil européen ; en décembre, décision
d’ouverture des négociations, sous conditions strictes – en particulier la République de Chypre, membre
de l’UE –, avec la Turquie.
- 74 -
ministre condamna une pratique de dumping fiscal : « On ne peut pas, d’un côté, réduire
drastiquement les ressources fiscales et, de l’autre, recevoir, dans des proportions très
significatives, des finances qui proviennent des contribuables des autres Etats membres.
[…] Ce n’est pas de la concurrence, c’est du dumping fiscal et social ! […] Nous
n’avons pas construit l’Europe pour en faire un espace de dumping fiscal et social ! » Ce
fait menaçait, d’après Nicolas Sarkozy, le soutien des Français au Traité établissant une
constitution pour l’Europe et la conception française de l’UE. Il affirma en effet : « le
jour où nos concitoyens de l’Europe de l’Ouest ne seront plus d’accord pour payer, le
jour où l’Europe suscitera tant d’aigreur que les Français opteront pour le « non » à la
Constitution […] nos dix confrères de l’Est s’en trouveront-ils mieux ? Aura-t-on, alors,
fait progresser la conception française de l’Europe, cette union autour d’un projet
politique commun ? » Nicolas Sarkozy avait même suggéré au début septembre 2004 de
supprimer les aides au développement dans les pays d’Europe centrale pratiquant des
taux d’imposition sur les sociétés particulièrement agressifs, provoquant un tollé dans
ces pays217.
Quelques mois plus tard, en mars 2005, eut lieu une discussion218 à l’Assemblée
nationale sur la proposition européenne de directive européenne relative aux services
dans le marché intérieur219. Le débat révélait la perception d’un risque d’une atteinte au
modèle social français causée par la conjugaison de la libéralisation des services et des
écarts sociaux entre anciens et nouveaux membres dans l’Union européenne à vingtcinq.
La directive relative aux services dans le marché intérieur avait été présentée par
la commission le 13 janvier 2004, nommée aussi « directive Bolkenstein », du nom du
commissaire au marché intérieur d’alors. Fondée sur le constat d’un inachèvement du
marché intérieur, en particulier dans le domaine des services, dont la libre circulation
constitue une des quatre libertés fondatrices du marché commun, la directive instaurait
notamment le principe du pays d’origine : lorsqu’un prestataire de services établi dans
un Etat membre se déplace temporairement dans un autre sans y disposer d’une
216
« Débat sur les délocalisations et l’attractivité de la France », 1ère séance de l’Assemblée nationale du
mardi 12 octobre 2004, compte rendu intégral, Journal officiel de la République française, mercredi 13
octobre 2004, p. 7705.
217
« Délocalisations et libéralisme alimentent les suspicions dans l’UE élargie », dépêche AFP, document
AFPFR00020050428e14s0038r, 28 avril 2005.
218
« Discussion d’une proposition de résolution sur la directive européenne relative aux services dans le
marché intérieur », Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, compte rendu
intégral, 2e séance du mardi 15 mars 2005, Année 2005, mercredi 16 mars 2005, p 2018-2042.
219
Com [2004] 2 final/E 2520
- 75 -
infrastructure stable, il devrait se conformer aux exigences administratives et juridiques
de son pays d’origine. Dans le contexte d’une Union élargie depuis mai 2004 à l’Europe
centrale et orientale, caractérisée par de fortes disparités économiques et de législations
sociales entre anciens et nouveaux membres, la directive présentait des « risques de
dumping social et juridique et de concurrence déloyale»220, selon le député du groupe
UMP Marc Laffineur.
La critique de la directive services, du moins de certains points de celles-ci,
divisait l’Assemblée nationale entre, d’un côté, les députés qui ne demandaient qu’un
réexamen de la proposition de directive – position du gouvernement – et, de l’autre,
ceux, en particulier dans l’opposition socialiste, qui exigeaient son retrait. Claudie
Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, exprima la nécessité d’une
réécriture de la proposition de directive : « […] cette proposition de directive de la
Commission n’est pas acceptable en l’état et doit faire l’objet d’une remise à plat. »221
La ministre demandait en effet, d’une part, d’exclure de la directive certains domaines,
notamment les services sociaux et de santé, les transports, et, d’autre part, de
reconsidérer le principe du pays d’origine, « […] qui risqu[ait] de conduire à un
nivellement par le bas des législations [sociales]. »222 Anne-Marie Comparini, députée
UDF, justifia sa proposition de résolution demandant le réexamen de la proposition de
directive par l’argument suivant : « le principe du pays d’origine est incompatible avec
les disparités de l’Europe à vingt-cinq. […] L’Europe de 2005 n’est plus la
Communauté d’origine, elle doit prioritairement maîtriser les conséquences du dernier
élargissement. »223
A l’appui de son exposé, Claudie Haigneré cita le président de la République
Jacques Chirac, qui avait contacté le jour même le président de la Commission
européenne José Manuel Barroso pour lui rappeler que celle-ci s’était engagée à réviser
le texte en vue d’aboutir à un consensus et lui avait déclaré que « l’Europe, c’est la
protection des droits sociaux, c’est la loyauté des conditions de concurrence, c’est le
respect des services publics et c’est le respect de la diversité culturelle. »224 Cependant
le député Alain Bocquet rappela que le président français avait participé au Conseil
européen du 25 novembre 2004 où il fut décrété que la directive devait bénéficier d’une
220
« Discussion d’une proposition de résolution sur la directive européenne relative aux services dans le
marché intérieur », Assemblée nationale, idem, p.2021.
221
Ibid., p.2020.
222
Ibid.
223
Ibid., p. 2024.
- 76 -
« priorité absolue » et qu’aucun chef d’Etat n’avait demandé le retrait de celle-ci. De
même, le député socialiste Jean-Marc Ayrault affirma : « Que le président de la
République et son gouvernement aient initialement accepté un texte de cette nature
témoigne de leur absence ou de leur indifférence »225. Le débat à l’Assemblée illustrait
donc, selon Alain Boquet, la « duplicité » du gouvernement qui, dans la perspective du
référendum sur le Traité établissant une constitution pour l’Europe, voulait rassurer sur
une proposition de directive soulevait une protestation importante et était par
conséquent électoralement dommageable : la discussion sur la directive à l’Assemblée
« [organisée] en catastrophe [ce jour-là] n’ [était] qu’un débat de dupes et de totale
duplicité. […] Il [fallait] [aux partisans du oui] rassurer, temporiser, et surtout éviter que
la filiation soit établie entre le contenu de la directive Bolkenstein et les principes
majeurs de la Constitution européenne. »226 Le thème de la menace représentée par les
nouveaux pays membres constituait un aspect important distinguant les débats précédant
le référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe de ceux ayant
entouré celui sur le traité de Maastricht. La quasi-simultanéité de l’élargissement aux
PECO (mai 2004) et de la présentation de proposition de directive sur les services par la
Commission européenne (février 2004) pouvait accréditer l’idée que le premier
constituait l’une des pièces d’un ensemble menaçant le modèle social français et qu’il
s’accompagnait d’un renforcement libéral de la construction européenne. La directive
fut en effet perçue par beaucoup comme le symbole d’une orientation économique
libérale de l’ensemble communautaire, en premier lieu au sein de la gauche ; le député
socialiste Jean-Louis Bianco, dont le groupe demanda le retrait complet de la directive,
déplora ainsi que « la première faute [de la directive] [fût] de sacrifier à l’idéologie qui
fait du marché un dieu absolu», et selon laquelle « la concurrence produit
automatiquement des effets d’intérêt général. »227 Le parlementaire souligna aussi que la
règle du principe d’origine impliquerait la coexistence sur le marché européen de vingtcinq législations nationales, et qu’ainsi « [il était] contradictoire avec la notion même de
marché. »228
Le député Jacques Myard (UMP) remit en cause l’idée même d’une Europe
intégrée à 25 : « la proposition de directive porte un coup sérieux aux illusions d’une
224
Ibid., p.2021.
Ibid., p.2041.
226
Ibid., p.2027.
227
Ibid.
228
Ibid., p.2023.
225
- 77 -
Europe intégrée à vingt-cinq, voire à trente. »229 Cette directive constituait selon lui un
miroir de la construction européenne d’alors, qualifiée d’« absurdité » et qui se
« retournait contre les intérêts [français]. »230 Cette prise de position était cependant
davantage l’expression d’un désaccord avec toute perte de souveraineté nationale –
« l’application du droit du pays d’origine est une violation directe d’un principe de droit
international privé totalement ancré dans le droit de tous les Etats continentaux depuis
des siècles » – que celle d’une crainte pour les acquis sociaux français devant la
juxtaposition de la directive Bolkenstein et des disparités économiques et sociales dans
l’UE à vingt-cinq ; ce député était un adversaire du Traité établissant une constitution
pour l’Europe.
L’ambiguïté découlant de la contemporanéité entre l’élargissement au PECO et
le débat sur la directive Bolkenstein fut aussi accentuée par la persistance, chez certains
élus français, de la représentation d’une force d’appui au libéralisme constituée par les
nouveaux membres PECO ; Daniel Paul (communiste) avertissait : « On sait
aujourd’hui, en effet, que [la directive] va revenir, mais sans avoir été changée sur le
fond, car, là aussi, les libéraux comptent sur les dix nouveaux membres pour qu’elle soit
cette fois adoptée sans coup férir. »
La comparaison entre la France et les Pays-Bas, deux pays ayant rejeté
respectivement le 29 mai et le premier juin 2005 par référendum le Traité établissant
une constitution pour l’Europe, permet de mieux mesurer le poids des préoccupations
socio-économiques au sein de la population française à l’égard de l’intégration
européenne en général et qui se retrouvent concernant l’élargissement. Les Néerlandais
étaient davantage préoccupés par la perte d’influence des petits Etats dans l’Union (62%
la craignaient contre seulement 51% en France) ou culturelle : 42% de Néerlandais
contre 35% de Français avaient peur d’un déclin de l’usage de leur langue, et 42% des
premiers contre 38% des seconds redoutaient une perte de l’identité culturelle et
nationale231. A la veille du référendum sur le Traité établissant une constitution pour
l’Europe, les Français appréhendaient surtout les conséquences économiques de
l’intégration européenne tandis que les inquiétudes des Néerlandais portaient davantage
sur plan identitaire : 39% des Français associait l’Union européenne à la diversité
229
Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, compte rendu intégral, 2e séance du
mardi 15 mars 2005, op.cit., p.2029.
230
Ibid., p.2030.
- 78 -
culturelle contre seulement 17% des Néerlandais ; 26% des Français faisaient un lien
entre Union européenne et chômage contre 16% des personnes interrogées aux PaysBas232.
3.1.2 « Peur de l’infinitude » et idée d’une pause nécessaire de
l’élargissement de l’UE chez nombre de responsables
politiques français
Dès après la victoire du non au référendum sur le traité établissant une
Constitution pour l’Europe, le Premier ministre Dominique Dominique de Villepin
organisa, en juin 2005233, une consultation des principaux partis politiques sur les
perspectives européennes.
A cette occasion, le président de l’UMP et nouveau Ministre d'Etat, ministre de
l'intérieur et de l'aménagement du territoire Nicolas Sarkozy annonça que son parti se
prononçait pour un arrêt de l’élargissement de l’Union européenne après celui à la
Bulgarie et la Roumanie : « Il faut suspendre l’élargissement. [...] Ce que je dis
n’englobe pas la Roumanie ni la Bulgarie dont les processus sont si avancés qu’on ne
peut revenir dessus mais tous les autres. »234
L’année suivante, en juin 2006, la discussion à l’Assemblée nationale235du projet
de loi autorisant la ratification du traité d’adhésion236 de la Bulgarie et de la Roumanie à
l’UE met en évidence l’opinion largement partagée par les députés, de droite comme de
gauche, de la nécessité d’effectuer une pause durable de l’élargissement de l’UE après
celui considéré par le débat.
Le caractère indispensable d’un arrêt des élargissements de l’UE résultait en
partie de la prise de conscience que l’adhésion des PECO n’avait pas été assimilée par
231
« Référendum 2005 : un non franco-néerlandais de crise », interview de Bruno Cautrès, chercheur au
CEVIPOF, 8 juin 2005, rubrique « point de vue » du site TNS sofres ; http://www.tns-sofres.com/pointsde-vue/opinion-style-de-vie/elections-referendum-2005/points-de-vue/
232
Ibid.
233
Consultation des formations politiques (Union pour un Mouvement Populaire, Union pour la
Démocratie française, Rassemblement Pour la France, Parti Communiste, Mouvement Pour la France,
Mouvement Républicain et Citoyen, Front National, Les Verts, Parti Socialiste, Parti Radical de Gauche)
par le Premier ministre Dominique de Villepin sur les perspectives européennes après le référendum du
29 mai 2005, organisée les 27 et 28 juin 2005.
234
« Sarkozy à Villepin : « il faut suspendre l’élargissement » de l’UE », Agence France Presse, 27 juin
2005, document AFPFR00020050627e16r001ya
235
Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, 2e séance du mardi 27 juin 2006,
compte rendu intégral, Année 2006, n°59[2] A.N. (C.R.), mercredi 28 juin 2006.
236
Traité relatif à l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l’Union européenne, signé le 25 avril
2005 à Luxembourg.
- 79 -
l’Union sur divers plans : institutionnel, économique, social pour certains, et politique
puisque l’élargissement n’avait été accompagné d’une redéfinition correspondante du
projet politique communautaire. Les acteurs politiques savaient aussi que la proximité
des changements dans l’Union entraînés par l’élargissement aux PECO, ajoutée à
l’absence d’élaboration d’un discours politique spécifique, constitua dans l’opinion
française l’une des causes du vote non au référendum sur le traité établissant une
Constitution pour l’Europe. Mais, avant même l’échec de la ratification du traité, la
nécessité d’une pause de l’élargissement s’était fait jour, en particulier en concomitance
avec la question de l’adhésion turque dans la deuxième moitié de 2004. Ainsi, lors d’un
débat d’octobre 2004 à l’Assemblée nationale sur la candidature de la Turquie à l’Union
européenne, Edouard Balladur, premier ministre lorsque fut accepté par la France
l’élargissement aux PECO en 1993, soutenait déjà le principe d’un arrêt de
l’élargissement pour permettre d’assimiler cette adhésion historique. Edouard Balladur
déclara : « L’entrée de la Turquie dans l’Union est souhaitée par les uns, contestée par
les autres. […] En ce qui me concerne, je suis sensible à deux préoccupations
rationnelles : faire fonctionner correctement les institutions de l’Europe à vingt-cinq – et
bientôt vingt-sept, après l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie –, et réussir
l’intégration économique des nouveaux pays membres de l’Union. »237 Il ajoutait, plus
loin : « La Turquie est un grand pays […]. Or l’union doit tout d’abord faire preuve de
solidarité envers les dix nouveaux Etats membres […]. Comment, dans ces conditions,
s’engager dès à présent dans la voie d’un nouvel élargissement ?»
Une partie des raisons invoquées par les responsables politiques français pour
justifier l’arrêt de l’élargissement de l’UE, après l’entrée de la Bulgarie et de la
Roumanie, fut à nouveau résumée par Edouard Balladur en 2006, alors président de la
commission des affaires étrangères. Elles étaient tout d’abord institutionnelles puisque «
[…] le fonctionnement d’une commission européenne à 27 pose déjà de réelles
difficultés », financières étant donné que « […] l’ [UE] [avait] éprouvé tant de
difficultés à s’accorder pour son budget 2007-2013 », et politique : « […] tout nouvel
élargissement me paraît impossible tant que l’Union n’aura pas surmonté la crise morale
dans laquelle elle est plongée. » Le rejet du traité constitutionnel constituait un
« symptôme » de cette crise238.
237
Assemblée nationale, Journal officiel de la République française, compte rendu intégral, 2e séance du
jeudi 14 octobre 2004, n°99 [2] A.N. (C.R.), 15 octobre 2004.
238
2e séance du mardi 27 juin 2006, Assemblée nationale, ibid., p.4566.
- 80 -
La pause dans l’élargissement de l’UE après l’adhésion de la Roumanie et de la
Bulgarie, c’est-à-dire repoussant à une date indéterminée l’adhésion à des Etats dont
négociations étaient ouvertes (Croatie, Turquie), s’imposait aussi pour que des progrès
soient accomplis dans la voie de l’harmonisation sociale européenne, comme le
soutinrent Jean-Pierre Dufau pour le groupe socialiste – qui vota en faveur du projet de
loi autorisant la ratification du traité d’élargissement à la Roumanie et la Bulgarie – et
Chantal Brunel (UMP). Selon la député, en effet « […] on constat[ait] déjà, chez des
Etats membres, des pratiques de dumping fiscal ou social […] » Il était donc « […]
indispensable de progresser et de se mettre d’accord sur des objectifs et sur un
calendrier au sujet d’une harmonisation minimale sur le plan fiscal et social. »239
L’émergence de l’idée d’une pause nécessaire dans les élargissements était
partagée au niveau des institutions européennes. Le parlement européen, qui avait
toujours été favorable aux élargissements, commença à se référer à un critère de
Copenhague jamais mis en avant jusqu’alors : celui de la « capacité d’absorption de
l’Union »240
Jacques Chirac et la chancelière allemande Angela Merkel estimaient qu’il y
avait une limite à la capacité d’absorption, en particulier sur le plan institutionnel. La
nécessité de reconsidérer la question de l’élargissement de l’Union après celui aux
PECO explique aussi, au niveau des institutions communautaires, l’apparition du
concept de politique européenne de voisinage (PEV), qui fut présentée simultanément à
la mise en œuvre de la phase principale de l’élargissement à l’Est, en mai 2004. Cette
politique vise à établir des relations avec la périphérie de l’UE sans proposer
automatiquement l’adhésion. Les pays voisins, avec lesquels il est de l’intérêt
géopolitique de l’Union d’entretenir une relation stabilisée, se verraient proposer « tout
sauf les institutions »241.
L’idée de la nécessité de marquer un arrêt de l’élargissement de l’Union
paraissait assez soutenue par les Français au printemps 2006. D’après un sondage
Eurobaromètre standard242, la France était en effet le quatrième pays sur les Vingt-cinq
dont la proportion de partisans d’un élargissement de l’Union « dans les années à
239
Ibid., p.4576
Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, op.cit., p.510-511.
241
Jacques Rupnik (dir.), Les banlieues de l’Europe, les politiques de voisinage de l’Union européenne,
Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2007, 203 p.
242
Eurobaromètre 65, printemps 2006, étude réalisé dans l’Union entre le 27 mars et le 1er mai 2006,
Rapport national France ; http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb65/eb65_fr_nat.pdf
240
- 81 -
venir » (31%)243 était la plus faible, la moyenne européenne (UE-25) s’élevant à 45%.
62% des répondants français s’affirmaient opposés à ce futur élargissement tandis que
7% n’avaient pas d’avis sur la question. Ce pourcentage témoigne d’une certaine
défiance française envers un nouvel élargissement, du moins proche, de l’UE. Comme
sur d’autres questions, il est intéressant de relever à nouveau une certaine concordance
des réponses avec celle de l’Allemagne dont la proportion se déclarant favorable à un
élargissement dans les années suivantes était encore plus basse (seulement 28%). En
2006, le pessimisme face aux élargissements passés et futurs était en effet « un trait
commun aux sociétés et aux élites politiques allemandes et françaises face à l’Union
européenne »244.
De même, il est remarquable que tous les pays dont les réponses en faveur d’un
élargissement de l’Union « dans les années à venir » sont inférieures ou égales à la
moyenne de l’UE-25 sont des anciens membres de l’UE ou des Communautés ; le
Luxembourg (27%), Etat fondateur des Communautés, et l’Autriche (27%), étaient les
plus réticents à un nouvel élargissement de l’UE. la Finlande (60%) faisaient partie des
pays les plus réticents à un élargissement supplémentaire de l’UE « dans les années à
venir » ; et appartenaient tous à l’Union à Quinze. Le soutien à celui-ci était en revanche
fort parmi les PECO nouveaux membres de l’UE : Slovénie (73%), Pologne (72%),
Lituanie (60%), Hongrie (59%), République tchèque (58%), Slovaquie (58%), Lettonie
(54%), Estonie (50%) ; de même au sein des pays accédants, Bulgarie (62%) et
Roumanie (69%), et en Croatie (64%).
La réticence française à un nouvel élargissement de l’Union européenne, y
compris pour la Croatie, « dans les années à venir », commune à l’Allemagne et à
d’autres anciens Etats membres, doit être replacée dans un contexte de la construction
européenne particulièrement complexe et confus. Il se caractérisait par la combinaison
du sentiment d’une absence de justification de la politique d’élargissement de l’Union et
d’une incertitude sur l’avenir de l’ensemble communautaire, exprimée lors du rejet du
traité établissant une Constitution pour l’Europe par les électeurs français et néerlandais.
En effet, la contemporanéité de la réalisation de l’élargissement aux PECO (1er
mai 2004 et signature du traité d’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie le 25 avril
243
Eurobaromètre 65, printemps 2006, question QA30.4 : « […] Veuillez me dire si vous êtes pour ou si
vous êtes contre l’élargissement de l’Union européenne à d’autres pays dans les années à venir », ibid.,
p.37.
244
Christian Lequesne, « Français et Allemands face à l'Europe élargie. Peur de l'infinitude et nécessité de
surmonter les angoisses », art.cit.
- 82 -
2005) et de la décision – entourée toutefois de fortes précautions – de l’ouverture de
négociations d’adhésion avec la Turquie (Conseil européen du 16-17 décembre 2004), à
laquelle s’ajouta l’ouverture des négociations avec la Croatie le 4 octobre 2005, pouvait
donner l’impression d’un élargissement multidirectionnel et sans vision politique de
l’UE. Décider d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie alors même que la
phase principale de l’élargissement à l’Est venait d’avoir lieu en mai et qu’il avait
soulevé maintes interrogations ou craintes chez les acteurs politiques comme dans la
population française ne pouvait qu’amplifier celles-ci.
Dans la période précédant le référendum du 29 mai 2005, le Président de la
République était conscient de l’effet néfaste provoqué dans l’électorat par la
concomitance de la perception d’une fuite en avant de l’élargissement de l’UE et du
projet d’un nouveau traité européen signé le 29 octobre 2004. Répondant à une demande
de parlemantaires UMP245, Jacques Chirac, dans le cadre de la modification nécessaire
du titre XV relatif à l’Union européenne de la Constitution pour rendre celle-ci
compatible avec le traité établissant une Constitution pour l’Europe, fit ajouter un article
88-5 imposant un référendum pour les futures adhésions à l’UE, mais qui visait en fait
celle de la Turquie.
En effet, l’article 88-5 énonçait : « Tout projet de loi autorisant la ratification
d’un traité relatif à l’adhésion d’un Etat à l’Union européenne et aux Communautés
européennes est soumis au référendum par le Président de la République. »246 Il était
précisé que cette obligation « [n’était] pas applicable aux adhésions faisant suite à une
conférence intergouvernementale dont la convocation a été décidée par le Conseil
européen avant le 1er juillet 2004 ». La Croatie n’était donc pas concernée puisque la
convocation, pour le début de 2005247, d’une conférence intergouvernementale
bilatérale avec ce pays afin d’entamer l’ouverture des négociations d’adhésion avait été
décidée par le Conseil européen du 17-18 juin 2004248. En revanche, l’adhésion de la
Turquie, avec qui l’ouverture des négociations fut décidée au Conseil européen du 16-
245
Guillaume Perrault, « Turquie : vers la suppression du référendum obligatoire », Le Figaro, 28 mars
2008.
246
Congrès du Parlement, séance du lundi 28 février 2005, , compte rendu intégral, Journal officiel de la
République française, Débats parlementaires, mardi 1er mars 2005.
247
L’ouverture des négociations avec la Croatie, prévue pour le 17 mars 2005, fut reportée à cause de la
non coopération pleine et entière de ce pays avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
L’ouverture officielle des négociations avec la Croatie eut lieu le 4 octobre 2005, en même temps que
celle des négociations d’adhésion avec la Turquie.
248
Conclusions de la présidence du Conseil européen de Bruxelles (17 et 18 juin 2004), 10679/1/04 REV
1(fr) ; www.europa.eu
- 83 -
17 décembre 2004, soit après la date du 1er juillet mentionnée par l’article 88-5, devrait
être soumise à référendum.
Le Parlement, réuni en congrès le 28 février 2005, approuva le « projet de loi
constitutionnelle modifiant le titre XV de la Constitution »249 à la majorité des trois
cinquièmes des suffrages exprimés (730 voix pour, 66 contre, 796 suffrages exprimés
sur 892 votants), comme l’exige l’article 89, alinéa 3 sur la révision constitutionnelle ;
l’article 88-5 dotait de fait la France, d’un double droit de veto sur les élargissements
futurs, puisque le référendum s’ajouterait au vote à l’unanimité du Conseil européen
nécessaire dans le cas des élargissements de l’UE.
L’article 88-5 avait été voulu par Jacques Chirac pour assurer aux Français qu’ils
décideraient en dernier ressort de l’élargissement de l’UE à la Turquie, auquel le
Président était par ailleurs favorable250. Mais, dans la perspective du référendum sur le
traité établissant une Constitution pour l’Europe, dont la tenue avait été annoncée le 14
juillet 2004, Jacques Chirac voulait avant tout rassurer les Français parce qu’il savait la
perspective d’une adhésion de la Turquie impopulaire en France, comme l’indiquaient
les sondages251, et qu’elle était mise en avant par certains détracteurs du traité, en
particulier par l’extrême droite (FN) et la droite souverainiste, composée du Mouvement
pour la France (MPF) de Philippe de Villiers, du Rassemblement pour la France (RPF),
et de Debout la République. Mais en voulant séparer la question du référendum sur le
traité établissant une Constitution pour l’Europe de celle sur l’adhésion de la Turquie à
l’UE, ne les liait-ils pas en fait ?
Néanmoins, le référendum obligatoire – supprimé de nos jours252 – concernait
les adhésions à l’UE en général, sauf celle de la Croatie, et non seulement la Turquie.
249
Ibid.
« Chirac explique à des Français réticents son « oui,si » à la Turquie », dépêche AFP, 15 décembre
2004, document AFPFR00020041215e0cf00hls
251
En décembre 2004, un sondage MarketTools indiquait que 28% des personnes se déclaraient pour
l’adhésion, à terme, de la Turquie, 72% y étant opposés, cité in « UE/Turquie » - Moins d’un Français
sur trois favorable/ Sondage », dépêche Reuters, REUTFR0020041215e0cf00b9n
252
En septembre 2007, le Secrétaire d’Etat aux affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet, avait préconisé
la suppression de ce référendum obligatoire. En mai 2008, cependant, des députés UMP obtinrent
l’adoption d’un amendement qui rendait ce référendum obligatoire pour l’adhésion de pays représentant
plus 5% de la population de l’UE. Mais la Commission des Lois du Sénat l’annula en juin 2008 ; la
Commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense avait estimé que « le dispositif proposé
par l’Assemblée nationale [...] pouvait paraître dirigé contre un Etat ami de la France, en l’occurence la
Turquie ». Nicolas Sarkozy opta pour la suppression de l’obligation du référendum. Depuis la révision
constitutionnelle du 23 juillet 2008, la possibilité d’un référendum n’est pas supprimée mais l’ajout d’un
alinéa à l’article 88-5 permet au Parlement d’adopter le projet de loi d’adhésion à l’Union européenne
« par le vote d’une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois
cinquièmes » (Voir La Constitution, textes mis à jour au 8 septembre 2008, La Documentation française,
Paris).
250
- 84 -
Contemporaine de l’adhésion des PECO – puisque mise en place entre mai 2004 et la
signature la signature du traité d’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie, en avril
2005 –, la démarche du Président français s’inscrivait dans un climat d’interrogations
sur cet élargissement important, sa mise en oeuvre et ses retombées sur la construction
européenne, comme l’attestent les débats parlementaires notamment. L’émergence de la
question de l’adhésion de la Turquie fut néfaste à la victoire du oui au référendum parce
que s’additionnait à un contexte déjà complexe d’élargissement de l’Union à l’Europe
centrale et orientale, et suscitant maintes interrogations sur l’avenir de la construction
européenne.
Après la victoire du non au référendum sur le traité établissant une Constitution
pour l’Europe, en France (29 mai) et aux Pays-Bas (31 mai), le Premier ministre
luxembourgeois Jean-Claude Juncker affirmait que les questionnements des électeurs
français et néerlandais sur l’élargissement aux PECO avaient probablement constitué
une raison de ce résultat électoral : « nous avons omis de faire la nécessaire pédagogie
de l’élargissement. Je ne voudrais pas que nous donnions l’impression que ce sont les
nouvelles démocraties qui sont responsables de l’échec. »253
Certains sondages disponibles permettent de savoir si les Français partageaient
les arguments avancés par les députés français au printemps 2006 pour justifier une
pause dans l’élargissement après celui à la Bulgarie et la Roumanie – dont le traité
d’adhésion fut signé le 25 avril 2005 - et portant sur les plans institutionnel, financier,
politique, et social.
D’après l’Eurobaromètre spécial du printemps 2006254, contemporain du débat à
l’Assemblée nationale de ratification du traité d’adhésion de la Roumanie et de la
Bulgarie, la France se rangeait parmi les pays considérant le plus négativement l’impact
de l’élargissement en général sur l’avenir de l’unification politique de l’Union
européenne. La France présentait en effet le plus faible taux de réponses affirmatives
(50%) de toute l’UE-25 (moyenne de 62%) à la proposition : « l’élargissement facilite le
progrès vers l’unification politique de l’Europe »255. Tous les pays présentant des taux
inférieurs à la moyenne de l’UE-25 sur cette proposition appartenaient par ailleurs à
l’Union à Quinze (Espagne, Portugal, Finlande, Luxembourg, Autriche, Royaume-Uni).
253
Philippe Ricard, « Le non souligne les difficultés de l’élargissement », Le Monde, 31 mai 2005, p.13.
Special EUROBAROMETER 255, Attitudes towards European Union Enlargement, sondage réalisé
entre mars et mai 2006, juillet 2006 ; http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_255_en.pdf
254
- 85 -
Parallèlement, le nombre de répondants français se déclarant en désaccord avec l’idée
que l’élargissement « bloque tout projet d’unification politique de l’Union
européenne »256 n’atteignait que 44%, soit moins d’un sondé sur deux, et égalait la
moyenne de l’UE-25. La synthèse des résultats257 des deux questions précédentes
permet d’établir une échelle de la perception de l’élargissement comme ayant un impact
favorable sur l’unification politique de l’Europe et de l’Union européenne. La France
possède alors un pourcentage de réponses correspondantes (47%) parmi les plus bas, à
égalité avec l’Espagne et l’Irlande, et après le Royaume-Uni, avec seulement 42,5%
d’appréciations positives, et le Portugal (44,5%). Ainsi, même si, d’après le sondage
mentionné, près d’un Français sur deux ne voit pas l’élargissement comme un obstacle à
l’unification, les Français se rangent parmi les habitants de l’Union qui considèrent le
moins favorablement l’impact de l’élargissement sur les progrès de l’unification
politique de l’organisation communautaire.
Les Français rejoignaient donc en partie sur ce thème les acteurs politiques
français partisans d’avancées à tendance fédéralistes de l’Union, inquiets devant les
conséquences du grand élargissement pour ces visées.
Certaines prises des positions d’élites d’Europe centrale et orientale après les
adhésions de mai 2004 ont pu conforter les arguments des acteurs politiques français qui
opposaient l’élargissement à l’Est et l’approfondissement258 ; ainsi, par exemple, le
Président tchèque Václav Klaus, partisan d’une Union européenne limitée aux échanges
économiques et hostile à l’approfondissement, déclara son soutien à l’élargissement
jusqu’au Kazakhstan259. Ce chef d’Etat considérait avant tout l’élargissement comme un
moyen de freiner l’ambition d’unification politique européenne. Cet objectif est de plus
couplé au soutien à un fort libéralisme économique.
A propos de l’impact politique de l’élargissement, les sondés Français (56%) –
même s’il s’agit de la majorité d’entre eux – étaient au printemps 2006 parmi les moins
255
Special EUROBAROMETER 255, question QD9a.5 : « Pourriez-vous me dire […] si […]
l’élargissement de l’Union européenne facilite l’évolution vers une unification politique de l’Europe »,
ibid., p.39 et p.130.
256
Special EUROBAROMETER 255, question QD9b.5 : « Pourriez-vous me dire […] si […]
l’élargissement de l’Union européenne bloque tout projet d’unification politique de l’Union européenne »,
Ibid., p.39 et p.135
257
Par addition, pour chaque pays, des deux résultats puis division par deux pour obtenir un pourcentage
de réponses « optimistes » concernant l’impact de l’élargissement sur l’unification politique de l’Europe
et de l’Union européenne.
258
Christian Lequesne, « Français et Allemands face à l'Europe élargie. Peur de l'infinitude et nécessité de
surmonter les angoisses », op.cit.
- 86 -
enclins à penser que l’élargissement en général renforçait l’Union européenne260, contre
63% des personnes interrogés dans l’Union à vingt-cinq. Aux côtés de la France se
rangeaient l’Autriche, pays le plus négatif sur cette question (seuls 51% d’accord), mais
aussi l’Allemagne (55%) et le Royaume-Uni (56%). Parmi les anciens membres de la
Communauté et par contraste avec la France et l’Allemagne, on observait des réponses
fortement affirmatives en Belgique (74% des personnes répondirent affirmativement),
Grèce (70%), au Danemark (69%), et assez affirmatives aux Pays-bas (66%), au
Portugal (66%), Luxembourg (65%), Espagne (64%) et Italie (64%). De même dans les
nouveaux pays membres, les réponses étaient très majoritairement positives sur la
question du renforcement de l’UE par l’élargissement : Slovaquie (80% de réponses
affirmatives), Slovénie (79%), Pologne (78%), Tchéquie (67%), Hongrie (67%),
Lituanie (67%), Estonie (63%) ; seule la Lettonie (62%) présentait des réponses
inférieures à la moyenne européenne.
La préoccupation sociale liée à l’élargissement – présente dans le débat de juin
2006 à l’Assemblée nationale en particulier sous la forme de la crainte d’un dumping
social causé par les inégalités économiques entre anciens membres et PECO – ressort
aussi de l’Eurobaromètre spécial de juin 2006. Les réponses des Français interrogés
révélaient en effet leur pessimisme envers les retombées de l’élargissement sur la
prospérité et les niveaux de vie dans l’Union européenne. Seuls 34% des répondants
Français s’affirmaient d’accord avec l’idée que l’élargissement en général accroît la
prospérité pour tous les Européens261, c’est-à-dire la troisième proportion de réponses
affirmatives la plus faible après celle du Luxembourg (30%) et de l’Allemagne (30%),
alors que la moyenne pour l’UE-25 se situait près de 10 points plus haut, à 43%. les
Français sont avec les Portugais (33%) sont les moins nombreux à se déclarer en
désaccord avec la l’affirmation selon laquelle l’élargissement de l’UE abaisse les
niveaux de vie dans l’UE262, alors que la moyenne pour l’UE-25 s’élève à 43%.
L’impact de l’élargissement sur les niveaux de vie était donc perçu
négativement, selon l’Eurobaromètre, par les Français.
259
Václav Klaus, « Ich habe Angst um Europa », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15 mars 2005, cité in
Christian Lequesne, ibid.
260
Special EUROBAROMETER 255, question QD8.2, “Please tell me […] if you agree or disagree with
it. In general terms, the enlargement of the European Union… Strengthens the European Union”, op.cit.,
p.23.
261
Special EUROBAROMETER 255, questionnaire QD10.2, ibid., p.46.
262
Special EUROBAROMETER 255, questionnaire QD11.2, ibid., p.53.
- 87 -
A cet égard, l’Allemagne semble aussi assez négative (36%). Comme à propos
de la prospérité, les réponses allemandes et françaises se rapprochent, ce qui suggère
l’idée d’un scepticisme commun au sein de la population des deux principaux Etats
fondateurs de la construction européenne quant aux effets sur le plan socio-économique
de l’élargissement en général – mais sachant que les réponses s’inscrivaient dans
contexte de l’élargissement à l’Est, après celui de 2004 et précédant celui de janvier
2007 - sur l’Union européenne. Ce commentaire s’applique aussi le Luxembourg (35%
de répondants en désaccord avec la proposition sur un abaissement des niveaux de vie
dû à l’élargissement de l’UE), lui aussi Etat fondateur des Communautés européennes.
Enfin, deux autres membres de l’UE-15, l’Espagne (35%) et l’Autriche (39%)
présentaient des réponses plus pessimistes que la moyenne de l’UE-25 à cet égard.
Au contraire, les PECO se distinguent à nouveau par des réponses plutôt
optimistes : à part la Lituanie, ils possédaient tous des taux de réponses supérieurs à la
moyenne de l’UE-25, Slovaquie (58%), République tchèque (55%), Pologne (55%),
Hongrie (50%), Lettonie (48%) ; Slovénie (48%), Estonie (44%). Cette divergence de
perceptions entre habitants des anciens Etats membres et ceux des PECO tient
logiquement au fait que ceux-ci escomptaient de l’adhésion à l’UE une amélioration
économique alors que chez les premiers, la représentation d’un risque d’affaiblissement
du niveau économique était plus répandue.
3.1.3 Estimation des conséquences de l’élargissement sur les plans
institutionnel et socio-économique
Sur le plan institutionnel, d’abord, une étude de 2006263 montrait que
l’élargissement de 2004 ne s’était pas accompagné d’un blocage institutionnel ; on
observait même une accélération de la prise de décision de 25% entre la période
précédant (janvier 2003 - avril 2004) et celle le suivant (mai 2004 – décembre 2005)
l’élargissement aux PECO. Une meilleure efficacité dans le travail législatif était de
même constatée. Cependant, le nombre d’actes législatifs (directives, règlements,
décisions) adoptés, en pourcentage de ceux transmis par la Commission, avait
sensiblement baissé en 2005 par comparaison avec les années précédant
l’élargissement : 32 % contre 44% en 2004, 40% en 2003, 38% en 2002, 41% en 2001 ;
ce chiffre rejoignait celui de 2000 (32% d’actes adoptés) mais ne peut y être comparé
263
Elargissement - Comment l’Europe s’adapte, Renaud Dehousse, Florence Deloche-Gaudez, Olivier
Duhamel (dir.), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006.
- 88 -
car l’année 2000 avait été marquée par un nombre beaucoup plus élevé de propositions
(594) qu’en 2005 (411)264.
La baisse du nombre d’actes législatifs adoptés en 2005 suggérait qu’une grande
partie des propositions n’avaient pu aboutir en raison de la négociation
intergouvernementale et donc que le Conseil avait une plus grande difficulté de
décision ; ce résultait corroborait dans une certaine mesure la crainte exprimée par les
Français en 2003 dans un sondage eurobaromètre265 que la décision dans l’Union
européenne élargie fût plus difficile, mais l’étude contredisait la prédiction d’une
paralysie des institutions exprimée avant l’élargissement de mai 2004.
Néanmoins, l’opinion française d’un accroissement de la difficulté de
gouvernement de l’Union, causé par l’élargissement aux PECO, semble durablement
ancrée. Un sondage de février 2009266 révélait que le France était le troisième pays des
vingt-sept, après la Slovénie (88%) et le Portugal (83%), possédant la proportion la plus
importante de personnes (77%) considérant que l’élargissement avait rendu plus
difficile le gouvernement de l’Union267. Ce résultat pour la France était de 10 points
supérieur à la moyenne de l’UE-15 (69% de réponses d’accord avec la proposition), de
14 points à la moyenne de l’UE-27 (65% de réponses affirmatives).
Sur le plan économique et de l’immigration, l’élargissement aux PECO n’a pas
eu les effets néfastes craints en France.
La France a en effet créé en 2006 plus d’emplois grâce aux investissements
directs étrangers qu’elle n’en a perdu par des délocalisations, et restait en 2002 au
troisième rang mondial pour l’attractivité des investissements étrangers après les EtatsUnis et la Chine268. Selon une étude réalisée par la Commission européenne269, ce sont
surtout les Quinze qui ont tiré avantage de l’élargissement : « […] environ 70% des
importations de biens dans les 10 Etats [de l’adhésion de 2004], en 2005, ven[aient] des
anciens Etats membres de l’Union, l’Allemagne étant le premier exportateur. Ces
exportations ont aidé à maintenir et créer les emplois. […] » Ceci constitua d’ailleurs un
argument de Jacques Chirac lors de la campagne sur le traité établissant une
264
Ibid., p.37.
Flash EB 140, question 6, p.50, op.cit.
266
Flash Eurobaromètre 257, Views on European Union Enlargement, op.cit.
267
Table 22a. It has made the European Union more difficult to manage, by country, Flash EB 257, ibid.,
p.95.
268
Christian Lequesne, « La France et l’élargissement de l’Union européenne… », op.cit.
269
"Enlargement, Two Years After – An Economic Success", Communication from the Commission to
the Council and the European Parliament, COM(2006)200, adopted on 03 May 2006 ;
http://ec.europa.eu/economy_finance/publications/occasional_papers/2006/ocp24en.pdf
265
- 89 -
Constitution pour l’Europe, en mai 2005, lorsqu’il déclara : « Depuis dix ans, nos
exportations dans les pays de l’Est qui sont entrés dans l’Union européenne ont été
multipliées par quatre. Ce qui représente 130000 emplois en France. »270
Sur le plan de la politique agricole commune, un rapport du Parlement européen
de mars 2007271 indiquait que l’élargissement de 2004 n’avait pas entraîné de charge
excessive pour son budget. Il était constaté que les marchandises en provenance des
nouveaux Etats membres n’avaient pas provoqué de dumping dans l’UE-15. Cependant,
le rapport affirmait que les anciens membres avaient subi des coupes budgétaires en
raison de l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie et que le cadre financier pour
2007-2013 nécessiterait un effort fondé sur le principe de solidarité de l’UE à 15. En
effet, le montant limité des aides directs pour la période 2007-2013 fait que celles-ci
deviendront chaque année plus étroites au fur et à mesure de la progression des
paiements directs dans les Etats membres jusqu’à leur alignement sur le niveau des
quinze anciens Etats membres.
La crainte d’une immigration massive en provenance des PECO représentant une
concurrence pour les nationaux été contredite, d’après l’étude déjà mentionnée272 : « les
menaces potentielles ayant dominé avec émotion les débats récents sur l’élargissement
sont exagérées […] les flux migratoires ont en général été petits et […] l’élargissement
de 2004, avec ses dérogations, n’a pas eu d’impact négatif sur les marchés du travail de
l’UE-15 […].»
3.2 La proposition de Jacques Chirac de « groupes pionniers »
de l’approfondissement dans l’Union européenne élargie
Constatant l’échec du traité établissant une Constitution pour l’Europe,
le
concept soutenu par Jacques Chirac pour poursuivre l’approfondissement – extension
du champ et développement des politiques communes – de la construction européenne
pour dans le cadre de l’Union élargie aux PECO et d’éventuels autres à l’avenir
(Balkans occidentaux, Turquie) était celui des intégrations différenciées, qu’il nommait
« groupes pionniers ». Cette idée avait déjà été proposée à différentes reprises par les
270
Cité in « L’élargissement de l’Union très présent dans la campagne référendaire », Les Echos, 18 mai
2005, p.2.
271
Rapport sur l’intégration des nouveaux Etats membres dans la PAC (2006/2042(INI), Commission de
l’agriculture et du développement rural, 1er mars 2007.
272
"Enlargement, Two Years After – An Economic Success", op.cit.
- 90 -
décideurs français, en relation avec de nouvelles avancées de l’intégration ou des
élargissements communautaires.
3.2.1 Le soutien des responsables français à la différenciation au
sein de l’UE
Le principe de différenciation dans l’Union signifie que certains Etats membres
ont la possibilité d’organiser entre eux une mutualisation politique plus avancée que
celle commune à l’ensemble de l’organisation.
Dès 1984, François Mitterrand avait, lors d’un discours273 au Parlement
européen où il évoquait le projet d’Union européenne mis au point par ce dernier et
auquel il était favorable, évoqué la possibilité d’une « géométrie variable » en fonction
de l’engagement des différents Etats membres.
Edouard Balladur, Premier ministre (1993-1995), avait développé la théorie des
trois cercles : celui du traité applicable à tous, ensuite celui « plus restreint ou plus
ambitieux » pour la monnaie ou la défense – comme prévu par Maastricht -, enfin un
cercle plus large en direction de la Russie274.
Lors du débat à l’Assemblée nationale, en 2003, sur le projet de loi autorisant la
ratification du traité d’élargissement d’Athènes, le Ministre des Affaires étrangères
Dominique de Villepin s’affirma aussi partisan de la différenciation dans l’Union
européenne, qui permettrait de résoudre la contradiction entre élargissement et
approfondissement. Le ministre déclara en effet : « A mesure que l’Union s’agrandit,
nous devons concilier à la fois intégration et différenciation, c’est-à-dire réfléchir à des
formes de coopérations renforcées, suffisamment souples pour être viables, mais, en
même temps, suffisamment encadrées pour qu’elles servent l’intégration européenne et
ne la menace pas. »275.
Certains représentants de la nation partagent aussi la concept de différenciation
au sein de l’Union européenne. Le député Jean-Marc Ayrault (socialiste) estimait, à
l’occasion du débat sur l’adhésion turque à l’Assemblée national, en octobre 2004276,
qu’il
serait
impossible
d’aller
plus
loin,
à
vingt-cinq
membres,
dans
l’approfondissement de l’ensemble communautaire et défendait par conséquent le
principe des coopérations renforcées. Il affirma que « […] l’Union élargie à vingt-cinq
273
Discours du 24 mai 1984 devant le Parlement européen.
« Europe. Le Premier ministre définit ses priorités de politique étrangère. », Les Echos, jeudi 23 février
1995, p.8.
275 e
3 séance de l’Assemblée nationale du 25 novembre 2003, op.cit., p. 11181.
274
- 91 -
ne pourra pas aller très au-delà du remarquable acquis communautaire […]. Les visions
et les intérêts politiques entre les vingt-cinq nations de l’Union européenne sont encore
trop divergents […]. » La réponse à cette situation bloquée résidait dans le
développement de la différenciation au sein de l’Union : « L’acte fondateur que nous
appelons de nos vœux est de permettre a des groupes de pays d’avancer plus loin et plus
vite que les autres grâce aux coopérations renforcées. Une Europe fédérale dans une
Europe confédérale, cette architecture que défendait Mitterrand, est la seule capable à
nos yeux de concilier les exigences de la double ambition que nous nourrissons pour
l’Europe : la puissance politique et l’unification. » Bien que Jean-Marc Ayrault parlât
d’acte fondateur, le recours à la coopération renforcée avait en réalité déjà été introduit
par le traité d’Amsterdam dans la perspective de l’élargissement de l’Union. Mais
depuis l’entrée en vigueur du traité en 1999, aucune coopération renforcée n’a été
établie à cause des conditions nombreuses et compliquées277 qui en encadrent la mise au
point. Néanmoins, il existe déjà des intégrations différenciées : les accords de
Schengen, l’Union monétaire.
Lors le la consultation des partis politiques par Dominique de Villepin, après le
référendum sur le traité établissant une Constitution sur l’Europe, le président de l’UMP
Nicolas Sarkozy évoqua l’idée que, dans une Union à vingt-cinq, il fallait un groupe de
pays initiateurs dans la construction européenne plus large que le couple francoallemand : « Il faut aussi poser la question du moteur de l’Europe. Une Europe à 25, elle
ne peut pas avancer simplement avec un moteur à deux temps. Je crois qu’il est très
important que les six grands d’Europe se concertent pour être un moteur puissant de la
nouvelle Europe. Dans mon esprit, l’axe franco-allemand est capital mais il sera en
quelque sorte le moteur des six. »278 Selon des critères géographique et démographique,
les « six grands » désignent l’Allemagne, la France, Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne et
la Pologne.
276
2e séance du jeudi 14 octobre 2004, op.cit., p.7939.
Parmi les conditions nécessaires à la mise en œuvre d’une coopération renforcée, il faut souligner :
respecter les principes du traité, n’être utilisée qu’en dernier ressort, n’affecter ni l’acquis communautaire,
ni les intérêts des Etats qui n’y participent pas, concerner au moins 8 Etats, ne porter atteinte ni au marché
intérieur, ni à la cohésion économique et sociale, ne pas affecter les politiques communes, d’autres Etats
membres doivent pouvoir rejoindre la coopération renforcée, accord préalable de la Commission. A
l’origine aussi, un droit de veto, inspiré du compromis de Luxembourg, devait permettre à un Etat
membre de s’opposer à ce que d’autres Etats membres établissent entre eux une coopération renforcée.
Mais cette condition à été supprimée
278
« Sarkozy à Villepin : « il faut suspendre l’élargissement » de l’UE », op.cit.
277
- 92 -
3.2.2 Les groupes pionniers de Jacques Chirac et le refus allemand
Le Président de la République définit ainsi sa proposition de « groupes
pionniers » : « Dans l’esprit de ce que j’ai appelé les groupes pionniers, mais que l’on
peut appeler autrement, tous les Etats de l’Union désireux d’agir ensemble doivent
pouvoir le faire, en complétant des politiques communes ou des coopérations engagées
à 25. Ainsi, les pays membres de la zone euro ont une vocation naturelle à approfondir
leur intégration politique, économique, fiscale et sociale. »279
La combinaison de la non ratification du traité établissant une Constitution pour
l’Europe et de l’élargissement aux PECO explique le soutien du Président au
développement
de
groupes
pionniers
pour
pousuivre
l’approfondissement
communautaire. Jacques Chirac déclara, en effet, lors du discours de voeux aux
diplomates, en janvier 2006 : « Les élargissements prévus [Roumanie et Bulgarie le 1er
janvier 2007, renforcent cette exigence [de nouvelles institutions, « plus démocratiques,
plus efficaces, plus transparentes »] car le statu quo institutionnel condamnerait à terme
l’Union à l’inertie et à la paralysie. »
Le projet de Jacques Chirac de groupes pionniers fut cependant rejeté par la
Chancelière Angela Merkel280, qui ne souhaitaient pas abandonner le projet de traité
établissant une Constitution pour l’Europe, adopté par le Parlement allemand281 en mai
2005, malgré les votes négatifs en France et aux Pays-Bas.
3.3 Nicolas Sarkozy Président de la République : discours
renouvelé et accords de partenariat avec les PECO
Nicolas Sarkozy, élu Président de la République (6 mai 2007) quelques mois
après l’accomplissement de la deuxième phase de l’élargissement aux PECO, a cherché
à améliorer l’image de la France en Europe centrale et orientale.
Malgré l’engagement affiché de Jacques Chirac en faveur de l’adhésion des
PECO, lors de son premier septennat, la France avait conservé l’image d’un pays
opposé à l’adhésion de ces pays en raison des réticences de François Mitterrand, au
début des années quatre-vingt-dix. Cette image fut à nouveau détériorée dans les PECO,
279
« Verbatim – Les voeux de Jacques Chirac au corps diplomatique », nouvelobs.com, 10 janvier 2006.
Berlin s’oppose aux projets européens de Jacques Chirac », Les Echos, 12 janvier 2006.
281
La Chambre des députés(Bundestag) adopta, le 12 mai 2005, le projet de traité par 569 voix pour,
3contre et deux abstentions, puis la Chambre haute (Bundesrat) se pronconça à l’unanimité pour.
280
- 93 -
en 2003, par les propos de Jacques Chirac concernant l’attitude des PECO sur la
question de l’Irak. Le Président français s’était par la suite attaché à convaincre les
PECO de sa vision positive de l’élargissement, notamment en février 2004, lors d’un un
voyage effectué en Hongrie282.
En visite dans le même pays en septembre 2007, dans le cadre d’une tournée des
capitales européennes en vue de la présidence française de l’Union européenne à partie
du 1er juillet 2008, Nicolas Sarkozy annonça les objectifs de celles-ci et insista sur
l’égalité de droits entre les Etats membres ; il souhaitait ainsi créer l’image d’une
France qui respecte les vues aux autres pays de l’Union, en particulier les PECO, où les
paroles de son prédécesseur avaient heurté nombre de dirigeants. Nicolas Sarkozy fit en
effet directement référence aux propos de Jacques Chirac et déclara : « Si j’ai souhaité
commencer ces visites par la Hongrie, au coeur de l’Europe centrale, c’est pour lever un
malentendu [...]. Il n’y a pas pour la France de pays majeurs et de pays mineurs. Il n’y
a pas et il n’y aura jamais pour la France des pays qui ont droit à la parole et d’autres
qui n’ont le droit que de se taire. Il y a des pays égaux en droits et en devoirs […]. C’est
donc avec cet état d’esprit que j’ai l’intention d’assumer la présidence de l’Union. »283
Cette visite était destinée aussi à revitaliser les intérêts français dans la région.
Le président déclara : « je ne vois pas pourquoi la Hongrie devrait choisir entre
l’Allemagne et la France. […] la France a vocation à être présente fortement dans cette
région d’Europe. »284
De la même façon, lors de sa visite en Roumanie en février 2008, le Président
Sarkozy souligna la vocation de la Roumanie, deuxième pays en importance des PECO
après la Pologne par sa taille et sa démographie (22,3 millions d’habitants)285,à « jouer
un rôle important dans le fonctionnement des institutions européennes et avec lequel [la
France a] des convergences de fond – dans les domaines énergétique, agricole, de la
défense. »286
En Pologne, l’élection à la Présidence de la République de Nicolas Sarkozy
avait été perçue en comme la possibilité d’une amélioration des relations avec la
282
Henri de Bresson et Claire Tréan, « A Budapest, Jacques Chirac se présente en chantre de
l’élargissement de l’Union. », Le Monde, 24 février 2004.
283
« Nicolas Sarkozy présente sa vision de l’Europe », La Tribune, 14 septembre 2007.
284
Emmanuel Jarry, « En Hongrie, Sarkozy veut faire oublier Chirac », dépêche Reuters
REUTFR0020070914e39e0004j, 14 septembre 2007.
285
Atlas des 27 Etats de l’Union européenne, op.cit.
286
Emmanuel Jarry, «Sarkozy à la pêche aux voix européennes en Roumanie», Reuters, 3 février,
document REUTFR0020060203e4230000x
- 94 -
France, d’après la sociologue Lena Kolarska-Bobinska287. En visite dans ce pays en mai
2008, Nicolas Sarkozy annonça l’ouverture complète du marché du travail français aux
travailleurs des pays ayant adhéré à l’Union en 2004. Ceci mettait fin à la période
transitoire, établie par la France et d’autres pays, dans laquelle l’accès au marché du
travail national pour les travailleurs originaires des 8 PECO était restreint, par crainte
d’une immigration importante. Il s’était ouvert en mai 2006 à 62 métiers, puis à 90
autres en janvier 2008.
Ces visites du président français dans les PECO, s’accompagnèrent de la
signature d’accords de « parternariat stratégique » à partir de février 2008, qui avaient
été proposés après son élection. Ces accords se composaient d’une déclaration politique
– dans laquelle les signataires s’engagent à développer leur dialogue politique et leur
coopération économique –, et d’un plan d’action. Leur contenu variaient selon les pays.
Le « partenariat stratégique » signé avec la Pologne, le 28 mai 2008, contient ainsi des
accords concernant l’énergie et la défense, mais aussi les domaines universitaire,
scientifique et technologique.
La politique de rapprochement de Nicolas Sarkozy à l’égard des PECO
s’inscrivait aussi dans le contexte d’une divergence apparue, au début de son septennat,
entre la France et l’Allemagne concernant le projet d’Union pour la Méditerranée,
proposé par le nouveau Président de la République, zone d’intérêt géopolitique pour la
France du fait d’une proximité géographique et de liens historiques. La chancelière
Angela Merkel avait en effet refusé que ce projet pour la Méditerranée s’apparente au
processus communautaire européen, et imposé qu’il reste dans la ligne du processus de
Barcelone, afin que ne se crée pas deux pôles centrifuges au sein de l’Union européenne
: «l’Allemagne pourrait davantage s’orienter vers l’Europe centrale et orientale et la
France plus vers l’Union méditerranéenne »288.
287
288
Lena Kolarska-Bobinska, « Ce que les Polonais attendent de Sarkozy », Les Echos, 20 mai 2008.
« Angela Merkel refuse l’Union de la Méditerranée », Le Figaro, 8 décembre 2007.
- 95 -
Conclusion
Au terme de cette observation de la politique française envers l’élargissement de
l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale, de la chute du Mur de
Berlin à nos jours, il est possible d’émettre certains éléments de réponse à la question de
savoir si la transformation de l’ensemble communautaire a modifié ou, du moins,
influencé la conception française de la construction européenne et lesquelles de ses
différentes composantes en particulier.
Tout d’abord, l’élargissement aux PECO réalise l’extension géographique du
principe fondateur de la construction européenne, et au fondement de la conception
française de celle-ci depuis les années cinquante : assurer la paix en Europe par la mise
en commun d’intérêts au sein d’une organisation supranationale. Cette valeur
communautaire a été constamment et unanimement soutenue par les décideurs français
tout au long de la période analysée dans le mémoire, les trois Présidents de la
République, les Premiers ministres successifs, les parlementaires dans leur grande
majorité ; si une minorité d’entre eux n’a pas voté en faveur des projets de loi de
ratification des traités d’élargissement de l’Union aux PECO, ce n’était pas par
opposition au rôle pacificateur de l’Union mais à sa forme politique.
En second lieu, l’élargissement de l’Union à l’Est au sens large, c’est-à-dire
comprenant aussi la réunification allemande, a eu une influence considérable sur le
deuxième intérêt historique de l’engagement communautaire de la France – rang dans le
monde et contrôle de la puissance allemande en Europe. En effet, dans le cadre d’une
Union élargie incluant une Allemagne unie, les paramètres de la relation francoallemande ont été bouleversés.
L’Allemagne affirme ses intérêts nationaux plus ouvertement qu’auparavant289,
notamment en raison du renouvellement générationnel de ses dirigeants, nés après la
Seconde guerre mondiale. Les dirigeants allemands considèrent qu’ils sont désormais
en capacité de peser sur les orientations de l’Alliance atlantique et de l’action
289
Voir Stephan Martens , « Le couple franco-allemand, nécessaire mais pas suffisant », Questions
internationales, La documentation française, Paris, n°31, mai-juin 2008, p.74-79.
- 96 -
européenne dans le monde290. Ainsi, entre 2001 et 2005, les responsables allemands se
sont accordés avec leurs partenaires européens pour envoyer une force militaire
préventive dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, ont pris partie avec la
France contre l’intervention militaire en Irak, et ont établi un processus de négociation
avec la République islamique d’Iran pour la dissuader de développer l’arme nucléaire.
De même, les dirigeants allemands ont mis au point, de façon isolée et indépendante
d’une stratégie européenne, une politique d’approvisionnements en gaz russe. Ces faits
témoignent d’une normalisation de la politique internationale de l’Allemagne, qui
réajuste une relation franco-allemande marquée pendant des décennies par la
domination politique de la France.
Néanmoins, il existe un certain consensus en Allemagne sur la nécessité de ne
pas mener une politique de puissance, eu égard au rôle de ce pays dans le deuxième
conflit mondial. Cette conscience justifie la poursuite de l’engagement européen de
l’Allemagne, comme l’exprimait Joschka Fischer en janvier 2001 : « Plus
[l’Allemagne] définit ses intérêts à l’échelle européenne, plus tôt ils pourront être
réalisés. Plus ils sont clairement définis à l’échelle nationale, plus il est certain qu’ils
susciteront méfiance et rejet. Plus l’Allemagne agit de manière fiable dans les
institutions européennes communes, plus sa marge de manœuvre sera grande, de
concert avec ses partenaires, surtout la France. […] La chute du mur n’a pas supprimé
l’impératif d’autolimitation, pas plus que l’unité de l’Allemagne ne lui a permis
d’échapper à son histoire. »291
Ce principe d’autolimitation de la puissance ne supprime pas pour autant le fait
qu’une Allemagne unie dans une Union élargie à l’Europe centrale et orientale a acquis
et acquerra un rôle, sur le plan interne à l’Union et international, qui contrebalance la
position de la France sur ces mêmes plans. Rétrospectivement, il est possible d’affirmer
que les appréhensions de François Mitterrand devant la réunification allemande
reposaient sur une vision juste qu’elles entraîneraient un gain inévitable de puissance
pour l’Allemagne, même arrimée au cadre communautaire, mais sous-estimaient peutêtre aussi la force du consensus, chez les responsables allemands, en faveur du soutien à
la construction communautaire.
290
Sylvain Kahn, Géopolitique de l’Union européenne, op.cit.
Joschka Fischer, « L’avenir de l’Europe et le partenariat franco-allemand », discours au centre français
de l’université de Fribourg, 30 janvier 2001.
291
- 97 -
Les négociations sur les questions institutionnelles du traité de Lisbonne, signé
le 13 décembre 2007, illustrent justement l’attitude de l’Allemagne unie, qui conserve
le souci de ne pas susciter la peur chez ses voisins de l’Union et en France en particulier
tout en assumant les données géopolitiques de la réunification et de l’élargissement ; la
supériorité démographique de l’Allemagne dans l’UE sera en effet prise en compte par
le nouveau traité alors que cet Etat de 82,4 millions d’habitants disposent actuellement
au Conseil de 29 voix comme la France, pourtant peuplée de 64,1 millions292, le
Royaume uni (60,6 millions d’habitants), et de l’Italie (58,7 millions). Cependant,
l’Allemagne a fait une concession sur la date d’entrée en vigueur du système de vote –
prenant en compte le facteur démographique – au Conseil, qui ne sera obligatoire qu’en
2017. A cette date, la France disposera donc d’un poids inférieur à l’Allemagne au
Conseil. Au-delà de cette donnée institutionnelle, les gains sur le plan géopolitique
qu’ont constitué pour l’Allemagne l’élargissement aux PECO ont fait perdre à la France
sa position avantageuse dans l’ensemble communautaire d’avant 1989. Le refus
allemand d’un projet d’Union pour la Méditerranée, qui serait fondée sur le modèle
communautaire, a mis en évidence un certain pouvoir de contrainte de la RFA sur les
intérêts géopolitiques français situés dans la région située au sud de l’Europe.
L’intérêt pour la France d’un ensemble communautaire conçu comme
instrument permettant d’élever son rang dans le monde d’après la Seconde guerre
mondial, où le statut international fut abaissé par l’émergence des deux
superpuissances, mais aussi par le processus de décolonisation, semble avoir aussi été
fragilisée par l’élargissement aux PECO. Les dissensions opposant une partie des
dirigeants de ces pays à certains responsables français sur la relation transatlantique, et
qui ont connu leur apogée lors de la crise irakienne, montrent que la voix de la France
dans l’Union à douze n’a plus la même portée dans une Union à 27. Cette influence de
l’élargissement aux PECO concerne cependant aussi l’Allemagne et le couple francoallemand. L’importance de celui-ci a été relativisée, sur le plan institutionnel et
politique, par l’élargissement aux PECO. La crise irakienne, lors de laquelle
l’Allemagne et la France, associées à la Russie, avaient une position opposée aux
PECO, a démontré que les orientations internationales de ces deux Etats fondateurs
pouvaient être contestées dans l’Union élargie.
292
Estimation 2007 donnée dans Patrrick Mérienne, Atlas des 27 Etats de l’Union européenne, Rennes,
Editions Ouest France, 2008.
- 98 -
La troisième variable sur laquelle il convient d’évaluer l’effet de l’élargissement
est celle des intérêts économiques français. Celui-ci n’a pas eu les effets catastrophiques
parfois avancés et l’économie française en a bénéficié. De même, la crainte d’une
immigration massive de travailleurs venant des PECO ne s’est pas réalisée. Néanmoins,
les conséquences économiques et sociales de l’élargissement aux PECO ont suscité des
craintes du fait des disparités économiques entre ceux-ci et les anciens membres. De
plus, l’élargissement aux PECO été le réceptacle de craintes plus larges, liées à la
mondialisation économique293.
Ces appréhensions justifieraient peut-être un approfondissement de la politique
sociale de l’Union. Un tel objectif pourrait cependant se révéler plus difficile à atteindre
dans l’Union à vingt-sept, certains dirigeants des PECO, mais aussi d’anciens Etats
membres, étant hostiles au principe de régulation de l’économie pour la doter d’une
dimension sociale. Actuellement, le traité de Lisbonne se contente d’élargir les objectifs
de l’Union aux domaine social et reprend la clause sociale en vertu de laquelle les
politiques et actions de l’UE doivent tenir compte d’impératifs sociaux et des
conséquences qu’elles peuvent entraîner dans le domaine social294.
Dans ce contexte, la différenciation constituerait peut-être l’unique solution aux
Etats membres qui le souhaitent d’aller plus loin dans l’approfondissement de la
politique sociale comme d’autres politiques.
293
Jean-François Jamet, « L’Europe et la régulation de la mondialisation », op.cit.
Laquièze (Alain), « Le traité de Lisbonne et la relance institutionnelle de l’Union européenne »,
Questions Internationales n°31, La documentation française, mai-juin 2008, p. 10-21.
294
- 99 -
Summary
Observing French politics from the fall of the Berlin Wall to our present days in
relation to the enlargement of the European Union to the Central and Eastern Europe
(CEE) countries offers certain elements of answers to the hypothesis according to which
this enlargement has modified the French conception of European integration.
The enlargement, as a geographical extension of the founding principle of
European integration to insure peace through mutual interests, comes within the scope
of the continuation of the French conception of community integration.
Secondly, the Eastern enlargement in a broader sense, that is to say, including
German reunification as well, had a considerable influence on the second historic
interest of the community commitment of France : its status in the world and the control
of German power in Europe.
A unified Germany in a Union enlarged to include Central and Eastern Europe
required and will require a role, on the internal plan of the Union as well as on the
international one, which counterbalances the position of France on these same plans.
France’s interest in the European Community, which was conceived as an
instrument designed to improve its status in the world following the Second World War,
also seems to have been weakened by the enlargement to the CEE countries. The
opposing dissensions who set a group of leaders of these countries against certain
French persons in charge of transatlantic relations and who reached their peak during
the Iraqi crisis, show that the voice of France in a Union of twelve no longer has the
same influence in a Union of 27.
The third variable on which it is wise to estimate the effect of the Eastern
enlargement is the one concerning French economic interests. This one lacked
occasional advanced catastrophic effects and the French economy benefited from it.
Nevertheless, the economic and social consequences of the Eastern enlargement aroused
fears because of the economic disparities between them and the former member states.
Furthermore, the Eastern enlargement has been the receptacle of wider fears, connected
to the globalization of the economy.
- 100 -
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