arpeggione couleur - quatuor barbaroque

Transcription

arpeggione couleur - quatuor barbaroque
P ETI TE
\
HISTOIRE DE L ’A RPEGGI ONE , GENESE D ’ UN PR OJET
l apparut en 1823 en Europe occidentale, un curieux instrument de musique
malheureusement très peu connu du public au jour d’aujourd’hui. Le viennois
Johan Georg Staufer est l’inventeur de l’arpeggione, doux fruit d’un croisement
entre la guitare et le violoncelle. Il se trouve qu’on l’appelait aussi la guitare-violoncelle,
et même parfois guitare d’amour. À l’instar du violoncelle, il se tient entre les deux
jambes et se joue avec un archet. Néanmoins, il possède vingt-deux frettes de
métal, et six cordes dont l’accord, Mi-La-Ré-Sol-Si-Mi, en quarte et tierce, est celui
de la guitare.
Dès la fin de l’année suivante, le savant compositeur Schubert composa sa Sonate
pour Arpeggione en la mineure, spécialement conçue pour l’instrument de J.G Stufer.
Mais si la Sonate de Schubert fut transcrite pour violoncelle, c’est parce que
l’invention de J.G Stufer tomba vite en désuétude. L’instrument est en effet
relativement malcommode : ne disposant pas d'une pique, contrairement au
violoncelle, il doit être joué tenu vigoureusement entre les genoux, tandis que ses
six cordes rendent un jeu à l'archet délicat.
On trouva dans le fond que le violoncelle était plus commode à jouer, et ainsi,
l’œuvre fut très tôt adaptée pour cet instrument. Or, il semble que l’Arpeggione,
dans sa solitude, prit allègrement sa revanche, rendant ainsi l’œuvre qui lui était
dédiée pénible à jouer, voire difficile à écouter, sur le violoncelle. Parce que ce
dernier a une tessiture plus grave que l’Arpeggione, le musicien grimpe sans cesse
dans les hauteurs vertigineuses du manche, et, les cordes n’ayant plus de jambes
assez longues pour se mouvoir aisément et faire entendre un son ample, le pauvre
instrument se morfond dans une résonance presque ridicule vue sa taille.
Mais la plus malheureuse dans cette histoire, c’est peut-être l’œuvre de Schubert,
qui, malgré elle, a subi un destin indigne.
Heureusement, il y a les Afghans, qui ont inventé un instrument de musique à
première vue inadapté à l’infortunée, mais à bien y réfléchir, pourquoi pas… Le
delrouba a de grandes similitudes avec l’arpeggione : c’est tout d’abord un
instrument à archet, qui possède un accord guitaresque et des frettes sur le manche.
Tout comme l’instrument de J.G Staufer, il dispose d’un bon nombre de cordes
sympathiques, lesquelles, accordées pour qu’elles résonnent librement, offrent à
l’instrument de musique un timbre sympathique. L’avantage du delrouba est qu’il
est commode à jouer, du moins pour les Afghans.
Et si on donnait une chance à l’œuvre de Schubert de résonner aisément au sein
d’un instrument exotique, mais qui reflète finalement bien l’arpeggione occidental ?
C’est effectivement l’ambition du nouveau projet du Quatuor Barbaroque, en
collaboration avec Khaled Arman, grand spécialiste du delrouba afghan. L’idée,
curieuse, consiste donc à interpréter cette fameuse Sonate pour Arpeggione de
Schubert, non pas avec l’instrument révolu auquel pensa le compositeur, mais
précisément avec le delrouba moderne. Qui soupçonnerait que le timbre singulier
de cet instrument oriental saurait se marier de façon surprenante avec le souffle
aiguisé du bandonéon, le frappement harmonieux du tympanon, la virtuose
mécanique éolienne de l’orgue de barbarie, et les profondes basses de la
contrebasse ? Le Quatuor Barbaroque y croit, d’après sa longue expérience.
Le Quatuor Barbaroque est d’abord né de l’idée d’intégrer l’orgue de barbarie à la
musique baroque. De baroque, l’orchestre est devenu Barbaroque. C’est au fil des
transcriptions que la nature naïve et l’insolente virtuosité de l’étrange machine a
révélé aux membres du quatuor les origines roturières du noble répertoire. Le
quatuor a alors pris l’habitude d’offrir à des œuvres dites « sérieuses » des
résonances impertinentes, extra-ordinaires, mais, en fin de compte, séduisantes :
parce qu’en écoutant le drôle de quatuor interpréter des pièces musicales savantes
avec des instruments populaires, on a tendance à croire que les grands compositeurs
ont puisé leurs œuvres dans des airs traditionnels qu’ils ont entendus.
Cependant, le Quatuor Barbaroque n’est pas seulement une association instrumentale
insoupçonnée pour jouer des œuvres quelque peu savantes : il a aussi pensé à
honorer les grandes œuvres, et les grands compositeurs, en invitant de grands
musiciens. Et ainsi le Quatuor Barbaroque d’accompagner le violoniste Gilles Colliard
dans les Quatre Saisons de Vivaldi, le pianiste Patrick Cohen dans le Concerto en mi de
Chopin, puis le violoncelliste Henri Demarquette pour le Concerto en Ut de Haydn.
Par conséquent, c’est à Khaled Arman, l’un des musiciens afghans les plus réputés
au monde, que le Quatuor Barbaroque veut aujourd’hui se joindre, afin de révéler une
version inédite, et novatrice, de la Sonate pour Arpeggione de Schubert. Ce projet est
aussi la volonté de rencontrer une autre civilisation musicale très habile.
Khaled Arman est né à Kaboul en Afghanistan dans une famille de musiciens. Son
père, Hossein Arman, a été un des chefs de file du renouveau de la chanson
populaire afghane dans les années 60. Tout comme son oncle, lbrahim Nassim,
chanteur protestataire puis directeur des programmes musicaux de Radio Kaboul,
Khaled Arman a tout d'abord été formé au tabla à l'âge de cinq ans par un maître
de Kharabad, le quartier des musiciens de Kaboul, Ustad Gholam Nabi. Son père
l'a ensuite initié à la guitare classique. Repéré par des chasseurs de talents tchèques,
il est admis dans la classe du professeur Jiri Jirmal à l’Académie supérieure de
Prague. En 1986, il reçoit le Premier prix du concours international de guitare de
Radio France à Paris. ll mène ensuite une carrière de soliste en Europe, au Japon et
en Amérique latine. Son répertoire inclut les œuvres de Heitor Villa Lobos ou de
Manuel de Falla, qui tous deux, comme bien d'autres, travaillent sur les mélodies
populaires de leurs pays respectifs. Khaled Arman compose plusieurs pièces pour
guitare, inspirées du folklore afghan. Lors de la Semaine de la guitare à Paris en 1988,
il interprète ses compositions. Le guitariste australien John Williams est dans
I'auditoire et I'encourage à poursuivre dans cette voie.
Après dix ans entièrement consacrés à la guitare classique, Khaled Arman fait le
grand saut et se tourne vers le luth afghan : le rubab. En 1995, il fonde avec son
père l'Ensemble Kaboul qui réunit cinq musiciens. La formation se produit dans le
monde entier et est accueillie au sein des festivals les plus prestigieux. En 2001 est
sorti leur premier CD, Nastaran, suivi en 2003 de Radio Kaboul, un album qui
retrace, avec la diva Ustad Mahwash, les années glorieuses (1960-1970) de la
musique populaire afghane. Les arrangements sont tous signés par Khaled Arman.
En tant que soliste du rubab, Khaled Arman se produit également dans de
nombreux festivals. Sur commande de la Radio suisse romande, il a enregistré un
CD solo paru en octobre 2003 : Rubab Raga. Le musicien a adapté l'instrument à la
pratique du répertoire classique afghan, proche de celui de l'lnde du Nord. Le
luthier Luc Breton participe à ses recherches. Khaled Arman est le premier à sortir
le rubab de son répertoire strictement folklorique. Selon le critique musical Arnaud
Robert, «Khaled Arman accomplit dans ce disque historique ce que Mounir Bachir a fait pour le
oud arabe et Ali Akhbar Khan pour le sarod indien» (Le Temps, 15 novembre 2003).
Somme toute, n’est-ce pas une initiative bienheureuse et novatrice à l’égard de
l’Arpeggione de Schubert, que de l’entendre jouer par un ensemble instrumental
loufoque et insolite, lequel n’a pas même traversé l’esprit du compositeur ?
Comprendrons-nous enfin que ce chef-d’œuvre musical est bel et bien un chefd’œuvre… Pourrons-nous même croire à la transposition savante d’un air qui, par
le fil de l’oralité, a traversé de nombreux siècles, de nombreuses terres, de
nombreuses civilisations… pour en arriver là !