Le monde onirique de Tintin

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Le monde onirique de Tintin
LE MONDE ONIRIQUE DE TINTIN
Cauchemars, songes éveillés, séances d'hypnose, ivresse... Sous le crayon d'Hergé,
Haddock et Tintin n'en finissent pas de rêver, livrant ainsi de nombreuses clés sur les
propres fantasmes et démons du dessinateur.
Plongée dans l'inconscient des bulles…
A la relecture des albums de Tintin, un détail, presque anodin, finit par nous frapper:
la récurrence du sommeil et du rêve.
Les personnages sont souvent représentés en pyjama, ils dorment profondément ou ne
trouvent pas le sommeil.
Pour plonger ses héros dans les bras de Morphée, Hergé emploie tous les moyens:
- ils sont hypnotisés,
- victimes d'un narcotique,
- ivres morts,
- s'évanouissent,
- se font régulièrement assommer…
Les êtres humains passent une grande partie de leur existence à dormir, donc
à rêver. Ils passent aussi du temps à manger mais, curieusement, Hergé ne
représente quasiment jamais cette activité (à table, ses héros se contentent
surtout de boire).
De même qu'il ne met pas en images les rêves de tout le monde, à part celui
de Mitsuhirato dans Le Lotus bleu. Seuls ceux du petit reporter et du
capitaine Haddock l'intéressent.
L'onirisme revêt plusieurs formes dans Les Aventures de Tintin:
- le cauchemar hallucinatoire,
- le rêve éveillé
- le songe prémonitoire
… mêlés en un grand rêve collectif dans Les 7 Boules de cristal, quand la
momie de Rascar Capac surgit par la fenêtre.
Dans cet épisode, Tintin s'exclame: « Quel bonheur, j'ai rêvé! » et
retrouvant Haddock : « C'est inouï, j'ai rêvé la même chose. » Puis, se
joignant à Tournesol: « Encore le même rêve! » C'est ensuite au tour du
professeur Bergamotte de se réveiller en sursaut. Quelques pages plus loin,
ce sont les sept savants qui se réveillent en même temps, dans d'étranges
convulsions…
7 boules de cristal pour sept savants pris d’étranges convulsions dans un cauchemar
hallucinatoire collectif. Haddock rêve de rêver dans Coke en stock.
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Il y a aussi l'impossibilité de dormir, vécue comme un
cauchemar éveillé. On se souvient du fameux épisode
de la barbe, dans Coke en stock. Haddock n'arrive pas à
dormir: Doit-il la mettre au-dessus ou au-dessous du
drap ? Une fois débarrassé de la couverture, il soupire,
béat: « Ça y est: je rêve déjà. »
Mais revenons sur l'importance de la prémonition… Dans Le Temple du Soleil, Tintin s'endort
à l'abri d'un tombeau inca. Il rêve de Tournesol, observant des têtes de mort plongées
comme des fleurs dans le bocal d'un poisson… Puis, tancé par un chef inca, le petit reporter
reçoit une gerbe de flammes en pleine figure. Il se réveille le soleil dans les yeux.
Dans L'Étoile mystérieuse, il s'assoupit et reçoit la visite du prophète, qui lui tape sur la tête
et déroule une affiche représentant une gigantesque araignée. Dans les deux cas, Tintin est
menacé, maltraité. Surtout, ces deux rêves sont prémonitoires:
- au Pérou, notre héros se retrouve sur un bûcher auquel le sacrificateur inca s'apprête
à mettre le feu
- une araignée géante l'attaque à la fin de L'Étoile mystérieuse…
Dans cet album, un doute subsiste : parvenu sur l'île, Tintin s'endort. Rêve-t-il dans les six
pages suivantes ? Les champignons géants, les énormes pommes et l'araignée sont-ils réels ?
Quand Tintin se réveille, à l'exception d'un arbre, tout a disparu...
Pour le psychanalyste Serge Tisseron, il s'agit là d'un rêve éveillé. Ce tintinologue de renom
en voit un autre dans les vignettes du Temple du Soleil, quand les Dupondt s'égarent au pôle
Sud ou au sommet de la tour Eiffel: « Ces dessins n'ont aucun caractère narratif, c'est l'irruption d'une mise en scène onirique. »
Jean-Marie Apostolidès, professeur de littérature à Stanford et auteur de l'une des premières
approches critiques de l’œuvre hergéenne, voit également une scène de rêve éveillé au début
des 7 Boules de cristal, quand Haddock s'égare dans le théâtre.
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On pourrait ajouter à la liste les dernières pages de Vol 714 pour Sydney.
L'initié Ezdanitof hypnotise nos héros pour leur faire oublier son secret.
Comme si tout cela n'avait été qu'un rêve...
Serge Tisseron considère qu'Hergé mettait beaucoup de lui-même, inconsciemment, dans ses
scénarios et ses personnages mais pas dans les scènes de rêve: « Ils sont parodiques, il s'y
amuse, s'autorise des collages visuels, prend des libertés par rapport au réalisme auquel il
est contraint. »
Jean Marie Apostotidès, dont le travail repose sur le concept d'inconscient du texte à travers
le réseau d'associations entre les différents albums, dément : « C'est peut-être vrai dans les
derniers, mais je reste persuadé que les scènes de rêve expriment l'inconscient d'Hergé au
début de la série. »
Pour le biographe Benoît Peeters : « Hergé n'avait pas le temps de se censurer dans ses
albums. L'inconscient parle tout le temps. Il se laisse guider par son crayon, le dessin est
rond et sinueux, presque sensuel, à l'opposé du réalisme qui s'imposera par la suite, avec le
travail en équipe… »
LA REVELATION DU PHARAON
Attardons-nous sur Les Cigares du Pharaon, où apparaît le premier
rêve des Aventures de Tintin, à la fois fondateur et prémonitoire: endormi
par un narcotique, notre reporter s'imagine momifié.
Deux pages plus loin, il se réveille en mer dans un sarcophage. Les quatre cases de son rêve
sous psychotrope sont riches en fantasmes. On y voit :
- Anubis porteur d'un parapluie (symbole phallique),
- les Dupondt fumeurs de havanes (autre symbole),
- un Égyptien à tête de Milou,
- un autre en Rastapopoulos
- et surtout…Tintin bébé, pleurant dans son berceau!
Les premières figures paternelles de la « grande famille de papier » de Tintin, « enfant trouvé
», apparaissent dans cette aventure:
- les Dupondt (le géniteur de Georges Remi et son frère jumeau sont nés de père
inconnu)
- Rastapopoulos, incarnation du mauvais père, brutal dès son entrée en scène.
Jean-Marie Apostotidès interprète ce cauchemar comme une transgression: Tintin a violé le
sanctuaire du pharaon (père tout-puissant).
Il est châtié au moment de découvrir le secret des cigares mais sa vision lui permet de
représenter la scène primitive, originelle: celle de sa conception.
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Détail remarquable: l'un des Dupondt, celui qui allume le cigare de l'autre, en signe de
soumission, est habillé en femme. Ils « roulent de gros yeux, comme les parents sévères des
fantasmes enfantins », note Apostolidès, ajoutant: « Tintin est à quatre pattes, comme un
chien (c’est-à-dire régressant vers un stade antérieur)»…
On retrouve les Dupondt un peu plus loin dans l'histoire : déguisés en femmes, ils libèrent
Tintin et le cachent.
Un autre cauchemar à connotation sexuelle, bien plus violent, apparaît dans
Le Crabe aux pinces d'or, au moment où Haddock veut déboucher une bouteille de bourgogne dont le reporter est prisonnier (comme auparavant dans le
sarcophage et le berceau).
Pour Apostolidès, « le tire-bouchon indique une menace de pénétration sanglante». Et, à
propos du regard du capitaine: « Il s'agit là d'une véritable "érection" visuelle, le désir lui
sortant par les yeux. »
Un peu plus tôt, Haddock, en proie à une hallucination éthylique, avait tenté d'étrangler
Tintin. Des scènes d'une violence surprenante dans une bande dessinée pour enfants. Le
rapprochement est tentant avec cette scène des Cigares où Tintin s'interpose pour sauver une
jeune femme blonde sur le point de se faire fouetter, voire violenter… De telles images
laissent songeur : seraient-elles l'expression inconsciente d'un traumatisme refoulé ?
On peut y voir un rapport avec une obsession qui traverse l’œuvre, celle de l'enfant
abandonné (Tintin, Tchang), livré à lui-même (Abdallah), maltraité par les adultes, comme
Zorrino, sauvé des griffes de deux sadiques par l'intervention du héros…
Les rêves du capitaine, ce grand frère « bâtard », également en quête d'une famille,
participent d'un autre registre.
Dans Les Bijoux de la Castafiore, Haddock fait un
cauchemar sans équivoque : un perroquet, dans la robe
violette de la cantatrice, chante sur une scène. Dans la
salle, le capitaine se retrouve nu au milieu de perroquets
en smoking. Il rougit.
Pour Apostolidès, le volatile bavard représente la féminité
castratrice. Il vient de pincer le doigt de Haddock (de
même, un perroquet mordait la queue de Milou dans Tintin
au Congo).
Le rêve le plus psychédélique de Haddock a lieu sur une route du Népal, quand il s’endort
après avoir abusé du whisky. On le voit porter un sitar-guitare dans le dos, un jéroboam, puis
un cartable…
Face à lui, Tournesol habillé en écolier, puis en sherpa, transportant des parapluies. Voici des
éléments récurrents dans les rêves de la série: le retour à l'enfance, à travers le moussaillon
et des personnages plus grands que d'autres…
Après Le Crabe aux pinces d'or, le capitaine réapparaissait dans un rêve de Tintin (avec pipe
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et fusil, attributs paternels, géant transformé en Inca).
En revanche, on constate que le reporter ne figure jamais dans les cauchemars de Haddock.
Mais les deux imaginent Tournesol dans leurs songes. Selon l’auteur des Métamorphoses de
Tintin Hergé s'identifie à Tryphon : « Comme lui, c'est un créateur, un artiste. » Le
professeur est au cœur de l'aventure inca : « Dans ces deux albums, Hergé hésite entre une
conception religieuse et une conception scientifique du monde. »
Cette dernière l'emporte: les savants avaient prédit l'éclipse. Mais après la lecture des 7
Boules de cristal et du Temple du Soleil, le doute subsiste à cause de cette succession de
rêves… Et de cette couverture, si frappante, où l'on voit Tournesol (dont le nom est celui
d'une plante solaire) enlevé par une boule de feu tournoyante. Ce feu rappelle le cauchemar
de Tintin dans Le Crabe aux pinces d'or, quand Haddock brûle les rames de leur barque pour
se réchauffer.
Les trois premiers albums d'Hergé, les moins aboutis, de l'aveu même du dessinateur, sont
exempts de rêves. Obéissant à des contraintes politiques et morales, ils ne permettaient pas
un investissement personnel.
En revanche, la dernière aventure de Tintin, L’Alph-Art, débute sur un
cauchemar : Haddock est réveillé par la Castafiore, qui lui porte une
bouteille de whisky ornée d'une tête de mort. La cantatrice se change en
pivert et le frappe de son bec. La dernière case de l'album, resté inachevé,
montre un Tintin endormi dans son cachot. On le réveille pour lui annoncer
qu'il va mourir, transformé en compression de César …
LES CARNETS DE REVES
Que nous disent toutes ces représentations ?
Pour Benoît Peeters : « Ces rêves sont des séquences clés. La ligne claire sert de cache à un
univers tourmenté. Tintin n'est pas un univers puéril. Si les adultes s'y retrouvent, ce n'est
pas par gâtisme collectif!»
Selon Philippe Goddin, Hergé était angoissé par l'idée de la folie. Les allusions constantes à
l'alcool et aux drogues renvoient à cette phobie. Ce biographe a pu consulter les carnets dans
lesquels le dessinateur notait scrupuleusement ses rêves. Il en était le principal protagoniste.
Son père et ses deux épouses y apparaissent. Parmi les images les plus étranges: un
squelette, un crâne de cheval… Il s'y voit apostrophé parce qu'il porte une cravate rayée alors
que cela ne sied pas…
Toujours selon Philippe Goddin : « En fait, les images de rêve de ses albums ne proviennent
pas de SES rêves à lui, qui se passent dans des contextes particuliers (dans une cuisine, des
couloirs, des monuments visités, dans la nature) …Ceux des bandes dessinées sont des scènes
recomposées, donc créatives comme peut l'être un tableau surréaliste, et plus ou moins
chargées de symboles. »
On sait qu'Hergé s'était mis à lire les essais du psychiatre CarI Gustav Jung. Le créateur de
Tintin avait donc pris conscience de l'importance des rêves, cherchait à les analyser, se
demandait probablement ce qu'il avait pu exprimer « inconsciemment » à travers ses albums
et pourquoi ceux-ci rencontraient un tel succès. On sait désormais que l'universalité de Tintin
repose sur cette évidence: l’œuvre d'Hergé parle à l'inconscient collectif.
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Dans Tintin au Tibet, qui tient une place à part dans son
oeuvre, Hergé révèle clairement l'intérêt qu'il porte aux
rêves prémonitoires. Après avoir rêvé d'un accident
survenu à Tchang, Tintin décide de partir à sa recherche.
Ainsi, le rêve devient l'élément déclencheur de l'action. À
l'époque, Hergé voyait souvent du blanc dans ses rêves. Il
rendit visite à un psychanalyste suisse, Franz Riklin,
disciple de Jung. Pour celui-ci, le blanc représentait la
pureté inaccessible à laquelle Hergé aspirait.
Dans
Tintin
au
Tibet, Haddock est
la proie d’un rêve
psychédélique
et
régressif.
Serge Tisseron apporte un autre éclairage: « La bande dessinée est un rêve éveillé, que le
dessinateur traite avec les règles de l'inconscient. Or, dans ses rêves blancs, Hergé ne peut
pas voir d'images, à part une tour et un fantôme blanc, personnage qui ne peut pas se
dévoiler, qui le traumatise, peut-être son grand-père inconnu. » Faut-il y voir un rapport
avec son horreur du lait (et des vaches en général) ? La couleur blanche, le créateur en fera
la dominante de son plus bel album, vécu comme une thérapie, se servant comme prétexte
des sommets enneigés de l'Himalaya, qui symbolisent aussi l’obstacle à franchir. En Asie, le
blanc est la couleur du deuil. Détail révélateur: Hergé décida pendant la dure gestation de
son album tibétain de se séparer définitivement de sa première épouse, après des années
d'hésitation et de culpabilité.
Source: Tristan Savin in LIRE
À lire
-
Serge Tisseron, « Tintin chez le psychanalyste » (Aubier) et « Tintin et le secret d'Hergé » (Presses de la
Cité)
Jean-Marie Apostolidès, « Les Métamorphoses de Tintin » dans le coffret La Petite Bibliothèque du
tintinologue (Flammarion)
« Hergé fils de Tintin » par Benoît Peeters dans le coffret La Petite Bibliothèque du tintinologue
(Flammarion)
« Hergé écrivain » par Jan Baetens dans le coffret La Petite Bibliothèque du tintinologue (Flammarion)
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