Fernand Léger et la vérité optique
Transcription
Fernand Léger et la vérité optique
Fernand Léger et la vérité optique La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l'atmosphère mais nous ne le voyons pas. Baudelaire1 Le beau est partout autour de nous, il fourmille mais « il faut le voir », l'isoler, l'encadrer par l'objectif. Fernand Léger2 L'exposition Le spectacle de la vie moderne au musée national Fernand Léger rend hommage au lyrisme urbain qui se développe dans la production esthétique au cours de la première moitié du XXe siècle car depuis Baudelaire, les artistes perçoivent la magie du quotidien et tentent d'en traduire la beauté polysémique. Les oeuvres et les documents rassemblés à cette occasion s'articulent autour du dialogue original entre les 29 planches de l'album lithographique La Ville (collection du musée national Fernand Léger) édité par Tériade en 1959 et des photographies de paysages citadins provenant d'autres collections nationales. Ont été notamment sollicités les archives photographiques de la Médiathèque de l'architecture et du patrimoine à Paris (tirages modernes d'André Kertész, François Kollar, Roger Parry, Marcel Bovis, opérateur R, Edmond Famechon, Noël Le Boyer) et le fonds documentaire du Centre national d'art contemporain Villa Arson à Nice (ouvrages de Robert Doisneau3 et de William Klein4, revue Arts et métiers graphiques de Charles Peignot). Au travers de trois thématiques complémentaires5 sont appréhendées la place de la capitale française comme lieu de circulation des idées novatrices entre 1920 et 1950 - des avantgardes à la consommation de masse - et l'émergence concomitante de la modernité urbaine dans l'imaginaire artistique.6 L'image moderne Tant par son registre formel qu'iconographique, le tableau Nature morte A.B.C. peint par Fernand Léger en 1927 7 est l'incarnation d'un nouveau langage plastique influencé par la photographie, le cinéma et la communication visuelle. Au début des années 1930, sa volonté de mettre de l'ordre dans la cacophonie visuelle de l'univers urbain l'amène à proposer un cours de publicité et d'arts graphiques à l'académie de la Grande Chaumière qu'il anime avec Léon Gischia, l'un de ses anciens élèves.8 Alliant la typographie au médium photographique, une harmonie nouvelle issue du montage est en effet recherchée au 1 Charles Baudelaire, « De l'héroïsme de la vie moderne », Ecrits sur l'art, Paris, Le Livre de poche, 2002. 2 Paris. 80 photographies de Moï Ver, introduction de Fernand Léger, Paris, Editions Jeanne Walter, 1931. 3 Robert Doisneau, Instantanés de Paris, Paris, Arthaud, 1955. 4 William Klein, New York 1954-1955, Paris, Marval, 1995 et Paris + Klein, Paris Marval, 2002. 5 L'image moderne, Paris-Paname et Paris-Spectacle. 6 Quentin Bajac et Clément Chéroux, Voici Paris 1920-50, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. 7 Fernand Léger, Nature morte, A.B.C., 1927, huile sur toile, 64 x 92 cm, donation de Daniel-Henry Kahnweiler, musée national Fernand Léger. 8 Maximilien Vox, « Un d'entre nous. Léon Gischia », Arts et métiers graphiques, n°43, 15 octobre 1934. détriment du dessin sur lequel se basait la réclame. Le texte perd de son importance au bénéfice de l'impact visuel. L'entre-deux-guerres marque également la naissance des agences de publicité. La diffusion massive de la presse illustrée et des supports publicitaires induit une circulation accrue des images.9 L'utilisation nouvelle de la photographie se justifie par sa plasticité – notamment la possibilité de réaliser des images en grand format -, son fort potentiel créatif et son coût compétitif. La rapidité des surfaces sensibles, la maniabilité des appareils tels que le Leica ou le Rolleiflex et l'utilisation de l'héliogravure encouragent à leur tour la diffusion des images photographiques.10 Désormais les messages diffusés dans l'espace urbain privilégient la clarté, l'objectivité et la précision au service de la surprise, du contraste et de la persuasion. En effet, le spectateur est désormais une cible mobile, exigeante et volatile qu'il faut sans cesse convaincre. Refusant l'anecdote, la photographie scientifique et commerciale, dont s'inspire son homologue artistique, rend sa liberté à l'objet. Le regard qu'elle porte sur le réel permet à Fernand Léger de voir autrement l'anatomie des formes et donne ainsi corps - par cette investigation systématique de l'oeil - à une tendance réaliste voire sur-naturaliste prônée par son ami Apollinaire. Dès 1913, ce dernier encourage en effet la célébration du lyrisme moderne tel que mis en oeuvre par la publicité.11 Théorisée dès 1925 par Lázsló Moholy-Nagy dans son ouvrage Peinture, photographie, film et analysée dans l’essai prémonitoire Petite histoire de la photographie (1931) de Walter Benjamin, l'esthétique de la Nouvelle Vision prône le décloisonnement des pratiques afin d’élargir la perception visuelle et de regarder le quotidien urbain en promeneur éclairé. Cette nouvelle mobilité du regard est permise par la prothèse visuelle que constitue l'appareil photographique et cinématographique. Accompagnée par la publication des deux manifestes Foto-Auge [Oeil et photo] de Franz Roh et Jan Tschichold et Es kommt der neue Fotograf ! [Voici venir le nouveau photographe] de Werner Gräff, la célèbre exposition Film und Foto (« Fifo ») est organisée par le Deutscher Werkbund à Stuttgart en 1929. Refusant la vision pictorialiste née à la fin du siècle dernier, elle promeut la photographie comme un art autonome, distinct de la peinture. Elle identifie par ailleurs les pratiques de l'image mises en oeuvre par les pionniers de l'époque (géométrisation, objectivité, netteté) et dévoile les différentes sensibilités de la recherche artistique oscillant entre Nouvelle Objectivité, Nouvelle Vision et Straight Photography.12 Comme l'explique Waldemar George, « l'avènement de la conscience photographique est un phénomène d'après-guerre. La découverte de la photographie coïncide avec le centenaire de l'invention de Nièpce (..). Il a fallu un siècle pour que les hommes saisissent la véritable portée d'un art ravalé au niveau d'une industrie vulgaire, sinon par le public, du moins par les élites. »13 9 Sur le travail de commande et les agences de publicité, voir Françoise Denoyelle, La lumière de Paris. Les usages de la photographie 1919-1939, thèse pour le doctorat, Sorbonne Paris III, 1991, vol. II, p. 754-790. 10 Christian Bouqueret, Des années folles aux années noires. La nouvelle photographie en France 1920-1940, Paris, Marval, 1997. 11 Guillaume Apollinaire, « Zone », Alcools, Paris, Mercure de France, 1913, p. 4. Cité par Amélie Gastaut dir., La photographie publicitaire en France. De Man Ray à Jean-Paul Goude , Paris, cat. exp., Les Arts décoratifs, 2006, p. 11. 12 Selon Herbert Molderings, « précision de la surface contre transparence, ainsi pourrait-on définir l'opposition formelle entre la Straight Photography d'un Walker Evans, la nouvelle objectivité d'un Renger-Patzsch et la nouvelle vision de Lászlo Moholy-Nagy, bien que finalement, ils se réclament tous de l'esthétique de la photographie scientifique » in « Le combat moderniste. Nouvelle vision et nouvelle objectivité 1919-1945 », Collections photographiques, Paris, Centre Pompidou, 2007, p. 97. 13 Waldemar George, « Photographie vision du monde », Arts et métiers graphiques, n°6, numéro spécial consacré à la photographie, 15 mars 1930, p. 134. Selon Olivier Lugon, l'une des nouveautés identifiée par la Fifo consiste en la mise en valeur d'un anonyme piéton qui permet de traduire plastiquement l'expérience concrète de la « vision en mouvement » telle que décrite en 1946 par Moholy-Nagy.14 Publiées dans l'album La Ville, les lithographies réalisées par Fernand Mourlot d'après les gouaches de Fernand Léger recourent à ce procédé d'instantané oblique qui traduit la dynamique urbaine par l'insertion de corps humains en action. Comme l'explique Eric Michaud, le peintre considère que sa fonction sociale, malgré la fascination qu'il éprouve pour le spectacle de la vie urbaine, consiste à mettre de l'ordre en condensant la beauté moderne dispersée par le hasard.15 Léger justifie son point de vue dans la préface de l'ouvrage photographique Paris de Moï Ver publié en 1931 par Jeanne Walter : « Une photographie c'est le même principe que le tableau. Il faut composer et chercher un équilibre stable. Le photographe crée un objet qui s'encadre et se met au mur. Comme pour le tableau, il cherche la durée et par conséquent, il doit pressentir ses « limites » qui sont strictement d'ordre plastique. Il ne doit pas faire emprunt au cinéma ou à la littérature».16 Si les commandes publicitaires permettent aux photographes de trouver un débouché commercial (André Kertész, Roger Parry, François Kollar, Marcel Bovis), elles développent également leur créativité artistique. La scission académique entre beaux-arts et arts appliqués n'est donc plus opérante. Ainsi Fernand Léger considère que « l'utilisation de l'art moderne dans la vie moderne est un fait. La publicité emploie de véritables slogans picturaux ».17 Longtemps méprisée en raison de son caractère impersonnel et populaire, la pratique photographique est progressivement revalorisée au rang d'art. Afin de développer le bien-être social à une large échelle, elle renforce en effet l'utopie avant-gardiste qui ambitionne de fusionner l'art et la vie en supprimant toute distinction entre recherche élitiste et consommation de masse. Par ailleurs, le recours à de nouveaux effets visuels (plongée et contre-plongée, gros plan, solarisation et surimpression...) enrichit les expérimentations picturales. Invité par Charlotte Perriand lors de l'Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne à Paris, Fernand Léger participe ainsi à la réalisation d’un immense photomontage destiné au Centre rural. Afin de glorifier la politique agricole du Front populaire, sont utilisées à cet effet plusieurs photographies de François Kollar commandées en 1931 par Horizons de France pour son projet éditorial La France travaille, paru en 15 volumes et préfacé par Paul Valéry.18 Dès son arrivée à Paris en 1900, Léger poursuit son apprentissage chez un architecte mais il travaille également chez un retoucheur de 14 Olivier Lugon, « Le marcheur. Piétons et photographes au sein des avant-gardes », in Etudes photographiques, n°8, novembre 2000. 15 Eric Michaud, « L'art, la guerre, la concurrence. Les trois combats de Fernand Léger », Fabriques de l'homme nouveau : de Léger à Mondrian, Paris, Carré, coll. Arts et esthétique, 1997, p. 26. 16 Né à Vilnius en Lituanie, Moses Vorobeichic dit Moï Ver puis Moshe Raviv (1904-1995) étudia au Bauhaus de Dessau, ce qui l'amena à pratiquer la photographie au détriment de la peinture à partir de 1927. Ses photomontages sur Paris dévoilent sa vision dynamique d'une ville moderne et trépidante qui correspond bien au regard cinématique de Fernand Léger. 17 Dora Vallier, « La vie fait l’œuvre de Fernand Léger», in Cahiers d'art, n°II, 1954, p. 133. 18 Concernant Travailler, le photomontage monumental commandé à Léger par Le Corbusier pour le Pavillon des Temps nouveaux, voir Matthew Affron, « Couleur dans le monde : Léger et le photomontage », cat. exp. Fernand Léger, Lyon, musée des beaux-arts, 2004, p. 77. photographies.19 Cette expérience technique lui est donc utile afin de comprendre l'enjeu que porte en elle l'image mécanique par rapport aux arts dits nobles (peinture, dessin, sculpture). Léger partage l'opinion de Lázsló Moholy-Nagy selon laquelle la photographie constitue un « brillant instrument d'éducation optique (…), une intellectualisation des moyens de puissance créatrice».20 La vérité optique lui est définitivement révélée lors du choc de la guerre qu'il passe sur le front entre 1914 et 1917. La beauté de l'élément mécanique - telle la culasse d'un canon de 75 mm en plein soleil – inspire au peintre une vision romantique de la civilisation industrielle qui s'épanouit en Occident. D'après le peintre, « cherchant l'éclat et l'intensité, je me suis servi de la machine comme il arrive à d'autres d'employer le corps nu ou la nature morte. On ne doit jamais être dominé par le sujet ».21 Avec La Ville, son objectif consiste donc à restituer picturalement la sensation de force et de puissance du monde moderne que traduisent les objets industriels. La photographie lui permet de repenser le cadrage de cette ressource iconographique d'une manière différente de celle de l'oeil humain : les angles inédits de prise de vue complétés par des expérimentations lors du tirage engendrent un regard renouvelé sur le réel. Aux côtés de Dudley Murphy et de Man Ray, il participe ainsi à la réalisation du Ballet mécanique (1924), devenu l'un des monuments du cinéma d'avant-garde. Dans ce film sans scénario, l'utilisation du montage d'images préexistantes et de procédés optiques lui permet d'explorer une nouvelle rythmique temporelle et visuelle de l'image.22 A la même époque, sa production picturale faiblit au profit de sa participation à des projets cinématographiques et de spectacles. Il travaille ainsi avec Robert Mallet-Stevens à la décoration du film L'Inhumaine de Marcel L'Herbier (1923) ainsi qu'aux décors et costumes de Skating Rink (1922) et de La Création du monde (1923) des Ballets suédois créés à Paris par Rolf de Maré. 19 André Verdet, Entretiens, notes et écrits sur la peinture, Paris, éditions Galilée, 1978, p. 58. 20 Lázsló Moholy-Nagy, « La photographie, ce qu'elle était, ce qu'elle devrait être », in Cahiers d'art, n°1, 1929, p. 29. 21 Fernand Léger, « L'esthétique de la machine, l'ordre géométrique et le vrai » (1923), Fonctions de la peinture, Paris, Galimard, coll. Folio essai, 2009, p.103. 22 Jean-Michel Bouhours, « D'images mobiles en ballets mécaniques », cat. exp. Fernand Léger, Paris, Centre Pompidou, 1997, p. 158-163. Paysages et légendes urbaines En 1953, Fernand Léger propose à l'éditeur d'art Tériade de travailler avec Blaise Cendrars à la réalisation d'un livre de luxe dédié à la Ville Lumière. En raison du décès brutal du peintre en août 1955, l'album sera publié post-mortem avec un choix d’illustrations réalisé par Nadia, veuve de l'artiste, et sans le texte de l'écrivain suisse.23 Dans l’exposition à Biot, le dialogue entre les lithographies et les photographies permet d'évoquer le paysage parisien dans lequel vécut Fernand Léger depuis son arrivée en 1908 à la Ruche située à Montparnasse jusqu'à son installation campagnarde en banlieue sud dès 1952. En écho aux clichés de son ami Robert Doisneau24 et de son élève William Klein,25 ses estampes humanistes rendent hommage à la créativité populaire par la représentation pittoresque des petits métiers de la rue. Afin de créer des perspectives inédites sur l’urbanisme parisien, le peintre s’approprie l’esthétique photographique au moyen de diagonales audacieuses et de collages d’infrastructures modernes (viaduc, Tour Eiffel, cheminées). Cette vision semble faire écho aux propos de Hans Windisch, critique photographique, selon lequel « nous vivons dans des villes, nos prairires sont l'asphalte, notre ciel étoilé les réverbères, nos forêts les pylônes à haute tension ».26 Après l'horreur des conflits, l'énergie créatrice s'installe à nouveau dans la capitale et favorise l'émulation entre créateurs venus de tous les pays.27 Les représentations parisiennes reproduites dans La Ville témoignent de ces synergies et des pérégrinations incessantes de Léger en compagnie de ses amis - notamment Blaise Cendrars – depuis les années 1910 jusqu'aux années 1950, à la découverte du quotidien inattendu que recèle Paname de jour comme de nuit. Les rassemblements d'artistes dans les cafés et les brasseries ont rendus mondialement célèbres la topographie des lieux d'effervescence de la création, de Montmartre à Montparnasse, de la Seine à la proche banlieue. A la fin de sa vie, Fernand Léger témoigne ainsi de la transformation du paysage urbain : « Ce n'est pas de ma faute si j'ai introduit dans mes tableaux des éléments publicitaires. Vous traversez un village normand et tout à coup un « Dubonnet » vous saute aux yeux. Il est là. Je n'y peux rien. Ces « contrastes » dont on a parlé à propos de ma peinture existent, les éléments publicitaires sont dans le paysage, les nuages se battent avec les poteaux de haute tension. Il n'y a rien à faire. On peut seulement me reprocher d'avoir beaucoup appuyé là-dessus … Je n'y peux rien, je ne suis pas romantique du tout. Les objets m'attirent et pas le reste ».28 La conception du peintre est conforme à celle décrite en 1930 par Waldemar George concernant le regard photographique. Nuit blanche 23 Blaise Cendrars, Fernand Léger, Paris ma ville, Lausanne, Bibliothèque des arts, 1987. 24 Robert Doisneau occupe l'atelier de Fernand Léger à Montrouge lorsque ce dernier s'exile aux Etats-Unis durant la dernière guerre. Puis il photographie à plusieurs reprises les oeuvres du peintre après son retour à Paris. 25 Bénéficiant d'un GI's Bill de 75 dollars mensuel après la guerre, William Klein étudia en 1948 dans l'académie Fernand Léger. Voir à ce sujet Gladys Fabre, « L'atelier Fernand Léger, période 1937-1955 », cat. exp. Paris Paris, Paris, Centre Pompidou, p. 190. 26 Das Deutsche Lichtbild, 1928-1929, Berlin, Robert & Bruno Schultz, 1928. Cité par Herbert Molderings, « Le combat moderniste. Nouvelle vision et nouvelle objectivité 1919-1945 », Collections photographiques, Paris, Centre Pompidou, 2007, p. 97. 27 Clément Chéroux, « Du cosmopolitisme en photographie. Portrait de Paris en échangeur culturel », cat. exp. Voici Paris. Modernités photographiques 1920-1950, Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 27. 28 Dora Vallier, « La vie fait l'oeuvre de Fernand Léger», in Cahiers d'art, n°II, 1954, p. 133. A travers la représentation émerveillée de la vie mondaine (opéra) et des loisirs populaires (fête du 14 juillet, baignade, cabarets, jeux de cartes), les saisissants cadrages en noir et blanc des photographes modernistes accompagnent dans l'exposition les images colorées de Fernand Léger afin de restituer le dynamisme qui caractérise la perception de la grande ville. Tel un écho au célèbre Paris la nuit (1932) de Brassaï paru dans le numéro 27 de la revue Arts et métiers graphiques et préfacé par Paul Morand, le peintre a souvent évoqué sa fascination pour la ville nocturne : « Ce n'est pas de l'imagination, c'est vu. En 1942, quand j'étais à New York, j'ai été frappé par les projecteurs publicitaires de Broadway qui balayent la rue. Vous êtes là, vous parlez avec quelqu'un et tout à coup, il devient bleu. Puis la couleur passe, une autre arrive et il devient rouge, jaune. Cette couleur là, la couleur du projecteur est libre : elle est dans l'espace. J'ai voulu faire la même chose dans mes toiles ».29 Les joyeuses saynètes peintes par Léger pour l'ouvrage La Ville témoignent ainsi du regard anti-narratif de son esthétique picturale, captant les impressions visuelles que lui inspire la civilisation matérialiste dans laquelle il est immergé. Comme son complice Doisneau, Léger fixe des instants fugitifs pour en faire un moment d'éternité, l'image ainsi créée résultant de la rencontre entre la mémoire et l'imaginaire. Tel un puzzle, l'album lithographique consiste en un assemblage d'images nouvelles, recomposées à partir d'une rencontre avec le réel. De cette promenade visuelle et temporelle au coeur de Paris et de ses abords naît une discontinuité d'images dont l'épuisement quantitatif ne permet pas de restituer la plénitude formelle de la mégalopole. L'impossibilité de définir un lieu par des invariants témoigne d'un engouement pour la ville comprise comme un ensemble dynamique de forces inter-agissantes et non comme un regroupement formalisé d'infrastructures. Au paysage parisien en pleine mutation immortalisé par Fernand Léger et les photographes exposés à Biot succèdera le bouleversement apporté par l'urbanisme des Trente Glorieuses et l'épanouissement de la société de consommation. Diana Gay Conservatrice du patrimoine Musée national Fernand Léger, Biot -----------------------------------------Texte écrit à l'occasion du second volet de l'exposition Métropolis. Fernand Léger et la ville, Le spectacle de la vie moderne (7 juillet - 7 octobre 2013). http://www.musees-nationaux-alpesmaritimes.fr/ 29 Dora Vallier, ibid.