introduction L`argent du quotidien

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introduction L`argent du quotidien
[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
[ISBN 978-2-7535-1865-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
« En premier lieu, il est bien entendu que nous
parlons ici de la notion de monnaie. La monnaie n’est
nullement un fait matériel ou physique, c’est essentiellement un fait social ; sa valeur est celle de sa force
d’achat, et la mesure de la confiance qu’on a en elle. »
Marcel Mauss, Les Origines de la notion de monnaie.
L’argent dans la construction sociale du quotidien
Jérôme Blanc, à l’occasion d’un séminaire de recherche dédié aux usages
de l’argent, souligne l’écart existant entre la place centrale de l’argent dans les
sociétés modernes et la relative pénurie des productions scientifiques qui ont
été consacrées à cet objet, du moins jusqu’à une période récente 1. Si l’on écarte
de l’analyse des traités à caractère moral, encore assez nombreux 2, qui visent
à dénoncer les dérives d’une société qui consacrerait l’argent comme finalité,
l’argent n’est pas ou peu pensé par les sociologues de façon frontale entre les
années 1930 et la fin des années 1970. Ces derniers s’intéressent plutôt aux
budgets familiaux ou aux modes de consommation selon une perspective principalement orientée autour de la notion de distinction (Edmond Goblot, Jean
Baudrillard, Pierre Bourdieu 3). Il faudra attendre les années 1980 pour qu’une
production scientifique prenant l’argent comme objet principal de la recherche
émerge des deux côtés de l’Atlantique. Ces travaux s’inscrivent plus généralement dans la ré-émergence de la sociologie économique en qualité de spécialité
1. Jérôme Blanc, « Usages de l’argent et pratiques monétaires », Working paper n° 2008-3,
Université Lumière Lyon 2, mai 2008.
2. On pourra avoir un aperçu de cette production dans un petit ouvrage dont le titre est
Désobéir à l’argent, publié par un collectif « les Désobéissants » aux éditions Le passager
clandestin, 2011.
3. Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 10970 ; Pierre Bourdieu, La
Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979 ; Edmond Gobelot,
La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, Felix
Alcan, 1925.
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L’argent du quotidien
disciplinaire reconnue au sein de la sociologie et dont l’une des ambitions est
de revisiter des territoires jusque-là réservés aux économistes comme le marché,
les déterminants de l’action économique ou encore l’argent.
Au sein des travaux en sciences sociales ayant pour objet l’argent il faut
toutefois distinguer plusieurs fronts dont Jérôme Blanc expose les principaux
contours. Un ensemble de recherches questionne la nature de l’argent (ou de la
monnaie), il place au centre de ses interrogations les thèmes de la légitimité, de
la souveraineté et de la confiance. Un second axe de recherche s’intéresse à la
pluralité des monnaies, aussi bien dans les sociétés primitives que dans les sociétés modernes ou contemporaines. Dans ces dernières l’existence de plusieurs
formes de monnaies conduit à revisiter le postulat de la monnaie légale comme
ayant seule la capacité à mesurer les valeurs, à servir de moyen d’échange voire
à constituer une réserve de valeur. Un troisième axe de recherche est orienté
vers les usages sociaux de la monnaie, le niveau d’observation est généralement
situé à l’échelle des individus ou des petits groupes (famille, communauté).
Ces recherches visent à comprendre les divers modes d’attributions de l’argent
selon diverses formes de marquage, la mobilisation de pratiques de calculs
domestiques, l’influence des valeurs, etc. Enfin un quatrième axe questionne
les pratiques de crédit. Au sein de ces dernières, la relation de confiance est
interrogée aussi bien dans le cadre du système bancaire traditionnel, ou des
institutions de crédit, que dans des formes de prêts plus informelles comme les
tontines ou les prêts entre proches.
Ces quatre principaux axes de recherche sont loin d’être cloisonnés. Si notre
contribution est centrée sur les usages ordinaires de l’argent, celui qui circule
dans le cadre de l’espace domestique, il n’est pas sans relation avec les institutions bancaires et financières. Envisagée sous cet angle la question de savoir
quelle est la nature de la relation entretenue par les membres d’une même famille
avec les conseillers financiers est légitime d’autant que pour les opérations de
crédit le banquier interroge souvent l’intime du couple. Par ailleurs, l’argent
n’est pas neutre du point de vue des valeurs et de certaines règles sociales.
À de maintes occasions le Droit est convoqué pour trancher entre le « bon »
et le « mauvais » argent. Certes, ramenée à l’échelle des familles, la qualification du « bon » ou « mauvais » argent est complexe à traiter. S’il existe des
valeurs sociales à caractère général, elles peuvent prendre un sens différents
d’un individu à l’autre, d’une famille à une autre, d’un groupe social à l’autre.
C’est pourquoi un adage comme « bien mal acquis ne profite jamais » ne fait pas
l’unanimité auprès de celles et ceux à qui ont le soumet. Enfin faire la sociologie des usages ordinaires de l’argent débouche aussi sur des questionnements
d’ordre théoriques. Ceux-ci portent sur la nature de la monnaie, du moins dans
notre cas de la monnaie légale. En distinguant progressivement l’argent sous sa
forme subjective (l’argent marqué) de l’argent sous sa forme objective (l’argent
qui circule hors de l’espace domestique), nous reviendrons en creux sur certains
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débats théoriques tenus récemment à propos de la distinction opérée par Karl
Polanyi entre les « monnaies à tous usages » all purpose money et les « monnaies
à usages spécifiques » special purpose money 4 : les premières caractérisant les
sociétés modernes, les secondes les sociétés archaïques 5.
S’intéresser aux usages ordinaires de l’argent conduit à observer, dans
le sillage de Viviana Zelizer, de quelle façon les « monnaies à tous usages »
deviennent au sein de l’espace domestique des « monnaies à usages spécifiques ».
C’est pourquoi, pour mieux comprendre la transformation de la monnaie d’une
forme à l’autre, les notions d’accords et d’arrangements occupent une place
centrale dans cet ouvrage. Ces notions permettent de rendre compte de la mise
en tension entre l’argent marqué et l’argent démarqué, entre l’argent affecté
et l’argent non-affecté. En amont des accords familiaux pour que s’observe le
passage de la « monnaie à tous usages » en « monnaie à usages spécifiques »
il convient qu’elle soit d’abord reconnue et acceptée comme telle. C’est-à-dire
comme instrument de mesure de la valeur, de moyen d’échange et de conservation de la valeur, ce qui n’est pas toujours le cas dans les économies dont la
souveraineté monétaire n’est pas ou mal assurée.
Depuis quelques années, comme le rappelait Jérôme Blanc, des sociologues
se sont intéressés aux usages sociaux de l’argent et, pour certains, à sa place au
sein des familles 6. Pour ne citer que quelques contributions les plus marquantes,
Viviana Zelizer, dans un article consacré à la construction d’un marché de
l’adoption, aborde la question rarement posée du prix de l’enfant, alors que
dans cadre familial « classique », évoquer cette question – combien mes enfants
me coûtent-ils et/ou combien m’ont-ils coûté ? – paraît la plupart du temps
totalement indécent 7. La question de l’argent se pose également lorsqu’il s’agit
d’aborder le sujet d’une vente éventuelle d’organes humains d’un proche récemment décédé, comme le montrent les derniers travaux de Philippe Steiner ou,
plus classiquement, lorsqu’il s’agit de vendre tout ou partie de ce qui constitue
un héritage comme s’y intéresse Anne Gotman 8. Bien d’autres travaux, souvent
récents 9, parfois en cours, comme ceux de Sibylle Gollac qui touchent au partage
4. Karl Polanyi, Primitive, Archaic and Modern Économies, Boston, Beacon Press, 1968.
5. En particulier l’article de Philippe Steiner, « Karl Polanyi, Viviana Zelizer et la relation
marché-société », Revue du Mauss, 2007, n° 1, p. 257-280.
6. J érôme Blanc, « Usages de l’argent et pratiques monétaires », in Philippe Steiner et François
Vatin (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, 2009.
7. Viviana Zelizer, « Argent, circuits, relations intimes », Enfances, Familles, Générations, 2005.
8. Pour une première approche sociologique de l’héritage, on peut consulter l’ouvrage
d’Anne Gotman, L’Héritage, Paris, PUF, 2006. Voir aussi l’article de Tiphaine Barthélémy,
« L’Héritage contre la famille ? De l’anthropologie à l’économie, des approches plurielles »,
Sociétés Contemporaines, n° 56, 2004, p. 5-18.
9. On peut évoquer, parmi une production scientifique assez abondante, le n° 45 de la revue
Terrain, « L’Argent en famille », septembre 2005, ainsi que l’ouvrage dirigé par Hélène
Belleau et Caroline Henchoz, L’Usage de l’argent dans le couple. Pratiques et Perceptions des
comptes amoureux, Paris, L’Harmattan, 2008.
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L’argent du quotidien
du patrimoine en cas de divorce et ceux de Nicolas Rafin 10 à propos des pensions
alimentaires, appuient l’idée que l’argent ne peut pas être autonomisé du cadre
familial et plus généralement de l’espace social au sein duquel il circule. C’est
ce qu’attestent pour leur part les recherches réalisées par Laurence Bachmann
à propos du rapport des femmes avec l’argent, en particulier au sein de couples
de la classe moyenne et supérieure 11.
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Problématique d’ensemble
Comme l’indique Pepita Ould-Ahmed, il existe de profondes différences
entre les sciences sociales dans leurs manières d’envisager l’argent 12. Une
première différence relève du choix des concepts à utiliser pour désigner l’objet
de la recherche. L’argent est un terme peu utilisé par les économistes et les
gestionnaires qui lui préfèrent celui de monnaie (ou d’actifs monétaires) alors
qu’il semble avoir la préférence des ethnologues et des sociologues. En utilisant
le terme argent plutôt que celui de monnaie, Pepita Ould-Ahmed souligne qu’il
s’agit d’une volonté affirmée de bien différencier les travaux ethnographiques et
sociologiques de ceux relevant plus généralement de la science économique. Ce
choix renvoie à une deuxième différence. Pour les sociologues, il était important
de déconstruire l’unicité de l’objet pour développer l’idée de formes différentes
de monnaies. Ce travail a déjà été entrepris par des anthropologues lorsqu’ils
montrent que tel ou tel objet consacré comme monnaie peut n’avoir qu’un très
faible niveau de fongibilité et donc que les espaces de circulation des différentes
monnaies sont strictement limités selon des ordres de justification qui souvent
relèvent du symbolique et/ou du politique. Dans le cas des sociétés contemporaines, un des apports les plus novateurs de Viviana Zelizer a été de montrer
que les monnaies modernes, souvent pensées au sein de leur espace de circulation comme universelles et totalement neutres, étaient en réalité caractérisées
par des systèmes singuliers de marquages. Observée au niveau de l’économie
domestique, une même forme d’expression monétaire perdait sa caractéristique
de fongibilité et d’universalité pour devenir une monnaie cloisonnée ou affectée,
une special purpose money en quelque sorte. La troisième différence entre les
sciences sociales relève du niveau à partir duquel l’argent est appréhendé, niveau
qui renvoie à la place qui est reconnue aux individus et/ou aux groupes sociaux.
Les approches holistes et culturalistes de la monnaie, les unes plutôt privilégiées
par les économistes et les autres par les anthropologues, ne laissent qu’une petite
10. Sibylle Gollac, AGPR, ENS Paris, Centre Maurice Halbwachs ; Nicolas Rafin, doctorant,
CENS ; université de Nantes.
11. Laurence Bachmann, De l’argent à soi. Les Préoccupations sociales des femmes à travers leur
rapport à l’argent, Rennes, PUR, 2009.
12. Pepita Ould-Ahmed, « Monnaie des économistes, argent des anthropologues : à chacun le
sien ?  », in Éveline Bauman et al. (dir.), L’Argent des anthropologues, la Monnaie des économistes, Paris, L’Harmattan, 2008.
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place aux acteurs sociaux. Dans le cadre des théories économiques orthodoxes,
puisque les agents sont mus par la logique de l’intérêt, leurs comportements
vis-à-vis de l’argent sont prévisibles. Pour les anthropologues, la connaissance
fine des sociétés dans lesquelles des formes de monnaies circulent suffit généralement pour savoir ce que les individus en feront. Pour les uns, les économistes
orthodoxes, la monnaie est un voile, pour les autres, les anthropologues culturalistes, la monnaie est le reflet de la société. L’originalité de l’approche sociologique est de considérer que l’incertitude caractérise les usages de l’argent.
Cette incertitude est pour partie produite par les transformations successives qui
touche l’argent lorsqu’il pénètre dans la sphère domestique : de all purpose money
l’argent marqué devient special purpose money. Au cœur de ces transformations
se trouve engagé un processus social dont l’analyse permet de rendre compte
des deux dimensions des monnaies modernes : l’argent sous sa forme objective et l’argent sous sa forme subjective 13. Ce point de vue sur l’objet d’étude
conduit à le distinguer des questionnements habituels qui interrogent frontalement l’argent (ou la monnaie) et ses « qualités 14 » vers un questionnement qui
porte d’abord attention aux usages et aux usagers de l’argent.
Ces trois différences rapidement évoquées vont nous permettre d’expliciter
le cadre général de notre démarche. Tout d’abord, c’est le terme argent qui sera
utilisé pour qualifier l’objet d’étude. Ce choix de terminologie a été retenu pour
le différencier des travaux des économistes et pour conserver à cet objet le terme
qui lui est donné le plus couramment par le sens commun comme l’expriment
de nombreuses expressions populaires : « Le temps c’est de l’argent » ; « L’argent
ne fait pas le bonheur, mais il y contribue » ; « L’argent est la source de bien
des maux » ; « L’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître », etc. Si
chacun dispose d’un porte-monnaie, c’est pourtant de l’argent que l’on dépose
sur son compte en banque. Puisqu’il s’agit d’observer l’argent dont les individus
disposent, et non pas l’argent comme système (le système monétaire et bancaire),
voire même comme institution, le terme argent nous a semblé préférable à celui
de monnaie 15. La deuxième différence évoquée par Pepita Ould-Ahmed est au
13. J’emprunte à John R. Searle la distinction entre réalité objective et réalité subjective. Sont
réalités objectives des « faits », des « objets », qui sont indépendants de toute opinion
humaine : un cœur qui cesse de battre par exemple, la neige qui tombe, etc. Sont réalités subjectives des « faits », des « objets » dont la qualification repose sur la perception
qu’en ont les individus. Perceptions qui dépendent des croyances, des représentations, des
échelles de valeur, etc. portées par des individus ou des groupes d’individus. Dans le cas
de la monnaie, un billet de 5 euros est, dans sa matérialité, une réalité objective, mais la
perception qui en est faite, sa valeur par exemple, constitue une réalité subjective. John R.
Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998.
14. Parmi ces travaux ont peut se reporter à Michel Aglietta et André Orléan, La violence
de la monnaie, Paris, PUF, 1982 ou encore aux différents travaux de Jérôme Moncourant.
15. De ce point de vue nous nous accordons avec les propos de Jérôme Blanc lorsqu’il écrit
à la page 34 de son mémoire d’HDR : « L’analyse des usages de l’argent porte nécessairement sur la subjectivité de ces usages et les significations sociales de l’argent. L’analyse
des pratiques monétaires renvoie à la pluralité des formes de moyens de paiement et des
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L’argent du quotidien
cœur du présent ouvrage. S’il existe des façons socialement différenciées de
penser et de dépenser l’argent, c’est que l’objet en question n’est pas neutre.
La variété constatée des pratiques d’argent conduit à l’idée qu’il n’est pas une
« chose » abstraite ayant le même sens pour tous. Ce résultat est aujourd’hui
un acquis pour tous les sociologues qui s’intéressent à cette question 16. La non
neutralité de l’argent invite à dépasser et/ou à repréciser les trois fonctions qui
lui est généralement reconnu comme instrument de mesure de la valeur, moyen
de transaction et réservoir d’épargne. Enfin, pour ce qui touche à la troisième
différence, aux constructions paradigmatiques holistes ou culturalistes, souvent
utilisées pour rendre compte des relations que les individus entretiennent avec
l’argent, nous proposons de privilégier un point de vue compréhensif. Ce choix,
qui est à la fois théorique et méthodologique, permet de sortir du principe en
vertu duquel l’argent porte en lui une capacité à faire ou à gouverner le monde
et les hommes, qu’il est en quelque sorte un deus ex machina, pour mettre en
avant le côté incertain de ses usages, même s’ils peuvent répondre à certaines
régularités sociales.
Se donner pour objet l’argent du quotidien nous conduit à privilégier la
famille comme espace social de référence. Comme institution sociale, elle a
certaines caractéristiques qui lui sont propres. Ainsi s’il existe des règles qui
permettent aux différents membres d’une même famille de vivre ensemble, ces
règles n’ont pas le caractère contraignant et rigide de normes ou de procédures
qui sont établies dans d’autres institutions et sur lesquelles le sociologue peut
s’appuyer pour objectiver son objet d’étude. Contribuer à l’édification d’une
sociologie des usages ordinaires de l’argent a aussi deux autres conséquences.
La première est que nous n’aborderons les institutions principalement dévouées
à l’argent (les banques ou les institutions de crédit, etc.) ainsi que les agents qui
font de l’argent leur profession (les banquiers, les traders, etc.) et les grands
organismes dont la fonction est de « gérer » l’argent (banques centrales, grandes
institutions financières internationales, etc.) qu’en ce qu’ils sont en relation avec
les pratiques d’argent au quotidien. La seconde est que nous nous intéresserons
exclusivement aux monnaies légales, c’est-à-dire ici aux francs et aux euros. Les
monnaies parallèles, du moins en France, sont assez peu utilisées à l’exception
des tickets restaurants, des bons d’achats, des chèques vacances et, plus récemment, des cartes de fidélité émises par certaines enseignes qui donnent le droit à
l’ouverture d’un compte en euros. Ces monnaies par nature sont déjà marquées.
Les bons d’achat comme les comptes en euros ne peuvent être utilisés que dans
unités de compte et de leurs articulations. » Jérôme Blanc, Diplôme d’Habilitation à diriger
les recherches, université Lyon 2, avril 2009.
16. On pourra, en particulier, se référer aux travaux menés à Nantes par le groupe Usages et
représentations de l’argent (URA). Gilles Lazuech et Pascale Moulévrier (dir.), Histoire
d’argent, histoire de vie. Contribution à une sociologie des pratiques économiques ordinaires,
rapport d’étude remis à la région des Pays-de-la-Loire, décembre 2011.
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Introduction
un espace restreint d’offre de biens et de services. Elles sont des monnaies par
« obligation » dans le sens où elles obligent leurs détenteurs à ne pouvoir les
utiliser que dans l’enseigne qui les a émises et qui en reconnaît la valeur 17.
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Point de vue engagé
Le point de vue sur l’objet traité et la méthodologie que nous avons adopté
semblent a priori assez voisins de ceux mobilisés par Janine Mossuz-Lavau tout
au long d’une importante contribution qu’elle consacre à l’argent 18. De façon
comparable à cette auteure nous parlerons de l’argent du quotidien en nous
appuyant pour partie sur ce que peuvent en dire des individus à l’occasion des
entretiens. Toutefois, si des résultats peuvent converger, et parfois des analyses
se rapprocher, plusieurs points nous distinguent de sa contribution.
Tout d’abord, contrairement à ce que semble penser Janine Mossuz-Lavau,
à l’issue de notre travail d’investigation, nous ne constatons pas que l’argent
soit en France un sujet tabou alors qu’il ne le serait pas, ou beaucoup moins,
dans d’autres pays comme les États-Unis par exemple. Ce que nous observons,
en nous appuyant sur le peu de refus qui nous ont été signifiés tant pour les
demandes d’entretiens que lors de la passation des questionnaires, c’est que toute
situation d’enquête, qu’elle porte sur l’argent, les loisirs, la consommation ou la
pratique sportive, engendre des non-dits, des silences, des petits mensonges, des
omissions parfois volontaires, parfois involontaires. La situation d’un interviewé
qui dirait « toute la vérité », qui ne dissimulerait absolument rien à l’enquêteur
est un leurre.
Il y a une construction sociale de la « vérité » qui se traduit en partie par
l’aptitude à parler et, ici, à parler de soi et de son rapport à l’argent. Comme toute
disposition, cette aptitude dépend d’influences multiples (culturelles, sociales,
d’âge, etc.) et, certaines fois aussi, d’une proximité avec l’enquêteur. Par exemple,
seuls les jeunes ont évoqué assez ouvertement des conduites « déviantes » vis-àvis de l’argent (comme le deal ou le vol par exemple) mais généralement à des
enquêteurs eux-mêmes jeunes. A contrario, les personnes âgées n’évoquent pas
ce type de pratiques. Ces sujets jamais abordés, ces non-dits parfois, doivent-ils
être interprétés comme le fait que les personnes âgées n’ont que des comportements très normés vis-à-vis de l’argent ? Qu’elles ne désirent pas en parler eu
égard à leur âge ? Que leur éducation les renvoie à des interdits moraux qui les
conduisent à l’autocensure ?
Si parfois des choses ne sont pas dites, c’est peut-être aussi tout simplement
parce que l’enquêté ne considère pas qu’un certain type d’argent reçu fasse partie
de ses revenus ou parce que cela ne lui vient pas spontanément à l’esprit. Pour
17. Voir l’ouvrage de Jérôme Blanc, Les monnaies parallèles. Unités et diversité du fait monétaire,
Paris, L’Harmattan, 2000.
18. Janine Mossuz-Lavau, L’Argent et Nous, Paris, Éditions de la Martinière, 2007.
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des raisons assez différentes d’ailleurs, c’est souvent le cas des revenus du patrimoine et des revenus sociaux. Par exemple lorsque les revenus du patrimoine
rémunèrent des dépôts, l’interviewé oublie généralement d’en parler ou, si la
question lui est posée, il ne se souvient pas exactement des montants perçus.
Il en est de même pour certains revenus sociaux, comme les bourses pour un
étudiant ou les allocations familiales, qui sont moins spontanément pensées
comme un revenu alors que c’est toujours le cas du salaire.
Ces expériences d’enquêtes nous ont conduit à déconstruire le mot argent,
c’est la deuxième différence avec le travail de Janine Mossuz-Lavau. Nous avons
constaté, lorsqu’il est ramené aux pratiques ordinaires, que le mot argent n’avait
pas toujours le même sens selon les individus interrogés et selon la fonction ou
la nature qu’ils attribuaient à tel ou tel type d’argent : celui que l’on gagne par
son travail, celui qui est le fruit de son épargne, celui de l’héritage, celui que
l’on possède mais dont on ne dispose pas (les comptes à terme par exemple),
celui qui est associé aux contraintes de la vie et celui qui nourrit la part du rêve.
En réalité, faire parler d’argent revient souvent à faire parler les personnes des
usages singuliers de l’argent qui sont les leurs. Usages qu’ils ont construits avec
le temps, au fur et à mesure de l’évolution de leur situation sociale et en fonction
desquels, justement, les dits et les non-dits sont variables.
Enfin, si l’on s’accorde avec Janine Mossuz-Lavau pour dire que l’argent
est très courant dans la vie quotidienne, cela ne nous conduit pas à penser
que « l’argent impose sa présence permanente » comme c’est écrit dans l’introduction de son ouvrage 19. Ceci pour deux raisons : la première est qu’il faut
considérer que l’argent en tant que « chose » n’impose rien à personne, c’est
la construction de la société d’échanges monétarisés 20 qui le rend si indispensable ; la seconde raison relève d’un principe méthodologique qui vise à éviter
au chercheur de tomber dans le piège de l’objet qu’il se donne à étudier. Dans
nombre de situations courantes, comme acheter son pain ou s’offrir une place
de cinéma, l’évidence de l’argent comme mode d’accès aux biens et services
marchands fait qu’il n’est généralement pas perçu sous la forme de l’imposition
ou de la contrainte. La banalité de l’argent tend à le rendre « invisible » dans
bien des situations ordinaires de la vie courante.
19. Janine Mossuz-Lavau, p. 15-22, op. cit.
20. Par les termes de « société d’échanges monétarisés » je désigne une construction sociale
dans laquelle les échanges marchands sont les plus courants et les plus importants, donc
une société dans laquelle l’échange marchand domine les autres formes d’échanges.
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Méthodologie d’enquête et matériaux constitués
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Positionnement théorique
Cet ouvrage tire sa matière première de près de douze années de collecte
de données : il a fallu construire des questionnaires d’enquêtes, les administrer,
les coder, etc. ; il a fallu également réaliser des entretiens, parfois des études de
cas et/ou des observations. L’immersion de longue durée dans divers espaces
sociaux, la multiplication des points d’observation, le nombre de personnes
rencontrées constituent la base empirique de ce travail, mais nous voudrions
insister sur le fait qu’appuyer le raisonnement sociologique sur des données de
terrain ne conduit pas à renoncer à un point de vue construit à la fois sur le
mode de recueil des données et sur leur analyse.
De façon liminaire, nous sommes parti du principe que s’interroger sur les
usages quotidiens et domestiques de l’argent nous conduisait nécessairement à
nous poser la question du choix (ou du non choix) d’une théorie de la pratique.
Pour notre objet deux constructions théoriques nous semblaient peu adaptées.
La première est celle qui considère les agents sociaux comme des individus
débarrassés de toutes contraintes, exceptées des contraintes financières (ou de
temps). Dans ce cadre analytique seul l’intérêt compte au regard d’une situation
donnée, Gary Becker illustre cette position mais il n’est pas le seul 21. La seconde
est de considérer les agents sociaux comme totalement déterminés dans leurs
pratiques par des « forces » qu’ils ignorent parce qu’ils les auraient profondément incorporées 22.
Ces deux approches, apparemment opposées, conduisent à des façons
communes de penser la pratique : les individus sont prédictibles. Dans le
premier modèle par leur extériorité (universalité de l’intérêt et du comportement rationnel), dans l’autre par leur intériorité (poids des contraintes sociales
incorporées 23). Autrement dit le scientifique (sociologue ou économiste) serait
en capacité de dire ce que les agents sociaux feront, quels seront leurs choix et
leurs préférences. Afin de prendre des distances avec ces théories de la pratique
21. Gary S. Becker, The Economic Approach to Human Behavior, Chicago, University of Chicago
Press, 1976.
22. Voir le point de vue exprimé à ce sujet par Alain Supiot, Homo Juridicus. Essai sur la fonction
anthropologique du Droit, Paris, Le Seuil, 2005, p. 85-133.
23. « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence
produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures
structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en
tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui
peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fin et
la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement “réglées”
et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout
cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef
d’orchestre », in Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Éditions de Minuit, 1980, p. 88-89.
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L’argent du quotidien
et « lier agentivité pratique et contraintes culturelles 24 », nous avons adopté
une démarche compréhensive qui nous a conduit à ne pas dire à la place des
personnes rencontrées. Soit à ne pas mobiliser un appareil théorique qui « dit
à la place de », mais plutôt à essayer de comprendre le sens qu’elles donnaient
à leurs pratiques.
Ainsi, lorsque l’on pense à l’échelle des individus et que l’on abandonne
comme le dit Florence Weber « un point de vue surplombant » pour le « être
avec », la façon d’envisager le monde se modifie 25. L’individu apparaît dans
toute sa complexité et dans l’étendue de ses variations qui ne sont ni incompréhensibles ni irrationnelles dès lors qu’elles sont comprises dans les « scènes
sociales » qui leur donnent sens. Cette position, à la fois théorique et méthodologique, conduit, au moins partiellement, à abandonner l’idée que les individus
sont déterminés, dans leurs comportements et dans leurs choix, par un ordre
de détermination unique.
Si l’on accepte l’idée que les individus ne sont ni totalement agis, ni totalement acteurs, mais qu’ils disposent d’une certaine marge de liberté ou d’adaptation quant aux situations qu’ils vivent alors, comme le conseille Florence Weber,
il faut faire « l’hypothèse que les individus ont à leur disposition, ou subissent,
une pluralité de systèmes de référence et agissent dans plusieurs scènes sociales
où les règles de comportements, les objectifs recherchés, les contraintes perçues,
les rationalités pratiques sont différents, parce que les acteurs n’y sont pas de
même nature 26 ». Cette position conduit à revenir plus précisément sur la notion
d’habitus qui nous mobiliserons à plusieurs reprises. Si le recours à la notion
d’habitus permet de rendre compte de pratiques différentes, il n’est pas, comme
le reconnaît à la fin de son œuvre Pierre Bourdieu, un principe d’explication
mécanique des pratiques 27. La notion d’habitus, pour désigner des comportements et des pratiques socialement intelligibles, n’est opératoire dans le cadre de
notre objet que si l’on veut bien en repréciser le contenu. Elle doit être pensée
comme désignant une matrice souple de comportements et de préférences
produite par la socialisation : l’habitus comme assemblage de dispositions ellesmêmes produites par des expériences biographiques plus ou moins marquantes
et/ou plus ou moins cohérentes entre-elles. Maurice Halbwachs nous mettait
déjà dans cette voie lorsqu’il soulignait la diversité des temps et des espaces
sociaux à laquelle chaque individu peut être confronté et qu’il réinterprète à sa
24. Voir James Bohman, « Réflexivité, agentivité et contrainte. Les paradoxes de la sociologie
de la connaissance de Bourdieu », in Michel de Fornel et Albert Ogien (dir.), Bourdieu.
Théoricien de la pratique, Paris, éditions de l’EHESS, 2011, p. 21-47.
25. L’Économie domestique, Entretiens avec Florence Weber par Julien Ténédos, Paris, Aux
lieux d’être, 2006.
26. L’Économie domestique, Entretien avec Florence Weber, op. cit., p. 67.
27. « L’habitus n’a rien d’un principe mécanique d’action ou, plus exactement, de réaction »,
in Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 260.
16
Introduction
manière, c’est-à-dire en fonction de son expérience propre 28. Plus près de nous,
les travaux de Bernard Lahire mettent en avant les difficultés de penser l’habitus
comme une matrice de production homogène 29. Pour un même individu, il peut
y avoir a priori dissonances dans les pratiques, parce qu’elles sont l’expression de
niveaux d’incorporation et d’expérience différents 30. Accorder du crédit à cette
thèse amène à penser que les choix ne suivent pas toujours une sorte de règle,
voire de loi, qui rendrait les comportements intelligibles en toutes situations
alors que ceux qui ne le seraient pas, parce qu’ils échapperaient aux règles ou
aux lois de production des comportements dictés – ou attendus - par le modèle
théorique, seraient forcément irrationnels, non-logiques, fourvoyés, etc.
[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
[ISBN 978-2-7535-1865-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
La constitution du recueil de données
Le travail présenté s’appuie sur l’articulation données de type quantitatif et
d’autres de type qualitatif. Avant de dire quelques mots sur le bien fondé de cette
articulation, deux précisions d’ordre méthodologique s’imposent. La première
touche à la constitution des échantillons pour les enquêtes quantitatives. Ce
sont des enquêtes artisanales, effectuées lors de séances d’initiation à l’enquête
avec des étudiants de L3 et de Master de sociologie. Nous avons procédé selon la
méthode des quotas. En nous appuyant sur des données du recensement fournies
par l’INSEE pour les départements de la Loire-Atlantique et de la Vendée, nous
avons cherché à constituer un échantillon proche de la population mère à
partir de quatre critères principaux : le sexe, la répartition entre les différentes
catégories socioprofessionnelles, la répartition ville/campagne et la répartition
par tranches d’âges. Les limites de cette méthode peuvent être rappelées : elle
repose sur l’hypothèse que l’information que l’on souhaite obtenir est corrélée
avec la population, ce n’est qu’une hypothèse de représentativité qui est difficile
à démontrer voire impossible ; par ailleurs le choix des individus sélectionnés
par des enquêteurs ne permet pas de calculer des probabilités d’appartenance à
l’échantillon, ce qui conduit à redresser l’échantillon effectivement obtenu pour
se rapprocher de l’échantillon recherché. C’est pourquoi ce sont moins les ordres
de grandeur stricto sensu auxquels il faut systématiquement s’attacher que les
variations d’un même indicateur entre différentes variables.
28. Voir Maurice Halbwachs, La Mémoire collective. Édition critique établie par Gérard Namer,
Paris, Albin Michel, 1997.
29. « Dans chaque société où les hommes vivent souvent simultanément et successivement
des expériences socialisatrices hétérogènes et parfois contradictoires, chacun est inévitablement porteur d’une pluralité de dispositions, de façons de voir, de sentir et d’agir », in
Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
30. Chaque agent social rencontre l’influence de plusieurs instances de socialisation qui sont
plus ou moins cohérentes les unes avec les autres (la famille, l’école, les copains, les collègues de travail). Au quotidien, la plupart des pratiques sont sous l’influence de personnes
qui ne partagent pas nécessairement les mêmes dispositions, comme c’est souvent le cas
dans un couple où l’homogamie des habitus n’est pas absolue.
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[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
[ISBN 978-2-7535-1865-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
L’argent du quotidien
La seconde précision a trait au choix des cas qui a été effectué puisque plus
de la moitié des entretiens longs et des observations ethnographiques l’ont été
auprès de personnes de connaissance ou recommandées. En réalité les cas n’ont
pas été choisis parce que nous connaissions les personnes, ils l’ont été après que
furent analysés les données quantitatives. Mais, cette méthode de choix a aussi
ses biais, en particulier lorsque l’enquêteur connaît très bien l’enquêté 31. La
familiarité peut parfois être un atout dans la relation d’enquête lorsqu’elle permet
d’établir avec l’enquêté une relation empathique qui le libère de tout soupçon,
en particulier de celui d’être jugé par celui qui l’écoute 32. Mais elle peut aussi
fonctionner comme un piège, lors de l’interprétation de l’entretien, en redoublant les risques d’illusion biographique inhérents au récit de vie. Il ne faut pas
minorer le fait que si l’enquêté peut être pris par sa propre histoire par l’écoute
attentive et bienveillante de l’enquêteur, l’enquêteur peut, à son tour, être totalement pris dans le récit de celui qui le tient. Le recours à la méthode de l’entretien
repose sur deux postulats selon lequel les individus ont l’aptitude non seulement
de raconter leur vie mais également de lui donner un sens, qu’ils sont, pour le
dire autrement, aptes à la réflexivité. Le matériau recueilli constituerait alors un
tout que le chercheur n’aurait plus qu’à mettre en forme sans que soit nécessairement accompli un travail d’objectivation et de distanciation qui, d’une certaine
façon, aurait déjà été effectué par l’enquêté dans le cours de son récit. Cette
illusion biographique qui touche le chercheur « au second degré » n’est pas sans
intérêt méthodologique. Elle souligne que la compréhension empathique de
l’autre, liée en partie à la proximité sociale et/ou affective des individus, n’est pas
suffisante et qu’un récit devrait être abordé comme constituant un matériau que
le sociologue doit travailler comme un fait brut et non pas comme une donnée
ou encore moins comme une preuve. Il ne suffit donc pas de faire des entretiens
pour dire quelque chose sur le monde social. Le passage du récit brut au cas
sociologique suppose que certaines opérations soient accomplies. En particulier
celles de rapporter les événements biographiques aux événements historiques
mais, aussi, que certains événements plus personnels soient réinterrogés à la
lumière d’une théorie de l’action comme nous le précisions avant.
31. Cette section reprend un texte co-rédigé avec Marie Charvet, MCF au CENS et membre du
groupe de recherche URA, « La production d’une histoire aveugle à l’Histoire : les angles
morts de l’entretien biographiques », à l’occasion du colloque La recherche biographique
aujourd’hui organisé par l’UFR des Sciences de l’éducation à l’université de Lille 3, 18-19
et 20 mai 2011.
32. Pierre Bourdieu, « Comprendre », in La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993.
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Introduction
[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
[ISBN 978-2-7535-1865-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Le dispositif général d’enquête
Cet ouvrage est l’aboutissement de la mobilisation de divers travaux qui ont débuté à l’occasion du passage à l’euro à la fin des années 1990. À cette époque je m’intéressais à la notion
de « confiance » comme outil pour penser des types de coordination et d’existences sociales
au sein des sociétés modernes. Le passage à l’euro pouvait constituer un moment historique
privilégié pour éprouver ce concept et en déterminer la portée opératoire. Une enquête par
questionnaire a été réalisée au cours des années 1999-2000, 118 questions ont été posées
à 1 200 répondants des départements de Loire-Atlantique et de Vendée. L’idée directrice
du questionnaire était de mettre en relation des niveaux différents de confiance avec le
sentiment plus général de sécurité et/ou de quiétude que pouvaient avoir les personnes
interrogées. Parallèlement à cette enquête statistique, j’entrepris d’interroger de façon plus
approfondie une quinzaine de personnes sur le thème « Dires sur l’euro ». Le principe était
de recueillir des témoignages autour des représentations que se faisaient des individus de
l’arrivée imminente de la monnaie unique. Le thème n’était pas uniquement la confiance
que pouvaient exprimer ces personnes à propos de l’euro mais également la façon dont
elles imaginaient cette nouvelle monnaie, en quoi elle était susceptible de transformer leur
quotidien.
Une seconde enquête par questionnaire, qui avait pour thème « Les Jeunes et l’Europe », a
été effectuée en 2001. 1 338 individus, entre 16 et 25 ans ont été interrogés. Le questionnaire
portait sur la connaissance de l’Europe (les institutions, les dates clefs, mais aussi les voyages
qu’ils avaient réalisés, etc.) ; sur la perception de la Communauté européenne et le processus
de construction européenne ; sur la perception de la monnaie unique tant d’un point de vue
général que du point de vue des conséquences de cette monnaie au quotidien ; sur les projets
d’avenir du jeune dans le cadre de l’Europe 33.
La communauté urbaine de Nantes a sollicité notre laboratoire – le CENS – courant 2001
afin que soit réalisée une étude portant sur l’exclusion bancaire et financière des populations
économiquement marginales. Nous avons entrepris en 2002 et 2003 une série d’entretiens
approfondis auprès de personnes démunies résidant dans des quartiers populaires de
l’agglomération nantaise ainsi que dans des foyers de jeunes travailleurs 34. Dépassant la
stricte question de l’exclusion bancaire et financière, notre démarche visait à donner de
l’importance aux pratiques économiques du quotidien 35.
Une autre enquête par questionnaire, dite, dans l’ouvrage, « générale », a été entreprise
entre 2004 et 2006. 1 023 personnes ont été interrogées, 169 questions ont été posées. Cette
enquête visait à recueillir des informations sur les pratiques de l’argent et sur les représentations de l’argent, sur les relations avec la banque et les conseillers financiers, sur la place de
l’argent au sein du couple ou de la famille. L’enquête par questionnaire a été accompagnée
d’entretiens approfondis auxquels s’ajoutent des observations sur les lieux d’achats.
Enfin entre 2008 et 2010 l’attention a été portée sur l’argent de poche et les relations d’argent
qui se tissent entre les parents et leurs enfants. Deux questionnaires ont été passés en parallèle : un premier auprès d’enfants et d’adolescents de 10 à 20 ans (n = 258) et un second
auprès des parents de ces enfants et adolescents (n = 110).
À ce matériau quantitatif s’ajoutent de longs entretiens – désignés par le terme de « cas » –
qui ont été réalisés avec des personnes d’horizons divers rencontrées soit à l’occasion d’autres
enquêtes, comme celle portant sur les personnes en situation de réinsertion professionnelle
dans une entreprise d’insertion, soit choisies en fonction de l’intérêt qu’elles présentaient
pour l’enquête.
33. Gilles Lazuech, « L’Europe pour quels jeunes ? » Revue française de pédagogie, n° 132, 2000.
34. Gilles Lazuech et Pascale Moulévrier, Exclusion monétaire et Usages sociaux de l’argent,
Rapport final, Centre nantais de sociologie, ronéo, janvier 2004.
35. G
illes Lazuech et Pascale Moulévrier, « Les Usages sociaux de l’argent : les démunis ont-ils
quelque chose à nous apprendre ? », in actes du colloque international Anthropologues et
Économistes face à la globalisation, Lille, mars 2006.
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L’argent du quotidien
[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
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Enquête statistique et méthode par cas
La démarche que nous avons adoptée articule la production de données
quantitatives sur la base de la constitution d’échantillons raisonnés et des cas
dont la restitution met à jour des pratiques d’agents sociaux. Si l’outil statistique
permet de mettre en avant des régularités, s’il permet d’établir des typologies par
croisement de différentes variables entre elles, il ne permet pas ou difficilement
de comprendre le sens que donnent les personnes à leurs pratiques ni de rendre
compte (sauf dans le cas de suivi de cohorte) des inflexions des comportements
dans le temps biographique. Ainsi, afin de mieux comprendre le sens que donnent
les individus aux usages qu’ils font de leur argent et pour mieux appréhender la
place qu’il occupe dans leur existence quotidienne, il nous est apparu nécessaire
d’aller au plus près d’eux en partant de l’hypothèse que ces pratiques peuvent
évoluer, se modifier, s’infléchir en fonction d’un certain nombre d’« événements ».
Certains sont communs à des groupes d’âges ou à des générations : une situation économique plus favorable comme ce fut le cas pour les générations ayant
connu les Trente Glorieuses, ou, au contraire, la précarisation du travail pour
les jeunes générations notamment. D’autres, plus singuliers, sont liés à ce que
chacun est, aux situations qu’il rencontre et aux aléas et incertitudes qui marquent
toute existence humaine. Afin de saisir saisir la complexité des rapports à l’argent
et leur transformation au cours des itinéraires biographiques 36, notre démarche
s’inspire, d’une part, de celle exposée par Gérard Mauger, Claude F. Poliak et
Bernard Pudal dans Histoires de lecteurs 37 et, d’autre part, de la position défendue par Jacques Revel et Jean-Claude Passeron dans l’introduction à leur ouvrage
Penser par cas 38. Ainsi chacun des vingt-cinq récits présentés constitue une histoire
qui rend compte des relations qu’un individu déclare avoir, ou avoir eu, avec
l’argent. Certains de ces récits sont marqués par le déclassement ou la promotion
sociale, d’autres par la reconversion plus ou moins aboutie d’un type de capital
en un autre, d’autres encore par les conséquences sur les destinées des transformations du tissu économique national ou local, certains encore par des « événements » particuliers comme la naissance d’un enfant, la mise en couple, la longue
maladie ou le chômage. Mais tous, dans leur singularité, ont été replacés dans
un cadre conceptuel qui relie, selon les termes de Norbert Elias, les individus à
la société. Le travail de compréhension sociologique a donc consisté à mettre les
36. Par parcours de vie ou trajectoire biographique nous entendons les divers lieux, situations, espaces sociaux qu’un même individu occupe de façon successive ou simultanément.
Par conséquent toute histoire biographique mêle des « événements biographiques singuliers qui marquent les trajectoires de chacun » avec des « événements historiques » qui
ponctuent le devenir des structures sociales et dont les trajectoires individuelles portent
la trace. Gérard Mauger, « La situation d’enquête », Informations sociales, n° 47, 1995.
37. G
érard  Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.
38. Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS,
2005.
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[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
[ISBN 978-2-7535-1865-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
récits en relation avec les conditions sociales de production des dispositions qui les
sous-tendent (l’ensemble des « expériences » et des « événements » vécus) et de
façon plus générale avec leur historicité. Le principe retenu pour les entretiens 39
étant de faire raconter aux enquêtés leur histoire en centrant le récit sur l’argent
mais dans un souci permanent de contextualisation. Ce travail permit de faire
émerger les effets durables de certaines expériences.
Les récits font presque toujours ressortir deux dimensions dans les relations à
l’argent. La première, plus personnelle, voire intime, touche à l’argent dont chacun
dispose aux différents moments de l’existence. Le fait de recueillir très jeune un
héritage entraîne, chez les personnes concernées, un rapport à l’argent, souvent
en décalage avec ceux exprimés par des jeunes du même âge mais n’ayant pas
bénéficié d’une telle situation. Il en est de même pour celles et ceux qui ont connu,
suite à un divorce ou à une période longue de chômage, une baisse sensible de leur
niveau de vie alors que ce n’était pas le cas de leur entourage. La seconde dimension relève de l’opinion que les individus peuvent avoir du « marché de l’argent »,
dans l’expression de laquelle se tissent, de façon plus ou moins complexe, la situation familiale, sociale et professionnelle de l’enquêté, la conception éthique – voire
morale – qui est la sienne ainsi que les différentes étapes de son parcours biographique. Si ces deux dimensions se croisent et tissent des histoires d’argent toujours
singulières, notre ambition n’est pas de nous arrêter sur chaque cas mais de tendre
vers des conclusions de portée plus générale qui vont permettent de dire à notre
tour quelque chose sur les usages quotidiens de l’argent.
Plan d’exposition retenu
Cinq chapitres constituent l’ossature de l’ouvrage, ils explorent plusieurs
dimensions à partir desquelles les usages de l’argent peuvent être observés en
privilégiant toutefois trois points :
1 – Le premier point sera de montrer que les usages de l’argent constituent
l’une des composantes importantes de la vie quotidienne des familles. À ce
titre la question de l’établissement de l’accord entre les différents membres du
groupe domestique doit aussi être examinée à l’aune des pratiques d’argent.
Ceci en partant de ses manifestations les plus courantes, comme la question des
achats hebdomadaires, celle de l’usage de l’argent de poche, celui du contrôle
des dépenses, de l’établissement d’un budget, etc. ou de situations plus exceptionnelles, comme le règlement d’une succession, un prêt entre proches ou les
arrangements financiers entre des parents séparés (chapitres 1, 2 et 3).
2 – Le deuxième point est construit autour d’un constat inverse de celui établi
en son temps par Georg Simmel : les usages de l’argent ne sont que rarement
libres. Ils sont socialement encadrés par diverses institutions dont certaines
39. Daniel Bertaux, L’enquête et ses méthodes. Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2005 et Jean
Peneff, La Méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1990.
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L’argent du quotidien
[« L’argent du quotidien », Gilles Lazuech]
[ISBN 978-2-7535-1865-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
sont très proches des individus (la famille, les amis, le groupe professionnel) et
d’autres plus éloignées (les politiques monétaires des États, les institutions de
crédits). La non neutralité de la monnaie ne concerne pas uniquement les différentes formes domestiques d’affectation du budget, comme l’a montrée Viviana
Zelizer, mais touche également à des dimensions plus morales, voire éthique qui
tendent à distinguer le « bon » argent du « mauvais » (chapitre 3).
3 – À l’occasion du troisième point, nous montrerons que les pratiques
d’argent, ainsi que les représentations qui en sont faites, prennent un sens particulier lorsqu’elles sont interrogées à partir du temps – présent et avenir – tel que
les individus le ressentent et le vivent. La prise en compte du temps socialement
vécu permet aussi d’introduire au sein même du travail sociologiques les effets
d’âges et de générations. Il permet enfin d’envisager la question de la transmission d’habitudes et de pratiques entre les générations (chapitres 4 et 5).
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