Les stéréotypes de l`immigration
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Les stéréotypes de l`immigration
LES STÉRÉOTYPES DE L’IMMIGRATION DOSSIER La permanence des stéréotypes dans l’histoire de l’immigration À chaque période de l’histoire et surtout lors des crises économiques, la population ouvrière accuse les étrangers de leur prendre leur travail et de faire baisser les salaires. Les stéréotypes restent quasiment immuables, car nés d’une construction de l’esprit. Les stéréotypes xénophobes ne sont pas propres à l’opinion française. Le phénomène est global. Janine Ponty professeur honoraire d’Histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté (Besançon), membre du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) L’ Histoire ne se répète pas. Les exemples abondent pour le démontrer. La complexité des interactions de l’activité humaine vient infirmer les prédictions de ceux dont la spécialité littéraire consiste à prévoir l’avenir dans des ouvrages de science fiction que la suite dément ou nuance fortement. Cette remarque n’est pas incompatible avec l’idée que les leçons de l’Histoire mériteraient d’être mieux méditées par nos dirigeants. Par contre, les stéréotypes restent quasiment immuables, car nés d’une construction de l’esprit. Comme l’écrit Cavanna dans Les Ritals à propos des immigrés italiens de l’entre-deuxguerres, « plus grands que la plupart des Français, avec leurs yeux bleus ou verts, leurs tifs châtain clair, ou blonds, ou rouquins souvent », mais que les Français voyaient tous petits et noirauds 1. Un roman publié par Louis Bertrand en 1907 et nommé L’Invasion prouve que la remarque de Cavanna n’est pas nouvelle. Ceux que l’auteur compare à des envahisseurs y sont dépeints comme des Napolitains au teint sombre alors qu’ils viennent du Piémont ou de Toscane 2. L’an dernier, un jeune professeur d’histoire a proposé à ses élèves de première un extrait de presse intentionnellement tronqué, privé de ses repères spatiaux ou chronologiques, et leur a posé trois questions : À qui s’en prend le texte ? Que reproche-t-on à ces populations ? Selon vous, de quand date cet article ? par terre ; de la toilette, ils n’en font guère [...]. C’est un étonnement unanime que la saleté de la plupart des étrangers [...]. L’hygiène de ces barbares s’améliorera-t-elle ? La venue de ces étrangers a coïncidé avec une recrudescence des rixes et des incidents de violence. Il n’est pas rare que le soir dès huit heures [...] on entende des coups de feu. » Les élèves n’ont eu aucune peine à relever les reproches faits aux nouveaux venus : irresponsabilité, saleté, dangerosité. Mais pour eux, cela ne pouvait concerner qu’une situation récente 3. Le voici, tel qu’il leur fut présenté : « Un événement qui marquera dans l’histoire économique de notre région [...], c’est l’invasion du pays [...] par les étrangers [...]. Les compagnies s’adressèrent par-delà les monts, pardelà les mers, à toutes les races pauvres et malheureuses qui, à l’instar des lapins, ont multiplié leurs rejetons sans souci de la possibilité de les nourrir [...]. Ils présentent les signes de la plus noire misère et de la plus repoussante saleté [...]. Personnellement, j’aurais ajouté quelques autres phrases qui évoquent l’inhabileté à la tâche des immigrés, leur mobilité (nommée ici « instabilité »), leur frugalité (ils mangent à peine pour économiser) assimilée par le journaliste à un prétendu « appât du gain ». Ils logent à cinq ou six dans une seule maison. Ce n’est plus une maison, c’est un campement ; on a jeté de la paille Grand fut l’étonnement de la classe quand lui fut livré le texte tout entier 4. Car il date de mars 1914 et les ACCUEILLIR No 249-250 • mars-juin 2009 • 9 DOSSIER LES STÉRÉOTYPES DE L’IMMIGRATION étrangers en question sont des mineurs de charbon du Pas-de-Calais, venus de Belgique, d’Italie, d’Espagne et d’Allemagne pour l’essentiel, soit des ressortissants d’États voisins dont l’opinion publique a du mal à imaginer aujourd’hui qu’ils purent être ainsi jugés il y a à peine un siècle. « La Belgique, ce réservoir d’hommes pour nos entreprises agricoles et industrielles, apporta son formidable contingent. Ce n’était pas encore assez : les Allemands, les Italiens, les Espagnols arrivèrent de leurs contrées sans fortune vers nos plaines où la mine les dévora. L’instabilité de beaucoup d’étrangers est un fait à remarquer : les Allemands, les Italiens, les Autrichiens sont les plus nomades. Rien ne les fixe que l’appât du gain [...]. La venue de ces étrangers a coïncidé avec une recrudescence des rixes et des violences. Il n’est pas rare que le soir dès huit heures, dans le pays minier, on entende des coups de feu. Les habitants jugent prudent de ne pas intervenir. Ils se barricadent chez eux. À la fosse 9 de Nœux, une maison de commerce a été entièrement démolie par une bande d’étrangers. La compagnie pour garantir ses maisons contre les déprédations de ces bandes dévastatrices a fait poser des volets de planches à toutes les demeures inhabitées des corons. Cela donne au pays un aspect de désolation [...] 5. » Qui plus est, cette série d’articles intitulée Les Étrangers dans le Pays noir parut dans Le Réveil du Nord, quotidien socialiste, organe de Jules Guesde, qui était alors député de Lille. L’internationalisme prôné par Karl Marx ne pesait donc pas lourd, confronté aux réactions épidermiques d’un obscur plumitif de province. Les jours suivants, aucune protestation de lecteurs ne vint troubler la rédaction, ce qui constitue au moins le signe d’un consentement tacite. Nous savons quelles bouffées de haine vont jaillir cinq mois plus tard, lors de la déclaration de guerre, à l’encontre des ressortissants ennemis présents en France et de leurs amis supposés : les premiers jours du conflit, les Parisiens saccageront les brasseries alsaciennes et les laiteries Maggi 6. À chaque période de l’histoire, et surtout lors des crises économiques, la population ouvrière accuse les étrangers de leur prendre leur travail et de faire baisser les salaires. La police relève en 1847 des cris de « À mort les Belges ! » autour des manufactures textiles de Roubaix et de Tourcoing. Les Belges, ces voisins immédiats, sont souvent des saisonniers, voire des 10 • ACCUEILLIR No 249-250 • mars-juin 2009 journaliers. S’ils franchissent la frontière, c’est pour améliorer légèrement leurs maigres ressources. Dans Germinal de Zola, écrit en 1883 mais dont l’histoire se situe à la fin du Second Empire, le houilleur Maheu proteste car la compagnie d’Anzin fait venir des Belges pour casser la grève. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les chansons de Carême composées dans le Nord n’ont pas de mots trop durs pour dénoncer les Flamands ou, comme on dit, les « Flaminds ». Et en 1907, Émile Morel, dans un roman intitulé Les Gueules noires donne des Belges une vision apocalyptique : « Là-bas, du côté où sournoisement les cabarets sont venus se placer, le coron a pris la funeste manie de grouper les Borains et les Flamands, tous gens brutaux et ivrognes. Dans ce quartier, on n’aperçoit jamais la douillette de M. le curé, mais parfois on y rencontre les képis des gendarmes. Les soirs de paie, on s’y bat, on s’y assomme, et les maisons ont souvent des fenêtres dont les vitres sont crevées, ce qui leur donne l’air borgne [...] 7. » De tous les stéréotypes, celui qui l’emporte reste la dangerosité. La série d’articles du Réveil du Nord ne constitue donc pas une exception. Dans l’entre-deux-guerres, les Belges disparaissent des discours xénophobes. L’immense flux migratoire des années vingt se compose surtout d’Italiens et de Polonais, et les derniers arrivés permettent aux vagues précédentes de se faire oublier. Les « Macaronis » et les « Polaks » deviennent la cible des critiques en attendant que, pendant les Trente Glorieuses et au-delà, Maghrébins et Noirs d’Afrique sub-saharienne les remplacent dans l’imaginaire collectif : incompétents, sales et dangereux. C’est le mouton qu’on égorgerait dans la baignoire, la police qui arrête des jeunes de banlieue pour stopper les règlements de comptes entre bandes rivales. Et d’entendre déclarer par une majorité de Français sans mémoire que l’immigration d’antan était d’une autre qualité et que ces gens-là s’étaient assimilés sans problème. Oubliés les rixes du samedi soir autour des cafés, le procès des « bandits polonais » qui fit couler tant d’encre en 1925 et la tuerie d’AiguesMortes à l’encontre des Italiens en 1893. Oubliées les accusations portées contre les étrangers en général parce que les deux présidents de la République assassinés le furent, Sadi Carnot par un Italien, Paul Doumer par un Russe. Les stéréotypes xénophobes ne sont pas propres à l’opinion française. Le phénomène est global. Prenons l’exemple des États-Unis d’Amérique qui se peuplèrent au XIXe siècle grâce à l’immigration européenne. Jusque vers 1880, les Irlandais y furent rejetés et méprisés par les WASP (White Anglo-Saxons Protestants), car les immigrés venus d’Irlande étaient des catholiques, donc unamericans. À la fin du siècle, l’arrivée d’Italiens, de Slaves et de juifs d’Europe centrale eut pour effet de rendre plus fréquentables les Irlandais car eux, au moins, parlaient l’anglais et avaient eu le temps de se couler dans le moule. Pendant l’entre-deux guerres, Al Capone fit trembler Chicago, et les Italiens en général étaient soupçonnés d’être de dangereux gangsters. Aujourd’hui, un mur construit à la frontière mexicaine tente d’enrayer l’entrée des Latinos, tandis que plusieurs grandes villes ont à présent un maire d’origine italienne. L’autre a changé de visage. De tous les stéréotypes, celui qui l’emporte reste la dangerosité. Le nouvel arrivé fait peur. Ce présupposé repose en partie sur un élément réel : les tribunaux et les prisons voient passer une proportion d’étrangers supérieure à leur pourcentage dans la population totale. Ce qui s’explique par la structure d’âge et la situation familiale des nouveaux arrivants : jeunes, isolés, déracinés, plus souvent sujets à la fréquentation de bars, jadis, à la consommation et au trafic de drogue, aujourd’hui. Encore que les « jeunes de banlieue » que rejette le reste de la population sont généralement nés en France. Mais renversons la proposition : quelle est la part des jeunes de parents immigrés qui ont affaire à la justice ? Ainsi posée, la question glisse du sentiment d’insécurité, parfaitement subjectif, aux données quantifiables. Or peu d’études sociologiques ou démographiques ont abordé ce sujet. n 1. François Cavanna, Les Ritals, Paris, Pierre Belfond, 1978, p. 52. 2. Louis Bertrand, L’Invasion, Paris, Fasquelle, 1907, pp. 351 et suivantes. Cité in Janine Ponty, L’Immigration dans les textes, 1789-2002, Paris, Belin, 2004, pp. 51-52. 3. Jean-Pierre Costille, professeur d’histoire et géographie au lycée Jules-Haag à Besançon (Doubs). 4. Janine Ponty, op. cit., pp. 92-93. 5. Ibid. 6. Ibid., pp. 94-97. 7. Ibid., pp. 44-45.