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9 772296 835000 CHF 4.– / € 4.– 9 772296 835000 48 LE BEST OF DE WWW.SEPT.INFO | VENDREDI 27 MARS 2015 Eva Leitolf Sommaire Au-delà de l’émotion Avec «Postcards from Europe 03/15», l’Allemande Eva Leitolf questionne la problématique de l’immigration dans une perspective réflexive ancrée dans la durée. Un travail photographique à mille lieues des images choc diffusées par les médias. PAR ANNE-SYLVIE SPRENGER (TEXTE) ET EVA LEITOLF (IMAGES) 10-21 Edito Cinéma La politique de la peur Films, arts et propagande en Syrie PAR PATRICK VALLÉLIAN 5 PAR SID AHMED HAMMOUCHE 22-28 Liaison aérienne Médianotes Swiss de retour à Alger après vingt ans d’absence The Guardian: un journal en mission PAR AL AIN MAILL ARD 29 PAR SID AHMED HAMMOUCHE 6-7 En direct de Pékin Image de couverture PfE0171-ES-100109 Traversée Melilla - Almería, mer Méditerranée 2009 Le 10 janvier 2009, j’effectue la traversée du port de Melilla, l’une des deux enclaves espagnoles au Maroc, à Almería en Espagne, à bord du Ferry Juan J. Sister. La traversée de sept heures me coûte 19,20 euros. D’après l’organisation italienne Fortress Europe, entre 1988 et 2007, au moins 14’714 réfugiés sont morts durant leur voyage pour l’Europe. Parmi eux, 10’740 se sont noyés dans l’Océan Atlantique ou dans la mer Méditerranée lors de leur traversée vers l’Espagne. Journal de bord, 10.1.2009, Almería; Der Spiegel, 7.5.2008; Fortress Europe, communiqué de presse, 10.2.2010 Voyage dans l’airpocalypse chinois Cyberguérilla La guerre entre le FBI et les hackers PAR FABRIZIO CALVI 30-35 PAR SÉBASTIEN LE BELZIC 8-9 La dernière Michael von Graffenried 38-39 Direction: Patrick Vallélian, directeur des publications, Bertrand Perotin, directeur commercial Rédaction: Jean-Marc Angéloz, Albertine Bourget, Nicolas Brodard, Fabrizio Calvi, Jean-Christophe Emmenegger, Sylvie Gardel, Sid Ahmed Hammouche, Alain Maillard Ont collaboré à ce numéro: Anne-Sylvie Sprenger, Sébastien Le Belzic, Debuhme Iconographie: Pierre-Yves Massot Multimédia: Nicolas Brodard, José Manosalvas (responsable du site) Graphisme: Gerhard Blättler SGV Mise en page: Cynthia Darioly, Stéphanie Rotzetter Correction: Jean-Marc Angéloz, Nathalie Bloesch Key account manager Suisse romande: Yves Golaz Marketing: Alexa von Dach Communication: Charly Pache Publicité: Florian Venon Administration: Nicole Angéloz Impression: Imprimerie MTL SA, Villars-sur-Glâne SEPT Hebdomadaire du site d’information www.sept.info publié le vendredi Rédaction: Route du Petit-Moncor 1E, case postale 76, 1752 Villars-sur-Glâne, Suisse. Tél: +41 26 347 27 77, Fax: +41 26 347 27 70, redaction@sept. info Abonnements: [email protected], abonnement annuel: 168 francs. Société éditrice: SEPT.ch S.A. Toute reproduction est strictement interdite pour tous les pays, sauf autorisation écrite de SEPT.info Numéro 48 | Fribourg, 27 mars 2015 ISSN 2296-8350 Migration Au-delà de l’émotion Avec «Postcards from Europe 03/15», l’Allemande Eva Leitolf questionne la problématique de l’immigration dans une perspective réflexive ancrée dans la durée. Un travail photographique à mille lieues des images choc diffusées par les médias. PAR ANNE-SYLVIE SPRENGER (TEXTE) ET EVA LEITOLF (IMAGES & LÉGENDES) PfE0494-GR-160411 Au-delà de la frontière turco-grecque, Kastanies (Grèce), 2011 17 avril 2011: après m’avoir demandé si je voyage autour du monde, un douanier enregistre mon entrée sur le territoire grec. Le fleuve Evros, qui sert de frontière naturelle entre le nord-est de la Grèce et la Turquie, serpente à l’est du village de Kastanies sur le territoire turc. Il est surplombé de deux ponts que les migrants peuvent emprunter en toute sécurité. Afin d’éviter les franchissements de frontière illégaux dans cette zone, le gouvernement grec prévoit d’ériger une clôture de 12,5 kilomètres le long de ce tronçon du fleuve. Entre octobre 2010 et mars 2011, la Grèce demande à l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) le déploiement d’une équipe d’intervention rapide aux frontières (RABIT) composée d’experts des États-membres de l’UE et de l’espace Schengen afin de sécuriser sa frontière. L’intervention de Frontex dans le cadre de l’opération «Poseidon Land» est ensuite prolongée. Journal, 17/04/2011, Orestiada; The Washington Post, 04/11/2010; Frontex, communiqué de presse, 29/11/2010; Faz Net, 25/10/2011 PfE3456-IT-281012 Palazzo Selam, Rome, Italie 2012 Novembre 2012: 835 réfugiés en provenance de Somalie, d’Erythrée, d’Ethiopie et du Soudan vivent dans un ancien bâtiment de l’université de Rome occupé depuis 2006. Des médecins volontaires de l’organisation Cittadini del Mondo soignent ces occupants tolérés par les autorités de la ville et constatent régulièrement l’apparition de maladies imputables aux conditions sanitaires. A Rome, d’après les chiffres de la fondation Integra/Azione, 6’000 réfugiés sont privés de toit. Sur les 3’150 places disponibles au niveau national, la ville n’en met que 2’200 à disposition. En 2011 déjà, l’avocat d’un requérant d’asile somalien en Allemagne suggère que les autorités italiennes tentent, au moyen d’une stratégie délibérée de paupérisation, de disperser les réfugiés dans d’autres Etats de l’Union européenne. Le 2 juillet 2012, le tribunal administratif de Stuttgart statue qu’une famille palestinienne ne doit pas être transférée en Italie, car les manquements systématiques dans les procédures d’asile la menacent de traitement inhumain. Malgré les manquements constatés, l’office pour la migration et les réfugiés souhaite poursuivre cette pratique de renvoi vers l’Italie, où les procédures d’asile répondent aux standards de l’Union européenne. Pro Asyl, The Living Conditions of Refugees in Italy, février 2011; Süddeutsche Zeitung, 9.5.2011; Tribunal administratif de Stuttgart, communiqué de presse du 12.7.2012 (A 7 K 1877/12); Spiegel Online, 13.7.2012; The New York Times, 26.12.2012; page d’accueil de Cittadini del Mondo, 31.12.2012 PfE0482-IT-270110 Verger, Rosarno, Italie 2010 Pour un kilo d’oranges Moro ou Navel, en janvier 2010, les agriculteurs de la Calabre reçoivent cinq centimes d’euro. Ils payent à leur tour les travailleurs saisonniers d’Afrique ou d‘Europe de l’Est entre 20 et 25 euros par jour. Selon la variété, un travailleur cueille quotidiennement de 400 à 700 kilos d’oranges. Nombreux sont les agriculteurs qui abandonnent la culture des oranges, ne pouvant plus subvenir à leurs besoins. Durant la saison de la récolte, de quatre à cinq mille immigrés vivent à Rosarno et aux alentours, la plupart dans des bâtiments délabrés ou sous des abris de fortune en plastique, sans eau courante ni sanitaires. Le 7 janvier 2010, des jeunes gens tirent à l’arme à air comprimé sur des cueilleurs d’oranges noirs et en blessent deux. Une manifestation de travailleurs en réaction à cet incident provoque des dommages matériels et de violents heurts avec la population locale. Les deux jours suivants, plusieurs habitations de saisonniers sont mises à feu. Des centaines de personnes fuient face aux citoyens en colère, ou craignant une expulsion par les autorités. Le 9 janvier 2010, c’est sous surveillance policière et sous les applaudissements que 800 immigrés noirs quittent la ville dans des bus, vers des hébergements d’urgence à Crotone et Bari. A Season in Hell: MSF Report on the Conditions of Migrants Employed in the Agricultural Sector in Southern Italy, janvier 2008; tagesschau.de, 10.1.2010; entretiens avec des cultivateurs d’oranges et des saisonniers, Rosarno, 27.-29.1.2010 PfE4081-IT-161212 Guitgia, Lampedusa, Italie 2012 Le 6 mai 2009, environ 200 réfugiés d’Érythrée et de Somalie sont appréhendés par les garde-côtes italiens au large de l’île de Lampedusa. Sans possibilité de déposer une demande d’asile, ils sont ramenés contre leur volonté en Lybie, pays avec lequel un accord bilatéral a été passé. Le Conseil italien va jusqu’à en repérer 24 et porter plainte contre eux. Le 23 février 2012, la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’État italien à verser 15’000 euros de dédommagements à chacun des 22 refoulés encore vivants, le risque de traitement inhumain et de torture en Lybie et dans leur pays d’origine n’ayant pas été suffisamment pris en compte. La Cour rapporte qu’entre le 6 et le 10 mai 2009, plus de 671 autres réfugiés ont été refoulés dans les mêmes circonstances vers la Lybie. Amnesty International considère ce jugement comme un tournant pour la protection des migrants en haute mer. Cour européenne des droits de l’homme, communiqué de presse: ECHR 075, 23.2.2012; Spiegel Online, 23.2.2012; journal télévisé, 23.2.2012; Deutschlandradio, 24.2.2012 PfE0325-HU-031109 Cache de chasse entre Beregsurany et Tarpa, Hongrie 2009 D’après le commandant du poste-frontière de Beregsurany, la coopération avec la population est excellente. Des rencontres sont d’ailleurs régulièrement organisées avec les maires de la région. Les citoyens sont informés et se tiennent prêts à dénoncer les franchissements illégaux de la frontière. Dans cette région, certaines zones sont intégralement couvertes par les appareils de vision nocturne des chasseurs. Entretien, poste-frontière de Beregsurany, 3.11.2009 Migration L es images d’Eva Leitolf frappent par leur douceur. Elles sont claires, paisibles, inhabitées. Ici, un oranger en fruits, là l’océan ouvert ou encore une route abandonnée au soir qui tombe, sous un horizon sans bruit. Il n’y a dans les photographies de l’Allemande aucun accent de violence, même pas l’ombre d’une menace. Si ce n’est le vide et l’absence qui hantent chacune de ses images. Depuis 2006, l’artiste travaille cependant sur un sujet des plus émotionnels: la question de la migration, de tous ces êtres qui décident un jour de quitter leur pays pour un Eldorado européen imaginaire, ou du moins rêvé comme tel. A l’éclat des images choc, la photographe préfère le silence du mystère, et donc du questionnement. jours grandiloquente mais passagère. A l’éclat des images choc, la photographe préfère le silence du mystère, et donc du questionnement. «On a tous vu ces images de bateaux remplis de migrants épuisés et ces cadavres rejetés par la mer sur les côtes», expliquet-elle. «Nous sommes tous conscients de ce qui se passe. La couverture médiatique en est stéréotypée et purement émotionnelle: elle nous permet de ressentir un peu de pitié et c’est tout.» A contrario, «Postcards of Europe» évacue constamment toute charge sentimentale, voire l’instrumentalisation de cette dernière. Un parti pris que l’on retrouve jusque dans le traitement de la couleur où le jeu des contrastes est toujours atténué, comme si chaque élément entrait en osmose tranquille avec le reste de l’image. Un parti pris étonnant pour un sujet aussi chargé de sensations. Mais justement, Eva Leitolf se méfie de ce ressenti trop direct et tient à remettre le spectateur à bonne distance: «La dramatisation ne produit d’effets que sur un niveau émotionnel instantané et j’ai l’impression alors qu’on est envahi par le drame», expose-t-elle. «Réduire cette dramatisation revient alors à s’ouvrir à des niveaux de compréhension plus complexes et permettre une réflexion intellectuelle tout comme une réaction émotionnelle.» En effet, la Bavaroise, qui intervient régulièrement à l’Ecole de photographie de Vevey, conçoit ce travail en cours dans la durée. Ainsi, ne souhaite-t-elle pas se concentrer sur la souffrance des migrants, «déjà largement documentée», mais plutôt sur «les structures et procédures avec lesquelles les Etats européens répondent, traitent et administrent les phénomènes migratoires et sur les mesures mises en place pour contrôler les frontières extérieures de l’Union». Ses clichés proviennent alors autant d’Hongrie, de Grèce, du sud de l’Italie, de la Manche ou encore du Maroc. C’est d’ailleurs en voyage au Maroc, en 2006, que l’idée de ce projet lui est venue: «Je m’étais alors rendue dans l’enclave espagnole L E B E ST O F D E S E P T. I N F O | V E N D R E D I 27 M A R S 2015 20 Toutes les images © Eva Leitolf On connaît tous les tragédies liées à ces départs clandestins: le scandale du trafic inhumain auquel se livre ces passeurs sans vergogne, la détresse de ces familles entassées sur des rafiots insalubres, l’horreur qui frappe lorsque ces embarcations de fortune s’échouent en pleine mer. Et les cris, la panique et la peur qui tétanise d’effroi ceux qui, rescapés du naufrage, mettent enfin le pied sur la terre qu’ils se sont promises. Rien de tout cela dans les photographies d’Eva Leitolf, qui se méfie de l’émotion, tou- Au-delà de l’émotion de Mellila. Et là, me retrouver confrontée physiquement à toutes ces clôtures qui entourent la ville m’a donné l’envie d’étudier plus en profondeur le phénomène de la migration et comment les sociétés européennes y font face.» Eva Leitolf va ainsi photographier nombre de bâtisses, barrières, routes, tours d’observations et autres postes de surveillance, le plus souvent désertés. La question de la migration ne peut, en effet, se penser que dans la durée et non dans la captation seule de l’instant. «Nous avons tous affaire avec cette problématique et ce depuis déjà longtemps», poursuit-elle. «Mais je pense que ce que nous en sommes en train de vivre n’est que le début de longues évolutions sociales, politiques et culturelles. Plus j’avance dans mes recherches, et plus tout m’apparaît comme radicalement complexe et entrelacé. Il y a bien sûr plusieurs façons de lire mon travail, mais cette complexité que je rencontre est véritablement ce sur quoi j’ai envie de réfléchir.» Eva Leitolf n’est pas à son premier projet de grande envergure. Entre 1992 et 2006, sous le titre «German Images – Looking for Evidence», elle s’était attelée à interroger la violence raciste et xénophobe en Allemagne, et comment la société y répondait. Outre l’aspect social et politique de son travail, l’artiste mène également une véritable réflexion sur la photographie, et plus particulièrement sur ses limites. Ainsi, ses photos toujours «silencieuses», si l’on peut dire, du moins énigmatiques tendent à remettre en question la notion de l’autonomie de l’image: «Mon travail va en effet à l’encontre de l’idée que la photographie serait un langage universel comme nous l’a proposé Edward Steichen dans «The family of Man», par exemple. A l’inverse, je suis intéressée par les contextes et comment ils peuvent changer la lecture d’une image.» Un aveu d’impuissance qui pousse justement à jouer des combinaisons toujours multiples entre images et textes présentées, par exemple, dans ce portfolio, mais aussi de 21 la tension entre ce qui peut être vu et ce qui est laissé à l’imagination. Ainsi, à l’image de la sobriété de ces clichés venus presque de nulle part, les textes qui les accompagnent tendent à éviter toute trace de subjectivité et donc de discours préétabli. Les légendes se concentrent alors principalement sur les faits: les lieux, les dates, les événements auxquels ils se rapportent. «Avec cette approche, c’est un défi intellectuel que j’adresse aux spectateurs, dans le but de générer plus qu’une réaction émotionnelle face à ces problématiques sociales et politiques. La photographie se veut alors comme un espace vide, une scène sur laquelle les textes vont pouvoir projeter leurs propres nouvelles images à l’intérieur du spectateur.» Y aurait-il meilleure façon, dans notre monde submergé par les flux incessants d’images, de chercher à recréer un espace pour la réflexion et l’intériorisation? Pas sûr. L’exposition «Postcards from Europe 03/15» d’Eva Leitolf est à voir à Espace Quai 1, Vevey jusqu’au 2 mai 2015. www.quai1.ch ou 021 922 48 54 Retrouvez plus d’images sur www.sept.info L E B E ST O F D E S E P T. I N F O | V E N D R E D I 27 M A R S 2015