Revue sciences sociales et sport

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REVUE SCIENCES SOCIALES ET SPORT
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Revue
SCIENCES
SOCIALES et
SPORT
N°3 – Juin 2010
REVUE SCIENCES SOCIALES ET SPORT
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DINE, Philippe. French Studies. National University of Ireland, Galway (IRL)
DURET, Pascal. Sciences sociales-STAPS, Université de la Réunion
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SOHN, Anne-Marie. Histoire contemporaine. Université de Rouen
SUAUD, Charles. Sciences sociales-STAPS. Université de Nantes
VIGARELLO, Georges. Histoire. EHESS et Univ. Paris-R. Descartes
WAHL, Alfred. Histoire. Université de Metz
SOMMAIRE
Nicolas Martin-Breteau, « Un laboratoire parfait »? Sport, race et
génétique : le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis ...……..
Daniel F. Chambliss, La banalité de l’excellence : enquête
ethnographique sur la stratification (de la natation) et les nageurs
olympiques (traduction d’un article états-unien) …….…………………...
Stéphanie Mirouse & Nadine Haschar-Noé, Vocation artistique et
rationalisation du travail : ethnographie d’une compagnie de Danse
contemporaine …………………...….....………………………..………....
Manouk Borzakian, & Sylvain Ferez, L’invention du Grand Prix
automobile : constitution et autonomisation du sport automobile dans
l’entre-deux-guerres ...…..………………………………………....……...
Jean-Paul Génolini & Jean-Paul Clément, Lutter contre la sédentarité :
L’incorporation d’une nouvelle morale de l’effort ………………………..
7
45
77
107
133
Aurélien Boucher, Les usages politiques des politiques publiques
et des enquêtes sociologiques. L’instrumentalisation d’une politique
sportive départementale et de son évaluation ……………………….
157
Résumés : Français – Anglais …...……………...…………..…………….
193
Recommandations aux auteurs …………….……………………………
199
© L’HARMATTAN, 2010
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
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ISBN : 978-2-296-11995-6
EAN: 9782296119956
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique : le discours sur
la différence athlétique aux Etats-Unis**
Nicolas Martin-Breteau*
Introduction
Il y a quelques années, le journaliste américain Jon Entine a publié un
essai influent dont le but affiché était la mise à nu des raisons de la domination
internationale des athlètes « noirs ». Son titre : « Tabou. Pourquoi les athlètes
noirs dominent en sport et pourquoi nous avons peur d’en parler. »1 A l’époque
de la publication de l’ouvrage, Jon Entine était journaliste sportif et producteur
de télévision. Il s’était notamment rendu célèbre par son documentaire
controversé « The Black Athlete: Fact and Fiction »2 (1989) qui se terminait en
affirmant la supériorité athlétique génétique des « noirs » pour expliquer leur
surreprésentation dans certains sports de haut niveau. Reprenant de telles
conclusions, Taboo est le premier ouvrage aux Etats-Unis à tenter d’orchestrer
de façon systématique les arguments, auparavant épars dans divers ouvrages et
articles, sur la supposée supériorité génétique des « noirs » concernant les
activités athlétiques. En 2002, Jon Entine a quitté ses anciennes fonctions pour
rejoindre le think tank conservateur The American Enterprise Institute for
Public Policy Research (AEI).
Le propos central du livre de Jon Entine est de considérer le sport comme
un « laboratoire parfait »3 pour étudier les aptitudes athlétiques des populations
humaines. Cette métaphore s’appuie sur deux assertions. La première considère
l’épreuve sportive comme un « test » dans lequel les compétiteurs obéissent
tous aux mêmes règles et où, par conséquent, les discriminations de toutes
**
Je tiens à remercier Scott MacEachern, Jonathan Marks et Pap Ndiaye pour l’aide qu’ils m’ont
apportée dans l’élaboration de ce texte. Il va sans dire que les erreurs et imprécisions qui y
subsisteraient seraient entièrement de ma responsabilité.
1
ENTINE, Jon. 2000. Taboo: Why Black Athletes Dominate Sports and Why We’re Afraid to Talk
About It, New York, Public Affairs.
2
« The Black Athlete: Fact and Fiction », produit et écrit par Jon Entine et Tom Brokaw, diffusé
sur NBC le 25 avril 1989. Sur ce documentaire, Cf. DAVIS, Laurel R. 1990. « The Articulation of
Difference: White Preoccupation With the Question of Racially Linked Genetic Differences
Among Athletes », Sociology of Sport Journal, vol. 7, n°2, p. 179-187, et MATHISEN James A. et
MATHISEN Gerald S. 1991. « The Rhetoric of Racism in Sport: Tom Brokaw Revisited »,
Sociology of Sport Journal, vol. 8, n°2, p. 168-177.
3
ENTINE, Jon. Taboo. Op. cit., p. 10.
7
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
sortes rencontrées dans la vie sociale seraient bannies. La seconde fait de
l’épreuve sportive la mesure abstraite d’une performance (exprimée en temps,
en distance, en poids, etc.) censée produire un résultat absolument neutre sur le
plan politique. Cette stricte égalité entre les compétiteurs et l’expression
abstraite des résultats de leurs performances permet à l’auteur de présenter
l’épreuve sportive comme une véritable expérience scientifique ayant lieu dans
des conditions similaires à celles rencontrées en laboratoire. Sans enjeu
politique et sans discrimination d’aucune sorte, le sport servirait ainsi de
révélateur aux « inégalités naturelles » entre les individus et entre les groupes
humains, qu’Entine appelle « races ». Le livre se présente ainsi comme la
description dépolitisée d’un état de fait ancré en nature : les « races » humaines
seraient inégales eu égard à leurs « aptitudes » physiques différenciées. Le sport
permettrait donc de statuer « scientifiquement » et une fois pour toutes sur des
questions qui, lorsqu’elles sont posées pour les aptitudes intellectuelles par
exemple, entraînent immanquablement de virulentes polémiques.
Cet article entend étudier, avec le recul rendu aujourd’hui possible, le
propos de Taboo. Une telle étude du discours sur la différence athlétique
permettra d’analyser les transformations contemporaines du discours sur
l’essentialisme racial aux Etats-Unis. Pour ce faire, il convient d’abord de
replacer la publication du livre dans son contexte historique de longue durée
puis dans son contexte historique immédiat. L’étude de sa filiation intellectuelle
permettra dans un deuxième temps de présenter les thèses du livre, les ressorts
de son raisonnement et les erreurs menant à son argument central faisant du
sport un « laboratoire parfait ». Enfin, il s’agira de faire ressortir l’agenda
politique que, consciemment ou inconsciemment, le livre sert.
I. La longue histoire de la construction de l’inégalité entre « noirs » et
« blancs »
L’histoire des Etats-Unis d’Amérique s’est en grande partie érigée sur une
différentiation radicale entre « blancs » et « noirs »4. Percevoir les êtres humains
4
L’utilisation d’un tel « colorisme » pour distinguer les individus soulève une double difficulté.
Difficulté synchronique d’abord : il existe une multitude de teintes de la peau entre le noir le plus
sombre et le blanc le plus pâle ; difficulté diachronique ensuite : la différenciation des individus
en « noirs » et « blancs » n’a cessé de varier au cours de l’histoire. Aux Etats-Unis en particulier,
cette difficulté est encore plus grande dans la mesure où une large majorité d’AfricainsAméricains a un ou plusieurs ancêtre(s) d’ascendance européenne et/ou indienne. On notera
également que la classification raciale des groupes humains est une construction sociale opérée en
fonction de certains critères physiques jugés pertinents comme la couleur de la peau : la race est
8
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
en « noirs » et « blancs » n’est pas un acte naturel, mais une construction sociale
héritée, aux Etats-Unis, de la période coloniale et de l’esclavage5. Entre les
XVIIe et XIXe siècles, cette différentiation a essentiellement pris l’aspect d’un
discours paternaliste sur la différence raciale servant à prouver l’infériorité
naturelle du « noir » sur le « blanc » et à légitimer la traite et l’esclavage des
Africains et de leurs descendants. Progressivement, à la suite de l’arrivée en
1619 à Jamestown en Virginie des premiers esclaves africains en Amérique du
nord, un ensemble de lois édictées par les différentes colonies britanniques de la
région a permis de codifier, entre les années 1640 et 1690, la pratique de
l’esclavage et le statut des esclaves et de leurs enfants. L’esclavage est ainsi
devenu dans la deuxième moitié du XVIIe siècle un état permanent et
héréditaire souffrant de très rares exceptions. De surcroît, les esclaves africains
et leurs descendants, appartenant pourtant à différents peuples originaires de
diverses régions d’Afrique occidentale, en sont venus à être considérés comme
une seule et même « race noire »6. Au XVIIIe siècle, le discours sur les « races »
humaines a ainsi élaboré une représentation du « noir » comme sous-homme,
plus proche de la bête que de l’humain et, à ce titre, dénué de la faculté de se
gouverner lui-même. Incapable d’autonomie, la liberté n’aurait su lui convenir7.
Si bien que l’esclavage a pu être présenté comme un processus de civilisation et
de moralisation de l’esclave arraché, par la discipline du travail, à sa bestialité
donc une catégorie indissociablement biologique et culturelle dont la pertinence n’est pas d’ordre
scientifique. Pour ces raisons, les termes noir, blanc et race seront écrits entre guillemets dans cet
article. Sur ces questions, Cf. JACOBSON, Matthew Frye. 1999 [1998]. Whiteness of a Different
Color: European Immigrants and the Alchemy of Race, Cambridge, MA, Harvard University
Press, chap. 1-3 ; DAVIS, James J. 1991. Who Is Black? One Nation’s Definition, University Park,
Pennsylvania State University ; NDIAYE, Pap. 2008. La Condition noire. Essai sur une minorité
française, Paris, Calmann-Lévy, p. 76-83.
5
Sur ces questions, nous renvoyons à VIDAL, Cécile. 2009. « Des marges au centre : l’esclavage
dans l’historiographie nord-américaine de la période coloniale », in VIDAL, Cécile et RUGGIU,
François-Joseph (dir.), Sociétés, colonisations et esclavages dans le monde atlantique.
Historiographie des sociétés américaines du XVIe au XIXe siècle, Rennes, Les Perséides, 2009, p.
191-241.
6
Cf. KOLCHIN, Peter. 1998. Une Institution très particulière. L’esclavage aux Etats-Unis, 16191877, Paris, Belin et CHAPLIN, Joyce. 2009 [2002]. « Race », in ARMITAGE, David et BRADDICK,
Michael (dir.). The British Atlantic World, 1500-1800, New York, Palgrave Macmillan, p. 154172.
7
Sur le rapport entre la notion de race et l’esclavage, Cf. JORDAN, Winthrop D. 1968. White Over
Black: American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812, Chapel Hill, NC, University of North
Carolina Press, et FREDRICKSON, George M. 1987 [1971]. The Black Image in the White Mind:
The Debate on Afro-American Character and Destiny, 1817-1914, Middletown, CT, Wesleyan
University Press.
9
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
primitive8. A de nombreux égards, la fondation de la jeune république
indépendante au tournant des XVIIIe et XIXe siècles fidèle à cette position ne
permettant qu’une libération très progressive des esclaves dans les Etats du
Nord du pays, et pas dans ceux du Sud.
Au XIXe siècle, dans le cadre de l’interdiction de la traite atlantique en
1808 et de la montée en puissance des mouvements abolitionnistes des deux
côtés de l’Atlantique, ce discours différentialiste a cherché à légitimer, par le
recours soi-disant scientifique à la biologie naissante, le bien fondé de
l’esclavage. Puis, après de la défaite du Sud dans la Guerre civile (1861-65),
l’abolition de l’esclavage et l’émancipation politique des Africains-Américains
par les 13e, 14e et 15e Amendements à la Constitution entre 1865 et 1870, ce
discours a essentiellement servi à justifier la relégation politique et sociale des
anciens esclaves, codifiée dans le Sud des Etats-Unis par les lois Jim Crow
institutionnalisant la séparation stricte entre « blancs » et « noirs » dans tous les
domaines de la vie sociale et l’exclusion de ces derniers de la vie civique9. La
naissance du Ku Klux Klan est historiquement liée à cette volonté de faire
respecter par la terreur la traditionnelle « suprématie blanche ». Ce n’est que
dans les années 1950 et 60, dans le sillage de la Grande Migration des
Africains-Américains vers les villes du Nord à partir des années 1910, de la
fierté raciale du « New Negro » promue par le nationalisme noir de Marcus
Garvey et la Harlem Renaissance des années 1920 et 30, du militantisme de
grandes organisations de défense des droits des Africains-Américains comme la
NAACP fondée par W. E. B. Du Bois, et surtout du Mouvement pour les droits
civiques mené sous le patronage de Martin Luther King Jr., que ce régime de
ségrégation raciale fut formellement aboli.
La construction sociale des « races » et la différenciation – toujours
confuse – entre « noirs » et « blancs » qu’elle permet structurent ainsi la
majeure part de l’histoire des Etats-Unis et l’ensemble des luttes politiques qu’y
ont menées les Africains-Américains jusqu’à aujourd’hui. Cette construction
sociale de la différence s’est historiquement opérée à travers un discours
intéressant à la fois le corps et l’esprit : l’inégalité entre « noirs » et « blancs »
serait censée se lire aussi bien en termes intellectuels que physiques.
8
Cf. KOLCHIN, Peter. Op. cit., p. 97-99, 119-120, 201-209. Cf. aussi FREDRICKSON, George M.
Op. cit., p. 43-64, 74-96.
9
Pour une présentation récente et en français de ces questions, cf. BARREYRE, Nicolas et SCHOR,
Paul. 2009. De l’émancipation à la ségrégation. Le Sud des Etats-Unis après la Guerre de
Sécession (1865-1896), Paris, CNED-PUF, chap. 4 et 5.
10
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
Dans son versant intellectuel, ce discours eut pour but de prouver
l’infériorité « naturelle » des « noirs » afin de leur dénier des droits égaux aux
« blancs » et ainsi légitimer leur oppression sociale et leur exclusion de la
communauté des citoyens. Ce discours s’est systématiquement radicalisé aux
moments où les avancées des droits des « noirs » menaçaient la domination
sociale et politique « blanche » : notamment dans la deuxième moitié du XIXe
pour contrer les abolitionnistes puis pour répondre à l’abolition de l’esclavage,
et au milieu du XXe siècle pour faire face à l’émancipation des AfricainsAméricains permise par la Cour Suprême et, sous la présidence de Lyndon B.
Johnson, par les grandes politiques fédérales connues sous le nom de « Grande
Société », assurant l’égalité d’accès à l’éducation (1954), à l’emploi et aux biens
publics (1964), au vote (1965).
Au XIXe siècle, les théories raciales sur l’intelligence eurent recourt à la
biologie et à la récupération des travaux du naturaliste britannique Charles
Darwin sur la genèse des différentes espèces animales10. Appliqués au genre
humain par l’ingénieur et philosophe britannique Herbert Spencer et par le
statisticien britannique et cousin de Darwin, Francis Galton, les concepts de
sélection naturelle et de lutte pour la vie (devenus « survie des plus aptes » sous
la plume de Spencer) furent au fondement du « darwinisme social » et de
l’« eugénisme » importés et développés aux Etats-Unis au tournant des XIXe et
XXe siècles11. A l’orée du XXe siècle, le discours raciste aux Etats-Unis portait
donc essentiellement sur la mesure des différences intellectuelles censées
« naturellement » résulter de l’adaptation diverse des « races » au monde
physique et social12. Le but affiché de l’analyse des aptitudes intellectuelles des
10
Cf. HOFSTADTER, Richard. 1972 [1944]. Social Darwinism in American Thought, Boston,
Beacon Press, p. 13-30 ; KELVES, Daniel J. 1986 [1985]. In the Name of Eugenics: Genetics and
the Uses of Human Heredity, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, p. 3-19 ;
DEGLER, Carl N. 1991. In Search of Human Nature: The Decline and Revival of Darwinism in
American Social Thought, New York et Oxford, Oxford University Press, p. 3-55.
11
Cf. HOFSTADTER, Richard. Op. cit., p. 51-84, et KELVES, Daniel J. Op. cit., p. 41-56. Sur le
darwinisme social, cf. BECQUEMONT, Daniel. 1996. « Darwinisme social », iIn TORT, Patrick
(dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, t. 1, Paris, PUF, p. 1108-1119. Sur
l’eugénisme, cf. BECQUEMONT, Daniel. « Eugénisme », in ibid., p. 1408-1419. Sur l’eugénisme
américain, son influence nationale et internationale (notamment dans l’Allemagne nazie) et sa
postérité, cf. KELVES, Daniel J. Op. cit., p. 57-69 ; TUCKER, William. 1994. The Science and
Politics of Social Research, Urbana, IL, University of Illinois Press, et 2002. The Funding of
Scientific Racism: Wickliffe Draper and the Pioneer Fund, Urbana, IL, University of Illinois
Press ; KÜLH, Stefan. 1994. The Nazi Connection: Eugenics, American Racism, and German
National Socialism, New York et Oxford, Oxford University Press ; BLACK, Edwin. 2003. War
Against the Weak : Eugenics and America’s Campaign to Create a Master Race, New York, Four
Walls Eight Windows.
12
Cf. GOULD, Stephen Jay. 1997 [1981]. La Mal-mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob.
11
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
groupes raciaux aux Etats-Unis était de préserver une « race blanche »
considérée comme menacée par l’émancipation des « noirs » et l’immigration
massive d’Européens du Sud et de l’Est à une époque où nativisme, darwinisme
social et eugénisme se développaient de concert13. Au travers de tests censés
mesurer le « quotient intellectuel », ou Q.I., il s’agissait de fournir des résultats
objectifs et précis sur lesquels s’appuyer pour mesurer scientifiquement
l’intelligence « innée » des individus et des groupes humains et, ainsi,
rationaliser l’exclusion des « noirs » de la vie civique et la réduction drastique
des flux migratoires14.
Mis en sourdine à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, de la lutte
contre le racisme institutionnalisé des régimes fascistes, et de l’effroi devant
leurs conséquences, l’eugénisme et le darwinisme social furent remplacés dans
le monde intellectuel occidental par le recours à l’environnement et à la culture
(donc à l’histoire) pour rendre compte des différences observables (qu’elles
soient mentales, comportementales, économiques, etc.) entre les groupes
humains15. Pourtant, une partie importante des anciens promoteurs de
13
Sur ces questions, cf. HIGHAM, John. 2004 [1955]. Strangers in the Land : Patterns of American
Nativism, 1860-1925, New Brunswick et Londres, Rutgers University Press, chap. 6 et 10 ;
MEHLER, Barry. 1988. A History of the American Eugenics Society, 1921-1940, thèse de doctorat,
Urbana,
IL,
University
of
Illinois,
chap.
5
et
6,
http://www.ferris.edu/HTMLS/staff/webpages/site.cfm?LinkID=248&eventID=34, consulté le 2
mars 2010 ; et les ouvrages déjà cités de Stephen Jay Gould, Richard Hofstadter, Daniel J.
Kelves, et Carl N. Degler.
14
Sur les tests de Q.I. et la réification, la quantification et la hiérarchisation de l’intelligence sur
lesquelles ils sont fondés, cf. GOULD, Stephen Jay. Op. cit., p. 51-61, chap. 4, 301-313, 358-362 ;
KAMIN, Leon J. ; LEWONTIN, Richard C. et ROSE, Steven. 1990 [1984]. Not in Our Genes:
Biology and Human Nature, Londres et New York, Penguin, chap. 5.
15
Cf. DEGLER, Carl N. Op. cit., notamment p. 187-211. A partir des années 1920, la culture est
devenue une alternative à l’explication des phénomènes sociaux par l’hérédité biologique,
commune depuis le milieu du XIXe siècle. Elle s’est imposée aux Etats-Unis entre les années
1940 et 1950. Pourtant, le retour du darwinisme et de la théorie de l’évolution dans la science
sociale américaine au milieu du XXe siècle ne fut pas d’abord le fait d’idéologues conservateurs,
mais cherchait à créer une « convergence » explicative globale entre sciences naturelles et
sciences sociales afin de concrétiser ce « rêve chéri » d’une « science de la nature humaine » (p.
316-317). Cette « convergence » reprenait le programme de recherche sur l’intérêt d’une histoire
naturelle de la culture humaine, exposé par Darwin dans La Filiation de l’homme et la sélection
liée au sexe (1871) et L’Expression des émotions chez l’Homme et les animaux (1872). Le recours
contemporain à la génétique pour l’explication des phénomènes sociaux (par exemple chez
Entine) se fonde toujours sur ce « rêve chéri ». Cf. infra, note 50. Pour un panorama scientifique
clair, rapide et complet sur cette question, cf. GAYON, Jean. 2003. « Évolution culturelle : le
spectre des possibles », in CHANGEUX, Jean-Pierre (dir.). Gènes et culture. Enveloppe génétique et
variabilité culturelle, Paris, Odile Jacob/Collège de France, p. 57-72.
12
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
l’eugénisme aux Etats-Unis restèrent en fonction dans le domaine universitaire
après 1945, notamment grâce au financement de fondations privées comme le
Pioneer Fund16. Et de façon symptomatique, le mode de compréhension racial
de l’intelligence et du comportement humain ne ressurgit sur la scène publique
dans ce pays qu’à la fin des années 1960 dans le contexte politique de la bataille
pour les droits civiques menée par la communauté africaine-américaine17.
Farouches opposants à ces politiques, certains auteurs comme Arthur Jensen
cherchèrent à montrer que les variations de résultats entre « blancs » et « noirs »
en termes de Q.I. seraient d’abord imputables à des facteurs génétiques18. Les
variables socio-économiques comme le revenu familial, le niveau d’études,
l’occupation professionnelle des parents, etc., n’entreraient que pour une part
mineure
dans
l’explication
des
écarts
entre
« blancs »
et
« noirs ». En conséquence de quoi les programmes d’aide sociale seraient
largement inutiles. La domination idéologique des conservateurs et néoconservateurs américains sur la scène publique dans les années 1980 et 90
permit un large développement de ce type d’analyses qui reçut un écho inouï
avec la publication en 1994 par Richard Herrnstein et Charles Murray de The
Bell Curve19. Cet épais volume entendait démontrer, chiffres et graphiques à
16
Cf. William TUCKER, The Funding of Scientific Racism, op. cit. ; MELHER, Barry. « In Genes
We Trust : When Science Bows to Racism ».
http://www.ferris.edu/HTMLS/staff/webpages/site.cfm?LinkID=326&eventID=34, consulté le 2
mars 2010, et « Foundation for Fascism: The New Eugenics Movement in the United States »,
http://www.ferris.edu/HTMLS/staff/webpages/site.cfm?linkID=323&eventID=34, consulté le 2
mars 2010 ; KÜLH, Stefan. Op. cit., p. 5-10, 106. Certains membres du Pioneer Fund, comme J.
Philippe Rushton et Arthur Jensen, sont explicitement proches des théories développées dans
Taboo.
17
Pour comprendre le contexte intellectuel des années 1950 et 60 marqué par la critique du
libéralisme politique et l’émergence du néo-conservatisme, cf. COPPOLANI, Antoine. 1999. « La
résistible évolution du libéralisme américain : du consensus libéral au mouvement néoconservateur », in FRÉCHET, Hélène (dir.). La Démocratie aux Etats-Unis et en Europe, 19181989, Paris, Editions du Temps, notamment p. 243-249.
18
A la fin des années 1960, c’est un article extrêmement controversé d’Arthur Jensen qui fut à
l’origine de cette reviviscence de la compréhension biologique de l’intelligence et du
comportement : JENSEN, Arthur. 1969. « How Much Can We Boost IQ and Scholastic
Achievement? », Harvard Educational Review, vol. 39, p. 1-123. Cf. aussi, HERRNSTEIN, Richard
J. 1961. « I.Q. », Atlantic Monthly, September, p. 43-64.
19
HERRNSTEIN, Richard J. et MURRAY, Charles. 1994. The Bell Curve: Intelligence and Class
Structure in American Life, New York, Free Press. Pour une critique scientifique du livre et une
mise en contexte de l’énorme controverse soulevée par sa publication, cf. WELCH, Kimberly C.
2002. « The Bell Curve and the Politics of Negrophobia », in FISH, Jefferson M. (dir.). Race and
Intelligence: Separating Science from Myth, Mahwah, NJ, Lawrence Erlbaum Associates, p. 177198. Cf. aussi JAY GOULD, Stephen. « Critique de The Bell Curve », in JAY GOULD, Stephen. Op.
cit., p. 379-406, et FASSIN, Eric. 1997. « Discours sur l’inégalité des races. The Bell Curve :
13
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
l’appui, l’inégalité « naturelle » des aptitudes intellectuelles entre les « races »,
et donc les différences comportementales « naturelles » entre elles : en
moyenne, les « noirs » seraient moins intelligents que les « blancs » et se
comporteraient comme tels. Les auteurs expliquaient ainsi « rationnellement »
les « pathologies sociales » de cette « sous-classe intellectuelle » (cognitive
underclass) : pauvreté, criminalité, échec scolaire, taux élevé de chômage, de
dépendance à l’aide sociale, de divorces, de familles monoparentales, manque
d’implication citoyenne, etc.20 Pour Murray et Herrnstein, puisque la loi est
censée avoir aboli les discriminations raciales depuis les années 1960, les
inégalités économiques actuelles ne feraient que refléter « naturellement » les
inégalités intellectuelles et comportementales entre les « races ». Suivant cette
logique, Richard Lynn a par exemple étendu les conclusions de The Bell Curve
aux peuples du monde entier en proposant un classement des nations selon leurs
résultats à des tests de Q.I. : logiquement, les pays les moins riches seraient
aussi ceux dont la population serait la moins intelligente21.
Le but avoué de cette mouvance intellectuelle est de prouver que la notion
de « race » est centrale pour comprendre les différences entre les groupes
humains. L’argument est le suivant : les différences observables entre groupes
humains prouveraient l’existence « naturelle » des « races », « races » qui en
retour rendraient compte de ces différences. Pour tautologique qu’il soit, cet
argument fonctionne comme une attaque frontale contre ce qui apparaît à ces
penseurs comme une ineptie régulièrement attaquée dans leurs écrits : la phrase
polémique savante, rhétorique raciale et politique publique », Hérodote, vol. 85, n°2, p. 34-61.
Pour une rapide généalogie intellectuelle du livre et ses rapports à la fondation raciste Pioneer
Fund et à la revue Mankind Quarterly avec lesquels travaillent Jensen, Rushton, et Lynn, cf.
MARKS, Jonathan. 2005. « Anthropology and The Bell Curve », in BESTEMAN, Catherine et
GUSTERSON, Hugh (dir.). 2005. Why America’s Top Pundits are Wrong : Anthropologists Talk
Back, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, notamment p. 209-214.
20
Sur l’apparition et l’usage scientifique et médiatique du terme underclass dans le contexte des
années 1970-1980, cf. WACQUANT, Loïc. 1996. « L’underclass urbaine dans l’imaginaire social et
scientifique américain », in PAUGAM, Serge (dir.), L’Exclusion : l’état des savoirs, Paris, La
Découverte, p. 248-262.
21
Cf. LYNN, Richard (avec Tatu Vanhanen). 2002. IQ and the Wealth of Nations, Westport, CT,
Praeger Publishers ; LYNN, Richard (avec Tatu Vanhanen). 2006. IQ and Global Inequality,
Augusta, GA, Washington Summit Publishers ; LYNN, Richard. 2008. The Global Bell Curve:
Race, IQ, and Inequality Worldwide, Augusta, GA, Washington Summit Publishers. Washington
Summit Publishers est une maison d’édition bien connue pour ses liens intellectuels avec la
pensée raciale d’extrême droite.
14
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
de la Déclaration d’indépendance de 1776 selon laquelle « tous les hommes ont
été créés égaux »22.
Bien que ses arguments soient restés fondamentalement les mêmes depuis
le XIXe siècle, les techniques argumentatives de cette tradition intellectuelle se
sont raffinées en ayant aujourd’hui prioritairement recourt, pour démontrer les
inégales aptitudes intellectuelles des « races » humaines, à la génétique des
populations et à l’interprétation des résultats encore partiels de l’immense
entreprise de décodage du génome humain23. L’ascendance génétique des
populations expliquerait non seulement les caractéristiques du corps, mais
surtout les différences intellectuelles et comportementales entre individus et
groupes24. Sous les apparences de la science et par l’intermédiaire d’une
utilisation médiatique de la provocation, ce champ de recherches fécond produit
aujourd’hui de nombreux ouvrages tous plus scandaleux les uns que les autres,
et donc rentables sur le marché de l’édition.
L’intelligence n’a pas été le seul terrain de recherche des études sur les
différences raciales aux Etats-Unis. De longue date, les caractéristiques du corps
et les aptitudes physiques qu’elles sont censées prédirent furent également
passées au crible de l’observation savante25. Dans son versant physique, ce
22
Cette attaque prend ses racines dans la pensée raciale du XIXe siècle : cf. FREDRICKSON, George
M. Op. cit., p. 82-83, 89-90 ; STANTON, William R. 1960. The Leopard’s Spots: Scientific
Attitudes Toward Race in America, 1815-1859, Chicago, University of Chicago Press, p. 2-3, 5658 ; HALLER, John S. Jr. 1971. Outcasts from Evolution: Scientific Attitudes of Racial Inferiority,
1859-1900, Urbana, IL, University of Illinois Press, p. 74 et 85 Cf. aussi, ENTINE, Jon. Taboo, op.
cit., p. 212.
23
Sur les liens historiques entre eugénisme et génétique (qui furent longtemps synonymes aux
Etats-Unis), l’abandon progressif de la première appellation au profit de la seconde après 1945 et
la réhabilitation des eugénistes raciaux allemands et américains dans des disciplines comme la
génétique, l’anthropologie et la psychologie après 1945, cf. BLACK, Edwin. Op. cit., chap. 20, et
KÜLH, Stefan. Op. cit., p. 4, 100-106, note 19 p. 109.
24
Pour Murray, la rapidité de la recherche en biologie cérébrale va, « d’ici la fin du XXIe siècle »,
permettre de comprendre comment la « nature humaine » est à l’origine de nos comportements et
institutions, et donc permettre d’expliquer génétiquement la différence entre noirs et blancs,
Anglais et Français, Suédois ayant un emploi et Suédois au chômage, chrétiens pratiquants et
non-pratiquants, collectionneurs de timbres et randonneurs (cf. « Deeper Into the Brain »,
National Review, 24 janvier 2000), entre avocats et ingénieurs, épiscopaliens et baptistes, vivacité
italienne et flegme écossais (cf. 2005. « The Inequality Taboo », Commentary, vol. 120, n°2, p.
17). Ces positions (déjà typiques de la science raciale du XIXe siècle, cf. HALLER, John S. Jr. Op.
cit., p. 119-120, 151) sont des exemples extrêmes de ce « rêve chéri » de trouver un jour une
« nature humaine ». Cf supra, note 15.
25
Pour un aperçu des représentations que se faisaient déjà les Européens de la « nature » physique
des « noirs » pendant la période coloniale, cf. JORDAN, Winthrop D. Op. cit., chap. 6. Pour un
aperçu de la représentation bestiale du corps et du caractère « noirs » dans la pensée scientifique
15
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
discours de la différence a historiquement eu pour but de prouver l’adaptation
du « corps noir » à la pénibilité du travail forcé dans les plantations : résistance
à la tâche, absence de souffrance, dureté du squelette, face proche du singe, etc.
(Caractères ambivalents, pouvant être considérés comme positifs, et donc
contrebalancés par les clichés sur la nonchalance, la paresse, la faible résistance
aux maladies, etc., des Africains-Américains.) La création de ces caractères
physiques permettait d’y voir une confirmation de l’arriération intellectuelle des
Africains et de leurs descendants selon les idées très largement répandues à
l’époque sur les correspondances entre physique et mental26. Ces idées avaient
toutes en commun une naturalisation des comportements humains dont
l’explication ultime devait se trouver dans les déterminations biologiques
inscrites au plus profond du corps de l’individu : le mental ne serait que le reflet
du biologique. D’autre part, cette nature biologique innée ne saurait être
susceptible de modifications : l’être biologique de l’individu et de sa « race » (et
donc leurs comportements) seraient immuables27.
Entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècles, dans le cadre d’une
ségrégation raciale institutionnalisée, ce modèle explicatif fut utilisé aux EtatsUnis pour rendre compte des succès grandissants des Africains-Américains sur
les terrains de sport. La mesure des corps devint alors une affaire de
préoccupation nationale : comment comprendre que des êtres « inférieurs » aux
« blancs » (notamment dans leur version nordique) puissent être meilleurs sur le
terrain de jeu ? Question d’autant plus problématique que, jusqu’à la fin du
XIXe siècle, les Africains-Américains étaient considérés comme foncièrement
inaptes au sport pour des raisons à la fois physiques (faible capacité pulmonaire,
manque d’endurance, de coordination, etc.) et mentales (absence de
et populaire américaine du XIXe siècle, cf. FREDRICKSON, George M. Op. cit., p. 275-282, et
HALLER, John S. Jr., op. cit., p. 34-39, 49-56, 92, 115.
26
Cf. par exemple, HALLER, John S. Jr., op. cit., p. 9-11, et FREDRICKSON, George M. Op. cit., p.
49-50. Aux XIXe et XXe siècles, toutes les parties du corps, et pas seulement le crâne, seront
utilisées pour démontrer la correspondance entre caractères anatomiques et physiologiques d’une
part, et caractères intellectuels et comportementaux d’autre part, dans le but de prouver
l’infériorité « naturelle » des non-Européens, des femmes et des pauvres notamment. Sur les
rapports entre race, genre et classe dans l’anthropologie physique naissante du XVIIIe siècle, cf.
SCHIEBINGER, Londa. 1990. « The Anatomy of Difference: Race and Sex in Eighteenth-Century
Science », Eighteen Century Studies, vol. 23, n°4, p. 387-405.
27
Sur le réductionnisme et le déterminisme au fondement de cette pensée et son évolution jusqu’à
la génétique contemporaine, cf. KAMIN, Leon J. ; LEWONTIN, Richard C. et ROSE, Steven. Op. cit.,
p. 5-6 et chap. 2. Mode de pensée que Gould qualifie à juste titre de « théorie des limites » (JAY
GOULD, Stephen. Op. cit., p. 60 et 190).
16
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
« caractère », de courage, nonchalance, paresse, manque de sens tactique, etc.)28
Les « noirs » n’étaient pas considérés comme capables de communier aux
valeurs du sport, cette activité socialement positive qui permettait la promotion
– de façon parfois contradictoire – du corps et de l’esprit, de la virilité
masculine et de la moralité chrétienne29.
C’est donc par l’étude « scientifique » du « corps noir » qu’est passée la
rationalisation biologique des succès sportifs africains-américains. A partir de la
fin des années 1920, une trentaine d’enquêtes doublées de tests de laboratoire
furent réalisées afin de mesurer les caractéristiques corporelles des « noirs » et
d’expliquer leur particularisme supposé30. Le futur quadruple médaillé d’or aux
Jeux Olympiques de Berlin en 1936, Jesse Owens, fut ainsi examiné en détail
par W. Montague Cobb, le spécialiste africain-américain d’anthropologie
physique à l’université Howard31. Même si les résultats de sa célèbre étude
réfutaient l’idée selon laquelle l’anatomie des « noirs » serait la cause leurs
succès dans les épreuves de course et de saut (à l’été 1936, Owens avait
remporté le 100 m, 200 m, relais 4 x 100 m, et le saut en longueur des J.O. de
Berlin), sa voix resta isolée tant les autres études soit confirmèrent des préjugés
séculaires en insistant sur les différences suggérant que l’anatomie et la
physiologie du corps des Africains et de leurs descendants seraient un atout
essentiel à l’origine de leurs performances, soit furent déformées par la presse.
Peu à peu s’est ainsi imposée l’idée qu’il existerait un « phénotype sportif noir »
parfaitement adapté à l’exercice physique : doté de hanches et d’une taille
28
Sur ces questions, cf. FREDRICKSON, George M. Op. cit. ; HALLER, John S. Op. cit. ;
HOBERMAN, John. 1997. Darwin’s Athlete : How Sport Has Damaged Black America and
Preserved the Myth of Race, Boston et New York, Houghton Mifflin, chap. 11.
29
Sur ces questions, cf. par exemple, CAVALLO, Dominick. 1981. Muscles and Morals :
Organized Playgrounds and Urban Reform, 1880-1920, Philadelphia, University of Pennsylvania
Press, et PUTNEY, Clifford. 2001. Muscular Christianity: Manhood and Sports in Protestant
America, 1880-1920, Cambridge, MA, Harvard University Press.
30
Sur ces enquêtes, cf. SAILES, Gary A. 1991. « The Myth of Black Sports Supremacy », Journal
of Black Studies, vol. 21, n°4, p. 480-487 ; MILLER, Patrick B. 1998. « The Anatomy of Scientific
Racism : Racialist Responses to Black Athletic Achievement », Journal of Sport History, vol. 25,
n°1, p. 119-151 ; WIGGINS, David K. « “Great Speed but Little Stamina”: The Historical Debate
over Black Athletic Superiority », in POPE, Steven W. (dir.), op. cit., p. 312-338 ; HOBERMAN,
John. Op. cit. ; DYRESON, Mark. 2008. « American Ideas About Race and Olympic Races in the
Era of Jesse Owens: Shattering Myths or Reinforcing Scientific Racism? », International Journal
of the History of Sport, vol. 25, n°2, p. 247-267 ; SACCO, Francesca et GREMION, Gérald. 2001.
« Le mythe de l’“avantage génétique” des sportifs africains », Schweizerische Zeitschrift für
« Sportmedizin und Sporttraumatologie », vol. 49, n°4, p. 149-152.
31
Cf. COBB, W. Montague. 1936. « Race and Runners », The Journal of Health and Physical
Education, vol. 7, p. 3-7, 52-56. Sur Cobb, son étude et son ambiguïté face à la question raciale,
cf. DYRESON, Mark. Art. cit., p. 250-251, et HOBERMAN, John. Op. cit., p. 166-168.
17
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
étroites, de longs membres, de grosses cuisses, de ligaments souples et de
muscles élastiques, de gros orteils divergents et de talons saillants, d’une
ossature dense, de tissus adipeux fins, etc., le « noir » serait, sur un terrain de
sport, un adversaire littéralement hors-normes et donc un compétiteur hors-pair
pour un « blanc ». Les « noirs » auraient ainsi des « aptitudes athlétiques »
spécifiques permettant des performances exceptionnelles. Ces enquêtes
passaient évidemment sous silence les contre-performances des sportifs
« noirs » qui venaient contredire leurs données et surtout n’expliquaient jamais
le bien-fondé de la généralisation des résultats sportifs de quelques athlètes
africains-américains à l’ensemble de la population africaine-américaine, ni le
passage problématique de la notion de performance à celle d’aptitude.
Quoi qu’il en soit, au cours du XXe siècle ces résultats furent popularisés
par la presse et les activistes africains-américains des années 1960 et 70 qui
participèrent largement au renversement du préjugé négatif sur l’absence
d’« aptitude » des « noirs » pour le sport et à la naturalisation de leurs succès32.
Le nouveau préjugé pouvait désormais se lire ainsi : les « noirs » sont
naturellement doués pour l’activité physique et, précisément, n’ont strictement
aucun mérite à cela. Leurs avantages anatomiques et physiologiques en feraient
des sportifs-nés. Travail, courage, persévérance seraient autant de vertus
étrangères au sportif « noir » doté d’une force animale innée33. Parallèlement à
cette force animale, le « noir » aurait le « rythme dans la peau ». La danse,
certains sports comme le basket-ball, et la musique d’improvisation comme le
jazz, seraient donc typiques des « noirs »34. Jusqu’à aujourd’hui, les
32
Sur ce renversement du préjugé et les thèses des articles de presse que récapitule Taboo, cf.
HOBERMAN, John. Op. cit., chap. 11 et 13 ; WIGGINS, David K. Art. cit. ; DYRESON, Mark. Art. cit.
33
Sur l’étude de ce discours, cf. entre autres, BASS, Amy. 2002. Not the Triumph But the
Struggle: The 1968 Olympics Games and the Making of the Black Athlete, Minneapolis,
University of Minnesota Press, p. 325-348 ; HARPALANI, Vinay. 1998. « The Athletic Dominance
of African Americans – Is There a Genetic Basis? », in SAILES, Gary A. (dir.). African Americans
in Sports : Contemporary Themes, New Brunswick, Transaction Publishers, p. 103-120 ;
HOBERMAN, John. Op. cit., chap. 10-16 ; MILLER, Patrick B. Art. cit. ; WIGGINS, David K. Art. cit.
Sur la traduction journalistique de ces clichés, cf. par exemple, KANE, Martin. 1971. « An
Assessment of “Black is Best” », Sports Illustrated, 18 janvier ; KANE, Martin. 1977. « The Black
Dominance », Time, 9 mai ; PRICE, S. L. 1997. « Is It in the Genes? », Sports Illustrated, 8
décembre.
34
Pour la danse, cf. par exemple, MILLER, Patrick B. Art. cit., p. 119-120. Pour le basket-ball et le
jazz, cf. GEORGE, Nelson. 1999 [1992]. Elevating the Game: Black Men and Basketball, Lincoln,
NE, University of Nebraska Press/Bison Books.
18
Revue Sciences sociales et sport n°3 – Juin 2010
vulgarisateurs les plus conservateurs de cette pseudo-science, comme Dinesh
D’Souza, purent ainsi faire mine de se demander :
« Pourquoi des groupes avec une couleur de peau, une forme de crâne, et
d’autres caractéristiques visibles différentes devraient-ils s’avérer
identiques sur le plan de leur capacité intellectuelle ou de leur capacité à
bâtir une civilisation avancée ? Si les noirs ont certaines aptitudes
héritées, telles que la prise de décision improvisée, cela pourrait expliquer
pourquoi ils prédominent dans certaines disciplines comme le jazz, le rap,
et le basket-ball, et pas dans d’autres comme la musique classique, les
échecs, et l’astronomie »35.
Relativement courant aux Etats-Unis, ce type de texte est représentatif de
la diffusion des clichés racistes les plus anciens : « noirs » = nature, inné, corps,
instinct, etc. ; « blancs » = culture, acquis, esprit, réflexion, etc.
Ce débat sur les origines de la « supériorité athlétique noire » et, en
général, sur les caractéristiques corporelles et intellectuelles des Africains et de
leurs descendants, est un « débat sans fin »36. Il se poursuit depuis la fin du
XIXe siècle et n’est pas prêt de s’interrompre : même certains historiens et
sociologues, notamment africains-américains37, dont les recherches ont
clairement montré que la domination sociale des « blancs » sur les « noirs » et le
contrôle socio-politique qui en résulte sont au fondement de l’existence de ce
débat sur les « aptitudes naturelles des races », plaident pour un
approfondissement des recherches biologiques sur les supposés avantages
physiques des « noirs ».
Le livre de Jon Entine s’inscrit donc dans cette double histoire du
discours de la différence physique et intellectuelle entre « noirs » et « blancs ».
Bien plus, il a consciemment recourt à l’étude du corps afin de prouver ces
supposées différences raciales en évitant les controverses sur le Q.I. des
35
D’SOUZA, Dinesh. 1995. The End of Racism: Principles for a Multiracial Society, New York,
The Free Press, p. 440-441. Ce passage est tiré du chapitre intitulé « Ce que contiennent nos
chromosomes » et du sous-chapitre « Les hommes blancs ne savent pas courir ». Il est cité
favorablement par Entine dans Taboo (p. 245). D’Souza a été John M. Olin Fellow à l’AEI. Pour
un florilège de ce genre de propos, cf., de SAILER, Steven. 1996. « Great Black Hopes », National
Review, 12 août, http://www.isteve.com/blackath.htm, consulté le 2 mars 2010, et SAILER, Steven.
1999. « Elegy for MJ », National Post (Canada), 14 janvier, http://www.isteve.com/mjelegy.htm,
consulté le 2 mars 2010.
36
WIGGINS, David K. Art. cit., p. 330 sq.
37
Cf. SAILES, Gary A. Art. cit., p. 484-485 ; SMITH, Earl. Avant-propos à Taboo, op. cit., p. vii-ix.
Cf. aussi WIGGINS, David K. Art. cit., p. 334.
19
« Un laboratoire parfait » ? Sport, race et génétique :
le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis
« races » humaines. Et, bien que les critiquant apparemment de bonne foi dans
certains chapitres, Taboo puise une grande partie de ses références
intellectuelles dans la pensée raciale étudiée précédemment38. En effet, Entine a
reçu l’aide très importante du journaliste Steven Sailer pour la rédaction de
Taboo. Steven Sailer, qui vulgarise des théories de pseudo-science raciale sur
ses blogs, travaille pour le site ultra-conservateur VDare.com. Il est aussi le
fondateur du think tank eugéniste Human Biodiversity Institute (HBd) qui
« consiste en un mélange d’experts, à la fois restreint, réservé à l’élite et
éclectique, issus du monde scientifique, intellectuel et politique et qui discutent
avec courtoisie des implications de la biodiversité humaine (i.e., « des
différences de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc. », et de leurs
« connections avec quelques unes des grandes questions sociales de notre
temps » allant « de l’éducation des enfants aux classements de médailles
olympiques, des droits des homosexuels à la paléo-anthropologie, des mariages
interraciaux aux prospectives pour le parti Républicain »39). Sailer, ne pouvant
lui-même mener à bien le livre qu’il projetait d’écrire sur le même sujet, affirme
avoir aidé Jon Entine pour la rédaction de Taboo40. Entine ne le nie pas, cite
Sailer, et le considère même comme sa « lumière phare » (p. 344). A la lecture
de Taboo, des articles de Jon Entine et ceux de Steven Sailer, on peut affirmer
que ce dernier fut une source d’information essentielle pour Entine. Taboo est
ainsi en grande partie une orchestration des théories de Sailer et des membres
du Human Biodiversity Institute.
38
Cf. ENTINE, Jon. Taboo, op. cit., chap. 6, 9, 12, et GIL-WHITE, Francisco. 2004. « Resurrecting
Racism: The Current Attack on Black People Using Phony Science », Historical and Investigative
Research, chap. 10 et 11, http : //www. hirhome. com/rr/rrcontents. htm, consulté le 2 mars 2010.
39
John DERBYSHIRE. 2009. « Citizenism, Inconvenient Truths, & Examined Life », 10 mars,
http://www.johnderbyshire.com/Opinions/HumanSciences/sailerism.html, consulté le 2 mars
2010. Le Human Biodiversity Institute est en réalité un forum de discussion Internet fondé sur une
liste de diffusion hébergée par Yahoo ! Groups toujours active aujourd’hui et regroupant, lors de
sa création en 1999, environ 80 personnes venues de différents horizons, parmi lesquelles des
journalistes comme Jon Entine, Amby Burfoot, John Derbyshire, Peter Brimelow, et des
universitaires comme Charles Murray, J. Philippe Rushton, Vincent Sarich, Gregory Cochran,
Henry Harpending, Frank Miele. Sur l’eugénisme militant de Sailer, cf. le discours qu’il donna au
think tank conservateur Hudson Institute pour la venue de Margaret Thatcher le 11 décembre
1999 (« The Genetic Revolution : From Marx to Darwin to Galton »,
http://www.isteve.com/Thatcher-Speech-Text.htm, consulté le 2 mars 2010). Dans Taboo, Entine
qualifie le HBd « d’incroyablement perspicace » (p. 344).
40
Cf. http://www.isteve.com/, http://isteve.blogspot.com/ http://www.vdare.com/sailer/index.htm.
SAILER, Steven. 1997. « The Words Don’t Match the Pictures: Why the Polite Lies We Tell about
Race and Sex Are Undermined by What We See on ESPN », National Review Online, 27 août,
http://www.isteve.com/WordsDontMatchPictures. htm, consulté le 2 mars 2010.
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