Contre vents et marées, ils tiennent la barre de la criée

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Contre vents et marées, ils tiennent la barre de la criée
Erquy
Ouest-France
Mercredi 4 mars 2015
Contre vents et marées, ils tiennent la barre de la criée
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Saint-Jacques
Erquy est la capitale réputée de la coquille
Saint-Jacques, comme
Saint-Quay-Portrieux et d’autres villes portuaires françaises. Un
tiers des 4 000 habitants de la station vit, directement ou indirectement, de l’économie de la pêche.
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Premier volet d’une série de trois
parutions consacrées à la vie de la
criée.
Reportage
Mardi, 18 h 30. Blotti dans la froide
nuit de février, le port grouille de vie.
Les trois camions, arrivés de Roscoff
à 13 h, sont presque déchargés. La
pêche a été bonne au large de l’île
d’Ouessant. Les trois hauturiers de
l’armement Porcher, Fétis, Miraceti,
Nausicaé, ont dévoré 42 tonnes de
poisson. Les côtiers, eux, en ont avalé 3 tonnes.
Du dimanche au jeudi, la partition
est jouée sur toutes les notes. Les
hauturiers livrent le même jour toute
l’année. « C’est la meilleure organisation pour la criée et l’armement »,
observe Gilbert Abault, responsable
d’exploitation de la criée. L’équipe du
soir, composée de neuf personnes
sur la trentaine de salariés, est déjà à
pied d’œuvre. C’est la valse des bacs
glacés de poissons.
18 h 50. Habillés de cottes bleu
et rouge et armés de gants, les employés déglacent la seiche. Ça éclabousse. « C’est une espèce simple
mais elle demande de la manutention. » La tâche est répétitive. Ce n’est
que le début d’une longue chaîne, où
tous sont polyvalents. « C’est notre
maître-mot ! »
Dans cette ruche ouverte 24
heures sur 24 et entièrement masculine, travaillent aussi des intérimaires
comme Audric, bonnet rouge vissé
sur la tête, présent depuis trois ans.
Une vingtaine de poissons sont répertoriés sur la liste du jour. Ils sont
mélangés. Il faut les trier. Dans les
bacs tout venant, il faut tout revoir. Le
poisson réapparaît sur le tapis.
Un coup d’œil
19 h 15. Les agents se positionnent
naturellement à leurs postes. Certains s’orientent vers le poisson fin.
Bar, sole… Le quatuor donne le ton.
Entre deux coups de fourchette
Dans les mains expertes des agents, les poissons glissent…
Espèce, taille, qualité, présentation.
Trier demande de la connaissance,
du professionnalisme et un véritable
« coup d’œil suffit pour la qualité »,
résume Gilbert, expert en la matière.
À 55 ans, il a gravi tous les postes.
Un bon trieur doit connaître une cinquantaine de variétés de poissons.
Cinq tailles pour la lotte par exemple.
« Il faut du temps, beaucoup. On
voit la qualité du poisson dans ses
yeux. » Fredo palettise la cargaison du camion. Les poissons filent
comme des anguilles entre les cinq
doigts des jongleurs. La balance sert
à enlever un petit doute. « À 10 g
près, ça compte pour le poisson de
valeur… » 10 tonnes de merlan. Il faut
que ça dépote.
19 h 30. La brise est fraîche. Les
mouettes se mettent à l’abri, près de
la criée. Les gourmandes viennent
savourer les tentacules des seiches.
En moyenne, un agent trie 390 kg
de poissons par heure. La phrase revient dans toutes les bouches : « On
sait quand on commence mais ja-
mais quand on finit ! »
19 h 45. La pesée des espèces est
un travail de pro. Le catalogue de
la vente du lendemain vient de la
pesée. Le cariste arrive. Jonathan,
26 ans, calibre la lotte. Au bout de
huit ans, il ne doute plus que sur 20
ou 30 g.
20 h 10. Deux jeunes matelots du
Siroco traversent la criée. C’est le
chassé-croisé des pêcheurs et des
gens de la mer.
Une course perpétuelle
20 h 30. Un 2e bateau, le Mustang,
débarque. Un tiers de la chambre
froide est rempli. Tous les lots pesés ont leur étiquette. Audric slalome
avec son fenwick. La température ne
dépasse pas les 8°. Le sol est humide.
20 h 45. Laurine, 17 ans, la fille
de Gilbert, attend son père après
un cours de code. « Oui, il passe
du temps à la criée. Il parle de son
métier avec passion. Je connais
bien ses collègues ! » L’heure de la
pause arrive. Choc thermique. Le téléphone sonne. « C’est sans doute
un mareyeur », suppose Gilbert. Sur
le message vocal, il prend connaissance des quantités et des poissons
en vente le lendemain. C’est une
course contre le temps. Sans cesse.
21 h. C’est le repos du guerrier.
C’est la queue devant les fourneaux.
Une pizza sort du micro-ondes, Mika,
chef d’équipe, prépare son omelette et ses nouilles chinoises. « On
règle beaucoup de problèmes au
casse-croûte », confie Gilbert. Pour
Maxime, c’est poulet et petits pois.
On découvre des histoires de famille.
Jonathan est là, mais aussi son oncle
Fredo et ses deux cousins, Erwan et
Stéphane.
22 h. C’est l’heure de rempiler.
Mercredi, 1 h 10. Pause. L’équipe
de jour prendra le relais vers 5 h.
C’est l’avant-dernier jour de la semaine…
Mika : « Le plus pénible, c’est le décalage des horaires au niveau familial. On dort de 8 h à 15 h, quand les
autres travaillent, voire jusqu’à 17 h.
Une fois, David, un collègue, a dormi 28 heures d’affilée ! On aime ce
qu’on fait, sinon on ne serait pas
là. Je travaille ici depuis douze ans.
J’étais dans le bâtiment. J’ai fait une
saison et je suis resté. La première
nuit, ça fait mal, même si on a une
bonne ossature. »
La télé distille les nouvelles du
jour. « Il faut se tenir au courant de
la vie. La pause, c’est le moment où
on passe les coups de fil à nos fa-
milles. » Sinon, lors des semaines de
travail du dimanche au jeudi, on peut
vite être « coupé du monde ».
Audric : « Il faut avoir la niaque et
être fort psychologiquement. »
Gilbert : « C’est une criée à part. Il y
a quelque chose à Erquy. On devient
vite accro au milieu de la mer. Il y a un
bel avenir pour la pêche. Une génération arrive. On voit toutes sortes de
jeunes, des intellos, des manuels…
Un hauturier signifie deux ou trois
emplois en plus à la criée. Les liens
sont solides entre nous. Si on avait
un dé à coudre rempli de vin à diviser
par 30, on le ferait ! »
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Au classement des criées françaises, Erquy est à la 4e
place, derrière Boulogne-sur-Mer, Lorient et Le Guilvinec.
L’an dernier, 12 516 tonnes de produits de la mer y ont été
Textes : Soizic QUÉRO. vendues, pour 31,5 M €. Quinze hauturiers de l’armement PorPhotos : Pascal LE COZ. cher et une quarantaine de bateaux côtiers y sont rattachés.
Petit à petit, la criée se relooke, s’agrandit et s’embellit…
Petit retour sur l’histoire de la criée, de la vente à l’extérieur sur les quais à la fin
des années 1970, en passant par la construction en 1982…
Il était une fois la criée
Elle n’a que 38 ans. La criée est née
en 1977. Elle affichait « un visage artisanal », résume simplement Gilbert
Abault, responsable d’exploitation du
site.
« On a commencé dans une cabane qui ressemblait à une cabine
de bateau ! » La vente se pratiquait…
à ciel ouvert. « En 1979, on vendait
dehors sur palettes », se souvient
Patrick Macé, patron des criées du
département. Tout était manuel. « Par
tous les temps, le crieur dirigeait
la vente des acheteurs. Le suiveur
marquait à la craie sur une ardoise,
le nom du vendeur, le poids… Rien
n’était informatisé. C’était une autre
époque », se rappelle Gilbert Abault.
Les premiers temps, les femmes de
pêcheurs n’hésitaient pas à venir jeter un coup d’œil sur les prix, pour
tout vérifier. Rien ne devait échapper
à leur sagacité.
Au départ, la coquille était le seul
produit vendu. D’autres poissons
arrivent progressivement au début
des années 1980. Les praires débarquent en grosses quantités. « Avec
des jours à 40 tonnes de praires !
Aujourd’hui, une tonne, c’est beaucoup. La praire et la coquille d’Erquy sont toujours renommées »,
constate Patrick Macé.
En 1982, le petit chalet en bois
laisse place à la criée, dont la
construction débute. Erquy devient
alors une criée d’importance dans
les Côtes-d’Armor. Chaque jour, les
ventes s’enchaînent. Au fil des ans, le
site est mis aux normes, se modernise et s’informatise. Aujourd’hui, on
parle de la criée des Côtes-d’Armor,
composée d’Erquy et Saint-QuayPortrieux.
Là, tout au bout de la criée, la grue
surplombe le port. L’heure des travaux a sonné à l’arrivée de l’hiver, en
décembre.
En 2015, on voit grand sur ce petit bout de terre réginéen, lové au
bout de la falaise. Une extension
de 450 m2 est en train de sortir de
terre. Cet agrandissement est dans la
continuité des évolutions de la criée.
Question de place aussi. « Certains
jours, nous pouvons avoir jusqu’à
40 tonnes de coquilles et 80 tonnes
de poissons. Il peut arriver que des
produits restent brièvement dehors
pour l’enlèvement, souligne Patrick
Macé, à la tête des criées costarmoricaines. Après ces travaux, tout restera à l’intérieur. » En améliorant les
conditions de stockage, l’idée est
aussi de diminuer la manutention et
de faciliter le travail des petites mains
de la criée.
C’est inscrit dans l’ADN de la criée.
Depuis sa naissance, des grands tra-
Depuis décembre, les travaux ont commencé à la criée. Rendez-vous en 2016 pour découvrir le visage final
du site remodelé.
vaux ont lieu tous les cinq-six ans.
Au rez-de-chaussée, cet agrandissement sera dédié à l’exploitation des
produits de la mer. À l’étage, place
au tourisme. Un local à vocation touristique et pédagogique amènera les
visiteurs à découvrir le monde de la
pêche. Déjà, des visites sont régulièrement organisées, par le Grand site
cap d’Erquy - cap Fréhel, au petit matin, pendant les vacances. Mais attention, pas plus de 20 personnes en
simultané !
Un espace pour les touristes
Ils sont de plus en plus nombreux à
se glisser avec prudence dans les
entrailles de la criée, pour satisfaire
une curiosité grandissante sur l’univers maritime.
Au Guilvinec, la salle d’exposition
a largement trouvé son public. Le
fonctionnement du port, la faune,
la flore… Bienvenue dans le monde
mystérieux de la grande bleue. Le
gestionnaire de l’espace n’a pas encore été choisi.
Ici, une salle panoramique, un espace d’exposition et une passerelle
verront le jour pour répondre à la
curiosité du grand public. On peut
déjà deviner que l’emplacement sera
prisé pour admirer les lumières changeantes de la baie.
La façade du bâtiment, d’une esthétique assez soignée, s’intégrera
mieux à l’environnement. Rendezvous en 2016 pour découvrir ce nouveau visage.
Une enveloppe de 1,5 million d’euros, dont 500 000 pour l’extension,
est consacrée à ce lifting révolutionnaire.