Travail de recherche personnel
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Travail de recherche personnel
Travail de recherche personnel Le rapport entre les concepts de « Wilderness » et « espace » dans le livre Into the Wild de Jon Krakauer Travail supervisé par le Professeur Olivier Graefe Institut de Géographie Département des Géosciences Université de Fribourg Anouk Volery Rte du Carmel 30 1661 Le Pâquier- Montbarry [email protected] Fribourg, juin 2015 Illustration de la page de titre : le « Magic Bus » de Christopher McCandless perdu dans la nature alaskienne. https://supertrampfra.wordpress.com/2014/11/04/into-the-wild-unlivre-de-jon-krakauer/ 2 Remerciements Je remercie tout d’abord le professeur Olivier Graefe pour avoir accepté de superviser et corriger mon travail de recherche. Je le remercie également pour le vif intérêt qu’il a montré pour la thématique proposée et ses conseils qui m’ont permis d’orienter mes recherches. Je remercie mes parents pour leurs précieuses relectures, leurs conseils avisés ainsi que pour leur soutien durant toute la rédaction de ce travail. J’adresse également mes remerciements à mes collègues et amis dont la compagnie en bibliothèque a rendu mes études particulièrement agréables. Résumé La « wilderness » a attiré de nombreux individus au fil de l’histoire dans des quêtes identitaires ou spirituelles. La fascination développée à l’égard de cette nature sauvage découle du parcours historique du terme « wilderness » ainsi que de l’évolution de la relation entre la population américaine et la nature. De cette évolution, la wilderness est ressortie chargée de significations et d’attributs qui façonnent encore aujourd’hui les attitudes de la société à son égard. Le livre Into the Wild n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’extrémité jusqu’à laquelle un individu a pu aller dans sa quête de wilderness. Mais l’histoire de Christopher McCandless, racontée par Jon Krakauer, a eu un tel impact sur les mentalités qu’elle a contribuée à relancer l’engouement pour les espaces sauvages. C’est donc au travers de l’analyse de la représentation de la wilderness d’Into the Wild que ce concept complexe tente d’être appréhender. Mots clés : wilderness, nature, espace, représentations sociale, discours, Into the Wild 3 Table des matières 1. Introduction ........................................................................................................................... 5 2. Cadre théorique et historique ................................................................................................ 7 3. 4. 2.1 L’émergence du concept et l’étymologie du terme ....................................................... 8 2.2 La wilderness du Nouveau Monde : de la haine à l’éloge ........................................... 10 2.3 Transcendantalisme et disparition des espaces de wilderness ..................................... 12 2.4 La préservation ............................................................................................................ 13 2.5 Wilderness « loved to death » ..................................................................................... 14 Démarche et méthode .......................................................................................................... 15 3.1 Concepts théoriques .................................................................................................... 16 3.2 Into the Wild ............................................................................................................... 17 3.3 Démarche et méthode d’analyse.................................................................................. 20 Les représentations de la wilderness dans Into the Wild : analyse ...................................... 20 4.1 Into the Wild et le mythe de la frontière ...................................................................... 21 4.2 La frontière entre la wilderness et la civilisation ........................................................ 24 4.3 La wilderness pure et innocente .................................................................................. 27 4.4 Le retour à la wilderness en tant que retour à la réalité ............................................... 30 4.5 La wilderness animée, indifférente et impitoyable...................................................... 35 4.6 La wilderness : un état d’esprit plutôt qu’un espace localisé ...................................... 36 5. Discussion et conclusion ..................................................................................................... 40 6. Bibliographie ....................................................................................................................... 42 4 1. Introduction « Wilderness » évoque aujourd’hui dans l’imaginaire collectif des contrées rudes et sauvages où la nature et non l’humain fait son œuvre. Mais lorsqu’il faut localiser cette wilderness dans l’espace, les gens hésitent. Beaucoup la situent en Alaska, d’autres dans l’Ouest américain et d’autres encore dans les grands parcs nationaux. Quand il faut la définir, les avis sont également partagés : est-ce un idéal, une idée, ou s’agit-il de lieux définis ? Il semble en effet toujours plus aisé de lui attribuer des adjectifs qu’une définition claire. Sauvage, libre, intouchée, pure, vierge, primitive ; autant d’attributs qui semblent plutôt décrire un espace abstrait et imaginaire qu’une réalité physique. On retrouve ces difficultés lorsqu’on essaie de traduire en français le terme « wilderness ». Les traductions suivantes ont par exemple été utilisées : « nature sauvage », « sauvagerie », « naturalité », « absence d’homme » ou « désert » (Arnould et Glon, 2006: 228). De toutes ces tentatives, aucune ne permet de saisir toute la complexité recouverte par le terme anglais, qui résulte du bagage culturel accumulé au cours de l’histoire et du rapport complexe qui s’est établi entre la nature et la population américaine. « Experience the wilderness and natural beauty beyond imagination », « Hike in the pristine wilderness »1, proposent aujourd’hui les couvertures de magazines de voyage, transformant la wilderness en véritable produit de consommation. Ces agences de tourisme l’ont compris, la wilderness fascine plus que jamais. L’engouement pour cette dernière n’est bien sûr pas nouveau, mais il a subi un nouvel élan en 1992 lors de la sortie du livre de Jon Krakauer Into the Wild. Ce récit d’environ deux cents pages narre l’histoire de Christopher McCandless, mort dans un bus abandonné dans la nature de l’Alaska. Mais que peut bien représenter cette notion de wilderness dans l’imaginaire collectif pour exercer une attraction aussi forte sur les individus ? Quelles caractéristiques et quels pouvoirs lui sont attribués ? Quelle représentation de la wilderness a bien pu encourager Christopher McCandless à se rendre, comme il le dit lui-même, « Into the Wild », et Krakauer à raconter son histoire ? 1 Alaska Travel Network Group, http://www.goalaskatours.com/packagetour_selfdrive.html et Trek America, http://www.trekamerica.com/tours/ad.html [Consultés le 25.04.15]. 5 La thématique de la wilderness est très vaste, comme le montre la quantité impressionnante de littérature à son sujet. Ce travail se concentre donc sur la représentation de la notion de « wilderness » dans le livre Into the Wild, et particulièrement sur le rapport entre cette wilderness et l’espace. En effet, pour comprendre ce que cette dernière désigne concrètement, il faut appréhender la manière dont la wilderness est située et articulée dans l’espace. Afin de traiter cette thématique, il est tout d’abord essentiel de clarifier plusieurs éléments théoriques en lien avec la notion de « wilderness » et de reconstituer le parcours historique de cette dernière (point 2). Sont ensuite présentés les différents concepts méthodologiques nécessaires à l’analyse du livre Into the Wild ainsi que la démarche suivie dans ce travail (point 3). La présentation des éléments relevés ainsi que leur analyse sont ensuite menées simultanément (point 4). 6 2. Cadre théorique et historique Il est difficile de concevoir ce que la notion de « wilderness » désigne concrètement ; elle renvoie cependant toujours à l’idée de nature livrée à elle-même, non modifiée par les humains ou tout du moins pas transformée de manière significative et ayant conservé son aspect et son fonctionnement originels. Pour certains toutefois, « wilderness » désigne aujourd’hui la qualité ou le caractère de cette nature alors que pour d’autres cette notion se réfère aux espaces où une telle nature se retrouve. Cette confusion découle du fait que, même si à l’origine le terme « wilderness » désignait un espace concret et physique, les caractéristiques et les propriétés qui lui ont été attribuées au fil du temps l’ont rendue petit-à-petit idéelle et immatérielle. Bien qu’il existe de multiples conceptions de « wilderness », la définition la plus communément utilisée aujourd’hui a été élaborée en 1964 dans le Wilderness Act 2 afin de faciliter la désignation et la préservation concrète d’espaces sauvages : « A wilderness, in contrast with those areas where man and his own works dominate the landscape, is hereby recognized as an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man himself is a visitor who does not remain » (Wilderness Act, 1964). Les auteurs insistent ensuite sur la taille (au moins 5000 acres de terrain) et sur l’apparence de cette zone (laquelle doit sembler être affectée essentiellement par la « force de la nature »), sur le cadre qu’elle fournit aux humains dans leurs recherches de primitif et de solitude, ainsi que sur sa valeur scientifique, esthétique, éducative et historique. Cette définition a été sujette à de nombreuses controverses en raison de la subjectivité qu’elle exprime au travers de références à des éléments non mesurables tels que la valeur esthétique ou la force de la nature ; elle est donc aujourd’hui contestée, débattue ou remodelée. Afin de comprendre l’origine des différentes représentations de « wilderness », il faut se pencher sur l’histoire du terme et l’évolution du concept à travers le temps. Cela permettra alors d’appréhender la représentation qui est façonnée au travers du livre Into the Wild. En outre, il sera fait référence dans la suite de ce travail à « la wilderness » car la nature est souvent dépeinte sous une forme féminine ; elle évoque l’idée de la « Mère nature » dont les humains sont issus. La tendance à associer féminité et wilderness sera approfondie au Point 4.3 de ce travail. 2 La loi américaine établissant le Système National de Préservation de la Wilderness signée en 1964 par le Président Lyndon B. Johnson. 7 A noter que si une définition de la wilderness est difficile à élaborer, celle de la nature l’est tout autant. En effet : The word gets two slightly different meanings. One is “the outdoors” - the physical world, including all living things. Nature by this definition is norm of the world that is apart from the features or products of civilization and human will. (…) The other meaning, which is broader, is “the material world, or its collective objects and phenomena” including the products of human action and intention. (Snyder dans Oelschlaeger, 1992: 25) Comme l’idée selon laquelle l’humain est hors de la nature est centrale dans la notion de wilderness, c’est la première de ces significations qui est utilisée pour la suite de ce travail. Le concept d’« espace » est également important dans la thématique traitée. La définition suivante a été retenue : « Objet social défini par sa dimension spatiale. Un espace se caractérise au minimum par trois attributs : la métrique, l’échelle, la substance. Une réalité spatiale est souvent hybride, à la fois matérielle, immatérielle et idéelle » (Lévy et Lussault dans Kitsopoulos, 2005: 18). Ce concept d’« espace » est souvent utilisé en opposition à celui de « lieu », comme il sera d’ailleurs possible de le constater dans la suite de ce travail. Car « From the security and stability of place, we are aware of the openness, freedom, and threat of space, and vice versa » (Tuan, Y.F., 1977: 6). Ce travail va donc maintenant se concentrer sur l’histoire du concept de « wilderness » afin de saisir le poids du bagage culturel dont le terme ne parvient pas à s’extirper. 2.1 L’émergence du concept et l’étymologie du terme Le concept de « wilderness » émerge au moment où les humains ne se sont plus considérés comme une partie intégrante de la nature mais comme extérieurs à cette dernière. En effet, « For nomadic hunters and gatherers, who represented our species for most of its existence, “wilderness” had no meaning. Everything natural was simply habitat, and people understood themselves to be part of a seamless living community » (Nash, 2001: xi). Ce sont donc la sédentarisation et l’agriculture qui ont progressivement engendré une distinction entre un espace dominé et contrôlé par les humains et l’espace environnant constitué de nature sauvage. Car l’établissement d’une 8 population en un endroit précis engendre une séparation entre l’intérieur, sécurisant et connu, et l’extérieur, inconnu et menaçant. En effet, « Settlement – to have a place where one is settled – constructs wilderness, and the resultant boundary becomes a highly charged epistemological zone that marks the inside from the outside » (Van Wyck, 1997: 90). L’idée de la séparation entre le domestiqué et le sauvage existait donc déjà bien avant la création du terme « wilderness » et son étymologie révèle que ces espaces sauvages étaient déjà empreints de toute une représentation particulière. « Wilderness » résulte d’une combinaison de plusieurs termes dont l’association des sens est venue désigner la nature incontrôlée par l’humain : « wild-dëor-ness » (Nash, 2001). Ces différents termes dérivent des langues germaniques, qui sont partiellement à l’origine de la langue anglaise actuelle. Selon Roderick Nash, « wild » découlerait du mot « will » qui se serait ensuite transformé en « willed », signifiant « de sa propre volonté ». En devenant ensuite « wild », le mot aurait conservé l’idée de ne pas pouvoir être contrôlé, mais aurait également été associé au sentiment d’être perdu ou désorienté (Nash, 2001). Cette origine est néanmoins réfutée par une autre théorie qui soutient que « wild » proviendrait d’un terme proto-germanique devenu « wilde » en vieil anglais. Ce terme désignait à partir de l’an 725 les animaux et les plantes non domestiqués par les humains. Le terme aurait ensuite progressivement été utilisé pour désigner les endroits sauvages (Henderson, 2014 et Online Etymology Dictionary). Bien que ces théories s’opposent, toutes deux permettent d’appréhender le sens originel lié à la notion de wilderness. A cette première partie, est accolé le terme « dëor », qui fait référence aux créatures non dominées par les humains et qui deviendra plus tard « deer », le cerf. Bien que le suffixe « –ness » suggère plutôt une qualité ou un état, « Wild-dëor-ness » représente un milieu où vivent les bêtes sauvages. Aux origines du terme, le milieu désigné par « wilderness » était la forêt car The restriction of wilderness to the Teutonic tongues links it to the north of Europe, where uncultivated land was heavily forested. Consequently, the term once had specific reference to the woods. Wild beasts certainly favored them, and the forest rather than the open field was the logical place to get lost or confused (Nash, 2001: 2). Déjà à son origine, le terme était donc fortement connoté. Peu à peu, le mot est repris dans plusieurs contextes spécifiques qui ont influencé son utilisation ultérieure (Nash, 2001 ; Oelschlaeger, 1991). Tout d’abord les légendes et 9 fables circulant au Moyen-Age propagent l’image d’une wilderness sous la forme de forêts sauvages, dotée d’un esprit maléfique et dans lequel vivent créatures monstrueuses, sorcières et païens. En effet, « one was the tendency of the folk traditions of many cultures to associate wilderness with the supernatural and monstrous. There was a quality of mystery about the wilderness, particularly at night that triggered the imagination » (Nash, 2001: 10). Ensuite, lors des premières traductions de la Bible du latin à l’anglais, le terme wilderness est utilisé plusieurs fois pour désigner des terres inhabitées et inhospitalières. L’absence de l’humain est le seul aspect de la signification étymologique qui est conservé, car la wilderness y est associée non plus à une forêt, mais à des terres arides et désertiques. La wilderness biblique est un espace sans eau ni arbre opposé à l’Eden, dans lequel la nature est aménagée pour satisfaire les besoins des humains. En outre, elle revêt un caractère maléfique car « The identification of the arid wasteland with God’s curse led to the conviction that wilderness was the environment of evil, a kind of hell » (Nash, 2001: 14-15). C’est une terre de pénitence où les individus sont mis à l’épreuve et peuvent ainsi prouver leur foi. Ces deux représentations ont fortement imprégné le concept européen de wilderness d’un mélange de crainte et de haine. C’est donc avec méfiance que les premiers colons découvrent les terres du Nouveau Monde, recouvertes à perte de vue d’une nature inconnue et sauvage. 2.2 La wilderness du Nouveau Monde : de la haine à l’éloge L’animosité ressentie par les colons envers la wilderness avant même d’arriver sur les rivages influence encore longtemps après leur établissement leurs contacts avec la nature du nouveau continent. Ils associent cette wilderness à un ennemi à dominer et à transformer au plus vite en un Eden florissant. Dans leur imaginaire, ils participent à un véritable combat entre la civilisation et la wilderness, car la sauvagerie du lieu peut déteindre sur la société civilisée qui, lorsqu’ils sont exposés trop longtemps à son emprise, retournent à l’état primitif. Pour ces pionniers, en effet, « civilizing the New World meant enlightening darkness, ordering chaos, and changing evil into good » (Nash, 2001: 24). Leur mission est donc de conquérir et d’éradiquer cette présence malveillante. Paradoxalement, l’expansion progressive de la civilisation engendre les premières attitudes favorables envers la wilderness. La propagation des villes permet aux habitants 10 de se sentir suffisamment coupés du contact oppressant de la nature environnante pour pouvoir en apprécier la beauté. Ce mouvement d’appréciation est néanmoins restreint et se développe majoritairement dans la population citadine. En effet, « The literary gentleman wielding a pen, not the pioneer with his axe, made the first gestures of resistance against the strong currents of antipathy » (Nash, 2001: 44). Ces attitudes favorables prennent de l’ampleur grâce à plusieurs courants de pensées du 18ème siècle (Nash, 2001 ; Oelschlaeger, 1991). Ce n’est cependant pas la conception de la wilderness qui change mais les attitudes à son égard, car « It was not that wilderness was any less solitary, mysterious, and chaotic but rather in the new intellectual context these qualities were coveted » (Nash, 2001: 44). C’est tout d’abord le mouvement artistique du Romantisme qui améliore l’image de la wilderness. Ses partisans prônent l’exaltation des sentiments et la nature sauvage fournit un cadre propice à l’expression de leurs émotions passionnées. Il est vrai que « the solitude and total freedom of the wilderness created a perfect setting for either melancholy or exultation » (Nash, 2001: 47). Les jardins répondant aux goûts esthétiques de la société paraissent artificiels aux romantiques qui leur préfèrent le « sublime » de la wilderness. Le 18ème siècle voit également émerger une idéalisation du mode de vie primitif. Les « sauvages » sont considérés comme innocents car ils ne connaissent pas les péchés de la société civilisée. La wilderness, dont ces « sauvages » sont les résidents, se voit donc associée par extension avec la même pureté. En outre, la nouvelle conception religieuse de la nature en tant qu’œuvre de Dieu contribue à une attitude différente envers la wilderness, car cette dernière devient la nature originelle ; en effet, « From the feeling that uncivilized regions bespoke God’s influence rather than Satan’s, it was just a step to perceiving a beauty and grandeur in wild scenery comparable to that of God » (Nash, 2001: 45). Ces différents mouvements de pensée favorisent donc un retour vers une nature exaltante et innocente. Ils entrent cependant en confrontation avec la représentation de la wilderness encore dominante des pionniers. C’est finalement la guerre d’Indépendance des Etats-Unis à la fin du 18ème siècle qui va permettre à la wilderness de devenir une véritable valeur nationale. Afin de justifier leur volonté d’indépendance, les colons américains doivent se distinguer de la culture européenne. L’identité américaine est encore peu développée et la courte période d’occupation du Nouveau Monde fait que la nature sauvage recouvre encore une grande partie du territoire. Cette nature intouchée par les colons contraste 11 avec la nature européenne fortement transformée car « From the fifteenth through seventeenth centuries, powered by demands, designs, and technology, Europeans profoundly altered their landscapes » (Krech, 2000: 95). Cette particularité fournit aux Américains l’opportunité de se différencier de l’Europe, car The nation’s short history, weak traditions, and minor literary and artistic achievements seemed negligible compared to those of Europe. But in at least one respect Americans sensed that their country was different: wilderness had no counterpart in the Old World. (Nash, 2001: 67) Par la comparaison entre la wilderness américaine honnête et rude et la nature européenne artificielle et codifiée, ce sont désormais les identités profondes des deux continents qui sont mises en opposition. La wilderness est donc passée du statut d’entité menaçante à celui de symbole de l’identité nationale. 2.3 Transcendantalisme et disparition des espaces de wilderness Le 19ème siècle a connu une valorisation toujours plus forte de la wilderness américaine grâce au mouvement transcendantaliste porté par des figures célèbres telles que Thoreau et Emerson. Les transcendantalistes considèrent la nature comme dotée d’une dimension spirituelle allant au-delà de son caractère matériel ; la wilderness représente pour eux « the essential raw material of life » (Thoreau dans Nash, 2001 : 88), et son contact est source de stabilité à la fois mentale et physique. Cette vision de la nature s’est développée en parallèle à la disparition progressive des espaces de wilderness aux EtatsUnis et d’un renversement des rôles attribués à la civilisation et à la nature. Cette dernière devient alors une innocente victime de la civilisation expansionniste ainsi qu’un refuge face à l’influence néfaste de la ville. Ce renversement provoque un sentiment de rejet du milieu urbain et une revalorisation de la nature ; en effet, « Indicative of the change was the way in which many of the repugnant connotations of wilderness were transferred to the new urban environment. At the end of the 19th century, cities were regarded with a hostility once reserved for wild forests » (Nash, 2001: 143). C’est donc par le biais du développement d’une certaine urbaphobie 3 que la wilderness a pu être reconsidérée et appréciée par les individus. 3 « Idéologie qui condamne la ville par opposition à la campagne ou à la nature » (Salomon Cavin et Bernard, 2010 : 15) 12 En outre, une théorie élaborée en 1893 par Frederick Jackson Turner annonce la fin de la frontière américaine. La notion de frontière prend une signification particulière dans la culture américaine car elle est définie comme étant « The part of a settled, civilized country nearest to an unsettled or uncivilized region » (Webster’s New Twentieth century Dictionary, 1979: 736). Elle représente donc la limite entre les zones habitées et les zones de wilderness. A la fin du 19ème siècle, cette frontière a presque atteint la côte ouest. Turner émet l’hypothèse que la disparition de cette frontière marquera la fin d’un pan de l’histoire américaine car l’identité nationale a été forgée par le contact du pionnier avec la nature et le primitif. Il affirme que « This perennial rebirth, this fluidity of American life, this expansion westward with its new opportunities, this continuous touch with the simplicity of primitive society, furnish the forces dominating American character » (Turner, 1893: 2). Cette théorie provoque un malaise dans la population américaine ainsi qu’un sentiment de nostalgie envers la wilderness désormais presque éradiquée. Les derniers espaces de wilderness des Etats-Unis représentent alors la dernière chance de préserver le contact avec la nature qui a façonné l’authentique pionnier américain. Ainsi « the wilderness preserves would serve this purpose by providing a perpetual frontier and keeping Americans in contact with primitive conditions » (Nash, 2001: 151). Du regret ressenti par les Américains face à la disparition de la wilderness sont nées les premières propositions de préservation des espaces encore considérés comme sauvages. 2.4 La préservation Les 19ème et 20ème siècles ont vu l’émergence de plusieurs parcs naturels, dont l’un des premiers est le « Yellowstone National Park » déclaré « Wilderness preservation » par le Président Grant en 1872. La wilderness est cependant souvent préservée par le biais d’arguments utilitaristes ou relatifs au bien-être humain. En effet, « Yellowstone initial advocates were not concerned with wilderness; they acted to prevent private acquisition and exploitation of geysers, hot springs, waterfalls and similar curiosities » (Nash, 2001: 106). L’élaboration de ces mesures de préservation entraine des confrontations entre les protecteurs de la nature et les défenseurs des droits d’utilisation des ressources naturelles. Pendant fort longtemps, ces derniers ont l’avantage. Mais progressivement, la wilderness rassemble de nombreux défenseurs tels que John Muir, Aldo Leopold ou Bob Marshall qui se réunissent dans différentes associations de protection comme le Sierra Club fondé en 1892 ou la Wilderness Society fondée en 1935. Leurs arguments 13 de plus en plus diversifiés et leurs véritables campagnes en faveur de la wilderness permettent d’éveiller l’intérêt du gouvernement et de la société américaine. Le développement de l’écologie contribue également à la popularité de la wilderness en fournissant des arguments scientifiques pour sa préservation. Le concept d’interrelation entre les communautés d’organismes et leur environnement renforce la vision de la wilderness en tant que système harmonieux n’ayant pas été perturbé par les humains. Cette nouvelle pensée écologique encourage une attitude d’humilité, nouvelle elle aussi, envers la wilderness et la nature en général. Aux valeurs esthétiques, spirituelles et historiques déjà attribuées à la wilderness vient s’ajouter un atout supplémentaire sous la forme d’une valeur scientifique puisque la wilderness est désormais perçue comme une véritable ressource naturelle pour la société : « Wilderness is a natural resource having the same basic relation to man’s ultimate thought and culture as coal, timber and other physical resources have to his material needs » (The Wilderness Society Platform in Nash, 2001 : 207-208). Mais ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle qu’un changement dans les mentalités permet au mouvement de prendre une dimension internationale. 2.5 Wilderness « loved to death »4 Les mouvements de protestations menés par la population américaine dans les années 1960, notamment dans le contexte de la guerre du Vietnam, profitent beaucoup à la wilderness et à sa protection. La frustration de la jeune génération ressentie envers l’économie capitaliste et l’industrialisation galopante aux Etats-Unis encourage un retour vers la simplicité et le naturel : Centralization, urbanization and industrialization appeared as devourers rather than saviour of mankind. Given its general orientation, the counterculture inevitably found value in wilderness which was after all diametrically opposed to a civilization many had come to distrust and resent. It followed that defending wilderness was a way of resisting the so-called establishment. (Nash, 2001: 251) La nature devient alors un espace de liberté individuelle qui permet d’échapper au contrôle oppressant des autorités et du gouvernement. La société reconnait par ce changement de mentalité la nécessité de restreindre et de limiter sa croissance et son expansion. En effet, « Modern civilization, it is said, needs wilderness and if wilderness 4 Expression utilisée dans Nash, 2001: 317. 14 is to exist it surely needs the protection of a self-restraining civilization » (Nash, 2001: 271). Cet engouement culmine lors de la signature du Wilderness Act par le Président Lyndon B. Johnson en 1964, qui établit un système de préservation de la wilderness à l’échelle nationale. Mais sous cet enthousiasme se dissimule un nouveau danger : un afflux massif d’amoureux de la nature dans les espaces désormais établis comme wilderness. En effet, les nouvelles tendances sont à l’exploration de la nature favorisée par le développement d’une véritable culture de l’« Outdoor » et par les avancées dans le domaine des équipements de randonnée, mais aussi de l’information (guides, cartes, magazines) : « By the mid-1970s, sophisticated marketing campaigns for outdoor gear were sweeping across the pages of the backpacking magazines and journals » (Morton Turner, 2012: 92). Cette nouvelle tendance oblige les gestionnaires des parcs nationaux à dresser des mesures de restriction et des quotas de visiteurs dans le but de préserver ces espaces. Cependant, l’idée même d’une gestion des parcs naturels considérés comme « wilderness » est vivement critiquée par certains environnementalistes qui voient dans le contrôle de l’humain une dénaturation de cette wilderness. Ces parcs naturels deviennent à leurs yeux des musées artificiels façonnés par la société: Quotas, permits, lotteries, waiting lists, itineraries, campsite assignment devastate the feeling of wilderness. For some persons just the knowledge that they visit a wilderness by the grace of, and under conditions established by, civilization can destroy the wilderness experience before it begins. (Nash, 2001: 340) Cette reconstitution historique met en évidence la constante évolution qu’a subit le concept de wilderness au fil du temps et qu’il subit encore aujourd’hui: les attitudes envers la nature sauvage se transforment et avec elles les conceptions de cette dernière. Un livre tel qu’Into the Wild permet donc de découvrir une représentation de la wilderness fixée dans le temps grâce aux discours des différents acteurs. 3. Démarche et méthode Ce chapitre présente les concepts théoriques qui entrent en jeu dans l’étude de la représentation de la wilderness dans un texte littéraire ainsi que la démarche suivie dans l’analyse du livre Into the Wild. 15 3.1 Concepts théoriques Les textes littéraires constituent des supports déterminants dans l’analyse des représentations sociales de l’espace car ils sont porteurs de discours. La notion de « discours » utilisée dans ce travail se réfère à « a groups of statements that structure the way a thing is thought, and the way we act on the basis of that thinking. In other words, discourse is a particular knowledge about the world which shapes how the world is understood and how things are done in it » (Rose, 2012 : 190). Tout discours est donc imbriqué à la fois dans le contexte culturel général de son auteur mais également dans un contexte plus personnel propre à ce dernier, comprenant notamment ses valeurs ou ses préjugés. De cette imbrication ressort une représentation de la réalité particulière qui est active et façonne donc la relation des individus à l’espace : « En effet, les représentations sont un guide de compréhension, de comportement, d’organisation de l’espace » (Roussiau et Bonardi, 2001: 86). L’intérêt des géographes pour les œuvres littéraires se justifie notamment par la place centrale qu’occupe la littérature dans la société mais également par la longévité du discours porté par ces œuvres. Des livres comme ceux de Jack London, par exemple, façonnent encore, après plus d’un siècle, les perceptions de l’Alaska. La représentation de la wilderness a été façonnée, remodelée, relocalisée à travers des siècles de discours. On a vu par exemple, dans le cadre historique, de quelle manière elle est passée d’une wilderness désertique et maléfique dépeinte dans les traductions de la Bible aux forêts mystérieuses et élévatrices illustrées sous le pinceau des romantiques. De telles représentations reposent sur des processus de constructions discursives qui attribuent à la wilderness des caractéristiques descriptives telles que « illimitée », « désertique », « boisée », « profonde », « primitive » ainsi que de propriétés plus actives comme « spirituellement élévatrice », « calmante », « bénéfique ». Mais ces représentations de la wilderness passent principalement par son association avec des localisations spécifiques et ce sont ces localisations (parcs nationaux, Alaska, Yukon, Ouest américain) qui sont façonnées au travers des discours pour créer des « géographies imaginaires » de wilderness. En effet, « Imaginary geography refers not to the objective, measurable texture of a place (woods, rivers …) but to subjective allegories of certain spaces that take place merely in the mind and vary from culture to cultures » (Hoagland, E. dans Krehan, 2013: 29). 16 La perception d’un lieu ou d’un espace comprend à la fois un processus objectif, dans lequel l’individu en identifie les caractéristiques physiques et matérielles, et un processus subjectif, par lequel il relie ce qu’il voit à ses préconceptions, sa culture, son vécu. Ainsi l’observation d’un espace se fait de manière automatique à travers un filtre de connaissances propre à chaque individu et ce filtre induit une façon de voir les choses. En effet, « Landscapes are the symbolic environments created by human acts of conferring meaning to nature and the environment, of giving the environment definition and form from a particular angle of vision and through a special filter of values and beliefs » (Greider et Garkovitch, 1994: 1). La création d’une géographie imaginaire est propre à chaque individu, bien que souvent de nombreuses caractéristiques se retrouvent dans les différents discours. Les textes littéraires sont donc centraux dans la formation et la propagation de géographies imaginaires : ils créent dans l’imaginaire des individus des images de lieux qui existent ; mais ce sont des images qui restent fabriquées par l’auteur, et le lecteur ne s’y est souvent jamais rendu. En effet, Literature (and art in general) has an important function in trying to describe and understand the spaces we live in. It serves to dispel the “sense of estrangement” by locating ourselves in the real geography via an imaginary geography. Even if literature deals with spaces that exist in reality or is set in real places, it still engages in the construction of an imaginary geography. (Giehmann, 2011: 27) Se crée alors dans l’imaginaire collectif une image mentale des lieux et espaces totalement construite. L’analyse des représentations dans Into the Wild présente un intérêt particulier car ce livre n’est pas une œuvre de fiction, mais un récit à composante biographique ou documentaire. Or les lecteurs attribuent souvent à ce type d’ouvrage une grande véracité, car ils y voient un reflet de la réalité ; les discours dont ces œuvres sont porteurs façonnent donc avec beaucoup de force les représentations sociales des individus. 3.2 Into the Wild Into the Wild est un livre écrit par Jon Krakauer en 1996. Il relate l’histoire de Christopher McCandless, un jeune homme retrouvé mort quelques années auparavant dans un bus abandonné en pleine nature alaskienne, à la suite d’un voyage à travers l’Amérique. Il n’est pas aisé de classer Into the Wild dans un genre spécifique car, tout en n’étant pas une 17 œuvre de fiction, il s’éloigne de la biographie conventionnelle par bien des aspects. Le récit s’apparente plus à une enquête ou à un reportage-documentaire reconstituant le voyage et la personnalité de McCandless ; le livre est d’ailleurs le prolongement d’un article écrit par Krakauer pour le journal Outside en 1993. Into the Wild se distingue cependant du récit documentaire par la subjectivité avouée de son auteur. Ce dernier reconnait la véritable obsession qu’il a développée pour la quête de McCandless et explique : I won’t claim to be an impartial biographer. McCandless’s strange tale struck a personal note that made a dispassionate rendering of the tragedy impossible. Through most of the book, I have tried - and largely succeeded, I think - to minimize my authorial presence. (Krakauer, 2007: x) Bien qu’il considère sa présence d’auteur comme peu marquée, cette dernière est révélée au travers de son opinion qu’il exprime à de nombreuses reprises, de sa perception des personnes qu’il rencontre, des paysages qu’il observe, de sa propre interprétation de la quête de McCandless ainsi que des parallèles qu’il dresse entre cette dernière, son propre vécu et les aventures d’autres individus qu’il juge similaires. En effet, Krakauer, au travers de son enquête, ne tente pas uniquement de retracer le parcours de McCandless mais de comprendre sa démarche et ses motivations ; et ainsi d’établir des connexions avec des thèmes à dimensions plus larges, notamment avec toute une culture de la wilderness. Comme il l’explique, « I inevitably came to reflect on other, larger subjects as well: the grip wilderness has on the American imagination, the allure high-risk activities hold for young men of a certain mind, the complicated, highly charged bond that exists between fathers and sons » (Krakauer, 2007: x). Le récit est donc empreint de l’interprétation de Krakauer. Pour mener à bien sa démarche, l’auteur a utilisé plusieurs supports : le journal et la correspondance de McCandless, les graffitis inscrits par ce dernier dans le bus, ainsi que ses livres favoris. Krakauer s’est également basé sur les témoignages des personnes ayant eu des contacts avec McCandless (famille et rencontres) ou ayant été concernées d’une quelconque manière par l’aventure de celui-ci (réactions à son article ou explications de scientifiques). Il s’est aussi aidé de sa propre expérience et de récits qu’il associe à la quête de McCandless. Mêlant le biographique, l’autobiographique, l’intertextualité, les témoignages, Into the Wild présente un capharnaüm de voix et 18 d’acteurs à travers lequel il est parfois difficile d’identifier l’émetteur des discours et donc des différentes représentations. La wilderness occupe une place centrale dans le livre et les différents discours y font référence régulièrement de façon parfois facilement identifiable mais également sous des formes plus subtiles. En raison de la multiplicité et de la superposition des voix illustrées par la Figure 1, ce travail traitera de la représentation de la wilderness dans Into the Wild de manière globale, comme une unité, à défaut de pouvoir séparer les représentations des acteurs. Il est toutefois important de relever que la vision de Krakauer est la plus dominante dans le livre car il filtre, interprète et sélectionne les passages des autres acteurs en fonction de la finalité de sa recherche. L’approche du livre dans sa globalité est néanmoins possible grâce aux recoupements entre les différents discours ; les caractéristiques attribuées à la wilderness sont en effet souvent similaires. Lorsqu’il existe des confrontations ou des différences entre les discours, ces dernières sont relevées et expliquées. Figure 1. La représentation de la wilderness dans Into the Wild Représentation des intervenants au travers des témoignages, de leurs récits. Représentation de McCandless au travers de ses livres, son journal, ses actions. Représentation de McCandless vue à travers le filtre de la perception de Krakauer (sélection de citations de McCandless, interprétation de son but) Représentation de Krakauer Récit autobiographique et descriptions 19 Représentation des intervenants perçue par Krakauer (interprétation des témoignages, reformulation de leurs propos) 3.3 Démarche et méthode d’analyse Le choix d’une méthode de recherche est avant tout guidé par le type de support et la finalité de l’étude. L’analyse d’une représentation dans un texte littéraire requiert une méthode laissant une certaine latitude dans la façon d’aborder le texte. La multiplicité d’approches comprise dans l’analyse herméneutique en fait un cadre méthodologique approprié pour une recherche comme celle de ce travail: « the task of interpreting the meaning in language, texts, and visual representations is known as hermeneutics. In the hermeneutic tool bag geographers have found helpful a number of methodologies: content analysis, semiology, iconography » (Waitt, 2008: 165). Dans ce bagage herméneutique, l’analyse de contenu fournit les outils nécessaires à l’extraction des idées principales d’un texte. Elle permet de classifier le discours, ses concepts et ses représentations sous forme de catégories. Certaines fonctions de l’analyse de discours peuvent venir renforcer cette classification en mettant en avant la subjectivité du discours perceptible par exemple dans le choix des termes ou des tournures de phrases. Une combinaison de ces différentes approches est donc utilisée dans ce travail. Pour analyser une représentation dans un livre de 200 pages, il est nécessaire de récolter les données employables. Au travers des lectures du livre, un corpus de passages, de phrases ou d’expressions touchant à la thématique a progressivement été constitué. Toutes les références à la wilderness, à l’Alaska, à la quête de McCandless, à la nature ou à d’autres thèmes liés ont été relevées. Certains chapitres importants (14-18) ont fait l’objet d’une attention particulière et ont été analysés dans leur entier. A cette phase de récolte des données succède l’étape de catégorisation. En effet, « L’analyse de contenu (…) consiste en un traitement orienté et finalisé qui, a minima, s’appuie sur un découpage du discours en catégories (à partir du lexique ou des thèmes qu’il contient par exemple) » (Roussiau et Bonardi, 2001: 89). Cette catégorisation est avant tout guidée par le support ; mais elle requiert tout de même une certaine connaissance préalable du sujet. Les catégories peuvent évoluer, se recouper ou subir un remaniement au cours de l’analyse. 4. Les représentations de la wilderness dans Into the Wild : analyse Avant son aventure en Alaska, Christopher McCandless parcours plusieurs états d’Amérique : l’Arizona, la Californie, l’Oregon, le Dakota du Sud, et passe même 20 brièvement par le Mexique. Dans ces différentes régions se trouvent de nombreuses curiosités naturelles ainsi que des parcs nationaux faisant partie du National Wilderness Preservation System. Aucune ne semble cependant fournir le cadre recherché par McCandless pour y réaliser son expérience de la wilderness. En effet, les descriptions de Krakauer évoquent des paysages transformés par l’influence humaine comme par exemple à l’image de la rivière Colorado qui est « Emasculated by dams and diversion canals » (Krakauer, 2007: 32). Bien qu’il reconnaisse la beauté de ces paysages, McCandless reste obnubilé durant tout son voyage par l’Alaska où il compte réaliser son « ultimate adventure » (Krakauer, 2007: 52). Il s’installe dans un bus abandonné sur la piste Stampede à proximité du parc national de Denali dans l’intention d’y vivre coupé de la civilisation en subvenant à ses propres besoins par la chasse et la cueillette (également du riz). C’est donc principalement sur cette portion de nature, ainsi que sur la wilderness d’Alaska en général, que ce travail se concentre. Il est tout d’abord indispensable de présenter le lien étroit qui existe entre le mythe de la frontière américaine et la wilderness alaskienne. En effet, ce mythe imprègne la représentation de la wilderness de tous les acteurs du livre et influence la relation de cette dernière avec l’espace de plusieurs façons. 4.1 Into the Wild et le mythe de la frontière Avant d’aborder directement la représentation de la wilderness, il convient de se pencher sur les différentes appellations de l’Alaska utilisées dans Into the Wild. Plusieurs intervenants font référence à cette dernière sous le terme de « dernière frontière » comme dans les passages suivants : « the unsullied enormity of the Last Frontier » (Krakauer, 2007: 4) ou encore « the big league wilds of the Last Frontier » (Krakauer, 2007: 176). L’Alaska est aussi désignée en tant que « Grand Nord » par exemple lorsque McCandless se réfère au « GREAT WHITE NORTH » (Krakauer, 2007: 162) ou dans un passage du Croc Blanc de Jack London sélectionné par Krakauer qui parle du « frozen hearted North-land Wild » (Krakauer, 2007: 9). Ces représentations de l’Alaska en tant que dernière frontière et nord ultime découlent d’un phénomène fortement lié à l’histoire de la wilderness qui remonte jusqu’au mythe de la frontière américaine et de la conquête de l’ouest. 21 En effet, la notion de frontière américaine désigne la limite entre les régions habitées et celles encore non dominées par la société (voir Point 2 Cadre théorique et historique). Au cours de l’histoire, cette frontière s’est progressivement déplacée vers l’ouest et, This implies that the frontier consists of a series of frontiers that succeed each other, beginning with the traders, followed by the ranchers, the miners and the farmers. In addition the frontier moves across the continent and the regions it passes are developed (or “civilized”) subsequently. (Giehmann, 2011: 43) L’avancée progressive de la frontière vers l’extrémité ouest du continent est illustrée aujourd’hui par le célèbre mythe de la conquête de l’Ouest, qui raconte l’expansion progressive des colons américains et leurs confrontations avec les Amérindiens. Lorsqu’en 1893 Turner et sa théorie viennent annoncer la fin de la frontière (voir Point 2 Cadre théorique et historique), la société américaine se cherche un nouvel espace symbolisant la confrontation entre les humains et la nature. Les individus ressentent le besoin de recréer un espace qu’ils peuvent situer à l’extérieur de l’espace habité et où existe l’opportunité pour l’individu civilisé de retrouver son passé de pionnier dans une wilderness inexplorée. Une nouvelle frontière s’érige alors dans l’imaginaire collectif entre ce que l’on appelle désormais le Grand Nord et le reste des Etats-Unis : « Therefore there is a correlation – if not a causal connection- between the waning of the Wild West and the rise of the Far North » (Giehmann, 2011 :43). Ce Grand Nord désigne un espace aux limites floues et abstraites regroupant de manière générale l’Alaska et une partie du Canada. C’est donc grâce à cette relocalisation de la frontière de l’Ouest au Nord que l’Alaska se voit désignée par les deux termes que l’on retrouve dans Into the Wild. Ainsi, le lien avec le mythe de l’Ouest est perceptible dans Into the Wild au travers de nombreuses allusions. Plusieurs passages d’auteurs cités par Krakauer font référence à l’ouest ; Estwick Evans raconte qu’il cherche à trouver « amidst the solitude and grandeur of the western wilds more correct views of human nature » (Evans, E. dans Krakauer, 2007: 156) et Wallace Stegner constate plus directement que « the road has always led west » (Stegner.W. dans Krakauer, 2007: 15). McCandless s’y réfère également en écrivant sur les murs de son bus abandonné « THOU ‘CAUSE “THE WEST IS THE BEST” SHALT NOT RETURN » (Krakauer, 2007: 162). De plus, il exprime lors de l’une de ses rencontres sa volonté d’atteindre l’extrémité ouest du continent : « I’m just going to take off and keep walking west. I might walk all the way to the Bering sea » 22 (Krakauer, 2007: 163). Ces différentes références soulignent le contexte culturel dans lequel sont plongés les différents acteurs et la mesure dans laquelle le mythe de la frontière américaine est encore présent dans les mentalités. Prendre conscience de la portée de ce mythe dans la pensée américaine est primordial pour la suite de ce travail, car il est indissociable de la notion de wilderness. Lorsque, dans l’imaginaire collectif, la frontière de l’Ouest a été relocalisée au Nord, la wilderness a suivi le même chemin et est devenue étroitement liée à la représentation que les Américains se font de l’Alaska. Plusieurs caractéristiques décrivant auparavant la wilderness du Nouveau Monde ont également été déplacées et associées à la wilderness alaskienne. En plus de ces caractéristiques, cette wilderness alaskienne a également développé une géographie imaginaire bien à elle. En effet, bien que la population alaskienne se monte déjà à 63’592 habitants en 1900 (U.S. Census Bureau) lors de la fin de la frontière américaine, l’Alaska et le Grand Nord en général évoquent des images de nature inhabitée et sauvage. Encore aujourd’hui, « Discursive formation of North constructs a wilderness of untamed deadly but beautiful, alluring spaces of rivers, forests, taiga and tundra; it represents North as a space of icy ferocity, on the one hand, and of transfiguring majesty and spiritual purity, on the other » (Grace dans Giehmann, 2011: 29) Il est vrai que les conditions extrêmes du climat compliquent le contrôle, l’exploitation et l’implantation humaine sur le territoire alaskien, ce qui contribue à la désignation de l’Alaska en tant que territoire sauvage et non dominé par les humains. Mais l’association entre le Grand Nord et la wilderness n’est pas seulement liée aux rudes conditions climatiques. Elle résulte aussi d’un processus de création d’une géographie imaginaire qui se développe lorsque l’on trace une limite entre l’espace familier et les espaces de l’autre côté de la frontière. C’est ce processus qui fait que, même après sa désignation officielle en tant que 49ème Etat d’Amérique en 1959, l’Alaska est toujours représentée comme n’appartenant pas aux Etats-Unis: « While Alaska often fascinates Americans because of its status as the Last Frontier, the region nevertheless remains largely outside the United States’ imagined community, serving as an extraneous space not fully accommodated into a national sense of self » (Kollin, 2001: 6). Par cette localisation hors de l’espace national et familier, l’Alaska devient alors l’ « extérieur», à la fois attirant par son exotisme et effrayant par son caractère inconnu. Ce processus encourage le développement d’une géographie imaginaire forte dans ces espaces considérés comme extérieurs ainsi que 23 l’attribution de nombreuses caractéristiques fictives car « by creating arbitrary geographical distinctions like “designating in one’s mind a familiar space which is ours and an unfamiliar space beyond” derives identity from those boundaries; consequently the outside becomes associated with fictionalized qualities » (Said dans Feuer-Cotter, 2014: 58). Les qualités fictives associées à l’Alaska et à sa wilderness proviennent donc en grande partie de l’édification d’une frontière imaginaire entre les Etats-Unis et le Grand Nord. 4.2 La frontière entre la wilderness et la civilisation Dans Into the Wild, la présence de la frontière est perçue sous la forme d’une limite imaginaire qui doit être traversée pour sortir de la civilisation et entrer dans l’espace de la wilderness, ces deux entités étant bien distinctes. Cette idée se retrouve dans les lettres de McCandless: « I now walk into the wild » (Krakauer, 2007: 3) ou « I now walk out to live amongst the wild » (Krakauer, 2007: 70). « Wild » représente ici l’essence ou le caractère sauvage et indompté qui imprègne les espaces de wilderness. Les formules « into » et « amongst » suggèrent respectivement un mouvement d’incursion dans le « wild » et le fait d’être ensuite entouré par celui-ci. On retrouve ces éléments ailleurs dans le livre. Krakauer fait ainsi référence à l’action de pénétrer dans la wilderness lorsqu’il utilise l’expression: « the route Chris McCandless followed into the wilderness » (Krakauer, 2007: 10). McCandless se retrouve plus tard « TRAPPED IN THE WILD » (dans Krakauer, 2007: 194), c’est à dire à l’intérieur de cet espace qui est alors devenu une prison. Et dans un extrait de son Journal, Thoreau mentionne la présence d’une limite imaginaire qui, à nouveau, suggère la présence d’une telle frontière : « I lost myself (…) seeming to pass an imaginary line which separates a hill, mere earth heaped up, from a mountain, into a superterranean grandeur and sublimity » (Thoreau dans Krakauer, 2007: 133). Ces différents passages illustrent donc bien la frontière sous la forme d’une ligne ou d’une limite qu’il faut traverser pour entrer dans un espace de wilderness. Cette limite, bien qu’imaginaire, semble toutefois être liée à la présence du Mt. McKinley, le plus haut sommet d’Amérique de Nord. Cette imposante montagne au centre de l’Alaska représente dans Into the Wild à la fois le symbole de la wilderness alaskienne, comme le formule Krakauer « the wilderness of Mt. McKinley » (Krakauer, 2007: ix), mais également la délimitation entre l’espace civilisé situé au sud de la 24 montagne et la « trackless wilderness north of Mt. McKinley » (Krakauer, 2007: 5). Krakauer compare d’ailleurs la montagne à un rempart comme si cette dernière formait une barrière infranchissable et protégeait ainsi la wilderness des intrus : « On the northern margin of the Alaska Range, just before the hulking ramparts of Mt. McKinley » (Krakauer, 2007: 9). Cette frontière se perçoit également dans Into the Wild par l’opposition entre l’espace ouvert et non délimité qu’est la wilderness et l’espace fermé et découpé en lieux de la civilisation. En géographie, un lieu se définit comme une portion d’espace humanisée à laquelle a été attribué un sens. Ce sens peut être octroyé par l’acte de nommer une portion d’espace, car par cet acte la civilisation s’approprie le lieu. Le parcours de McCandless à travers l’Amérique (avant son aventure en Alaska) est reconstitué au travers des noms de villes et d’endroits dans lesquels il s’est rendu : les routes, les montagnes, les rochers, toutes les portions d’espace qu’il rencontre sont désignées par des noms. Ces appellations contrastent fortement avec les « unnamed peaks » (Krakauer, 2007: 138) et « nameless (…) butte » (Krakauer, 2007: 163) que Krakauer peut observer dans la nature de l’Alaska. De même, les chapitres qui retracent le parcours de McCandless portent tous des titres faisant référence à des lieux: « Carthage », « Bullhead City », « Davis Gulch », « Chesapeake Beach », « Annandale », « Virginia Beach ». Alors que, au contraire, les chapitres qui se déroulent uniquement dans la wilderness de McCandless sont tous deux appelés « The Alaska Interior » (chapitres 1 et 16), ce qui évoque un espace aux limites très floues et abstraites. Enfin, le découpage de l’Amérique en une série successive de lieux contraste également avec l’immensité et le caractère ininterrompu de la wilderness, qui est décrite par les « vast Alaska wilds » (Krakauer, 2007: 161), « vastness » (Krakauer, 2007: 124), « unsullied enormity » (Krakauer, 2007: 4). Ces exemples illustrent à leur tour ce contraste entre, d’une part, la représentation de la wilderness comme espace ouvert et illimité et, d’autre part, l’espace découpé et délimité de la civilisation. La frontière, et donc la séparation entre le connu et l’inconnu, se retrouve également par le fait que les acteurs se représentent la wilderness comme une terre inconnue. En effet, des expressions telles que « trackless wilderness » (Krakauer, 2007 : 5) ou la référence à une « valley of ice that hadn’t seen a human footprint, (…) in many, many years » (Krakauer, 2007 :137) suggèrent l’idée d’une wilderness restant inexplorée. On peut également relever le fait que McCandless se débarrasse de sa carte de la région. Selon 25 Krakauer, il faut en chercher la raison dans sa quête d’un endroit inconnu. Il explique que : In coming to Alaska, McCandless yearned to wander uncharted country, to find a blank spot on the map. In 1992 however, there were no more blank spots on the map- not in Alaska, not anywhere. But Chris with his idiosyncratic logic came up with an elegant solution to this dilemma: he simply got rid of the map. In his own mind, if nowhere else, the terra would thereby remain incognita. (Krakauer, 2007: 173) Ce que Krakauer nomme « blank spot on the map » représente l’inexploré, l’espace encore hors de la civilisation. La volonté de McCandless de conserver l’espace inconnu, symbolisée par son rejet de la carte géographique, renvoie donc à la géographie imaginaire de la wilderness et particulièrement de l’Alaska, en tant qu’espace de wilderness. Car « Alaska is still understood through clichés that present it as a kind of blank slate or empty spot on the map » (Kollin, 2001: 26). En effet, la cartographie d’une zone, tout comme l’action de la nommer, participe à la partition de l’espace en différents lieux par l’attribution d’une localisation et d’un sens particulier à cette zone. Cet acte de cartographie a permis de repousser la frontière entre wilderness et civilisation au cours de l’histoire américaine. Ceci est particulièrement visible par la célèbre expédition menée durant deux ans par Lewis et Clark et mandatée par Jefferson en 1803. Cette expédition avait pour but d’explorer les nouveaux espaces récemment achetés aux Français et de découvrir des passages jusqu’au Pacifique Ouest. L’immense territoire acquis par les Américains comprenait par exemple des régions de l’actuelle Louisiane, du Missouri, du Dakota du sud, du Dakota du Nord, du Montana. Au cours de leur progression, les explorateurs découvrirent peu à peu le territoire et ils cartographièrent et nommèrent les différentes régions au fur et à mesure. L’espace, bien que toujours inhabité par les colons américains, devint donc progressivement humanisé comme le montre le fait que « They named geographic locations after expedition members, peers, loved ones, and even their dog (Seaman’s Creek) » (Encyclopaedia Britannica Online, 2014). Ainsi, ils s’approprièrent l’espace en nommant les endroits rencontrés ; la frontière recula tandis que l’espace se transformait en lieux. Par sa démarche, McCandless se repositionne donc dans le rôle des premiers explorateurs qui s’approprient l’espace grâce à la cartographie. En effet, peu après son installation dans le bus, McCandless dresse une liste de tâches à effectuer: « And under 26 the heading “LONG TERM” he drew up a list of more ambitious tasks : map the area, (…), construct a bridge across a nearby creek, blaze a network of hunting trails » (Krakauer, 2007: 164-165). Cette démarche peut néanmoins sembler paradoxale car par la cartographie de l’espace, McCandless enlève à la wilderness une de ses caractéristiques essentielles qu’il venait y chercher puisqu’ il l’intègre dans l’espace connu de la civilisation. Cette représentation de la wilderness en tant que zone inexplorée implique de façon sous-entendue « inexplorée par l’homme blanc ». Cette implication souligne le caractère eurocentrique et masculin de la conception de Krakauer ; en effet, « The received wilderness idea – of wilderness as virgin, unsullied territory – expresses (…) an essentially male point of view, as well as an essentially colonial point of view » (Callicott et Nelson, 1998: 19). Cette représentation d’une Amérique encore inexplorée avant l’arrivée des Européens est perpétuée depuis la colonisation du Nouveau Continent. Elle nie la présence ultérieure des populations amérindiennes sur le territoire et le fait que First, in 1492, as noted, the only continent measuring up to the definition of wilderness in the Wilderness Act was Antarctica. The Americas were humanly inhabited from the Bering Strait to the Strait of Magellan and from San Francisco Bay to Guanabara Bay. (Callicott et Nelson, 1998: 17) 4.3 La wilderness pure et innocente La traversée de la frontière représente dans Into the Wild le passage de la civilisation néfaste à la wilderness pure. Avant son départ pour l’Alaska, McCandless se détache de ses possessions, de son argent, de ses papiers d’identité, et même de son nom. Il veut également se débarrasser des notions de temps et de localisation géographique en abandonnant sa montre et sa carte géographique. Ces éléments régulent la vie des individus dans la société et McCandless, en les délaissant, marque son rejet du mode de vie imposé par cette dernière. Il décrit la société comme un poison et écrit « We have now begun the third month of the year 1988 and already it is shaping up to be one of the most politically corrupt and scandalous years in modern history » (Krakauer, 2007: 123) Cette image négative transparaît dans les extraits d’autres œuvres repris dans Into the Wild qui décrivent les « factitious habits, prejudices and imperfections of civilization » (Evans, E. dans Krakauer, 2007: 156) et la « meaningless dullness of 27 human eloquence » (Pasternak, B. dans Krakauer, 2007: 188). Face à cette civilisation corrompue, la wilderness représente un refuge de pureté et d’innocence. En effet, selon Krakauer « Chastity and moral purity were qualities McCandless mulled over long and often » (Krakauer, 2007 :66) et c’est dans la nature que McCandless retrouve cette pureté, comme le révèle l’inscription qu’il a gribouillée sur une page du docteur Zhivago « NATURE/PURITY » (Krakauer, 2007: 188). Cette impression de pureté est ressentie également par Krakauer lors de son propre voyage en Alaska. Il décrit la réalité palpable de l’endroit: « The ice looked colder and more mysterious, the sky a cleaner shade of blue. And my motions were similarly amplified: the highs were higher; the periods of despair were deeper and darker » (Krakauer, 2007: 138). Le caractère pur associé à la wilderness renvoie à sa pureté physique car elle forme un tout, homogène et intact, sans corps étrangers pouvant la corrompre. Elle est « the thing itself, not something else ; true, real, genuine » (« pure», Oxford English Dictionary). Mais la pureté de cette wilderness se réfère également à une forme spirituelle et morale qui découle du rôle souvent attribué à la nature. Cette dernière est la source de la vie, la Mère Nature originelle, nourricière et bienfaitrice. Et en effet, « en évoquant la pureté liée à la naissance ou la virginité, l’étymologie du mot nature s’avère très proche du sens donné à l’idée de wilderness » (Arnould et Glon, 2006: 228). Cette pureté semble même aller plus loin pour certains qui attribuent à la wilderness une dimension politique et sociale ; par exemple, « Rousseau turned those ideas against themselves by seeing unspoiled Nature as a source of social decency, (…) a good society requires uncorrupted nature, nature with original ecology.” (Wright, 2001: 176). Le caractère pur attribué à la wilderness américaine remonte également au mythe de la « pristine wilderness », c’est-à-dire la wilderness parfaite, inchangée, d’origine. Car lorsque les colons européens entrent en contact avec le Nouveau Monde, ils croient avoir trouvé une nature sauvage et non transformée. Cette vision d’une nature originelle imprègne fortement les esprits et, lorsque les attitudes envers la wilderness deviennent plus favorables, cette dernière se voit peu à peu désignée comme pure. Le mythe de la wilderness intouchée est à mettre en lien avec l’image du « noble sauvage » qui se développe dès les premières rencontres entre Européens et Amérindiens, car « In their earliest embodiment they were peaceful, carefree, unshackled, eloquent, wise people living innocent, naked lives in a golden world of nature » (Krech, 2000: 17). Pour les Européens, les Indiens ne correspondent pas à leur conception du « civilisé » et sont 28 donc considérés comme partie intégrante de la wilderness. Leur innocence et leur pureté sont peu à peu associées à leur milieu. L’image de l’Indien, habitant discret et respectueux de la nature, s’ancre rapidement dans l’imaginaire collectif et demeure encore aujourd’hui au cœur des représentations ; c’est l’image du « Native American who walks gently through the woods of an untouched wilderness, careful not to alter the natural environment » (Lewis, 2007: 17). C’est d’ailleurs dans les années 1963 à 1970, période sensible aux questions des droits sociaux et aux problèmes environnementaux, que se développe l’image de l’Indien écologique vivant en harmonie avec la nature et les créatures qui l’entourent et auquel on oppose l’homme blanc pollueur et destructeur. En effet, Historians and other scholars have called Indians “the first” American environmentalists or ecologists (…) to possess “the secret of how to live in harmony with Mother Earth, to use what she offers without hurting her” and to “preserve a wilderness ecological balance wheel”. (Krech, 2000: 21-22) Cette représentation de l’Indien écologique dissimule l’impact que les Amérindiens ont eu sur leur environnement. La soi-disant wilderness intouchée des explorateurs européens était en fait un espace modifié, transformé, manipulé par les humains bien avant leur arrivée ; en effet, The myth persists that in 1492 the Americas were a sparsely populated wilderness (…) There is substantial evidence, however, that the Native American landscape of the early 16th century was a humanized landscape almost everywhere. Populations were large. Forest composition had been modified, grasslands had been created, wildlife disrupted and erosion was severe in places. (Denevan, 1992: 369) L’impact des Indiens sur le territoire n’a bien sûr pas eu la même ampleur que celui des civilisations ultérieures, mais l’image de la wilderness en tant qu’espace pur et intouché est à l’origine une construction européenne car « Despite European images of an untouched Eden, this nature was cultural not virgin, anthropogenic not primeval » (Krech, 2000: 122). Cette association entre wilderness et pureté a par la suite été transposée à l’espace alaskien lorsque la frontière de l’Ouest s’est déplacée au Grand Nord. Elle a aussi été renforcée par le climat rude et extrême qui semble protéger ce territoire de l’influence humaine, en lui donnant un aspect inchangé. 29 Cette vision de la pure wilderness américaine démontre à nouveau le caractère eurocentrique de la représentation de Krakauer et elle dissimule un pan sombre de l’histoire de la wilderness. En effet, l’établissement de zones de préservation a souvent entrainé le déplacement de populations amérindiennes vivant sur les terres et ce, dans le but de conserver le caractère « intouché » et « originel » de ces zones. En effet, « Now they [the Indians] were forced to move elsewhere, with the result that tourists could safely enjoy the illusion that they were seeing their nation in its pristine, original state, in the new morning of God’s creation » (Cronon, 1995: 9). 4.4 Le retour à la wilderness en tant que retour à la réalité Dans Into the Wild, McCandless cherche à s’immerger dans cette nature innocente avec l’espoir qu’elle le libère des influences de la civilisation. Car cette dernière, en plus d’être néfaste, plonge les individus dans un mode de vie illusoire. L’espace de wilderness représente la réalité tangible où l’individu subvient à ses propres besoins, tandis que la civilisation est un monde d’abstractions qui prive l’humain de ses capacités. Tout d’abord, Krakauer explique la volonté de McCandless de se détacher de ce « world of abstraction and security and material excess, a world in which he felt grievously cut off from the raw throb of existence » (Krakauer, 2007: 22). L’auteur raconte le besoin qu’il ressentit lui-même dans sa jeunesse de fuir le mode de vie formaté imposé par la société et « the accumulated clutter of day-to-day existence- the lapses of conscience, the unpaid bills, the bungled opportunities, the dust under the couch, the inescapable prison of your genes » (Krakauer, 2007: 142). En échappant à ce mode de vie vain et illusoire, tous deux ont espéré être transformés, même si Krakauer reconnait ultérieurement la naïveté de cette entreprise. McCandless déclare d’ailleurs une fois dans la wilderness « Real life has just begun » (Krakauer, 2007: 167) suggérant ainsi avoir découvert une vie plus authentique dans la nature. Une telle association entre nature et réalité est également exprimée par Thoreau dans l’extrait suivant: « All nature is your congratulation (…) The greatest gains and values are farthest from being appreciated. We easily come to doubt if they exist. We soon forget them. They are the highest reality » (Thoreau dans Krakauer, 2007: 48). Ces « greatest gains and values » procurés par la nature mais que les individus tendent à oublier constituent les éléments d’une réalité plus forte et directe. Ils sont dotés d’une 30 dimension spirituelle et supérieure et ainsi permettent l’ouverture de l’esprit et de la conscience. McCandless découvre cette réalité à travers un mode de vie qui est en contact direct avec la nature: « To live off the land » (Krakauer, 2007: 4, 158), comme il l’exprime à plusieurs reprises. Thoreau ressenti un besoin similaire de ne se concentrer que sur les actes essentiels ; il explique sa démarche à l’étang de Walden 5 par le fait que « I went to the woods because I wished to live deliberately, to front only the essential facts of life. » (Thoreau, 1897: 143). Tous deux recherchent ainsi la rudesse, l’effort physique et mental et la douleur qu’un tel mode de vie implique car ces éléments constituent le quotidien de l’être humain qui doit subvenir à ses propres besoins. Selon Krakauer, « the meaning he wrested from existence lay beyond the comfortable path: McCandless distrusted the value of things that came easily » (Krakauer, 2007: 183). Cette quête d’une forme de libération par l’effort et la souffrance fait également échos aux propos de Sigurd Olsen, figure centrale du mouvement environnemental du 20ème siècle. Olsen explique que : After all, what a man craves most is the old struggle for the bare necessities of existence, food, warmth, and shelter, not to mention the stimulus and alertness due to constant battle with natural enemies. City life deprives a man of all that, and makes of the physical side of life so secure and easy a thing that he revolts at the protection offered him. (Olsen, 2001: 18) Dans la civilisation, l’individu est dépendant de la masse pour satisfaire ses besoins primaires et c’est donc dans la wilderness qu’il réapprend les gestes qui lui permettent d’assurer directement sa survie. Cette immersion dans la wilderness et donc dans la réalité transforme les individus comme le révèle la déclaration de McCandless « I am reborn. This is my dawn. » (Krakauer, 2007: 167). Ce dernier prétend rechercher par sa démarche « the climactic battle to kill the false being within » (Krakauer, 2007: 162), ce « false being » étant l’être artificiel et passif qu’il serait devenu dans la civilisation. Cette expérience de renaissance se retrouve dans l’extrait de Croc Blanc où Buck le chien apprivoisé découvre en lui l’instinct sauvage: « the dominant beast was strong in Buck, and under 5 Thoreau vécut 2 ans dans une cabane à proximité de l’étang de Walden où il tenta de vivre avec simplicité, en marge de la civilisation. Cette période de sa vie est racontée dans Walden ou la vie dans les bois. 31 the fierce conditions of trail life it grew and grew. Yet it was a secret growth. His newborn cunning gave him poise and control » (London, J. dans Krakauer, 2007: 39). Ces passages évoquent l’émergence de l’être soi-disant « authentique » et « naturel » qui sommeille en chacun mais qui étouffé dans la civilisation. Cette idée d’ « état naturel » se retrouve d’ailleurs dans Into the Wild au travers du parcours de Gene Rosellini, un jeune homme aux valeurs similaires à celles de McCandless. Rosellini décida en 1977 d’expérimenter la vie dans la nature sans aucun objet ou outils provenant de la civilisation car « He became convinced that humans had devolved into progressively inferior beings and it was his goal to return to a natural state » (Krakauer, 2001: 75). La notion de renaissance peut tout d’abord être mise en lien avec le célèbre mythe de l’Adam Américain développé par Lewis en 1955. Ce dernier dresse le portrait de l’homme nouveau libéré de son histoire et de son passé, et qui découvre des terres inconnues pour y construire une nouvelle vie. Cette figure mythique, qui illustre le colon américain lors de sa découverte du Nouveau Monde, se retrouve selon Lewis dans de nombreuses œuvres de la littérature américaine. Il explique que « The story implicit in American experience had to do with an Adamic person, springing from nowhere, outside time, at home only in the presence of nature and God, who is thrust by circumstances into an actual world and an actual age » (Lewis, 1955: 89). Cette image s’apparente beaucoup au portrait que Krakauer dresse de McCandless : un jeune homme qui tente de se libérer de son passé, notamment en décidant de « divorcer » de ses parents, qui se créé une nouvelle identité en adoptant un nouveau nom, et qui réalise un pèlerinage spirituel dans un espace hors du temps et de la civilisation. La recherche d’une renaissance dans un espace inexploré peut également être reliée au mythe de la frontière. Les propos de McCandless et de Krakauer rappellent en effet ceux de Turner et du président Théodore Roosevelt (qui était partisan de la théorie de la frontière de Turner) dans leurs éloges du contact avec la nature et le primitif. Ces derniers célèbrent les qualités du pionnier américain, les « frontier virtues », l’individualisme, l’autonomie, la hardiesse. Le « false being » de McCandless ressemble à l’homme sur-civilisé décrit par Roosevelt: « the modern American was in real danger of becoming an “over civilized man”, who has lost the great fighting, masterful virtues » (Roosevelt in Nash, 2001: 150). La renaissance que McCandless pense avoir vécue s’apparente à la « perennial rebirth » au contact de la wilderness que Turner 32 évoque dans sa théorie (voir Point 2 Cadre théorique et historique). Cette philosophie de la frontière est restée profondément ancrée dans la mentalité américaine et se retrouve à nouveau de manière très marquée dans les écrits de Sigurd Olsen. La conception d’Olsen se rapproche en effet beaucoup de celle de McCandless car il considère également qu’un espace hors de la civilisation tel que la wilderness permet à l’être humain de se réaliser: « the silence and the solitude and the noncivilized surroundings of wilderness provide a physical context in which people can more easily rediscover their inner selves » (Olsen, 2001: xxii). Ces « inner selves » dont il dresse le portrait sont les êtres sans influences extérieures : les humains naturels dans leur environnement originel qu’est la wilderness. Car selon Olsen, le retour à la wilderness est un retour aux origines et l’attirance ressentie par la société pour cette wilderness découle d’une « Racial Memory », une mémoire inscrite dans les gènes humains de la vie dans la nature menée par les générations ultérieures: « We all have a pronounced steak of the primitive set deep within us, an instinctive longing that compels us to leave the confines of civilization and bury ourselves periodically in the most inaccessible spots we can penetrate » (Olsen, 2001: 5). Cette tendance à associer wilderness, réalité et « être naturel » est liée à l’urbaphobie qui s’est peu à peu développée dans la société au fil de l’histoire. Les individus ont progressivement ressenti qu’un large gouffre s’était érigé entre eux et la nature et que ce gouffre avait entraîné avec lui des valeurs fondamentales telles que la simplicité. Ainsi est apparu le paradoxe que « we live in an urban-industrial civilization but at the same time pretend to ourselves that our real home is in the wilderness » (Cronon, 1995 : 11). Cette représentation démontre un certain déni du caractère civilisé de l’être humain ainsi que de l’histoire de la civilisation en général car We work our nine-to-five jobs in its [the civilization] institutions, we eat its food, we drive its cars (not least to reach the wilderness), we benefit from the intricate and all too invisible networks with which it shelters us, all the while pretending that these things are not an essential part of who we are. (Cronon, 1995: 11) La volonté de revenir à un état soi-disant « naturel » se retrouve notamment lors d’un autre passage bien spécifique d’Into the Wild, qui met en avant le caractère réel et authentique du mode de vie dans la wilderness. Krakauer insiste sur l’absence dans le journal de McCandless de descriptions de la nature environnante ou de toute autre remarque qui pourrait indiquer une appréciation du paysage. Les notes dans son journal 33 ne concernent presque que son régime alimentaire. En effet, « The entries in McCandless’s journal contain few abstractions about wilderness or, for that matter, few ruminations of any kind. There is scant mention of the surrounding scenery » (Krakauer, 2007: 182). Krakauer, cependant, suggère que cette absence d’appréhension de l’environnement ne signifie nullement que McCandless n’appréciait pas la wilderness qui l’entourait. Elle doit plutôt être vue comme la preuve de la relation que McCandless développa avec son environnement au cours de son séjour, une relation qui peut être comparée à celle des bédouins nomades avec la nature : The nomadic Bedouin does not dote on scenery, paint landscapes, or compile a nonutilitarian natural history… His life is so profoundly in transaction with nature that there is no place for abstraction or esthetics or a “nature philosophy” which can be separated from the rest of his life. (Paul Shepard dans Krakauer, 2007: 183) Bien que cette interprétation de Shepard soit contestable et qu’elle souligne à nouveau le caractère eurocentrique de la vision de Krakauer, son utilisation dans Into the Wild met néanmoins en évidence un point intéressant. Selon Krakauer, le mode de vie de McCandless serait devenu tellement entremêlé avec la nature qu’il ne laisserait aucune place à une quelconque séparation entre lui et cette dernière: le jeune homme serait devenu un membre à part entière de son environnement. Cette représentation s’inscrit dans le débat de la séparation entre nature et société, mais ne renie toutefois pas une telle séparation. Car pour McCandless, les deux sont inconciliables ; il ressent d’ailleurs le besoin de se débarrasser des éléments qui font de lui un membre de la société avant son aventure dans la wilderness. Cette représentation remet cependant en question la séparation entre la nature et l’humain, ce dernier étant à l’origine pour McCandless et Krakauer profondément naturel. Cette distinction est au centre des controverses provoquées par la définition du Wilderness Act de 1964 car dans cette dernière l’humain est exclu de la nature ; il n’y est qu’un « visitor who does not remain » (Wilderness Act, 1964). Ces controversent soulèvent le fait que : The more abstract, philosophical problem with the received wilderness idea – that it perpetuates the pre-Darwinian metaphysical separation of man from nature – would, of course have been obviated were wilderness defined in contrast to civilization, not in contrast to human inhabitation and use. 34 (Callicott et Nelson, 1998: 18) 4.5 La wilderness animée, indifférente et impitoyable Dans Into the Wild la wilderness est une entité animée et dotée de sa propre volonté. Les descriptions de l’environnement donnent vie et mouvement à la nature, ce qui est exprimé dans l’extrait suivant au travers des sons et du toucher Clouds of mosquitoes materialize out of the sticky heat. Every few minutes the insects’ piercing whine is supplanted by the boom of distant thunder; rumbling over the taiga from a wall of thunderheads rearing darkly on the horizon. Thickets of buckbrush leave a crosshatch of bloody lacerations on my shins. Piles of bear scat on the trail, and at one point, a set of fresh grizzly tracks (…) put me on edge. (Krakauer, 2007: 175) Bien que cette nature soit constituée de plusieurs éléments (insectes, tonnerre, buissons, ours), elle forme un tout, une entité. Plusieurs passages d’Into the Wild décrivent cette entité qu’est la wilderness au travers d’une anthropomorphisation : elle se voit affublée de sentiments, d’intentions et d’une volonté propre. Elle est menaçante, oppressante et impitoyable. Krakauer explique par exemple que « The bush is an unforgiving place, however, that cares nothing for hope or longing » (Krakauer, 2007: 4) et il la ressent comme étant « gloomy, claustrophobic, oppressive » (Krakauer, 2007: 175). Il va même jusqu’à lui attribuer un caractère maléfique car « it feels more malevolent than other, more remote corners of the state I know » (Krakauer, 2007: 175). Jack London poursuit cette personnification dans l’extrait : « The land itself was a desolation, (…) so lone and cold that the spirit of it was not even that of sadness » (London, J. dans Krakauer, 2007: 9). Cette représentation est partagée par Thoreau qui décrit le caractère terrifiant de la wilderness: « Nature was here something savage and awful, though beautiful. Man was not to be associated with it. There was clearly felt the presence of a force not bound to be kind to man » (Thoreau dans Krakauer, 2007: 171). Ces différents extraits dépeignent donc la wilderness comme une force indépendante de l’humain mais froide à l’égard de ce dernier. Ces descriptions sont révélatrices d’une forte ambivalence : la wilderness est à la fois recherchée pour le cadre qu’elle procure, tout en inspirant un sentiment de crainte et de malaise à ceux qui s’y rendent. Cette ambivalence se retrouve dans les écrits du peintre américain Thomas Cole qui observe déjà au 19ème siècle les sentiments contradictoires que la wilderness lui inspire: « man may seek such scenes and find pleasure in the 35 discovery, but there is a mysterious fear that comes over him and hurries him away. The sublime feature of nature are too severe for a lone man to look upon and be happy » (Cole dans Nash, 2001: 79). L’humain ne peut en effet qu’admirer la beauté de la wilderness et apprécier les idéaux qu’elle évoque, mais il conservera toujours au fond de lui la peur de ce qu’il ne peut contrôler. L’ anthropomorphisation de la wilderness en révèle tout autant sur l’espace ainsi décrit que sur les individus utilisant un tel procédé pour le décrire car « The decision to depict nature as an active agent or as a passive object reflects ideas about the self, about a community and – in a larger context – even about a nation » (Gersdorf et Mayer, 2006: 80). Les actions de la nature étant humanisées, les individus peuvent alors appréhender ses intentions ainsi que ressentir la présence et le contact de la wilderness. Cette dernière peut désormais « agir » sur les individus pour effectuer la transformation qu’ils viennent y chercher. Une telle représentation révèle le besoin humain d’établir une connexion avec cette nature car « by anthropomorphizing nonhuman agents, individuals can establish the social connectedness they need » (Tam, Lee et Chao, 2013: 515). 4.6 La wilderness : un état d’esprit plutôt qu’un espace localisé Dans Into the Wild, la thématique de la carte est centrale comme le souligne Amy Clary: « Maps, and the different conceptions of terrain suggested by them are at the heart of Into the Wild » (Clary, 2009: 175). Dans le chapitre « (Un)mapping the wild : Jon Krakauer’s Into the Wild, Thoreau’s Walden, and the Textuality of Wilderness », Clary analyse les différences entre les conceptions que McCandless et Krakauer ont du terrain et de sa réalité physique. Plusieurs éléments de son analyse sont relevés dans ce travail car, bien que certains points soient discutables, ils introduisent une approche intéressante de la wilderness d’Into the Wild. Clary explique tout d’abord que, même si McCandless se débarrasse de sa carte géographique (comme expliqué au Point 4.2), il est cependant guidé par une autre sorte de carte, une carte littéraire façonnée par tous les auteurs qu’il admire et les livres qu’il apprécie. En effet, Into the Wild comprend de nombreuses références et extraits tirés des œuvres retrouvées dans la véritable bibliothèque que McCandless conservait dans son bus. Sa déclaration « Jack London is King » (Krakauer, 2007: 9) et les différents parallèles entre l’expérience de Thoreau à Walden et sa propre démarche en Alaska montrent qu’il était plongé dans une représentation de son environnement construite à 36 partir de la littérature. C’est cette représentation idéalisée et romantique que Clary désigne sous le terme de « carte littéraire ». Selon elle, McCandless nie la matérialité du terrain en se laissant guider par cette carte littéraire, car il n’appréhende pas ce terrain par ses aspects physiques et topographiques mais par une conception abstraite de la wilderness. Elle explique que « Into the Wild is so awash in literary references, in fact, that its emphasis on the literary seems to preclude any consideration of the materiality of the “wild” into which McCandless walks » (Clary, 2009: 168). Krakauer lui-même reconnait la culture littéraire dans laquelle McCandless est plongé et comment cette dernière influence sa relation à son environnement : « He was so enthralled by these tales, however, that he seemed to forget they were works of fiction, constructions of the imagination that had more to do with London’s romantic sensibilities than with actualities of life in the subarctic wilderness » (Krakauer, 2007: 45). Comme elle l’explique dans son analyse, Clary compare ensuite cette conception du terrain avec celle de Krakauer. Ce dernier, lorsqu’il se rend jusqu’au bus abandonné, se trouve en possession d’une carte topographique. De cette manière, il restitue sa matérialité au terrain : Krakauer’s reliance on a topographical map signals his acknowledgement that the terrain he traverses is not simply a metaphor for the repository of dreams and desires, but a physical entity that exists independently of philosophical constructs of “the wild”. In refusing to carry a topographical map, McCandless denies the terrain’s materiality and perishes as a consequence. (Clary, 2009: 175) Il serait possible de contester ce déni de la matérialité du terrain chez McCandless en rappelant simplement qu’il survécut durant 113 jours seul dans la nature ; Clary relève néanmoins ici un point intéressant. Elle suggère que la wilderness et le territoire physique sont deux éléments à considérer indépendamment l’un de l’autre. La wilderness se réfère à une représentation du terrain plutôt qu’aux caractéristiques physiques objectives de ce dernier. Cette conception est enfaite au centre d’Into the Wild, comme le montre un paradoxe que l’on peut déceler dans le discours de Krakauer. McCandless était visiblement convaincu, lors de son séjour dans la nature de l’Alaska, de se trouver dans la wilderness. Les passages qu’il soulignait dans ses livres et ses références au fait de se trouver « Into the wild » le suggèrent fortement. Krakauer qualifie également à plusieurs reprises l’endroit où McCandless s’était établi en tant que wilderness. Il résume tout d’abord l’expérience de McCandless de la manière suivante : 37 « In April 1992, a young man (…) walked alone into the wilderness north of Mt. McKinley » (Krakauer, 2007: ix) puis se réfère tout au long du livre à l’endroit où McCandless a vécu en termes de wilderness (« The route Chris McCandless followed into the wilderness » (Krakauer, 2007: 10), « his attempt to depart the wilderness » (Krakauer, 2007: 187); « McCandless went into the wilderness (…) to explore the inner country of his own soul » (Krakauer, 2007: 182)). Krakauer explique cependant que l’espace associé par McCandless à de la wilderness ne peut en faite pas être considérée en tant que telle selon des critères objectifs. Il affirme que « Ironically, the wilderness surrounding the bus – the patch of overgrown country where McCandless was determined “to become lost in the wild” – scarcely qualifies as wilderness by Alaska standards » (Krakauer, 2007: 164). Ainsi, des signes ou des indices de la présence humaine parsemaient la région à proximité du bus. L’on pouvait y trouver plusieurs cabanes, une station de jaugeage, la piste empruntée par McCandless jusqu’au bus abandonné, le bus lui-même. En effet, Less than thirty miles to the east is a major thoroughfare, the George Parks Highway. Just sixteen miles to the south, beyond an escarpment of the Outer Range, hundreds of tourists rumble daily into Denali Park over a road patrolled by the National Park Service. And unbeknownst to the Aesthetic Voyager, scattered within a six-mile radius of the bus are four cabins (although none happened to be occupied during the summer of 1992) (Krakauer, 2007: 161) Il est vrai cependant, que McCandless n’a pas connaissance de la proximité de ces différents éléments puisqu’il n’est plus en possession d’une carte de la région. En outre, la zone dans laquelle il s’est établi, et qui est d’ordinaire empruntée par randonneurs et chasseurs, est restée déserte durant la période de son séjour. McCandless pouvait donc aisément associer l’endroit où il se trouvait à de la wilderness, comme Krakauer luimême le souligne : Despite the relative proximity of the bus to civilization, for all practical purposes McCandless was cut off from the rest of the world. He spent nearly four months in the bush all told, and during that period he didn’t encounter another living soul. In the end the Sushana River site was sufficiently remote to cost him his life. (Krakauer, 2007: 164) Curieusement, même après avoir reconnu que l’emplacement ne pouvait pas être considéré comme de la wilderness, Krakauer persiste à s’y référer sous ce terme-là. 38 Cette dualité dans le discours de Krakauer suggère que les espaces de wilderness d’Into the Wild ne sont pas définis en tant que tels sur la base de caractéristiques préétablies et objectives (telles que l’étendue, la taille ou la biodiversité). Ils le sont dès lors qu’ils sont perçus ainsi par un individu. Ce dernier projette alors une signification sur cet espace en fonction de son ressenti, de la finalité de sa démarche ainsi qu’en fonction des caractéristiques que lui-même attribue à la wilderness. Un espace devient donc wilderness par un processus de construction social dans lequel « the natural environment is transformed into culturally meaningful phenomena » (Greider et Garkovich, 1994: 6). McCandless a construit sa propre wilderness dans l’espace ; Krakauer s’y réfère donc également en tant que wilderness. Ce processus met en avant le caractère subjectif dont ne s’est jamais départi la notion de « wilderness » au cours de son histoire. Cette subjectivité est illustrée par le fait que « One man’s wilderness may be another’s roadside picnic ground » (Nash, 2001: 1). En effet, pour McCandless, l’absence d’humains et la nature environnante ont été suffisantes pour qu’il ressente le caractère « wild » de l’espace, mais ces critères n’auraient sans doute pas été suffisants pour un individu habitué aux endroits plus reculés. La notion de « wilderness » dans Into the Wild fait donc référence aux critères subjectifs décrivant des espaces qui vont déclencher des réactions différentes selon les individus. Cette définition est d’ailleurs retenue par Roderick Frazier Nash dans son livre Wilderness and the American Mind, dans lequel il explique que « The term designates a quality that produces a certain mood or feeling in a given individual and, as a consequence, may be assigned by that person to a specific place » (Nash, 2001: 1). C’est donc le regard porté sur un espace et non l’espace en lui-même qui va désigner ce dernier en tant que wilderness. Cette wilderness présente donc une certaine ironie : elle implique l’absence de civilisation dans son espace, mais cet espace est défini en tant que wilderness au travers d’un processus de construction sociale (un processus qui est donc conditionné par la civilisation) réalisé par l’individu qui s’y trouve. 39 5. Discussion et conclusion La quête de wilderness n’est pas un phénomène isolé ; combien d’individus s’y sont-ils plongés au cours de l’histoire à la recherche d’un idéal, de renouveau, d’un refuge ? Beaucoup restent anonymes mais certains noms se sont tout de même ancrés dans la mémoire collective. Henry David Thoreau expérimentant la vie simple près de Walden, John Muir explorant la Sierra Nevada, Everett Ruess parcourant le désert de l’Utah avant de disparaître mystérieusement, Carl McCunn photographiant les Brooks Range d’Alaska jusqu’à ce que la détresse et l’épuisement de ses provisions le mène au suicide, Timothy Treadwell vivant treize étés parmi les ours avant d’être tué par l’un d’eux, Aaron Ralston s’aventurant dans le Blue John Canyon et se sectionnant lui-même le bras coincé sous un rocher, et bien sûr Christopher McCandless, s’immergeant dans la nature de l’Alaska jusqu’à ce qu’un empoisonnement entraîne son décès. Que leurs histoires fascinent, inspirent ou dérangent, ils ont marqué les esprits. Par leurs démarches, tous ont recherché une expérience transcendante et extrême dans laquelle la nature sauvage jouait un rôle central. Car cette nature est un terrain propice aux constructions sociales : en incarnant l’antithèse du monde civilisé, elle se voit attribuer différentes caractéristiques. Dans Into the Wild, la wilderness est un espace hors de la civilisation, un espace infini et inexploré, un espace pur et authentique, un espace doté de sa propre volonté, un espace où l’individu se retrouve et se réalise. Ces caractéristiques font référence, non pas à la réalité physique du terrain, mais à des éléments subjectifs et sensoriels ; elles décrivent une façon de percevoir l’espace. En effet, pour Cronon, spécialiste de l’histoire environnementale américaine, « The romantic legacy means that wilderness is more a state of mind than a fact of nature, and the state of mind that today most defines wilderness is wonder » (Cronon, 1995: 18). Car, si le concept de « wilderness » désignait à l’origine des espaces concrets, les espaces encore non colonisés par l’homme blanc, sa réutilisation au cours de l’histoire et son association avec de plus grandes idées telles que la liberté, la pureté et la simplicité lui ont fait perdre sa réalité physique et matérielle. Les caractéristiques de la wilderness d’Into the Wild se retrouvent d’ailleurs fortement dans la définition établie par Cronon, dans laquelle il explique que la wilderness est une construction qui entretient l’idée illusoire de l’existence d’un espace où les humains peuvent s’échapper de la civilisation et retrouver leur identité profonde grâce à un mode de vie plus authentique : 40 Wilderness is the natural, unfallen antithesis of an unnatural civilization that has lost its soul. It is a place of freedom in which we can recover the true selves we have lost to the corrupting influences of our artificial lives. Most of all it is the ultimate landscape of authenticity. Combining the sacred grandeur of the sublime with the primitive simplicity of the frontier, it is the place where we can see the world as it really is, and so know ourselves as we really are-or ought to be. (Cronon, 1995: 11) La wilderness prend donc une importance aujourd’hui non pas pour les espaces qu’elle est censée désigner mais pour les concepts et les idées qu’elle évoque et qu’elle représente. Ces concepts et ces idées, « projetés » sur des espaces de nature, sont révélateurs de processus de construction identitaire du groupe d’individus qui accomplit une telle projection car « les représentations sociales contribuent à la construction identitaire des groupes en leur permettant de définir un positionnement social symbolique et de s’appuyer sur des objets sociaux pour affirmer leur spécificité » (Cohen-Scali et Moliner, 2008). La construction qu’est la wilderness révèle donc le besoin de solitude, d’exaltation, de simplicité et de beauté propre à l’être humain contemporain, son envie de faire preuve de retenue, et, surtout, ses doutes et son malaise quant à l’évolution de la civilisation. Elle démontre également la volonté des individus de redéfinir leur identité au travers d’une relation nouvelle avec la nature. 41 6. Bibliographie Arnould, P. et Glon, E. (2006). Wilderness, usages et perceptions de la nature en Amérique du Nord, Annales de Géographie, 3(649): 227-238. Bédard, M. Augustin, J-P. Desnoilles, R. (dirs.) (2012). L’imaginaire géographique: Perspectives, pratiques et devenirs. Québec, Presses de l’Université du Québec. Buckley, J.H. (2014). Lewis and Clark Expedition. Encyclopaedia Britannica Online. (2014). Callicott, J.B. et Nelson, M.P. (eds) (1998). The Great New Wilderness Debate. Athens, The University of Georgia Press. Clary, A. (2009). 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