Jean Auray nous reçoit dans son atelier, croisement
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Jean Auray nous reçoit dans son atelier, croisement
Jean Auray nous reçoit dans son atelier, croisement improbable de loft et de musée de la contrebasse… Le lieu est chaleureux, ouvert, clair, à l’image du bonhomme. Tout en fignolant quelques retouches de vernis sur l’instrument d’une contrebassiste de l’orchestre de Lyon, il commence par exposer sa conception de la lutherie, son rapport avec les musiciens, sur l’état de confiance qu’il cherche à établir avec ceux qui viennent le voir… De cette rencontre et de cet échange va naître l’idée de l’instrument que le musicien et son luthier vont faire ensemble. Il cite l’exemple de Barre Phillips avec lequel, lors de leur première rencontre à l’atelier, il n’a pas travaillé à proprement parler, mais « juste » discuté. « C’était une rencontre humaine avant tout » explique-t-il. Il évoque, le sourire aux lèvres et l’œil malicieux le rituel qui les lie : chaque premier jour du mois, ils se passent un coup de fil au cours duquel le jeu consiste à dire « Rabbit, rabbit ! » à l’autre en premier. Il se trouve que nous sommes aujourd’hui le 1er octobre, et Jean Auray garde un œil attentif sur le téléphone… La conversation est interrompue un moment par l’arrivée d’un jeune qui souhaite travailler dans la facture. Il a apporté son premier travail, une guitare fruste et rustique qu’il présente à Jean Auray avec un mélange de gêne et de fierté. Avec beaucoup de tact et de finesse, mais sans complaisance, celui-ci le conseille, l’écoute, l’oriente et lui donne quelques pistes de travail. Après son départ, la conversation s’oriente naturellement vers la formation et l’apprentissage du métier… Jean Auray : La transmission d’un savoir, c’est avant tout une relation humaine. Embaucher quelqu’un ou prendre un apprenti, ça veut dire passer des heures ensemble chaque jour. J’ai déjà eu des stagiaires, et c’est vrai qu’on me le demande beaucoup. Mais c’est dur, je ne me sens pas toujours à la hauteur, car on doit répondre à de grosses attentes. Il y a un désespoir chez les jeunes en ce moment, ils ont l’impression qu’ils n’auront pas leur place dans cette société. Moi, je dois dire que je n’ai pas connu ça. Si tu avais du courage, de la volonté et un petit peu de qualités dans les mains, il n’y avait aucune raison que tu ne trouves pas. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus dur et les jeunes sont moins patients : ils veulent aller très vite. Il se passe la même chose entre les gens et le bois ? Je veux dire que si tu forces trop le cours des choses, ça casse… Oui, c’est vrai, il y a une analogie. S’il n’y a pas suffisamment d’effort, tu ne fais rien, ça ne plie pas et ça ne prend pas la forme mais par contre, si tu forces… Dans les deux cas, il faut être à l’écoute. Quand je plie les éclisses, quand je cherche la forme des voûtes et la bonne épaisseur, il faut vraiment être à l’écoute du bois. Il n’y a pas que l’oreille d’ailleurs, c’est vraiment à un niveau plus général de sensations que ça se joue. C’est au feeling, on le sent dans la flexion du bois. Et si jamais tu te mets à penser à autre chose… Cela dit, tu peux parfois être complètement ailleurs dans ton boulot, si tu es dans de bonnes idées, des choses plutôt souples et douces, tu peux travailler sans problème. Mais si tu es un peu en colère, tu te rends compte que ça casse ! Le bois, c’est un très bon reflet de nous-même. C’est un matériau à la fois solide et fragile, donc c’est très humain. C’est un matériau qui est intelligent. C’est cellulaire, comme nous. Un morceau de bois, il garde son énergie. Tu prends un bois qui a séché 17 ou 18 ans comme ceux que j’utilise, il n’est pas mort : tu creuses dedans, il recommence à bouger, à prendre sa place. Ils ont besoin à chaque fois de trouver cette place. C’est pour ça que je travaille une semaine sur deux dans le neuf en alternance avec de la réparation pour laisser du temps au bois. Finalement, par rapport à ce que tu dis sur le bois ou sur les gens, ça revient à dire que dans les deux cas, ce dont on manque le plus maintenant, c’est juste du temps… Oui, ça pourrait se résumer comme ça. Mais ça joue sur un autre niveau. Parce qu’on est dans un mode de résultat. Ca induit de pressurer le temps, et aussi les gens… Il n’y a plus la même écoute que celle qu’on pouvait avoir. Quand j’entends toutes ces histoires sur Stradivarius, sur le vernis qu’il utilisait… Je pense que c’était seulement quelqu’un de très « relié ». Quand il pliait ses éclisses, il devait en casser quand il était en colère. Mais quand il était relié, c’était quelqu’un qui était complètement en symbiose avec l’instrument qu’il fabriquait et aussi sûrement avec le musicien pour lequel il le fabriquait. Pour moi, c’est ça un instrument, ça se fabrique comme ça. Je n’ai jamais cru aux histoires de vernis. De toute façon - on le sait maintenant - il utilisait le même vernis que tous les luthiers de la région, c’est un apothicaire qui les fournissait tous... Tout ce mythe qui est raconté, c’est simplement parce qu’il ne reste pas suffisamment de choses élémentaires. Nous ne sommes que des êtres humains qui travaillons avec nos sens, avec notre cœur aussi. Si tu veux faire un bon instrument, il faut quand même être avec la personne pour qui tu le fais et y mettre son cœur, tout en étant maître de soi et serviteur. On est au service de son client, ce qui ne veut pas dire bien sûr à sa botte ! Je veux dire par là qu’il y a une idée de service qui est importante. On est des « gens de service » et ça, ça se perd un peu dans notre société. Le service, c’est ce qu’on fait payer très cher à l’heure actuelle. Alors que tout ça est très logique en fait : on a un peu de talent, l’autre te paye pour que tu l’exerces sur ce dont il a besoin, et c’est tout, ça s’arrête là ! Les « maîtres-luthiers », tout ce qu’il y a autour, je pense que c’est pour cacher beaucoup de « non-savoir ». Je crois que c’est une protection, les luthiers mettent « maître » sur leur plaque pour cacher le manque d’un vrai apprentissage du travail du bois. Ils sont souvent venus là par la musique. Moi, je n’ai pas eu ce cheminement-là, j’ai d’abord été menuisierébéniste. Je n’avais pas de culture musicale quand j’étais jeune. Ca me gênait beaucoup, je me sentais très complexé de ne pas connaître la musique. Je travaillais chez des patrons mais je ne savais pas accorder un instrument ! Je devais « paraître » compétent, ce qui crée tout un jeu. Quand tu n’aimes pas mentir, il y a quelque chose qui est tiraillé en toi. Alors tous les jours j’accordais, je jouais, j’essayais… Jusqu’au jour où il y a eu des contrebassistes qui m’ont demandé de jouer… Bon, ils ont bien vu que je n’étais pas très bon ! Mais j’ai été obligé d’arriver à l’instrument et à ce qu’on lui demande, au son, d’une autre façon, absolument pas académique. Aujourd’hui, comme je joue quelques morceaux, que je connais certains thèmes et que j’improvise aussi, parfois, certains clients pensent que je sais jouer de la contrebasse, mais ce n’est pas vraiment le cas ! Je fais illusion ! Je ne connais pas le solfège, je ne lis pas la musique, je ne sais pas quelles sont les notes que je joue. Il vaut mieux avoir de l’oreille. Par exemple pour accorder une contrebasse, il ne me faut que quelques secondes. Certains jours, je le sens, j’ai une oreille très affinée… Parfois, c’est un peu moins vrai. Ca dépend de la fatigue ? Oui, ça dépend de comment on est accordé nous-mêmes ce jour-là, comment on est accordé avec nousmêmes. En tout cas, si je savais très bien jouer de la contrebasse, j’imposerai sûrement quelque part ma technique, mon idée, mon point de vue, comme certains professeurs l’imposent à leur élève plutôt que d’écouter leur personnalité. C’est ici que lorsqu’on se rencontre avec le musicien, c’est vraiment une histoire de confiance et de partage. Il faut laisser libre une « cage d’improvisation » dans laquelle aucun de nous deux ne sait vers où on va aller. Et c’est comme ça qu’on va faire avancer l’instrument, dans le domaine où le musicien a inconsciemment besoin d’aller, mais sans savoir comment y aller et même parfois sans même savoir formuler sa demande. Cette « cage d’improvisation » qui est donnée par la confiance que l’on a l’un dans l’autre, c’est le cadeau pour obtenir de bons instruments. La plupart du temps, les clients me disent que le résultat est au-delà de ce qu’ils espéraient, ou en tout cas de ce qu’ils auraient pu formuler comme souhait. Je vois le musicien, je vois où il en est, et la confiance qu’il me donne et ce qu’il induit me permet d’aller plus loin. Et c’est normal ! Il ne va pas me payer pour avoir la même chose et reproduire ce qu’il a déjà. Bon, certains musiciens font ça, mais c’est un peu triste… Prenant le contre-pied de sa dernière phrase, il évoque ensuite plein d’enthousiasme sa rencontre avec Barry Guy… On s’est rencontré après son concert cet été (nda : au mois d’août en solo, dans le cadre du festival « Jazz campus en clunisois »). J’ai été estomaqué par son concert. Il y a très longtemps que je n’avais pas vu un concert qui m’avait donné un tel choc… J’avais une bise à lui faire de la part de Barre mais, bon, je ne voulais pas me mettre en avant et j’avais renoncé à aller le voir après le concert. Mais il est venu à côté de moi pendant que j’achetais des disques, donc je lui ai quand même parlé. Il m’a demandé comment je connaissais Barre, alors je lui ai dit que j’étais son luthier. Alors il a dit à sa femme qui était à côté de lui : “Oh, Jean Auray, the great « luthier » !” Il avait déjà mis les mains sur l’un de tes instruments ? Oui, il connaissait la basse de Barre et celle de Bruno Chevillon, il les avait déjà essayées. Alors, il m’a demandé ma carte et dans les huit jours qui suivaient, il me rappelait pour me passer une commande de contrebasse démontable (*). Je lui ai chiffré tout ça, je lui ai donné le délai et les dimensions du flightcase que je pouvais lui avoir et je lui ai proposé de venir essayer celle de Garcia-Fons. Il a renvoyé un message enthousiaste disant qu’il passerait très bientôt. Alors, je ne sais pas, peut-être que ça se fera, ou peut-être qu’on ne fera que modifier sa basse… Mais pour le moment il serait plutôt partant pour que je lui fasse un instrument. Et alors là, pour moi, ça sera un grand moment ! Propos recueillis le 1er octobre 2010 (*) Il y a déjà plusieurs années, Jean Auray a mis au point un système de basse démontable. D’une grande simplicité (pas de vis ni de système mécanique), il permet de séparer le manche de la caisse et ainsi de faciliter grandement ce qui reste le cauchemar de tout contrebassiste : le transport de son instrument, surtout en avion. Il a même été jusqu’à concevoir le flight-case destiné à protéger une contrebasse ainsi démontée (le Nanoo, en deux parties de carbonekevlar). Il fait une démonstration pleine d’humour, en quatre minutes, montre en main, du remontage et de l’accordage d’une contrebasse sur son site : http://www.jauray.com Toutes photos : Juliet ou Jean Auray