Olympe de Gouges et la question de l`esclavage des noirs

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Olympe de Gouges et la question de l`esclavage des noirs
OLYMPE DE GOUGES ET LA QUESTION DE L’ESCLAVAGE DES NOIRS
Hommage rendu à Olympe de Gouges à l’occasion de la cérémonie de remise de diplômes
aux nommés et promus dans l’ordre des Palmes académiques, le 17 avril 2014, à la
préfecture de Montauban.
Textes d’Olympe de Gouges choisis et présentés par Geneviève André-Acquier
Olympe a mené de nombreux combats jusqu’en 1793, date à laquelle elle a été
guillotinée. Combats bien sûr en faveur des droits de la femme, mais aussi en faveur
des Noirs. C’est même avec ce sujet qu’elle entre en littérature.
Lorsqu’en 1783 elle écrit Zamore et Mirza ou l’Heureux Naufrage, elle est depuis dix
ans à Paris où elle fait vite son éducation au contact de Mme de Genlis, et surtout
Mme de Montesson, qui a pour maître de musique le romanesque chevalier de Saint
George, fils d’une esclave et d’un noble colon de Guadeloupe. Il règne dans ses salons
un climat de grande liberté de parole : on débat, on fait du théâtre. C’est là
qu’Olympe se prend de passion pour la littérature, mais dès son premier écrit,
dramatique, elle se singularise par le caractère engagé des sujets qu’elle traite.
Ecrite en 83, la pièce Zamore et Mirza n’a été jouée qu’en 89, malgré l’insistance de
l’auteur auprès des Comédiens Français et les modifications qu’elle a entre temps
apportées au texte publié. Ces difficultés tiennent au sujet qui dérange, mais aussi à la
forme, qui déroute.
En effet, probablement sous l’influence de son ami, l’auteur dramatique LouisSébastien Mercier, elle opte pour le drame en prose, genre très nouveau qui a à peine
plus de vingt ans d’existence. Pour la première fois dans l’histoire du théâtre elle
choisit comme personnages principaux des esclaves noirs et multiplie dans sa pièce,
tant au niveau des décors, des costumes, des maquillages et des figurants, les notes qui
donnent une véritable couleur locale à la représentation. Elle abandonne aussi les
grands principes dramaturgiques de la tragédie classique : l’unité de temps et l’unité
de lieu.
Au début de la pièce sont en scène, deux esclaves noirs, Zamore et Mirza. Ils sont en
fuite. Pour défendre Mirza, victime des violences du contremaître du domaine,
Zamore s’est interposé et dans la lutte l’a tué. Même si jusqu’alors il a bénéficié des
faveurs de son maître, Zamore ne pense pas pouvoir échapper au châtiment et dans
cette première scène, ils déplorent tous deux leur triste sort.
Texte 1 lu par Alexandra Castellon (Mirza) et François-Henri Soulié (Zamore)
L’esclavage des noirs ou l’heureux naufrage, Acte premier , scène 1 (1783/1792)
…
Mirza :
Hélas ! Qu’as-tu fait ? Mon amour t’a rendu coupable. Sans la malheureuse Mirza tu n’aurais
jamais fui le meilleur de tous les maîtres, et tu n’aurais pas tué son homme de confiance.
Zamore :
Le barbare ! Il t’aima, et ce fut pour devenir ton tyran. L’amour le rendit féroce. Le tigre osa
me charger du châtiment qu’il t’infligea pour n’avoir pas voulu répondre à sa passion
effrénée. L’éducation que notre gouverneur m’avait fait donner ajoutait à la sensibilité de mes
mœurs sauvages, et me rendait encore plus insupportable le despotisme affreux qui me
commandait ton supplice.
Mirza :
Il fallait me laisser mourir. Tu serais auprès de notre gouverneur, qui te chérit comme son
enfant. J’ai causé tes malheurs et les siens.
Zamore :
Moi, te laisser périr ! Ah, dieux ! Et pourquoi me rappeler les vertus et les bontés de ce
respectable maître ? J’ai fait mon devoir auprès de lui : j’ai payé ses bienfaits, plutôt par la
tendresse d’un fils que par le dévouement d’un esclave. Il me croit coupable, et voilà ce qui
rend mon tourment plus affreux. Il ne sait point quel monstre il avait honoré de sa confiance.
J’ai sauvé mes semblables de sa tyrannie ; mais, ma chère Mirza, perdons un souvenir trop
cher et trop funeste : nous n’avons plus de protecteurs que la Nature. Mère bienveillante, tu
connais notre innocence : non, tu ne nous abandonneras pas, et ces lieux déserts nous
cacheront à tous les yeux.
Mirza :
Le peu que je sais, je te le dois, Zamor ; mais, dis-moi, pourquoi les Européens et les habitants
ont-ils tant d’avantages sur nous, pauvres esclaves ? Ils sont cependant faits comme nous,
nous sommes des hommes comme eux : pourquoi donc une si grande différence de leur
espèce à la nôtre ?
Zamore :
Cette différence est bien peu de choses ; elle n’existe que dans la couleur ; mais les avantages
qu’ils ont sur nous sont immenses. L’art les a mis au-dessus de la nature : l’instruction en a
fait des dieux, et nous ne sommes que des hommes. Ils se servent de nous dans ces climats
comme ils se servent des animaux dans les leurs. Ils sont venus dans ces contrées, se sont
emparés des terres, des fortunes, des naturels, des îles, et ces fiers ravisseurs des propriétés
d’un peuple doux, et paisible dans ses foyers, firent couler tout le sang de leurs nobles
victimes, se partagèrent entr’eux leurs dépouilles sanglantes, et nous ont faits esclaves pour
récompense des richesses qu’ils ont ravies, et que nous leur conservons. Ce sont leurs propres
champs qu’ils moissonnent, semés de cadavres d’habitants, et ces moissons sont actuellement
arrosées de nos sueurs et de nos larmes. La plupart de ces maîtres barbares nous traitent avec
une cruauté qui fait frémir la nature. Notre espèce trop malheureuse s’est habituée à ces
châtiments. Ils se gardent bien de nous instruire. Si nos yeux venaient à s’ouvrir, nous aurions
horreur de l’état où ils nous ont réduits, et nous pourrions secouer un joug aussi cruel que
honteux ; mais est-il en notre pouvoir de changer notre sort ? L’homme avili par l’esclavage a
perdu toute son énergie, et les plus abrutis sont les moins malheureux. J’ai témoigné toujours
le même zèle à mon maître ; mais je me suis bien gardé de faire connaître ma façon de penser
à mes camarades. Dieu ! Détourne le présage qui menace encore ce climat, amollis le cœur de
nos tyrans, et rends à l’homme le droit qu’il a perdu dans le sein même de la Nature.
Mirza :
Que nous sommes à plaindre !
Zamor :
Peut-être avant peu notre sort va changer. Une morale douce et consolante a fait tomber en
Europe le voile de l’erreur. Les hommes éclairés jettent sur nous des regards attendris : nous
leur devons le retour de cette précieuse liberté, le premier trésor de l’homme, et dont des
ravisseurs cruels nous ont privés depuis si longtemps.
Par un heureux hasard, sur l’île où ils se sont réfugiés, Zamor et Mirza sauvent un jeune
couple d’Européens d’un naufrage. Mais, les fugitifs sont retrouvés et faits prisonniers :
une condamnation à mort semble certaine pour Zamor. Il se trouve que la jeune femme
sauvée du naufrage est la fille du gouverneur, fille dont il ignorait jusqu’alors
l’existence. Elle intercède en faveur du criminel et de sa compagne auprès de son père,
qui leur fait grâce.
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Lorsqu’enfin elle est assurée que sa pièce sera jouée par les Comédiens du Roi, Olympe
publie à nouveau sa pièce en 1788, en expliquant ses intentions au public, non seulement
en exposant une nouvelle fois les raisons de son combat en faveur des Noirs, mais aussi le
rôle que le théâtre à ses yeux –comme chez Molière- peut jouer dans l’avancement des
idées et le perfectionnement des mœurs.
Texte 2 lu par Alexandra Castellon
Réflexions sur les hommes nègres (février 1788)
L’espèce d’hommes nègres m’a toujours intéressée à son déplorable sort. A peine mes
connaissances commençaient à se développer, et dans un âge où les enfants ne pensent pas,
que l’aspect d’une Négresse que je vis pour la première fois, me porta à réfléchir, et à faire
des questions sur sa couleur.
Ceux que je pus interroger alors, ne satisfirent point ma curiosité et mon raisonnement. Ils
traitaient ces gens-là de brutes, d’êtres que le Ciel avait maudits ; mais en avançant en âge, je
vis clairement que c’était la force et le préjugé qui les avaient condamnés à cet horrible
esclavage, que la Nature n’y avait aucune part, et que l’injuste et puissant intérêt des Blancs
avait tout fait.
Pénétrée depuis longtemps de cette vérité et de leur affreuse situation, je traitai leur histoire
dans le premier sujet dramatique qui sortit de mon imagination. Plusieurs hommes se sont
occupés de leur sort ; ils ont travaillé à l’adoucir ; mais aucun n’a songé à les présenter sur la
scène avec le costume et la couleur, tel que je l’avais essayé, si la Comédie-Française ne s’y
était point opposée.
Mirza avait conservé son langage naturel, et rien n’était plus tendre. Il me semble qu’il
ajoutait à l’intérêt de ce drame, et c’était bien de l’avis de tous les connaisseurs, excepté les
comédiens. Ne nous occupons plus de ma pièce, telle qu’elle a été reçue. Je la présente au
Public.
Revenons à l’effroyable sort des Nègres ; quand s’occupera-t-on de le changer, ou du moins
de l’adoucir ? Je ne connais rien à la politique des gouvernements ; mais ils sont justes, et
jamais la Loi Naturelle ne s’y fit mieux sentir. Ils portent un œil favorable sur tous les
premiers abus. L’homme partout est égal. Les rois justes ne veulent point d’esclaves ; ils
savent qu’ils ont des sujets soumis, et la France n’abandonnera pas des malheureux qui
souffrent mille trépas pour un, depuis que l’intérêt et l’ambition ont été habité les îles les plus
inconnues. Les Européens avides de sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l’or, ont
fait changer la Nature dans ces climats heureux. Le père a méconnu son enfant, le fils a
sacrifié son père, les frères se sont combattus, et les vaincus ont été vendus comme des bœufs
au marché. Que dis-je ? C’est devenu un commerce dans les quatre parties du monde.
Un commerce d’hommes !... grand Dieu ! Et la Nature ne frémit pas ! S’ils sont des animaux,
ne le sommes-nous pas comme eux ? Et en quoi les Blancs diffèrent-ils de cette espèce ? C’est
dans la couleur… Pourquoi la Blonde fade ne veut-elle pas avoir la préférence sur la Brune
qui tient du mulâtre ? Cette tentation est aussi frappante que du Nègre au Mulâtre. La couleur
de l’homme est nuancée, comme dans tous les animaux que la Nature a produits, ainsi que les
plantes et les minéraux. Pourquoi le jour ne le dispute-t-il pas à la nuit, le soleil à la lune, et
les étoiles au firmament ? Tout est varié, et c’est là la beauté de la nature. Pourquoi donc
détruire son ouvrage ?
L’homme n’est-il pas son plus beau chef-d’œuvre ? L’Ottoman fait bien des Blancs ce que
nous faisons des Nègres : nous ne le traitons cependant pas de barbare et d’homme inhumain,
et nous exerçons la même cruauté que des hommes qui n’ont d’autre résistance que leur
soumission.
Mais quand cette soumission s’est une fois lassée, que produit le despotisme barbare des
habitants des Isles et des Indes ? Des révoltes de toute espèce, des carnages que la puissance
des troupes ne fait qu’augmenter, des empoisonnements, et tout ce que l’homme peut faire
quand une fois il est révolté. N’est-il pas atroce aux Européens, qui ont acquis par leur
industrie des habitations considérables, de faire rouer de coups du matin au soir ces infortunés
qui n’en cultiveraient pas moins leurs champs fertiles, s’ils avaient plus de liberté et de
douceur ?
Leur sort n’est-il pas des plus cruels, leurs travaux assez pénibles, sans qu’on exerce sur eux,
pour la plus petite faute, les plus horribles châtiments ? On parle de changer leur sort, de
proposer les moyens de l’adoucir, sans craindre que cette espèce d’hommes fasse un mauvais
usage d’une liberté entière et subordonnée.
Je n’entends rien à la politique. On augure qu’une liberté générale rendrait les hommes
Nègres aussi essentiels que les Blancs : qu’après les avoir laissés maîtres de leur sort, ils le
soient de leurs volontés : qu’ils puissent élever leurs enfants auprès d’eux. Ils seront plus
exacts aux travaux, et plus zélés. L’esprit de parti ne les tourmentera plus, le droit de se lever
comme les autres hommes les rendra plus sages et plus humains. Il n’y aura plus à craindre de
conspirations funestes. Ils seront les cultivateurs libres de leurs contrées, comme les
Laboureurs en Europe. Ils ne quitteront point leurs champs pour aller chez les nations
étrangères.
La Liberté des Nègres fera quelques déserteurs, mais beaucoup moins que les habitants des
campagnes françaises. A peine les jeunes villageois ont obtenu l’âge, la force et le courage,
qu’ils s’acheminent vers la capitale pour y prendre le noble emploi de laquais ou de
crocheteur. Il y a cent serviteurs pour une place, tandis que nos champs manquent de
cultivateurs.
[…]
Jouez donc ma pièce, Mesdames et Messieurs, elle a attendu assez longtemps son tour. La
voilà imprimée, vous l’avez voulu ; mais toutes les nations avec moi vous en demandent la
représentation, persuadée qu’elles ne me démentiront pas. Cette sensibilité, qui ressemblerait
à l’amour-propre chez tout autre que chez moi, n’est que l’effet que produisent sur mon cœur
toutes les clameurs publiques en faveur des hommes nègres. Tout lecteur qui m’a bien
appréciée sera convaincu de cette vérité.
[…]
****************
La pièce d’Olympe, malgré un réel succès, a été retirée de l’affiche au bout de trois
représentations. Sans doute les comédiens n’ont-ils pas mis beaucoup de cœur à la
défendre, sachant entre autres que certains devaient être maquillés en noir. Surtout elle
a reçu une vive opposition de la part des nombreux abonnés de la Comédie Française
intéressés au commerce triangulaire. A la veille de la première représentation, le
29/12/1789, Olympe s’est vue adresser une lettre ouverte incendiaire signée « un colon
très aisé à connaître ». Elle réplique peu après par une lettre ouverte également et en ces
termes…:
Texte 3 lu par François-Henri Soulié
Réponse au champion américain ou Colon très aisé à connaître (janvier1790)
[…]
Sans connaître l’histoire de l’Amérique, cette odieuse traite des nègres a toujours soulevé mon
âme, excité mon indignation. Les premières idées dramatiques que j’ai déposées sur le papier,
furent en faveur de cette espèce d’hommes tyrannisés avec cruauté depuis tant de siècles.
Cette faible production se ressent peut-être un peu trop d’un début dans la carrière
dramatique. Nos grands hommes mêmes n’ont pas tous commencé comme ils ont fini, et un
essai mérite toujours quelque indulgence. Je puis donc vous attester, Monsieur, que les Amis
des Noirs n’existaient pas quand j’ai conçu ce sujet, et vous deviez plutôt présumer , si la
prévention ne vous eût pas aveuglé, que c’est peut-être d’après mon drame que cette société
s’est formée, ou que j’ai eu l’heureux mérite de me rencontrer noblement avec elle. Puisse-til en former une plus générale, et l’entraîner plus souvent à sa représentation ! Je n’ai point
voulu enchaîner l’opinion du public à mon Patriotisme : j’ai attendu avec patience son
heureux retour en faveur de ce drame. Avec quelle satisfaction je me suis entendu dire de
toute part que les changements que j’avais faits répandaient sur cette pièce un grand intérêt
qui ne pourra que s’augmenter, quand le public va être instruit que, depuis quatre mois, j’ai
dédié cet ouvrage à la Nation, et que j’en ai consacré le produit à la Caisse patriotique,
établissement dont j’ai présenté le projet dans ma Lettre au peuple, publiée depuis dix-huit
mois !
[…]
J’espère, Monsieur, et j’ose m’en flatter, que d’après les éclaircissements que je vous donne
sur L’esclavage des nègres, vous ne le poursuivrez plus, et que vous deviendrez au contraire
le zélé protecteur de ce drame, en le faisant même représenter en Amérique. Il ramènera
toujours les hommes noirs à leurs devoirs, en attendant des Colons et de la Nation française
l’abolition de la traite, et un sort plus heureux. Voilà les dispositions que j’ai montées dans cet
ouvrage. Je n’ai point prétendu, d’après les circonstances, en faire un flambeau de discorde,
un signal d’insurrection ; j’en ai, au contraire, depuis, adouci l’effet. Pour peu que vous
doutiez de cette assertion, lisez, je vous prie, L’heureux naufrage, imprimé depuis trois ans ;
et si j’ai fait quelques allusions à des hommes chers à la France, ces allusions ne sont point
nuisibles à l’Amérique. C’est ce dont vous serez convaincu à la représentation de cette pièce,
si vous voulez me faire l’honneur d’y venir ? C’est dans ce doux espoir que je vous prie de me
croire, Monsieur, malgré notre petite discussion littéraire, suivant le protocole vécu, votre très
humble servante,
Olympe de Gouges
Paris, le 18 janvier 1790
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Grande déception : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamée en
1791, après tant de discussions, ne contient aucune avancée pour la femme. D’où la
réplique que fait Olympe de Gouges avec sa Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne. Ce texte est augmenté d’un postambule très intéressant où elle expose les
principes d’un contrat entre l’homme et la femme qu’elle verrait bien remplacer le
contrat de mariage, mais aussi elle y rappelle la question des Noirs –autres exclus de la
condition humaine- en raison du sort injuste qu’ils subissent, en raison aussi des
troubles graves causés par les révoltes qui se multiplient dans les îles.
Texte 4 lu par Alexandra Castellon
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne – Postambule (1791)
Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les troubles que cause, dit-on, le décret
en faveur des hommes de couleur, dans nos îles. C’est là où la nature frémit d’horreur ; c’est
là où la raison et l’humanité n’ont pas encore touché les âmes endurcies ; c’est là surtout où la
division et la discorde agitent leurs habitants. Il n’est pas difficile de deviner les instigateurs
de ces fermentations incendiaires : il y en a dans le sein même de l’Assemblée nationale : ils
allument en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les colons prétendent régner en
despotes sur des hommes dont ils sont les pères et les frères ; et méconnaissant les droits de la
nature, ils en poursuivent la source jusque dans la plus petite teinte de leur sang. Ces colons
inhumains disent : notre sang circule dans leur veines, mais nous le répandrons tout, s’il le
faut, pour assouvir notre cupidité ou notre aveugle ambition. C’est dans ces lieux, les plus
près de la Nature que le père méconnaît le fils ; sourd au cri du sang, il en étouffe tous les
charmes. Que peut-on espérer de la résistance qu’on lui oppose ? La contraindre avec
violence, c’est la rendre terrible, la laisser encore dans les fers, c’est acheminer toutes les
calamités vers l’Amérique. Une main divine semble répandre partout l’apanage de l’homme,
la liberté ; la loi seule a le droit de réprimer cette liberté, si elle dégénère en licence ; mais elle
doit être égale pour tous, c’est elle surtout qui doit renfermer l’Assemblée nationale dans son
décret, dicté par la prudence et par la justice. Puisse-t-elle agir de même pour l’état de la
France, et se rendre aussi attentive sur les nouveaux abus, comme elle l’a été sur les anciens
qui deviennent chaque jour plus effroyables ! Mon opinion serait encore de raccommoder le
pouvoir exécutif avec le pouvoir législatif, car il me semble que l’un est tout, et que l’autre
n’est rien ; d’où naîtra, malheureusement peut-être, la perte de l’Empire français. Je considère
ces deux pouvoirs, comme l’homme et la femme qui doivent être unis, mais égaux en force et
en vertu, pour faire un bon ménage.
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Pour l’impression nouvelle de 1792, Olympe de Gouges, inquiète du déchaînement de
violences qui a lieu dans les colonies, fait précéder sa pièce d’une nouvelle préface. Elle
s’y adresse cette fois non seulement aux Colons, mais aussi aux hommes de couleur
rappelant les uns et les autres à la sagesse et à la justice, ce que, dit-elle, recommande sa
pièce elle-même.
Texte 5 lu par François-Henri Soulié
L’esclavage des Noirs. Préface pour l’édition de1792.
[…]
Quand le Public aura lu ce Drame, […] il reconnaîtra qu'il est le tableau fidèle de la situation
actuelle de l’Amérique. Tel que ce Drame fut approuvé sous le despotisme de la presse, je le
donne aujourd'hui sous l'an quatrième de la liberté. Je l’offre au Public comme une pièce
authentique et nécessaire à ma justification. Cette production est-elle incendiaire? non.
Présente-t-elle un caractère d'insurrection ? non. A-t-elle un but moral ? oui sans doute. Que
me veulent donc ces Colons pour parler de moi avec des termes si peu ménagés ? Mais ils
sont malheureux, je les plains, et je respecterai leur déplorable sort ; je ne me permettrai pas
même de leur rappeler leur inhumanité : je me permettrai seulement de leur citer tout ce que
j'ai écrit pour leur conserver leurs propriétés et leurs plus chers intérêts : ce Drame en est une
preuve.
C'est à vous, actuellement, esclaves, hommes de couleur, à qui je vais parler ; j'ai peut-être des
droits incontestables pour blâmer votre férocité : cruels, en imitant les tyrans, vous les
justifiez. La plupart de vos Maîtres étaient humains et bienfaisants, et dans votre aveugle rage
vous ne distinguez pas les victimes innocentes de vos persécuteurs. Les hommes n'étaient pas
nés pour les fers, et vous prouvez qu'ils sont nécessaires. Si la force majeure est de votre côté,
pourquoi exercer toutes les fureurs de vos brûlantes contrées ? Le poison, le fer, les poignards,
l’invention des supplices les plus barbares et les plus atroces ne vous coûtent rien, dit-on.
Quelle cruauté ! quelle inhumanité ! Ah ! combien vous faites gémir ceux qui voulaient vous
préparer, par des moyens tempérés, un sort plus doux, un sort plus digne d'envie que tous ces
avantages illusoires avec lesquels vous ont égarés les auteurs des calamités de la France et de
l'Amérique. La tyrannie vous suivra, comme le crime s'est attaché à ces hommes pervers. Rien
ne pourra vous accorder entre vous. Redoutez ma prédiction, vous savez si elle est fondée sur
des bases vraies et solides. C'est d'après la raison, d'après la justice divine, que je prononce
mes oracles Je ne me rétracte point : j'abhorre vos Tyrans, vos cruautés me font horreur.
Ah ! si mes conseils vont jusqu'à vous et si vous en reconnaissez tout l'avantage, j'ose croire
qu'ils calmeront vos esprits indomptés, et vous ramèneront à une concorde indispensable au
bien de la Colonie et à vos propres intérêts, Ces intérêts ne consistent que dans l'ordre social,
vos droits dans la sagesse de la Loi ; cette Loi reconnaît tous les hommes frères ; cette Loi
auguste que la cupidité avait plongée dans le chaos est enfin sortie des ténèbres Si le sauvage,
l'homme féroce la méconnaît, il est fait pour être chargé de fers et dompté comme les brutes.
Esclaves, gens de couleur, vous qui vivez plus près de la Nature que les Européens, que vos
Tyrans, reconnaissez donc ses douces lois, et faites voir qu'une Nation éclairée ne s'est point
trompée en vous traitant, comme des hommes et vous rendant des droits que vous n'eûtes
jamais dans l'Amérique. Pour vous rapprocher de la justice et de l’humanité, rappelez-vous, et
ne perdez jamais de vue, que c'est dans le sein de votre Patrie qu'on vous condamne à cette
affreuse servitude, et que ce sont vos propres parents qui vous mènent au marché : qu'on va à
la chasse des hommes dans vos affreux climats, comme on va ailleurs à la chasse des
animaux. La véritable Philosophie de l’homme éclairé le porte à arracher son semblable du
sein d’une horrible situation primitive où les hommes non-seulement le vendaient, mais où ils
se mangeaient encore entre eux. Le véritable homme ne considère que l'homme. Voilà mes
principes, qui diffèrent bien de ces prétendus défenseurs de la Liberté, de ces boutefeux, de
ces esprits incendiaires qui prêchent l'égalité, la liberté, avec toute l'autorité et la férocité des
Despotes.
[…]
Je m'écarte du but de ma Préface, et le temps ne me permet pas de donner un libre cours à des
raisons philosophiques. Il s'agissait de justifier L’Esclavage des noirs, que les odieux Colons
avaient proscrit, et présenté comme un ouvrage incendiaire. Que le public juge et prononce,
j'attends son arrêt pour ma justification.
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Le décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies paraît en 1794.
L’esclavage sera rétabli par Bonaparte en 1802.
Mais définitivement aboli en 1848.