Running Wild

Transcription

Running Wild
Esthétique du chaos :
Running Wild de J.G. Ballard
Stephan Kraitsowits
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
L’écriture du chaos est pour James Graham Ballard un moyen d’échapper à l’ordre de
l’écriture. Dans Running Wild [1988], un fait divers, surprenant par la violence et la
rapidité de son exécution, devient l’occasion pour cet auteur d’explorer une
communauté humaine spécifique et de découvrir les rouages socio-économiques et
politiques d’une partie de la société britannique contemporaine. Mais cette transition
abrupte, au cœ ur de ce que Ballard décrit comme un système ordonné, est également
l’occasion d’une exploration du rôle fondamental que sont susceptibles de jouer, plus
largement, le systématique et l’imprévisible, le déterminé et l’aléatoire, le simple et le
complexe. Se saisissant des virtualités libératrices du chaos, Ballard met en œ uvre une
véritable esthétique du chaos qui en applique le potentiel à sa propre écriture. Il évite
alors toute entropie des formes grâce à un système de tensions et d’échanges qui donne
de son œ uvre l’image d’un organisme en devenir.
Traitement paroxystique de l’idéal urbain
En premier lieu, Running Wild de James Graham Ballard apparaît comme un roman
policier ordinaire, comme une fiction réaliste1 qui chercherait à décrire objectivement
des événements qui se sont déroulés au sein d’un village résidentiel cossu de la
périphérie ouest de Londres : le village de Pangbourne. Mais à force d’exacerber
l’ordonnancement, la propreté et l’uniformité du village de Pangbourne, Ballard
parvient à ériger celui-ci en véritable idéal-type de la civilisation urbaine. En effet, des
images prises par une caméra de police, retranscrites dans les notes professionnelles
d’un médecin légiste du nom de Richard Greville, donnent de la petite bourgade
résidentielle, l’image d’une architecture urbaine raisonnée, particulièrement élégante et
somptueuse :
The camera leaves the gatehouse and sets off along The Avenue, the tree-lined
central drive of the Estate. The handsome mansions sit above their ample front
lawns, separated from each other by screens of ornamental shrubs and drystone walls. The light is flat but remarkably even, a consequence of the
generous zoning densities (approx. two acres per house) and the absence of
those cheap silver firs which cast their bleak shadows across the mock-Tudor
façades of so many executive estates in the Thames Valley. (RW p. 6) 2
1 Le déploiement factuel du récit de Running Wild mobilise des documents froids et
impartiaux où la présence d’une conscience humaine émotive et peu fiable est réduite au
minimum. Documents, historiques, enquêtes et catalogues brisent constamment la linéarité du
récit d’une enquête pour en faire un pseudo-documentaire, une reconstitution de faits restitués
par le Dr Greville, médecin légiste, seule conscience narratrice du texte.
2 Les citations et numéros de page pour Running Wild renvoient à l’édition Flamingo, 1997,
que j’abrège avec les lettres RW.
© La Chouette, 2001
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Pour le Docteur Greville, dont les notes forment l’ensemble du récit de Running Wild,
l’espace habitable du Village de Pangbourne est parcellisé et mesurable (« approx.
two acres per house »). Bien desservies, les résidences sont reliées par des voies de
communication bien entretenues, rectilignes et anonymes (« The Avenue » ). Tous les
éléments naturels ont été disposés, fabriqués ou modelés en fonction des exigences
humaines : les arbres sont alignés (« tree-lined »), les pierres entassées pour former
des murs solides (« dry-stone walls ») et l’herbe soigneusement apprivoisée. Dans la
ville inventée de Ballard, l’homme, décrit par le Docteur Richard Greville, a su se bâtir
un univers fonctionnel où la nature s’offre comme un outil d’esthétisation réfléchi. Les
arbres ne sont pas autochtones, mais choisis pour leurs vertus décoratives qui ne font
aucunement ombrage aux admirables bâtiments. Les jardins sont des écrins mettant en
valeur (« ample front lawns ») et encadrant (« screens of ornamental shrubs ») les
biens précieux que représentent les dix maisons individuelles du village. L’examen du
Docteur Greville montre également que toute vie animale est maîtrisée et se voit
attribuer une fonction précise par les résidents du village de Pangbourne. Aucun
animal ne saurait nuire à l’ordre que l’homme s’impose à lui-même dès lors qu’il
n’entre dans le périmètre du village que le soir pour aider à la surveillance du
domaine :
… (all pets are discouraged at Pangbourne Village : they foul the lawns and
are a distracting focus of affection). (RW p. 90)
Considérés par les résidents comme agents du chaos naturel à cause de leurs pulsions
bien trop primitives et donc de leur absence de culture urbaine, les animaux, comme la
présence de la nature dans son ensemble, ne sont tolérés dans l’enceinte du village qu’à
condition d’être effectivement tenus en laisse. Cette hyper civilisation du village de
Pangbourne, la volonté farouche des habitants d’ordonner, de maîtriser ou d’exclure
tout ce que propose la nature et qui n’est pas issu de leur culture, se retrouve dans
l’obsession des habitants du village pour l’hygiène. La propreté immaculée des lieux,
leur agencement systématique par un personnel d’entretien qualifié, l’absence même
de feuilles mortes ou de crottes de chien dans les allées, sont autant de marques de
l’écart radical entre la civilisation urbaine et le monde naturel. Pour les résidents du
village, l’hygiène apparaît comme le rempart privilégié contre le chaos de la nature. La
propreté, les surfaces lisses des façades et les idées nettes caractérisent le village de
Pangbourne ; tout doit y être immaculé. Au village de Pangbourne la saleté passe pour
un mal qu’il faut exorciser car elle est une manifestation inquiétante du chaos. Afin de
souligner et d’intensifier cette distance qui sépare la civilisation humaine de
Pangbourne du milieu naturel, Ballard met en œ uvre dans le rapport d’enquête du
docteur Greville, une imagerie d’une aridité toute symbolique qui mesure le degré
d’artificialité du village. Par exemple, Greville rappellera que le village de Pangbourne
n’est pas situé au bord d’un cours d’eau qui aurait pu y charrier la vie, mais doit son
existence à des artères de béton, construites par l’homme, pour le seul bénéfice d’une
classe privilégiée :
The chief attraction for Camelot Holdings Ltd, the architects and property
developers, was the proximity of the M4 motorway, and the ready access it
offers to Heathrow Airport and central London, an ease of access that might
well have benefited the assassins and kidnappers. All the residents of
Pangbourne Village worked either in central London or in the silicon valle y of
high-technology computer firms along the M4 corridor. Pangbourne Village is
only the newest (completed 1985) and most expensive (the ten houses, all with
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swimming pools, projection theatres and optional stables, each sold for
approx. 590, 000 pounds) of a number of similar estates in Berkshire which
house thousands of senior professionals – lawyers, stockbrokers, bankers –
and their families.
Secure behind their high walls and surveillance cameras, these estates in effect
constitute a chain of closed communities whose lifelines run directly along the
M4. (RW p.12)
Relié par un cordon tout ombilical (« whose lifelines run directly along the M4 ») à
l’argent, au béton et au silicium, le village de Pangbourne est alors un village sans
épaisseur historique. Il n’est pas le produit d’une communauté biologique mais le
produit inhumain d’un monde aride et minéral. Ce n’est surtout pas un corps naturel,
bouillonnant, qui par la dynamique d’une population connaîtrait une physionomie
singulière et une tradition mouvementée mais une ville nouvelle, créée de toutes pièces
(« completed in 1985 »), une ville instrumentale (« ready access it offers to Heathrow
Airport and Central London »), purement fonctionnelle (« all the residents worked
along the M4 corridor ») ; en bref, une ville clés en main. Le village imaginé par
Ballard est, en outre, étroitement uniforme. Il est occupé par une classe sociale
homogène (« senior professionals – lawyers, stockbrockers, bankers – and their
families »). La seule faune susceptible d’être croisée est celle constituée par les
membres des professions libérales supérieures (« worked either in central London or
in the silicon valley ») ayant survécu à une sorte d’épuration du patrimoine social par
les eaux des piscines privatives et chlorées. Là encore, Ballard abolit la variété
essentielle de la nature. Soumise à la volonté de l’homme civilisé, la nature dénaturée,
disciplinée par la culture urbaine de Pangbourne se réduit en autant de lots à vendre
(« each sold for approx. 590,000 pounds »).
L’imagerie de Running Wild réitère alors le fait que, pour Ballard, le microcosme
apparemment idéal du village de Pangbourne est en fait le théâtre d’une stérilisation et
d’une dessiccation de la vie au fur et à mesure que les hommes perdent de vue leur
propre existence, une existence évaporée dans un univers culturellement aseptisé. Dans
ce roman, on voit systématiquement s’effacer le thème de la nature foisonnante, moite
et chaotique cher à Ballard3 pour laisser place au thème de l’organisation rationnelle,
artificielle et stérile du monde. Dans l’imaginaire de Ballard, ce déplacement
symbolique vers une cosmogonie minérale matérialise précisément l’ordre et
l’antisepsie, la maîtrise de la nature et la menace de l’extinction de toute vie
biologique. Pour Ballard, le village de Pangbourne n’a, en fin de compte, plus aucune
existence naturelle et, d’une certaine manière, il ne peut vivre du tout. Ainsi qu’il le
fait dire à son narrateur :
At Pangbourne Village, I reflected, time could run backwards or forwards.
The residents had eliminated both past and future, and for all their activity
they existed in a civilised and eventless world. (RW p.62)
Le village de Pangbourne, paroxysme d’une certaine vision de l’urbanisme, agit alors
comme une sorte de « vanité », comme une composition durable mais dont
l’observation rappelle avant tout la destinée mortelle de l’homme, son autosatisfaction
et sa suffisance. Derrière la façade séduisante et dernier cri du village de Pangbourne
3 Cf. pp. 266 à 292 de ma thèse de doctorat pour une analyse de la symbolique aquatique de
Ballard et son articulation au pouvoir onirique d’autres éléments matériels.
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se cache le visage grimaçant de la mort. La mort se dissimule dans les murs des
bâtiments, dans les traits figés des portes et des fenêtres, dans l’absence de toute
dynamique temporelle (« time could run backwards or forwards »). Pour Ballard,
l’ordre imposé par le village de Pangbourne est en soi, un état létal et, dans ce lieu,
civilisation (« civilised ») rime avant tout avec stagnation (« eventless »). Ainsi,
malgré son caractère luxueux, le village de Pangbourne est surtout un univers
entropique. Cette destinée fatale du village, que Ballard distille sans cesse entre les
lignes de son texte, se concrétise de temps en temps dans la présence d’une espèce de
pourriture sèche, discrète et insidieuse, dont l’existence mystérieuse se fait remarquer
par le docteur Greville. Elle vient confirmer la symbolique toute bachelardienne que
l’auteur met en œ uvre et l’impression du lecteur que le village de Pangbourne, malgré
le confort moderne qu’il offre, est bien un endroit funeste. En voici une occurrence :
I switched on the cupboard light. Around the skirting board and the interior
panels of the door were a series of curious notches, apparently left by a
gnawing mammal with powerful incisors. […]
“What are they caused by? The forensic people must have some idea.”
“Well … they haven’t been able to agree.” We had entered Dr Edwina’s
bedroom. Payne pointed to the wooden frame of the headboard, where I saw a
similar pattern of fretwork. “You’ll find them all over the place, a kind of dry
... rot.” (RW pp 39-39)
Tout comme le sable est une forme dégradée, corrompue, du magma primordial, le
résultat stérile d’une terre lessivée dont il ne resterait plus aucune biomasse, la
pourriture sèche (« dry rot ») qui déjà commence à envahir le Village de Pangbourne
est l’emblème ballardien du tarissement de la vie moderne. Cette matière singulière
représente pour l’auteur l’avenir urbain de l’utopie technologique et sécuritaire de
Pangbourne. Pour Ballard, la technologie et les valeurs que propose le village à ses
résidents, assurent à l’homme une maîtrise de plus en plus complète de son
environnement, mais le déloge peu à peu de sa niche écologique et le désolidarise de
l’ensemble des vivants. Le village de Pangbourne est un lieu où le chrome, le métal et
le verre, l’asphalte et le béton produits par l’homme moderne reflètent son esprit
desséché et stérile. Paroxysme de l’ordre, de la stabilité et de l’inaltérable, les
bâtiments du village de Pangbourne en deviennent les symboles même de la non-vie,
du factice et donc d’une espèce de terminus éternel.
Avec la réalisation du projet urbain de Pangbourne, un segment de la société
britannique a atteint une certaine immortalité dans l’immuable. Mais, en tentant
d’échapper aux affres de la mort, en pérennisant son environnement à force de
gravillons et de goudron, en consommant toujours plus sa rupture avec la nature, en
s’entourant d’objets de métal et de plastique, l’homme moderne s’est acclimaté
définitivement et radicalement à un monde inhumain, acculé aujourd’hui à l’angoisse
de l’éternité. L’aridité symbolique présente partout dans le village de Pangbourne est
bien l’image de cette transcendance douteuse de la mort que propose la modernité
urbaine. Elle est la marque d’un idéal que l’homme ne saurait véritablement atteindre à
cause de sa propre corporéité, mais également l’image de la dissolution de l’être dans
un environnement minéral où la société tout entière finira forcément par s’ensabler.
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Irruption soudaine du désordre
Coincé entre un univers technico-scientifique et la société d’accumulation des biens,
l’homme moderne se comporte alors comme s’il n’allait pas mourir, sa sécurité étant,
en principe, parfaitement assurée par les institutions technocratiques, policières et
sanitaires. Grâce à ses prouesses technologiques, la société moderne a réduit la mort à
un objet réifié, en a fait un non-événement qu’elle est tout à fait capable de maîtriser.
Cachée derrière les murs fortifiés de villas luxueuses, dans le Village de Pangbourne,
la mort et le processus de vie qui l’accompagne n’existent pas. Dans un tel contexte, le
chaos devient une nécessité, le moyen d’échapper à l’univers clos de cette société
entropique. Il intervient comme la seule issue possible à ce que l’auteur semble
considérer comme étant le cauchemar éternel que réserve l’idéal urbain. C’est ainsi que
l’ordre chéri par les résidents et entretenu par leurs serviteurs soudain bascule : en
l’espace de dix minutes, tous les résidents adultes, les gardes de sécurité et les
employés de maison sont impitoyablement massacrés. Les moyens utilisés pour
assassiner les trente-neuf adultes sont à la fois très sophistiqués et particulièrement
barbares. Presque simultanément, une partie des habitants périssent exécutés à bout
portant avec un revolver, d’autres sont électrocutés avec un sèche-cheveux dans une
baignoire puis poignardés, d’autres encore sont étranglés par les filins d’une structure
en bambou qui ressemble à un cerf-volant. Certains habitants sont drogués puis
étouffés avec un oreiller ou encore abattus par la flèche d’une arbalète. Un couple est
même retrouvé écrasé entre les portes de son garage et de sa propre voiture. Ce que
Ballard nomme « le massacre de Pangbourne 4 » rompt alors brutalement et
radicalement l’équilibre jalousement préservé du Village, son confort sécuritaire et sa
sérénité apparente.
Par une ironie du sort toute ballardienne, qui pousse jusque dans ses retranchements
une logique acceptée, ce sont les enfants de Pangbourne qui ont tué. Comblés, saturés,
au point d’atteindre une espèce de masse critique au-delà de laquelle tout bascule, ils
se sont libérés de l’amour et de l’attention de cette civilisation qui leur était
abondamment imposée.
All testify that the murder victims were enlightened and loving parents, who
shared liberal and humane values which they displayed almost to a fault. The
children attended exclusive private day-schools near Reading, and their
successful academic records reveal a complete absence of stress in their home
lives. The parents (all of whom, untypically for their professional class, seem
to have objected to boarding schools) devoted long hours to their offspring,
even to the extent of sacrificing their own social lives. They joined the
children in various activities at the recreation club, organised discotheques and
bridge contests in which they took full part, and in the best sense were guiding
their sons and daughters towards fulfilled and happy lives when they
themselves were cut down so tragically.” (RW, p.16)
Pour Ballard, plus que beau, logique ou cohérent, confortable ou pratique, l’univers
urbain que propose Running Wild est un ensemble idéal-typique où la trace de la
4 Titre, d’ailleurs, de la traduction française de Running Wild aux éditions Belfond (1992) ou
Mille et une Nuits (1995).
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sauvagerie et de la confusion de la nature a voulu être effacée. Les enfants ont donc
assassiné leurs parents pour s’échapper de cette réalité technique et opérationnelle. Ils
ne se sont pas rebellés contre la haine ou la tyrannie, mais contre l’excès de positivité
même du système Pangbourne. Le texte de Ballard s’accorde alors avec la grille de
lecture que Baudrillard5 propose de la société post-moderne. Le massacre de
Pangbourne ne procède pas d’une violence anarchiste ou révolutionnaire justifiée par
un discours ou un projet politique, mais d’une violence enfouie et cosmique, un temps
endiguée mais désormais non maîtrisable parce qu’essentiellement caractérielle. La
montée de la violence des enfants n’a pas pour but de régulariser le système ou de
transformer le monde par une forme d’accouchement violent et historique. Elle prend
pour objet le système lui-même, dont elle vise la déstabilisation systématique pour que
les enfants puissent exister enfin. Le chaos qu’engendre la mort de leurs parents est
avant tout l’occasion d’une rupture et intervient comme antidote au déclin. C’est donc
au paroxysme du système Pangbourne que se produit brusquement la singularité
parfaitement anomique d’un crime atroce. Dans le contexte hyper normé, luxueux,
bien pensant et donc étouffant du Village de Pangbourne, des enfants ont dû réaliser
physiquement le geste symbolique de leur émancipation.
Par la même occasion, l’ordre matériel et culturel supérieur du Village de
Pangbourne se retrouve profondément ébranlé et la Nature, avec son cortège de
violences et de disgrâces, refait violemment surface. Ce coup porté à l’ordre, au cœ ur
même d’une réserve de la culture bourgeoise, amène la façade artificielle de
l’environnement des résidents de Pangbourne à se lézarder :
The camera turns to show the delivery van of the local wine-merchants which
the police have parked among the ornamental trees on the grass verge. The
driver, a pallid young man in his early twenties, is staring in a despondent way
at the deep ruts left in the finely trimmed grass, as if the costs of restoring this
once immaculate surface will have to be met from his wages. (RW, p. 5)
La parure synthétique du village (« ornamental trees », « grass verge », « finely
trimmed grass », « immaculate surface ») n’a pu résister au chaos des meurtres qui
l’ont marquée à vif telles des scarifications (« deep ruts »). Dans l’univers trop
parfaitement synthétique du village, ces plaies visibles ne peuvent cependant s’effacer
par le travail cicatrisant de la nature. Dans la mesure où le Village n’a rien
d’un écosystème, ni même d’un éventuel écosystème urbain, mais tout d’une
organisation humaine, c’est-à-dire d’une économie, chaque panne ou chaque crise ne
peut trouver de solution que dans une contribution financière. Il va donc falloir
acquitter la dette contractée (« met from his wages ») pour restaurer l’ordre abîmé. Ici,
ce qui se présente comme une réparation monétaire indique, une fois de plus,
l’implacable artificialité du monde que Ballard a cherché à mettre en mots.
Ainsi, pour Ballard, le crime des enfants de Pangbourne est avant tout un crime
mythique, œ uvre du chaos. Pour Ballard, penser que le monde moderne pourrait tendre
vers un état d’équilibre est illusoire, et aucune stabilité sociale ne peut être définitive.
La présence de fluctuations désordonnées, imprévisibles, erratiques, chaotiques –
comme cela s’est produit avec le meurtre des trente-neuf adultes – est finalement
inhérente au monde des hommes et en est même le dernier signe de santé.
5 Dans Le Paroxyste indifférent (1997, p.81) Baudrillard qualifie cette démarche de « stratégie
fatale » et dans son article « Crash » (1984) il en explore l’application par Ballard dans son
roman du même nom.
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La construction à l’excès d’un roman à énigme
Au lieu de se laisser régir par une vision conventionnelle de la société britannique
contemporaine et de laisser de la sorte son lecteur inconsciemment régi par elle, James
Graham Ballard, en exacerbant un idéal urbain, en cherche et en offre la maîtrise par le
biais de l’irruption subite de l’irrationnel. Cette force que Ballard confère au chaos
pour lutter contre l’entropie des formes se retrouve à tous les niveaux de son texte y
compris dans l’écriture normée adoptée par Ballard. En effet, au sein de Running Wild
se retrouve un certain nombre de procédés reconnaissables qui témoignent d’une
fidélité exaspérée à la tradition convenue des romans de détection et l’amorce de leur
dépassement.
En assemblant de façon conventionnelle la manière dont un crime en actes à été
commis, Ballard mobilise une figure essentielle d’un genre fondé sur la rétrospection :
le roman à énigme (crime novel). En effet, la structure de Running Wild est duelle :
l’histoire de l’enquête est combinée avec l’histoire du crime. Elle est également
régressive : la narration de l’enquête commence après que le crime a eu lieu et son
déroulement s’efforce de reconstituer à rebours, ce qui a précédé le crime, à charge
pour le lecteur de procéder à un assemblage cohérent. Comme pour tout crime novel
canonique6 donc, l’élément thématique central et la motivation même du récit de
Running Wild repose sur une violation grave de la loi ; l’ensemble du texte embrasse
cette activité criminelle qui, mystérieuse au départ, exige d’être élucidée.
Plus précisément, dans Running Wild, ce qui est de mise est l’assassinat de tous les
résidents adultes du village de Pangbourne, ainsi que les gardes de sécurité, les
chauffeurs, les femmes de ménage et autres personnels de service, et la disparition de
treize enfants… le tout, en l’espace d’une trentaine de minutes. Entre la question posée
par la présence des corps ainsi que l’absence des enfants et la réponse fournie par
l’enquêteur, se trouvent tout le temps de la lecture et l’excuse pour dilater cet espace
par des leurres, des blocages ou des réponses partielles. Ballard use de nombreux
procédés de retardement habituellement présents dans les romans de détection qui
visent à exciter la curiosité du lecteur ou à la maintenir en éveil. Par exemple, il
s’ingénie à différer toute révélation certaine en mettant le lecteur – intrigué et pressé de
savoir – « au supplice » avec toute une série d’hypothèses qui finalement n’apportent
aucune certitude. Le catalogage dans les carnets de Greville des multiples hypothèses
avancées par la presse ou par d’autres enquêteurs fait de celles-ci autant d’exemples
d’artifices qui induisent le lecteur en erreur et alimentent son incertitude. Le crime a-til été commis par un assassin solitaire ? Par des terroristes ou un cartel de trafiquants
de drogue s’étant trompé de cible ? Par une bande de psychopathes qui tuent pour le
plaisir ? Par les agents secrets d’une opération militaire ayant commis une « bavure » ?
Par des extraterrestres ? Toutes ses hypothèses sont avancées dans le texte, mais
6 SS van Dine, auteur de romans policiers, a énoncé en 1928, dans son article « Vingt règles
du roman policier », qu’ « un roman policier sans cadavre, cela n’existe pas. » L’ensemble des
20 règles canoniques de Van Dine ont étés publiées dans « The Twenty Rules of the Detective
Novel », American Magazine, Vol. 106, 3rd September 1928. Elles sont traduites dans Boileau
et Narcejac. Une machine à lire : Le roman policier. Paris, Denöel/Gonthier, 1975. Dans sa
« Typologie du roman policier » Tzvetan Todorov reprend les règles de Van Dine mais les
résume à huit (Cf. Poétique de la prose. Paris, Seuil, 1971. p. 15).
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restent non fondées. Le jeu des hypothèses avec leurs implications est une exploration
des possibles, mais sert également à brouiller les pistes, à rendre la situation encore
plus énigmatique par la multiplication, presque à l’infini, des points d’interrogations.
L’objectif essentiel du roman est donc de reconstituer la manière dont ce crime à été
commis, par qui, pourquoi et enfin comment il a été dissimulé.
Les informations distillées par l’enquêteur, le docteur Richard Greville, ainsi que sa
démarche investigatrice constituent alors les seuls éléments sur lesquels le lecteur peut
s’appuyer pour avancer dans la résolution du problème posé. Une telle narration par un
enquêteur extérieur chargé de faire toute la lumière sur une affaire criminelle est
d’ailleurs un autre procédé narratif propre à la tradition des récits à énigme. Running
Wild, comme tout roman à énigme, repose sur un jeu intellectuel postulé entre l’auteur
et le lecteur et figuré par l’affrontement intellectuel entre l’enquêteur et le criminel. Le
problème qui se pose à cet enquêteur, qu’il soit policier, détective privé ou comme ici
médecin légiste, est le même que celui qui se pose au lecteur : à partir de fragments
disparates comment reconstituer le récit véridique d’un scénario caché ?
Where to start ? So much has been written about the Pangbourne Massacre, as
it is now known in the popular press throughout the world, that I find it
difficult to see this tragic event with a clear eye. In the past two months there
have been so many television programmes about the thirty-two murdered
residents of this exclusive estate to the West of London, and so much
speculation about the abduction of their thirteen children, that there scarcely
seems room for even a single fresh hypothesis.
However, as the Permanent Secretary impressed upon me at the Home Office
this morning, virtually nothing is known about the motives and identity of the
assassins. (RW, p. 1)
Qui a tué ? Pour quel mobile ? Avec quelle arme ? sont les questions qui se posent dès
les premières phrases du texte. Mais la toute première question et la première ligne du
texte est bien « Where to start ? ». Comment donner une réponse à l’énigme posée est
le problème fondamental de tout crime novel puisque dans ce genre de fiction le travail
du lecteur est double – il doit suivre le déroulement de l’enquête et reconstruire en
même temps les événements antérieurs qui ont amené le crime ? Le présent de
l’enquête, dans une analepse explicative, doit reconstituer le passé qui a mené au crime
pour clore le dossier définitivement.
Le rattachement de Running Wild à la tradition du crime novel ne s’exprime donc pas
seulement dans des choix purement thématiques, mais procède des mécanismes
narratifs mis en œ uvre par l’auteur, mécanismes connus qui exigent la collaboration du
lecteur. L’écriture de Ballard comporte sa propre grille de lecture dans les dispositifs
interactifs mis en œ uvre. La vérité à déceler enfin révélée, le fait qu’il s’agisse d’un
crime mystérieux et secret qui fascine le lecteur, rapprochent alors Running Wild du
prototype même du roman à énigme. Tout se passe comme s’il y avait chez Ballard
une inféodation volontaire à des conventions narratives qui lient le texte, l’auteur et le
lecteur. Avec Running Wild Ballard se donne un genre : son roman adopte et enchaîne
intentionnellement une tradition d’écriture identifiable par ses procédés et ses effets
spécifiques, lesquels conditionnent le lecteur pour une certaine réception. Son texte est
en quelque sorte « formaté » pour une lecture particulière qui amène le lecteur à
partager les propriétés génériques du texte avec son auteur. Bien qu’il soit possible de
lire ce texte autrement qu’à travers les « ficelles » qu’ils tirent, de repousser le
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« contrat » de lecture qui lui est inhérent, le lecteur n’est pas encouragé à procéder de
la sorte. Ne pas répondre à l’appel du texte, revient à ignorer les seules véritables
portes ouvertes par l’auteur pour que le lecteur accède à la signification du texte. Faire
semblant d’ignorer la volonté du texte, c’est refuser qu’apparaisse le fait que Ballard,
profitant de la mécanique romanesque et jouant de ses effets, a en fait amplifié à
l’excès les virtualités du roman à énigme.
Prenons pour exemple l’assassinat de Monsieur Garfield, un des parents assassinés.
Pour Richard Greville, la mort a frappé ce résident un peu après 8 heures 27, à la suite
d’une double série de balles tirées d’un pistolet automatique tenu par Alexandre
Garfield, le fils du défunt. Pourtant, sa mort n’a pas lieu qu’une seule fois. Elle est
réitérée au fil des carnets de Greville et reproduite à plusieurs reprises dans l’esprit du
lecteur. La première fois que Mr Garfield « meurt », c’est lors de la retranscription par
Greville de la vidéo filmée par les policiers de Reading CID. Ce document présente le
contrecoup de la journée funeste pendant laquelle les enfants ont tué leurs parents.
Bien que l’assassinat de Monsieur Garfield ait eu lieu hors scène, les deux blessures
dans sa poitrine et les traces de sang qui mènent de la maison à sa voiture permettent
d’imaginer l’agonie du banquier lors de sa tentative de fuite7 . Le Dr. Greville, comme
le lecteur de ses carnets, peut donc déjà se figurer une première fois le meurtre de cet
homme grâce à ce que révèle la bande de la vidéo filmée quelques heures seulement
après le crime. Par la suite, le texte nous présente une série d’hypothèses au sujet du
massacre qui sont en fin de compte autant de carnages supplémentaires8 . Les
hypothèses des enquêtes précédentes, celles de Greville ou celles de la presse à
sensation, sont l’occasion d’abattre Monsieur Garfield une seconde, une troisième fois
et à plusieurs reprises encore. Dans une hypothèse, la cinquième parmi plus de treize,
Garfield est assassiné par l’I.R.A. Bien que ce soit au lecteur d’imaginer les détails du
meurtre que peut lui évoquer cette hypothèse, celle-ci a bien lieu virtuellement.
D’ailleurs, aussitôt après, le lecteur aura à assassiner, virtuellement, Monsieur Garfield
une fois encore, mais cette fois-ci par le biais d’un commando de mercenaires libyens.
Selon d’autres hypothèses, Garfield sera exécuté par le K.G.B. puis par la C.I.A. et les
Services Secrets britanniques ou encore par des psychopathes illuminés. Les
digressions personnelles de Greville9 sur les circonstances exactes de l’assassinat de
Mr Garfield permettent même au lecteur de revisiter et de visualiser une énième fois de
plus le corps à moitié dénudé du banquier abattu dans sa voiture. Le récit répétitif est
présent à bien d’autres endroits et vaut pour chacune des victimes du village de
Pangbourne, mais il atteint son point culminant à la fin du récit, lors de la
reconstitution finale du massacre par l’enquête minutieuse du médecin-légiste. Celle-ci
nous fait revivre une dernière fois, dans le plus grand détail, les meurtres de toutes les
victimes – dont bien sûr, celui, encore une fois, de Roger Garfield.
En se gardant de narrer de la sorte le meurtre de Garfield « en direct », Ballard s’ouvre
la possibilité de raconter l’événement non pas une seule fois mais autant de fois qu’il le
désire. En laissant hors scène la mort de Garfield il donne au drame une dimension qui
de loin le dépasse. Les meurtres, vingt fois reconstitués, sont un moyen d’amplification
de la mort d’individus isolés. Ils permettent de rendre la mort bien plus présente sur la
7 RW, p. 7.
8 RW, pp. 18-25.
9 RW, p. 28.
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scène que ne l’aurait permis la narration de l’assassinat pur et simple des adultes du
Village de Pangbourne. Pour Bernard Deforges10 , la trouvaille du meurtre hors scène
est un moyen d’amplification de la mort tragique. Cependant, l’affichage ostentatoire
de la mort et la violence énonciative de Ballard jettent surtout une lumière décisive sur
le rôle du lecteur dans tout roman policier. Pour Ballard, cette démultiplication à
l’excès de la mort est un levier qui exacerbe le voyeurisme du lecteur de crime novels
et traduit la distance que l’auteur entretient avec les canons du genre. Ballard, lorsqu’il
s’empare du roman policier exacerbe la raison d’être de ce genre de roman et s’attaque
de manière virulente à la motivation profonde de ce type de récit. Il vient dénoncer
l’obscénité voyeuriste des amateurs de crime, de sang et de mort ainsi que l’intense
participation fantasmatique chez celui ou celle qui imagine la scène comme spectacle.
D’après le Docteur Greville, ce qui motive la foule agglutinée autour du village de
Pangbourne au lendemain du meurtre n’est pas tant le désir d’établir une quelconque
vérité que le désir de jouir, toujours de façon perverse, d’un spectacle horrible 11 . Tous
les spectateurs d’un crime, lecteurs y compris, deviennent alors pour partie complices
du meurtre.
En défaisant les mécanismes de l’incrimination – qu’il décrit comme des
manifestations d’une perversité qui ne veut pas dire son nom – Ballard transforme ici
le « respectable » roman de détection en temple du voyeurisme. Par ce procédé, la
rhétorique de Ballard ne satisfait pas non plus l’attente chez le lecteur d’une vérité au
bout du texte, d’une vérité susceptible de clore l’enquête et d’autoriser un retour à
l’ordre moral12 . Dans Running Wild le retour à l’ordre traditionnellement promis et
attendu n’en est pas un, mais au contraire l’occasion pour Ballard de bousculer, une
fois de plus, les certitudes.
La déstabilisation soudaine d’un ordre narratif
Le post-scriptum publié dès la première édition du roman introduit à la fin du récit de
Ballard une manipulation narrative surprenante qui brise totalement les conventions du
roman policier. Il introduit un procédé hérité de la science fiction et même attendu
dans ce genre narratif. Dans Running Wild publié en 1988, le post-scriptum daté du 8
décembre 1993 extrapole la situation dans les environs du village de Pangbourne cinq
années plus tôt.
Postscript, 8 December 1993
Five years have passed since the Pangbourne Massacre, and the first news has
been heard of the thirteen children. […] All details of the affair have been
hushed up, but it seems that an armoured truck was driven at speed through
the gates of the house. The explosion that followed, on an exclusive estate in
Dulwich, South-East London, has been attributed to a leak in a nearby gas
main. The former Prime minister was unharmed, and was photographed
handing out cups of tea to the police and firemen. As before, she continues to
10 Deforges, Bernard, 1996, p. 177 : « un nouveau champ a été ouvert à la praxis phthartiké,
au pathos tragique, permettant d’apporter encore plus de mort et de meurtre sur la scène ; ce
fut sans doute une révolution dans le spectacle tragique ».
11RW, pp. 26-27.
12 … comme il est d’usage – d’après Jacques Dubois (1992) – dans tout crime novel. Dubois,
Jacques Le Roman policier ou la modernité. Paris, Nathan, 1992.
Stephan Kraitsowits
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enjoy respect, if not affection, as a leader now sometimes known as “the
Mother of her Nation”, or “Mother England”.
Pour le lecteur de 1988, Ballard évoque des événements qui n’ont pas encore eu lieu
(« 8 December 1993 ») et raconte cette virtualité future du monde au passé (« Five
years have passed »). Seul un saut de l’imagination ou une suspension volontaire
d’incrédulité (pour reprendre une expression de Coleridge), peut permettre que la fin
du récit puisse décrire des événements qui se déroulent dans le futur, tout en étant
rapportés au temps passé. Cette présentation au present perfect d’un événement non
encore actualisé nécessite une capacité à extrapoler à partir d’ingrédients existants et
est, cette fois-ci, un des ressorts essentiels de la science-fiction13 . Plus qu’un simple
roman policier, le récit de Running Wild devient donc soudain un roman de sciencefiction. Loin d’être un roman canonique c’est un monstre transgénérique qui rompt
brutalement avec la tradition convenue des crime novels. Par un simple et soudain
geste de dissonance, Ballard détruit brutalement, une fois de plus, l’ordre convenu
apparemment acquis.
Une activité chaotique apparaît alors consubstantielle au travail de Ballard et l’étendue,
la radicalité volontaire de la remise en question perpétuelle qu’elle engendre en est la
preuve. Pour l’auteur, plus qu’un thème de prédilection, le chaos est la possibilité
d’une dynamique. Véritable moteur, le chaos vient fragiliser l’œ uvre, par trop
convenue, de l’intérieur. En effet, il transforme en dynamique de création le désordre
qu’enfante la présence surprenante d’une manipulation générique. Il permet
l’assassinat d’une posture littéraire maîtrisée. Il saigne à blanc tout écrit antérieur… et
fait jaillir une parole neuve. Grâce au désordre générique Ballard peut accomplir sa
double démarche de destruction et de création et l’écriture du chaos peut devenir une
manière de résister à l’inertie du roman. C’est donc contre les pouvoirs de destruction,
mais aussi grâce à eux, que Ballard provoque une conversion du texte qui pousse
l’auteur à créer et évite toute absorption par le néant.
Pour le lecteur, l’intérêt de l’esthétique chaotique de Ballard est également tapi dans le
coefficient d’irrationalité qu’elle engendre et qui libère le jeu fantasmatique.
L’ébranlement émotionnel qui accompagne les récits ballardiens et le trouble
intellectuel que génère l’irruption de l’irrationnel générique exigent du lecteur une
accommodation différente, un changement de protocole. Grâce à l’approfondissement
des mécanismes internes du roman et à l’intensification des formes du crime novel,
Ballard en met à nu les procédés, les démonte et ébranle la crédulité de ses lecteurs,
créant du neuf par la pratique hyper-esthétique d’une écriture au second degré. Parce
que le chaos détruit, à coup sûr, la certitude de nos censures et refoulements habituels,
l’œ uvre de Ballard déstabilise alors toute lecture dominante.
Conclusion
La distance que Ballard entretient avec les conventions de la société moderne, avec ce
que représente pour lui l’establishment d’aujourd’hui, se retrouve donc aussi dans la
structure narrative de Running Wild. L’irruption soudaine de l’irrationnel avec les
13Jacques Favier explore et explique très précisément ce procédé narratif dans son article
« Les jeux de la temporalité ». Littérature, n°8, décembre, 1972, p. 55.
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meurtres de 35 adultes dans l’environnement de Pangbourne marque la distance
ironique qu’il souhaite maintenir avec un certain idéal urbain. Le « cannibalisme » de
Ballard (pour reprendre ici une expression de Frederic Jameson14 ) de catégories
génériques existantes et l’irruption incongrue d’un procédé propre au roman de
science-fiction à la fin d’un roman à énigme relève de cette même esthétique
chaotique. Dans une véritable stratégie du chaos, la rhétorique ballardienne permet la
réinvention d’une pensée qui, à dessein, fait éclater non pas la vérité d’un système,
mais sa logique et ses limites. Le chaos est le moyen de lutte ballardien contre
l’entropie de la société comme de la littérature ; il est totalement contenu dans son
modèle théorique : dans son écriture, dans ses récits, dans sa fiction tout entière. Dès
lors, Running Wild trouve toute son inspiration, sa dynamique, son originalité et sa vie
dans le chaos ; dans l’état désordonné d’un système où le hasard, en théorie,
n’intervient pas.
Stephan Kraitsowits
Bibliographie
Bachelard, Gaston, L’Eau et les rêves : Essai sur l’imagination de la matière, Paris,
Corti, 1942.
Ballard, James Graham, Running Wild [1988], London, Flamingo, 1997.
Baudrillard, Jean, Le Paroxyste indifférent, Paris, Grasset, 1997.
Berque, Augustin, Les Raisons du paysage, CEE, Hazan, 1995.
Deforge, Bernard, « La mort tragique », in Hetru, J-M et al., Créer avec la mort,
Chambéry, Éditions du Pôle, 1996.
Dubois, Jacques, Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992.
Favier, Jacques, « Les jeux de la temporalité », Littérature, n°8, décembre 1972.
Jameson, Frederic, Postmodernism or, The Cultural Logic of Late Capitalism, London,
Verso, 1991.
Kraitsowits, Stephan, « Création de mondes et invention du lecteur dans l’œ uvre de
James Graham Ballard », Thèse, Université de Paris 3, sous la dir. de Henri Quéré,
mars 2001.
Quéré, Henri, Récit, Fictions, Écritures, Paris, PUF, 1994.
Sansot, Pierre, Poétique de la ville, Paris, Armand Colin, 1996.
14 Pour Frederic Jameson (1991, p. 21), le « cannibalisme » en littérature est l’art du
simulacre d’un passé considéré comme stéréotypique.
Stephan Kraitsowits