Peut-on encore parler d`un style de vie à l`espagnole
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Peut-on encore parler d`un style de vie à l`espagnole
Peut-on encore parler d’un style de vie à l’espagnole ? En bref… Peut-on encore parler d’un style de vie à l’espagnole ? L’Espagne si proche offre pourtant un dépaysement garanti. D’emblée, l’atmosphère y est différente, les rues sont plus animées, les promenades plus bruyantes, les horaires très décalés. Les Espagnols, bavards et chaleureux, tutoient très naturellement leur interlocuteur et s’épanchent en embrassades. Au pays de la fiesta, la période de Noël reste un moment privilégié où la loterie occupe une place considérable. Enfin, les multiples festivités religieuses ou profanes qui animent le pays offrent un riche éventail culturel. Vivre dans la rue Ce qui frappe le visiteur étranger quand il arrive dans une ville espagnole, c’est l’agitation de la rue jusque très tard dans la nuit. À l’inverse des Français, les Espagnols ne sont pas casaniers. La rue est un espace que l’on parcourt entre amis ou en famille, d’où la présence de Paseos pour le seul plaisir de se promener, de prendre l’air et de boire un verre. Las Ramblas de Barcelone en sont l’exemple parfait : sur 1,2 km se succèdent cafés, restaurants, kiosques à journaux, fleuristes, vendeurs d’oiseaux et d’artisanat, statues vivantes, jongleurs, autant de prétextes pour faire une halte, s’attarder, déambuler, descendre vers le port puis remonter vers la Plaza Cataluña. De jour comme de nuit, la foule y est toujours présente, dense et cosmopolite, à l’image de la capitale catalane. Dans les villes de l’intérieur, on observe souvent des familles tirées à quatre épingles, des enfants bien coiffés, des dames âgées pomponnées, bras dessus bras dessous, laissant échapper des effluves d’eau de Cologne. Et tous discutent, parlent, se répondent. L’Espagnol est généralement volubile et la rue est souvent le lieu de cette communication spontanée. Le soir venu, dans les villages, on s’y installe pour discuter. La langue traduit bien cette convivialité très présente. Aujourd’hui, on tutoie très facilement, à tel point que le vouvoiement, le usted, est souvent réservé aux personnes d’un certain âge, comme marque de respect. Lors des interviews télévisées, les journalistes s’interpellent par leur prénom et tutoient sans façon leurs invités, aussi célèbres soient-ils. Qui peut se permettre de tutoyer son banquier en France ? En Espagne, cela ne pose aucun problème, ce qui ne signifie pas que vous soyez amis. Il en va de même pour les professeurs, que tous les élèves appellent spontanément par leur prénom, chose impensable en France où le vouvoiement est de rigueur. La manière de se saluer est toujours très latine. On procède à de longues embrassades, tout en tapotant le dos de la personne avec une intensité proportionnelle au degré d’amitié. Les embrassades en famille sont en cela très spectaculaires. La rue est, par excellence, le lieu de rendezvous entre jeunes. Contrairement à ceux de France, les adolescents se rencontrent rarement chez eux. Ils préfèrent se retrouver sur des bancs publics d’une place de leur quartier pour discuter entre copains jusqu’à des heures tardives. Les familles espagnoles seraient-elles beaucoup plus permissives pour les sorties de leurs adolescents ? En fait, la vie à l’espagnole est réglée sur des horaires décalés de deux heures minimum par rapport à l’horaire français. Ainsi, chez des Espagnols, il vous faudra attendre jusqu’à 14 heures (voie 15 !) pour déjeuner. Les horaires de bureaux, des écoles et des magasins suivent cette organisation. Pour tenir, les collégiens et lycéens partent tous avec un bon sandwich de charcuterie ou d’omelette dans leur sac à La rue, lieu de rencontre dos, qu’ils mangent à la récréation de midi. D’ailleurs, les lycées ont tous une cafétéria qui propose en-cas et boissons dans une atmosphère très conviviale. Quant au dîner, inutile d’y penser avant 22 heures. Dans les zones touristiques, les restaurateurs l’ont vite compris et proposent deux services, le premier à 12 heures et 20 heures pour les touristes étrangers, le second aux horaires en vigueur pour tout Espagnol à partir de 14 heures et 22 heures. Les horaires d’ouverture et de fermeture des magasins offrent le même décalage. En province, on ne pratique pas la journée continue comme dans les grandes capitales. Le matin, l’ouverture se fait entre El Corte Inglés : chaîne de grands magasins. 10 et 14 heures, puis tout ferme pour rouvrir L’équivalant des Galeries Lafayette en France. l’après-midi de 17 à 20 heures, parfois Indissociable de l’évolution de la société de jusqu’à 22 h 15 pour El Corte Inglés*, la consommation à l’espagnole, c’est également chaîne de grands magasins la plus connue. un point de rendez-vous. Photo Camille George 20 20 Culture, mode de vie et société 106 107 Peut-on encore parler d’un style de vie à l’espagnole ? Ir de tapas ou la tournée des bars Cette tradition séculaire [cf. question 30] est totalement intégrée dans la vie quotidienne espagnole et concerne toutes les générations. C’est une invitation à passer la soirée ensemble, entre amis surtout, en allant prendre un verre, una caña ou un chato*, de bar en bar, tout en dégustant des tapas, ces assortiments d’apéritifs qui finissent par faire office de dîner. La tradition veut que chaque membre du groupe offre sa tournée à tour de Una caña ou un chato : un demi de bière rôle, ce qui prend toute la soirée ! On parle, on ou un petit verre de vin rouge. mange et on consomme tout en restant debout au comptoir. Souvent, il faut se frayer un passage parmi les autres consommateurs pour atteindre le comptoir couvert de tapas toutes plus appétissantes les unes que les autres. Il y en a pour tous les goûts : portions de tortilla (omelette), d’albóndigas (croquettes), ou encore de charcuteries, de légumes et de poissons, etc. On mange sans couverts en s’essuyant les doigts sur des petites serviettes en papier fin que l’on jette au sol après usage, un geste inconcevable en France mais qui ne choque personne en Espagne. En fin de service, les employés des bars à tapas n’ont plus qu’à balayer le sol jonché de papiers usagés ! Et comme l’Espagne est souvent synonyme de fiesta, il est fréquent d’achever la soirée, généralement à partir de minuit, dans une discothèque, entrée gratuite pour les filles, ou dans un bar de copas pour un dernier verre. En Andalousie, le tablao offre des spectacles de danse et de chant de flamenco très prisés des touristes en quête d’ambiance folklorique. À Séville, dans le quartier populaire de Triana, on compte de nombreux établissements authentiques, rendez-vous habituels des Sévillans. La période de Noël La Navidad, le Noël espagnol, et les fêtes de fin d’année sont une période particulière. Dans les entreprises, le treizième mois est encore fréquent et il est complété par la cesta de Navidad, le panier de Noël, auquel tous les employés ont droit. C’est un assortiment de victuailles offert pour les réveillons de Nochebuena le 24 décembre, et de Nochevieja le 31 décembre. Le panier peut être garni d’un jambon serrano et autres charcuteries, de boîtes de conserves fines, de fromage, de turrón et autres douceurs, sans oublier des bouteilles de vin et de cava, le vin mousseux espagnol. Quoi qu’il en soit le panier est abondant et très apprécié du personnel. Très souvent, il est accompagné Panier de Noël d’un billet de loterie nationale, une participation ou un dixième, un décimo, pour le tirage du 22 décembre, la célèbre loterie de Noël, créée en 1743 ! Il est vrai qu’en Espagne la loterie est une véritable institution. Pour Noël, la participation concerne jusqu’à 95 % de la population. Du fait de la répartition d’un même numéro en très nombreux dixièmes, il est fréquent de voir les employés d’une entreprise ou les membres d’une association, voire les habitants d’un quartier, d’un village, fêter une pluie de millions et se répartir une quantité astronomique d’argent. Ce sont des scènes de liesse populaire qui passent en boucle sur toutes les chaînes de télévision, avec champagne à flots pour les nouveaux millionnaires de l’année qui se termine. Ces derniers sont interviewés et invariablement on évoque l’endettement résolu, l’appartement à payer et les voyages à venir. Avant, tout au long de la matinée du 22 décembre, les collégiens de San Ildefonso, initialement des orphelins, ont l’honneur de procéder au tirage au sort tout en chantant les numéros gagnants et leur lot correspondant. Tout Espagnol a la musique de cette litanie de chiffres en tête, de ces intonations particulières de voix d’enfants qui allongent les syllabes pour faire durer le suspense et le plaisir, jusqu’à l’apothéose d’el gordo* (le gros lot) tant attendu. On dit souvent que le nombre de El gordo : le gros lot que tous joueurs à la loterie est inversement proportionnel au les Espagnols rêvent de gagner niveau de vie d’un pays. Or, malgré l’élévation de celui-ci, avant Noël. les Espagnols ont une addiction certaine à la loterie et ce, quelle que soit l’époque de l’année. L’Espagne est le troisième pays du monde pour la dépense par habitant dans le secteur du jeu. L’État en est le premier bénéficiaire mais aussi la très puissante ONCE, Organismo nacional de los ciegos de España, Organisme national des aveugles d’Espagne, entité privée créée en décembre 1938 sous la houlette de Franco pour venir en aide aux multiples handicapés et mutilés de guerre. Mais c’est lors du boom économique des années 1980 qu’elle a pris l’envergure financière qu’on lui connaît. Ceci explique Photo Julien Benhamou Par contre, contrairement à la France, les magasins des petites villes provinciales n’ouvrent pas le samedi après-midi, pour s’accorder à l’horaire du marché qui se tient traditionnellement sur la Plaza mayor, la grand-place du centre-ville. Mais ce décalage horaire entre l’Espagne et le reste de l’Europe pose parfois problème. Si vous téléphonez dans une entreprise à 14 heures, vous avez du mal à obtenir votre correspondant car il est en train de déjeuner ! C’est un débat qui revient dans les journaux où l’on propose un alignement sur les horaires européens. Mais la spécificité espagnole est ancrée profondément et le changement n’est pas vraiment à l’ordre du jour. 20 Culture, mode de vie et société 108 109 que la ONCE soit l’une des plus importantes entreprises d’Espagne, avec 47 000 employés dont 22 000 aveugles. L’image de l’aveugle au coin de la rue ou maintenant dans une petite guérite, est connue de tous les Espagnols. Depuis, la ONCE est devenue actionnaire d’établissements bancaires, de transports ou de la grande distribution. Elle a même sponsorisé une équipe cycliste professionnelle et Laurent Jalabert a roulé sous son enseigne. C’est un cas assez unique en Europe qu’une organisation de handicapés physiques soit devenue une puissance économique pour mieux défendre les intérêts de ses cinquante mille affiliés. Sa force réside dans la diversification de l’offre du billet de loterie, à grands coups de publicité très médiatiques. Ainsi le cupón, le cuponazo ou encore le supercuponazo, peuvent La guérite de la Once rapporter des sommes vertigineuses et selon le slogan garantissent « la ilusión de todos los días » (le bonheur de tous les jours). 20 ble défouloir ! Toutes ces manifestations donnent lieu à des repas bien arrosés et à des bals populaires dans la plus pure tradition de chaque région. La population y prend un réel plaisir, de la préparation jusqu’à la réalisation des réjouissances. Les touristes de leur côté délaissent volontiers un temps la plage pour découvrir cet art festif ibérique. Pour en savoir plus Photo Lydie López-Benhamou Photo Lydie López-Benhamou Peut-on encore parler d’un style de vie à l’espagnole ? Des festivités tous azimuts La réputation de l’Espagne comme pays de la fiesta a été amplement utilisée par les publicitaires pour attirer les touristes étrangers qui généralement ne sont pas déçus. Indéniablement, les fêtes en Espagne sont innombrables. Dans le domaine religieux, outre divers pèlerinages [cf. questions 27 et 28] et les fêtes votives, la Semaine Sainte à Pâques domine par son faste baroque et la ferveur des fidèles lors des processions. Aux quatre coins de la Péninsule, les fêtes populaires sont des atouts touristiques évidents. C’est l’occasion immanquable de festoyer autour de gargantuesques paëllas élaborées sur la place du village par les villageois eux-mêmes puis dégustées au cours d’un festin joyeux et bon enfant, qui n’est pas sans rappeler la dernière scène d’agape des albums d’Astérix, barde mis à part ! Certaines fêtes ont une renommée mondiale : la San Fermín à Pampelune [cf. question 21], les Fallas à Valence, les Moros y Cristianos dans le Levant [cf. question 2] ou encore en Catalogne les Castellers, ces tours d’hommes jusqu’à sept étages qui rivalisent de prouesse et d’équilibre. Toutes ces réjouissances attirent les foules et sont l’occasion de faire la fête dans la rue. Plus insolite, la Tomatina se déroule fin août à Buñol, à 40 km de Valence. Comme l’indique son nom, cette coutume est une véritable bataille de rue à coup de jets de tomates bien mûres. Une heure durant, les participants s’envoient vigoureusement quarante tonnes de tomates dans une pagaille indescriptible, un vérita- Castellers à Tarragone (Catalogne) • Alexandre FERNANDEZ, Les Espagnols, De la guerre civile à l’Europe, Paris, éd. Armand Colin, 2008. Particulièrement le chapitre « Les Espagnols du XXIe siècle ». • Jaime HERNÁNDEZ YÁÑEZ, L’Espagne du XXIe siècle, Nantes, éd. du Temps, 2005. En particulier le chapitre « La société ». Culture, mode de vie et société 110 111