L`ouest de la Côte d`Ivoire: un conflit libérien1
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L`ouest de la Côte d`Ivoire: un conflit libérien1
LE DOSSIER 88 La Côte d’Ivoire en guerre. Comfort Ero et Anne Marshall L’ouest de la Côte d’Ivoire : un conflit libérien 1 ? L’émergence de deux mouvements rebelles dans l’Ouest ivoirien, deux mois après la tentative avortée de coup d’État, souligne clairement l’imbrication des conflits au Liberia et en Côte d’Ivoire. Allié de Robert Gueï, aujourd’hui décédé, Charles Taylor a fortement contribué à la création de ces deux groupes, à leur entraînement militaire et à leurs armements, surtout après le 19 septembre. De son côté, Laurent Gbagbo a recruté, armé et financé des groupes armés hostiles à Taylor, les utilisant comme supplétifs pour la guerre dans l’Ouest et leur donnant toute latitude pour attaquer les positions de Charles Taylor à proximité de la frontière commune. Le 19 septembre 2002, un groupe de soldats tentait un coup d’État en Côte d’Ivoire puis se présentait comme des membres du Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI). Le 28 novembre, deux autres groupes insurgés apparurent dans l’ouest du pays, le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) et le Mouvement patriotique, du Grand Ouest (MPIGO). Ils prétendaient combattre pour venger la mort de Robert Gueï, tué à Abidjan au matin du 20 septembre 2002, et pour renverser le président Gbagbo. Bien que l’établissement des faits soit un exercice délicat en raison des difficultés, pour les organisations humanitaires et les observateurs indépendants, de circuler dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, certains points sont aujourd’hui clairs. D’abord, les groupes insurgés de l’Ouest ivoirien sont liés au MPCI et soutenus par des soldats gouvernementaux libériens et d’anciens combattants du Front révolutionnaire uni de Sierra Leone (RUF). Ensuite, le président Gbagbo a armé des forces libériennes hostiles à Charles Taylor pour qu’elles combattent à ses côtés et a autorisé l’armée ivoirienne (Forces armées nationales de Côte d’Ivoire, Fanci) à les aider à retourner dans leur pays afin d’y renverser le président Taylor. De plus, la guerre libérienne s’est également déployée dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, exacerbant le conflit ivoirien. Il faut Politique africaine n° 89 - mars 2003 89 ajouter qu’un certain nombre de combattants jusqu’alors impliqués dans le conflit du fleuve Mano (Sierra Leone, Liberia et Guinée) se recyclent dans la guerre ivoirienne, mieux rémunérée 2. Enfin, un véritable désastre humanitaire se dessine dans cette région du fait de la multiplication des exactions, des tueries et des pillages contre les populations civiles. On assiste à un engrenage d’attaques et de représailles, aiguisées des deux côtés par les dirigeants, qui prend de plus en plus la forme d’une guerre ethnique. Il n’est guère surprenant qu’aujourd’hui Côte d’Ivoire et Liberia interfèrent chacun dans le conflit de l’autre. Durant la période Houphouët-Boigny (19601993), et notamment dans les années 1980, lorsque Charles Taylor apparut sur la scène politique libérienne, les deux pays s’ingéraient plus ou moins ouvertement dans les affaires de l’autre. La partie occidentale de la Côte d’Ivoire a ainsi joué un rôle essentiel dans la première guerre civile libérienne (1989-1997), offrant à la fois une voie de passage pour les armes et un centre de négoce pour le Front national patriotique du Liberia (NPFL) de Charles Taylor. Y avaient trouvé refuge des Libériens qui fuyaient leur pays et s’opposaient à Taylor, notamment des représentants du groupe ethnique krahn, dans le comté du Grand Gedeh, qui cherchaient à échapper à l’instabilité politique dans les années 1980, puis à la guerre civile à partir de 1989. Le mouvement des groupes insurgés ivoiriens du Liberia vers la Côte d’Ivoire et la prise de Danané et Man, villes de l’Ouest ivoirien, le 28 novembre 2002, n’ont été possibles qu’avec l’assentiment des plus hautes autorités libériennes. Pourquoi et dans quelle mesure le président Taylor est-il impliqué dans la crise ivoirienne ? Ce dernier était-il au fait de la tentative de coup d’État et, dans ce cas, y a-t-il participé? Ou bien a-t-il pris le train en marche, car les rebelles du MPCI, après avoir perdu Daloa en octobre 2002, entendaient contourner la ligne de cessez-le-feu et ouvrir un front à l’ouest en relançant l’offensive dans la « boucle « du café-cacao, voire prendre le contrôle du port de San Pedro ? 1. Cet article s’appuie sur une recherche de terrain financée par International Crisis Group . Celle-ci donnera lieu dans les prochaines semaines à la parution de deux rapports sur le Liberia et la Côte d’Ivoire, qui seront disponibles notamment sur le site <www.crisisweb.org.>. Les auteurs s’expriment ici en leur nom propre. Nombre de précisions et de références qui ne figurent pas dans ce texte compte tenu de sa brièveté seront explicitées dans ces deux rapports. 2. Se reporter à notre dossier « Liberia, Sierra Leone, Guinée : la régionalisation de la guerre», Politique africaine, n° 88, décembre 2002. LE DOSSIER 90 La Côte d’Ivoire en guerre. La guerre ivoirienne de Taylor Pour comprendre le rôle de Charles Taylor dans la guerre ivoirienne, il est utile de revenir sur la fin des années 1980, lorsque celui-ci se préparait à l’affrontement avec le président libérien d’alors, Samuel Doe. HouphouëtBoigny donna son feu vert à l’offensive de Taylor à partir de la Côte d’Ivoire le 24 décembre 1989. La décision du président ivoirien était motivée par l’assassinat, par Doe, du président libérien William Tolbert puis de son fils Aldolphus (marié à la filleule d’Houphouët, Désirée Delafosse) lors du coup d’État de 1980 3. L’intégration de soldats ivoiriens dans les rangs du NPFL permit un rapprochement entre son dirigeant et le chef d’état-major ivoirien Robert Gueï. En effet, par ses fonctions, Gueï jouait un rôle crucial dans l’approvisionnement en armes de Taylor quand celui-ci est entré au Liberia. De plus, ces liens étaient renforcés par des affinités ethniques entre les combattants de Taylor et les soldats ivoiriens intégrés au NPFL qui, comme Gueï, étaient originaires de Gouessessou, au nord de la ville de Man. Ces relations cordiales se poursuivirent après la mort d’Houphouët et, au milieu des années 1990, la Côte d’Ivoire jouait un rôle essentiel tant dans le négoce des produits libériens que dans l’approvisionnement en armes de Taylor. Ces liens ne pouvaient que se resserrer davantage lorsque Gueï devint le chef de la junte militaire après le renversement d’Henri Konan Bedié en décembre 1999. Comme chef d’État, Gueï pouvait fournir des armes et du matériel militaire au président libérien qui, quant à lui, le pourvoyait en troupes fidèles issues des rangs du Ruf et du NPFL. Nombre de ces combattants (on en ignore le nombre exact) furent placés dans une unité d’élite, les Brigades rouges, relevant de la garde présidentielle. Un «pacte » fut alors apparemment conclu entre Gueï et Taylor : ce dernier soutiendrait Gueï s’il tentait un coup d’État en cas d’échec aux élections présidentielles ivoiriennes d’octobre 2000. Il semble que, au cours du second semestre 2000, des soldats loyaux à Gueï entraînaient au moins 500 combattants originaires du Liberia, parmi lesquels figuraient également des éléments du Ruf et des soldats du Burkina Faso sous le commandement d’un des principaux chefs militaires de Taylor, Kuku Dennis, à proximité de la rivière Gbeh dans le comté du fleuve Gee, dans le Liberia oriental. Le 24 octobre 2000, les premières indications plaçant Laurent Gbagbo en tête, le général Gueï stoppait le décompte des votes, dissolvait la Commission électorale et se proclamait vainqueur. Laurent Gbagbo demandait alors à ses partisans du Front populaire ivoirien (FPI) de manifester contre Gueï. Celui-ci dut finalement, après des manifestations et des incidents sanglants, choisir l’exil au Politique africaine 91 L’ouest de la Côte d’Ivoire: un conflit libérien ? Bénin, où il demeura deux mois avant de regagner sa ville d’origine, dans l’Ouest ivoirien. Un autre centre d’entraînement fut ouvert au début de 2001 dans le comté du Grand Gedeh près du fleuve Cavally, à la frontière ivoirienne. Le commandant Kuku Dennis en avait à nouveau la supervision (c’est dans cette région qu’était sa base). Les activités de Gueï dans l’Ouest étaient connues de tous et sa participation au Forum de réconciliation nationale, sa présence à la réunion des « quatre Grands » à Yamoussoukro en janvier 2002 et la collaboration de son organisation au gouvernement ne dissipaient pas la méfiance de Gbagbo et de ses partisans, qui le suspectaient de comploter contre eux. Les circonstances du meurtre de Gueï (il fut retrouvé mort près de son domicile, en survêtement, T-shirt et sandales, alors que le gouvernement prétend qu’il fut tué au cours d’affrontements alors qu’il se rendait à la télévision pour y annoncer sa prise de pouvoir), le matin suivant l’attaque à Abidjan, laissaient entendre à certains qu’il n’était pas au courant du coup d’État, ou qu’il ne l’attendait pas à ce moment-là. Pourtant, depuis une dizaine de jours, les rumeurs de putsch circulaient, et ceux qui le mirent finalement en œuvre ne semblaient avoir de liens ni directs ni cordiaux avec Gueï. Ses partisans yacouba dans les environs de Man et de Danané déclarèrent aussitôt que, dès le deuil achevé (quarante jours), le pays devait s’attendre à une vive réaction des gens de l’Ouest. Les 26 et 27 septembre, l’un des généraux les plus fameux de Taylor, «Jack le rebelle », se rendit à Danané. Selon des réfugiés libériens, des Gio du Liberia passaient sans cesse la frontière afin d’évaluer la situation en Côte d’Ivoire au lendemain de l’échec du coup d’État. Des habitants du comté de Nimba (Liberia) affirmaient également que leurs compatriotes recrutés pour l’opération ivoirienne étaient entraînés à Belegaly, ville d’où est originaire l’un des chefs militaires de Taylor, Roland Duo, et à Ganta. Il fallut deux mois pour que l’offensive se déploie du Liberia vers la Côte d’Ivoire. À en croire des Libériens du comté de Nimba, des associés de Taylor, tels Benjamin Yeaten et Roland Duo, transportaient des recrues ivoiriennes et libériennes de leur région vers Danané chaque semaine, tard dans la nuit, dès après la mort de Gueï, lorsque la tentative de coup se transforma en rébellion militaire. Quand les rebelles lancèrent leur attaque à l’ouest le 28 novembre, un groupe s’attaqua à Danané et un autre se dirigea vers Man et ses alentours afin de sécuriser la zone. Ce dernier groupe se dénomma Mouvement pour la 3. A. Adebajo, Building Peace in West Africa : Liberia, Sierra Leone and Guinea-Bissau , Boulder, Lynne Rienner, 2002, p. 48, et S. Ellis, The Mask of Anar chy. The Destruction of Liberia and Religious Dimensions of an African Civil War , Londres, Hurst and Co., 1999, pp. 53-54. LE DOSSIER 92 La Côte d’Ivoire en guerre. justice et la paix et la justice (MJP), alors que celui resté à Danané, dûment baptisé Mouvement patriotique ivoirien du Grand Ouest (MPIGO), se lança à l’assaut de Bloléquin, Touba et Toulépleu. L’histoire de ces deux mouvements reste assez obscure. Le dirigeant du MPIGO, Felix Doh, se révéla être non un Yacouba comme il le prétendit un temps, mais un Baoulé du nom de N’dri N’guessan, un ancien collaborateur de Gueï. Selon certains observateurs, le MPIGO serait pour l’essentiel composé de fidèles de Gueï, ainsi que de Libériens et de Sierra-Léonais. Les opérations militaires seraient le plus souvent coordonnées par les proches de Taylor. Ainsi, l’attaque de Danané le 28 novembre fut menée par quelques-uns de ses chefs militaires les plus réputés : Kuku Dennis, Sam «Mosquito » Bockarie, Roland Duo, Aldolphus Dolo et George Douana du comté de Lofa, plus connu sous le surnom de « Jack le rebelle » ou de « Général Mission ». Des témoins certifient avoir vu Sam Bockarie entre Danané et Monrovia au début de la crise, puis entre Man et Bouaké, jouant un rôle de conseiller et s’engageant occasionnellement dans des combats. Pour la plupart des observateurs présents dans la région à cette époque ou juste après, le MJP, le plus petit des deux mouvements, ne serait en fait qu’un satellite du MPCI, même si des Libériens et des Sierra-Léonais en font partie. Les chefs militaires du MPCI, de même que certains de ses équipements, furent identifiés à Man au début du mois de décembre. Grâce aux témoignages de voyageurs dans cette région contrôlée par le MJP, on sait que les laissez-passer émis par le MPCI et le MJPsont également valides, mais qu’ils suscitent des réticences au contrôle tenu par le MPIGO à l’entrée de Danané. Malgré leurs différences, ces deux mouvements ont procédé de la même manière et recruté de nombreux combattants libériens et sierra-léonais, mais aussi des mercenaires originaires d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Évoquant la situation dans la région au début du mois de janvier 2003, avant le déploiement des forces de maintien de la paix de la Cedeao (Ecoforce), un travailleur humanitaire ironisait : « Les forces de la Cedeao sont déjà sur place depuis un bon mois ! » L’ampleur du contrôle exercé par Monrovia sur les opérations militaires reste cependant indéterminée. Les rebelles de l’Ouest ne pouvaient lancer leur offensive à partir du Liberia sans un accord de Taylor, et ce dernier autorise rarement de telles opérations sans être complètement au fait de leurs moindres détails. Les Yacouba fidèles à Gueï avaient besoin du Liberia pour s’emparer des villes de l’Ouest : il leur fallait des armes en quantités significatives et ils les ont obtenues, ce qui montre que l’embargo sur les armes frappant le Liberia n’est guère respecté. Les attaques sur Danané et Man ont coïncidé avec l’arrivée au Liberia de six avions-cargos contenant des armes et des munitions, soit près de 200 tonnes de matériels provenant de vieux stocks yougoslaves qui auraient été également utilisés pour repousser les forces du Politique africaine 93 L’ouest de la Côte d’Ivoire: un conflit libérien ? Lurd 4 (Liberians United for Reconciliation and Democracy) au nord du pays. Ces armes peuvent également avoir été fournies par l’ami de longue date de Taylor qu’est le président burkinabè Blaise Compaoré. Lors d’entretiens, des soldats libériens ont affirmé que les armes stockées en juillet 2002 au palais présidentiel à Monrovia provenaient directement du Burkina Faso. Aucune information sur des armes transitant par des zones tenues par le MPCI avant les attaques de novembre et de décembre n’a été confirmée, mais, étant donné la présence attestée de véhicules MPCI et d’autres équipements à Man et Danané, il semble raisonnable d’en admettre la probabilité. En revanche, des livraisons récentes, en provenance des zones tenues par le MPCI, d’armes destinées au MPIGO sont indéniables : elles sont organisées par le responsable des opérations militaires du MPCI, le colonel Michel Gueu, sur ordre du chef des opérations Tuo Fozié. Le MPCI a également pris d’autres initiatives dès le début du mois de janvier: par exemple, il a envoyé certains de ses chefs militaires à Man et à Danané afin de se débarrasser des éléments libériens les plus incontrôlables, ce qui traduit une interdépendance au niveau militaire qui coïncide bien avec l’alliance politique nouée durant les discussions de Marcoussis. Ainsi, le refroidissement des relations entre Blaise Compaoré et Charles Taylor paraît avoir été exagéré. Si le soutien du premier au second peut s’être réduit, comme tend à le suggérer la diminution du nombre d’hélicoptères transportant armes et munitions de Ouagadougou à Monrovia, plusieurs observateurs libériens et burkinabè restent convaincus que les deux dirigeants s’étaient mis d’accord pour soutenir le coup d’État en Côte d’Ivoire, et que la relative détérioration de leurs relations n’était que pour la galerie… De la même manière, le tableau souvent dressé lors d’entretiens suggère que le président Taylor a, dès l’accession de Gbagbo à la présidence ivoirienne, travaillé à son renversement. Cependant, le degré de coordination entre Compaoré et Taylor n’est pas connu. D’un côté, les acteurs ivoiriens impliqués directement dans le MPCI étaient coupés des partisans de Gueï dans l’Ouest. Ceux en exil à Ouagadougou, notamment Ibrahim Coulibaly (IB) mais aussi Tuo Fozié et Chérif Ousmane, ont été accusés par Gueï de comploter contre lui en 2000 et, si ces deux derniers en sont sortis vivants, ils ont été torturés ou laissés pour morts. Étant donné l’endroit où ils se trouvaient et leur succès initial, aucun des rebelles n’aurait pu lancer une attaque sans l’appui financier ou militaire de Charles Taylor ou de Blaise Compaoré. Il est possible d’imaginer un arrangement tacite entre ces deux présidents : chacun traiterait 4. W. Reno, «La “sale petite guerre” du Liberia », Politique africaine , n°88, décembre 2002, pp.63-82. Sur ces envois d’armes, voir le rapport du panel d’experts sur le Liberia nommé par la résolution 1408 du Conseil de sécurité (2002), §64-74, pp. 18-20, du 7 octobre 2002. LE DOSSIER 94 La Côte d’Ivoire en guerre. avec les interlocuteurs ivoiriens qui lui sont le plus proches. Les dirigeants du MPCI sont associés étroitement avec le Burkina Faso et des informations de première main évoquent une planification du coup d’État de septembre 2002 dès le début 2001 5. Il est significatif que, selon plusieurs sources, les deux conseillers de Blaise Compaoré qui sont également des interlocuteurs privilégiés de Taylor (Salif Diallo, ministre d’État pour l’Agriculture, et Roch-Christian Kaboré, président de l’Assemblé nationale) ont été en relation constante avec IB, généralement considéré comme le véritable cerveau militaire du MPCI. De plus, les combattants libériens et sierra-léonais ont été vus dans le fief du MPCI à Bouaké peu après la tentative de coup d’État, bien qu’ils aient pu être là sans ordre du président libérien 6. Enfin, selon un proche de Taylor, deux de ses collaborateurs – son ambassadeur itinérant à Abidjan, par ailleurs son financier et son négociant en armes, Mohamed Salimé, et le général Melvin Sobandi, dirigeant de l’entreprise de télécommunications que Taylor possède à Monrovia –, se sont rendus à Bouaké le 17 septembre avec de grosses sommes d’argent. Si Taylor a des intérêts commerciaux, militaires et stratégiques qui expliquent son implication dans le conflit ivoirien, il lui fallait davantage, une motivation plus directe et un espace de manœuvre pour s’engager dans les combats. La première motivation pourrait avoir été le recrutement, par le président Gbagbo, de combattants opposés à Taylor après l’échec du coup d’État, pour se parer contre les attaques toujours possibles de rebelles MPCI du Nord ivoirien et renforcer son armée divisée, peu efficace et motivée. Beaucoup de ces combattants avaient vécu dans l’Ouest ivoirien comme réfugiés, et nombre d’entre eux étaient des fidèles de l’ancien président libérien Samuel Doe qui avaient appartenu à l’armée libérienne. D’autres étaient des recrues des factions qui avaient combattu Taylor dans la longue guerre civile (surtout Ulimo-J) puis s’étaient repliées dans l’Ouest ivoirien. Certains, enfin, étaient membres du Lurd, présent notamment en Côte d’Ivoire. Taylor savait en 2001 que Gbagbo soutenait financièrement le Lurd, mais il semble qu’il n’en prît pas ombrage tant que ce mouvement ne lui créa pas de difficultés. À l’automne 2002, la situation changea radicalement, car le président ivoirien armait des forces qui lui étaient hostiles. Plus qu’un pacte conclu avec son allié Robert Gueï, Taylor entrevoyait la possibilité pour le Lurd d’ouvrir un nouveau front et rendait Gbagbo responsable de ce nouveau problème sécuritaire. Il s’agissait pour lui de contrecarrer la création d’un nouveau front en aidant les rebelles de l’Ouest ivoirien. Les attaques dans le comté de Grand Gedeh en janvier et février 2003, comme on le verra ci-dessous, ont été menées par le Lurd et les loyalistes des Fanci… Taylor avait raison de s’inquiéter. Politique africaine 95 L’ouest de la Côte d’Ivoire: un conflit libérien ? Stratégiquement, l’implication de Taylor dans la crise ivoirienne correspond aussi à une tentative de construire une base arrière en cas de fuite si les élections libériennes n’avaient pas lieu en octobre 2003 et que la communauté internationale refusait de le reconnaître, ou s’il était poursuivi par la nouvelle Cour spéciale internationale basée à Freetown. Danané apparaissait ainsi comme un véritable sanctuaire pour lui. On peut également supposer, si l’on considère la dimension commerciale du conflit, que Taylor avait spéculé sur la tentative des rebelles MPCI basés au Nord d’ouvrir un second front. Le MPCI avait besoin, en effet, de prendre le contrôle des zones les plus riches du pays, notamment la ville de Daloa, à l’ouest, essentielle pour le cacao (ville qu’il fut incapable de conserver en octobre), afin d’empêcher Gbagbo d’acheter des armes en utilisant les revenus tirés de ce négoce. Après l’échec du coup d’État, l’intervention française avait coupé le pays en deux. La région occidentale du pays, au sud de la ligne de démarcation contrôlée alors par à peine 700 soldats français, était laissée sans surveillance. Il est probable que les rebelles entendaient s’assurer le contrôle de San Pedro avant les négociations de paix à Paris : en effet, hormis Danané qui possède un aéroport et sert de verrou pour l’accès au Liberia ou à Man, San Pedro était incontournable pour le ravitaillement en armes et munitions. Les Français, qui eurent vent de ce projet d’attaque, sécurisèrent rapidement la ville, et le port est demeuré jusqu’à aujourd’hui sous contrôle du gouvernement ivoirien. San Pedro a toujours été le principal port d’exportation pour le bois ivoirien, libérien et même guinéen. La route qui le relie à Danané et à la frontière libérienne est donc souvent encombrée par des camions chargés de bois, dont beaucoup traversent la frontière à Toulépleu (du côté ivoirien) ou à Logatuo (du coté libérien, dans le comté de Nimba) 7. À plusieurs occasions, le port de San Pedro a aussi été un lieu important pour l’approvisionnement en armes de Charles Taylor, même si les ports libériens de Greenville et Harper ont pu jouer un rôle très significatif. Ainsi, la présence du MPIGO sert également à empêcher des forces rebelles libériennes de rentrer au Liberia et de gêner les affaires de Taylor : le MPIGO fait en quelque sorte fonction de blocus. Le 19 février, son porte-parole Félix Doh, Michel Gueu du MPCI et Gaspard Déli, le dirigeant du MJP, assistaient à une réunion à Monrovia où étaient aussi présents Benjamin Yeaten, le général «Eagle », chef de l’Unité anti-terroriste, 5. Voir également l’article de Richard Banegas et René Otayek dans ce dossier. 6. « Côte d’Ivoire : the nightmare scenario », Africa confidential , 43 (19), 27 septembre 2002, p. 1. 7. Global Witness, Taylor-made: the Pivotal role of Liberia’s Forests in a Regional Conflict , Londres, septembre 2001, p. 8. Accessible sur le site <www.globalwitness.org.>. LE DOSSIER 96 La Côte d’Ivoire en guerre. et Sam « Mosquito » Bockarie. Il s’agissait de définir une stratégie pour contrôler l’Ouest et San Pedro de sorte que Taylor puisse avoir accès à tout ce dont il avait besoin, du bois aux armes…. L’utilisation des forces du Lurd par le président Gbagbo La crise ivoirienne offrait également de nouvelles possibilités aux forces opposées à Taylor de repartir à l’offensive. Nombre des supplétifs libériens de l’armée gouvernementale ivoirienne appartiennent en fait au Lurd, mais il y a aussi d’autres Libériens, en particulier des réfugiés, qui ont été souvent recrutés de force ou ont choisi de combattre. Le Lurd en Côte d’Ivoire regroupe pour l’essentiel des dirigeants politiques en exil et d’anciens combattants des différentes factions qui ont essaimé dans l’opposition à Taylor lors de la guerre civile libérienne 8. Selon les dirigeants du Lurd basés en Guinée, en février et mars 2002, entre 300 et 500 combattants se trouvaient dans l’Ouest ivoirien, dans l’attente d’instructions pour partir au combat. Les mêmes prétendaient qu’ils étaient disposés à étendre les hostilités à tout le territoire libérien si le président Taylor refusait d’accéder à leurs revendications, dont la plus importante était sa démission. Pour eux, encore, Taylor avait déplacé des équipements et d’autres fournitures dans le sud-est du pays mais, s’il quittait sa base de Monrovia ou cherchait à effectuer une jonction avec le général Gueï, ils ouvriraient un nouveau front à partir de la Côte d’Ivoire. La composante ivoirienne du Lurd, qui combat aujourd’hui en Côte d’Ivoire, a-t-elle agi indépendamment de ses chefs basés en Guinée ? Ces derniers nièrent savoir que leurs associés combattaient à proximité de la frontière ivoiro-libérienne. La branche ivoirienne du Lurd, dominée par les Krahn, pourrait agir en toute indépendance. Elle peut essayer, en utilisant la crise ivoirienne, de prendre pied au Liberia et éviter ainsi que la fraction guinéenne du Lurd, dominée par les Mandingues, ne prenne le pouvoir seule à Monrovia ; d’ailleurs, la section du Lurd présente en Côte d’Ivoire tente à l’heure actuelle de se donner une direction politique. Malgré les divisions internes du Lurd, le président Gbagbo a bénéficié de combattants déjà organisés et disposés à l’appuyer dans sa guerre. Cette alliance a été facilitée par les rapports tissés dans le passé avec certains dirigeants libériens, eux-mêmes liés à la faction du Lurd basée en Côte d’Ivoire. Les liens de Gbagbo avec le Liberia datent de la présidence de Doe. Les rapports entre celui-ci et Houphouët-Boigny s’étaient rapidement détériorés, on l’a vu, et Gbagbo avait utilisé cette situation alors qu’il cherchait des fonds Politique africaine 97 L’ouest de la Côte d’Ivoire: un conflit libérien ? pour s’opposer au régime à parti unique d’Houphouët. Deux ministres importants du gouvernement de Doe établirent le contact entre ce dernier et Gbagbo, et ces hommes ont conservé jusqu’à aujourd’hui des amitiés étroites dans le gouvernement de Gbagbo et avec des membres de son parti, le FPI. Samuel Doe était un Krahn originaire du comté de Grand Gedeh. Beaucoup des Libériens vivant en Côte d’Ivoire, notamment dans l’Ouest, sont des Krahn, et la Côte d’Ivoire abrite également des groupes ethniques, comme les Guéré (aussi appelés Wê), souvent décrits comme les « cousins » des Krahn libériens. Dans l’Ouest, les partisans de Gbagbo, outre les Bété, son groupe ethnique, sont essentiellement les Guéré. Ainsi, depuis le début de la crise ivoirienne, un certain nombre de notables krahn qui, souvent, avaient occupé des fonctions dans le gouvernement de Doe, ont soutenu Gbagbo en l’aidant à recruter des combattants libériens ; quelques-uns sont directement associés avec la composante ivoirienne du Lurd. Du côté ivoirien, des personnalités guéré influentes dans le monde des affaires et des loisirs, dans le parti de Gbagbo ou les services de sécurité, ont également collecté des fonds, recruté et armé des membres du Lurd afin qu’ils combattent aux côtés des Fanci. L’approvisionnement en armes, pour l’essentiel, s’effectue par l’entremise de l’un des responsables du Port autonome d’Abidjan et de deux officiers supérieurs guéré de l’armée ivoirienne. Lors d’une réunion à Abidjan, à la fin 2002 ou au début 2003, entre dirigeants krahn et guéré, un accord fut conclu, selon lequel « les Krahn libériens participeraient à la guerre menée par Gbagbo en échange de quoi leur seraient accordés le libre passage au Liberia et une aide militaire pour renverser Taylor ». Le recrutement de ces combattants se déroulait dans plusieurs lieux. Le camp Nicla, un camp de transit au sud de Guiglo, dans l’Ouest, créé pour les réfugiés libériens durant la première guerre civile libérienne, est le plus cité. Il était en activité dès la fin du mois de décembre 2002, peut-être même avant. Mais il faut également mentionner des camps de transit à Abidjan : entre 50 000 et 100 000 francs CFA étaient offerts à toute nouvelle recrue, qui était mise dans un bus et envoyée au combat. Un autre site de recrutement est le camp de Bumjubura, à 30 kilomètres à l’ouest d’Accra, où vivent des réfugiés de la première guerre civile libérienne. Quelque 300 à 500 réfugiés étaient ainsi emmenés de ce camp vers une base spéciale pour y suivre un entraînement et recevaient au moins 250 dollars pour combattre ; cette opération était organisée par un dirigeant du Lurd qui faisait la navette entre la Côte d’Ivoire et le Ghana. 8. Voir Liberia: the Key to Ending Regional Instability , Bruxelles, ICG Africa Report, 24 avril 2002, pp. 8-9. Accessible sur le site <www.crisisweb.org>. LE DOSSIER 98 La Côte d’Ivoire en guerre. Selon des données convergentes, et en dépit de ses dénégations, entre 1 500 et 2500 Libériens se battent aux côtés du gouvernement ivoirien. De plus, la formation d’une force progouvernementale, les Forces de libération du Grand Ouest, a été mentionnée par la presse acquise au régime. Celle-ci, rendant compte de déclarations officielles, signale le recrutement de «jeunes patriotes de l’Ouest », essentiellement d’origine guéré, opérant sous le contrôle des Fanci pour la défense des civils contre les rebelles. Certaines attaques seraient notamment perpétrées contre les populations d’origine guéré par des forces rebelles dominées par les Yacouba et les Gio (des assassinats que la presse progouvernementale a qualifiés de « génocide »). De nouvelles recrues, sans doute une fraction des 3 000 jeunes enrégimentés à Abidjan en novembre, ont été récemment envoyées sur le front ouest (près de 400 y seraient déjà mortes), mais il faut souligner que ces forces supplétives sont d’une autre nature que les recrues libériennes. La première utilisation de ces dernières eut lieu le 6 décembre afin de reprendre Bloléquin, au sud de Danané, au MPIGO. Le 10 décembre, l’un des principaux responsables du recrutement et un cadre militaire, Éric Dagbeson, trouva la mort lors d’une attaque sur Bloléquin. Ce n’est que le 10 janvier que ces combattants, appuyés par les Fanci, reprirent le contrôle de Bloléquin et de Toulépleu. Le gouvernement ivoirien n’a pas employé ces supplétifs libériens uniquement pour reprendre des villes aux rebelles, mais aussi pour mener des représailles contre les civils associés aux mouvements rebelles, notamment les populations du Nord vivant dans l’Ouest (ivoiriennes ou burkinabè, appelées généralement dioula), les Yacouba et autres « ennemis » du régime. Des attaques et des représailles contre des populations civiles ont eu lieu depuis que Man a été prise par les rebelles, puis perdue et reprise à nouveau. Les Yacouba ivoiriens et leurs cousins libériens gio, mais aussi les Dioula, en ont été les cibles et ont eux-mêmes attaqué des Ivoiriens guéré et des Krahn libériens : ainsi a pris forme un cycle de violences interethniques, alimenté également par les articles incendiaires des médias proches d’un camp ou de l’autre. Le 7 mars 2003, des combattants libériens supplétifs des Fanci ont massacré des Dioula à Bangolo, au nord du dernier contrôle français, situé à Duékoué. Les troupes françaises furent alertées par des combattants du MJP stationnés entre Man et Logoualé : 60 corps furent dénombrés, mais il pourrait y en avoir bien plus. Hommes, femmes et enfants furent retrouvés assassinés à l’intérieur de leurs maisons. Les habitants autochtones avaient commencé à quitter la ville pour San Pedro et Duékoué dès la fin décembre, lors de l’entrée des rebelles dans le département de Bangolo et le début des exactions. À l’arrivé des Français, la ville était vide de toute population, de bétail et de nourriture… Politique africaine 99 L’ouest de la Côte d’Ivoire: un conflit libérien ? Durant la nuit du 7 mars, les troupes françaises arrêtèrent et désarmèrent 112 Libériens impliqués dans ce massacre. Après avoir admis être membres d’un groupe de Libériens créés par les Fanci, ils furent emprisonnés à Daloa. Bien entendu, les officiels ivoiriens nièrent tout recrutement de Libériens, expliquant qu’il s’agissait là de jeunes guéré du cru qui s’étaient mobilisés après les tueries orchestrées par le MPIGO et le MJP dont leur communauté avait souffert. Cet épisode fut l’objet d’un rapport lu par le comité de suivi au Conseil de sécurité la semaine suivante, provoquant une violente réaction anti-française de la part du gouvernement Gbagbo, de ses militaires et de leurs partisans dans la population. Le chef des «jeunes patriotes », le «général » Charles Blé Goudé (qui reçoit instructions et argent de la présidence), posa alors un ultimatum aux forces françaises et exigea la libération immédiate des ces «jeunes patriotes de l’Ouest » sous peine d’une marche de son mou vement sur Daloa pour les libérer de force. Le 26 mars, la base française à Daloa était en effet assiégée par 5000 à 6000 «jeunes patriotes » dirigés par Charles Blé Goudé et Eugène Djué : 65 détenus ont profité de la confusion pour s’échapper 9. Le président Gbagbo s’est exprimé à maintes reprises contre ses homologues libérien et burkinabè en dénonçant leur aide aux rebelles ivoiriens, tout en niant la moindre instrumentalisation des combattants du Lurd. Pourtant, comme le note un observateur, « tout le monde est d’accord sur le fait qu’il arme des mercenaires et des miliciens. Il a dépensé des sommes énormes et ce sont les factions libériennes qui en profitent ». Si Gbagbo peut nier aussi facilement la présence de Libériens dans les rangs de ses partisans, c’est parce qu’il est difficile d’identifier les combattants du Lurd qui agissent de concert avec les Fanci : ils portent le même uniforme et parlent français pour avoir passé tant d’années sur le sol ivoirien. Libériens versus Libériens Depuis l’éclatement de la crise en Côte d’Ivoire, les Libériens, qu’ils soient miliciens ou réfugiés, ont constitué une main-d’œuvre utile. Et les factions combattantes libériennes ont également bénéficié de la crise ivoirienne. Les événements, début 2003 près de Toulépleu, à la frontière entre le comté libérien de Nimba et le comté ivoirien de Grand Gedeh, montrent bien comment l’ouest de la Côte d’Ivoire est devenu un point critique dans la guerre au Liberia. 9. AFP, 26 mars 2003. LE DOSSIER 100 La Côte d’Ivoire en guerre. Entre janvier et février 2003, des combats importants éclatèrent à Toulépleu. Cette ville avait été sous le contrôle du MPIGO (et donc d’un nombre significatif de combattants libériens) depuis le 2 décembre 2002. Les Fanci mobilisèrent principalement les combattants krahn pour mener l’assaut et reprendre Toulépleu. Les combats qui se déroulèrent alors furent largement une affaire entre Libériens, le Lurd d’un côté, l’Unité anti-terroriste de l’autre. C’est le premier qui en sortit finalement vainqueur en février et en conserve le contrôle, même si tout est fait sous la tutelle des Fanci. Au même moment, des attaques furent engagées contre la ville de Toe, dans le comté du Grand Gedeh, et au Liberia. Les Fanci appuyèrent les combattants du Lurd. Au plus fort de l’offensive, le ministre de l’Information libérien, Reginald Goodridge, et le ministre de la Défense, Daniel Chea, annoncèrent que les forces de leur gouvernement se vengeraient du régime de Gbagbo si de nouvelles attaques se produisaient 10. La crise ivoirienne permet aux combattants libériens mal ou pas payés par Taylor de se payer « sur la population civile ». Comme beaucoup le disent, c’est une « Operation Pay Y ourself». En effet, ils n’ont guère d’espoir de toucher leur pécule au Liberia, et il n’y a plus grand-chose à y voler ; en revanche, la Côte d’Ivoire offre de généreuses opportunités. Mais ils y sont en concurrence avec de nombreux combattants originaires de Sierra Leone, du Burkina Faso et d’autres pays, comme l’illustre la situation à Danané. Un diplomate occidental notait que « les combattants se joignent à la guerre pour des voitures, des climatisations, des toits en tôle, les poignées de porte… tout ce qui peut être revendu est pillé ». Beaucoup de combattants sont des mercenaires, et nombre d’entre eux sont des drogués. Dans chaque camp, des règlements de comptes violents liés à des disputes sur le partage du butin, voire de petites escarmouches entre groupes pourtant alliés, sont rapportés. Les Ivoiriens de tous bords se lamentent aujourd’hui, car ils ont perdu le contrôle des Libériens qu’ils ont eux-mêmes entraînés dans cette guerre : comme le résumait un observateur local, « ce sont les Libériens qui provoquent ce chaos et qui mènent aujourd’hui leur propre guerre ici ». Selon une affirmation d’un responsable des Nations unies, « le gouvernement et les rebelles ivoiriens ont recruté les Libériens car ils sont meilleurs au combat mais, aujourd’hui, ils veulent s’en débarrasser ». Les rebelles ivoiriens ont pris plusieurs mesures pour réorganiser les Libériens et mieux les contrôler. Depuis janvier, des cadres du MPCI se sont rendus dans des bases du MJP à Man pour améliorer la sécurité de la région. Il y a eu également en janvier une tentative de renvoyer les Libériens de Danané et au sud de Man sur la route vers Duékoué, là où se trouve le dernier poste français. Cette réorganisation peut être prématurée, et ses effets Politique africaine 101 L’ouest de la Côte d’Ivoire: un conflit libérien ? dépendront de la guerre à l’intérieur du Liberia et de l’équilibre militaire global. Taylor doit faire face à des difficultés croissantes sur différents fronts. Depuis novembre 2002, il peine à stabiliser la situation. La fraction du Lurd basée en Guinée a conquis Gbargna dans le comté de Bong, et des informations laissent entendre que le Lurd en Côte d’Ivoire, aidé des Fanci, se préparerait à mener une offensive dans le comté de Nimba. Taylor pourrait connaître de sérieuses complications s’il devait gérer ces deux fronts simultanément. La meilleure solution pour lui est de conserver ses combattants en Côte d’Ivoire afin d’éviter de nouvelles incursions du Lurd. L’Ouest ivoirien demeurera donc une zone dangereuse tant que durera la guerre au Liberia. La situation dans l’Ouest s’est détériorée hors de toute mesure durant les derniers mois et a créé un véritable désastre humanitaire, menaçant un processus de négociation politique déjà extrêmement fragile. La formation d’un nouveau « gouvernement de réconciliation » fut plus ou moins acceptée à Accra durant le week-end des 7 et 8 mars, date de l’attaque sur Bangolo ! Cependant, les forces internationales actives dans la médiation politique et militaire ont une très faible marge de manœuvre et la réponse aux besoins humanitaires a été dramatiquement insuffisante. La guerre en Irak ne pourra guère infléchir cette situation, puisqu’on attendra des Français qu’ils y aillent seuls. Même si Gbagbo en a fait deux fois la demande, l’application des accords de défense paraît impossible, notamment parce que les protagonistes libériens combattent des deux côtés. En tout cas, il est peu probable que l’opinion publique française accepte l’envoi de troupes supplémentaires alors que des pertes sont certaines. La Cedeao n’a ni la force ni les ressources pour reprendre en main la situation. En tout état de cause, pousser les Libériens de l’autre côté de cette frontière devenue virtuelle ne changerait rien : toute solution doit être régionale et aborder le rôle des dirigeants de la région et de leurs partisans dans le désastre ivoirien. Comfort Ero, International Crisis Group, Freetown, et Anne Marshall, International Crisis Group Traduction de Roland Marchal 10. «ULIMO Generals attack Grand Gedeh, two killed, government revels », The News, Monrovia, 21 janvier 2003, et entretien avec Daniel Chea dans Focus on Africa , BBC radio, 1er mars 2003.