Le plaisir du jeu: entre passion et souffrance

Transcription

Le plaisir du jeu: entre passion et souffrance
Le plaisir du jeu:
entre passion et souffrance
La joueuse
@L'Hannattan,2001
ISBN: 2-7475-1734-9
Serge MINET
Le plaisir du jeu:
entre passion et souffrance
La joueuse
L'Harmattan
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Sans exclusives ni frontières, les logiques président au fonctionnement
psychique comme à la vie relationnelle. Toutes les pratiques, toutes les
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Dernières parutions
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Age. Faim, foi et pouvoir, 2000.
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routines, 2001.
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l'imaginaction, 2001.
Gérard PIRLOT, Violences et souffrances à l'adolescence, 2001.
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Alfred MBUYI MIZEKA, L'intelligence cognitive du jeune enfant
d'Afrique Noire, 2001.
Charles BAILLARD, La Relaxation psychothérapique, 2001.
Jean-Claude REINHARDT et Jean BOUISSON (dir.), Le désir de vieillir,
2001.
"S'il pouvait seulement s'ôter de l'esprit ce malheureux espoir
de gagner! "
Anna Grigorievna Dostoïevski
Journal, 23 mai 1867
A Domi l'amoureuse,
Julie la rêveuse, Cécile la délicieuse, Bérangère la radieuse,
Laura la cajoleuse, Juliette la taiseuse, Jojo l'enjôleuse,
Marie-Françoise la minutieuse, Nadine la lisseuse.
A la Vie, la merveilleuse.
Avant-propos
La Joueuse est l'autre part du joueur, sa part cachée, discrète et
inavouée qui avance masquée dans le tourbillon de la
démesure.
Pourquoi, la Joueuse? Pourquoi pas, la Joueuse?
Cet essai est d'abord l'expression de l'hommage que je veux
rendre à Fédor Michalovitch Dostoïevski, qui a raconté
l'histoire d'une passion, l'histoire des passions. Rendre
hommage aussi à Anna Grigorievna Dostoïevski, sa femme, à
Pauline Souslova, son amante.
Rendre hommage encore à la Madame Henriette de Stefan
Zweig, femme irréprochable
de 33 ans "nature de
gourgandine" qui, au début du siècle, abandonna son mari,
homme lourd et replet, pour suivre un élégant jeune homme,
dans la nuit. On l'aurait qualifiée, aujourd'hui, de "salope".
Madame Henriette qui a encouragé la confidence de Mrs c... ,
fille de riches landlords écossais, veuve, déprimée et triste qui,
pour échapper aux tortures de l'âme, fréquentait le casino de
Monte-Carlo. Rencontres furtives des joueurs et des cocottes
enlacés sur l'épais tapis oriental de la salle de jeux, où le
champagne coule à flots, dégoulinant grossièrement, pendant
que les femmes, maquillées et engraissées, se gargarisent
goulûment. Les hommes tachés de cendre de havanes
collectent les mille fluctuations boursières comme de vulgaires
martingales. Et leurs yeux inondés de sueur et d'ennui se
ferment avec mollesse sur leur béate autosatisfaction.
A même la table, les mains d'un jeune homme trahissent, sans
pudeur, ce qu'elles ont de plus secret et enchâssent, avec effroi,
du bout des doigts, l'agilité d'une passion qui vient déchirer,
"vingt quatre heures de la vie d'une femme".
Hommage toujours à la Joueuse assise, à l'écart de la
bienséance, le regard mi-clos, les yeux calmes, la bouche
suspendue, les seins broyés, le sourire immobilisé par le
temps: elle attend que le temps lui laisse le temps. Le
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champagne noie les mots, enivre les esprits. La Joueuse
anesthésie les souvenirs stridents que le vin de l'élégance a
labourés dans son corps.
Le champagne et les jeux coulent les sots dans leurs secrètes
turpitudes, les assassinent insidieusement. Ou presque.
Élégance et aristocratie, sueurs et passions enclavées dans le
froissement des billets de banque et le tintement vulgaire des
napoléons.
Rendre hommage à ces femmes d'aujourd'hui, Marie, MarieMadeleine, Sylvie, joueuses et malades de l'être, libres de ne
plus jouer. Non sans douleur.
Se souvenir de la prêtresse de Déméter, déesse de la fécondité,
seule femme admise aux jeux d'Olympie à qui une place
d'honneur était réservée. Se rappeler Perséphone, enlevée par
Hadès, devenue reine des Enfers, symbole suprême du
refoulement
et de la libération
du refoulé
par
l'accomplissement le plus sublime, écartelée entre les forces de
la vie et celles de la mort.
La Joueuse, est cette part de chacun qui lui est si étrangère et si
proche, qui s'amuse dans l'effroi du quotidien, l'incitant à
sursauter, à grimper, à courir, à virevolter, à franchir les
murets de son histoire, dans un cache-cache qui fait ombre à la
lumière du jour.
La Joueuse, cet autre moi, se moque, ou se donne comme une
offrande vulgaire et obscène, laissant voir ce qui ne doit pas
être vu, fascinante, imposante, envoûtante submergeant, enfin,
avec une efficacité redoutable.
La Joueuse, n'est pas le féminin du joueur. La Joueuse est
l'histoire du jeu qui se faufile puis se déchire entre passion et
souffrance.
La Joueuse est à la vie ce que la Faucheuse est à la mort,
annonce sournoise et sourde de l'irrévocable. Elle guette au loin,
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dans la froideur de l'éternité, et joue sa coquette, avant
d'arracher, sans cris ni chuchotements. A l'insu de tous.
Rendre hommage enfin et dire adieu à Sophie, Joueuse, tuée
par Elle, dans les arcanes de ses vingt-huit ans. Personne n'a su
pourquoi. Sophie non plus.
Il
Pre111ière partie
La passion du jeu
Chapitre I
Utilité ou santé publique?
Panem et circences
Le jeu joue. Le jeu annonce l'homme dans son rapport à
l'autre, dans sa découverte de lui-même. Il est imprévisible,
surprenant et, n'étaient ses règles et ses contraintes, ses risques
et dangers, le jeu attire, surprend, fascine dans son rapport à
l'étrange, à l'insolite, à la permission, poussant l'homme
jusqu'aux frontières du réel, les dépassant pour donner sens à
l'élaboration d'un imaginaire nourri de fantasmes et de
possibles, là, où l'unique contrainte revient à donner libre
cours aux forces de l'inconnu.
Le jeu joue, comme si, l'activité humaine pouvait se redoubler,
se travestir, feindre d'elle-même, encourageant l'homme à se
dédoubler, à devenir un autre, parfois le Tout-Autre, une
divinité.
Le jeu joue, mais son issue est incertaine et provisoire, ses
acteurs, éphémères. L'enfant, observé par Jean Piaget dans son
monologue collectif, joue à être, à faire semblant, puis à se
confronter au regard et à la présence de l'autre; anticipant les
bases de son devenir, il marque son territoire, l'habite et
fomente quelques guerres conquérantes. Le jeu initie à la
maîtrise des situations de rupture ou de perte (d'objet),
d'absence (de la mère) et développe progressivement un
sentiment de puissance vis-à-vis des scénarios de la vie dont il
découvre les turpitudes, les peurs et les dangers, mais aussi, les
plaisirs. Ce qui corrompt le jeu dans sa fonction initiatrice et
dans son essence créatrice, ce qui met le jeu, hors-jeu, et fait
qu'il cesse d'être "jeu", c'est la réalité.
La vie quotidienne rappelle, parfois douloureusement, que le
temps du jeu est révolu. Le jeu ne peut plus être du jeu, il
s'estompe, le quitte, et le laisse en suspension.
La réalité pervertit la fonction du jeu: le jeu n'est plus le jeu.
Par le mot magique "deux", l'enfant peut ponctuer la fin
temporaire du jeu et annoncer brutalement le retour à la
réalité: l'indien se hissera au sommet de l'armoire, le temps
d'avaler sa soupe, puis, il en redescendra aussi promptement,
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évitant à l'enfant de perdre le contrôle du jeu et la victoire.
Alors, l'espace ludique retrouve les lois et les fondements de la
"vraie" vie; quoi de plus sérieux que le jeu dans son rapport à
la réalité et à la fiction, au-dedans et au dehors, au vrai et au
faux, à l'être et au paraître, parties d'un tout, créateur de l'élan
vital?
Lorsque jeu et réalité se rejoignent ou se confrontent, la
recherche du plaisir en devient idée fixe, le divertissement
s'étreint dans le carcan de la passion. La vie était un jeu. Le jeu
est devenu la vie.
Cependant, parler du jeu, est-ce bien sérieux? Les jeux, et
particulièrement les jeux de hasard et d'argent, ont résisté à des
condamnations
répétées parce qu'ils seraient un "vice
attentatoire à la morale", contraires à l'éthique, atteinte à la
productivité et à la noblesse du travail.
Jeu
et morale ne pouvaient pas faire bon ménage, le premier
qui engendre ce chaos d'incertitudes et de provocations, la
seconde qui préconise une bonne économie et une saine
occupation de l'esprit et du corps.
Associé à une atmosphère de divertissement, le jeu, dans son
principe, c'est le temps perdu, par opposition au travail, temps
bien employé. Le jeu ne crée pas la richesse, il la déplace.
Pourtant, le jeu qui naguère encore fut considéré comme abject
et incivique, est, aujourd'hui porté aux nues, voire reconnu
d'utilité publique par l'État, après une longue période
d'ostracisme, d'interdits et d'hypocrisie.
L'État légifère et cherche des moyens illusoires d'accès à la
richesse (Bingo, Presto, Win for Life etc...) en ces temps de
"grise économie" et de course à la recherche d'un emploi, de
mobilité et des perplexités professionnelles, de peur du
manque ou d'accroissement de la précarité.
L'inactivité génère les angoisses à l'aube de l'avenir: rien n'est
moins sûr aujourd'hui que demain.
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L'accès aux jeux de hasard est aisé, l'entrée des casinos n'est
plus réservée aux gentils ou aux nantis. Les salles de jeux, les
paris, les jeux électroniques et les "cybercasinos" rythment le
temps libéré ou contaminé par l'inoccupation, le rêve ou la
désillusion.
Pour beaucoup de citoyens, s'essayer aux jeux de hasard est un
moment agréable, une activité confortable, non dépourvue de
l'espoir de gagner de l'argent ou d'éprouver des sensations
Intenses.
D'autres font l'expérience de l'impossible contrôle de l'acte
ludique, sans cesse répété, qui ne procure plus aucun plaisir. Le
jeu devient alors un problème de santé publique.
Écrire sur le jeu, c'est faire état d'une rencontre avec un
univers impitoyable qui ne laisse indemne ni le cœur, ni
l'intelligence, rencontre audacieuse, souvent pénible, avec le
monde du jeu dans l'entrelacs des joueurs accros. Monde
fascinant et terrible.
Parler du jeu, c'est faire écho d'une passion qui englue un
homme ou une femme dans les méandres de l'irréparable, ou
de l'imparable, hors des sentiers de la raison.
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Icare, 28 ans:
Joueur dépendant et abstinent. Il est à Paris, en voyage d'affaires.
Le soir, à l'hôtel, il ne sait que faire. Soudain, l'envie du jeu
devient irrésistible. Il cherche en vain un casino. En désespoir de
cause, il se rend à la gare du Nord et prend le premier Thalys pour
Bruxelles. Il est 20 heures. Arrivé à destination, il se rend dans sa
salle de jeux habituelle, y dépense tout son argent, joue et perd. Il
rentre chez lui, surprend sa femme par sa visite inattendue: "Tu
me manquais
l''
A eta est fabula
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