Mihaela Voicu L`art, salut et trahison. La salle aux images - E

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Mihaela Voicu L`art, salut et trahison. La salle aux images - E
Mihaela Voicu
L’art, salut et trahison.
La salle aux images dans le Lancelot-Graal.
La mençonge font verté
Chrétien de Troyes, Cligès
L’épisode de la salle aux images dans le Lancelot-Graal est révélateur à plus
d’un titre: nous y retrouvons, certes, la conception médiévale traditionnelle sur la
relation entre art et nature, sur le statut de l’artiste, sur la fonction des images et sur
le rapport qu’elles entretiennent avec la lettre écrite. Pourtant, dans une culture
fondée sur la phénoménologie de la tradition culturelle plutôt que sur une phénoménologie de la réalité, l’épisode semble annoncer un tournant et traduire une mutation quant au rôle assigné à l’art, à l’image dans ses rapports avec la représentation
et à l’artiste.
Morgain montrant à Arthur les peintures de la « Salle aux Images »
116 / Mihaela Voicu
Les théories médiévales de l’art se fondent, comme on le sait, sur deux éléments
essentiels: le savoir (ratio, cogitatio) et la « fabrication » (faciendi, factibilium).
U. Eco a raison d’affirmer que, pour les médiévaux, l’art était la connaissance des
règles de (bien) faire des choses: il tenait du faire, pas du « créer »; autrement dit,
l’art se réduisait à « la science de construire des objets selon leurs propres lois »1.
C’est ce qu’affirment d’une voix presque unanime les penseurs et théologiens,
depuis Isidore de Séville (« L’art est une habitude opératoire référée à du contingent » – Etymologiae I, 1), jusqu’à Hugues de Saint-Victor (« L’art est la science des
préceptes et des règles dont relève l’art même » – Didascalion I, 9) et à saint Thomas
d’Aquin (« L’art n’est rien d’autre que la juste règle de faire certaines choses; et le
bien de celles-ci consiste en ce que l’œuvre produite est en elle-même bien faite » –
Summa Theologiae)2.
Une conception esthétique pour laquelle la valeur de la beauté relève de l’ordre
métaphysique, suspendue, tout comme la vérité, à l’intellect divin, ignore forcément
le côté subjectif de la création. La mentalité médiévale envisage l’œuvre d’art
comme résultat d’une opération « scientifique et prudente » où la référence au sentiment, à « l’âme » de l’artiste ne trouve pas de place. Pour l’homme du Moyen Âge
l’art n’est pas « expression », mais, sur des plans séparés, contemplation et
construction, vision et virtus. La perspective que l’épisode de la salle aux images
propose de l’art ne se soustrait pas non plus à ces lieux communs. Mais elle les transcende.
Rappelons brièvement l’essentiel de l’épisode. Attiré par ruse au château de
Morgain, la déloyale, Lancelot se retrouve prisonnier de celle qui « l’amoit tant
comme fame pooit plus amer home »3 et qui, espérant venir à bout de sa résistance,
lui fait avaler une potion magique et souffle ensuite dans son nez, au moyen d’un
tuyau d’argent, une poudre de sa préparation qui atteint le cerveau du héros, le privant de ses esprits.
Doublement aliéné par la privation de liberté et par la perte de sa raison, Lancelot
croupit dans la prison de Morgain « des le septembre dusqu’au Noël ?» (LXXXVI,
20, p. 51). Lorsque le froid fut passé, ouvrant un jour la fenêtre, Lancelot voit un
homme en train de peindre « I. ancienne estoire [...]. Lors se porpense que se la
chambre ou il gisoit estoit portraite de ses faiz et de ses diz, molt li plairoit a veoir
les biaux contenemenz de sa dame et mult li seroit grant alegement de ses maux »
(Ibid., p. 52 – c’est moi qui souligne)4. Il demande au vieillard qui peignait de lui
donner de ses couleurs et se met aussitôt à représenter ses aventures, depuis son
1
Umberto Eco, Art and Beauty in the Middle Ages, Yale University Press, New Haven and
London, 1986, p. 93.
2 Cf. Grande Antologia Filosofica, diretta da U. A. Padovani, coordinata da A. M. Moschetti,
vol. V, Il pensiero cristiano, Marzorati Editore, Milano, 1973, pp. 287, 289, 294.
3 « l'aimait plus qu'une femme peut aimer un homme », Lancelot, édition critique par
A. Micha, Paris-Genève, Droz, 1980, vol. V, LXXXVI, 22, p. 53. Toutes les citations du
Lancelot propre renvoient à cette édition avec, entre parenthèses, le numéro du chapitre, du
paragraphe et de la page. Traduction en français moderne par A. Micha, Paris, Union
Générale d'Éditions, 1984, vol. II, p. 275. Toutes les citations en français moderne renvoient
à cette édition avec, entre parenthèses, le numéro de la page.
4 « une histoire des anciens temps [...]. Il songe alors que si sa chambre était peinte de ses
propres actions, il aurait plaisir à admirer les beaux comportements de sa dame, et ce lui
serait grand allègement à ses maux » (p. 274).
L’art, salut et trahison. La salle aux images dans le Lancelot-Graal / 117
arrivée à Camaalot pour y être armé chevalier, continuant par la première rencontre
avec la reine, par son arrivée au Château de la Douloureuse Garde, conquis à force
de prouesse, restituant ensuite ses divers exploits, « toute l’estoire ne mie de lui
seulement, mes des autres, si com li contes a devisé » (LXXXVI, 23, p. 54)5. Ainsi,
Lancelot demeurera dans la prison de Morgain deux hivers et un été et les peintures
et portraits qu’il avait exécutés furent pendant ce temps sa seule consolation de
l’inactivité à laquelle il était condamné ainsi que de la douloureuse séparation d’avec
la reine.
Au début du mois de mai, lorsque les arbres fleurissent, il voit, toujours par la
fenêtre, s’épanouir dans le jardin voisin de sa chambre une rose fresche et vermeille
qui lui impose le souvenir de sa dame. En regardant la fleur, « il li sambloit que ce
fut la coulor sa dame, si ne savoit pas laquelle estoit plus vermeille, la rose ou sa
dame » (LXXXVIII, 2, p. 62)6. Il s’adonne ainsi à la contemplation du rosier en
fleurs jusqu’à ce que, un dimanche matin, il voie une rose nouvellement éclose, « a
double plus bele des autres » (ibid.)7, qui lui rappelle sa dame telle qu’il l’avait
aperçue pour la première fois. Puisqu’il ne peut avoir sa dame, il veut cueillir la rose
qui évoque son souvenir, mais les barreaux de sa fenêtre l’empêchent de l’atteindre.
Rien ne peut pourtant le retenir de satisfaire son désir et, dans un geste analogue et
symétrique – mais en sens inverse – à celui de la nuit d’amour dans l’épisode de la
charrette, il tord les barreaux, les casse et, sans éprouver de douleur pour les
blessures qu’il s’est faites, sort de sa prison, va cueillir la rose « et la bese por l’amor
de sa dame a cui ele resambloit » (LXXXVIII, 3, p. 62). Sans réaliser tout à fait qu’il
a quitté sa prison, Lancelot se dirige vers le donjon, s’arme de pied en cap et se
retrouve libre.
Après avoir été consolateur, l’art est substitut et, enfin, libérateur. Arrêtons-nous
maintenant à chacune de ces trois hypostases, qui éclairent le sens de l’épisode.
1. L’art consolateur
On a vu que Lancelot entreprend de peindre ses aventures pensant y trouver
allègement à ses maux. Il faut faire attention toutefois à ce que la « source » d’inspiration n’est pas la réalité de son histoire, mais une autre « représentation », le vieillard qu’il aperçoit étant occupé à peindre « l’estoire d’Eneas, coment il s’anfoui de
Troie » (LXXXVI, 20, p. 52) : image inspirée par l’image, dont la signification a
valeur prospective, la peinture exécutée par le vieillard représentant en une sorte de
« mise en abyme » l’issue – favorable – de la mésaventure de Lancelot8. Comme
5
6
« son histoire à lui mais aussi celle des autres, telles que le conte l’a rapportée » (p. 276).
« il lui semblait que ce fût le teint de sa dame et il ne savait laquelle des deux, la rose ou sa
dame, avait le plus d’éclat » (p. 278).
7 « deux fois plus belle que les autres » (p. 278).
8 La matière des peintures exécutées par le vieillard peut se constituer aussi en allusion à la
poétique du roman, lui aussi translatio, adaptation des grandes œuvres de l’Antiquité en
langue vulgaire ou roman. L’Énéas, transposition de la légende du héros fondateur d’une
cité mais aussi amoureux, aura, on le sait, une forte influence sur les auteurs des premiers
romans arthuriens.
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Énéas est parvenu à s’échapper de Troie, Lancelot, artiste et amoureux, parviendra
à se sauver de la prison où sa geôlière se proposait de le garder à jamais. Artiste et
amoureux, car les images qu’il a peintes et qui retracent dans leur succession spatiale une histoire narrative située dans une dynamique temporelle ne correspondent
pas seulement à leurs propres lois, ne visent donc pas uniquement le bonum operis
comme l’exigeait l’esthétique médiévale, mais sont « si bien faites et si soltivement »
(LXXXVI, 21, p. 52)9, Lancelot ayant été mû, comme Morgain le fait remarquer, par
sa détresse amoureuse. On retrouve ici un écho de la conception esthétique présidant
à la création des troubadours: celui qui aime le mieux chante le mieux, la qualité du
sentiment étant garantie de la qualité du poème – ou de l’image. Cet aspect pourrait
receler également l’affirmation d’une intuition esthétique, conception qui va
recevoir son expression théorique à la fin du XIIIe siècle à travers la spiritualité franciscaine et qui opère une distinction entre l’intelligence et la raison, où intelligence
signifie contemplation et vision synthétisante. Lancelot, « soltis et an chevalerie et
an toutes choses » (LXXXVI, 22, p. 53)10 n’a pas à connaître les règles de l’art mais,
les nourrissant dans son âme, peut produire spontanément une œuvre belle et parfaite. Ou, pour reprendre encore les paroles de Morgain: « Voirement feroit Amors
del plus dur home soutif et angingneux » (Ibid.)11
La peinture console donc doublement Lancelot, de l’inaction et de l’absence de
son aimée. Et cela parce que, outre la qualité de l’exécution et la beauté, ces images
sont ressemblantes : Morgain en découvre d’ailleurs tout de suite le sens, sachant
comment Lancelot était venu à la cour et en quels vêtements.
2. L’art substitut de réalité
La ressemblance des images est telle que, pour Lancelot qui se trouve sous
l’effet de la poudre de Morgain, elles se substituent à la réalité ou, plutôt, l’image
construit une autre réalité, plus vraie que le réel. Et ceci n’est pas tout à fait conforme
aux canons de l’esthétique médiévale, pour laquelle toute oeuvre appartient au
Créateur, à la Nature ou à un artifex (artisan) qui imite la nature12. Pourtant, par imitation de la nature, la pensée médiévale ne comprend pas l’imitation servile des
objets naturels, mais une activité requérant inventivité et ingéniosité. En joignant ce
qui était séparé et en séparant ce qui était uni, l’art imite la nature dans sa manière
d’opérer, in sua operatione, selon le mot de saint Thomas d’Aquin13. L’art, d’après
le même Thomas d’Aquin, travaille les matériaux fournis par la nature; pourtant les
œuvres qu’il produit n’introduisent pas à un ordre nouveau mais restent confinées
9 « si bien faites et artistiquement exécutées » (p. 275).
10 « habile dans l’art de chevalerie et en tous domaines » (p. 275).
11 « De l’homme le plus rude l’Amour fait un être intelligent et ingénieux » (p. 275).
12 Cf. Guillaume de Conches, Comm. in Timaeum, cité par E. de Bruyne, Études d’esthétique
13
médiévale, Bruges, De Tempel, 1946, vol. II, p. 206.
Summa Theologiae, I, q. 117, a. 1.
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entre les limites assignées par leur propre substance: elles sont simplement réduites
à des images14, existant par la vertu de la matière qui les soutient, alors que les objets
naturels existent en vertu de leur participation divine. C’est pourquoi l’art doit
assumer une sorte d’humilité ontologique face à la primauté de la nature. Ce qui
montre combien le Moyen Âge est loin de toute conception de l’art comme force
créatrice.
Or les peintures réalisées par Lancelot sont si ressemblantes qu’elles parviennent
à substituer la réalité si bien que, le matin, en entrant dans la chambre, Lancelot « si
vit l’ymage de sa dame, si l’ancline et la salue et vait pres et l’ambrace et la baise
en la bouche, si se delite assez plus qu’il ne feist en nule autre fame fors en sa
dame » (LXXXVI, 23, p. 54 – c’est moi qui souligne)15. Et ainsi de suite, tous les
jours, pendant tout l’hiver, chaque matin il s’inclinera devant chaque image de la
reine, « si les baisoit es ieux et es bouches ausi com se ce fust sa dame la roine »
(LXXXVIII, 1, p. 61 – c’est moi qui souligne)16. La manipulation physique ne suit
donc plus les opérations de l’intellect mais est l’intellect même en train de concevoir
quelque chose en le produisant.
L’art consolateur est ainsi en mesure de construire une autre réalité, capable de
substituer de façon compensatoire une réalité déceptive. Ce qui nous amène à nous
interroger sur la nature de cette réalité et sur le statut de l’artiste. N’oublions pas que,
lorsqu’il entreprend de peindre des images, Lancelot se trouve sous l’effet de la
poudre magique que Morgain lui avait fait aspirer. La fabrication d’images qu’il
prend pour des réalités traduit sans doute l’aliénation. Les marques d’adoration que
Lancelot rend à l’image de la reine sont expression de cette aliénation en même
temps qu’elles constituent un écho intertextuel de l’épisode de la salle aux images
du Tristan de Thomas. Mais si, dans les deux cas, l’image semble affirmer son
autonomie par rapport à l’homme et même un certain pouvoir sur lui, dans le texte
de Thomas l’art revêt plutôt une fonction mortifère: Tristan tue symboliquement
Iseut en l’enfermant dans la statue qui devient principalement objet de reproches et
exutoire d’une jalousie morbide, alors que, pour Lancelot, il a des vertus consolatrices : si longtemps séparé de sa dame, il ne pourrait pas durer. L’image supplée ici
à l’absence, donnant présence à ce qui est, pour le moment, inaccessible. Ou, pour
reprendre les mots d’Alain de Lille, ce qui est dépourvu d’existence réelle vient à
l’être et l’image, imitant la réalité, transforme l’ombre des choses en choses mêmes
et change le mensonge en vérité17. L’histoire que Lancelot peint n’est pas, de toute
évidence, dépourvue pour lui de réalité: c’est sa propre histoire, c’est son passé dont
il est doublement séparé, par son état d’aliénation et par sa captivité. Dans ce sens,
l’image fait venir à l’existence ce qui n’est plus, passé récupéré par le présent. C’est
d’ailleurs ce qui fait la seconde différence avec le texte de Thomas: alors que Tristan
s’enferme dans l’auto-contemplation de son passé, Lancelot rend présent le passé
pour s’ouvrir à l’avenir, à l’action, ce qu’annonce la double ouverture de la fenêtre,
lorsque Lancelot voit le vieillard en train de peindre et lorsque, au bout de ses deux
14
15
Cf. Summa Theologiae, II, q. 2, a. 1.
« s’inclina devant l’image de sa dame en guise de salut, s’approcha, la prit entre ses bras
et, lui donnant un baiser sur la bouche, ressentit les profonds délices qu’elle seule pouvait
lui dispenser » (p. 276).
16 « les baisant sur les yeux et sur la bouche, comme si ce fût elle en personne » (p. 277).
17 Anticlaudianus, texte édité et traduit par J. Sheridan, Toronto, 1973, I.
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ans de captivité, il aperçoit la rose. Ouverture par l’art à une réalité autre, libératrice.
Il convient de remarquer aussi que l’art console le meilleur chevalier du monde de
son inactivité et l’action de peindre ses hauts faits de prouesse se substitue à l’accomplissement de ces faits même et compense en un sens leur absence.
3. L’art libérateur
Arrivant à produire une œuvre aussi belle, sinon plus belle que la nature,
Lancelot dépasse non seulement son aliénation mais transcende le statut d’artifex,
dans lequel les théories médiévales de l’art prétendaient enfermer l’artiste. Il faut se
demander, en effet, si la « folie » de Lancelot est simplement aliénation ou bien si
elle signifie aussi possession divine, ouvrant sur la contemplation. D’ailleurs, si la
peinture des images représentant son histoire restitue à Lancelot son identité, pour
parvenir à la complète libération, il devra passer par le seuil de la contemplation. À
l’image de Guenièvre, fidèlement représentée « si que c’estoit merveilles a veoir »
(LXXXVIII, 1, p. 61), succédera la rose, substitut analogique mais aussi plus
abstrait de la reine. L’art ne lui a pas seulement rendu la raison, mais en plus de lui
avoir restitué la réalité, l’ouvre à la contemplation. Là encore on peut reconnaître un
écho intertextuel, du Conte du Graal cette fois-ci, plus précisément de l’épisode des
trois gouttes de sang sur la neige devant lesquelles le héros tombe en extase. Si pour
Perceval « la contemplation des gouttes de sang interprète d’une manière [...]
métaphorique le rapport entre l’objet contemplé et la personne aimée » selon les mots
de D. Poirion18, la contemplation de la rose-Guenièvre se fait plutôt sur le mode
analogique. L’empreinte de l’oie sur la neige figure l’ovale d’un visage (figura), le
sang évoque la couleur vermeille des joues (color), l’association des deux constituant la forme (species), unité globale de la chose visible, selon le Didascalion de
Hugues de Saint-Victor19. Mais alors que les trois gouttes de sang transcendent la
forme du visage, suggérant comme une semblance du Graal en une écriture symbolique, comme le rappelle le même D. Poirion, la rose se constitue en allégorie de
la reine à travers la comparaison explicite entre le visage clair et éclatant de la dame
et l’éclat de la rose nouvellement éclose, deux fois plus belle que les autres. C’est
justement cette beauté surpassant les autres qui fait opérer l’identification rose =
reine dans l’esprit de Lancelot. Il est vrai que la rose n’est pas la création de
Lancelot, comme le sont les images peintes. Mais c’est grâce à l’art, qui lui a permis de susciter une réalité de substitution, qu’il peut s’élever à une réalité
supérieure. Le regard qui lui fait assimiler la reine à la rose deux fois plus belle que
les autres fleurs est celui de l’artiste. La perception esthétique concerne donc
l’interaction complexe entre la multiplicité des propriétés objectives de l’œuvre et
l’activité du sujet contemplateur.
D. Poirion, Résurgences. Mythe et littérature à l’âge du symbole (XIIe siècle), Paris, PUF
(« Écriture »), 1986, p. 201.
19 PL 177, c. 819.
18
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De la folie à la raison, de la représentation à la contemplation, du passé au
présent qui ouvre vers l’avenir, de l’absence à la présence, tel semble être le sens de
l’épisode de la salle aux images dans le Lancelot propre. L’art ne permet pas seulement la présentification, en bonne tradition médiévale, de l’invisible dans le visible,
de l’absent dans le présent, du passé dans l’actuel. L’image donne présence, identité,
matière et corps à ce qui est transcendant et inaccessible20. L’artiste à son tour,
plongé au départ dans la non-réalité de la déraison, crée à travers l’image un simulacre de réalité qui lui permet d’aboutir, par la contemplation, à une réalité autre,
sorte de « sur-réalité » qui va articuler le passage de la folie et de la fiction à la
« réalité » du monde et du faire21. C’est le trajet libérateur que parcourt
l’amant-artiste Lancelot.
4. L’art trahison
Si dans le Lancelot propre le héros fait son salut par l’art, celui-ci devient trahison dans le dernier roman du cycle, La Mort du Roi Arthur. Lorsque Lancelot avait
commencé à peindre, Morgain s’en était réjouie et s’était proposée de ne pas relâcher son prisonnier « tant que toute ceste chambre fust painte » (LXXXVI, 22,
p. 53)22 car, une fois représentés tous ses faits et gestes où la reine joue un rôle central, elle allait pouvoir se venger de l’indifférence de Lancelot en trouvant moyen de
révéler au roi Arthur, son frère, la vérité sur les rapports de Lancelot et de la reine.
Ce projet de vengeance est sur le point d’aboutir dans la Mort Artu, lorsque le roi
est hébergé dans le château même où Morgain avait retenu Lancelot prisonnier. « En
toute innocence », la déloyale conduit Arthur dans la salle aux images. Dans la chambre inondée par les rayons du soleil, le roi finit par apercevoir les images peintes exécutées par Lancelot. « Li rois Artus savoit bien tant de letres qu’il pooit auques un
escrit entendre; et quant il ot veües les letres des ymages qui devisoient les senefiances des portretures, si les conmença a lire »23 (c’est moi qui souligne).
Or, rappelons que dans le Lancelot propre il n’est pas question de lettres accompagnant les images, seules les peintures réalisées par le vieillard et racontant la fuite
d’Énéas étant accompagnées d’inscriptions, ce qui évoque d’ailleurs la réalité d’un
20
Jean-Claude Schmitt, art. « Images », in J. Le Goff – J. CL. Schmitt, Dictionnaire
raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 501.
21 Personnage de parchemin, la « réalité » que Lancelot retrouve ne peut être qu’une « réalité de fiction ».
22 « avant qu’il ait couvert de peintures les murs de la chambre » (pp. 275-276).
23 « Assez instruit pour pouvoir saisir à peu près le sens d’un écrit, quand il eut vu les lettres
tracées sur les peintures, qui en donnaient la signification, il entreprit de les déchiffrer. »
La Mort le Roi Artu, roman du XIIIe siècle édité par Jean Frappier, Paris-Genève, DrozMinard, 1964, § 51, p. 61. Toutes les citations de La Mort Artu renvoient à cette édition
avec, entre parenthèses, le numéro du paragraphe suivi par celui de la page. La traduction
en français moderne appartient à Marie-Louise Ollier, Paris, Union Générale d’Éditions,
1992, 10/18 (Bibliothèque médiévale), p. 99. Toutes les citations de La Mort du Roi Arthur
renvoient à cette édition avec, entre parenthèses, le numéro de la page.
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manuscrit médiéval. Si, dans la Mort Artu, les peintures s’accompagnent de lettres,
c’est que la salle aux images devient surtout un signe censé révéler la vérité, signe
dont le monde arthurien privé du graal et de sa grâce ne peut plus percevoir la senefiance. Si artistiquement que soient peintes les images, c’est la lettre qui est ici caution de vérité, selon une conception que le Moyen Âge avait hérité d’Aristote. Le
Stagirite distinguait les arts « serviles » des arts « libéraux »24. À sa suite, les médiévaux, dont Hugues de Saint-Victor, Rodolphe de Longchamp ou Domenico
Gundisalvi situent la poétique, la grammaire et la rhétorique parmi les arts
« supérieurs » et relèguent les arts mécaniques à un niveau inférieur en raison de leur
caractère « matériel » et de l’effort physique qu’ils exigent. Affirmation reprise par
saint Thomas d’Aquin, qui distingue à son tour entre les arts manuels, serviles, et les
arts libéraux, supérieurs en raison de leur substance rationnelle, qui les fait relever
du spirituel plutôt que du corporel. L’image apparaît donc comme subordonnée à
l’écrit, comme le prouve déjà la fameuse lettre adressée en 600 par le pape Grégoire
le Grand à l’évêque Serenus de Marseille et qui définit la fonction de l’image par
référence à un genre de la littérature écrite, à savoir l’histoire sainte. La perception
de l’image est pensée par le pape Grégoire sur le mode de la lecture d’un texte écrit,
« lecture » qui est le propre des illiterati : « Ce que l’écriture est à ceux qui lisent,
la peinture doit l’offrir aux hommes incultes qui la regardent (...). C’est en elle que
lisent ceux qui ignorent les lettres »25.
Arthur prend donc connaissance des faits à travers la contemplation immédiate
des images et à travers le déchiffrement progressif des textes qui les accompagnent,
par l’émotion esthétique en même temps que par une préhension intellectuelle. La
vérité devrait s’imposer à lui, en une sorte de gradation, par l’image, par l’écrit qui
l’accompagne et par la connaissance qu’il a lui-même des faits représentés: « Si n’i
vit onques chose que il ne conneüst a voire par les noveles que l’en li aportoit toute
jor a cort de ses chevaleries, si tost comme il avoit fete la proesce » (§ 51, p. 61)26.
Le roi refuse pourtant le sens du signe, en dépit de tous ces indices convergents.
La profusion de lumière qui précède la contemplation des images et qui rappelle Le
Conte du Graal, où elle signale la vérité autre à laquelle Perceval est invité d’accéder, devient ici un signe inefficace supplémentaire: devant l’évidence, en place de
la vérité, Arthur préfère le doute. La lumière n’introduit pas à une prise de conscience, mais donne lieu à l’hypothèse: « se il est veritez einsi com ceste
escriture le tesmoigne, ce est la chose qui me metra au greignor duel que ge
onques eüsse » (§ 52, p. 61 – c’est moi qui souligne)27. Le vieux roi se tourne vers
sa sœur et la conjure de lui dire la vérité. Après s’être fait prier, Morgain lui fait le
récit sommaire de l’histoire des amours de Lancelot et de la reine : la parole
prononcée confirme l’image et la parole écrite.
24
25
Cf. Politique, VIII, 2.
Cité dans Jean-Claude SCHMITT, Écriture et image: les avatars médiévaux du modèle
grégorien, in Littérales n° 4, Théories et pratiques de l’écriture au Moyen Âge, Centre de
Recherches du Département de Français de Paris X – Nanterre, 1988, p. 123.
26 « Il n’y vit aucun fait dont il ne pût reconnaître la vérité, d’après les nouvelles de ses
exploits que, sitôt réalisés, on lui rapportait régulièrement à la cour » (p. 100).
27 « Si cet écrit témoigne des faits tels qu’ils ont eu lieu, c’est la chose qui me causera le plus
grand chagrin de ma vie » (p. 100).
L’art, salut et trahison. La salle aux images dans le Lancelot-Graal / 123
Ce n’est d’ailleurs pas la première révélation qu’Arthur a de son infortune. Son
déshonneur lui avait été découvert l’avant-veille par son neveu Agravain, mais l’estime dans laquelle le roi tenait Lancelot et le hasard des circonstances lui offrant des
preuves de vérité alors qu’il s’agit de signes menteurs ou plutôt mal interprétés lui
font rejeter avec indignation les propos d’Agravain. Cette fois-ci les preuves sont
accablantes et la vérité devrait s’imposer à lui. Arthur pourtant s’y refuse: « Moult
regarda li rois l’ouvraigne de la chambre et i pensa moult durement, et moult se tient
grant piece en tel maniere qu’il ne dist mot. Et quant il ot grant piece pensé, si dist:
“Iceste chose me dist avant ier Agravains meïsmes, mes ge ne le creoie mie [...];
mes ceste chose qui ci est meinne mon cuer a greigneur certeineté que je n’estoie
devant; por quoi ge vos di que ge n’en serai jamés a ese devant que ge en sache la
pure verité. Et se il est einsi comme ces ymages ici le tesmoignent, que Lancelos
m’ait fet tel honte comme de moi honnir de ma fame, je me traveillerai tant que il
seront ensemble pris prové” » (§ 53, p. 64)28.
La contemplation de l’image et la caution qu’y apporte la parole – prononcée ou
écrite – ne suffisent pas pour faire accéder Arthur à la vérité: il faudra la preuve du
flagrant délit, que le roi aura par les manœuvres d’Agravain autant que par l’imprudence des amants. Il faut d’ailleurs remarquer que la flagrant délit n’est pas aussi flagrant que ça: là encore, un hasard, emprunté au Tristan de Béroul29, laisse une marge
d’ambiguïté. Le flagrant délit est donc à peine plus convaincant que la découverte
de la salle aux images. Si l’art n’a pas (complètement) trahi, serait-ce du fait que la
démonstration des vérités cachées sous le couvert de belles fables ne serait pas tout
à fait convaincante?
Il est vrai que le XIIIe siècle reconnaît l’existence d’une réalité esthétique valide
en elle même. Toutefois, l’image peinte, obtenue par les formes et les couleurs, ou
verbale, réalisée par l’habile agencement des mots, est nécessairement fausse, le jeu
de l’illusion répondant à une nécessité de structure. Autrement dit, comme le rappelait déjà saint Augustin en mettant en garde contre le caractère subversif des
images30, celles-ci sont fausses non par aspiration propre, mais dans la mesure où
elles ont obéi à la fantaisie de l’artiste31. L’art est un « mensonge vrai » et l’artiste
28
« Le roi examina attentivement l’œuvre peinte de la chambre profondément absorbé, et il
resta longtemps sans prononcer une parole. Après avoir médité ainsi un long moment, il
déclara : “ Cette chose m’a été révélée avant-hier par Agravain en personne, mais je ne le
croyais pas [...] ; toutefois ce que j’ai sous les yeux m’apporte plus de certitude que je n’en
avais. C’est pourquoi je vous le dis, je ne serai jamais satisfait avant d’en savoir l’exacte
vérité. Si les choses sont comme en témoignent ici ces images, que Lancelot m’a fait la
honte de me déshonorer avec ma femme, je n’aurai de cesse qu’ils ne soient surpris
ensemble ” » (p. 103).
29 Lancelot avait pris le soin de fermer la porte derrière lui, si comme aventure estoit qu’il n’i
devoit pas estre ocis (§ 90, p. 115 – le sort ne voulant pas qu’il fût tué là), ce qui empêche
les lauzengiers de surprendre les amants sur le fait.
30 Il s’agit essentiellement de l’image sensible, que saint Augustin pourchasse en tant que
réversion de l’homme sur son désir de puissance et d’autonomie. Cette image subversive
« instaure contre son modèle divin la suprématie de son simulacre sous les apparences du
Même [...] » (R. Dragonetti, « L’image et l’irreprésentable dans l’écriture de saint
Augustin », in La musique et les lettres, études de littérature médiévale, Genève, Droz,
1986, p. 10).
31 Cf. Soliloquiorum – Solilocvii, II, X, 18, traducere, studiu introductiv ]i note de
Gh. I. }erban, Bucure]ti, Humanitas, 1993, p. 177.
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est un fictor parce qu’il propose des mensonges au lieu des vérités ou mélange le
vrai et le faux32.
Le rôle de l’image médiévale n’est pas de représenter la réalité sensible, c’est
pourquoi elle ne peut pas non plus trahir ou produire la vérité. N’ayant pas d’identité
propre, elle est toujours « l’autre » de l’objet, ce qui lui permet d’assurer un passage,
une remontée du visible vers l’invisible et, de plus en plus, de créer une réalité
« autre », ni vraie ni fausse, ou plutôt vraie et fausse à la fois, et qui est « l’œuvre »
de l’artiste. C’est dans cette dimension « créatrice » que réside le « salut » que
propose l’art.
32
Conrad de Hirschau, Dialogus super Auctores, ed. de G. Schepss, Wurzburg, 1889, p. 24.

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