Critique Anne Hébert, Livre / échange, Mai 2015

Transcription

Critique Anne Hébert, Livre / échange, Mai 2015
/Livres
LIVRE AIDÉ PAR LE FAEL
Ange de nylon > Presses universitaires de Caen
De la difficulté d’être mère
L’instinct maternel est-il naturel ? Hélène Uri traite cette question avec une grande sensibilité
à travers les yeux de Beate, partagée entre son désir d’être une bonne mère et la culpabilité
de ne pas aimer sa fille comme elle le devrait.
Hélène Uri, Norvégienne,
docteure en linguistique, et
auteure à plein temps depuis
2005, nous offre un récit
poignant sur les relations
mère-fille et les souffrances
psychologiques inhérentes
à la perte d’un enfant.
Beate a tout pour être heureuse. Elle vit une relation
saine et épanouie avec
Bernt, son mari, jusqu’au
jour où Sophie, leur petite
fille, entre dans leur quotidien. Dès l’arrivée de cette
enfant, fortement désirée, tout chavire. Néanmoins
habitée par l’envie d’être la meilleure mère du monde,
Beate se remet en question. L’aime-t-elle ? Est-elle
capable d’élever sa fille et d’éprouver des sentiments
forts envers elle ? Ce mal-être bascule à la mort accidentelle de Sophie. Suite à un tel drame, comment
LIVRE AIDÉ PAR LE FAEL
vivre quand on se sent coupable de ne pas avoir suffisamment aimé l’être que l’on a désiré, créé, élevé
et sans avoir pu le protéger de la mort. Et comment
faire le travail de deuil lorsque les larmes ne viennent
pas ? Beate raconte l’histoire de sa fille avec l’idée
obsessive, lancinante qu’elle a commis l’irréparable :
l’infanticide de sa fille. Avec franchise et lucidité, elle
se confie tout au long de ce roman, comme dans un
journal intime. Des digressions sur son enfance et
sa relation aux autres sont régulières et permettent
de mieux cerner cette femme fragilisée par ses tourments. Ce monologue vibrant est ponctué par les
regards de Janna, sa sœur, et de l’Ange veillant sur
les nuits de la petite Sophie. Cette narration à trois
voix rythme ce monologue et donne du relief à cette
tragédie familiale, évitant qu’il ne sombre dans un
récit égocentrique. L’ange de nylon, qui nous accompagne au fil du texte, trouve une place importante
dans l’enfance des deux narratrices et de la petite
Sophie. Il semble veiller sur chacun, apaiser leurs
souffrances et atténuer leurs contradictions.
Hélène Uri réussit brillamment un exercice particulièrement difficile, celui de traiter de la difficulté de se
sentir mère dans un monde où un tel souci semble
anormal. Cette obsession de s’intégrer dans la normalité, de répondre aux exigences de la maternité,
crée une souffrance intérieure. Elle est violente, car
reconnaître ses failles et les avouer à ses proches
lorsque le gène maternel est absent est impensable.
Traité sans pathos, ce roman psychologique émouvant
est servi par une plume habile, oscillant entre sensibilité et froideur. Faisant partie des trois meilleurs
romans norvégiens en 2003, Ange de nylon se révèle
être une ode à l’amour mère-fille, un texte qui nous
invite à nous questionner sur notre difficulté à nous
conformer à nos idéaux.
A n n e Héb ert
de nylon
 Ange
Hélène Uri – traduction du norvégien par Alex Fouillet
Presses universitaires de Caen
206 pages, 16 €
Œuvres de Taryn Simon > Le Point du Jour
De l’inventaire à la subversion
Photographe new-yorkaise de renommée internationale, Taryn Simon est, à 40 ans,
l’une des photographes les plus réputées de sa génération. Le Jeu de Paume et Le Point du Jour
présentent simultanément ses premières expositions en France et publient un catalogue événement :
c’est le premier ouvrage rétrospectif d’une œuvre ambitieuse et subversive.
Extrait du chapitre I,
A Living Man Declared Dead
and Other Chapters I-XVIII.
© 2012 Taryn Simon
Au gré de treize séries de photographies,
on découvre une démarche d’investigation déroutante, faite d’accumulations et de rapprochements
selon des protocoles perfectionnistes, s’affranchissant le plus souvent de tout effort esthétique. Ces
séries marquantes sont une quête sans relâche d’un
peu d’ordre dans le chaos du monde, et une minutieuse déconstruction des vérités établies. Taryn
Simon interroge le poids du secret et son œuvre est
d’une précieuse pertinence sociale et politique.
Dans ses projets conceptuels, elle n’hésite jamais
à aborder des thèmes sensibles. Ainsi, sa première
série Les Innocents (2002) présente des victimes
d’erreurs judiciaires, sur les lieux du crime, de l’alibi
ou de l’arrestation. Un index américain du caché et du
méconnu (2007) inventorie des éléments volontairement dissimulés au public, aux États-Unis, dans des
domaines aussi variés que la science, la médecine, la
sécurité, la religion ou l’organisation de l’État. Simon
y souligne l’abîme entre ceux qui ont accès au savoir,
au secret, et la masse de citoyens lambda.
Contrebande (2010), véritable performance, regroupe
pas moins de 1 075 clichés, pris durant cinq jours et
cinq nuits, pendant lesquels Taryn Simon n’a pas
quitté le service des douanes de l’aéroport Kennedy à
New York et a photographié en continu tous les objets
saisis, introduits frauduleusement dans le pays :
contrefaçons d’objets de luxe, cadavres d’animaux,
tabac, fruits, stimulants sexuels, médicaments interdits. Sa liste exhaustive, étrange collection, révèle
ce à quoi nos contemporains aspirent et forme une
vue en coupe de notre société de surproduction et
d’accumulation obsessionnelle.
Un homme vivant déclaré mort et autres chapitres
I-XVIII (2011) est l’aboutissement de quatre années
de recherches à travers le monde. Véritable questionnement existentiel, cette série retrace dix-huit lignées
multigénérationnelles confrontées à des situations
complexes, proches de la question de la survie : la
vendetta au Brésil, le génocide en Bosnie, la dictature
en Irak, l’appropriation abusive de terres en Inde, le
sionisme et le terrorisme en Palestine, la propagande
en Chine…
m a i 2015 - Li vr e / éc ha ng e 17
Par ces quelques exemples, on voit que Taryn Simon
ouvre avec obstination un champ de réflexion infini et
devient « une force de résistance d’une valeur inestimable », comme l’écrit Salman Rushdie.
Cél in e Guén ol é
arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande
 Vues
extérieure – Œuvres de Taryn Simon
Textes de Homi Bhabha, Brian de Palma, Salman Rushdie et al.
Le Point du Jour
396 pages, 35 €