Histoire moderne et contemporaine du politique M. Pierre

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Histoire moderne et contemporaine du politique M. Pierre
Histoire moderne et contemporaine du politique
M. Pierre Rosanvallon, professeur
Cours : « Les métamorphoses de la légitimité
(la démocratie au XXIe siècle, III) »
L’onction populaire des gouvernants est pour nous la principale caractéristique
d’un régime démocratique. L’idée que le peuple est la seule source légitime du
pouvoir s’est imposée avec la force de l’évidence. Nul ne songerait à la contester,
ni même à la réfléchir. Nous en sommes toujours restés là. Cet énoncé recouvre
pourtant une approximation d’importance : l’assimilation pratique de la volonté
générale à l’expression majoritaire. Mais elle n’a guère été discutée. Le fait que le
vote de la majorité établisse la légitimité d’un pouvoir a en effet aussi été
universellement admis comme une procédure identifiée à l’essence même du fait
démocratique. Une légitimité définie en ces termes s’est d’abord naturellement
imposée comme rupture avec un ancien monde où des minorités dictaient leur loi.
L’évocation de « la grande majorité », ou de « l’immense majorité » suffisait alors à
donner corps à l’affirmation des droits du nombre face à la volonté clairement
particulière de régimes despotiques ou aristocratiques. L’enjeu décisif était de
marquer une différence quant à l’origine du pouvoir et aux fondements de
l’obligation politique. Partant de là, le principe de majorité s’est ensuite fait
reconnaître dans son sens plus étroitement procédural.
Le passage de la célébration du Peuple ou de la Nation, toujours au singulier, à
la règle majoritaire ne va pourtant pas de soi, tant les deux éléments se situent à
des niveaux différents. Il y a d’un côté l’affirmation générale, philosophique si l’on
veut, d’un sujet politique, et de l’autre l’adoption d’une procédure pratique de
choix. Se sont ainsi mêlés dans l’élection démocratique un principe de justification
et une technique de décision. Leur assimilation routinière a fini par masquer la
contradiction latente qui les sous-tendait. Les deux éléments ne sont en effet pas
de même nature. En tant que procédure, la notion de majorité peut s’imposer
aisément à l’esprit, mais il n’en va pas de même si elle est comprise sociologiquement.
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Elle acquiert dans ce dernier cas une dimension inévitablement arithmétique : elle
désigne ce qui reste une fraction, même si elle est dominante, du peuple. Or la
justification du pouvoir par les urnes a toujours implicitement renvoyé à l’idée
d’une volonté générale, et donc d’un peuple figure de l’ensemble de la société.
Cette perspective sociologique n’a cessé d’être renforcée par le réquisit moral
d’égalité et l’impératif juridique de respect des droits, appelant à considérer la
valeur propre de chaque membre de la collectivité. C’est ainsi l’horizon de
l’unanimité qui a depuis l’origine sous-tendu l’idée démocratique : est démocratique,
au sens le plus large du terme, ce qui exprime la généralité sociale (le cours de 2007
avait longuement exploré la question qui n’a donc été que brièvement évoquée en
2008). On a seulement fait dans comme si le plus grand nombre valait pour la
totalité, comme si c’était une façon acceptable d’approcher une exigence plus forte.
Première assimilation doublée d’une seconde : l’identification de la nature d’un
régime à ses conditions d’établissement. La partie valant pour le tout, et le moment
électoral valant pour la durée du mandat : tels ont été les deux présupposés sur
lesquels a été assise la légitimité d’un régime démocratique.
Le problème est que cette double fiction fondatrice est progressivement apparue
comme l’expression d’une insupportable approximation. Dès la fin du XIXe siècle,
alors que le suffrage universel (masculin) commençait tout juste à se généraliser en
Europe, les signes d’un précoce désenchantement se sont pour cela multipliés de
toutes parts. Au spectre du règne des masses, d’abord tant redouté par les libéraux,
se trouva bientôt substitué le constat de l’avènement de régimes engoncés dans
l’étroitesse de leurs préoccupations. Les mots de peuple et de nation qui n’avaient
cessé de nourrir les attentes et les imaginations se sont alors trouvés comme
rapetissés en étant noyés dans les méandres de l’agitation partisane et des clientèles.
Le système des partis, dont aucun des premiers théoriciens de la démocratie n’avait
envisagé l’existence et le rôle, s’est imposé à partir de cette période comme le cœur
effectif de la vie politique, entraînant le règne des rivalités personnelles et des
coteries. Le Parlement, qui avait été de son côté considéré depuis l’origine comme
l’institution qui résumait l’esprit et la forme du gouvernement représentatif, perdait
à l’inverse sa centralité et voyait son fonctionnement changer de nature. L’idée
première d’une enceinte de la raison publique où serait débattue à haute voix la
définition de l’intérêt général s’est de fait dégradée en un système de marchandages
asservis à des intérêts particuliers. Le moment électoral a continué de son côté à
mobiliser les énergies et à exprimer de véritables enjeux. Mais il n’a plus été cette
fête chaleureuse de la citoyenneté qui avait dessiné le premier horizon du suffrage
universel. Pendant toute cette période des années 1890-1920 au cours de laquelle
s’amoncellent les ouvrages qui auscultent la « crise de la démocratie », l’idée que le
fonctionnement du système électoral majoritaire conduit à exprimer l’intérêt social
a ainsi perdu toute crédibilité. Le monde électoral-parlementaire est davantage
apparu gouverné par des logiques de particularité que par une exigence de généralité.
Le principe de l’élection des gouvernants a certes toujours dessiné un horizon
procédural indépassable, mais on a cessé de croire à l’automaticité de ses vertus.
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Face à ce qui a été ressenti comme un profond ébranlement, ces années 18901920, encadrant la Grande Guerre, vont s’efforcer de déterminer les moyens
permettant à l’idéal démocratique de retrouver sa dimension substantielle primitive.
Les voies les plus extrêmes, on le sait, seront explorées, allant même jusqu’à ériger
un moment le projet totalitaire en figure désirable du bien public. Mais du sein
de ce bouillonnement, va aussi émerger de façon plus discrète ce qui modifiera en
profondeur les régimes démocratiques : la formation d’un véritable pouvoir
administratif. C’est en effet pendant cette période que s’édifie partout un État plus
fort et mieux organisé. Le fait important est que son développement a été
indissociable d’une entreprise de refondation de ses principes. On a voulu que la
« machine bureaucratique » puisse constituer en elle-même une force identifiée à la
réalisation de l’intérêt général. Les modèles du service public en France et de
l’administration rationnelle aux Etats-Unis, ont alors illustré les deux grandes
façons de penser la poursuite de cet objectif. D’un côté, la vision d’une sorte de
corporatisme de l’universel, appelant structurellement les fonctionnaires à s’identifier
à leur mission, à devenir « intéressés au désintéressement ». De l’autre, la recherche
d’un accès à la généralité par les vertus d’une gestion scientifique. Se trouvaient de
la sorte réactualisés et réinsérés dans l’univers démocratique les anciens idéaux du
gouvernement rationnel et de la politique positive, qui, des Lumières à Auguste
Comte, avaient invité à réaliser le bien public à l’écart des passions partisanes.
Le but a été de corriger le projet problématique d’une expression unifiée des
volontés par une forme de mise en œuvre plus réaliste et plus objective de la généralité
sociale. Cette entreprise a alors effectivement commencé à prendre corps, au moins
partiellement. Sans que les choses n’aient jamais été pleinement conceptualisées, les
régimes démocratiques ont ainsi progressivement reposé sur deux pieds : le suffrage
universel et l’administration publique. Celle-ci a cessé d’être la simple courroie de
transmission du pouvoir politique pour acquérir une marge d’autonomie fondée sur
la compétence. Dans le cas français, ces deux dimensions de « l’arche sainte » du
suffrage universel et du service public ont explicitement superposé leurs valeurs
respectives dans l’idéologie républicaine. Les « jacobins d’excellence » de la haute
administration l’ont incarnée au même titre que les élus du peuple. À côté de la
légitimité d’établissement, celle de la consécration par les urnes, une deuxième
appréhension de la légitimité démocratique a ainsi vu le jour : celle d’une
identification à la généralité sociale. Elle a, dans les faits, joué un rôle décisif en tant
qu’élément compensateur de l’affaiblissement de la légitimité électorale. Se liaient de
la sorte les deux grandes façons de concevoir la légitimité : la légitimité dérivée de la
reconnaissance sociale d’un pouvoir, et la légitimité comme adéquation à une norme
ou à des valeurs. Ces deux formes croisées de légitimité, procédurale et substantielle,
avaient donné à partir du tournant du XXe siècle une certaine assise aux régimes
démocratiques. Cette page a commencé à se tourner dans les années 1980.
La légitimation par les urnes a d’abord reculé, du fait de la relativisation et de
la désacralisation de la fonction de l’élection. À l’âge « classique » du système
représentatif, celle-ci valait mandat indiscutable pour gouverner ensuite
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« librement ». On présupposait en effet que les politiques à venir étaient incluses
dans les termes du choix électoral, du seul fait de l’inscription de ce dernier dans
un univers prévisible, structuré par des organisations disciplinées , aux programmes
bien définis et aux clivages clairement dessinés. Ce n’est plus le cas. L’élection a
dorénavant une fonction plus réduite : elle ne fait que valider un mode de
désignation des gouvernants. Elle n’implique plus une légitimation a priori des
politiques qui seront ensuite menées. La notion de majorité, d’un autre côté, a
changé de sens. Si elle reste parfaitement définie en termes juridiques, politiques
et parlementaires, elle l’est beaucoup moins en termes sociologiques. L’intérêt du
plus grand nombre, en effet, ne peut plus être aussi facilement assimilé que dans
le passé à celui d’une majorité. Le « peuple » ne s’appréhende plus comme une
masse homogène, il s’éprouve plutôt comme une succession d’histoires singulières,
une addition de situations spécifiques. C’est pourquoi les sociétés contemporaines
se comprennent de plus en plus à partir de la notion de minorité. La minorité n’est
plus la « petite part » (devant s’incliner devant une « grande part ») : elle est devenue
une des multiples expressions diffractées de la totalité sociale. La société se manifeste
désormais sous les espèces d’une vaste déclinaison des conditions minoritaires.
« Peuple » est désormais aussi le pluriel de « minorité ».
De son côté, le pouvoir administratif a été fortement délégitimé. La rhétorique
néo-libérale a joué son rôle, en affaiblissant la respectabilité de l’État et en invitant
à ériger le marché en nouvel instituteur du bien-être collectif. Plus concrètement,
les nouvelles techniques d’organisation des services publics (le New Public
Management) ont surtout introduit des méthodes qui ont conduit à dévaloriser la
figure classique du fonctionnaire comme agent patenté de l’intérêt général. La
haute fonction publique s’est trouvée la plus atteinte par cette évolution, ne
semblant plus capable d’incarner une force d’avenir dans un monde plus ouvert et
moins prévisible. La reconnaissance d’une technocratie parée des vertus de la
rationalité et du désintéressement a aussi perdu son évidence dans une société plus
lucide et plus éduquée. L’ancien style d’une action publique « bienveillante »,
surplombant une société considérée comme mineure, est devenu du même coup
économiquement inopérant et sociologiquement inacceptable. Le pouvoir
administratif a donc été dépossédé des éléments moraux et professionnels qui lui
avaient autrefois permis de s’imposer. L’affaiblissement de sa légitimité s’est ainsi
ajouté à celui de la sphère électorale-représentative.
L’affaissement de l’ancien système de double légitimité et les divers changements
qui l’ont à la fois provoqué et accompagné à partir des années 1980 n’ont pas
seulement entraîné un vide. Si le sentiment d’une perte, voire d’une décomposition,
s’est fortement fait ressentir, une sorte de recomposition silencieuse s’est aussi
engagée. De nouvelles attentes citoyennes sont d’abord apparues. L’aspiration à voir
s’instaurer un régime serviteur de l’intérêt général s’est exprimée dans un langage et
avec des références inédites. Les valeurs d’impartialité, de pluralité, de compassion
ou de proximité se sont par exemple affirmées de façon sensible, correspondant à
une appréhension renouvelée de la généralité démocratique, et partant des ressorts et
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des formes de la légitimité. Des institutions comme les autorités indépendantes ou
les cours constitutionnelles ont parallèlement vu leur nombre et leur rôle s’accroître
considérablement. Une autre façon de gouverner semble enfin s’être esquissée avec la
place croissante prise par l’attention à l’image et à la communication. Tout ceci
dessine un paysage fort contrasté dont il faut appréhender la consistance et le devenir.
Il convient donc de le décrire. Mais en même temps de ne pas en rester à ce stade.
L’essentiel est en effet de tenter de dégager les concepts qui peuvent rendre intelligible
ce monde émergent, et plus encore de discerner les nouvelles formes démocratiques
vers lesquelles il pourrait positivement évoluer. Tout en gardant le souci d’une
description des discours et des expériences, en restant attentifs à leurs inachèvements,
à leurs équivoques, voire à leurs dangers, il convient donc de forger les idéaux-types
qui permettraient de penser la maîtrise de cet univers en gestation. Rien ne semble
en effet joué. Se mêlent encore de façon confuse l’esquisse de nouveaux possibles et
l’amorce de pathologies menaçantes.
Le trait majeur qui caractérise le tournant des années 1980 consiste dans une
reformulation latente des termes dans lesquels l’impératif démocratique d’expression
de la généralité sociale est appréhendé. Pour bien prendre la mesure de cette
évolution, il faut repartir des visions précédemment dominantes de cette généralité.
Le suffrage universel repose sur une définition agrégative de cette dernière : c’est
la masse des citoyens-électeurs dont l’expression dessine la figure de la volonté
générale. Le service public renvoie quant à lui à l’idée d’une généralité objective :
le fait que la raison publique ou l’intérêt général soient en quelque sorte identifiés
aux structures mêmes de l’État républicain. La généralité est dans les deux cas
considérée comme susceptible d’être adéquatement et positivement incarnée.
Devant l’affaissement ressenti de ces deux façons d’aborder les choses, on peut
déceler l’émergence de trois autres manières, plus indirectes, d’approcher l’objectif
de constitution d’un pouvoir de la généralité sociale. Leur description a été au
cœur des développements du cours :
— La réalisation de la généralité par détachement des particularités, distance
raisonnée et organisée vis-à-vis des différentes parties impliquées dans une question.
Elle définit un pouvoir appréhendé comme un lieu vide. La qualité de généralité
d’une institution est constituée dans ce cas par le fait que personne ne peut se
l’approprier. C’est une généralité négative. Elle renvoie à la fois à une variable de
structure qui en est le support (le fait d’être indépendant), et à une variable de
comportement (le maintien de la distance ou de l’équilibre). C’est elle qui définit
la position d’institutions comme les autorités de surveillance ou de régulation et
les distingue au premier chef d’un pouvoir élu.
— La réalisation de la généralité par le biais d’un travail de pluralisation des
expressions de la souveraineté sociale. Le but est là de compliquer les sujets et les
formes de la démocratie pour en réaliser les objectifs. Il s’agit notamment de
corriger les inaccomplissements résultant de l’assimilation d’une majorité électorale
à la volonté du corps social appréhendé dans sa globalité. C’est une généralité de
démultiplication. On peut considérer qu’une cour constitutionnelle participe d’une
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telle entreprise lorsqu’elle veille à passer au tamis de la règle constitutionnelle,
exprimant ce qu’on pourrait appeler le peuple principe, les décisions du parti
majoritaire.
— La réalisation de la généralité par prise en considération de la multiplicité des
situations, reconnaissance de toutes les singularités sociales. Elle procède d’une
immersion radicale dans le monde de la particularité, marquée par le souci des
individus concrets. Ce type de généralité est associé à une qualité de comportement,
il résulte de l’action d’un pouvoir qui n’oublie personne, qui s’intéresse aux problèmes
de tous. Il est lié à un art de gouvernement qui est aux antipodes de la vision
nomocratique. À rebours de l’approche de la constitution du social par un principe
d’égalité juridique, mettant à distance toutes les particularités, la généralité est définie
dans ce cas par un projet de prise en compte de la totalité des situations existantes,
par l’étendue d’un champ d’attention. On pourrait parler pour cela d’une pratique
de « descente en généralité » 1. C’est une généralité d’attention à la particularité.
Ces différentes façons d’envisager la réalisation de la généralité ont en commun
de reposer sur une approche de la totalité sociale qui n’est comprise ni sur le mode
d’une agrégation arithmétique (avec l’idéal sous-jacent d’unanimité), ni dans une
perspective moniste (avec la référence à un intérêt social conçu comme la propriété
stable d’un corps collectif ou d’une structure). Elles renvoient à la valorisation
d’une vision beaucoup plus « dynamique » d’opérations de généralisation. Elles
correspondent en quelque sorte aux trois stratégies possibles pour explorer un
univers dans sa totalité : le considérer au télescope, multiplier les coupes au
microscope, le parcourir par des itinéraires différents. La généralité constitue dans
cette perspective un horizon régulateur ; elle n’est plus d’ordre substantiel, comme
ce que suggéraient les notions de volonté générale et d’intérêt général.
Trois nouvelles figures de la légitimité ont en conséquence commencé à se
dessiner : la légitimité d’impartialité (liée à la mise en œuvre de la généralité
négative) ; la légitimité de réflexivité (associée à la généralité de démultiplication) ;
la légitimité de proximité (suivant la généralité d’attention à la particularité). Cette
véritable révolution de la légitimité participe d’un mouvement global de décentrement
des démocraties. Se prolonge en effet sur ce terrain la perte de centralité de
l’expression électorale déjà observée dans l’ordre de l’activité citoyenne. Dans La
Contre-démocratie, j’ai ainsi décrit comment de nouvelles formes d’investissement
politique avaient émergé, les figures du peuple-surveillant, du peuple-veto et du
peuple-juge dessinant leur nouvelle vitalité en contrepoint de celle d’un peupleélecteur effectivement plus morose. La vie des démocraties s’élargit donc de plus
en plus au-delà de la sphère électorale-représentative. Il y a dorénavant bien d’autres
façons, à la fois concurrentes et complémentaires de la consécration par les urnes,
d’être reconnu comme démocratiquement légitime.
1. Par opposition à la notion sociologique usuelle de « montée en généralité », qui signifie
prise de distance avec les cas d’espèces pour accéder à une conceptualisation.
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Contrairement aux légitimités d’établissement et d’identification qui étaient
indissociables de propriétés considérées comme appartenant intrinsèquement à
certains pouvoirs (l’élection ou le concours donnant un statut à ceux qui avaient
triomphé de l’épreuve impliquée), ces formes émergentes sont constituées par des
qualités. La légitimité n’est donc jamais acquise dans leur cas. Elle reste toujours
précaire, continuellement remise en jeu, dépendante de la perception sociale de
l’action et du comportement des institutions. Ce point est essentiel : il traduit le
fait que ces nouvelles figures sortent du cadre de la typologie usuelle distinguant
la légitimité comme produit d’une reconnaissance sociale et la légitimité comme
adéquation à une norme. Les légitimités d’impartialité, de réflexivité et de proximité
superposent en effet les deux dimensions ; elles ont un caractère hybride. Elles
dérivent des caractéristiques des institutions, de leur capacité à incarner des valeurs
et des principes, mais elles restent simultanément dépendantes du fait qu’elles
doivent être socialement perçues comme telles. On peut de la sorte concevoir que
leur déploiement puisse faire entrer les démocraties dans un nouvel âge. Le régime
de légitimité qui émerge conduit en effet à dépasser les termes de l’opposition
traditionnelle entre les gardiens de la « généralité républicaine », surtout préoccupés
par la substance des choses, et les champions d’une « démocratie forte », d’abord
attentifs à l’intensité de la mobilisation sociale.
Elles élargissent encore de cette façon les typologies classiques fondées sur la seule
opposition de la légitimité par les fondements (input legitimacy) et de la légitimité par
les résultats (output legitimacy) Cette distinction a certes son utilité : elle rappelle que
la façon dont sont appréciées les actions des gouvernants entre en ligne de compte
dans le jugement que portent sur eux les citoyens (et elle suggère que des instances
non élues peuvent être reconnues comme légitimes pourvu qu’elles contribuent à la
production de ce qui est reconnu comme socialement utile). Nous avons montré
dans le cours que la redéfinition de la légitimité procèdait d’une déconstruction et
d’une redistribution de l’idée de généralité sociale, conduisant à en pluraliser
radicalement les formes. Il y a en effet plusieurs manières d’agir ou de parler « au nom
de la société » et d’être représentatif. Les trois nouvelles légitimités font pour cela
système, se complétant pour définir de façon plus exigeante l’idéal démocratique.
Séminaire : « L’État de la recherche en théorie politique (I) »
Le séminaire a été organisé autour de six doubles séances au cours desquelles a
été présenté et discuté l’état de la recherche en théorie politique dans quelques
domaines essentiels.
1) Mercredi 12 mars : Philippe Urfalino (directeur de recherches au CNRS et
directeur d’études à l’EHESS) : La démocratie délibérative.
Ph. Urfalino a d’abord montré comment un certain nombre de travaux, consacrés
à l’argumentation ou à la délibération, dans les années 1990 et 2000, ont préparé
la littérature abondante sur la démocratie délibérative, alors que dans les années
1960 on était loin de considérer que l’argumentation est au cœur de la vie politique.
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Pour ressaisir la littérature consacrée à la démocratie délibérative, il importe de
montrer qu’il faut la comprendre comme destinée à répondre à trois questions. La
démocratie délibérative se veut comme une réponse au pluralisme : dans nos
sociétés ne peut plus dominer un ordre normatif permettant un consensus. Elle est
aussi une manière d’organiser une raison publique à partir de la mise en place
d’argumentation. Elle se veut enfin, dans une certaine mesure, un renouvellement
de la démocratie représentative, dans la mesure où elle veut être une mise à l’épreuve
de la responsabilité des gouvernants.
2) Mercredi 19 mars : Yves Sintomer (Professeur à l’Université de Paris VIII,
directeur adjoint du Centre Marc Bloch à Berlin) : La démocratie participative.
La démocratie participative, selon Y. Sintomer, est un effort pour mettre en place
une discussion publique des affaires de la cité. Il a montré que la théorie d’Habermas
sur l’espace publique a ouvert deux voies. La première a fondé en grande partie les
réflexions sur la démocratie délibérative (qui consiste à renforcer la légitimité
démocratique en faisant appel, à tous les niveaux, à l’argumentation). La seconde
a présidé aux interrogations sur la possibilité d’une démocratie participative. Les
expériences de démocratie participative sont nombreuses et diverses. Y. Sintomer
l’a notamment montré en étudiant les usages du tirage au sort, dont la spécificité
est qu’il permet de passer de l’égalité dans la décision (l’élection) à l’égalité dans la
nomination.
3) Mercredi 26 mars : Olivier Beaud (Professeur à l’Université de Paris II) :
Expériences et théorie du fédéralisme.
O. Beaud a d’abord présenté une vue d’ensemble de la littérature consacrée au
fédéralisme, en soulignant l’absence d’études systématiques en France, où domine
le modèle souverain. A la Révolution, le fédéralisme est associé au féodalisme. Si
la notion retrouve un certain crédit, c’est notamment parce que se créent des
institutions internationales qui la mettent en jeu (la SDN, l’Europe). Mais jamais
dans cette littérature le fédéralisme n’est étudié pour lui-même : il y est souvent
décrit comme une forme de décentralisation, et non comme un ordre politique.
O. Beaud a proposé, contre cette littérature, de défendre l’hypothèse selon laquelle
un système fédéral ne doit se comprendre ni comme un Etat ni comme un Empire.
C’est une forme politique autonome, qui assume parfaitement d’être à la fois une
union d’Etats et une institution, sachant que cette institution demande aux Etats
souverains de se transformer en Etats-membres.
4) Mercredi 2 avril : Pasquale Pasquino (Directeur de recherche au CNRS et
Professeur à New York University) : Le principe de majorité.
P. Pasquino s’est attaché à expliciter le rôle et la légitimité des organes non élus,
et notamment des cours constitutionnelles. L’élection des représentants n’est qu’une
partie seulement de la réalité constitutionnelle de nos démocraties modernes. Or,
la présence des cours constitutionnelles montre les limites du principe majoritaire.
Celui-ci est à la fois une règle d’autorisation et une règle de nomination. Mais il
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ne consiste pas à choisir une politique. Ce qui le justifie, c’est qu’il impose une
forme spécifique d’égalité (toutes les opinions ont le même poids). Mais le principe
de majorité ne peut décider de tout : il ne peut, par exemple, abolir la séparation
des pouvoirs ou remettre en cause des droits établis comme inviolables. Le principe
du souverain doit être limité par un certain nombre de contrôles qui ne doivent
pas être liés aux élections.
5) Mercredi 9 avril : Dominique Rousseau (Professeur à l’Université de
Montpellier I) : Constitutionnalisme et démocratie.
Au nom de quoi interdire au peuple de vouloir ce qu’il veut ? C’est la question,
selon D. Rousseau, que pose la question du constitutionalisme, doctrine qui pense
la démocratie par la constitution. Or, il est en crise parce qu’on considère qu’il pèse
sur les institutions issues du vote populaire. Ce qu’il faut souligner, c’est que la
constitution comme garantie des droits fondamentaux produit une démocratie
d’un certain type, caractérisée par trois éléments. D’abord, l’écart entre deux
espaces porteurs de volonté normative, les actes de lois votés par les représentants
et les droits des représentés. Ensuite, la promotion de la délibération comme
régime concurrentiel de la volonté générale. Enfin, l’avènement de la société des
individus comme objet de la constitution.
6) Mercredi 16 avril : Claude Lefort (Directeur d’études à l’EHESS) : La pensée
du politique : histoire et perspectives.
Claude Lefort s’est proposé d’éclairer la nature de la démocratie moderne à
travers la distinction entre la politique (essentiellement tournée vers la considération
du régime) et le politique, qui veut en penser les conditions sociales. La science
politique méconnaît la nature profonde de la démocratie parce qu’elle laisse dans
l’ombre la société dans laquelle elle s’est formée. La démocratie n’est pas localisable
dans la société : elle est une forme de société. Dans l’Ancien Régime, le pouvoir
monarchique était incorporé dans la personne du prince. La démocratie introduit
dans cette perspective un bouleversement : le pouvoir n’est plus incorporé, c’est un
lieu vide. Le conflit est alors institutionnalisé, le pouvoir dans une démocratie ne
peut exister qu’en quête de sa légitimité. La démocratie n’est pas réductible à un
certain nombre d’institutions.
Publications scientifiques
— « Intellectual History and Democracy », Journal of History of Ideas, Volume 68,
Numéro 4, octobre 2007, p. 701-715.
— « Le sens de la Contre-démocratie », Commentaire, n° 120, Hiver 2007-2008,
pp. 1113-1115.
— « L’Universalisme démocratique : histoire et problèmes », Esprit, janvier 2008,
p. 104-120.
— « Identidad nacional y Democracia », Archivos del Presente, n° 47, février 2008.
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Vulgarisation de la recherche
— « La desconfianza es una virtud civica » (entretien), La Nacion (Argentine),
30 septembre 2007.
— « Una democracia de espíritu religioso » (entretien), Clarin (Argentine), 24 novembre
2007.
— « La actividad diaria de los ciudadanos es actuar la desconfianza » (entretien),
Página 12 (Argentine), 26 novembre 2007.
— « Un intelectual lejos panfleto » (entretien), Página 12 (Argentine), 26 novembre
2007.
— « Entretien », Diasporiques, n° 44, décembre 2007.
— « Peuple, public : Comment peut-on être vraiment démocrate », in Nicolas Truong
(éd), Le Théatre des idées, Flammarion, 2008, p. 356-367.
— « Le politique doit prouver son action » (entretien), Ouest-France, 10 janvier 2008.
— « Le nouvel âge des démocraties », El Watan (Algérie), 25-26 avril 2008.
— « La démocratie face au marché », Alternatives Économiques, hors série n° 77,
2e trimestre 2008.
— « On fait comme si… » (entretien), Paris-Normandie, 6 mai 2008.
Conférences invitées à l’etranger
— Institut Français du Royaume Uni (Londres), 8 novembre 2007 : Democracy and
European Institutions.
— Université de Buenos-Aires (Argentine), 20 novembre 2007 : Confianza y desconfianza
en la democracia.
— Alliance Française de Buenos-Aires (Argentine), 21 novembre 2007 : L’Avenir de l’idée
de nation dans un monde globalisé.
— Maison « Vlaams-Nederlands Huis de Buren » (Bruxelles), 29 novembre 2007 : La
Démocratie multiple.
— Université de Leuwen (Belgique), 30 novembre 2007 : Social Citizenship.
— Séminaire du Gouvernement basque (Vitoria, Espagne), 18 avril 2008 : La nouvelle
légitimité démocratique.
— Grandes conférences d’El Watan (Alger), 26 avril 2008 : La démocratie et ses
ennemis.
— Université La Sapienza (Rome), Colloque européen d’Amalfi (Italie), 31 mai 2008 :
Situation de la démocratie contemporaine.