Information et barbarie

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Information et barbarie
1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO -- Table ronde thématique: Philosophie et medias
Information et barbarie
Fulvia Carnevale
Je voudrais commencer par vous lire un poème qui date de 1898, écrit par Constantin Cavafy et
qui me paraît actuel pour plusieurs raisons.
J’ai repensé à ce poème dans les jours qui précédaient le Forum Social de Florence, une sorte
d’états généraux de la gauche qui se voulait très pacifique, malgré les journaux et les médias qui
n’arrêtaient pas de semer l’alarme sur la descente de barbares qui allaient tout détruire. Cette
panique médiatique justifiait les innombrables contrôles policiers qui se sont déployés,
notamment aux frontières où la convention de Schengen avait été suspendue.
Le poème s’intitule « En attendant les barbares » :
Qu’attendons-nous ici rassemblés dans le forum ?
Les barbares vont arriver aujourd’hui.
Pourquoi y a-t-il autant d’inactivité au Sénat ? Pourquoi les sénateurs restent assis et ne
légifèrent pas ?
Parce que les barbares vont arriver aujourd’hui. Quelle sorte de loi pourraient faire les
sénateurs maintenant ? Une fois les barbares venus, eux feront les lois.
Pourquoi notre empereur s’est-il levé si tôt ce matin, et pourquoi se tient-il assis auprès de la
plus grande porte de la ville sur son trône, la couronne sur la tête ?
Parce que les barbares vont arriver aujourd’hui. Et l’empereur attend de recevoir leur chef. En
effet, il a préparé un parchemin pour lui sur lequel il y a une longue liste de titres et de noms.
Pourquoi nos deux consuls et le préteur sortent aujourd’hui avec les vestes écarlates, les toges
brodées ? Pourquoi ont-ils mis des bracelets avec autant d’améthystes, des bagues avec des
émeraudes luisantes et étincelantes ? Pourquoi ont-ils pris aujourd’hui des cannes historiées de
façon exquise avec de l’or et de l’argent ?
Parce que les barbares vont arriver aujourd’hui, et que ce genre de choses éblouit les barbares.
Pourquoi aussi les orateurs les plus honorables ne sont-ils pas venus pour proférer leurs
discours, pour donner leur avis ?
Parce que les barbares vont arriver aujourd’hui, et que l’éloquence, les discours les ennuient.
Pourquoi toute cette inquiétude et cette confusion ont commencé d’un coup ? (Et comme les
visages se sont fait graves). Pourquoi les rues et les places se sont vidées si vite, et que chacun
rentre chez soi profondément plongé dans ses soucis ?
Parce que la nuit est tombée et que les barbares ne sont pas venus. Quelqu’un est revenu de la
frontière et a dit que les barbares n’existent plus.
Et maintenant que deviendrons-nous sans les barbares ? Ces gens étaient une sorte de solution.
Bien sûr, on peut se servir de ce poème de multiples façons, même si je crois que la chose qu’il
fait le mieux apparaître, c’est le lien entre le pouvoir, l’information et l’état d’exception instauré
grâce à l’épouvantail de l’insécurité. Dans le régime de vérité présupposé par l’information,
nous ne sommes en effet jamais les sujets mais toujours les spectateurs ; le discours de
l’information présuppose et produit systématiquement la passivité de son public, donc en dernier
ressort la peur.
Tout cela n’est pas bien nouveau, c’est un dispositif, un agencement très ancien ; mais depuis la
seconde guerre mondiale, même si cela avait commencé après la première, une transformation
s’est produite dans les esprits et dans les corps par la diffusion croissante de l’information.
En effet, ce que l’on appelle partout la « globalisation » est quelque chose qui a commencé très
tôt ; elle a commencé – comme c’est bien expliqué dans Le nomos de la terre – avec la
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découverte officielle de l’Amérique, depuis que les hommes peuvent se faire une idée du monde
comme globe. Il faut dire en outre que le pouvoir a toujours eu une tendance et une aspiration à
se globaliser, à créer un réseau total de couverture des territoires et de contrôle des flux, par
fédération, par alliance, par colonisation ou par guerre, pour pouvoir définir aussi ses marges,
des espaces à laisser découverts, où l’intervention est déconseillée, et la négligence et l’oubli
utilisés comme des stratégies répressives.
La dimension globale est donc l’espace privilégié de l’exercice des pouvoirs officiels, dans la
mesure où c’est un espace de représentation, dont il est impossible de faire à proprement parler
l’expérience, alors que la résistance à ces pouvoirs est locale, par sa nature même.
Là où la microphysique du pouvoir s’exerce ponctuellement, par la mise en place de dispositifs,
par la mise en branle extraordinaire du contrôle ou de l’enfermement, sur place les sujets s’y
opposent. Par conséquent, le fait de dire qu’il y a un mouvement de lutte anti-globalisation est
bien tautologique, car toute lutte est anti-globale, internationaliste parfois, mais toujours antiglobale.
Pourtant le nouveau phénomène qui s’est produit avec les mouvements anti-mondialisation est
celui des grands rassemblements. Comme les puissants se réunissent, ceux qui les contestent se
concentrent dans des multitudes très hétérogènes, pour s’opposer à la représentation du pouvoir
sur le même plan de la représentation. Il s’agit d’un flux de corps qui se veut le plus équivalent
possible au flux d’information qui le concerne, et pourtant il se trouve relativement en dehors de
l’économie électorale qui motive généralement ce souci d’apparaître. Les corps des participants
aux mouvements anti-globalisation étant présents sur les lieux, ils ne devraient pas avoir besoin
d’une prothèse médiatique qui les enregistre et les démultiplie. Néanmoins, ce besoin de se faire
représenter survient parce que le lieu où ils se trouvent n’est ni un lieu de résistance ni vraiment
un lieu de conflit. C’est un lieu où les gens viennent exprimer leur pure présence, leur être-là en
tant qu’altérité par rapport à la rencontre officielle qu’ils contestent.
En revanche, cette partie du mouvement anti-globalisation que les médias définissent comme
violente fait peut-être signe à quelque chose d’autre, et qui n’a ni le désir ni le besoin d’être
représentée.
Dans un recueil de textes intitulé Fureur, symbole, valeur,un écrit d’Ernesto De Martino –
Fureur en Suède – rapporte les événements du jour de l’an 1956 à Stockholm. On y lit que ce
soir-là « l’artère principale de Stockholm fut envahie par une meute d’à peu près cinq mille
adolescents en fureur. Ils portaient des gros blousons en cuir sur lesquels figuraient des
emblèmes de têtes de mort et des mystérieuses inscriptions kabbalistiques. Pendant trois heures,
les jeunes tinrent la rue, en harcelant les passants, en renversant les voitures, en brisant les
vitrines des magasins, en érigeant des barricades avec des grilles et des montants arrachés de la
place du marché proche. Certaines bandes profanèrent des pierres tombales antiques qui
entouraient une église, et d’autres jetèrent du haut du pont qui enjambe le Kungsgatan des sacs
de papier imbibés d’essence en flamme sur la rue ». Même si cet événement a été perçu comme
extraordinaire, De Martino explique que tous les samedis soir, dans le centre de Stockholm et
dans d’autres villes suédoises, des épisodes semblables ont lieu. « Il s’agit – écrit-il – de pures et
simples explosions d’agressivité, sans préméditation et sans organisation, sans chef et sans but.
Les épisodes de violence ne surviennent pas pour quelque chose ou contre quelqu’un : sans
raison, comme pour un appel mystérieux, des groupes d’adolescents et de jeunes, entre quinze et
vingt ans, sans se connaître et n’ayant rien en commun mis à part l’âge, forment une bande
temporaire et rentrent dans la fureur destructrice. » Les motivations économiques qui pourraient
expliquer le phénomène sont définies comme inadéquates : « Ces jeunes en fureur, appartenant à
différentes classes sociales, pour leur majorité enfants d’ouvriers et d’employés, étaient euxmêmes déjà employés pour la plupart comme apprentis ou vendeurs de magasin, et n’avaient pas
de toute manière de soucis économiques ou d’inquiétudes par rapport à leur avenir ». De
Martino cite aussi le commentaire effrayé d’une journaliste du Monde qui écrit le 5 janvier
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1957 : « Les visages de ces adolescents sont fermés et méchants : ils ne s’amusent pas, mais ils
explosent à l’improviste dans un paroxysme de frénésie muette, et ce qu’il y a de plus
impressionnant dans leur folie est le silence ».
Comment ne pas penser à la description que Foucault présente de la plèbe qui est autant dans la
bourgeoisie que dans le prolétariat, autant dans les marges que dans le centre, et qui « est moins
l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ;
c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager; c’est donc
ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir » mais qui n’a point
d’existence dans le langage, car, comme Foucault l’explique ailleurs, « ceux qui ont été vaincus
[…] sont ceux à qui par définition on a retiré la parole ! Et si cependant ils parlaient, ils ne
parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas
muets. »
Dans un célèbre texte sur Nicolas Leskov intitulé Le Conteur, Benjamin met en relation le déclin
de la forme épique de la vérité qui animait le récit avec la montée de l’information. Le roman,
expression de l’égarement et de l’isolement humains, n’est qu’une étape d’un divorce progressif
entre la vie et l’expérience. Dans le conte, la vérité se déposait comme par des couches fines de
peinture qui se superposent imperceptiblement pour produire l’éclat d’une couleur toujours vive,
et gardait son « pouvoir germinatif » comme les graines retrouvées dans les pyramides ; son
actualité n’était point entamée par le temps, car son noyau était vierge de commentaires et
d’interprétations psychologiques qui, eux, ont une bien courte jeunesse. « Avec le triomphe de la
bourgeoisie – écrit Benjamin – dont la presse constitue à l’époque du grand capitalisme l’un des
instruments essentiels –, on a vu entrer en lice une forme de communication qui, si lointaines
qu’en soient les origines, n’avait jusqu’alors jamais influencé de façon déterminante la forme
épique. » Cette forme de communication, qui est l’information, donne le coup de grâce au récit
et désarçonne le roman de son hégémonie fragile. Ce texte de Benjamin est paru en octobre
1936, et au mois de février de la même année Fitzgerald, écrivait : « Je compris que le roman,
qui à l’époque de ma maturité était l’instrument le plus solide et le plus souple qui permît de
faire passer émotions et pensées d’un être humain à l’autre, était en train de se subordonner à un
art mécanique et communautaire incapable, que ce soit aux mains des marchands d’Hollywood
ou des idéalistes russes, de refléter autre chose que la pensée la plus banale, que l’émotion la
plus évidente. C’était un art dans lequel les mots étaient soumis aux images […]. Déjà en 1930,
ajoute-t-il, j’avais eu l’intuition que le cinéma parlant rendrait même le romancier qui se
vendrait le mieux aussi archaïque que le cinéma muet (...) il y avait une indignité fondamentale
qui était devenue pour moi une obsession, dans la subordination du pouvoir du mot écrit à un
autre pouvoir, à un pouvoir plus scintillant, plus vulgaire... ».
À la forme épique de la narration qui garde une relation éthique ou banalement exemplaire au
vécu de qui écoute, on voit s’opposer l’étrangeté du fait accompli par des êtres fictifs ou réels –
mais qu’est-ce que cela change en dernier ressort ? – qui ne livre aucun enseignement. Ce qui
inquiète en particulier Fitzgerald, et cela me paraît digne d’intérêt, c’est l’obsolescence rapide de
la parole romanesque écrite face à l’image-mouvement enfin dotée de son. Certes, c’est la
diffusion des images qui le décourage d’écrire, mais davantage l’inflation de mots proférés par
ces corps d’acteurs qui subordonnent le pouvoir du mot écrit à la scintillante vulgarité,
aujourd’hui si familière.
Ce ne serait donc pas tant la reproductibilité technique des mots, que leur diffusion capillaire à
compromettre définitivement une certaine relation entre le discours et le vécu, entre le sens et le
temps employé à l’assimiler, à se l’approprier. « Chaque matin, écrit Benjamin, on nous informe
des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en
histoires remarquables ». Celui qui écoutait le conte, dont la qualité majeure était d’être pauvre
en explications et riche en matériel de réflexion, devait se faire vide pour accueillir les mots du
conteur (« plus ces histoires pourront rester dans la mémoire de l’auditeur, plus elles se
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couleront parfaitement dans sa propre expérience, et plus il prendra finalement plaisir, un jour
ou l’autre, à les raconter à son tour »). L’ennui, enfant du temps perdu qui a ses vérités
insoupçonnables, est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience. La lenteur, la cyclicité, la
rareté seraient donc des conditions pour que des mots libèrent un sens au sein duquel on puisse
vivre, et ces conditions sont de moins en moins réunies dans la modernité.
Dans le sillage de Valéry remarquant sans nostalgie ni sentimentalisme aucun que « L’homme
d’aujourd’hui ne cultive point ce qui ne peut point s’abréger » et que « l’affaiblissement dans les
esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches », Benjamin
soutient que l’idée de l’éternité et celle de la mort étant sources l’une de l’autre, se trouvèrent
toutes les deux bannies du quotidien des gens au même moment, au XIXe siècle, par les
institutions hygiéniques et sociales de la société bourgeoise. « La mort – écrit à ce sujet
Benjamin – a pris un autre visage. Il apparaît que cette modification se confond avec celle qui a
rendu l’expérience moins communicable, à mesure que déclinait l’art du récit », car « la mort est
la sanction de tout ce que relate le conteur. C’est de la mort qu’il tient son autorité ». De même,
Foucault remarquait en écrivant son histoire de la sexualité que, désormais, ce n’est plus
tellement le sexe qui constitue un tabou, mais la mort, cette grande absente qui, depuis toujours,
désordonne les économies des discours et nécessite des rituels pour ne pas semer la folie sur son
passage. « Où aller ? Où rester ? Que dire ? Que taire ? Comment mourir ?... » se demande
l’Adméte d’Euripide au retour des funérailles d’Alceste, ainsi qu’Ecube dans les
Troyennes avant de commencer sa lamentation funèbre : « Que dois-je taire ? Que dois-je ne pas
taire ? De quoi me lamenter ?... ».
Face à la mort, le discours s’appauvrit et doit prendre le parti de la vie, donc de l’expérience.
Dans son texte de 1933 Expérience et pauvreté, souvent mis en relation de complémentarité
avec Le Conteur, Benjamin a une formule synthétique et définitive. Il écrit que « le cours de
l’expérience a chuté », la génération qui avait vécu les événements on ne peut plus tragiques de
« 14-18 » revenait muette du champ de bataille. Ils paraissent « non pas plus riches, mais plus
pauvres en expérience communicable ». Dans cette page mémorable, on remarque clairement la
petitesse et l’égarement des hommes qui avaient connu les habitudes banales qui tissent la
modernité et son enfance (le tram à chevaux, l’école tous les jours), et l’impossibilité de se
satisfaire au quotidien du retour après le désastre et les mutilations d’une guerre-boucherie.
Une certaine expérience de la mort, donc, ainsi que l’expérience de son occultation, de sa
disparition du quotidien, ou bien la mise en relation de ces deux vécus contradictoires et
incompatibles, bloqueraient la chaîne de transmission qui véhiculait ce qu’on pourrait appeler la
« sagesse » qui s’attachait si bien à la forme épique de la vérité dont nous avons vu le déclin ;
elles frayeraient le chemin à une nouvelle espèce de barbarie ; c’est ce que Benjamin nomme la
barbarie positive.
Par delà un enthousiasme benjaminien pour le recommencement qui peut paraître daté et avantgardiste, il y a dans cette aphasie et dans cette difficulté à s’inscrire dans le présent, quelque
chose qui n’a pas été dépassé et qui a trait à notre difficulté actuelle à vraiment mourir (et donc à
l’impossibilité de vraiment vivre). Notre pauvreté consiste encore à ne pas savoir congédier le
passé – qui revient en permanence sous la forme cauchemardesque du méli-mélo post-moderne
avant la lettre, si bien décrit dans ces pages, fait d’astrologie, de yoga, de Science Chrétienne, de
chiromancie, de végétarisme, de gnose, de scolastique, de spiritisme et d’un ensemble de tous
les styles architecturaux et artistiques. Rien de tout cela ne passe vraiment, rien ne demeure dans
sa plénitude, tout coexiste dans la hâte dans un présent absent, fait du temps découpé entre les
loisirs, le salaire et parfois les émeutes du samedi soir.
Le travail de deuil qui occupe un temps absolument incompressible, et qui ne se prête pas à
rentrer dans un emploi du temps chargé, est bien la seule possibilité historique qui ait été offerte
pour permettre aux vivants de rester du côté des vivants, ainsi que de cultiver la mémoire de
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ceux qui ne sont ni par l’Histoire ni par les histoires ; la crise au temps de l’information
globalisée apparaît on ne peut plus profonde et chargée de conséquences.
D’autant plus que la majorité de nouvelles que nous recevons en temps réel, sont bien des
nouvelles de mort. Nous nous trouvons paradoxalement en contact permanent avec toutes les
disgrâces de la planète rapportées simultanément par les médias. Mais de ces choses nous
n’avons aucune expérience directe, ni ne nous est aucunement donné le temps d’élaborer le deuil
que toute la souffrance introjectée nécessiterait.
Dans un livre de 1958 intitulé Mort et pleur rituel, Ernesto De Martino parle de crise du chagrin
qu’il met en relation explicite avec la crise de la présence. Dans diverses civilisations, les
hommes se font « procurateurs de mort » en tuant celui qui meurt en eux-mêmes par un « savoir
pleurer » qui assèche les larmes par l’objectivation et rouvre ainsi à la vie. Toutefois, ce travail
peut échouer. C’est alors que la présence, c’est-à-dire la capacité proprement humaine à
s’inscrire dans le temps et à affirmer un éthos, se trouve menacée. C’est alors que l’on a
l’impression d’une perte d’emprise sur le monde, d’un acosmisme qui frise la pathologie de
masse.
En l’absence de cette capacité de transcendance par la valorisation qui distingue, pour De
Martino, l’humain de son dehors, tout projet communautaire se périme, jusqu’au plus modeste,
celui de l’utilisable fait des étants intramondains, de leur évidence, de celle de son propre corps,
des affects, de l’intersubjectivité. La crise de la présence est une crise de la domesticité au
double sens du terme : le fait de se trouver exilé de la présence ferait sombrer dans un désir de
destruction typiquement sauvage certaines subjectivités, et en pousserait d’autres à
l’enfermement sur les chemins sans gloire de la peur et de l’angoisse.
La présence malade est décrite par l’anthropologue comme celle qui n’arrive pas à se loger dans
le devenir du monde, ne le vivant que comme caducité ; on pourrait donc dire dans un certain
sens qu’elle présente des caractères typiques des subjectivités réactionnaires. La
symptomatologie de cette crise est tirée de témoignages de malades mentaux pris à titre
d’exemple d’une sensibilité suraiguë d’un phénomène bien plus étendu. On y constate une perte
du monde qui est perçu comme étrange, indifférent, mécanique, artificiel et théâtral. Un patient
de Pierre Janet s’exprimait ainsi : « J’entends, je vois, je touche, mais je ne ressens plus comme
autrefois, les objets ne s’identifient pas avec mon être ; un voile épais, un nuage, change la
couleur et l’aspect des corps ». Ou encore, une patiente de Sechehaye décrivait son état ainsi :
« C’était comme si un courant électrique d’une puissance extraordinaire traversait toutes les
choses, et augmentait de plus en plus sa tension, jusqu’à ce que tout aurait sauté en l’air en une
explosion terrifiante […] Dans ce silence infini et dans cette immobilité tendue, j’avais
l’impression que quelque chose d’épouvantable serait arrivé et aurait brisé ce silence, que
quelque chose d’atroce, de bouleversant allait se produire. Je restais en attente, en retenant le
souffle, égarée dans l’angoisse, et rien ne se passait. L’immobilité se faisait encore plus
immobile, le silence encore plus silencieux, les objets et les personnes avec leurs gestes et leurs
bruits encore plus artificiels, détachés les uns des autres, sans vie, irréels. Et ma peur augmentait
jusqu’à devenir inouïe, indicible, atroce ».
Cette augmentation paroxystique de la peur, qui était à l’époque l’affaire de quelques sujets
malades, est aujourd’hui diffuse dans toute la société ; elle a même un statut politique, et se
trouve clairement exprimée dans les demandes de l’électorat de gauche comme de droite,
l’information ne fait que le confirmer.
C’est un choix de parler, face au désir généralisé de « sécurité », qui ne fait que se traduire dans
une très dangereuse augmentation de la surveillance et de la punition, de crise de la présence,
plutôt que, comme le font d’autres, de crise des valeurs ou du lien social.
Dans le cadre de ce délire de fin du monde, comme le définit De Martino, dans cette impression
d’apocalypse imminente, on peut inscrire l’éthos démolisseur du caractère destructeur de
Benjamin qui ne succombe pas à la peur, mais qui se conduit en porteur sain de barbarie
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positive. C’est aussi la fraction violente des mouvements anti-globalisation, ainsi que les
adolescents suédois en colère.
Car l’acosmisme est une variante complexe du nihilisme traditionnel. Il présente deux faces
également « économiques » : d’un côté, l’exigence immédiate de faire une expérience qui sorte
le monde de son étrangeté terrifiante, même par un geste de pure destruction ; de l’autre, le
refoulement hyper-violent de cette impulsion qui exige encore moins d’expérience, moins
d’histoire et plus de sécurité.
Or, le retour du fanatisme religieux dans une bonne partie de la planète, n’entre pas sans raison
dans le cadre de ce constat. La superstition, le retour à la magie ou à la religion sont les premiers
recours de sujets en crise de la présence. A cet égard, je voudrais conclure par une histoire
rapportée par De Martino sur un malade d’Arieti : lorsque cet homme « sortait de chez-lui, il
était amené à donner des interprétations de toutes les choses qu’il voyait dans la rue , pour en
tirer des indications rassurantes sur la direction la moins risquée à suivre. Si, au carrefour, un feu
était rouge, il l’interprétait comme un avertissement occulte à ne plus avancer dans cette
direction. Si, en revanche, il apercevait n’importe quelle indication fléchée, il considérait qu’il
s’agissait d’un avertissement du bon Dieu pour prendre la direction sans risque. Mais cette
recherche de symboles protecteurs ne lui était d’aucune utilité, et, au comble de l’angoisse, il
rentrait chez lui où il cherchait à se réfugier dans la réaction stuporeuse. Interné dans l’hôpital
psychiatrique, la terreur de l’action et la recherche anxieuse de symboles protecteurs ne
l’abandonnèrent point : si un médecin lui posait une question, il se sentait en même temps
poussé à répondre et empêché de le faire (...) Soumis à la choc-thérapie, il subit une
amélioration, « mais parce que – comme le remarque Arieti – dans l’hôpital tout se déroulait
selon des ordres, ce qui l’allégeait de ses responsabilités ».
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