La douleur foetale - Fetal pain

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La douleur foetale - Fetal pain
D
O S S I E R
La douleur fœtale
Fetal pain
● J.D. Mahieu-Caputo*
L
a définition officielle de la douleur ne peut s’adapter
au statut du fœtus ou du nouveau-né. Même si les
néonatologistes ont ouvert la voie en montrant qu’il
existait une douleur du nouveau-né et du grand prématuré, et
que sa prise en charge était de nature à améliorer la santé des
enfants, le problème de la reconnaissance et de l’évaluation de
cette douleur chez un être non doué de parole persiste. Cette
réflexion est importante en médecine fœtale pour des raisons
évidentes d’humanité, mais aussi parce que le traitement de la
douleur in utero pourrait avoir des conséquences bénéfiques
pour les fœtus. Les données disponibles concernant l’anatomie
et la physiologie fœtale, couplées à l’observation clinique suggèrent que (1) le fœtus est capable de percevoir un phénomène
douloureux dès 26 SA, et de façon plus incertaine à partir de
20 SA (2). La douleur fœtale induit, à court terme, des modifications comportementales, hémodynamiques et hormonales
pouvant interférer avec sa santé ou son bien-être (3). Il existe
probablement une intégration des phénomènes douloureux prénataux. Les conséquences à distance d’une telle perception
sont inconnues.
Il paraît important de prévenir la douleur du fœtus, dans toutes
les situations à risque (interruption de grossesse au delà de 24
semaines et gestes in utero). Les dérivés de la morphines
(sufentanil) constituent l’analgésique de choix en anténatal.
tement de la douleur in utero pourrait avoir des conséquences
bénéfiques pour les fœtus, en prévenant certains troubles associés tels que les modifications hémodynamiques.
Comment concevoir en effet qu’un fœtus de 30 SA ne reçoive
aucune analgésie lors de la pose d’un cathéter thoracique,
quand le même geste réalisé après la naissance chez un prématuré, même extrêmement jeune, est entouré de toute l’attention
des réanimateurs ? Il y là un paradoxe inacceptable.
En fait, et aussi curieux que cela puisse paraître, le débat
tourne autour d’une problématique finalement difficile à
éclaircir : le fœtus peut-il percevoir une douleur ? Cette question centrale est double. Les phénomènes douloureux existentils au plan neurophysiologique chez le fœtus ? Cette douleur
est-elle perçue ? Au sens où cette sensation serait de nature à
être mémorisée et/ou à avoir des conséquences sur l’enfant à
naître.
La démonstration de la perception douloureuse étant particulièrement difficile chez le fœtus, une première approche, indirecte, peut être utilisée. Elle repose sur la confrontation de
données neuro-anatomiques (développement des voies de la
douleur), physiologiques (sensibilité du fœtus aux informations sensorielles) et expérimentales (réponses fœtales à la
douleur chez l’animal). Cette réflexion finalement assez théorique peut également être enrichie par l’analyse des données
sur la perception douloureuse chez le grand prématuré.
INTRODUCTION
Un débat s’est instauré quant à la définition et la pertinence de la
notion de douleur chez le fœtus et le grand prématuré. Dans
l’éditorial de septembre 1996 de la revue Pain, Anand et Craig
ont ainsi souligné l’inadaptation de la définition de l’OMS de la
douleur : expérience désagréable, émotionnelle et sensorielle, liée
ou non à un dommage tissulaire, ou décrite par le patient en de
tels termes. Cette définition est difficile à adapter au fœtus et au
nouveau-né, être non doué de parole chez qui la reconnaissance
et l’évaluation de la douleur sont problématiques.
Depuis une dizaine d’années cependant, les néonatologistes
ont compris l’importance de la prise en charge de la douleur du
nouveau-né et l’impact de cette attitude sur la santé de
l’enfant. L’analgésie est ainsi devenue systématique et codifiée
dans les services de réanimation néonatale. Une réflexion sur
la douleur est devenue indispensable en médecine fœtale ; pour
des raisons évidentes d’humanité, mais aussi parce que le trai* Service d’obstétrique et gynécologie, Hôpital Bichat-Claude-Bernard, 46, rue
Henri-Huchard, 75018 Paris.
20
BASES ANATOMIQUES ET PHYSIOLOGIQUES
DE LA SENSIBILITÉ FŒTALE À LA DOULEUR
Développement des voies anatomiques
de la douleur chez le fœtus
D’un point de vue purement anatomique, pour percevoir une
douleur, il faut des récepteurs, des voies neuronales effectives,
un cortex réceptif et intégratif. Dès le milieu de la gestation, la
plupart des éléments anatomiques nécessaires (récepteurs,
voies neuronales, cortex) sont déjà en place pour permettre la
circulation de l’information douloureuse.
Les récepteurs cutanés sont présents dès 7 SA, et couvrent toute
la surface cutanéo-muqueuse à partir de 20 SA (1). Les voies nerveuses efférentes se mettent en place à partir de la sixième
semaine, sont effectives jusqu’au thalamus dès 20 SA et sont
définitivement en place et fonctionnelles jusqu’au cortex vers
26 SA, parfois plus précocement en fonction des individus.
La multiplication neuronale s’effectue entre 10 et 20 SA, date
à laquelle il n’y a probablement plus de nouvelles fibres nerLa Lettre du Gynécologue - n° 304 - septembre 2005
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est fondée sur l’observation de la douleur chez le prématuré et
sur notre expérience en médecine fœtale, voire en chirurgie in
utero. Il existe également quelques données sur la réponse hormonale aux phénomènes douloureux qui pourraient être utiles
à l’évaluation de la douleur fœtale. Enfin, nous discuterons des
conséquences à long terme de l’intégration de la douleur et du
stress, démontrées chez le nouveau-né et l’animal, supposées
chez le fœtus humain. Ce dernier point, est bien sûr, fondamental dans l’approche de la maltraitance prénatale.
Figure 1. Schéma de développement des voies de perception sensitive
(d’après Anand [1]).
veuses formées (2). Vient ensuite la phase de constitution et
d’organisation des synapses. On peut penser qu’à ce stade, des
facteurs environnementaux (et pourquoi pas la douleur) pourraient influencer le développement du cerveau, particulièrement en fin de grossesse (3).
Au total, il paraît clair pour la majorité des neurophysiologistes que la sensation douloureuse ne peut être ressentie par le
fœtus qu’en présence de connexions thalamo-corticales potentiellement fonctionnelles, ce qui est le cas à 26 SA. Un flou
persiste sur le statut du fœtus entre 20 et 26 SA, période à
laquelle les voies de la douleur sont présentes jusqu’au thalamus, mais où les voies corticothalamiques sont inconstamment
retrouvées (figure 1).
Capacités sensorielles du fœtus.
Les études convergent pour accorder de grandes capacités neurosensorielles au fœtus précocement dans la grossesse (4).
Dès le cinquième mois, le fœtus possède une perception de certains sons (4, 5) et sait réagir à la lumière (6). Les expériences
chez l’animal ont pu montrer qu’il y avait également une perception du goût et de l’odorat avant le cinquième mois de grossesse
(5). Les capacités olfactives du prématuré de 6 mois sont bien
démontrées (7). Pour ce qui est de la sensibilité cutanée, Hooker
a pu démontrer que la sensibilité à la pression et à l’effleurement
du fœtus est très précoce, apparaissant dans la région périorale
dès la 7e semaine, au niveau des mains vers 10,5 semaines pour
concerner l’ensemble du corps et des muqueuses à 20 SA (8). Au
troisième trimestre, les stimulations manuelles à travers la peau
maternelle induisent des réactions cardiaques variées : décélération quant la tête est concernée, accélération quand il s’agit du
tronc et des jambes. Enfin, les fœtus recevant la projection de
sérum physiologique lors d’une amnioinfusion pendant le travail
semblent réagir par une accélération du RCF (9).
Les capacités sensorielles du fœtus suggèrent ainsi qu’il
devrait être capable de ressentir une douleur, même si cette
perception est peut-être différente de celle du plus grand.
APPROCHE CLINIQUE DE LA DOULEUR FŒTALE
Au-delà des arguments indirects précédemment déclinés, la
douleur fœtale peut être approchée en clinique. Cette approche
La Lettre du Gynécologue - n° 304 - septembre 2005
Sensibilité douloureuse du prématuré
Depuis les années 1980, et en particulier les travaux d’Anand,
il est admis que les nouveau-nés ressentent des phénomènes
douloureux. De nombreuses données cliniques et expérimentales suggèrent même que la sensibilité à la douleur est accrue
chez le prématuré (10). Ainsi le seuil du réflexe cutané en
flexion chez 50 prématurés soumis à une douleur expérimentale augmente avec l’âge gestationnel. Il s’abaisse lorsque le
stimulus est répété. Cette douleur est quantifiable grâce à des
échelles de scores comportementaux dont il a été démontré
qu’elles étaient reproductibles et fiables. L’impact de la douleur néonatale sur la santé de l’enfant commence également à
être documentée. Anand a ainsi pu montrer qu’une douleur
prolongée exposait les prématurés à un risque accru de complications à type d‘hémorragie intraventriculaire ou de leucomalacie périventriculaire. Inversement, l’utilisation de thérapeutiques analgésiantes entraîne la diminution des hémorragies
intraventriculaires sévères (11). D’autres travaux ont mis en
évidence, chez les prématurés traités par opioïdes, une diminution des réponses hormonales (12) et comportementales à la
douleur, ainsi qu’une diminution des périodes d’hypoxémie et
des variations de la pression artérielle (13, 14).
Il y a encore une dizaine d’années, la pratique d’une analgésie
était exceptionnelle en cas de chirurgie même lourde (fermeture du canal artériel). La démonstration des conséquences de
cette attitude, en termes d’accroissement de la mortalité et de
la morbidité, a entraîné une modification radicale des comportements (12). L’illustration en est le travail de Lima (15), qui
rend compte de l’évolution de la pratique médicale en 8 ans
par une enquête réalisée auprès de 107 anesthésistes pédiatres.
En 1996, tous pensent que les nouveau-nés perçoivent la douleur, contre 13 % en 1988, 91 % prescrivent des opiacés lors
d’une chirurgie majeure (10 % en 1988), et 99 % utilisent une
anesthésie locale pour un geste mineur (27 % en 1988).
Sensibilité douloureuse du fœtus
Nous disposons de très peu d’informations directes sur la nociception fœtale, hormis les réponses réflexes aux piqûres accidentelles observées lors d’une amniocentèse par exemple. La
valeur à accorder à ces mouvements de retraits du fœtus est
difficile à préciser. Il est impossible d’affirmer qu’il ne s’agit
pas d’une réponse réflexe, à l’image des patients sous anesthésie générale ou présentant une paraplégie, qui répondent à la
douleur par des mouvements et une réponse hormonale, sans
avoir aucune sensation douloureuse.
On sait enfin que les concentrations en opiacés endogènes (ßendorphines) sont plus élevées que la normale chez des enfants
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ayant eu une naissance difficile, potentiellement douloureuse
(extraction instrumentale, siège). Il est cependant bien difficile
dans ce cas de faire la part du stress et de la douleur (16).
Douleur induite par les prélèvements in utero
Toutes les équipes qui pratiquent des transfusions in utero
(gestes invasifs et prolongés) savent que la ponction transabdominale provoque chez le fœtus une augmentation du
rythme cardiaque, et des mouvements respiratoires et corporels. L’équipe de N. Fisk a démontré qu’au-delà de la réponse
comportementale à ces ponctions, il existait une réponse hormonale quantifiable, avec élévation de la ß-endorphine dans le
groupe des ponctions transabdominales. Cette réaction n’existe
pas lorsque la transfusion est administrée dans le cordon, à distance du fœtus, ce qui suggère un phénomène douloureux lié à
l’abord direct de l’abdomen fœtal. Cette réponse est notée dès
le terme de 23 SA, mais existe peut-être avant (17). En effet,
cette même équipe a également démontré que certains gestes
invasifs in utero entraînaient des modifications hémodynamiques à type de redistribution vers le cerveau, dès le terme de
18 SA (18). Enfin, les modifications hémodynamiques et biochimiques enregistrées lors des prélèvements peuvent être
diminuées, voire abolies lorsqu’une analgésie fœtale est obtenue par infection de sufentanil (19).
Expérience de la chirurgie in utero
Chez le mouton, la chirurgie fœtale induit une importante réponse
catécholaminergique de nature à entraîner une dépression myocardique. La pratique d’une analgésie péridurale fœtale permet de
supprimer cette réponse hémodynamique secondaire (20). Il faut
cependant noter que, si le stimulus est potentiellement douloureux, sa perception comme une douleur est incertaine.
Chez le primate, on sait qu’une anesthésie maternelle profonde
par halogénés et morphiniques ne suffit pas toujours à prévenir
les mouvements fœtaux à l’incision. Ceux-ci ne disparaissent
que lorsqu’une analgésie complémentaire par fentanyl (IV ou
IM) est administrée directement au fœtus. Ainsi les mouvements observés semblent-ils bien les témoins d’une douleur
ressentie par le fœtus (21).
Évaluation de la douleur chez le fœtus humain
Si les méthodes d’évaluation de la douleur sont désormais au
point chez le nouveau-né, fondées en particulier sur l’utilisation de scores comportementaux, la situation est bien différente chez le fœtus où tout reste à faire.
Évaluation physique et comportementale
Il paraît bien difficile d’utiliser in utero les mêmes approches
d’évaluation qu’en néonatal ; celles-ci reposant pour beaucoup
sur l’analyse de la posture et de la mimique.
La seule technique simple et connue, mais non validée, en
matière d’évaluation “physique” de la douleur fœtale, est
l’analyse du rythme cardiaque fœtal (RCF) qui peut montrer
une augmentation du rythme de base.
Évaluation hormonale et endocrine
Il existe peu de travaux sur l’évaluation biochimique de la
22
douleur en anténatal et les molécules testées à ce jour sont peu
nombreuses : adrénaline et noradrénaline sont des catécholamines connues pour augmenter dans le liquide amniotique et le
sang fœtal avec la maturation du système adrénergique (22,
23).
Les opiacés endogènes, parmi lesquels les ß-endorphines,
pourraient intervenir dans l’adaptation au stress et la douleur
fœtale (24).
Le GABA est un inhibiteur des neurotransmetteurs essentiellement synthétisé dans le cerveau et qui augmente en réponse à
une stimulation du système nerveux sympathique. GABa pourrait être utile au maintien de l’homéostasie fœtale face à l’augmentation des catécholamines (25).
Aucune de ces molécules n’a véritablement été validée en tant
que marqueur de la douleur. Seules la ß-endorphine a bénéficié de
plusieurs études convaincantes par l’équipe de N. Fisk (19). Dans
un travail réalisé chez les fœtus atteints de laparoschisis nous
avons démontré qu’il existe une population de fœtus chez qui la
ß-endorphine est très supérieure aux taux attendus et que cette élévation est corrélée à la morbidité “intestinale” mesurée sur la
durée d’hospitalisation, de nutrition parentérale, de ventilation.
Cela suggère qu’il existe une réponse hormonale prénatale dans le
laparoschisis et que celle-ci pourrait être d’origine douloureuse
(26). Des travaux complémentaires dans une population plus large
de fœtus malformés ou soumis à des stress douloureux (pose de
cathéter, prélèvements...) sont nécessaires.
Nous ne disposons donc pas, actuellement, d’outils cliniques
validés de diagnostic et de quantification de la douleur fœtale.
Cette évaluation de la douleur nous semble cependant fondamentale. Si elle ne doit pas constituer un préalable à l’administration d’une analgésie dans les situations à risque douloureux,
elle devrait, à moyen terme, nous aider à définir les populations de fœtus douloureux. À plus long terme, elle sera indispensable à l’adaptation de thérapeutiques antalgiques.
CONSÉQUENCES POTENTIELLES
SUR LA SANTÉ DES FŒTUS
Les phénomènes douloureux ont des conséquences sur la santé
à tous les âges de la vie. De la même façon, il est probable que
la douleur fœtale puisse avoir des conséquences sur la santé
des fœtus, même si nous ne disposons aujourd’hui que d’arguments indirects dans ce domaine. Ainsi, il a été démontré
qu’une injection sous-cutanée de formaline (stimulus nociceptif) administrée chez des moutons à 128 jours pouvait induire
des modifications de la circulation pulmonaire (27), avec augmentation de 42% des résistances pulmonaires vasculaires
(PVR) (p < 0,0001) et de 54 % du cortisol (p = 0,05). Après
une injection de fentanyl, on observe une suppression des
modifications vasculaires, mais un maintien des modifications
du cortisol (56 %) (p < 0,05). Il n’est jamais observé de modifications des catécholamines (norépinéphrine), ce qui innocente ce mécanisme moléculaire. Bien que ce type d’observation n’ait pas encore été réalisé chez le fœtus humain, il existe
un certain nombre de situations pathologiques où ce phénomène pourrait intervenir. La vasoconstriction cérébrale observée par Texeira, en réaction aux ponctions intra-héptiques de
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la veine ombilicale, signe probablement une redistribution vasculaire dans d’autres territoires, dont les conséquences sur les
fœtus restent à évaluer. Nous avions ainsi fait l’hypothèse qu’un
mécanisme de redistribution vasculaire pouvait être impliqué
chez les fœtus atteints de laparoschisis, pour lesquels nous
avions démontré une augmentation de la bâta-endorphine corrélée à la morbidité intestinale. Les contraintes mécaniques appliquées aux anses extériorisées induiraient un stress douloureux,
lui-même responsable d’une redistribution vasculaire. Cette
redistribution vers les territoires “nobles” (cerveau, cœur) pourrait accroître les phénomènes ischémiques au niveau de l’intestin, aggravant encore les lésions digestives. Ce cercle vicieux,
bien entendu totalement putatif à ce jour, pourrait expliquer
l’évolution singulière de certains laparoschisis (26).
CONSÉQUENCES À LONG TERME
DE LA DOULEUR PÉRINATALE
La mémoire nécessite l’intégrité du système limbique et du
diencéphale, mais aussi une certaine plasticité cérébrale. Ces
bases anatomiques sont mises en place tôt dans la gestation.
Quant à la plasticité cérébrale, elle est l’apanage de la période
périnatale. Enfin, des expériences préliminaires montrent que
l’expérience sensorielle fœtale peut modifier les réponses comportementales postnatales à des stimulations auditives ou
olfactives (4). Ces faits suggèrent la probabilité d’une mémoire
sensorielle et probablement d’une mémoire de la douleur chez
le fœtus.
Cependant, les conséquences à long terme de phénomènes
douloureux enregistrés durant la période prénatale sont difficiles à prévoir. Chez l’humain, la circoncision néonatale sans
analgésie modifie le comportement des enfants face à la douleur à 6 mois de vie (28). À l’image de ce qui se passe pour le
prématuré, la douleur anténatale mémorisée pourrait altérer
l’adaptation post-natale de l’enfant, les liens avec ses parents,
son comportement alimentaire. Cette notion d’intégration d’un
événement prénatal existe et a été démontrée en ce qui
concerne le stress. On a ainsi pu observer, dans une population
d’enfants exposée au stress anténatal (retard de croissance
intra-utérin en particulier), une modification du comportement
face à la douleur en réanimation (29).
Au total
• Le fœtus est capable de percevoir un phénomène douloureux
dès 26 SA, et de façon plus incertaine à partir de 20 SA.
• Il existe probablement une phase précoce pendant laquelle le
stimulus douloureux induit un certain nombre de réactions
(hormonales et hémodynamiques en particulier) sans que la
douleur ne soit perçue.
• La douleur fœtale induit, à court terme, des modifications
comportementales, hémodynamiques et hormonales pouvant
interférer avec sa santé ou son bien-être. Les conséquences à
distance d’une telle perception sont inconnues.
Ces données sont un argument en faveur de la prise en compte
de la douleur anténatale, afin de la prévenir, la reconnaître et la
guérir le cas échéant. Elles suggèrent que la douleur prénatale
est de nature à interférer avec le développement de l’enfant.
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PRISE EN CHARGE DE LA DOULEUR FŒTALE
Analgésiques utilisables
Les morphiniques, à l’image de ce qui est pratiqué en néonatal et
par les équipes de chirurgie in utero, semblent les analgésiques de
choix chez le fœtus. Outre leur efficacité éprouvée, le risque des
ces analgésiques morphiniques paraît très modéré. Ils sont administrés ponctuellement, et seront rapidement éliminés par le placenta. Le risque de dépression respiratoire est sans conséquence in
utero et le risque de modifications hémodynamiques est réputé
nul. Une diminution de la variabilité du RCF est notée en chirurgie expérimentale, sans conséquence clinique. Elle est d’ailleurs
également observée lors d’une anesthésie générale maternelle
(20). Enfin, aucune étude n’a pu démontrer de risque tératogène
lié à l’administration de doses pourtant très élevées de morphiniques, tels que le fentanyl, le sufentanil ou l’alfentanil (30).
Dans les situations à risque douloureux, le sufentanyl intraveineux pourra ainsi être choisi, à la dose de 1 µg/kg.
Dans les IMG, la problématique est différente, mais une analgésie profonde est cependant jugée indispensable par la plupart. On peut proposer l’injection systématique première de
dérivés morphiniques associés à des barbituriques, le sufentanil à la dose de 10 µg/kg en association avec du penthotal
(10 mg/kg), avant l’injection de potassium (tableau I).
Indications
Schématiquement, nous sommes confrontés à trois situations
douloureuses différentes en anténatal : l’interruption médicale
de grossesse, les thérapeutiques in utero avec geste invasif, et
la pathologie anténatale douloureuse en soi.
L’interruption de grossesse
Le problème de la douleur lors d’une interruption de grossesse
est particulier car il se place sur un plan moral. Il ne s’agit pas
d’empêcher les conséquences à plus ou moins long terme du
phénomène douloureux sur le fœtus, mais bien de ne pas risquer d’induire une souffrance inutile. Notre propos n’est pas
de discuter du principe de l’interruption de grossesse, mais
d’intégrer dans notre pratique médicale une dimension
humaine supplémentaire.
Dans les interruptions du premier trimestre de la grossesse, les
données sur la maturation des voies de la douleur, exposées
précédemment, rendent la question très théorique.
Tableau I. Propositions pratiques d’analgésie fœtale
Type de geste
Interruption précoce
Interruption après 24 SA
Geste invasif in utero
Analgésie proposée
AG maternelle
Abord vasculaire fœtal
fentanyl 10 µg/kg +
pentothal 10 mg/kg
avant l’injection de Kcl
hypertonique (5 à 10 cc)
Abord vasculaire fœtal
fentanyl 1 µg/kg en même
temps que la curarisation
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Lors des interruptions au-delà de 24 SA, la majorité des équipes
injecte un produit de nature à arrêter l’activité cardiaque fœtale
(en règle du potassium hypertonique) dont on sait qu’il peut
induire des phénomènes douloureux. Devant la très forte présomption de douleur fœtale ressentie au-delà de ce terme de 24
SA, la plupart des équipes préconisent désormais de prodiguer
une analgésie fœtale profonde, préalable au geste fœticide. L’attitude à adopter entre 15 et 24 SA est difficile à codifier en
l’absence de données précises sur la douleur à ce terme. En pratique, il n’est généralement pratiqué ni ponction in utero, ni anesthésie à ce stade, ce qui semble raisonnable compte-tenu des
conclusions provisoires préalablement exposées.
Les gestes in utero
On retrouve dans cette catégorie les transfusions in utero et les
poses de cathéter de dérivation in utero. Ces gestes étant en
grande majorité réalisés après 24 SA, une douleur fœtale ressentie est probable, or à notre connaissance, aucune équipe ne
prend en charge cette douleur. Il paraît toutefois opportun de
proposer une analgésie fœtale systématique lors de ces gestes,
dès lors qu’un abord vasculaire est pratiqué (30). La démonstration par l’équipe de N. Fisk, d’une diminution, voire d’une
disparition des modifications hémodynamiques et biochimiques en cas de recours à une analgésie fœtale lors des gestes
in utero, est un plaidoyer fort pour l’utilisation systématique
du sufentanil dans les situations à risque (19). Par ailleurs, ces
travaux étayent solidement l’hypothèse de phénomènes douloureux dès la vie intra-utérine.
Les pathologies fœtales douloureuses
À ce jour, le fœtus douloureux du fait d’une pathologie prénatale
est totalement ignoré, et aucune thérapeutique antalgique n’est, à
notre connaissance, pratiquée ni même envisagée in utero.
Certaines malformations pourraient pourtant être à l’origine d’une
douleur fœtale. L’exemple type en est le laparoschisis. Dans cette
pathologie, les anomalies du rythme cardiaque fœtal observées
chez certains patients pourraient être expliquées par des phénomènes douloureux dus à des lésions de l’intestin extériorisé. La
démonstration de tels phénomènes douloureux anténataux aurait
des conséquences importantes sur le plan conceptuel comme sur le
plan pratique. Dans un premier temps, cela pourrait pousser les
réanimateurs à prodiguer une analgésie efficace aux enfants dès les
premiers instants, en salle de naissance.
En conclusion, la médecine fœtale, après avoir défini son champ
d’action et mis au point les techniques d’investigation et de traitement in utero, se doit d’intégrer d’autres aspects de la prise en
charge du fœtus. Le traitement de la douleur fait incontestablement partie de ces nouveaux objectifs. Il convient désormais de
déterminer les populations réellement exposées à la douleur en
anténatal, afin de leur administrer une thérapeutique adaptée.
Dans l’immédiat, il paraît important de prévenir la douleur fœtale
de façon systématique, dans toutes les situations à risque.
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La Lettre du Gynécologue - n° 304 - septembre 2005