le cœur a gauche, la tete dans le sable
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le cœur a gauche, la tete dans le sable
LE CŒUR A GAUCHE, LA TETE DANS LE SABLE (Editorial Paru dans Itinérance n° 11, Hiver 1998) Pour la gauche, la gauche n’est jamais assez à gauche. C’est comme une loi d’airain de la vie politique. La gauche a toujours dû naviguer entre deux incommodités pathologiques : la première constitue ce que j’appellerai la contestationnite, cette posture obligée que l’on peut résumer ainsi : plus à gauche que moi, tu meurs ! ; la seconde prendrait le nom de gestionnite, posture obligée adoptée sous la pression du « principe de réalité », et que l’on peut formuler d’un trait : pour survivre, joue au centre ! C’est de cette torpeur maladive dont nous aimerions la voir sortir. Se confronter au pouvoir n’est pas mince sinécure, et il n’est pas la peine pour en juger de gravir les marches du Palais-Bourbon ou celles de Matignon. N’importe quel responsable associatif, dans le moindre quartier de la moindre commune de France, sait bien à quel point les rapports d’intérêt, les relations individuelles, la responsabilité personnelle et juridique, le souci de respecter les temporalités sociologiques et culturelles, sont prégnants. Loin de moi l’idée que la gauche doive taire ses critiques, remarques ou exhortations, à l’endroit de ceux qu’elle a hissé au pouvoir. Il n’empêche : il y a dans ce face-à-face un peu mécanique, dans cet atavisme oppositionnel, quelque chose qui renvoie plus à un champ de foire qu’à une agora. La victoire de Gerhard Schröeder en Allemagne éclaire lumineusement ce débat. Elu avec les voix de la gauche, Schröeder n’a eu de cesse, tout au long de la campagne électorale, un jour de droitiser, l’autre de gauchiser son discours, pensant sans doute faire œuvre de socialdémocrate. Il y en avait pour tout le monde, et dans ce précipité digne d’une auberge espagnole, bien finaud celui qui pourrait démêler les enchevêtrements idéologiques qui tiennent lieu de discours politiques au personnage. Il lui aura donc suffit d’être contre Kohl pour être élu. C’était même le thème unique de la campagne. Et que les premières mesures prises nous réjouissent ne change rien à l’affaire : Schröeder n’a pas de doctrine. Cela ne manquera pas, à terme, de lui poser un certain nombre de problèmes, et il court notamment le risque d’être à plus ou moins brève échéance taxé de gestionnite. Comment éviter, dès lors, que ce que de malins esprits croient bon d’identifier comme « la gauche de gauche » profère ses vieilles insultes en direction d’une gauche qui cherche toujours éperdument sa troisième voie ? Tout social-démocrate est un social-traître : la voilà donc, l’insulte suprême de cette « gauche de gauche », nimbée de l’ivresse que procure le champ de la contestation. Pauvre Léon Blum ! Pauvre de lui qui, en 1920, fut le rempart de la social-démocratie ! Car ce pays a du mal avec l’esprit de réforme, c’est bien connu. La socialdémocratie ne se satisfait ni de la fulgurance, ni d’une radicalité principielle, même si elle peut user de radicalité quand il le faut, et elle ne saurait être aveugle ni sourde aux pesanteurs des temps. La social-démocratie est une des incarnations politiques de l’idéal socialiste. En cherchant à accompagner ou à stimuler le changement et les adaptations nécessaires, en respectant le temps sans lequel toute politique se condamne, en n’œuvrant que pour et par l’intérêt général, en s’ouvrant aux expériences du monde, en remettant constamment en cause son œuvre et sa pensée, elle honore le politique. La parole fameuse de Jaurès est plus socialedémocrate que n’importe quelle autre : en appelant à « aller vers l’idéal et à comprendre le réel », il ne faisait pas autre chose que refuser la radicalité théorique qui fait le suc de nos contestataires professionnels. Mais peut-être doit-on trouver l’explication de cette rebel attitude dans la belle formule du cardinal Mazarin : « Le pouvoir n’use que ceux qui en sont privés »…