de la logistique de distribution aux modeles distributifs

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de la logistique de distribution aux modeles distributifs
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CAHIER DU CAMPUS LOGISTIQUE N°5
DE LA LOGISTIQUE DE DISTRIBUTION AUX
MODELES DISTRIBUTIFS
BARON M-L - GUERIN F
CERENE – Université du Havre, Maîtres de conférence en sciences de gestion
Institut Supérieur d’Etudes en Logistique, Université du Havre
Quai Frissard, BP 1137, 76063 LE HAVRE Cedex
[email protected]
[email protected]
ABSTRACT :
The history of retail logistics is marked by periods where the organizational models described tend to be presented as
universal models. Now still, there is a temptation to rest on the lean management recommendations whatever the
retailer. We sustain in this paper, the idea that, behind this dominant paradigm, reality provides a wider range of
distribution models for logistics, some of them only emerging.
Therefore, after presenting and explaining our analytical framework, we attempt to set up a first typology of distribution
models where logistics may only be understood through other variables such as the working conditions and the product
offer considered.
RESUME :
L’histoire de la logistique de distribution est marquée par des périodes où les idées se veulent être quasi universelles.
Aujourd’hui encore, la tentation est grande de s’en remettre aux recommandations du lean management. Nous soutenons
dans ce cahier l’idée selon laquelle, derrière le paradigme dominant, se cache une réalité plus nuancée de modèles
distributifs (en émergence).
Ainsi, après avoir expliqué notre grille d’analyse, nous tentons de dresser une première typologie de modèles distributifs où
la logistique ne se comprend qu’au regard d’autres variables telles l’organisation du travail ou le type d’offre proposée.
1
1. Introduction
L’invention du libre-service et des grandes surfaces a fourni un nouvel appareil
commercial avec de véritables « usines à vendre » (13) pour l’écoulement des
produits fabriqués en très grande série. Depuis les années 60, l’évolution du couple
production / consommation de masse a entraîné l’organisation de nouveaux
schémas de flux physiques. Une approche historique nous montre ainsi l’évolution
des configurations et des méthodes logistiques depuis l’usine jusqu’au
consommateur. À chaque période correspond un modèle d’organisation de la
distribution (16). Pourtant, comme le suggèrent Crespo et Carvalho (11), il n’y a
peut-être pas de modèle universel pour ce qui est de la logistique de distribution.
Aujourd’hui, il semble que nous arrivions à un tournant, où la logistique de
distribution ne peut plus se définir, tant pour les producteurs que pour les
distributeurs, à travers un seul modèle. Plusieurs modèles cohabitent. Une analyse
contingente de la logistique aval nous paraît être la plus appropriée. Elle permet
selon nous d’identifier des modèles distributifs qui intègrent trois variables clefs :
l’offre du distributeur, l’organisation du travail notamment en magasin et
l’organisation logistique.
En conséquence, après avoir rappelé l’histoire de la logistique de distribution, à la
manière de Paché et Collin (16) et évoqué les principaux résultats actuels, nous
tenterons de développer une nouvelle grille d’analyse permettant de formaliser
différents modèles distributifs. Nous conclurons ce cahier sur les perspectives de
recherche que cette démarche offre.
2
2.
APPROCHE
HISTORIQUE
CONSOMMATION DE MASSE
DU
COUPLE
PRODUCTION
/
Pour analyser les modèles de distribution en place, il est intéressant de partir d’une
approche évolutionniste de la distribution moderne qui, depuis son émergence
dans les années 1950, a déjà connu plusieurs phases de développement. Pour ce
faire, nous nous appuyons sur la similarité avec les modèles productifs, déjà très
étudiés, et qui ont marqué fortement les techniques de la logistique moderne.
Faisons donc d’abord un bref détour par les modèles de production.
2.1 « Détour de production »
L’appareil productif et son organisation ont fait l’objet de nombreuses études
(essentiellement sur le secteur automobile) et typologies dont celle de Woodward
reste la plus célèbre. Celle-ci distingue la fabrication artisanale ou unitaire, en
grande série puis en continu (fabrication de masse très fortement standardisée).
Les années d’après guerre sont caractérisées par une forte croissance économique,
qui repose sur la production en masse de produits standardisés, ces derniers étant
destinés à équiper les ménages de biens durables. C’est la période de
développement du modèle « fordien ». La saturation des marchés de grande
consommation et l’individualisme croissant ont plongé ce modèle industriel dans
une crise relative au tournant des années 80. Les entreprises doivent différencier
les produits sans que les coûts augmentent de manière trop significative. À cette
époque, deux pays attirent l’attention des spécialistes : l’Italie et le phénomène de
la« spécialisation flexible » où l’on redécouvre l’adaptabilité des PME au cœur des
districts industriels ; le Japon, économiquement conquérant, et qui présente un
modèle de firme atypique (production flexible de grand volume).
Tableau 1 : Synthèse des modèles de production
Modèles de production
Caractéristiques
Pilotage
Production artisanale
Unitaire
Commandes
Production de masse
Et
Production en continu
Production standardisée
Prévisions
Production standardisée
fortement automatisée
District industriel italien
Variété par la constitution de
réseaux d’entreprises aux
compétences complémentaires
Prévisions
Spécialisation flexible
Production flexible
Variété en grand volume
Modèle japonais
Commandes
Prévisions de
court terme
Juste à temps
Le modèle japonais paraît répondre parfaitement au triple problème de la variété,
du volume et de la maîtrise des coûts au point que certains observateurs y voient
un « one best way » (2), (12),(17),(22).
La caractéristique centrale de ce modèle, né dans l’après-guerre au Japon, est une
nouvelle approche de la gestion du coût de revient caractérisée par la chasse à
l’improductivité de la matière (et non des hommes comme dans le modèle
taylorien/fordien). L’histoire nous apprendra que le modèle japonais est plus
nuancé qu’il n’y paraissait (Boyer, Freyssenet (5)(9)) et que « la machine qui
3
devait changer le monde » (20) connaîtrait elle aussi quelques difficultés dans les
années suivantes (Renault a finalement racheté Nissan par exemple).
2.2 Evolution des schémas de distribution
Le système commercial a constitué le pendant nécessaire à ces évolutions
industrielles. Si l’on est attentif à l’évolution de l’appareil distributif, on peut aussi
constater quelques étapes importantes.
La première étape de développement est celle de la distribution originelle,
artisanale, au détail, qui se caractérise par des points de vente nombreux sous la
forme d’entreprises individuelles, sans salariés (environ 800 000 en 1950) et qui
vendent des biens peu variés et chers. Même si le commerce concentré existe, il
ne représente que 11% du CA en 1960 (13). Les industriels investissent dans des
structures logistiques afin de servir les points de vente (en 70, Bahlsen sert encore
40 000 points de vente à partir de 15 RDC 1) (16).
L’apparition du libre-service via l’invention du supermarché dans les années 50 puis
de l’hypermarché (1963) constitue une révolution commerciale : on vise désormais
à vendre en masse des produits à des prix réduits. La variété a augmenté de telle
manière, par exemple, que le nombre de produits servant de base au calcul de
l’indice des prix de l’Insee passe de 34 en 1946 à 295 en 1970 (13). Cette période
se caractérise globalement par le développement du nombre de point de vente, de
la puissance d’achat dans le cadre du modèle du « tout sous le même toit ».
L’essentiel des économies engendrées par le modèle se situe au niveau de la
suppression de l’intermédiaire grossiste, du point de vente (gains de productivité),
et au niveau des achats (économies d’échelle). Par contre, les points de vente
continuent de s’approvisionner pour un grand nombre d’entre eux en direct, et 50
% de leur surface est dédiée au stockage (réserves) d’approvisionnement
réceptionné à des délais relativement longs (une semaine minimum) et avec une
faible fréquence (tous les 15 jours par exemple).
Une troisième phase entre les années 80 et 2005 peut être qualifiée de phase de
« rationalisation ». Les distributeurs sont en effet, arrivés à un certain niveau de
maturité : les meilleurs emplacements sont désormais occupés, le potentiel de
croissance par développement du réseau en croissance interne en France devient
plus difficile. Les distributeurs se focalisent davantage sur le profit à périmètre
constant, dans un contexte de concurrence croissante. Cette phase s’accompagne
d’un mouvement de concentration et de réorganisation des réseaux. Carrefour
rachète l’enseigne Montlaur (1991), puis double sa taille en reprenant Euromarché
(1992), reprend Comptoirs Modernes en 1998 et fusionne avec Promodès (1999).
Dans le même temps, Auchan s’invite au capital de Docks de France (1996). Enfin,
Casino rachète la Ruche Méridionale (1990), puis fusionne avec Rallye en 1992.
Au niveau du point de vente, cette période se caractérise par un accroissement
constant de la variété en termes de familles de produits et de choix dans chaque
famille, au point que l’on parle alors des grands hypermarchés comme de multispécialistes, capables de concurrencer les spécialistes sur différentes familles
représentées. Entre 1980 et 2000 la surface moyenne en m2 a augmenté de 10 %
tandis que le nombre de références a été multiplié par 2,2 (ECR, 2002). Au plan
logistique, la période post 1990 se caractérise par la réduction, voire la disparition
des stocks magasins : les stocks sont centralisés au niveau d’entrepôts centraux
gérés par les distributeurs, les livraisons directes disparaissent. Lorsque cela est
possible, une fraction des surfaces de stockage est convertie en surface de vente.
1
4
Retail Distribution Center
Petit à petit, on assiste ensuite à la réduction du nombre de ces entrepôts dont la
taille ne cesse de croître. Parallèlement, on assiste au développement des
systèmes d’information verticaux entre les points de vente, les entrepôts et les
structures fonctionnelles du siège. Ces systèmes permettent de standardiser le
fonctionnement et l’offre des points de vente au sein d’un même réseau.
À partir des années 1990, on voit apparaître de nouvelles idées, concepts et
techniques relevant d’une approche dite collaborative notamment au travers des
mouvements « quick response » et « ECR » (GPA, CPFR, CROSS-DOCKING, EDI,
RFID, ….). L’idée étant d’améliorer le processus d’information, d’accélérer et de
synchroniser les flux. Cela s’est traduit par des innovations organisationnelles
(64% des entreprises du commerce ont cherché à innover selon l’étude de l’Insee
menée en 2001) et des investissements en système d’information. Les solutions
techniques semblent ainsi disponibles pour donner le jour à une généralisation d’un
modèle logistique de type « juste à temps » dans la distribution, capable, à l’instar
du modèle japonais, de gérer une très large variété dans la flexibilité. Le contexte
actuel, où la concurrence est forte et le consommateur volatile, offre l’opportunité
d’une telle évolution. Le modèle de « lean distribution » peut être envisagé comme
le modèle à venir dans la logistique de distribution.
Tableau 2 : Concepts et Techniques destinés à fluidifier la supply chain dans la
distribution
Quick response : issu du secteur textile le QR est un dispositif d’approvisionnement
qui vise à réduire les lead time grâce à une remontée d’information rapide et fiable
(via les systèmes d’information).
ECR (Efficient Consumer Response) : groupe de travail réunissant industriels et
distributeurs dont l’objectif est de réfléchir à de nouvelles pratiques notamment
logistiques qui permettraient d’apporter une réponse plus efficace aux
consommateurs.
GPA (Gestion Partagée des Approvisionnements) : méthode de gestion qui consiste
à transférer la responsabilité des approvisionnements vers l’amont.
CPFR (Collaborative Planning Forecasting and Replenishment) : méthode
collaborative de réalisation des prévisions de vente et de la planification entre
industriels et distributeurs.
Cross-docking : transbordement qui consiste à faire passer les marchandises (en
général pré-alloties) du quai de réception au quai d’expédition sans stockage tout
en permettant la massification des flux.
EDI (Echange de Données Informatisé ou Electronic Data Interchange) : transfert
de message informatique standard entre deux entités.
RFID (Radio Frequency Identification) : technique d’identification et de suivi des
marchandises par radio-fréquence.
3. QUELQUES RESULTATS ET LEURS ANALYSES
La notion de lean distribution est apparue et a récemment été développée par
Zylstra (23). Selon l’auteur, cette approche vise « à augmenter la flexibilité, la
simplicité et ainsi à réduire la dépendance vis-à-vis des prévisions et des plans.[..]
Dans ce cadre, l’amélioration des processus et de la performance est centrée sur la
réduction des « lead time », des tailles de lot ainsi que l’augmentation de la
fiabilité [… ]» . Imaginer le développement d’une distribution qui serait « lean »,
nécessite d’analyser certains éléments de performance de l’activité actuelle. Ceci
nous conduira à remettre en question l’universalité du modèle (III).
5
3.1. Deux éléments de mesure de la performance dans la perspective du
JAT
Si les processus se sont améliorés pour arriver à des livraisons quotidiennes et des
délais de livraison courts, on constate que le niveau de stock évalué en jours de
couverture des ventes reste élevé. Alors que Tesco affiche moins de 15 jours de
stocks en moyenne depuis plus de 20 ans et approche les 10 jours de stock, la
moyenne des distributeurs français se situe, d’après l’étude faite sur 2003-2004
par Accenture (1), autour de 30 jours, l’entreprise Auchan frôlant même les 35
jours. La tendance est encore à la hausse du niveau de stock en 2004 par rapport
à 2003. Les résultats de Wal-Mart, parfois perçue comme référence du secteur, ne
sont d’ailleurs guère meilleurs. Ces résultats peuvent s’expliquer partiellement par
l’importance du format hypermarché en France et la largeur de l’assortiment. Mais
il reste que Tesco, qui a développé des hypermarchés depuis quelques années, ne
voit pas son niveau de stock augmenter.
Ainsi que le soulignent Womack et Jones (21), d’une manière générale, si l’on parle
beaucoup du client comme étant au cœur du processus, l’expérience ordinaire
montre combien en réalité il est mal pris en charge. Cette observation vaut pour la
distribution si l’on considère que le taux de service en magasin reste relativement
faible. L’étude ECR France en 2002 met en évidence un taux de rupture moyen
tous produits supérieurs à 10%. Ce taux est similaire à celui observé en Allemagne
(plus de 9%), en Belgique ou en Italie. Par contre, l’Espagne affiche un taux de
rupture autour de 7%.
3.2. Éléments d’explication des points faibles évoqués
Dans la perspective d’un développement du lean management dans la distribution,
on peut mettre en miroir les efforts consentis en termes de logistique tels que
présentés dans la première partie, et ces résultats modestes sur le niveau de stock
et le taux de rupture. Ces deux indicateurs révèlent une relative improductivité de
la marchandise ou plus généralement de l’assortiment : des surstocks apparents
jouxtent des ruptures de produits.
L’augmentation de la variété qui a accompagné le mouvement de rationalisation de
la distribution n’a pas permis que les effets soient visibles. Cette augmentation de
la variété est due à l’augmentation du nombre de familles de produits distribuées,
à l’introduction de nouvelles références sur des marchés existants et à la volonté
de marquer un enracinement local par l’introduction de produits régionaux.
Pourquoi cependant offrir tant de variété si l’on admet qu’il y aura sur un
assortiment donné 10% de ruptures ? Car en effet, si l’on accepte un tel taux de
rupture, c’est que l’on accepte implicitement l’idée que la variété offerte est telle
que l’on peut « se permettre » de manquer de produits. Un tel raisonnement
conduit à conclure que le niveau de variété offert n’est pas optimal.
L’étude ECR 2002 montre cependant qu’un produit présent au niveau de l’entrepôt
par exemple, affiche des taux de ruptures très variables dans les différents
magasins livrés par ce même entrepôt. Cela témoigne de l’importance de la gestion
du maillon final de la logistique de distribution qui se situe au niveau du point de
vente : un maillon qui est resté largement ignoré dans le domaine académique en
particulier (3) (4). Si l’on observe le fonctionnement des hypermarchés en
particulier, on s’aperçoit que la spécialisation des salariés est forte en dépit de la
variété des tâches à accomplir dans un point de vente, de l’imprévisibilité relative
des flux de clientèle et d’un absentéisme justifié ou non qui reste élevé et qui
impacte fortement l’activité en magasin. Les points de vente restent pour
l’essentiel, focalisés sur la productivité apparente de la main d’œuvre (unités
6
vendues par heure travaillée), sans que l’organisation pourvoie sérieusement des
systèmes destinés à faciliter le travail et à améliorer la productivité globale du
travail. Il y a peu d’enrichissement des tâches, peu de polyvalence : ainsi, le
salarié du rayon fruits et légumes n’ira pas remplir le rayon biscuit, …De la même
manière, le vendeur informatique débordé n’obtiendra aucun secours du vendeur
d’appareils photo sans client à renseigner. Les chefs de rayons, responsables de
point de vente, sont essentiellement mobilisés sur le chiffre d’affaires de leur
propre rayon et sur les frais de personnel. Le stock n’est absolument pas un critère
d’évaluation, et le taux de rupture, lorsqu’il est mesuré, ne l’est que depuis très
récemment. Les « machines à vendre », habituées à gérer par grandes masses, se
réforment lentement.
Cette même période de rationalisation a été marquée également par le
développement de flux d’importation considérables dans les domaines du textile et
du bazar en particulier, mais pas seulement. La variété des produits importés est
élevée : Asda importe plus de 3500 catégories de produits différents et Tesco plus
de 3000 (UK Trade info, 2004, 2005). En France, les importations des distributeurs
se chiffrent à plusieurs dizaines de milliards d’Euros, sans compter les importations
qui transitent par d’autres pays européens (Belgique, Pays-Bas en particulier) (6).
Or, la gestion de ces flux a été caractérisée jusqu’à récemment par des délais
d’approvisionnement longs et des quantités livrées massivement. Il s’agit ainsi de
flux caractérisés par une absence de flexibilité et qui génèrent des stocks élevés.
Cependant, au-delà de ces quelques explications partielles et ponctuelles, il est
possible aussi de considérer que le système de distribution est en cours de
repositionnement. Peut-être aussi le modèle type juste-à-temps n’est-il pas adapté
à tous les contextes de distribution.
4. VERS LA NOTION DE MODÈLE DISTRIBUTIF
Le niveau de maturité du secteur, atteint dans certains pays, impose aux
enseignes notamment généralistes une reformulation plus complexe de leur
modèle économique au-delà des variables clés traditionnelles (plus de choix, le
moins cher possible au même endroit). Dans ce contexte, la tentation à la
simplification via le décret d’un nouveau « one best way » et l’application
généralisée en distribution du lean manufacturing reste à construire au-delà de
quelques exemples notoires tels que ceux de Zara ou The Limited . Sans nier
l’intérêt de telles réflexions, et en s’appuyant sur les travaux des régulationistes
concernant les modèles productifs il est possible de faire l’hypothèse qu’aucun
système ne s’imposera et que cohabitera une pluralité de modèles dont il s’agira
d’apprécier les modalités nuancées (5) (9)(10). La pérennité d’un modèle est
fonction du niveau de cohérence entre plusieurs variables.
4.1. Renouvellement des grilles de lecture
La difficulté d’analyse de l’évolution de la logistique de distribution provient
probablement de l’absence de modèles de distribution différenciés permettant de
caractériser plus finement les enjeux et les mécanismes à l’œuvre dans chacun
d’entre eux. La logistique de distribution reste trop globale, sans pouvoir
appréhender la variété des situations existantes et la cohérence interne de chaque
modèle.
Il nous paraît donc intéressant de modéliser les différents systèmes distributifs
selon une grille d’analyse inspirée et adaptée de celle produite par le groupe de
recherche du Gerpisa (Université d’Evry).
7
Figure 1 : Structure d’analyse des modèles distributifs
Le schéma ci-dessus distingue ainsi trois niveaux d’analyse :
-
-
-
Le premier niveau est celui de la « stratégie de profit ». Il caractérise la
vision stratégique de l’enseigne d’où elle espère tirer des profits. Cette
stratégie doit être compatible et cohérente avec les niveaux supra et infra
du modèle.
Le second niveau caractérise le modèle économique c’est-à-dire le
compromis de gouvernance entre trois variables clés : l’offre, l’organisation
logistique et l’organisation du travail. Une part de l’originalité du projet est
de ne pas dissocier ces variables habituellement étudiées de manière
disjointe.
Enfin, le niveau macro - environnement permet de comprendre et de
comparer (notamment au plan international) les contextes d’émergence de
modèles distincts.
4.2. Un premier essai de typologie
On peut proposer une première ébauche de typologie, intégrant les variables
précédemment citées, en partant du positionnement de l’offre.
L’hypothèse est que le positionnement de l’offre est un élément central dans la
déclinaison de la stratégie. Nous pensons également que ce positionnement n’est
aujourd’hui source de profit durable qu’à la condition qu’il soit cohérent avec
l’organisation du travail et l’organisation logistique.
8
Dans l’analyse de l’offre il faut à ce niveau considérer deux formes d’expressions
de la variété. La variété peut-être liée à la différenciation des assortiments selon le
type de point de vente au sens où cette différenciation génère une variété de flux.
Écartons d’emblée le type de variété autorisé par les assortiments gigognes qui
font varier les assortiments de manière standard en fonction de la taille du
magasin et où la variété totale se limite à celle disponible dans le point de vente le
plus grand ; les assortiments des points de vente plus petits ne sont alors que des
sous-ensembles de l’assortiment du plus grand.
Il s’agit ici de la variété liée à la liberté de décision qui relève du point de vente.
Deux positions extrêmes existent : le point de vente peut avoir un assortiment
« donné », mais il peut aussi avoir son assortiment construit, fruit de son propre
mix qui se fait à partir de l’assortiment global disponible et d’un recours éventuel à
des commandes en direct et des référencements en magasin. La variété globale
gérée dans ce cas en termes de nombre de produits globaux disponibles dans
l’ensemble des magasins et de variété de flux (commandes automatiques,
commandes en direct, …) est plus grande et les économies d’échelle sont moindres
(les volumes de vente sont répartis sur un plus grand nombre de produits) quand
le point de vente a une latitude de décision en matière d’assortiment.
Une seconde forme de variété, plus simple, est liée au nombre de références
effectivement présentes en magasin.
Si dans le premier cas il s’agit davantage de mesurer la diversité des processus et
les limites aux économies d’échelle, dans ce second cas, il s’agit simplement de
variété observée. Deux continua croisés permettent alors de distinguer les
enseignes. Le premier consiste à évaluer le premier type de variété (diversité des
processus) en mesurant le degré de standardisation de l’offre du distributeur. Le
second considère le nombre de références disponibles en magasin.
Figure 2 : Matrice des positionnements d’offres et exemples d’enseignes
9
4.2.1. Le modèle différenciée/variée (D/V)
Le modèle D/V est fondamentalement celui des enseignes multi-spécialistes du
type Auchan (jusqu’à 180 000 références en magasin) ou celui d’une enseigne type
Leclerc ou Système U, c’est-à-dire de la distribution indépendante. L’élément clef
est le client. Le modèle se caractérise à la fois par une offre très variée incluant
des produits à plus ou moins forte rotation, par un dynamisme promotionnel
important et par un ancrage local prononcé. Le succès économique d’un tel modèle
repose sur la conquête de nouveaux clients toujours plus satisfaits grâce à la
compréhension fine de ses besoins.
Dans ce type de modèle, l’organisation du travail est fondamentalement empreinte
de la culture commerçante. En d’autres termes, elle semble davantage préoccupée
par le merchandising et le conseil que par l’optimisation des processus. Lorsque le
point de vente est de grande taille, la division verticale et horizontale du travail
forte nuit à la bonne prise en charge du client. Ce dernier point devient à l’heure
actuelle une nouvelle préoccupation car les failles dans l’organisation du travail
ainsi que dans le schéma logistique finissent par avoir un impact sur la satisfaction
des clients et donc sur le cœur du modèle économique.
Au niveau des flux logistiques, ils sont variés : livraisons directes en magasin,
commandes automatisées, commandes du magasin à l’entrepôt, promotions. Cette
variété de flux à gérer est liée à la variété distribuée et génère une complexité de
gestion des approvisionnements. L’automatisation des processus y est plus limitée
que dans le modèle « normée/variée » en raison de la liberté d’action laissée au
point de vente qui est contradictoire avec la standardisation des processus, en
raison de la variété offerte. L’automatisation dans ce modèle ne sera que partielle.
4.2.2. Le modèle normée/variée (N/V)
Le modèle N/V (Tesco -80 000 références en hyper) fait référence à un distributeur
généraliste ou spécialiste dont l’offre reste la même quelle que soit la zone de
chalandise, voire le pays dans lequel le magasin se situe (Tesco). C’est le modèle
anglo-saxon par excellence. L’offre est également réduite aux produits à forte
rotation de telle sorte que le CA au mètre-linéaire est très élevé. La surface du
magasin étant faible, excluant toute réserve importante, le succès d’un tel concept
repose sur un système d’approvisionnement et d’organisation du travail en
magasins performants ; le modèle étant par ailleurs intolérant aux ruptures
(contrairement à d’autres).
Concernant l’organisation du travail en magasin, elle reste fondamentalement
taylorienne, particulièrement dans les points de vente de grande taille. Mais la
variété relativement moins importante de l’offre que chez d’autres distributeurs
permet une plus grande cohérence.
Les approvisionnements semblent eux aussi mieux rationalisés car le modèle
économique laisse une part plus importante à l’économie de coûts
comparativement aux autres modèles généralistes.
Au total, la plus faible variété de produits à très forte rotation permet de construire
un modèle distributif cohérent à condition d’une offre soutenue par des
approvisionnements rationalisés et servie par une organisation du travail en
magasin productive. C’est dans ce modèle que l’on trouvera a priori le plus fort
degré d’automatisation des approvisionnements afin de rationaliser le travail des
équipes en magasin. L’offre étant variée et complexe (offre large) justifie de
recourir à l’automatisation pour réaliser des gains de productivité. L’offre étant
normée, cette automatisation est plus facile à mettre en place. Enfin, cela
s’accompagne nécessairement de la focalisation des équipes sur des tâches de
gestion commerciale (passation de commande, mise en rayon, mise en place)
10
davantage que sur des actions autonomes de développement commercial. Le
travail en magasin est davantage standardisé.
Bien que les magasins Intermarché soient des indépendants, nous les avons
classés dans cette catégorie en raison de la forte rationalisation de longue date des
approvisionnements dans cette enseigne qui tendent à normer la variété chez
Intermarché faute de standardiser la présentation de l’offre elle-même qui résulte
davantage d’une problématique magasin.
4.2.3. Le modèle normée /réduite
Le modèle N/R est celui des hard-discounters. Il a la particularité de proposer une
offre assez normée et très réduite. Le modèle économique repose d’une part sur
l’attractivité du prix du panier moyen et d’autre part, sur le contrôle des coûts du
concept. Ainsi, si ce modèle est moins sensible aux ruptures en magasin :
- l’organisation des approvisionnements est rationalisée (chargement du
camion dans l’ordre de l’implantation standard des points de vente par
exemple, un seul type de flux- livraison de l’entrepôt-),
- le système d’information interne est réduit en raison de la volonté de
réduire les coûts, du faible nombre de produits et de la faiblesse des
dépenses en marketing ou en service à la clientèle,
- l’organisation du travail repose sur la polyvalence du personnel : l’hôtesse
de caisse est aussi chargée de remplir les rayons, de faire du « facing »,
de renseigner les clients, …).
Dans ces points de vente, la faiblesse de la taille de l’assortiment et sa faible
variation dans le temps (faible renouvellement des gammes, activité
promotionnelle très structurée) ne justifient pas le recours à des moyens
sophistiqués de gestion.
4.2.4. Le modèle différenciée/réduite
Nous n’avons pas a priori de distributeur correspondant à ce modèle. Si cette
hypothèse se vérifiait, cela signifierait que là où il est laissé un pouvoir de décision
en magasin, l’assortiment tend à augmenter, par exemple, pour mieux servir la
clientèle. Un assortiment réduit ne peut alors s’envisager que sous la forme d’une
organisation centralisée et normée comme dans le cas de tous les hard ou soft
discounters.
4.3. Extensions du modèle à d’autres domaines de la distribution
Les exemples présentés (et à valider plus précisément) sont tous des exemples de
la grande distribution alimentaire. Rien n’empêche pourtant l’application des
modèles à d’autres secteurs. Ainsi, tous les points de vente du groupe Auchan
(Kiabi, Decathlon, Leroy Merlin,…) se retrouveront dans le cadran
« Différenciée/variée » puisque la politique du groupe, de large autonomie en
magasin, est conduite dans toutes les enseignes et que dans chacune d’elle, on
retrouve un assortiment large, faiblement normé (7). La spécialisation peut
conduire cependant à « normer » davantage les approvisionnements en raison de
la difficulté pour un point de vente de s’approvisionner individuellement, comme
dans le textile par exemple.
Un modèle de point de vente type 123, très normé, et avec une variété réduite se
positionnera dans le cadran normé varié.
11
4.4. Développements du modèle
Les quatre modèles types présentés ci-dessus sont un point de départ de l’analyse.
Ils ne prennent pas en compte tous les éléments de variété. Par exemple, le type
de variété offert par Zara ou que l’on trouve dans la grande distribution avec des
variations d’assortiment en cours d’année. La gestion de cette variété peut être
prise en charge par des systèmes automatiques et ne modifie pas
fondamentalement le fonctionnement du système logistique, dès lors que les
opérations sont correctement organisées.
Enfin, si le nombre de points de vente et leur répartition géographique génèrent de
la variété, cela complexifie davantage le processus de livraison et l’organisation de
la structure logistique que cela ne conditionne l’offre. La prise en compte de cette
complexité sera effective lors de l’analyse des structures logistiques adéquates
pour satisfaire la cohérence de chaque modèle.
Tableau 3 : Synthèse des modèles
FCS2
Offre
Organisation
Logistique
N/V
Économies
d’échelle
Large,
normée
Division du
travail,
spécialisation
D/V
Client
Très large,
différenciée
Réactivité
N/R
Coût
Normée,
réduite
Polyvalence
Type de flux
réduits, fréquence
élevée, procédures
importantes et
respectées,
automatisation
élevée
Variété de types de
flux, stocks élevés,
difficulté de mise en
place de procédures
uniformes,
automatisation
partielle
Un seul type de
flux, faible coût du
système
d’information,
automatisation très
faible
5. CONCLUSION
Au plan académique, ce travail peut être intéressant dans la mesure où il n’existe
pas pour l’instant de formalisation de modèle de distribution complet (intégré). La
littérature existante sur le management de la distribution est constituée pour
l’essentiel :
- d’une part par l’analyse de la relation stratégie d’enseigne/offre
réalisée par le marketing (19);
- d’autre part, de manière disjointe, par une approche générale de
l’évolution des organisations logistiques, souvent couplée à une
approche politique du canal de distribution (pouvoir) (14) (15).
Il reste alors beaucoup de travail, notamment de collecte de données, afin de
formaliser la complexité des modèles distributifs que nous évoquons.
2
Facteur Clé de Succès
12
Par ailleurs, au niveau pratique, le management des opérations (achats/supply
chain management) ne constituait pas un élément clé de la compétitivité des
groupes de distribution qui fondaient leur développement sur l’ouverture de
nouveaux points de vente. Mais aujourd’hui, dans un contexte concurrentiel
différent (maturité sectorielle), la gestion des opérations constitue un gisement
nouveau de compétitivité en termes de prix et de service. Il semble donc
nécessaire de mieux comprendre par la comparaison : les tendances et les
évolutions possibles sur le long terme des systèmes mis en oeuvre ; les
incohérences des modèles (ruptures/stocks, …) développés ; les opportunités de
meilleures pratiques.
13
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14